"Un monstre remué par un certain instinct"Marivaux, Lettres sur les habitants de Paris, 1717
Marivaux, pour sa part, consacre la première de ses Lettres sur les habitants de Paris, qu'il donna au Mercure en 1717 et 1718, au petit peuple de la capitale, avant d'entreprendre, dans les suivantes, la description du « bourgeois », des « dames de qualité » et des « beaux esprits ». Le peuple est encore vu comme un objet de curiosité que les honnêtes gens considèrent et tiennent à distance ; pourtant, il lui est reconnu un « caractère » particulier, fruste mais attachant, et même une forme de « génie », et un profond pouvoir révélateur.
Il est difficile de définir la population de Paris, je vais pourtant tâcher de vous en donner quelque idée.
Imaginez-vous un monstre remué par un certain instinct, et composé de toutes les bonnes et mauvaises qualités ensemble ; prenez la fureur et l'emportement, la folie, l'ingratitude, l'insolence, la trahison et la lâcheté ; ajustez tout cela, si vous le pouvez, avec la compassion tendre, la fidélité, la bonté, l'empressement obligeant, la reconnaissance et la bonne foi, la prudence même ; en un mot, formez votre monstre de toutes ces contrariétés ; voilà le peuple, voilà son génie.
Pour en achever le portrait, il faut lui supposer encore une nécessité machinale de passer en un instant du bon mouvement au mauvais : détaillons à présent ce caractère.
Le peuple est une portion d'hommes qu'une égalité de bassesse dans la condition réunit : ils se querellent, ils se battent, se tendent la main, se rendent service et se desservent tout à la fois : un moment voit renaître et mourir leur amitié ; ils se raccommodent et se brouillent sans s'entendre. Le peuple a des fougues de soumission et de respect pour le grand seigneur, et des saillies de mépris et d'insolence contre lui : un denier donné par-dessus son salaire vous en attire un dévouement sans réserve ; ce denier retranché vous en attire mille outrages. Quand il est bon, vous en auriez son sang ; quand il est mauvais, il vous ôterait tout le vôtre : sa malice lui fournit des moyens de nuire, que l'homme d'esprit n'imaginerait jamais. Tel est le pathétique de ses discours, qu'il laisse, parmi les plus honnêtes gens et les meilleurs esprits, une opinion de bien ou de mal, pour ou contre vous, qui ne manque pas de vous servir ou de vous nuire.
Le peuple, à Paris, a tous les vices qu'il se reproche dans ses querelles.
[...]
Je n'aurais jamais fait, si je ne voulais rien omettre dans le portrait du génie du peuple, inconstant par nature, vertueux ou vicieux par accident ; c'est un vrai caméléon qui reçoit toutes les impressions des objets qui l'environnent.
Là-dessus, vous vous imaginez que le peuple est méchant ; vous avez raison ; mais il n'a point une méchanceté de réflexion ; c'est une méchanceté de hasard, qui lui vient de ce qu'il voit ou de ce qu'il entend, il devient méchant, comme il devient bon, sans le plus souvent être ni l'un ni l'autre.
Il exprimera, par exemple, des cris de malédiction contre les gens d'affaires ; non pas qu'il ait conclu qu'ils le méritent, mais la voix publique les annonce haïssables : voilà le peuple irrité contre eux.
On allait un jour faire mourir deux voleurs de grands chemins ; je vis une foule de peuple qui les suivait ; je lui remarquai deux mouvements qui n'appartiennent, je pense, qu'à la populace de Paris.
Ce peuple courait à ce triste spectacle avec une avidité curieuse, qui se joignait à un sentiment de compassion pour ces malheureux ; je vis une femme qui, la larme à l'œil, courait tout autant qu'elle pouvait, pour ne rien perdre d'une exécution dont la pensée lui mouillait les yeux de pleurs.
Que pensez-vous de ces deux mouvements ? pour moi je ne les appellerai ni dureté ni pitié. Je regarde en cette occasion l'âme du peuple comme une espèce de machine incapable de sentir et de penser par elle-même, et comme esclave de tous les objets qui la frappent.
Par ce système, je vois, clair comme le jour, la raison de ces deux mouvements contraires : on va faire mourir deux hommes ; l'appareil de leur mort est fort triste : voilà la machine frappée d'un mouvement assortissant : voilà le peuple qui pleure ou qui se contriste.
L'exécution de ces hommes a quelque chose de singulier ; voilà la machine devenue curieuse.
Je gagerais que le peuple pourrait, en même temps, plaindre un homme destiné à la mort, avoir du plaisir en le voyant mourir, et lui donner mille malédictions.
[...]
Je connais un de mes amis, homme d'esprit et de bon sens, qui me disait un jour, en parlant du génie du peuple : le moyen le plus sûr de connaître ses défauts et ses vices serait de familiariser quelque temps avec lui, et de lui chercher querelle après. On a trouvé l'invention de se voir le visage par les miroirs : une querelle avec le peuple serait la meilleure invention du monde pour se voir l'esprit et le corps ensemble. Une aimable fille, entendant parler ainsi mon ami, nous dit, en badinant : Tous mes amants me disent belle ; ma glace et mon amour-propre m'en disent autant ; mais, pour en avoir le cœur net, quelque jour en carnaval j'userai de l'invention dont vous parlez.