De l'instruction publiqueCondorcet, Rapport et projet de décret relatifs à l'organisation générale de l'instruction publique, 20 et 21 avril 1792

Condorcet, le chantre du progrès

Homme politique aux talents multiples, Condorcet est aussi philosophe et mathématicien, très influencé par l'esprit des Lumières. Il rejoint les Girondins et défend avec force le droit des plus démunis, il lutte en particulier pour le droit des femmes et dénonce l'esclavage. Il est également particulièrement attentif à la réforme du système éducatif, pilier majeur selon lui de l'évolution durable de l'organisation sociale. Il est arrêté en 1793 et est retrouvé mort dans sa cellule. Ce Rapport et projet de décret relatifs à l'organisation générale de l'instruction publique est présenté à l'Assemblée législative le 20 et 21 avril 1792.

 

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Vous devez à la nation française une instruction au niveau de l'esprit du dix-huitième siècle, de cette philosophie qui, en éclairant la génération contemporaine, présage, prépare et devance déjà la raison supérieure à laquelle les progrès nécessaires du genre humain appellent les générations futures.
Tels ont été nos principes ; et c'est d'après cette philosophie, libre de toutes les chaînes, affranchie de toute autorité, de toute habitude ancienne, que nous avons choisi et classé les objets de l'instruction publique. C'est d'après cette même philosophie que nous avons regardé les sciences morales et politiques comme une partie essentielle de l'instruction commune. Comment espérer, en effet, d'élever jamais la morale du peuple, si l'on ne donne pour base à celle des hommes qui peuvent l'éclairer, qui sont destinés à diriger, une analyse exacte, rigoureuse des sentiments moraux, des idées qui en résultent, des principes de justice qui en sont la conséquence ? Les bonnes lois, disait Platon, sont celles que les citoyens aiment plus que la vie. En effet, comment les lois seraient-elles bonnes, si, pour les faire exécuter, il fallait employer une force étrangère à celle du peuple, et prêter à la justice l'appui de la tyrannie ? Mais pour que les citoyens aiment les lois sans cesser d'être vraiment libres, pour qu'ils conservent cette indépendance de la raison, sans laquelle l'ardeur pour la liberté n'est qu'une passion et non une vertu, il faut qu'ils connaissent ces principes de la justice naturelle, ces droits essentiels de l'homme, dont les lois ne sont que le développement ou les applications. Il faut savoir distinguer dans les lois les conséquences de ces droits et les moyens plus ou moins heureusement combinés pour en assurer la garantie ; aimer les unes parce que la justice les a dictées ; les autres, parce qu'elles ont été inspirées par la sagesse. Il faut savoir distinguer ce dévouement de la raison qu'on doit aux lois qu'elle approuve, de cette soumission, de cet appui extérieur que le citoyen leur doit encore, lors même que ses lumières lui en montrent le danger ou l'imperfection. Il faut qu'en aimant les lois, on sache les juger. Jamais un peuple ne jouira d'une liberté constante, assurée, si l'instruction dans les sciences politiques n'est pas générale, si elle n'y est pas indépendante de toutes les institutions sociales, si l'enthousiasme que vous excitez dans l'âme des citoyens n'est pas dirigé par la raison, s'il peut s'allumer pour ce qui ne serait pas la vérité, si en attachant l'homme par l'habitude, par l'imagination, par le sentiment à sa constitution, à ses lois, à sa liberté, vous ne lui préparez, par une instruction générale, les moyens de parvenir à une constitution plus parfaite, de se donner de meilleures lois, et d'atteindre à une liberté plus entière. Car il en est de la liberté, de l'égalité, de ces grands objets des méditations politiques, comme de ceux des autres sciences, il existe dans l'ordre des choses possibles un dernier terme dont la nature a voulu que nous puissions approcher sans cesse, mais auquel il nous est refusé de pouvoir atteindre jamais.
Ce troisième degré d'instruction donne à ceux qui en profiteront une supériorité réelle que la distribution des fonctions de la société rend inévitable ; mais c'est un motif de plus pour vouloir que cette supériorité soit celle de la raison et des véritables lumières pour chercher à former des hommes instruits, et non des hommes habiles ; pour ne pas oublier enfin que les inconvénients de cette supériorité deviennent moindres à mesure qu'elle se partage entre un plus grand nombre d'individus ; que plus ceux qui en jouissent sont éclairés, moins elle est dangereuse et qu'alors elle est le véritable, l'unique remède contre cette supériorité d'adresse qui, au lieu de donner à l'ignorance des appuis et des guides, n'est féconde qu'en moyens de la séduire.
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