Les îles BorroméesAlexandre Dumas
Dumas quitte Paris en juillet 1832 pour aller, à pied, en barque et en carriole, effectuer un voyage en Suisse. Il en rapporte un récit où l'on suit son périple pas à pas. Ses « impressions », parues en plusieurs livres entre 1833 et 1837, se font tour à tour carnet de voyage, guide touristique, livre de cuisine et recueil historique.
Le lendemain, en me réveillant, je vis à la clarté du soleil le paysage que j'avais entrevu la veille à la lumière de la lune. Tous les détails perdus dans les masses d'ombre m'apparaissaient distinctement au jour : l'île Supérieure, avec son village de pêcheurs et de bateliers, l'île Mère avec sa villa toute couverte de verdure, l'île Belle avec son entassement de piliers superposés les uns aux autres, enfin le bord opposé du lac où viennent finir les montagnes des Alpes et où commencent les plaines de la Lombardie.
Il y a cent cinquante ans, ces îles n'étaient que des roches nues, lorsqu'il vint dans l'esprit du comte Vitaliano Borromée d'y transporter de la terre et de maintenir cette terre, comme dans une caisse, par des murailles et des pilotis. Cette opération terminée, le noble prince sema sur ce sol factice de l'or comme le laboureur sème du grain, et il y poussa des arbres, des villages et des palais. C'est un magnifique caprice de millionnaire qui a voulu, comme Dieu, avoir son monde créé par lui.
Le garçon de l'hôtel vint me prévenir que deux choses m'attendaient, mon déjeuner et mon bateau : j'allai à la plus pressée.
On m'avait servi ma collation dans la salle à manger commune. Comme presque toutes les salles à manger d'Italie, elle était peinte en ocre jaune, avec quelques arabesques représentant des oiseaux et des sauterelles ; mais, en outre, elle avait un ornement particulier, assez original pour n'être point passé sous silence ; c'était le portrait du maître de l'auberge, il signor Adami, en habit d'officier de la Garde nationale piémontaise et portant sous son bras un volume intitulé Manuel du lieutenant d'infanterie. Cette surprise inattendue me fit grand plaisir ; je croyais qu'il n'y avait que dans la rue Saint-Denis que l'on rencontrât de pareilles enseignes.
Au premier morceau que je portai à ma bouche, mon étonnement cessa, et je vis qu'il était tout naturel que le signor Adami se fût fait peindre en officier : il était évident que le lieutenant s'occupait beaucoup plus de sa compagnie que l'hôtelier de ses marmitons. Cette découverte me désespéra d'autant plus que j'étais décidé à rester huit jours à Baveno ; je demandai à parler à mon hôte, afin de m'expliquer tout aussitôt avec lui sur ma nourriture à venir. On me répondit qu'il était à Arona pour affaire de service. Je descendis dans mon bateau et je donnai à mes bateliers l'ordre de me conduire à l'île des Pêcheurs. Je tenais à acquérir la certitude que je pourrais tous les jours me procurer du poisson frais.
Ce doute éclairci affirmativement, je visitai l'île avec quelque tranquillité. C'est une charmante plaisanterie qui ressemble en petit à un village, et qui a des maisons, des rues, une église, un prêtre et des enfants de chœur. Les filets, qui forment la seule richesse de ses deux cents habitants, sont étendus devant toutes les portes. Nous nous rembarquâmes et mîmes à la voile pour l'île Mère.
De loin, c'est une masse de verdure au milieu d'une large tasse d'eau : elle est toute plantée de pins, de cyprès et de platanes ; ses espaliers sont couverts de cédrats, d'oranges et de grenades ; les allées sont peuplées de faisans, de perdrix et de pintades. Abritée de tous côtés contre le froid, s'ouvrant comme une fleur à tous les rayons du soleil, elle reste toujours verte, même lorsque les montagnes qui l'environnement blanchissent sous les neiges de l'hiver. Le gardien du château me coupa une charge de cédrats, d'oranges et de grenades qu'il fit porter dans mon bateau. Je n'avais pas vu, je l'avoue, cet excès d'hospitalité sans inquiétude pour ma bourse ; aussi, en revenant à ma barque, je demandai à mes mariniers ce qu'il fallait donner à mon cicerone. Ils me dirent que, moyennant trois francs, il serait fort satisfait ; je lui en donnai cinq, en échange desquels il souhaita toutes sortes de prospérités à mon Excellence. Sous ces heureux auspices, nous nous remîmes en route.
À mesure que nous avancions vers l'île Belle, nous voyions sortir de l'eau ses dix terrasses superposées les unes aux autres. C'est, sinon la plus belle des îles de ce petit archipel, du moins la plus curieuse : tout y est taillé, marbre et bronze, dans le goût de Louis XIV. Une forêt tout entière d'arbres magnifiques, une forêt de peupliers et de pins, ces géants au doux murmure qui parlent au moindre vent une langue poétique que comprennent sans doute l'air et les flots, puisqu'ils leur répondent dans le même idiome, s'élève sur les arcs de pierre qui baignent leurs pieds dans le lac ; car l'île tout entière est enfermée dans un immense cercle de granit comme un oranger dans sa caisse. »
Alexandre Dumas (1802-1870), Impressions de voyage en Suisse : des vieux cantons aux iles Borromées, 1833-1837. Chap. LXVII
> texte intégral dans Gallica : Paris, Maspero, 1982