Le fondement du droit de punirBeccaria, Des Délits et des peines, 1764

Exécution de Damiens

Cesare Beccaria est un philosophe milanais. Son traité Des Délits et des peines, publié anonymement en 1764, en critiquant le droit pénal sous l’Ancien Régime, fonde le droit moderne. Beccaria défend la proportionnalité des peines et leur définition selon le type de délit ou crime commis, pour remédier à la multiplicité des lois existantes et à l’arbitraire des puissants. Il prône l’abolition de la torture et de la peine de mort, fort courantes à l’époque. Son ouvrage a eu une influence décisive dans l’Europe des Lumières, en témoignent l’article « Torture » de Voltaire dans son Dictionnaire philosophique en 1769, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et le nouveau code pénal de 1791 qui abolit la torture et réduit de 115 à 32 les cas possibles de peine de mort.

 

Chapitre II

C’est donc la nécessité seule qui a contraint les hommes à céder une partie de leur liberté ; d’où il suit que chacun n’en a voulu mettre dans le dépôt commun que la plus petite portion possible, c’est-à-dire, précisément ce qu’il en fallait pour engager les autres à le maintenir dans la possession du reste.
L’assemblage de toutes ces petites portions de liberté est le fondement du droit de punir. Tout exercice du pouvoir qui s’écarte de cette base est abus et non justice ; c’est un pouvoir de fait et non de droit ; c’est une usurpation, et non plus un pouvoir légitime.
Tout châtiment est inique, aussitôt qu’il n’est pas nécessaire à la conservation du dépôt de la liberté publique ; et les peines seront d’autant plus justes, que le souverain conservera aux sujets une liberté plus grande, et qu’en même temps les droits et la sûreté de tous seront plus sacrés et plus inviolables.

 

Chapitre III

La première conséquence de ces principes est que les lois seules peuvent fixer les peines de chaque délit, et que le droit de faire des lois pénales ne peut résider que dans la personne du législateur, qui représente toute la société unie par un contrat social.
Or, le magistrat, qui fait lui-même partie de la société, ne peut avec justice infliger à un autre membre de cette société, une peine qui ne soit pas statuée par la loi ; et du moment où le juge est plus sévère que la loi, il est injuste, puisqu’il ajoute un châtiment nouveau à celui qui est déjà déterminé. Il s’ensuit qu’aucun magistrat ne peut, même sous le prétexte du bien public, accroître la peine prononcée contre le crime d’un citoyen.
La deuxième conséquence est que le souverain, qui représente la société même, ne peut que faire les lois générales, auxquelles tous doivent être soumis, mais qu’il ne lui appartient pas de juger si quelqu’un a violé ces lois.
En effet, dans le cas d’un délit, il y a deux parties : le souverain, qui affirme que le contrat social est violé, et l’accusé, qui nie cette violation. Il faut donc qu’il y ait entre eux un tiers qui décide la contestation. Ce tiers est le magistrat, dont les sentences doivent être sans appel, et qui doit simplement prononcer s’il y a un délit ou s’il n’y en a point.
En troisième lieu, quand même l’atrocité des peines ne serait pas réprouvée par la philosophie, mère des vertus bienfaisantes, et par cette raison éclairée, qui aime mieux gouverner des hommes heureux et libres, que dominer lâchement sur un troupeau de timides esclaves ; quand les châtiments cruels ne seraient pas directement opposés au bien public et au but que l’on se propose, celui d’empêcher les crimes, il suffira de prouver que cette cruauté est inutile, pour que l’on doive la considérer comme odieuse, révoltante, contraire à toute justice et à la nature même du contrat social.

 

Chapitre XII. De la question de la torture

C’est une barbarie consacrée par l’usage dans la plupart des gouvernements, que de donner la torture à un coupable pendant que l’on poursuit son procès, soit pour tirer de lui l’aveu du crime ; soit pour éclaircir les contradictions où il est tombé ; soit pour découvrir ses complices, ou d’autres crimes dont il n’est pas accusé, mais dont il pourrait être coupable ; soit enfin parce que des sophistes incompréhensibles ont prétendu que la torture purgeait l’infamie.
Un homme ne peut être considéré comme coupable avant la sentence du juge ; et la société ne peut lui retirer la protection publique, qu’après qu’il est convaincu d’avoir violé les conditions auxquelles elle lui avait été accordée. Le droit de la force peut donc seul autoriser un juge à infliger une peine à un citoyen, lorsqu’on doute encore s’il est innocent ou coupable.
Voici une proposition bien simple : ou le délit est certain, ou il est incertain. S’il est certain, il ne doit être puni que de la peine fixée par la loi, et la torture est inutile, puisqu’on n’a plus besoin des aveux du coupable. Si le délit est incertain, n’est-il pas affreux de tourmenter un innocent ? Car, devant les lois, celui-là est innocent dont le délit n’est pas prouvé.
[…]
Cet infâme moyen de découvrir la vérité est un monument de la barbare législation de nos pères, qui honoraient du nom de Jugements de Dieu, les épreuves du feu, celles de l’eau bouillante, et le sort incertain des combats. Ils s’imaginaient, dans un orgueil stupide, que Dieu, sans cesse occupé des querelles humaines, interrompait à chaque instant le cours éternel de la nature, pour juger des procès absurdes ou frivoles.
[…]
La torture est souvent un sûr moyen de condamner l’innocent faible, et d’absoudre le scélérat robuste. C’est là ordinairement le résultat terrible de cette barbarie que l’on croit capable de produire la vérité, de cet usage digne des cannibales, et que les Romains, malgré la dureté de leurs mœurs, réservaient pour les seuls esclaves, pour ces malheureuses victimes d’un peuple dont on a trop vanté la féroce vertu.

> Texte intégral : Paris, Brière, 1822