Les femmes qui font trafic à Paris de leurs charmesLouis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1781-1788

La ville de Paris

À la veille de la Révolution française, Louis-Sébastien Mercier dresse un tableau du Paris populaire à travers une série de textes qu'il publie entre 1781 et 1788. Il brosse ici le portrait des femmes qui, à tous les niveaux de l'échelle sociale, usent de leur charme pour survivre ou sortir de leur condition.

Ce serait à un peintre à dessiner le gradin symbolique où seraient représentées toutes les femmes qui font trafic à Paris de leurs charmes : traçons-en l'esquisse.
Au sommet l'on verrait ces femmes ambitieuses et altières qui ne couchent en joue que les hommes en place et les financiers. Elles sont froides, elles calculent en politiques ce que peuvent leur rendre les faiblesses des grands.
Immédiatement au-dessous d'elles se verraient les filles d'opéra, les danseuses, les actrices, moitié tendres, moitié intéressées, et qui commencent à placer le sentiment où l'on ne l'avait pas encore vu. Ensuite les bourgeoises demi-décentes, recevant l'ami de la maison, et le plus souvent du consentement du mari : espèce dangereuse et perfide, qui voile et pare l'adultère de couleurs trompeuses, et qui usurpe l'estime dont elle est indigne.
Au milieu de cet amphithéâtre figurerait la race innombrable des gouvernantes ou servantes-maîtresses, cohorte mélangée.
La base en s'élargissant offrirait les grisettes, les marchandes de modes, les monteuses de bonnets, les ouvrières en linge, les filles qui ont leur chambre, et qu'une nuance sépare des courtisanes. Elles ont moins d'art, aiment le plaisir, s'y livrent, ne ravissent point les heures précieuses destinées aux devoirs de votre état. On les nourrit, on les divertit, et elles sont contentes, paisibles. Si elles se permettent un amant à la suite de l'entreteneur, voilà où se borne leur tromperie.
L'œil en descendant saisirait les phalanges désordonnées des filles publiques, qui garnissent impudemment les fenêtres, les portes, qui étalent leurs charmes lascifs dans les promenades publiques. On les loue, comme les carrosses de remise, à tant par heure. Elles seraient pêle-mêle confondues avec les danseuses, chanteuses et actrices des boulevards.
Le dernier gradin plongeant dans la fange montrerait les hideuses créatures du Port-au-Blé, de la rue du Poirier, de la rue Planche-Mibray ; et le peintre, pour ne pas trop blesser les règles délicates du goût, n'en ferait saillir que la tête. Ici le vice a perdu son attrait, et le frisson qui court dans les veines dit que la débauche sait se punir elle-même.
Il est des métamorphoses très surprenantes parmi ces femmes, et qui les font tout à coup changer de place sur le haut gradin pyramidal. Elles montent et descendent, selon que le hasard leur amène des entreteneurs plus ou moins riches. Le caprice, l'engouement, des rapports inconnus font que la petite fille dédaignée la veille, et qu'on ne regardait pas, est préférée à toutes ses compagnes. Elle roule quinze jours après en voiture brillante sur ce même boulevard où ses regards sollicitaient vainement de côté des adorateurs. Le commis à quinze cents livres qui lui donnait à souper dans son taudis la reconnaît et ne peut en croire ses yeux.
L'autre retombe dans l'indigence, après avoir mené un train, et devient dans son abaissement le partage du laquais qui la servait six mois auparavant.
Qui pourra deviner les causes de ces vicissitudes ? Qui pourra savoir au juste pourquoi feue mademoiselle Deschamps était montée à ce grade d’opulence qui lui fit adopter le luxe insolent de border bourrelets de sa chaise percée de dentelles d'Angleterre et d'orner de strass les harnais de ses chevaux ?
Une fille d'opéra qui vient de décéder laisse un mobilier immense, une somme d'argent considérable. Avait-elle plus de beauté et d'esprit qu'une autre ? Non : sortie de la plus basse classe du peuple, elle eut pour elle les faveurs de ce destin inconcevable qui dans ce monde élève, abaisse, maintient, renverse ministres et catins.