"Les femmes doivent donc avoir absolument les mêmes droits"Lettre d'un bourgeois de New Heaven, De l'inutilité de partager le pouvoir législatif entre plusieurs corps, 1788

 

Cette seconde lettre, Monsieur, a pour objet de vous exposer la constitution d’un corps législatif unique, la manière de fixer l’étendue et les limites du pouvoir qu’il doit exercer, et la forme suivant laquelle il doit donner ses décisions, afin que les citoyens puissent jouir des avantages d’une constitution libre, paisible et durable.
[…] Nous voulons une constitution dont les principes soient uniquement fondés sur les droits naturels de l’homme, antérieurs aux institutions sociales.

Nous appelons ces droits naturels parce qu’ils dérivent de la nature de l’homme, c’est-à dire, parce que du moment qu’il existe un être sensible, capable de raisonner et d’avoir des idées morales, il en résulte, par une conséquence évidente, nécessaire, qu’il doit jouir de ces droits, qu’il ne peut en être privé sans injustice. Nous pensons que celui de voter sur les intérêts communs, soit par soi-même, soit par des représentants librement élus, est un de ces droits ; qu’un état où une partie des hommes, ou du moins des hommes propriétaires du territoire en sont privés, cesse d’être un état libre, qu’il devient une aristocratie plus ou moins étendue, qu’il n’est, comme les monarchies, comme les aristocraties, qu’une constitution plus ou moins bonne, suivant que ceux qui jouissent de l’autorité y ont (je ne dis pas suivant la raison, mais suivant l’état présent des lumières) des intérêts plus ou moins conformes à l’intérêt général ; mais qu’il n’est plus une véritable république. Cela posé, on peut dire que jusqu’ici il n’en a réellement existé aucune. N’est-ce pas en qualité d’êtres sensibles, capables de raison, ayant des idées morales, que les hommes ont des droits ? Les femmes doivent donc avoir absolument les mêmes, et cependant jamais, dans aucune constitution appelée libre, les femmes n’ont exercé le droit de citoyens.

Quand on admettrait le principe (sur lequel M. Delolme a fondé son admiration pour la constitution anglaise) qu’il suffit que le pouvoir soit entre les mains d’hommes qui ne puissent avoir un autre intérêt (l’intérêt personnel excepté sans doute) que celui de l’universalité des habitants, on ne pourrait s’en servir ici. Les faits ont prouvé que les hommes avoient, ou croyaient avoir des intérêts fort différents de ceux des femmes, puisque partout ils ont fait contre elles des lois oppressives, ou du moins établi entre les deux sexes une grande inégalité. Enfin, vous admettez sans doute le principe des Anglais, qu’on n’est légitimement assujetti qu’aux taxes qu’on a votées, au moins par ses représentants ; il suit de ce principe que toute femme est en droit de refuser de payer les taxes parlementaires.

Je ne vois pas de réponse solide à ces raisonnements, du moins pour les femmes veuves ou non mariées. Quant aux autres, on pourrait dire que l’exercice du droit de citoyen suppose qu’un être puisse agir par sa volonté propre. Mais alors je répondrai que les lois civiles, qui établiraient entre les hommes et les femmes une inégalité assez grande, pour qu’on pût les supposer privées de l’avantage d’avoir une volonté propre, ne seraient qu’une injustice de plus. Je ne vois qu’une inégalité nécessaire et juste dans une société de deux personnes, celle qui naît de la nécessité d’accorder une voix prépondérante dans le petit nombre de cas où on ne peut laisser agir les volontés séparées, et où en même tems la nécessité d’agir ne permet pas d’attendre la réunion de deux volontés. Encore serait-il bien difficile de supposer que cette voix prépondérante dût, pour la totalité de ces cas très rares, appartenir nécessairement à l’un des deux sexes. Il paraîtrait beaucoup plus naturel de partager cette prérogative, et de donner, soit à l’homme, soit à la femme, la voix prépondérante pour le cas où il est le plus probable que l’un des deux conformera sa volonté à la raison. Cette idée d’établir plus d’égalité entre les deux sexes n’est pas si nouvelle qu’on pourrait croire. L’empereur Julien avait accordé aux femmes le droit d’envoyer à leur mari le libelle de divorce ; droit dont les maris seuls avaient joui depuis les premiers siècles de Rome ; et le moins galant peut-être des césars a été le plus juste envers les femmes.
Mais après avoir établi que la justice demanderait que l’on cessât d’exclure les femmes du droit de cité, il me reste à examiner la question de leur éligibilité pour les fonctions publiques.

Toute exclusion de ce genre expose à deux injustices, l’une à l’égard des électeurs dont on restreint la liberté, l’autre à l’égard de ceux qui sont exclus et que l’on prive d’un avantage accordé aux autres.