Faute de dot, Suzanne contrainte de prendre l'habitDenis Diderot, La Religieuse, 1798

La Religieuse

Enfant illégitime, Suzanne n'a pas la même dot que ses sœurs. Ne pouvant se marier, elle est placée dans un couvent, à seize ans, pour réparer la faute de sa mère.

Comme nous étions venues au monde à peu de distance les unes des autres, nous devînmes grandes toutes les trois ensemble. Il se présenta des partis. Ma sœur aînée fut recherchée par un jeune homme charmant; je m'aperçus qu'il me distinguait et qu'elle ne serait incessamment que le prétexte de ses assiduités. Je pressentis tout ce que ses attentions pouvaient m'attirer de chagrins, et j'en avertis ma mère. C'est peut-être la seule chose que j'aie faite en ma vie qui lui ait été agréable, et voici comment j'en fus récompensée.

Quatre jours après, ou du moins à peu de jours, on me dit qu'on avait arrêté ma place dans un couvent; et dès le lendemain, j'y fus conduite. J'étais si mal à la maison, que cet événement ne m'affligea point; et j'allai à Sainte-Marie, c'est mon premier couvent, avec beaucoup de gaieté. Cependant l'amant de ma sœur, ne me voyant plus, m'oublia et devint son époux. Il s'appelle M. K ; il est notaire, et demeure à Corbeil, où il fait un assez mauvais ménage. Ma seconde sœur, fut accordée à un M. Bauchon, marchand de soieries à Paris, rue Quincanpoix, et vit bien avec lui. Mes deux sœurs établies, je crus qu'on penserait à moi, et que je ne tarderais plus à sortir du couvent. J'avais alors seize ans et demi. On avait fait des dots considérables à mes sœurs ; je me promettais un sort égal au leur, et ma tête s'était remplie de projets séduisants, lorsqu'on me fit demander au parloir. C'était le père Séraphin, directeur de ma mère; il avait été aussi le mien, ainsi il n'eut pas d'embarras à m'expliquer le motif de sa visite : il s'agissait de m'engager à prendre l'habit.

Je me récriai sur cette étrange proposition; et je lui déclarai nettement que je ne me sentais aucun goût pour l'état religieux. "Tant pis, me dit-il, car vos parents se sont dépouillés pour vos sœurs, et je ne vois plus ce qu'ils pourraient pour vous dans la situation étroite où ils se sont réduits".