« Le tout est bien, ou tout est bien pour le tout »Jean-Jacques Rousseau, Lettre sur la Providence, 1759

 

Le 18 août 1756, J.-J. Rousseau écrit à Voltaire. Cette lettre ne sera rendue publique qu'en 1759, et Rousseau dira plus tard, dans ses Confessions, que M. de Voltaire lui avait répondu par Candide.

« Homme, prends patience », me disent Pope et Leibniz. « Tes maux sont un effet nécessaire de ta nature, et de la constitution de cet univers. [...] S'il (l'Être éternel) n'a pas mieux fait, c'est qu'il ne pouvait mieux faire. »
Que me dit maintenant votre poème ? « Souffre à jamais, malheureux. S'il est un Dieu qui t'ait créé, sans doute il est tout-puissant ; il pouvait prévenir tous tes maux : n'espère donc jamais qu'ils finissent ; car on ne saurait voir pourquoi tu existes, si ce n'est pour souffrir et mourir. » Je ne sais ce qu'une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l'optimisme et que la fatalité. [...]
Je ne vois pas qu'on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l'homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et, quant aux maux physiques [...], ils sont inévitables dans tout système dont l'homme fait partie ; [...] la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que, si la nature n'avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. [...] Combien de malheureux ont péri dans ce désastre, pour vouloir prendre l'un ses habits, l'autre ses papiers, l'autre son argent ? [...]
Pour revenir, Monsieur, au système que vous attaquez, je crois qu'on ne peut l'examiner convenablement, sans distinguer avec soin le mal particulier, dont aucun philosophe n'a jamais nié l'existence, du mal général que nie l'optimiste. Il n'est pas question de savoir si chacun de nous souffre, ou non ; mais s'il était bon que l'univers fût, et si nos maux étaient inévitables dans la constitution de l'univers [...], et au lieu de Tout est bien, il vaudrait peut-être mieux dire : Le tout est bien, ou Tout est bien pour le tout. Alors il est très évident qu'aucun homme ne saurait donner des preuves directes ni pour ni contre. [...] Si je ramène ces questions diverses à leur principe commun, il me semble qu'elles se rapportent toutes à celle de l'existence de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait ; s'il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s'il est juste et puissant, mon âme est immortelle ; si mon âme est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi, et sont peut-être nécessaires au maintien de l'univers. Si l'on m'accorde la première proposition, jamais on n'ébranlera les suivantes ; si on la nie, il ne faut point disputer sur ses conséquences. [...] Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l'immortalité de l'âme, et d'une Providence bienfaisante.