"Comment se fait-il que La Faute de l'abbé Mouret ait
longtemps senti le soufre alors qu'on a longtemps laissé lire Le Rêve
dans les pensionnats de jeunes filles et qu'il a échappé seul
entre tous les romans de Zola à l'anathème des bonnes familles
? C'est que le Rêve est à La Faute ce que le jardin
de l'Evêché est au Paradou : une réplique épurée
de toute ardeur et de toute senteur dangereuses - au moins pour une lecture
au premier degré. La "grâce" y est victorieuse sans combat.
Tandis que toutes les forces de la nature se liguaient contre la chasteté
et la foi de Serge Mouret, tout ce qui entoure Angélique concourt à
la sanctifier. La problème est évidemment de savoir si cette sainteté
ne cache pas un envers, et si les signes qui composent son univers ne parlent
pas un double langage - en cela plus subtil que la puissante et évidente
sensualité du Paradou. [...]
La symbolique de la fiction, dans le détail de ses menues actions et
de sa mise en scène, viendrait ainsi contredire et l'hypothèse
de la conviction naturaliste et les valeurs du conte bleu, si curieusement amalgamées.
Le désir n'est pas tout entier du côté de l'hérédité,
du peuple et de l'instinct ; il est aussi et peut-être surtout dans
le sens caché des activités les plus humbles comme dans l'hystérie
réglée des symboles et des rituels de la foi. Certains gestes
manqués d'Angélique sont assez clairs à cet égard.
Si la jeune fille, de la première à la dernière ligne du
roman est immergée dans la blancheur - celle de la neige et du linge
fraîchement lavé - d'une blancheur qui affirme symboliquement sa
virginité physique et morale, un moment vient où, non moins symboliquement,
elle laisse échapper au fil de l'eau de la Chevrotte, sous le regard
de Félicien, ce linge blanc : en la circonstance, une "camisole
de basin" - autant dire sa chemise. Félicien s'élance. [...]
"Au péril de sa vie, il entra dans l'eau, il sauva la camisole,
juste à l'instant où elle s'abîmait sous terre." Que
peut bien être cette prise de camisole, sinon le fantasme d'une autre
prise, à contrecourant des significations affichées du linge blanchi,
de l'onde pure et des taches héréditaires effacées ?
[...] Autres figures du désir, mais d'un désir autrement inquiétant
et pervers : les martyres de la Légende dorée.
Angélique s'émerveille à contempler ces vierges flagellées,
tenaillées, déchirées, brûlées, massacrées.
"Tant d'abomination et cette joie triomphales la ravissaient d'aise, au-dessus
du réel". Zola joue sur le sadisme latent de son lecteur, mais son
héroïne ne s'en sort pas sans dommage : [...] le plaisir prolongé
qu'elle éprouve à rêver ces atrocités et à
souffrir délicieusement avec les saintes persécutées, laisse
le lecteur s'interroger sur les réserves de perversité sadomasochiste
dont dispose cette âme chaste, et auxquelles les vieux textes hagiographiques
apportent un supplément de sollicitations. [...]
Au fond, Zola avait bien raison de s'étonner du succès du Rêve
auprès de la critique bien-pensante. Replacé dans la perspective
historique, et avec le recul du temps, ce roman devrait apparaître moins
comme un conte bleu que comme un conte noir, comme une oeuvre d'interrogation
moderne ouverte plutôt que comme une oeuvre fermée sur des certitudes
d'époque, qu'il s'agisse de la certitude naturaliste ou de la certitude
spiritualiste." (p. 159 et p.172-175).