Le martyre de Sainte Foy, La Fleur des histoires, 15ème siècleRéception postérieure : Articles sur Le Rêve

Mitterand (Henri), "Le Rêve : le bleu et le noir", dans Zola, L'histoire et la fiction, Paris, PUF, 1992.

"Comment se fait-il que La Faute de l'abbé Mouret ait longtemps senti le soufre alors qu'on a longtemps laissé lire Le Rêve dans les pensionnats de jeunes filles et qu'il a échappé seul entre tous les romans de Zola à l'anathème des bonnes familles ? C'est que le Rêve est à La Faute ce que le jardin de l'Evêché est au Paradou : une réplique épurée de toute ardeur et de toute senteur dangereuses - au moins pour une lecture au premier degré. La "grâce" y est victorieuse sans combat. Tandis que toutes les forces de la nature se liguaient contre la chasteté et la foi de Serge Mouret, tout ce qui entoure Angélique concourt à la sanctifier. La problème est évidemment de savoir si cette sainteté ne cache pas un envers, et si les signes qui composent son univers ne parlent pas un double langage - en cela plus subtil que la puissante et évidente sensualité du Paradou. [...]
La symbolique de la fiction, dans le détail de ses menues actions et de sa mise en scène, viendrait ainsi contredire et l'hypothèse de la conviction naturaliste et les valeurs du conte bleu, si curieusement amalgamées. Le désir n'est pas tout entier du côté de l'hérédité, du peuple et de l'instinct ; il est aussi et peut-être surtout dans le sens caché des activités les plus humbles comme dans l'hystérie réglée des symboles et des rituels de la foi. Certains gestes manqués d'Angélique sont assez clairs à cet égard. Si la jeune fille, de la première à la dernière ligne du roman est immergée dans la blancheur - celle de la neige et du linge fraîchement lavé - d'une blancheur qui affirme symboliquement sa virginité physique et morale, un moment vient où, non moins symboliquement, elle laisse échapper au fil de l'eau de la Chevrotte, sous le regard de Félicien, ce linge blanc : en la circonstance, une "camisole de basin" - autant dire sa chemise. Félicien s'élance. [...] "Au péril de sa vie, il entra dans l'eau, il sauva la camisole, juste à l'instant où elle s'abîmait sous terre." Que peut bien être cette prise de camisole, sinon le fantasme d'une autre prise, à contrecourant des significations affichées du linge blanchi, de l'onde pure et des taches héréditaires effacées ? [...] Autres figures du désir, mais d'un désir autrement inquiétant et pervers : les martyres de la Légende dorée. Angélique s'émerveille à contempler ces vierges flagellées, tenaillées, déchirées, brûlées, massacrées. "Tant d'abomination et cette joie triomphales la ravissaient d'aise, au-dessus du réel". Zola joue sur le sadisme latent de son lecteur, mais son héroïne ne s'en sort pas sans dommage : [...] le plaisir prolongé qu'elle éprouve à rêver ces atrocités et à souffrir délicieusement avec les saintes persécutées, laisse le lecteur s'interroger sur les réserves de perversité sadomasochiste dont dispose cette âme chaste, et auxquelles les vieux textes hagiographiques apportent un supplément de sollicitations. [...]
Au fond, Zola avait bien raison de s'étonner du succès du Rêve auprès de la critique bien-pensante. Replacé dans la perspective historique, et avec le recul du temps, ce roman devrait apparaître moins comme un conte bleu que comme un conte noir, comme une oeuvre d'interrogation moderne ouverte plutôt que comme une oeuvre fermée sur des certitudes d'époque, qu'il s'agisse de la certitude naturaliste ou de la certitude spiritualiste." (p. 159 et p.172-175).