Affiche pour la parution de La terre dans Gil Blas"Le manifeste des Cinq"

Le 18 août 1887, Le Figaro publie une violente diatribe contre La Terre, dont le Gil Blas a commencé la publication trois mois auparavant. Les cinq signataires du factum, Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches, sont de jeunes écrivains qui se donnent pour ses anciens disciples, mais Zola les connaît à peine : il a encouragé poliment Bonnetain quelques années auparavant, répondu sèchement, en novembre 1886, à l’envoi du premier roman de Rosny, assisté, en février 1887, à la représentation donnée par Margueritte, dans le salon de Daudet, d’une de ses pantomimes, et probablement lu, en 1886, La Teigne de Descaves, qui lui est dédié.

Les Cinq veulent dénoncer le "violent parti pris d’obscénité" qu’ils ont décelé dans La Terre, et qu’ils cherchent à expliquer par l’état physique et psychologique de l’auteur, en particulier par sa maladie rénale et de prétendues insuffisances sexuelles.

Pendant une quinzaine de jours, le "manifeste" suscite de très nombreux articles dans les quotidiens en mal de copie, et de nombreux chroniqueurs, dont Francisque Sarcey, accablent les Cinq de leur mépris et de leurs sarcasmes. On suspecte Edmond de Goncourt et Alphonse Daudet, qui s’en défendent, d’avoir encouragé Bonnetain et ses amis. La Terre ne sort pas indemne de la polémique : Anatole France publie, dans Le Temps du 28 août, son célèbre anathème contre ce qu’il appelle "les Géorgiques de la crapule".

Il n'est sans doute pas très utile de gloser longuement sur les motivations profondes qui ont poussé les Cinq à lancer leur brûlot contre La Terre, ni d’épiloguer sur le rôle occulte joué en la circonstance par Goncourt et Daudet... D'une certaine façon, le texte du Manifeste, dans ce qu’il avoue ouvertement, est plus intéressant que ses causes secrètes. Car son message est clair, pour peu qu’on le débarrasse de ses accusations misérables lancées contre Zola. Il exprime la déception et l’amertume de la jeune génération devant ce maître autrefois chéri et qui ne répond plus à ses attentes : "Naguère encore, Émile Zola pouvait écrire sans soulever de récriminations sérieuses qu’il avait avec lui la jeunesse littéraire. Trop peu d’années s’étaient écoulées depuis l’apparition de L’Assommoir, depuis les fortes polémiques qui avaient consolidé les assises du naturalisme, pour que la génération montante songeât à la révolte. [...] Notre protestation est le cri de probité, le dictamen de conscience de jeunes hommes soucieux de défendre leurs oeuvres – bonnes ou mauvaises – contre une assimilation aux aberrations du Maître."

Les enjeux de la dissidence :
Le problème posé par les Cinq – celui de la descendance littéraire – rejoint le sentiment déjà ressenti par les disciples immédiats de Zola, mais il est aggravé ici par une position de débutants rendue plus difficile par la crise littéraire. Plutôt qu’une rupture avec le naturalisme, le Manifeste est pour les Cinq une tentative, d’abord publicitaire mais aussi intellectuelle et morale, pour exister, pour affirmer l’autonomie d’une génération qui essaie de trouver sa voie.

Il reste qu’un nouveau groupe littéraire s’est formé à l’occasion de cette polémique. Qualifiés de "néo-réalistes" par Jules Huret (dans son Enquête littéraire de 1891), Bonnetain et ses amis se distinguent sans aucun doute des naturalistes des Soirées de Médan. Leur vision littéraire diffère de celle des auteurs des Soirées de Médan. À la différence de leurs prédécesseurs, ils manifestent un certain dédain vis à vis des problèmes théoriques, en dépit de quelques tentatives chez Bonnetain (pendant un temps secrétaire de rédaction du Figaro) et chez Rosny. Ce qui les caractérise, c'est la volonté d’explorer toutes les ressources de la littérature romanesque. Leur métier de romancier, ils l’ont pris au sérieux et ils l’ont exercé avec une énergie remarquable. De ce point de vue, leur production romanesque étonne par son abondance et sa variété, quand on la compare avec celle des Médaniens : la carrière littéraire de Descaves, de Margueritte ou de Rosny s’étend sur plusieurs dizaines d’années et offre le résultat d’une masse romanesque considérable, couvrant de multiples directions esthétiques. A cela s’ajoute le travail en collaboration qui a accru l’efficacité d’un Rosny ou d’un Margueritte. On sait que ces derniers ont tenté de revivre l’idéal littéraire de l’écriture à deux mis en pratique par les Goncourt : vingt ans après Jules et Edmond de Goncourt, l’alliance de Rosny aîné et Rosny jeune, confondus en un même "J.-H. Rosny", ainsi que celle de Paul et de Victor Margueritte ont donné l’exemple d’un étonnant mimétisme littéraire qui a conduit tout naturellement les intéressés – récompense suprême – à l’Académie Goncourt !

Les écrivains du "Manifeste des Cinq" :

  • Paul Bonnetain (1858-1899)
  • J.-H. Rosny (1856-1940)
  • Gustave Guiches (1860-1935)
  • Paul Margueritte (1860-1918)
  • Lucien Descaves (1861-1949)
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