Cartes à jouer : Jude Talbot dévoile sa main

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14 novembre 2018

Ancien bibliothécaire de la BnF, Jude Talbot a longuement exploré les collections de cartes à jouer du département des Estampes et de la photographie. Après avoir partagé ses découvertes pendant plusieurs années sur les réseaux sociaux de Gallica, il vient de publier un livre consacré à ce fonds étonnant, Fabuleuses cartes à jouer, coédition Gallimard et Bibliothèque nationale de France. Portrait.

Bonjour Jude Talbot, pouvez-vous nous parler un peu de vous ?

Bonjour, j’ai 36 ans, je suis bibliothécaire. J’ai travaillé jusqu’en novembre 2017 à la BnF, au département des Estampes et de la photographie, comme chargé de la numérisation. J’ai également fait partie pendant 6 ans de l’équipe Gallica chargée de l’animation sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, je suis en poste au Service commun de la documentation de l’université de Caen.

Comment le projet d’un livre sur les cartes à jouer est-il né ?

Début 2013, à l’initiative de la direction du département, j’ai commencé l’inventaire et le catalogage des quelques 3000 jeux et ensembles de cartes conservées. Outre qu’ils soient décrits dans le catalogue général de la BnF, l’objectif était aussi de les numériser et de les rendre accessibles via Gallica. Très naturellement et dès 2015, il a été question de présenter ce fonds somptueux et méconnu dans un ouvrage illustré, ce qui constituerait une forme de valorisation complémentaire à la mise en ligne.
 

Vous nous expliquiez que vous avez travaillé au département des Estampes et de la Photographie de la BnF. Mais vous avez certainement découvert Gallica auparavant. Vous souvenez-vous dans quelles circonstances ?

Je ne me souviens pas précisément comment j’ai découvert Gallica – et Gallica a depuis tellement fait partie de ma vie quotidienne et professionnelle... Mais c’est comme outil de recherche, dans le cadre d’un master d’histoire, que j’en m’en suis servi pour la première fois, fin 2007. Je travaillais sur l’iconographie coloniale à Madagascar et la représentation photographique de deux grandes villes du nord de l’île, Diego-Suarez (Antsiranana) et Tamatave (Toamasina) : je me rappelle avoir trouvé dans Gallica de nombreuses photographies tirées des collections de la Société de géographie (même si elles étaient reproduites en noir et blanc !).

Vous êtes aussi, à titre personnel, un collectionneur de cartes à jouer. Pouvez-vous nous en dire plus ?

J’ai un « fond », un peu obsessionnel il faut le dire, de collectionneur. En m’attaquant à un sujet d’étude, je m’attache souvent aux objets qui y sont associés, je me les affecte, en quelque sorte, à la fois comme corpus et comme collection. J’ai donc successivement collecté des photographies et cartes postales anciennes de Madagascar quand je travaillais sur ce sujet. Auparavant j’avais réuni un grand nombre d’éditions originales des œuvres du poète Guillevic, sur lequel j’avais commencé un DEA de littérature, resté inachevé. D’avoir été en contact avec de si belles gravures, de si extraordinaires collections au département des Estampes m’a donné le goût d’en acquérir moi-même et de façon très hétéroclite, au gré des découvertes que je faisais chaque jour sur mon lieu de travail : Michele Marieschi, Henri Rivière, Jean-Émile Laboureur, Jules Chadel… Et donc, en me plongeant dans les cartes à jouer aux Estampes, j’ai commencé à en réunir à titre personnel, mais comme une extension symétrique (et inégalable évidemment) de la collection des Estampes, car je n’ai quasiment acquis que des pièces qui ne s’y trouvaient pas.

S’il n’y avait qu’un jeu de cartes à retenir dans Gallica, lequel choisiriez-vous ?

J’ai déjà eu du mal à n’en retenir que cent-vingt pour le livre, alors un seul ! Mais j’ai une tendresse particulière pour le Hanafuda, le jeu des fleurs. Ce n’est ni le plus précieux, ni le plus rare, mais il dégage, par la simplicité de sa gravure sur bois, par ses aplats de couleurs primaires, une poésie et une force extraordinaires.
 

Les jeux numérisés dans Gallica sont-ils jouables ? Avez-vous déjà imprimé des cartes dans ce but et fait des parties avec d’autres à partir de ces documents ?

Absolument, ils sont (presque tous) jouables ! C’est cela qui continue de m’étonner aujourd’hui : peu importe qu’on en connaisse le graphisme ou l’origine, peu importe l’époque de leur fabrication, on reconnaît rapidement la fonction et la hiérarchie des cartes, et comme la structure des jeux de cartes est très homogène, voire standardisée, aucun problème pour jouer avec. Par exemple, on pourrait jouer sans difficulté au tarot avec le tarot parisien du XVIIe siècle dit « Viéville » du nom de son fabricant, ou bien avec un tarot animalier allemand du XVIIIe siècle, bien que leur iconographie n’ait rien à voir avec celle du tarot que l’on pratique de nos jours. Je ne l’ai pas fait, faute de temps. En revanche, j’ai imprimé des planches de jeux à la demande de mes filles, qui ont beaucoup entendu parler de cartes à jouer ces derniers temps et sont très fières de les colorier !

Parmi les jeux de cartes dont on trouve trace dans Gallica, y en a-t-il un auquel vous avez toujours rêvé de jouer sans avoir encore eu le temps ou la possibilité de le faire ?

Ce serait merveilleux de pouvoir jouer avec le tarot de Charles VI ou bien les cartes du Maître des Cartes à jouer ! Surtout, il faut différencier les cartes et les jeux : certaines cartes autorisent certains jeux. Par exemple, les cartes traditionnelles françaises permettent de jouer à plusieurs jeux : bataille, belote, bridge, poker, etc. Elles excitent moins ma curiosité que celles qui sont les supports d’un seul jeu : c’est le cas du tarot bien sûr, mais aussi du moins connu jeu de coucou, italien à l’origine et qui s’est répandu aux XVIIIe et XIXe siècles jusque dans les pays scandinaves. Ce jeu-là, qui se pratique encore ici et là en Italie, j’aimerais bien y jouer. Il y a aussi les ganjifa de l’Inde, des jeux à 96 ou 120 cartes, qui doivent au centre de parties captivantes.
 

Utilisez-vous Gallica dans d’autres activités ? Pour d’autres recherches, pour vos loisirs personnels, en famille ?

J’utilise Gallica à la moindre occasion, comme un moteur de recherches artistiques, généalogiques, géographiques, historiques… Cela peut être dans le cadre de recherches sur l’histoire des cartes à jouer, ou en relation avec des sujets d’intérêt très variés : au fil des années, je m’en suis servi pour me documenter sur les rues de Paris où j’ai habité, sur les pays que j’ai visités, sur la Normandie et le village où j’habite aujourd’hui, sur la première guerre mondiale, sur le Tarn-et-Garonne qui m’est cher, et dernièrement sur les ventes d’art parisiennes du début du XXe siècle… Et, comme je le faisais aux Estampes et pour l’animation des réseaux sociaux Gallica, je continue par curiosité et pour le plaisir des yeux à scruter chaque semaine les nouveaux documents mis en ligne.

Une anecdote au sujet d'un document découvert dans Gallica ?

Dans mon cas, ce serait plutôt avant qu’il soit dans Gallica ! Par la force des choses, et grâce aux recherches que j’ai menées dans les collections d’estampes et de livres illustrés en vue de leur numérisation, j’ai découvert des artistes et des documents extraordinaires. Ça a été le cas pour le « Calendrier magique » de Manuel Orazi, un ouvrage fantastique, dans tous les sens du terme ! Je l’ai trouvé par hasard, dans un portefeuille d’estampes, et je me suis immédiatement dit qu’il fallait le numériser et le rendre disponible sur Gallica.

Vous venez de publier un livre. Avez-vous déjà d’autres projets en vue ?

Si j’en ai le temps, j’aimerais continuer à étudier l’histoire de la carte à jouer : j’ai plusieurs idées d’articles et un projet de monographie. Par ailleurs, je vais contribuer au catalogue d’une exposition sur un grand collectionneur d’objets d’art et de cartes à jouer, qui aura lieu en 2019 à Paris.
          
Le mot de la fin ?

Aujourd’hui, je me sens un peu comme Alice (qui comme on sait à fort à faire avec les cartes à jouer !) : je suis passé de l’autre côté du miroir Gallica !

 Jude Talbot, Fabuleuses cartes à jouer. Le monde en miniature, Paris, Coédition BnF-Gallimard, 2018