Philippe Jaenada, écrivain gallicanaute

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19 septembre 2018

Pour la rentrée littéraire, le blog de Gallica interviewe vos écrivains préférés : ceux qui sont aussi gallicanautes ! Philippe Jaenada est notre premier invité. Il nous explique comment il a utilisé Gallica pour son dernier roman : La Serpe, prix Femina 2017.

Crédits photo : Astrid di Crollalanza

Bonjour Philippe Jaenada, dans votre dernier roman, La Serpe, vous revenez sur un fait divers tragique survenu au début des années 40 et reprenez de manière très minutieuse une enquête close il y a près de 75 ans. Vous vous êtes appuyé pour cela sur de très nombreux documents d'archives et sur la presse d'époque, que vous avez pu consulter grâce à Gallica. Comment produit-on une oeuvre littéraire à partir de ce type de sources ? Pouvez-vous nous en dire plus sur votre utilisation de Gallica ?
 
Je procède toujours de la même manière. C’est un peu long, voire fastidieux, mais cette méthode m’est indispensable (du moins j’en ai l’impression) à la fois pour ne rien oublier, et pour pouvoir lentement, progressivement, m’imprégner de l’histoire, de "l’affaire", souvent complexe et fourmillante de détails : dans un premier temps, je cherche un peu tous azimuts la documentation qui pourra m’être utile – archives policières et judiciaires, bien sûr, dans les différents services qui les ont conservées, livres éventuellement déjà consacrés au sujet, journaux d’époque que je peux me procurer sur Internet contre quelques euros, en plus ou moins bon état, et consultation de documents ou journaux numérisés, principalement sur Gallica. (Qui m’a été extrêmement précieux pour La Serpe, puisqu’une bonne partie du livre, tout ce qui concernait le crime en tout cas, se déroulait sous l’Occupation : tous les journaux de l’époque (hormis les quelques feuilles clandestines qui circulaient dans la Résistance), lourdement collabos, ont naturellement été regardés de travers à la Libération, et ont disparu. Heureusement, Gallica est là ! Et puis alors, sans flagornerie bébête, tout est vraiment parfait, la numérisation est remarquable, le système de consultation très pratique, la présentation par années puis par jour : tout. (Allez, quand même, deux petites remarques, pour montrer que je ne suis pas cireur de pompes ou passeur de pommade : je trouve que le site rame un peu, parfois, patine légèrement (pile en ce moment, par exemple, tiens) ; et le système de recherche de documents me paraît pouvoir être perfectionné un peu, j’ai parfois eu du mal à trouver les journaux qui pouvaient m’intéresser – mais une fois qu’on met l’œil dessus, tout roule.) Ensuite, après avoir réuni et lu une première fois tout ce dont j’avais besoin (du moins tout ce qui était possible), je relis une deuxième fois, en sélectionnant les passages intéressants pour moi, à voix haute, en m’enregistrant dans un dictaphone. A la fin, ça représente des dizaines et des dizaines d’heures de notes vocales. Enfin, je les écoute (quand je disais que c’était long et fastidieux…) et je recopie tout, en opérant un nouveau tri, sur un fichier texte, sur lequel je reclasserai tout par ordre chronologique ou thématique, et qui me servira de base de travail. De base technique, disons. Ce n’est qu’à ce moment que je commence la rédaction de mon roman. Le fait de disposer, d’un côté, d’informations "froides", purement factuelles, comme une sorte de matière première brute, me permet d’injecter plus facilement dans le livre, l’esprit plus tranquille et dégagé, des sentiments, des digressions, du personnel, du littéraire.

 Au delà des éléments qui ont servi directement pour votre enquête, votre roman fourmille de références à des personnages secondaires et des lieux pour lesquels vous avez réalisé d'importantes recherches dans la presse d'occupation. Est-ce votre instinct de détective et le plaisir de chercher qui vous poussent à documenter les choses avec autant de précision ? Ou est-ce également un moyen de plonger le lecteur dans l'ambiance de l'époque ?
 
C’est un peu tout ça. Instinct de détective, c’est beaucoup dire, je ne me prends pas pour ce que je ne suis pas, mais plaisir de chercher, indéniablement, oui. Sur Gallica, j’ai très souvent dû me faire violence pour rester concentré sur le plus important. Non seulement je me suis mis, pour La Serpe par exemple, à développer une obsession tout à fait déraisonnable pour l’exhaustif, mais même, plusieurs fois, un article voisin de celui qui concernait "mon" affaire m’a entraîné, parfois pendant des heures, sur des voies qui n’avaient rien à voir (par exemple, mon regard dérape sur le côté d’une page, je lis par hasard que Bidule a assassiné Tartempion dans une petite rue de Montmartre parce qu’il lui avait barboté la belle Georgette, je ne peux pas m’empêcher de chercher des détails ailleurs, des précisions sur belle Georgette, sur le passé du pauvre Tartempion, d’essayer de savoir si Bidule a été lourdement condamné, etc…) Le souci du détail, jusqu’à mentionner des noms de personnes ou de rues qui n’ont en réalité aucune réelle utilité propre, sert évidemment à "envelopper" le lecteur, à le transporter avec moi dans l’époque et à bien l’entourer pour qu’il n’en ressorte pas, mais pas que. Il y a également une motivation bien moins littéraire, plutôt humaine. Si je trouve et écris que la prof d’histoire du personnage principal s’appelait Mme Thérèse Bouchot, même si elle n’a fait que témoigner "C’était plutôt un bon élève" et que son nom ne sert donc à rien pour le roman, ou si je précise sans raison que la mère de l’une des victimes, chez qui elle allait passer tous ses week-ends, habitait au 40 rue Machin, troisième gauche, il n’est pas rare (du tout – ça m’est arrivé souvent avec La Serpe ou La Petite Femelle) que, deux semaines ou un an après la sortie du livre, je reçoive des courriers, "J’ai eu un choc page 215, je me suis assise dans mon lit : Thérèse Bouchot était ma grand-mère !" ou "Je vous écris dans un état un peu particulier, ça me fait tout drôle : j’habite au troisième étage gauche du 40 rue Machin…" C’est un peu bête, mais ça me fait plaisir. J’ai toujours rêvé (bon, le mot est un peu fort) de trouver mon appartement ou le nom de ma grand-tante dans un livre.

Votre écriture fait la part belle à la digression, à la parenthèse dans la parenthèse, vous ouvrez sans cesse de nouvelles portes : votre usage de Gallica est-il à cette image, fait de rebonds de documents en documents au gré de vos trouvailles ?

Oui, c’est ce que j’expliquais un peu plus haut, mais avec Gallica, c’est tellement tentant, et éventuellement sans fin, que j’ai quand même dû pas mal me retenir, me brider. Il faut trouver l’équilibre, la bonne mesure, "décorer" l’histoire principale sans la noyer. Ça se fait au moment de l’écriture. Dans le fichier de base que j’évoquais tout à l’heure, il y avait des pages et des pages d’anecdotes parallèles, d’autres faits divers, ou même de publicités d’époque, ou d’annonces de spectacles, très utiles pour installer le passé, son atmosphère, ses différences avec aujourd’hui. Il a fallu trier, choisir. (Un crêve-cœur.)

Est-ce que Gallica a nourri d’autres aspects de votre roman ? D’œuvres précédentes ?
 
C’est surtout pour La Serpe que Gallica m’a été indispensable. Si j’ai bien compris (pas sûr), pour des questions de droits d’auteur, seuls les titres qui ne sont plus en activité, ou dont les ayant-droits ont disparu, peuvent pour l’instant être numérisés sur le site. C’était le cas, comme je l’ai dit, pour tous ces journaux d’Occupation. Pour La Petite Femelle, j’ai pu me procurer les versions papier des journaux des années 1950 qui avaient suivi l’affaire Pauline Dubuisson.
 
Ce n'est pas la première fois que vous consacrez une oeuvre à un fait divers. Si vous poursuivez dans cette voie, y a-t-il d’autres documents numérisés dans Gallica qui seraient susceptibles de vous inspirer de nouveaux projets ?
 
Dans l’avenir, certainement (mais évidemment, je ne sais pas encore lesquels), mais pour le moment, je ne pense pas. L’histoire que je raconte dans mon prochain livre se déroule principalement dans les années 1960, sans grand lien avec quoi que ce soit d’antérieur, donc je crois que je vais devoir m’éloigner un peu de vous. Mais je reviendrai !

Vous souvenez-vous quand et comment vous avez découvert Gallica pour la première fois ?

Je connais l’existence de Gallica depuis longtemps, j’ai croisé le site sur des liens qu’on me proposait lors de mes recherches sur Internet, mais la véritable première fois (celle qu’on n’oublie jamais !), c’était au tout début de mon travail pour La Serpe, mes premiers tâtonnements sur le Net, avant même d’être certain que j’en ferais bien un livre, j’ai dû taper sur Google quelque chose comme "Escoire Girard presse", ou approchant, et hop, je me suis retrouvé sur Gallica, en octobre 1941.

Le mot de la fin ?

Sûrement pas. A mon avis, on a encore pas mal de boulot à faire ensemble.

Pour aller plus loin...

Philippe Jaenada, La Serpe, Paris, Ed. Julliard, 2017