Pierre Decourcelle (1856-1926)
Pierre Decourcelle fut un auteur prolifique et l’un des plus importants de la Belle Époque. Outre ses deux plus grands succès, Gigolette et Les Deux Gosses, il toucha à tous les genres, même le roman policier, et s’intéressa très tôt aux rapports entre cinéma et littérature.
Pierre Decourcelle est l’un des grands auteurs de la littérature populaire de la Belle Époque. Ce n’est pas si étonnant quand on regarde d’où il vient. Son père n’est-il pas Adrien Decourcelle, dramaturge célèbre, à l’époque, du drame Jenny l’ouvrière ? Et sa mère Caroline est une nièce d’Adolphe D’Ennery, le fameux écrivain des Deux orphelines. Pierre, quant à lui, voit le jour à Paris le 25 janvier 1856. Son enfance se déroule dans un cadre agréable, et il fait de brillantes études au lycée Henri IV, obtenant même le premier prix de discours français au Concours Général en 1871. Mais son géniteur, curieusement, se méfie de la littérature et l’oriente vers les affaires. Il entre donc dans la banque, où il va connaître Octave Mirbeau. Jeune, beau et riche, il devient un des coqueluches des salons parisiens. Ce jeune homme brillant est également un séducteur, à cheval sur « le point d’honneur », d’où de nombreux duels qui lui créent une certaine réputation.
Cependant le démon de la littérature le taquine. Il commence par le journalisme, et est d’abord critique théâtral, sous le pseudonyme de Choufleury, au Gil Blas puis au Gaulois. Il va ainsi se constituer un vrai carnet d’adresses : Guy de Maupassant (qui va lui dédier sa nouvelle Lui ?), Paul Bourget, Paul Hervieu ou Alfred Capus. Puis il saute le pas et se lance dans l’écriture dramatique : sa première pièce date de 1880 (Le Grain de beauté), suivie très vite de son premier succès, L’As de trèfle, dès 1883. Puis, en 1886, il se tourne vers la narration, avec Le Chapeau gris, qui connait lui aussi un certain retentissement. Dès lors, tout lui réussit. Il écrit dans plusieurs journaux (Le Petit Parisien, Tout Paris, Comoedia, entre autres), publie sans discontinuer théâtre et prose, presque tous des bestsellers de l’époque. Et ce dans différents genres : romans de la victime (où les personnages, généralement des femmes, sont martyrisées), textes nationalistes, histoires ouvriéristes, trames policières, etc. Sa grande productivité l’oblige d’ailleurs à utiliser beaucoup de « prête-plume », parfois même jusqu’à plusieurs personnes sur un seul texte (comme dans Vendeur de Patrie). Ce qui a permis quelques bons mots dans la presse, comme ce fameux : « On joue une pièce de Pierre Decourcelle ce soir, quel est l'auteur ? ».
Le collier de la Reine, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (10e tableau) : estampe
En 1895 il épouse Edmée About, la fille de l’écrivain Edmond About, dont il aura une fille, Claudine. Amateur du passé, il est un grand collectionneur de tableaux et de dessins, notamment ceux du XVIIIe siècle. C’est également un sportif accompli qui se distingue tant au tennis qu’en escrime, tout en pratiquant assidument le vélo. Personnalité du temps, il préside la Société des auteurs et compositeurs dramatiques. Il est également directeur de la Société des Gens de Lettres. Il obtient la Légion d’Honneur en 1900. Entre 1914 et 1918 il travaille à résoudre les questions techniques et sociales que pose la Grande Guerre au livre français. Parallèlement il s’intéresse au cinéma qui commence à se développer. Il meurt le 10 octobre 1926 dans son domicile parisien.
Ce grand bourgeois a beaucoup écrit, surtout dans trois grandes directions : le théâtre, le roman et dans ses dernières années le cinéma, sans compter ses livrets d’opérettes. Ses premiers essais sont des pièces, seul ou en collaboration, aux intrigues originales ou adaptées de romans à succès. Il se fait jouer dans les grandes salles de la capitale. En 1899, le guide Paris-Parisien le présente comme un auteur de « drames violents et empoignants qui se jouent 400 fois de suite ». Il parcourt tous les genres : drames et comédies, comme L’abbé Constantin (1882) ou Madame Cartouche (1886), vaudevilles (Après le pardon, 1907). Sans oublier les récits historiques (Le Collier de la reine en 1896 ou Le Mystère de Saint-Pétersbourg en 1905). Mais ses deux plus grands succès sont sans conteste une adaptation d’un de ses propres romans, Les Deux Gosses, et Gigolette, qui date de 1894. On y voit une demoiselle de haut rang violée par un homme du peuple, une prostituée qui sacrifie son bonheur pour sa sœur, des morts accidentelles, des sosies, des crises de folie. Avant un happy end qui classe cette pièce dans le droit fil d’une littérature populaire de bon aloi. Ce texte, dont le succès va être redoublé par celui du roman que Decourcelle va en tirer, a été adaptée plusieurs fois au cinéma. Un autre de ses triomphes est la traduction en français, de façon assez personnelle, d’une pièce anglaise elle-même composée d’après l’œuvre de Conan Doyle, Sherlock Holmes (de l’acteur William Gillette). Ce drame est joué pour la première fois au théâtre Antoine en 1907. Il sera filmé par la télévision française soixante ans plus tard.
Ambigu-Comique. Gigolette : affiche. Albert Guillaume, 1894
Mais c’est surtout comme romancier que Decourcelle reste dans les mémoires. Dans ce domaine aussi, il vagabonde dans les genres les plus variés. D’abord (et même avant tout) dans le récit sentimental : La Buveuse de larmes (1885), La Chambre d'amour (1891), La Mendiante d'amour (1892), Brune et blonde (1893) ou Les Deux Frangines (1903). Et le « mélo », comme tout romancier de feuilleton de cette époque qui se respecte : Voleuse d'honneur (1894), La Bâillonnée (1904), La Môme aux beaux yeux (1905) : « Oh! oui, la Môme aux beaux yeux est, dans toute l’acception du terme, un mélodrame... », confirme un critique du temps . Il n’échappe pas au récit patriotique, comme Fille d’Alsace (1913) ou Les Marchands de patrie (1916). Il a même écrit un certain nombre de romans criminels : Le Chapeau gris (1886), Le Crime d'une sainte (1890), La Mort qu’on tue (1914) ou La Danseuse assassinée (1924), ce qui lui vaut une notice fournie au Dictionnaire des Littératures policières (2007). Et n’oublions pas ses récits à caractère social, qui peignent, de façon plausible, sinon réaliste, la misère ouvrière : Les Ouvrières de Paris (1904) et surtout Mam’zelle Misère (1892). Il ne faut cependant pas faire de Decourcelle un écrivain engagé à gauche, car il reste assez conservateur. Mais son plus grand succès reste sans conteste Les Deux gosses (1880), repris en pièce de théâtre par Decourcelle lui-même, et qui connut plus de mille représentations à grand spectacle. Cette histoire d’un enfant placé chez des malfaiteurs qui vont l’initier au crime a eu au moins six adaptations filmiques dans la première moitié du XXe siècle (dont celle de Maurice Tourneur en 1923), ce qui donne une idée de sa renommée.
A l'Ambigu. Les deux gosses, drame de M. Pierre Decourcelle ; Aux bouffes : estampe
Son succès incite l’auteur à créer des « suites » plus ou moins officielles. Par exemple Les Amours d’aujourd’hui, qui regroupent Fanfan (ou Les Deux Gosses), Le Chapeau gris et Les Amours d’une sainte. Les histoires sont intenses et colorées, l’action rapide, parfois à la limite du pathétique, et les personnages sont suffisamment complexes (tout en restant assez simples) pour intéresser le lecteur. Il décrit à sa manière la société de son temps à travers divers filtres et thématiques : la prostitution (Gigolette), la luxure (Les fêtards de Paris), le milieu artiste (Les Tempêtes du cœur), les enfants abandonnés (Les Deux gosses), la misère ouvrière (Les Ouvrières de Paris ou Mam’zelle Misère). Pour le grand spécialiste de la littérature populaire Pierre Olivier-Martin,
« il sait construire des intrigues fortes et denses, grouillantes de vie […] Il observa d’un œil aigu son époque, et cela lui inspira des tableaux d’une vie intense, pleins de couleurs et de pittoresque ».
Mam'zelle Misère, par Pierre Decourcelle : affiche, 1892
Il est aussi un des premiers, avec Jules Mary, à se préoccuper des questions que posent les rapports entre roman et cinéma. Dès 1908, il crée avec l’auteur Eugène Gugenheim la Société cinématographique des auteurs et gens de lettres (SCAGL) qui se vouait à l'adaptation au cinéma de classiques de la littérature populaire. Mais aussi l’inverse, la transformation de textes en films. C’est lui qui va rédige en français le premier « cinéroman », Les Mystères de New York, publié par Le Matin fin 1915. Il s’agit de retranscrire sous une forme écrite des films originaux, ici une histoire où jouait la grande vedette de l’époque Pearl White et consacrée aux exploits de la détective Elaine Dodge. Prenant son exemple, il écrit qu’il a dû prendre des libertés avec le scénario du film pour rendre une certaine homogénéité au roman, ajoutant : « L’œuvre de l’adaptateur a consisté surtout à établir, à composer, de ces récits distincts, un tout homogène, à faire de cette succession de nouvelles un vrai roman qui excite dès le début, et conserve jusqu’à la fin, l’intérêt du lecteur ». Il s’est aussi intéressé également à des problèmes très concrets, comme les droits d’auteurs, la définition du créateur.
Dans Le Petit Journal lire Fille d'Alsace, roman par Pierre Decourcelle : affiche
Pierre Decourcelle fut donc bien un écrivain important de la littérature populaire. Selon Yves Olivier-Martin,
« ses trouvailles narratives surent retenir les riches bourgeois aussi bien que les ouvrières : des sentiments cornéliens animent souvent des intrigues raciniennes ».
Decourcelles : caricature de Nadar