La Grosse Bertha

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28 mars 2018

Le 23 mars 1918, Paris subit des bombardements d’origine inconnue. Les Allemands seraient-ils à proximité de la capitale ? En fait, ils disposent d’un canon à très longue portée que les Parisiens baptisèrent Grosse Bertha.

Jean Veber, La grosse Bertha, [1917]

Deux jours avant ce bombardement, les Allemands viennent de lancer leur offensive de printemps avec leurs troupes venant du front russe. Le bombardement de Paris a pour but de terroriser les Parisiens. La capitale a déjà connu les bombes des avions (Gothas) et des dirigeables (Zeppelins) allemands. On découvre très vite qu’il s’agit d’obus d’artillerie. Les Parisiens vont nommer le canon Grosse Bertha, faisant une confusion avec un obusier allemand surnommé ainsi par les Allemands eux-mêmes. Il avait servi à bombarder les forts de Liège en 1914. Son nom vient de Bertha Krupp, fille et héritière du marchand de canons allemand.

Georges Spitzmüller, Satanas, roi des canons, 1918

Les besoins en artillerie lourde dans les deux camps font mettre à terre des pièces d’artillerie de marine. Montée sur des affûts ferroviaires, cette artillerie forme en France l’ALVF (artillerie lourde sur voie ferrée), composante de l’ALGP (artillerie lourde à grande puissance). Dès 1915, avec la stabilisation du front, les Allemands mettent en batterie des pièces de marine contre les villes françaises : Dunkerque, Compiègne, Châlons, Belfort... Le Lange Max tire contre Verdun, tandis que le Gros Max frappe Nancy. Quelques décennies avant la guerre, Jules Verne avait anticipé cette utilisation de l’artillerie lourde contre les villes dans Les cinq cents millions de la Bégum où un millionnaire allemand braque un canon géant contre France-Ville.

Excelsior: journal illustré quotidien : informations, littérature, sciences, arts, sports, théâtre, élégances, 1er mai 1918

Le 23 mars 1918, l’artillerie allemande frappe Paris pour la première fois depuis le siège de 1870. L’effet de surprise voulu par les Allemands est vite éventé puisque, dès le lendemain, l’artillerie lourde française bombarde le point de départ de ces tirs. Pourtant, les Allemands avaient soigné leur camouflage : générateurs de fumée pour cacher les départs de tir, protection aérienne, tirs simultanés d’autres pièces d’artillerie pour éviter le repérage par le son. On a très rapidement retrouvé des fragments d’obus et déterminé l’axe des tirs, l’angle de chute et le point d’origine.

Excelsior: journal illustré quotidien : informations, littérature, sciences, arts, sports, théâtre, élégances, 24 mars 1918

Lors d’essais balistiques, les Allemands ont découvert que la portée était augmentée quand l’obus atteignait la stratosphère où l’air raréfié offre moins de résistance. Une fausse coiffe donne à l’obus plus d’aérodynamisme. Chaque obus coûte 35000 Reichsmarks ! Le tube, très long, doit être soutenu par des haubans. La pièce est placée sur une plate-forme. Trois emplacements de tir sont installés dans les bois de Mont de Joie au nord de Crépy-en-Laonnois à 120 km de Paris. L’avance allemande vers le sud permet d’aménager en mai deux nouveaux sites plus près de Paris, à Beaumont-en-Beine et à Bruyères-sur-Fère. Jusqu’au 9 août, les Allemands vont tirer plus de 300 obus sur Paris et sa banlieue, tuant plus de 250 personnes et en blessant 600. Les tirs s’interrompent par périodes. Un réseau d’informateurs renseigne les Allemands sur les points de chute afin de recentrer les tirs.
 

Henri Gerbault, Lutetia à Bertha: ta bouche, bébé!, 1918

Ces bombardements se révèlent bien moins destructeurs à Paris que les bombes de l’aviation allemande. Mais un drame va dresser l’opinion publique contre l’Allemagne. Le 29 mars, un obus tombe sur l’église Saint-Gervais en plein Vendredi Saint, faisant plus de 90 morts, civils, femmes, enfants. Le moral des Parisiens ne cède pas, bien au contraire. On organise des abris ; les enfants sont envoyés en province. Alors que les Allemands baptisent le canon Pariser Kanonen, Die Parisierin, Wilhelmsrohr ou Langer Max, les Parisiens le surnomment Superkanon, Kolossal Bertha, Grosse Bertha, Réveille-Matin ou Badaboume. Ils en font des chansons.
 

La Baïonnette, 4 juillet 1918

La résistance contre le canon s’incarne dans deux poupées porte-bonheur : Rintintin et Nénette. Elles sont imaginées par Francisque Poulbot pour protéger les Parisiens des Gothas et des Berthas. Elles avaient été dessinées en 1913 pour remplacer les poupons allemands. Leur nom vient de celui du dessinateur et de son épouse. Nénette, jaune et vert, prémunirait contre les Gothas, et Rintintin, bleu et rouge, contre Bertha. Ils sont reliés par une chaînette de laine nouée 13 fois ; ils ont un enfant, Radadou. Ils auront une postérité inattendue : un caporal américain adopte deux chiots qu’il a trouvés sur le front et baptisés Nénette et Rintintin ; ce dernier traversera l’Atlantique pour faire la carrière cinématographique que l’on connaît.
 

Le Rire, journal humoristique, 18 mai 1918

Le bombardement est un échec pour les Allemands qui n’ont pas fait plier les Parisiens. Ils doivent au contraire affronter l’indignation internationale, d’où leurs efforts après la guerre pour faire disparaître toute trace de ces canons. Au moment de l’armistice, les Allemands testaient un canon pouvant toucher Londres depuis Calais. Dans l’Entre-deux-guerres, la France continue les recherches sur les canons à très longue portée, réussissant un tir de 127 km en 1929. Les Allemands conçoivent dans les années 1930 des mortiers et canons encore plus gros en vue d’attaquer la ligne Maginot ; ils seront finalement utilisés contre Sébastopol. Les canons à très longue portée sont ensuite éclipsés par les missiles et les fusées. Leur dernier avatar sera le supercanon irakien.