Le projet de Hasegawa Takejirô
La restauration de Meiji en 1868 ouvre le Japon aux relations culturelles et commerciales avec l’Occident. Hasegawa Takejirô (1853-1938), fils de marchand, grandit près du quartier de Tsukiji à Tokyo, où sont logés les étrangers. Il prend très tôt conscience de l’importance des langues étrangères. Devenu éditeur en 1884, sa maison publie des ouvrages en anglais : destinés à une clientèle japonaise, ceux-ci se vendent mieux auprès des étrangers. Réalisant l’opportunité que représente ce marché, Hasegawa fait traduire en différentes langues une série de petits
contes japonais, illustrés en couleur et imprimés sur papier crépon.
Ce papier dit
chirimen, souple comme du tissu, est utilisé dans
l’estampe depuis le début du XIXe siècle, mais le génie de Hasegawa est d’utiliser ce matériau pour donner à ses livres un aspect résolument traditionnel, correspondant au goût des touristes et collectionneurs, passionnés par le « vieux Japon » : gravure sur bois, couleurs délicates, impression sur une seule face du feuillet, plié en deux, reliure
Yamatotoji comportant deux nœuds en fil de soie apparents sur la couverture. Il se démarque ainsi du marché du livre qui adopte les techniques occidentales. C’est un succès.
En 1894, Hasegawa se lance dans un projet plus ambitieux : l’éditeur se saisit d’un monument de la littérature française, les
Fables de La Fontaine, bientôt suivies par les
Fables de Florian. Le format est plus imposant, le texte plus long, et le nombre d’artistes plus important. Flammarion, dont le nom apparaît, imprimé au composteur, sur la
couverture est choisi pour distribuer l'ouvrage en France.
Hasegawa, étroitement lié au réseau des étrangers de Tokyo, confie la direction de la publication à un Français, Pierre Barboutau (1862-1916) - ou Barubuto 馬留武黨 en japonais, comme indiqué dans le
colophon. Cet amateur d’art fait plusieurs séjours au Japon de 1886 à 1913, au cours desquels il rassemble une collection de grande qualité. Barboutau se consacre à l’étude de l’histoire de l’art japonais et est l’auteur de plusieurs
biographies d’artistes. C’est donc en fin connaisseur du milieu artistique japonais qu’il dirige la réalisation de cet ouvrage. Il s’adresse non plus à des étrangers en quête de souvenirs du Japon, mais à des amateurs d’art : un public cultivé capable d’apprécier la finesse du dessin, la subtilité des coloris, et les références à la culture japonaise.
L’ambition de Barboutau est immense : diffuser auprès des connaisseurs français la tradition artistique japonaise, qu’il place à la hauteur du génie de La Fontaine. Il écrit dans la
préface : « [n]otre but […] est de faire connaître à ceux qui s’occupent de cette branche si intéressante de l’Art du dessin, le genre dont nous sommes absolument redevables à cette pléiade d’artistes Japonais dont les Séshiou, les Kanô, les Kôrin dans le passé ; les Ôkio, les Outamaro, les Hokousaï, les Shiroshighé, dans une époque plus rapprochée de nous, sont les coryphées, et dont les œuvres remarquables sont de plus en plus appréciées par les Artistes de tous les pays et de toutes les écoles. »
Les cinq artistes des
Fables de La Fontaine sont des illustrateurs bien connus du public japonais : Kajita Hanko (1870-1917), Kanô Tomonobu (1843-1912), Okakura Shûsui (
1867-1950), Kawanabe Kyôsui (1868-1935), fille du célèbre Kawanabe Kyôsai (1883-1889), et Eda Sadahiko. Ils appartiennent à l’école Kanô, qui répondait aux commandes de l’élite guerrière pendant l’époque d’Edo (1603-1868), et entretenait la tradition des maîtres, par son enseignement fondé sur les modèles anciens.
Tous les personnages principaux des fables sélectionnées sont des animaux : cigale et fourmi, corbeau et renard, grenouille et bœuf, canards et tortue, geai et paons, loup et cigogne, rats, poissons... Point de laitière court vêtue ni de pauvre bûcheron. Cette orientation peut s’expliquer par la difficulté à transposer ces types sociaux dans l’univers japonais, et par la complexité de la traduction, comme s’en explique Barboutau : le choix « est surtout basé sur la plus ou moins grande difficulté que nous avons rencontrée à traduire le sens de ces fables aux artistes Japonais, qui ont bien voulu nous prêter leur concours pour les illustrer » (
vol. 1).
Les deux volumes comportent la même illustration de
couverture, réalisée par Kajita Hanko (1870-1917) : le deuxième volume se distingue seulement par deux petites étoiles rouges en haut à gauche.