À la découverte des cylindres phonographiques de la BnF

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15 mars 2018

J'ai eu la chance de réaliser mon dernier stage d'étudiante du Master INA-Sup au Service Son de la Bibliothèque nationale de France. Une mission en apparence fastidieuse mais en fait passionnante m'attendait : l'identification et le traitement d'un fonds de cylindres phonographiques inédits, vieux de plus d'un siècle, que la BnF conserve précieusement depuis plusieurs décennies.

Un véritable travail d'enquête pour partir à la recherche des origines, des significations et des contextes de réalisation de 431 cylindres inédits, qui avaient la particularité, comme leur nom le suggère, de n'avoir jamais été identifiés ni documentés. Chaque cylindre devenait une énigme sonore à résoudre. J'ai écouté et étudié des enregistrements de natures très diverses, qui se révélaient parfois aussi incroyables que mystérieux.

Le cylindre phonographique est le plus ancien support d'enregistrement du son. Les inédits ont donc été captés à l'aube nébuleuse de l'enregistrement sonore. Ils renferment des trésors, témoignages uniques d'une époque révolue.

 

Phonographe à cylindre Pathé Le Coquet, 1903 (Collection Charles Cros)
 
Lorsqu'on envisage le traitement documentaire d'un cylindre, il faut considérer que le support et le contexte d'enregistrement sont indissociables du contenu à étudier. L'enregistrement sonore représente une révolution à ses débuts qu'il est difficile d'imaginer aujourd'hui. Les locuteurs s’y exprimaient pour la plupart sans avoir jamais vu de phonographes et avec l'inquiétude mêlée d'enthousiasme que provoquent toutes les nouvelles expérimentations technologiques. C'est pourquoi le fonds des cylindres inédits est en grande partie composé de tests techniques – textes récités, farces, bruits étranges, conversations informelles, etc. – visant à évaluer l’étendue des capacités d'un phonographe, à réaliser des prises de son ou tout simplement à montrer à un public restreint l'efficacité et la réalité de la nouveauté technologique qu’est l'enregistrement phonographique. Cette particularité rend à son tour expérimentale l'organisation documentaire.

Nombre des enregistrements sur cylindres ont fait du support la raison d'être-même de l'enregistrement. La plupart des collecteurs semblaient autant passionnés d'anthropologie que de technique. C'est le cas de Léon Azoulay, médecin et membre de la Société d'Anthropologie de Paris. Il se fait pionnier de l'usage de l'enregistrement sonore en ethnographie quand il collecte 400 cylindres lors de l'Exposition Universelle de 1900 qui se tient à Paris. Méticuleux, le médecin documente de façon précise ses enregistrements et les signe de sa propre voix. Il rédige des fiches descriptives dans lesquelles il reporte phonétiquement chacun des enregistrements (une phonétique inventée puisque il ne parle sans doute aucune des langues entendues). Ces 400 enregistrements sont publiés sur le site du Centre de Recherche en Ethnomusicologie. On trouve cependant sur Gallica 12 cylindres inédits qui appartiennent bien au fonds Azoulay mais ne figurent pas sur son inventaire de l'Exposition Universelle, et qui étaient donc restés totalement inconnus jusqu’à ce jour.

Vous pourrez découvrir sur Gallica ces enregistrements, qui semblent avoir été l'objet des expérimentations techniques d'Azoulay, alors à la recherche de la recette de la « galvanoplastie », procédé physique permettant la reproduction du support cylindre. Certains sont donc étrangement similaires voire identiques, fruits d'une galvanoplastie maison.

Le fonds Henri Labouret comporte des enregistrements de nature ethnographique, collectés durant la Mission Dakar, qui s'est déroulée en 1932-1933 en Afrique du nord-ouest. Les captations ont été réalisées au Sénégal et en Guinée, mais les locuteurs qui s'expriment proviennent de pays variés : Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Ghana, Guinée, Sénégal et Togo. On entend dans ces enregistrements des contes, des légendes et des chants interprétés en langues, dialectes et sous-dialectes de régions variées. Les cylindres du fonds Labouret sont très bien conservés et documentés.

Les dialectes et sous-dialectes, sont les langues d'expression qui varient en fonction de zones géographiques très restreintes, parfois à l'échelle d'une commune si l'on en croit l'indexation de Labouret. Ces langues ont évolué, et pour certaines ont disparu aujourd'hui. Le poète Victor Segalen, grand défenseur du « Divers », prévenait déjà, au début du XXème siècle, des dangers de l'homogénéisation culturelle, craignant l'invasion de l'Entropie, cette « pâte tiède » qui avale tout et noie les beautés variées du monde dans sa cruelle indifférence. La plupart des Iangues et dialectes présents dans les inédits ne soient plus parlés aujourd'hui, ce qui renforce l'urgence à les identifier pour en sauvegarder la mémoire.
 

 

Vous pourrez aussi entendre en exclusivité sur Gallica un enregistrement de la voix de Jean-Baptiste Charcot, explorateur des pôles. Le navigateur s'apprête alors à embarquer sur le Pourquoi Pas, son fidèle navire, pour partir à la découverte des richesses du Groenland. Ce cylindre a sans doute été l’objet d’un montage ; on distingue nettement deux parties, une première qui est la captation d’un enregistrement de Charcot et une deuxième dans laquelle on entend la voix d’un homme évoquant les difficultés financières de l’expédition au Groenland de Charcot.

Amusante mise en abîme, Charcot évoque lui-même les cires de ses cylindres phonographiques, craignant pour leur résistance au contact des « températures rigoureuses de longs hivers polaires ». L'explorateur s'amusait même à faire écouter des cylindres aux pingouins !
 

 

 

Un dernier cylindre inédit publié sur Gallica contient l’enregistrement d’une allocution de Paul Robin, un sociologue néo-malthusien qui prône le contrôle de la démographie. C'est aussi le discours d'un directeur d'orphelinat, défenseur de la cause des enfants abandonnés, d’où sa conviction à réduire le nombre des naissances. Il lutte pour le "remplacement de l'humanité de hasard (...) par une population voulue, née et élevée dans de bonnes conditions". Son discours est étonnant de modernité en ce qui concerne l’émancipation des femmes. Le sociologue s'adresse directement aux femmes, les laissant seules juges pour considérer si elles sont en mesure d'élever un enfant ; "cela dépend entièrement de vous, vous êtes maîtresses de votre destinée", s’exclame-t-il. Il encourage même l’usage de pratiques contraceptives, en usant de formules euphémisantes à peine dissimulées.
 
 

 

 
 
 

Les cylindres inédits de l’Institut national de Jeunes Sourds de Paris dont le laboratoire de la parole avait été rattaché au Musée de la Parole et du Geste en 1928, seront rendus consultables dans Gallica dans les mois qui viennent.

Les cylindres sont les passeurs des atmosphères sonores de la IIIème République. Médiateurs des voix d'antan, les écouter garantit une plongée directe dans l'intimité d'un temps révolu au croisement des XIXème et XXème siècles, une époque foisonnante d'inventions et d'ambitions. Êtes-vous prêts à remonter le temps d’un siècle ?