Les sources orientales de La Fontaine

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9 mars 2018

A partir du septième livre de ses Fables, La Fontaine se tourne vers de nouvelles sources. Il trouve matière à inspiration  dans Kalîla wa Dimna, un recueil de fables animalières né en Inde et dont la traduction arabe au VIIIe siècle sert de base à de nombreuses versions en Orient et en Occident.

Les deux chacals Kalila et Dimna
BnF, Manuscrits, Arabe 3465, f.109

Dans l’avertissement qui ouvre son second recueil en 1678, La Fontaine confesse la dette qu’il doit au sage indien Pilpay qu’il prétend aussi ancien qu’Esope et assimile à Loqman, un auteur arabe mythique dont plusieurs éditions circulent alors en Europe.  Les sujets inspirés de la tradition orientale ne sont néanmoins à l’origine que d’une  vingtaine de fables. Parmi les plus connues figurent entre autres « la Tortue et les deux canards », La laitière et le pot au lait », « Les Poissons et le cormoran » « le Chat et le rat » ou encore « La Souris métamorphosée en fille ». Une grande partie provient de Kalîla wa Dimna, un recueil de fables animalières à la destinée étonnante.

Le livre puise sa source en Inde dans le Pañcatantra (les Cinq traités)  un recueil écrit en sanscrit autour de IIIe siècle par un brahmane légendaire désigné en Occident sous le nom de Bidpaï ou Pilpay et dont il existe une version abrégée, l’Hitopadesha.

Destiné à l’éducation morale des princes, l’ouvrage met en scène des animaux qui s’expriment comme des hommes. Au VIIIe siècle, il est traduit en arabe à partir du pehlevi par Ibn al-Muqaffa’, l’un des plus grands prosateurs de son temps. Le recueil tire son nom de celui de deux chacals, Kalîla et Dimna, narrateurs et protagonistes de l’histoire. Leur parole sert de subterfuge pour enseigner les principes d’une bonne gouvernance et dispense sous une forme divertissante préceptes et morales. Les histoires, enchâssées  les unes dans les autres et unifiées dans un récit-cadre à l’image des Mille et une nuits mettent en scène hommes et animaux aux propos parfois subversifs. Elles rappellent à tous les règles de la civilité et du bien vivre ensemble. La fulgurante popularité qu’ont connue ces fables laisse à penser qu’elles furent  illustrées dès l’origine.
La version arabe marque le point de départ de l’exceptionnelle diffusion du texte en Orient comme en Occident : textes versifiés en arabe, traductions en hébreu, en grec, en vieil espagnol…. Deux adaptations persanes contribuent au succès du livre. Ces différentes traductions permettent au récit de voyager et de se métamorphoser au fil des siècles et des cultures. Ainsi, au début du XXe siècle, on en recensait près de deux cents versions dans une cinquantaine de langues.

Stéphanitès et Ichnélatès
BnF, Manuscrits, Supplément grec 118, f.7

Plus de soixante manuscrits en arabe, persan et turc figurent dans les collections de la BnF, s’échelonnant entre le XIIIe et le XIXe siècle. Réalisée vers 1222 en Syrie ou en Egypte, la plus ancienne copie arabe illustrée a servi de modèle à des volumes plus récents. Une autre aux couleurs plus vives date de l’époque mamelouke.

 

Des exemplaires en langue persane sont aussi ornementés. Les plus anciens suivent la traduction faite au XIIe siècle par Nasr Allâh Monshi,  comme ces deux manuscrits du XIVe faits l’un à Bagdad, l’autre à Chiraz.

 

Fable: le chat et le rat

BnF, Manuscrits,Persan 377, fol. 109v,

Des volumes plus récents adoptent la version rimée de Vai’z Kashefi augmentée de nouvelles fables et intitulée Les lumières de Canope.

Fable: le cormoran et l'écrevisse

BnF, Manuscrits, Supplément persan 921, f.54

Parmi ces volumes, certains avaient déjà rejoint la bibliothèque du Roi ou la Colbertine à l’époque de La Fontaine. C’est aussi le cas de plusieurs adaptations occidentales de Kalîla manuscrites ou imprimées. Copié en 1313 pour Jeanne de Navarre, femme de Philippe IV le Bel,  un manuscrit richement enluminé donne la traduction latine faite par Raymond de Béziers à partir du castillan, lui-même traduit de l’arabe. La reine meurt avant l’achèvement du volume et c’est à son mari qu’il est offert lors de l’adoubement de ses trois fils. De nombreuses éditions incunables témoignent aussi de l’immense diffusion du livre à travers l’Europe.  Entre 1486 et 1489, une autre traduction latine, due à Jean de Capoue, est régulièrement réimprimée et certains exemplaires sont enrichis de couleurs ajoutées à la main.  Cette version donne elle-même naissance à une traduction en allemand Das Buch der Beispiele der alten Weisen d’Anton Von Pforr.

Mais ce ne sont pas ces différents ouvrages qu’a consultés Jean de La Fontaine. Il semble que sa connaissance des fables de Kalîla wa Dimna soit passée par deux titres qui montrent à merveille le cheminement de l’œuvre à travers les langues. Le premier, Le livre des lumières ou la conduite des rois composé par le sage Pilpay indien traduit en français par David Sahib d’Ispahan est publié en 1644. Sous ce pseudonyme se cache Gilbert Gaulmin, un orientaliste réputé qui traduit du persan Les Lumières de Canope. Paru en 1666, le second, Specimen sapientiæ Indorum veterum, est la traduction faite en latin par le Père Poussines depuis la version grecque, elle-même traduite de l’arabe au XIe siècle par Symeon Seth.  La Fontaine semble avoir également consulté Deux livres de philosophie fabuleuse édité à Lyon en 1579. Larivey l’avait adapté en français à partir de la version italienne de Doni faite à partir du latin. Et c’est ainsi que nourri d’un livre parti d’Inde depuis plusieurs siècles, la Fontaine renouvelle l’art de la fable jusque là cantonnée à la tradition ésopique.