Les racines du roman américain

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10 janvier 2018

Dans le contexte d’une industrie du livre balbutiante, des récits autour de la nouvelle nation des États-Unis témoignent de l’éclosion de la littérature américaine. De nombreux pionniers de ces premières formes romanesques restent encore obscurs. Il s’agit de les découvrir ou de les relire afin de mieux saisir les contours de cette production littéraire mal connue.

 

Tandis que les « colonies » américaines vivent un véritable essor, on repère l’éclosion d’une littérature nationale, où s’expriment le goût du sublime, l’importation de la littérature de terreur venue d’Europe, les conditions de vie âpres au Nouveau Monde et la conquête territoriale et mercantile. Entre la période puritaine et l’avènement de la littérature de l’introspection, le roman est bien le genre d’excellence à la fin du XVIIIe siècle et présente des intrigues fortement inspirées par les auteurs d’outre Atlantique. Tandis qu’en Angleterre, Daniel Defoe inaugure le roman à portée morale avec Robinson Crusoë (1719) et Moll Flanders (1722), l’américain Charles Brockden Brown (1771-1810), qui fut tour à tour romancier, journaliste, historien et éditeur américain, s’impose comme le premier romancier professionnel des États-Unis en offrant une liberté nouvelle au roman gothique avec Wieland ; or, The Transformation : An American Tale (1798).

Dans ce roman, qui immerge le lecteur dans une atmosphère inquiétante, d’étranges phénomènes ont lieu : une porte qui s’ouvre toute seule, une chandelle qui s’éteint, une clef perdue, un étranger qui passe, une explosion… :
 

La mode littéraire anglaise, alors dominée par le gothique, inspire Brown qui en reprend le climat de terreur en l’adaptant à son pays natal, transposant des courses-poursuites édifiantes dans le paysage américain où l'espace sauvage de l'Ouest paraît démesuré. Toujours écrits à la première personne, ses romans amènent le lecteur à douter de ces narrateurs qui racontent une histoire terrifiante, tout en étant supposés être encore sous le joug de l'émotion. Parmi ses motifs récurrents, on trouve le somnambulisme, la folie et le fanatisme religieux. Si certains lui ont reproché ses défauts de construction narrative, nul doute que ses romans, parmi lesquels figure Edgar Huntly (1799), témoignent d’une ambition littéraire forte, à une époque où les éditeurs préféraient importer des romans d'Angleterre et de France afin de satisfaire l’appétit des lecteurs les plus voraces. Ces nombreuses importations d’Europe leur permettaient d’assurer un commerce du livre et de satisfaire les lecteurs à moindre coût.
Combinant plusieurs types de fiction avec des théories philosophiques mais aussi des éléments scientifiques et médicaux de l’époque, le dialogue féministe Alcuin (1798) de Brown est directement inspiré par l’anglaise Mary Wollstonecraft. Pour cet auteur attaché à créer une nouvelle forme de roman, il est important de partager sa vision du Nouveau Monde et ses idées progressistes, qui circulent alors dans les clubs et les cercles littéraires qu’il fréquente dans les villes de Philadelphie et de New York. Quatrième enfant d’une famille marchande quaker de Philadelphie, Brown vit dans un univers favorable au libéralisme : son père travaille dans l'immobilier et ses frères dans l’import-export. Ces expériences familiales autour du libre-échange à l'époque révolutionnaire permettent de comprendre la teneur de ses écrits journalistiques, très axés sur le commerce et sur la politique du libéralisme. En effet, il publie plusieurs courts articles pour le Monthly Magazine and American Review d’avril 1799 à décembre 1800, et pour son successeur éphémère, The American Review and Literary Journal (1801-1802), abandonnant l'écriture fictionnelle au profit d'écrits historiques et politiques. Il reste néanmoins un romancier précurseur à une époque où publier était pratiquement impossible en Amérique.
Encore très apprécié du lectorat autour des années 1790, le roman sentimental popularisé par la publication de Pamela (1740), puis de Clarissa (1748) de l’anglais Samuel Richardson reste de nombreuses années un modèle unique pour de nombreux auteurs de fiction américains, qui parodient les intrigues et la mise en scène des passions :

Il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis, écrire une histoire fictive est encore mal vu à la fin du XVIIIe siècle. En effet, les Américains se sentent surtout concernés par la construction d'un pays neuf, pétri d’une éthique puritaine, avec pour valeurs le travail et la fructification financière. La fiction va donc à l'encontre de leurs idéaux, car les romans sont synonymes d'échappatoires à la réalité. Charles Brockden Brown n’est pas le seul romancier américain de cette période, puisque d’autres ouvrages fictionnels de qualité parurent en Amérique, notamment deux best-sellers sentimentaux : Charlotte Temple de Susanna Rowson et The Coquette de Hannah Webster Foster.
Née Haswell, Susanna Rowson (1762-1824) est une romancière, poétesse, actrice et éducatrice anglo-américaine. Elle est l'auteur du premier best-seller américain : Charlotte Temple (1791), qui demeura le roman le plus populaire aux États-Unis jusqu'à la publication de La Case de l'Oncle Tom de Harriet Beecher Stowe en 1852. Le lecteur y suit les péripéties d’une jeune fille de condition modeste succombant au charme d’un militaire en route pour le Nouveau Monde. Les mésaventures de la pauvre Charlotte et la grande finesse psychologique des personnages séduisent les lecteurs, malgré un ton moralisateur alors de mise.


Susanna Rowson (1762-1824), © Wikimedia

Quant au roman épistolaire, The Coquette; or, The History of Eliza Wharton, qui fut publié anonymement en 1797 par Hannah Webster Foster (1758-1840), il connut également un grand succès. Focalisant sur les conditions sociales de l’époque avec la description du destin d’une femme du Connecticut, Eliza Wharton, fille d’un pasteur, ayant eu un enfant illégitime, il explore les méandres d’une vie sentimentale mise à mal par un séducteur mal disposé à son égard.


Hannah Webster Foster (1758-1840)

Enfin, dans une veine plus mordante que les romans précédents, The Sovereignty and Goodness of God: Being a Narrative of the Captivity and Restoration of Mrs. Mary Rowlandson (1682) s’avère être le récit de captivité fait par Mary Rowlandson (1637-1710), qui fut prisonnière des Amérindiens. lors de la Guerre du Roi Philip, avant d’être libérée au bout de 11 semaines contre une rançon. Elle y décrit avec force gravité et sans détour ses épreuves et la brutalité de ses ravisseurs dans ce qui deviendra un parangon du récit de captivité en littérature, donnant lieu à une vague de récits de captivité fictionnels et romanesques, comme The Algerine Captive (1797) de Royall Tyler.
Si les manuels de littérature américaine retiennent surtout les récits d’exploration et de colonisation, les traités et les sermons fortement teintés de théologie ou l’exaltation des vertus républicaines, le lecteur contemporain appréciera de revenir sur cette courte période littéraire où les premières formes de romans américains voient le jour. Il faudra attendre quelques années plus tard pour reconnaître des noms d’auteurs plus familiers comme Washington Irving (1783-1859), auteur de The Legend of Sleepy-Hollow (1820), qui fut adapté au cinéma en 1999 par Tim Burton avec Johnny Depp, ou James Fenimore Cooper (1789-1851), auteur de The Last of the Mohicans (1826), qui, à leur façon, ont contribué à donner au roman américain la forme qu'on lui connaît maintenant.


Mary Rowlandson being taken prisoner. From A Narrative of the Captivity, Sufferings, and Removes, of Mrs. Mary Rowlandson, Boston : Thomas and Fleet, 1791 © Internet Archive


Mary Rowlandson. A Narrative of the Captivity, Sufferings and Removes of Mrs. Mary Rowlandson. Boston : Nathaniel Coverly, 1770. © Wikimedia

 

Pour aller plus loin :

Club des livres "Juliette Dorotte. La quête et l’inquiétude : la naissance du roman américain (1789-1819)", samedi 20 janvier, 17h-18h
Entrée libre, Bibliothèque François-Mitterrand, Paris 13e, Hall Est, Aquarium

Lire l’ouvrage de Juliette Dorotte : La quête et l’inquiétude : la naissance du roman américain (1789-1819), Paris : PUPS, 2016.

Sur data.bnf : Littérature révolutionnaire américaine