Reconstituer le Paris du XIXe siècle en photographies

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L'oeil aiguisé de Laurent Gloaguen reconstitue en photographies le Paris du XIXe siècle sur son site Vergue. Gallicanaute passionné de photographies anciennes, il nous parle de son "inclinaison particulière pour Gustave Le Gray et Charles Marville" et de son utilisation des collections numérisées accessibles dans Gallica.

Comment est né le projet du site Vergue ?

C’est un site personnel qui est né du désir de partager ma passion pour la photographie ancienne et son histoire. L’idée de départ était de proposer un équivalent francophone au site américain Shorpy.com, avec des sujets plus “français”. J’ai ensuite évolué vers une formule laissant plus de place aux analyses et à la contextualisation des images. Mon goût me portant de plus en plus vers les primitifs de la photographie, d’avant l’instantané au gélatino-bromure d’argent, je couvre aujourd’hui principalement la période 1840-1870.

Grâce à l’exposition qui lui était consacrée début 2014 au Metropolitan Museum of Art à New York, je suis devenu un inconditionnel de Charles Marville (1813-1879). Comme cela n’existait pas à ma connaissance, j’ai entrepris de constituer un genre de “catalogue raisonné” de sa série de photographies dite “Album du Vieux Paris”. Commandées à Marville en 1864 par la ville de Paris, ces photographies réalisées de 1865 à 1868 avaient pour but de documenter les rues sur le point de disparaître, ou d’être profondément altérées par les projets d’urbanisme menés par le baron Haussmann.

Ancien Hôtel-de-Ville de Paris, Paris IVe. Circa 1865
Ancien Hôtel-de-Ville de Paris, Paris IVe. Circa 1865, Charles Marville

Mon premier travail pour chaque photographie consiste à vérifier l’exactitude de sa légende, qui peut parfois être erronée, puis je “géolocalise” avec la plus grande précision l’endroit où se trouvait le photographe, ce qui peut se révéler ardu dans des quartiers très bouleversés comme les Halles ou la Cité. Ensuite, je tente de dater l’image en étudiant le moindre indice visuel disponible. Ces premières opérations me permettent d’identifier le motif de la photographie, sa raison d’être, c’est-à-dire d’associer la prise de vue au projet de voirie qui a présidé à sa réalisation. Aucune de ces images n’a été faite gratuitement, elles répondent à des objectifs précis. Muni de ces éléments, je peux déterminer quelles sont les photographies de Marville qui doivent être considérées comme faisant partie de l’“Album du Vieux Paris”. Nous ne savons des archives, parcellaires suite à l’incendie de l’Hôtel de Ville en 1871, que le nombre total d’images livrées, environ 425, mais nous n’avons pas de liste. Les règles de base sont donc que la photographie doit avoir été réalisée sur la période 1865-1868 et qu’elle doit être reliée à un projet de la préfecture de la Seine. Mon catalogue est ainsi classé par opérations d’urbanisme, car c’est la logique interne à la série, celle de ses commanditaires.

Quelle que soit la photographie, j’essaye de toujours accompagner sa publication d’un travail de recherche inédit, enrichi de références, afin d’améliorer sa lecture, d’approfondir sa compréhension. Les légendes et datations sont systématiquement et soigneusement vérifiées. L’un de mes plus grands bonheurs est quand je découvre dans le catalogue d’une collection publique un cliché qui a perdu sa légende, par exemple cette photographie de Félix Bonfils (vers 1870), et que j’arrive à lui retrouver son identité, à la sortir de l’anonymat. Une photographie sans légende n’a souvent plus de vie, reste confinée à l’obscurité, n’enrichit plus la connaissance collective parce qu’elle n’est plus trouvable. C’est un travail de détective assez prenant, amusant et gratifiant… quand on trouve. J’aime aussi expliquer comment une image a été produite, comme pour le cloître Saint Trophime (1853), Baldus étant un maître du montage bien avant Photoshop.

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Accès géolocalisé des photographies sur le site Vergue

Comment utilisez-vous Gallica pour ce projet ?

Outre le fait que Gallica est en soi un grand musée de la photographie en ligne, avec par exemple sa superbe collection de tirages de Le Gray, je l’utilise principalement pour tout mon travail de vérification, de documentation et d’explication des images. Dans le cas de Marville, c’est une tâche non négligeable pour les lieux qui ont aujourd’hui entièrement disparu, et pour laquelle Gallica m’est indispensable.

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Exemple de cartographie du site Vergue

Pour le Vieux Paris, je propose au lecteur une cartographie qui superpose le bâti actuel à celui du début du XIXe siècle, ce qui est visuellement très “parlant”. Pour l’établir, le département des Cartes et Plans est incontournable. Des documents comme le beau Plan d’ensemble de la cité et de ses abords, avec ses embellissements et améliorations projetés par exemple, me permettent d’identifier des projets qui n’ont pas abouti et d’améliorer la qualité de mes plans. On peut aussi trouver des plans parcellaires des expropriations liées aux opérations de grande voirie qui me sont d’une très grande utilité.

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Expropriation des théâtres du boulevard du Temple, dit “boulevard du Crime”, pour la formation de la place du Château d’Eau, 1860 (détail).

Parmi mes sources essentielles sur l’histoire et l’urbanisme de Paris, on trouvera :
- Le Recueil des lettres patentes, ordonnances royales, décrets et arrêtés préfectoraux concernant les voies publiques qui me permet de retrouver les textes relatifs aux changements de dénominations ainsi que les décrets d’utilité publique des grands projets haussmanniens. Dans le Recueil des actes administratifs de la Préfecture du département de la Seine, je trouve souvent des détails consacrés à l’application des décrets, aux attributions de marchés, aux expropriations, etc.
- Le Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris des frères Lazare, complété de la monumentale Topographie historique du vieux Paris, commencée par Adolphe Berty.
La presse de l’époque m’est aussi utile, car c’est elle qui enregistre les détails sur les chantiers, les dates de démolitions, les ouvertures de voies à la circulation, etc. Le Petit journal est l’une des sources les plus riches et fiables. Pour les années antérieures à 1863, je recours à La Presse.

Gallica m’apporte également une aide précieuse pour dater les prises de vue. Une affiche sur un mur où l’on ne peut lire que “Relâche […] Parisiens […] Londres” me permet ainsi de dater un cliché de la rue Hautefeuille de la période du 6 au 26 septembre 1866. Sans l’accès facile aux collections du journal L’Orchestre, que j’utilise conjointement à l’Annuaire Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, cela me serait quasi-impossible.

De façon plus large, Gallica me permet de croiser rapidement des dizaines de sources, un travail impossible avant la numérisation. Cela m’autorise à corriger des erreurs, fréquentes dans l’historiographie parisienne, ou à remonter la genèse d’un récit, enjolivé au gré de ses réécritures. C’est ainsi que j’ai pu détailler la construction de la légende du barbier et du pâtissier sanguinaires de la rue des Marmousets. Gallica est aussi un excellent fournisseur en iconographie complémentaire à la photographie : plans, gravures, dessins, etc.

J’ajoute que je vis à 5500 km de Paris ; c’est là que l’accès à des collections numérisées et disponibles en ligne m’est capital, tout comme par ailleurs les formidables outils que sont Google Street View et Apple Plans qui me permettent souvent de répondre à des questions que je me pose sur le bâti actuel.

Le palais de Justice et le pont au Change, vus du quai de Gesvres, vers 1853. Attribué à Gustave Le Gray (1820-1884)
Le palais de Justice et le pont au Change, vus du quai de Gesvres, vers 1853. Attribué à Gustave Le Gray (1820-1884).

Quelles évolutions envisagez-vous pour le site ?

Sa forme me semble pas mal aboutie, je n’envisage donc pas d’évolution majeure sur ce plan pour le moment. Pour les contenus, je sais que ce sera toujours et principalement la photographie du XIXe siècle. Je vais déjà en finir avec l’Album du vieux Paris, je sais que cela représente encore presque deux ans de labeur. J’ai traité 255 photos en deux ans, il m’en reste 170… J’aimerai aussi écrire des articles sur la technique photographique, puisque je suis par ailleurs tireur spécialisé dans les procédés photographiques anciens, et m’intéresser plus à d’autres photographes dont Baldus, Le Gray, Nègre et Durandelle. Ce qui me manque le plus, ce n’est pas la passion, mais le temps. C’est épouvantablement chronophage. Je dois faire le deuil de tout ce que voudrais faire et que je ne peux pas faire. Et Gallica, en augmentant sans cesse le corpus de tentations, ne m’aide pas…

Qui est susceptible de vous aider à enrichir le site ?

Peut-être des relais qui me permettent d’avoir accès à ce qui n’est pas trouvable en ligne. Par exemple, une personne des Archives nationales, lectrice de mon site, a gentiment pris de son temps pour me trouver et m’envoyer une copie d’acte du Minutier central relative à Marville. C’est inestimable, d’autant plus que mon éloignement ne me permet pas de me rendre dans ces institutions comme je le voudrais. Les lecteurs peuvent aussi m’aider quand je n’ai pas la réponse à une question, relever une erreur ou contester le résultat de mes analyses.

Aussi, le site me permet de faire la rencontre de gens qui ont des passions proches des miennes, comme Florian qui a démarré Paris 1850, un ambitieux projet de faire une reconstitution 3D du Paris d’avant Haussmann. J’imagine que nos projets vont naturellement être amenés à s’enrichir mutuellement.

Vous voulez en savoir plus sur les activités de Laurent, retrouvez-le sur :
- son  site Vergue ;
- son compte Twitter @PhotoVergue ;
 

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