Jules Mary (1851-1922)

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Jules Mary est un des grands feuilletonistes de la fin du XIXe siècle en France, emblématique de ce qu’on a appelé « le roman de la victime », typique de la littérature populaire de ce temps. Il est l’auteur de plus d’une centaine de romans, dont La Pocharde et surtout Roger la Honte, toujours lus de nos jours.

Roger la Honte : affiche (Parrot et Cie, lith. F. Appel, 1889)

Victor Anatole Jules Mary, dit Jules Mary, naît le 20 mars 1851 à Launois-sur-Vence, village des Ardennes. Son père, bonnetier, l’envoie au petit séminaire de Charleville, où, alors qu’il est en quatrième, il se lie d’amitié avec un certain Arthur Rimbaud. Mais, malgré un réel talent pour le latin et le grec, Jules est renvoyé (il avait vendu certains de ses manuels pour acheter des livres « non autorisés ») et termine ses études dans un pensionnat, où il ébauche romans et vaudevilles qui ne trouvent preneur chez aucun éditeur. À dix-neuf ans, durant la guerre franco-prussienne, il s’engage chez les francs-tireurs et participe au siège de Mézières. En 1871, il monte à Paris. Commence alors une vie de galère. Dans une lettre à André Breton de 1919, il se souvient : « Je retrouvai Rimbaud après la guerre, à Paris. J'y étais très misérable. Il l’était autant que moi... Il demeurait alors dans une vaste chambre dont les deux uniques meubles étaient une table et un lit perdu au fond d’une alcôve de ténèbres ... ». Sans argent, il se chauffe dans les bibliothèques, ses lunettes n’ont qu’un verre, il est expulsé de son logement à Noël, et tombe finalement d’inanition sur un banc de Montmartre… Secouru par un commerçant du Quartier Latin qui le prend en pitié, les choses changent peu à peu. Il devient secrétaire d’un commissariat, et commence à accumuler une documentation importante sur les errements de la justice. Puis il arrive à faire publier dans le journal Le Temps son récit du siège de Mézières. Par la suite, quelques autres de ses textes paraissent dans divers périodiques, ce qui lui permet de devenir, pendant un an, directeur de rédaction d’un petit journal de province, effaçant toutes ses dettes. De retour à Paris, il devient rédacteur parlementaire au Petit Moniteur, et, la nuit, ne cesse d’écrire …

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Le Roman pour tous, 163, 7 mai 1892

C’est dans son journal qu’est publié, en 1878, Le Docteur Madelor, qui obtint un grand succès. Dès lors, sa route est tracée, son existence assurée et sa fortune en vue. Il devient ainsi le feuilletoniste attitré du Petit Parisien, puis après un refus d’augmentation, passe en 1885 au Petit Journal, qui lui signe un contrat mirifique : 30.000 francs-or par an, avec pour seule contrainte de fournir un roman tous les douze mois, ce qu’il fera, mais avec la possibilité de pouvoir aussi placer des textes ailleurs. Il publie alors dans de nombreux journaux : Le Figaro, Le Petit Paris, Le Courrier républicain, l’Illustration, ainsi que dans un bon nombre de gazettes de province, dans lesquelles il reprend ses histoires, les rallonge ou les raccourcit selon les demandes. Il les adapte parfois au théâtre, renforçant ainsi sa popularité, et ses richesses. À moins de trente ans, il célèbre son premier million par une fête en son hôtel particulier où le tout Paris se presse. Certains le surnomment l’« Alexandre Dumas moderne », d’autres le « roi des feuilletonnistes ». Il est loin le temps des vaches maigres, qui sert cependant auprès des critiques : « c'est parce qu'il connaît à fond les misères de l'existence et en même temps ce qu'elle peut avoir de grand et de bon, c'est parce qu'il a lui-même, plus que tout autre, souffert et aimé qu'il a su peindre comme pas un l'amour et la souffrance, et qu'il fait vibrer à son unisson l'âme et le cœur de ceux qui le lisent. », explique un journaliste en 1899. Officier de la Légion d’Honneur en 1915, membre de la Société des gens de lettres où il élabore le statut du « roman-cinéma » (il écrira même quelques scénarios pour ce nouveau média), pleinement intégré à l’élite culturelle, il meurt à Paris le 27 juillet 1922.

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La pocharde (H. Geffroy, 1899-1900)

Comme la plupart des feuilletonistes de son temps, Jules Mary fut prolifique : plus d’une centaine de romans, parmi lesquels on peut citer le Boucher de Meudon (1881, un roman policier), Les pigeonnes (1887), Un coup de revolver (1888), Le Régiment (1890), La Charmeuse d’enfants (1899). À partir des années 1900, ces récits deviennent plus « patriotiques », comme Les Dernières cartouches (1902) ou La Fiancée de Lorraine (1903). Mais ses deux plus grands livres, sans cesse réédités, adaptés avec succès au théâtre et même plus tard au cinéma (au moins quatre longs métrages dont le dernier date de 1966 par Riccardo Fredda), sont sans conteste La Pocharde (1897) et surtout Roger La Honte (1887), toujours disponibles actuellement.

Si les thèmes de Mary sont relativement variés, il est l’un des chefs de file du courant dominant de la littérature populaire de l’époque, le « roman de la victime », qui met en scène des personnages innocents (hommes et femmes, mais surtout femmes) en proie au malheur et à la méchanceté humaine. Le propre de Mary est de le faire à travers l’erreur judiciaire, qu’on retrouve dans un grand nombre de ses récits. Il combine roman sentimental et drame familial du feuilleton à des techniques presque naturalistes : il campe précisément le milieu social, se rend sur place pour rendre pleinement réalistes ses descriptions des lieux, enquête sur les faits divers de la région, puis opère un minutieux travail de construction de l’intrigue. En revanche il cherche à ne surtout pas choquer, à éviter l’outrance dont une bonne part du monde littéraire accusait alors Emile Zola et ses émules. Il veut plaire à tous les publics : « Il eut pour client la multitude, l’amusa avec probité, repoussant tout mot, toute situation équivoque » (discours de Paul Féval fils lors de ses obsèques).

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Roger La Honte : affiche (Emile Lévy, 1890)

Roger la Honte illustre bien son style. L’ingénieur et petit patron Roger Laroque y est accusé à tort du meurtre d’un créancier. Il ne se défend pas pour ne pas révéler qu’il était avec sa maitresse, femme de son meilleur ami, Lucien de Noirville. Condamné et envoyé au bagne, il s’évade et revient sous une fausse identité pour prouver son innocence. Contrairement aux apparences, ce n’est pas un roman policier : Mary n’a que faire de la déduction et de la réflexion inhérentes à ce genre, à l’époque en gestation. L’important est la respectabilité sociale, mise à mal par les erreurs judiciaires et de perfides machinations. « Coupable envers Noirville, il se disait : - S'il apprend jamais la vérité, que pensera-t-il de moi ? Que fera-t-il ? … Comme il va me mépriser ! ... Aura-t-il assez de dégoût !!... ». Le happy end n’est pas une obligation : la femme de Roger ainsi que Noirville meurent, le coupable échappe (provisoirement) au châtiment, mais la réputation de Roger est sauve. Ce qui importe, c’est l’honneur du nom. Et aussi l’émotion, qui emporte tout sur son passage : le lecteur doit verser sa larme, car Mary est un virtuose en ce domaine.

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Blessée au coeur (Tallandier, 1938)

À la sortie du livre, la critique littéraire fait la fine bouche, comme ce rédacteur du Gil Blas en 1888 : « Le sujet de Roger la Honte, c'est, en somme, encore et toujours, le sujet de Monte-Cristo ; mais un Monte-Cristo embourgeoisé et sans la fantaisie énorme de Dumas ». Cela n’empêche en rien le triomphe de Jules Mary, car, comme l’analyse fort bien Yves Olivier-Martin dans son Histoire du roman populaire en France : « Dans cet univers, pas ou peu de préoccupations sociales, mais des personnages flambant neuf : officiers, nobles, servantes fidèles, belle comtesse. C’est le genre de roman que la classe ouvrière recherche ».

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La fiancée de Lorraine.... Les duels de Jean de Fontix (Tallandier, 1916)