Henri Guérard, la fantaisie comme esthétique

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En 1972, la Bibliothèque nationale a reçu de de la famille de Guérard le don de son fonds d’atelier. L’œuvre gravé compte 705 titres, soit 101 gravures d’interprétation, 106 illustrations et 498 estampes originales. De l’atelier sont arrivées 2500 épreuves auxquelles s’ajoutent des matrices sur cuivre, zinc ou bois. Les estampes sont aujourd’hui numérisées et accessibles dans Gallica.

Cinq corbeaux,1891, estampe, Henri Guérard (1846-1897), lithographie, 21,3 x 23,7 cm.

Pour camper la personnalité fantaisiste du graveur Henri Guérard, suivons le rédacteur en chef de la revue Paris à l'eau-forte, Richard Lesclide, lorsque, à l'automne 1874, il rend visite à l'artiste dans son atelier parisien. Il y est accueilli en montant l'escalier par des cris stridents provenant du singe Bi, compagnon de Guérard, qui héberge aussi quelques chats, le chien Azor, sans oublier les lapins, les pigeons et les corbeaux.

Azor, 1890, estampe, 2ème état, Henri Guérard, (1846-1897), eau-forte et aquatinte tirée en brun, 51,3 x 35,3 cm.

Au milieu du capharnaüm, le critique s’étonne de voir arrosoirs et gouttières.

Il n'y a ni secret, ni mystère, répond Guérard. Je ne suis pas aussi millionnaire que vos aquafortistes pour prodiguer le cuivre comme ils font. Quand une eau-forte me tourmente, je vais tout bonnement voir un brave chiffonnier qui fait le commerce de démolitions. Il est rare que je ne trouve pas chez lui quelque bonne gouttière hors service que je plane et dont je fais des plaques superbes. J'en ferais tout autant d’un honnête arrosoir.

Lesclide poursuit l'inventaire de l’atelier : une presse de graveur, un grand tableau peint récemment, une table supportant un tas de vieilleries, des parchemins poussiéreux, des bouquins démantelés à côté des livres vénérés de Rabelais et de Cyrano de Bergerac, des vieilles clés et du matériel de serrurier, un exemplaire immaculé, lui, de l'œuvre de Rembrandt. Il remarque aussi des lanternes, partout, une centaine de lanternes,  sur les tables, sur la cheminée, sur le lit, sous le lit, accrochées au chevalet, au plafond, dans la poche de l'artiste et même une qui manque d'éborgner le visiteur en tombant d'une étagère !

Lanterne, à Jeanne Guérard-Gonzalès, 1890, estampe, premier état, Henri Guérard (1846-1897), eau-forte, 20,2 x 15,1 cm.

Ainsi,  à partir de son intérieur, se dessine le portrait de Guérard, qui peut être complété par quelques traits donnés par ses contemporains évoquant un physique à la Vélasquez, altier, grand, maigre et fiévreux, gesticulant, coiffé d’un éternel haut de forme, le pantalon en tire-bouchon, les mains blanchies par l'acide. Son mariage avec la pastelliste Eva Gonzales rencontrée dans l'atelier de Manet dont elle est l'élève et lui l'ami viendra légèrement assagir cette bizarrerie. Malheureusement Eva, épousée en 1879, meurt en 1883, quelques jours après Manet et quelques jours aussi après avoir mis au monde Jean Raymond. C'est la sœur d'Eva, Jeanne, qui prendra soin de l'enfant et épousera Guérard en 1888.

Portrait de Mademoiselle Eva Gonzales, d'après Manet, 1884, Henri Guérard, (1846-1897), impression photomécanique, 16 x 12 cm.

En 1972, la Bibliothèque nationale a reçu de de la famille de Guérard le don de son fonds d’atelier. L'œuvre gravé compte 705 titres, soit 101 gravures d’interprétation, 106 illustrations et 498 estampes originales. De l'atelier sont arrivées 2500 épreuves  auxquelles s'ajoutent des matrices sur cuivre, zinc ou bois. Ce chiffre élevé renvoie à la manière de travailler de l’artiste qui, loin de toute préoccupation commerciale, aime à multiplier les tirages, les encrages, les couleurs du papier. Tirant lui-même ses estampes, il prend un plaisir tout particulier à chercher des effets singuliers pour chaque épreuve. Une estampe comme Au jardin a donné lieu à une déclinaison de sept états, avec de nombreuses épreuves de chaque plaque des différentes couleurs de l'estampe. Le critique Octave Uzanne l'a désigné comme "un des cordons bleus de l’eau-forte". Il expérimente chez lui la cuisine des vernis, des mordants, des grains d’aquatinte. Mettant au point la technique de la pyrographie, il a recours pour brûler le bois à un instrument chirurgical utilisé par le professeur Pacquelin, le thermocautère. La diversité de ses moyens d'expression est large : il modèle des éventails, des médailles, des entrées de serrure, grave des invitations, des menus, des ex-libris, des en-têtes de factures. Mais il est surtout graveur, jouant savamment ou de façon empirique avec l'eau-forte, l'aquatinte, la pointe sèche, la manière noire, le vernis mou, les combinant parfois, au désespoir du catalogueur de son œuvre à la recherche d’exactitude dans la description des techniques utilisées ! La fantaisie du personnage s'exprime toute entière dans l'inventivité de son travail de graveur.

 

Déclinaisons de l'estampe Au jardin, 1885, Henri Guérard, (1846-1897), pointe sèche, roulette et aquatinte, 41 x 34,5 cm.

Henri Beraldi, dans Les graveurs du XIXe siècle, relève chez Guérard deux faces, selon qu'il grave pour lui-même ou pour les autres. Avant 1889, alors qu'il a réalisé sa première eau-forte en 1867 sans avoir bénéficié de la formation d'aucun maître, il travaille essentiellement pour l'édition et l'illustration. Il excelle, comme Jules Jacquemart, à rendre la matière et la couleur des objets précieux provenant des collections Cernuschi, Burty, Gonse et Bing.  La finesse du jade, la transparence du cristal, la patine du bronze, sont restituées avec une très grande précision. Avec autant de brio, pendant seize ans il interprète, pour la Gazette des Beaux-Arts, les peintures de Botticelli, Holbein, Hals, Velasquez, Burne-Jones, Whistler, Corot et surtout de Manet dont il est proche.

Deux sujets de jade et leur socle sur un présentoir, estampe, 4ème état, 1890, Henri Guérard, (1846-1897), pointe sèche et eau-forte, tirage en vert, bistre et noir ; 37 x 48 cm.

En 1889, il fonde avec  Félix Bracquemond la Société des peintres-graveurs, dont il est le vice-président. Dès lors, il se consacre presque exclusivement à la gravure originale, prenant son inspiration dans son environnement proche ou dans ses voyages, auprès des objets ou des animaux qui peuplent son atelier, devant les paysages de Montmartre ou d’Honfleur. Collectionneur dans l'âme, il restitue par sa pointe une série de lanternes, souvent dédiées affectueusement à l'un de ses proches, donnant une vie, ou au moins une émotion, aux objets. Influencé par le japonisme à la mode en cette fin de XIXe siècle – "le Nippon fut son école de Rome" dira Roger Marx dans un article de la Gazette des Beaux-arts de 1897-  mais dans un style humoristique qui le caractérise, il grave les déformations grimaçantes de masques japonais, déclinés là aussi en série. Cet humour s'aventure parfois aussi du côté de la noirceur pour des fantaisies macabres ou… pour son propre faire-part de décès qu'il conviendra de compléter un jour. Ce sera en 1897, seulement âgé de 51 ans.

Masques japonais: La peur et Le rire, 1875, estampes, Henri Guérard, (1846-1897), eau-forte et aquatinte, 12,5 x 10,6 cm et 13 x 11 cm .

Au centre d'un cercle d'amis artistes, il contribue à animer la création de cette fin de siècle. Il tire les planches de Manet, il initie Pissarro à la gravure sur zinc découverte dans l'atelier de Goeneutte. Par l'intermédiaire de son ami Whistler, il conquiert le public anglais. Il a connu le succès lors de son exposition au Théâtre d'application à Paris en 1891. Il expose à Chicago en 1893, à New York en 1896. Aujourd’hui il a rejoint les rangs des artistes injustement oubliés. A défaut d'une exposition monographique tout à fait souhaitable, la numérisation de son œuvre dans Gallica permet de lui rendre un hommage justifié. Pour évoquer toutes les qualités de ce touche-à-tout protéiforme, Beraldi  égrène une longue série de qualificatifs : "moderniste, impressionniste, manétiste, paysagiste, mariniste, japoniste, fantaisiste, alchimiste, essayiste".

 

Monique Moulène

Département des Estampes et de la photographie