Les eaux-fortes mobiles du comte Lepic

0
26 septembre 2013

Ludovic Napoléon Lepic, dans un moment d’humilité assez peu habituel chez lui, se retourne sur son œuvre en déclarant : « … j’avoue que je ne sais pas exactement quelle est la valeur de mes eaux-fortes ». Si l'on juge les sujets traités – beaucoup trop de chiens ridicules et des paysages trop convenus – jamais il ne se serait inscrit dans une histoire de l’estampe. Mais il a eu la bonne idée, sinon d’inventer une nouvelle technique, du moins de trouver une formule singulière pour nommer celle-ci : l’eau-forte mobile.

[Portrait de Lepic] : [estampe] (5e état) / [Marcelin Desboutin, 1876] : pointe sèche ; 31,7 x 23,7 cm

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10315792s

 

Lepic nous explique lui-même sa démarche d’aquafortiste dans un traité placé en tête de son album publié en 1876 par Cadart, Comment je devins graveur à l’eau-forte. « Je ferai de la gravure comme un peintre et non comme un graveur », affirme-t-il. Pour lui l’opération principale n’est pas la gravure de la plaque mais son impression. « Quelle est en définitive le secret de l’eau-forte telle que je l’obtiens ? C’est l’emploi de l’encre et du chiffon ; avec ces deux armes on peut tout obtenir d’une plaque ». Suivant le mode d’encrage et d’essuyage de la matrice, il obtient des effets complètement différents. Ainsi il tire une vue des bords de l’Escaut de quatre-vingt-cinq manières différentes, suggérant successivement un lever de soleil, un clair de lune, un orage, la pluie… La numérisation des quatre tirages conservés au département des Estampes de la planche représentant le Lac de Nemi, près de Rome par exemple permet de comparer les modifications notoires apportées aux différents tirages, faisant apparaitre ou disparaître la lune, ajoutant un arbre au premier plan… Ces variations d’atmosphères placent complètement Lepic dans le courant impressionniste. Il est d'ailleurs présent dès la première exposition impressionniste en 1874, ainsi qu’à la deuxième en 1876. Il ne participera pas aux suivantes, rejeté par les autres artistes du groupe qui n’appréciaient guère son œuvre.

 

Lepic avait pourtant été entrainé là par son ami Degas qui l’admirait au point de le représenter plusieurs fois dans ses toiles (Ludovic Lepic et ses filles, 1870). Tous deux appartiennent au même milieu aristocratique et mondain, partagent les mêmes goûts artistiques pour les peintres hollandais, les mêmes curiosités et distractions, les chevaux, les courses, l’opéra, la danse et… les danseuses. Lepic passe pour avoir enseigné la technique du monotype à Degas vers 1874. Ils signent ensemble le monotype intitulé Le maître de ballet (conservé à la National Gallery of art, Washington). Le procédé de l’eau-forte mobile, qui fait de chaque épreuve une œuvre unique, s’approche de la pratique du monotype, à la différence que l’eau-forte mobile ne s’affranchit pas de la gravure de la plaque de cuivre. Michel Melot, dans L’Estampe impressionniste dénonce « un monotype un peu hypocrite ». Ce qui intéresse Lepic, c’est la multiplication des effets rendus à partir d’un dessin gravé. L’appellation curieuse de « mobile » désigne ces variations.

img3_5.jpg

Lac de Nemi, près Rome : [estampe] (Etat de la plaque) / Lepic 1870 : eau-forte ; 23,8 x 31,8 cm

http://blog.bnf.fr/uploads/gallica/2013/09/Nemi1.jpg

 

En fait, « le nom était nouveau, mais la chose était connue » souligne Beraldi dans Les graveurs du XIXe siècle. Lepic l’avoue lui-même : « ce procédé a existé du temps des grands maîtres graveurs, et je l’ai retrouvé ». Il se place sans scrupule dans la lignée de Rembrandt. En réalité, Lepic n’a rien inventé du tout : tous les peintres-graveurs contemporains, Degas, Félix Bracquemond, Camille Pissarro, Auguste Delâtre comme imprimeur, cherchent à tirer des effets picturaux de l’encrage de leurs plaques. D’autres bien sûr, Degas le plus assidu, le docteur Gachet, Henri Guérard, ont poussé jusqu’au bout leurs recherches en produisant des monotypes. La crânerie de Lepic qui revendique une suprématie théorique peut paraître risible. Beraldi, parlant de son traité théorique,  le disculpe ainsi : « l’auteur s’y montre comme un Jean-Jacques de l’eau-forte et dans cette confession, peint au naïf et au vrai l’état d’âme de l’aquafortiste exalté par les premières manipulations et par les effets rapidement obtenus sur l’épreuve ». Naïveté et enthousiasme compensent une prétention maladroite visible aussi bien dans ses œuvres que dans ses écrits. Ludovic Napoléon Lepic fut en réalité un personnage plus complexe qu’il n’y paraît. Aristocrate ayant rompu avec la tradition militaire familiale, original, dilettante et curieux, il fut durant les cinquante ans de sa courte vie (1839-1889), graveur, peintre, mondain et grand voyageur, amateur éclairé d’archéologie passionné par les fouilles de Pompéi, fondateur du musée d’Aix-les-Bains dont il fut le conservateur, passionné de mer et de bateaux au point d’être nommé peintre officiel de la Marine en 1881 et de participer à une expédition en Égypte l’année suivante, dessinateur de costumes pour  l’Opéra, avant de tout arrêter pour des raisons de santé.

Pour aller plus loin :

Catalogue de l’exposition présentée à Berck-sur-Mer du 7 juin au 30 décembre 2013 : Ludovic-Napoléon Lepic (1339-1889), Le Patron.

Le catalogue raisonné des estampes de Lepic a été réalisé par Thierry Zimmer (mémoire non publié)

Monique Moulène, département des Estampes et de la photographie