Pierre Roche (1855-1922) : la troisième dimension de l’estampe

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15 avril 2014

Pierre Roche est une figure active et pionnière dans le renouveau des arts graphiques à la fin du XIXe siècle. Artiste protéiforme, sculpteur, peintre, céramiste, médailleur et graveur, il expérimente dans le domaine de l’estampe des procédés originaux qui rapprochent toutes ces fonctions. « Sculpteur, la couleur l’a hanté, peintre, le relief lui a paru nécessaire », dit de lui le critique Clément-Janin. Décloisonnant les arts décoratifs, il met au point des techniques nouvelles comme l’aquarelle estampée, la gypsographie et la gypsotypie, ou les papiers églomisés.

Mélusine : [estampe] / gypsographie Pierre Roche, 1900. Gypsographie sur papier Japon ; 20 x 13 cm (feuille)

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10500632f

 

En 1892, Pierre Roche, fasciné par les qualités du papier Japon, commence par tirer ses estampes en relief sur creux de plâtre ; puis il colorie au pinceau chaque épreuve. Il donne à ces monotypes le nom d’aquarelles estampées. Il pousse ensuite la démarche un peu plus loin et utilise alors la matrice en plâtre à la manière d’un bois : le plâtre est gravé comme un léger bas-relief et en même temps encré. Le papier humidifié, comprimé à la main, vient chercher sur les reliefs du plâtre à la fois l’encre et le modelé. On obtient ainsi une estampe gaufrée d’une grande douceur dans son grain et ses couleurs. Les irisations colorées évoquent la céramique. Goncourt, dans son journal de 1896, apprécie la délicatesse de ces planches : « M. Roche, qui a fait des reproductions si originales de Loïe Fuller, vient aujourd’hui étudier ma collection de sourimonos et m’apporte une collection d’essais, où il se trouve des choses charmantes, des gaufrages à peine coloriés, qui ont l’air de visions prêtes à s’évanouir, et j’invite l’artiste, tenté par une accentuation plus accusée, à ne pas le faire et à se contenter de colorations d’aurore et de crépuscule ». Évidemment la fragilité du plâtre interdit des tirages importants. Pour remédier à cela, l’artiste remplace le plâtre par du cuivre ou de l’acier, donnant naissance à des gypsotypies, toutes marquées du monogramme de l’artiste. Ces estampes en relief ramènent Roche à ses recherches de médailleur, qui aboutiront à une Histoire métallique de la guerre publiée en 1922, dont les planches sont conservées au département des Monnaies et médailles.

 

Par ailleurs, pour briser d’une autre façon la planéité de la surface de l’estampe, Roche explore la technique ancienne de l’églomisation. À l’origine sont églomisés des verres ornés de décorations formées d’une feuille d’or fixée sous le verre et protégée par un vernis qui remplit les vides et détache ainsi la silhouette d’or du motif. Le procédé remonterait au temps des catacombes, repris à la Renaissance, déclinant ensuite pour être réutilisé et nommé par un certain Jean-Baptiste Glomy, dessinateur et encadreur, à la fin du XVIIIe siècle. Roche fait évoluer la technique en l’employant sur des supports opaques, le parchemin ou le papier. Des parchemins églomisés ornent les plats de reliures modelées et colorées ou le frontispice de la « Cathédrale » de Huysmans. Le papier églomisé est utilisé pour des affiches comme celles du Salon des Cent en 1894 et 1900, émanation de La Plume, revue littéraire consacrée aux arts graphiques. L’affiche qui connaît un développement spectaculaire en cette fin de XIXe siècle est le support de recherches esthétiques qui ne pouvaient qu’éveiller la curiosité de Roche.

 

Élève du sensualiste Rodin, Roche est parfaitement de son temps. On pense à lui lorsque le critique Roger Marx écrit : « Cette fin de siècle, tant décriée, qualifiée si volontiers de décadente, restera pour la gravure originale une époque signalétique, une période de véritable efflorescence ». Comme si le goût de la gravure originale mise au premier plan dans la décennie 1860 avait évolué naturellement vers un approfondissement de la notion d’originalité dans la deuxième acception du terme, au sens de curieux, atypique, singulier, excentrique. Les estampes expérimentales de Roche sont devenues des objets d’art. Oublions la technique et savourons la poésie de l’œuvre : L’Agrion buvant une goutte de rosée, L’Ankou barattant la mer, Les Hespérides… Huysmans, grand admirateur de Roche évoque « sa végétation d’âmes en fleur qui palpitent sous l’infini d’un ciel ». La faune, la flore, la nature, la mythologie et la religion composent l’iconographie de l’œuvre de Roche. Les sujets et le raffinement de son style traduisent les influences du japonisme, du symbolisme et de l’art nouveau. Roche a admiré en particulier les surimonos japonais pour leurs gaufrages, leurs tons d’or, d’argent, de bronze. Il s’est laissé tenter par la substance nacrée, souple et résistante, des papiers japonais. Le Japon est à la mode en cette fin de XIXe siècle, depuis l’introduction de l’œuvre d’Hokusai par Bracquemond. À Paris, la galerie Georges Petit ou la boutique de Samuel Bing montrent des estampes et objets japonais. Roche fait partie de la société des Amis de l’art japonais et compose en gypsotypie des cartons d’invitation pour leur dîner au restaurant Cardinal. De ce modèle oriental, Roche retient en particulier la composition avec une grande surface de papier en réserve, des sujets proches de la nature, un raffinement dans le rendu. Cet intérêt pour un art exotique, découvert depuis peu, convient à une tendance vers la transgression, caractéristique du symbolisme fin de siècle. Dans cet esprit, avec un regard très personnel, Roche propose des créations qui dépassent les limites habituelles, des objets ambigus, entre sculpture et estampe. « Il y a un moment fatal où un art se transforme pour prendre les qualités des arts voisins. C’est à ce moment que les esprits courts et étroits crient à la décadence », déclare Gustave Moreau. De la part de Roche, il s’agit d’une démarche obéissant à une curiosité insatiable, dans un contexte où les expérimentations avant-gardistes sont appréciées. C’est avant tout l’originalité de sa technique et de son style qui permet de reconnaître au premier coup d’œil une œuvre de Roche, qui, du fait de cette singularité, a connu peu de postérité.

Monique Moulène, département des Estampes et de la photographie