Dans les années 1860, les absences répétées et prolongées d’Adèle Hugo qui, lasse de l’exil, multiplie les séjours sur le continent, donnent au couple de Victor et de Juliette un caractère de plus en plus ouvertement conjugal ; après la mort d’Adèle en 1868 et le retour en France en 1870, ils s'installèrent à Paris dans des domiciles voisins puis, à partir de 1873, firent adresse commune jusqu’à la fin. Les funérailles de Juliette Drouet, en mai 1883, virent le Tout-Paris des lettres, des arts et de la politique lui rendre hommage, et une immense foule accompagner son corbillard, consacrant ainsi le rôle proprement vital qu'elle avait assumé auprès de Hugo — "Elle l'avait guéri de la peur de l'abandon, approuvé dans ses choix, aidé dans ses combats et tiré vers le haut", écrit Florence Naugrette — aussi bien que la stature propre qu'elle s'était acquise.
La Maison de Victor Hugo conserve de précieux témoignages matériels sur Juliette Drouet, notamment ses portraits, son mobilier de Guernesey ; la BnF, elle, est dépositaire de sa mémoire écrite, avec l’ensemble le plus important de lettres échangées entre les deux amants, mais surtout écrites par Juliette. Cette immense correspondance — environ 22 000 lettres, dont près de 18 000 conservées au département des Manuscrits —, Florence Naugrette la qualifie très justement de « journal épistolaire ». Il s’agissait pour Juliette bien moins d’échanger des nouvelles — Hugo et elle se voyaient presque quotidiennement — que de transcender sa vie monotone et dépendante par l’expression toujours renouvelée de ses sentiments, de ses idées, de ses rêves ; d’exister par l’écrit face au plus grand écrivain de son temps, dont elle fut la première lectrice et dont elle ne cessa de révérer le génie. Certes, c’est Hugo qui lui avait d’abord imposé cet exercice, et l’avait guidée en lui fournissant des modèles littéraires ; mais elle sut très vite s’approprier cet outil et en faire une œuvre propre.
Ces lettres, autant que celles de Hugo, sont le meilleur des démentis à l’opinion qui voudrait que le discours amoureux ne soit que clichés, monotonie et répétition. Juliette Drouet s’y révèle une épistolière brillante, maîtrisant tous les registres de la langue, passant du tutoiement au vouvoiement, de la familiarité moqueuse à la plus haute noblesse d’expression, de l’humour à la gravité parfois déchirante. Elle s’amuse aussi, dans les premières années, à les parsemer de petits dessins humoristiques, comme ceux que Hugo griffonnait pour ses enfants.
Juliette Drouet, Balade en cabriolet, lettre à Victor Hugo du 8 août 1838. BnF, NAF 16335, f. 150v
Enfin, on ne saurait sous-estimer la présence active de Juliette Drouet dans la création littéraire de Victor Hugo : à partir de Claude Gueux en 1834, elle fut la copiste attitrée, et vorace, des manuscrits que l’écrivain refusait désormais de confier à l’imprimeur, ce qui faisait d’elle la première lectrice de ces textes, Les Misérables notamment.
Juliette Drouet, autoportrait en copiste, lettre à Victor Hugo du 7 août 1841. BnF, Manuscrits, NAF 16436, f. 123v
Hugo ne la mit pas à contribution que comme copiste ; il lui demanda ainsi de rédiger plusieurs textes qu’il utilisa comme sources dans ses propres œuvres : les souvenirs écrits par Juliette de ses tristes années d’élève dans un établissement religieux inspirèrent largement les chapitres des Misérables consacrés au couvent du Petit-Picpus ; et son « Journal du coup d’État » de 1851 fut repris par Hugo dans Histoire d’un crime.
Il ne cessa de lui dédier des poèmes, des Chants du crépuscule en 1835 aux élégies des dernières années, et de lui rendre des hommages cryptés dans ses romans : ainsi « Gilliatt », le nom du héros des Travailleurs de la mer, est-il donné comme une déformation dialectale du prénom de sa mère, soit… « Juliette » ; quant au jeune général républicain de Quatrevingt-Treize, il se nomme Gauvain, qui n’est autre que le nom de naissance de Juliette (Drouet est celui de son oncle, qui l’a élevée). En retour, l’influence de Juliette Drouet fut décisive pour faire prendre conscience à Hugo des violences physiques, sociales, morales et légales infligées aux femmes, et le convertir à la cause de l’égalité entre les sexes.
Victor Hugo, "Puisque j'ai mis ma lèvre à ta coupe encore pleine...", poème des Chants du crépuscule, 1er janvier 1835, dédié "À ma Juliette" sur le manuscrit. BnF, Manuscrits, NAF 13360,
Certes, il faut se garder d’idéaliser cette histoire : comme le souligne bien Florence Naugrette dans son avant-propos, les conceptions qui sont aujourd’hui les nôtres de la condition respective des hommes et des femmes, et de leurs relations, jettent sur le couple formé par Victor Hugo et Juliette Drouet une lumière bien peu romantique. On peut légitimement être choqué par la dissymétrie de cette relation, la dépendance économique totale et la claustration que Hugo imposa initialement à Juliette, ses infidélités à sens unique ; mais un tel déséquilibre était alors la règle entre un écrivain établi et une comédienne ou une danseuse, et en la matière il faut reconnaître que Hugo s’est comporté envers sa maîtresse avec bien plus de respect et de générosité que la plupart de ses contemporains.
Surtout cette relation n’eut rien d’un bloc homogène, vécu sur le mode de la convention et de l’évidence. « On aurait tort », écrit Florence Naugrette, « de croire de Hugo et Drouet ont vécu pendant cinquante ans leur relation tumultueuse, exaltante et douloureuse, et ses à-côtés, en toute sérénité morale. » Il leur fallut bien cinquante ans pour faire ce chemin l’un vers l’autre, et transformer une liaison commencée sur le mode de la quasi-prostitution en une union libre et égalitaire. Et il serait tout aussi injuste de dépeindre Victor Hugo en incarnation hypocrite de la domination masculine, que de voir en Juliette Drouet une figure du sacrifice et de la soumission. C’est bien une femme libre et debout qui écrivait à son amant adoré, dans un moment d’amertume, ces lignes admirables :
Ce n’est pas de ta générosité dont je me plains mais de la tutelle humiliante où tu m’as toujours tenue malgré mes protestations persévérantes et même mes tentatives de révolte de temps en temps. Ce n’est pas de ma faute si ma nature a plus besoin de justice que de largesse, si le joug de la dépendance la blesse au vif, si le contrôle permanent du moindre désir s’irrite et si tous les instincts de liberté se soulèvent devant les obstacles que tu opposes au libre exercice de ses actions les plus naturelles et les plus légitimes. […] Je ne me donne pas à toi, tu me possèdes, voilà tout. Triste possession aujourd’hui, j’en conviens, mais que je revendique avec tout ce que j’ai d’honneur, de dignité, de force et de courage pour t’aimer dans toute ma liberté et toute mon indépendance. (Juliette Drouet à Victor Hugo, 9 novembre 1858)
Pour aller plus loin :
Florence Naugrette, Juliette Drouet, compagne du siècle, Flammarion, 2022
L'édition en ligne des lettres de Juliette Drouet : juliettedrouet.org/
Juliette Drouet épistolière, Actes du colloque de Paris, 16-17 septembre 2017, sous la direction de Florence Naugrette et Françoise Simonet-Tenant. Avec le Cahier de l'anniversaire de Juliette Drouet, texte établi, présenté et annoté par Jean-Marc Hovasse. Paris, Eurédit, 2019
Juliette Drouet, Victor Hugo : "mon âme à ton coeur s'est donnée". Paris, Maison de Victor Hugo, 2006
Victor Hugo, Carnets d'amour à Juliette Drouet, édition de Jean-Marc Hovasse, Arnaud Laster, Florence Naugrette, Charles Méla et Danièle Gasiglia-Laster, Gallimard, "Folio classique", 2022