La célébration du centenaire de la DAFA culmine cet automne avec l’ouverture de l’exposition Afghanistan, Ombres et légendes, qui se tient au Musée national des arts asiatiques-Guimet du 26 octobre 2022 au 6 février 2023. Cet évènement est l’occasion d’évoquer le fonds BnF des monnaies grecques produites dans cette région d’Asie centrale, connue dans l’Antiquité sous le nom de Bactriane.
Auparavant satrapie de l’Empire Perse achéménide, la Bactriane fut conquise par Alexandre le Grand entre 329 et 327 av. J.-C. Le roi de Macédoine y fonda plusieurs cités qu’il peupla de soldats gréco-macédoniens pour assurer la défense et l’administration de cette vaste région aux confins des marges de l’Empire et de l’Inde. Rattachée après la mort du conquérant au royaume séleucide (centré sur la Syrie et la Mésopotamie), la Bactriane s’érigea finalement en royaume indépendant sous l’autorité d’un certain Diodote dès le milieu du IIIe siècle av. J.-C. Pendant environ un siècle, des rois gréco-macédoniens ont régné sur cette région avant que les armées des Parthes, des Sakas et des Yuezhi achèvent de conquérir le pays vers 130 av. J.-C.
Droit d'un décadrachme d'argent frappé vers 326-c. 320 av. J.-C. à Babylone ou en Bactriane. Il s'agit sans doute d'une représentation de la bataille de l'Hydaspe, en 326 av. J.-C. On y distingue à gauche Alexandre monté sur Bucéphale cabré face au roi indien Poros, monté sur un éléphant dirigé par un cornac. BnF, MMA, 1978.21 (monnaie exposée au musée Guimet du 26/10/2022 au 06/02/2023).
De gauche à droite : statère d'or de Diodote Ier, milieu du IIIe siècle av. J.-C. (BnF, MMA, Armand Valton 541) ; tétradrachme d'argent de Démétrios Ier, fin du IIIe-début du IIe siècle av. J.-C. (BnF, MMA, R.3681.41) ; tétradrachme d'argent d'Antimaque Ier Theos, début du IIe siècle av. J.-C. (BnF, MMA, R.3681.66) ; tétradrachme d'argent d'Eucratide Ier, milieu du IIe siècle av. J.-C. (BnF, MMA, R.3681.95).
La BnF conserve de riches suites de ces monnaies d’or, d’argent et de bronze de Bactriane, qui au premier abord ne se distinguent guère des pièces produites par les autres souverains hellénistiques, qu’ils soient Antigonides (en Macédoine), Séleucides (en Syrie) ou Lagides (en Égypte). La plupart des monnaies gréco-bactriennes présentent au droit un portrait royal (tête ou buste) affublé d’éléments divers allant du simple diadème (un bandeau de tissu signalant la condition royale de son porteur) au casque, éventuellement orné de cornes (symbole de divinisation) en passant par la coiffe en peau d'éléphant. Au revers se trouve le plus souvent une inscription indiquant le nom et le titre du souverain en question et une représentation divine : Zeus foudroyant, Héraclès au repos, Athéna combattante, les Dioscures au galop, etc. L'iconographie monétaire doit en effet répondre à une double injonction : transmettre une image clairement lisible du pouvoir sur un objet par nature de taille très réduite. Le portrait du souverain est dans ce but représenté avec les éléments permettant de le reconnaître comme tel, autant des caractéristiques physiques propres à la personne que les accessoires révélateurs de sa nature, royale voire divine. Outre la légende, le revers associe le plus souvent le roi à une divinité identifiable par ses attributs. Ainsi Zeus est-il représenté barbu, brandissant un foudre et accompagné d'un aigle ; Héraclès a une musculature proéminante et tient sa massue, etc.
De gauche à droite : statère d'or de Diodote Ier, milieu du IIIe siècle av. J.-C. (BnF, MMA, K 2825) ; statère d'or d'Euthydème Ier, fin du IIIe siècle av. J.-C. (BnF, MMA, Fonds général 19) ; tétradrachme d'argent de Ménandre Ier Sôter, milieu du IIe siècle av. J.-C. (BnF, MMA, R.3681.41) ; tétradrachme d'argent d'Eucratide Ier, milieu du IIe siècle av. J.-C. (BnF, MMA, Armand Valton 547).
Parmi les monnaies gréco-bactriennes, il en est une qui surpasse toutes les autres autant par son format que par sa renommée : l’Eukratideion. Il est extrêmement rare qu’un nom soit porté par une seule monnaie. C’est le cas de cette pièce d’or de 169,20 g, large de 58 millimètres, qualifiée en 1867 de « monstre numismatique » par Anatole Chabouillet, alors conservateur du Cabinet des médailles de la Bibliothèque Impériale. Emise sous l’autorité d’Eucratide Ier, souverain qui régna sur la Bactriane et une partie du nord-ouest de l’Inde (actuel Pakistan) vers 171-145 av. J.-C, cette monnaie est à la fois un unicum et la plus lourde pièce d’or de l’Antiquité connue à ce jour. Au droit figure le buste du roi ceint du diadème royal à droite, coiffé d’un casque à cimier orné d’une corne et d’une oreille de taureau. Au revers, la légende indiquant le nom du souverain, BAΣIΛEΩΣ MEΓAΛOY / EYKRATIΔOY (« Du Grand roi Eucratide »), surmonte une représentation des Dioscures à cheval caracolant à droite, lance au poing et tenant une palme contre l’épaule gauche ; un monogramme a été inséré sous les jambes antérieures des chevaux.
Eukratideion, 20 statères d'or d'Eucratide Ier, milieu du IIe siècle av. J.-C. BnF, MMA, E 3605.
Malgré son format hors norme, l’Eukratideion est bien une monnaie, non une médaille. Les types sont identiques à ceux du monnayage d’or et d’argent d’Eucratide. Par ailleurs, son poids correspond très exactement à vingt statères attiques. Une telle dénomination ne peut cependant s’accorder aux usages habituels, généralement militaires, que l’on attribue aux monnayages grecs en métaux précieux. Ici, il faut vraisemblablement envisager une gratification exceptionnelle – le retour des campagnes indiennes du souverain a parfois été évoqué – à de hauts dignitaires civils ou militaires. Quel qu’en soit le contexte, l’émission d’une telle pièce constitue un acte politique et symbolique fort, en accord avec les vertus d’un roi hellénistique de tradition gréco-macédonienne, héritier d’Alexandre, chef militaire victorieux qui bénéficie du soutien des dieux, dont une des manifestations est la tryphè, c’est-à-dire le luxe et la richesse, notamment en or.
À partir du début du IIe siècle av. J.-C. apparaissent des monnaies ayant la particularité d’être bilingues : la légende en grec, généralement au droit des pièces, se double au revers d’une traduction en kharoṣṭhī, écriture indo-iranienne en usage au Pendjab (actuel Pakistan). Ces monnaies sont la preuve tangible des conquêtes des rois gréco-bactriens de vastes territoires au-delà de l’Hindou Kouch, où ce système d’écriture est bien attesté. Mieux encore, la séquence des émissions monétaires bilingues permet d’assurer que l’effondrement du pouvoir gréco-macédonien en Bactriane même au milieu du IIe siècle av. J.-C. ne concerna pas cette région, où des souverains grecs parvinrent à se maintenir jusqu'au début du Ier siècle ap. J.-C.
Drachme d'argent d'Apollodote Ier, Pendjab, Première moitié du IIe siècle av. J.-C. Au droit, la légende grecque ΒΑΣΙΛΕΩΣ ΑΠΟΛΛΟΔΟΤΟΥ ΣΩΤΗΡΟΣ ("[monnaie] du roi Apollodote Sauveur") est répétée au revers en kharoṣṭhī : "mahārājasa apaladatasa tratarasa". BnF, MMA, R 3680.288.
Né comme le reste du monde grec hellénistique de la désagrégation des conquêtes d’Alexandre, la Bactriane n’a pas fait l’objet de la même attention de la part des auteurs anciens. L’éloignement géographique considérable des rives de la Méditerranée explique en grande partie ce phénomène. Par ailleurs, les aléas politiques auxquels a été soumis l’Afghanistan depuis le XXe siècle et les contraintes spécifiques liées au terrain ont limité l’apport de l’archéologie à l’étude de quelques sites majeurs, particulièrement Aï Khanoum. Ceci rend l'étude des monnaies plus encore indispensable qu'ailleurs dans la mesure où elles sont les seules à permette de poser les jalons de la succession des différents souverains, souvent attestés uniquement par les monnaies qui nous sont parvenues. L'étude de leur circulation indique aussi l'extension territoriale de la domination grecque en Asie centrale. Par conséquent les monnaies constituent une source de premier ordre pour la connaissance de l’histoire des Grecs de Bactriane.
Pour prolonger cette commémoration de la longévité des relations culturelles franco-afghanes, la BnF organise, en partenariat avec le Centre d'études et de recherches documentaires sur l'Afghanistan (CEREDAF), une table ronde « France-Afghanistan : œuvres littéraires en regard » qui rassemblera Leili Anvar, Régis Koetschet, Jean-Pierre Perrin, André Velter et Olivier Weber pour échanger autour de la relation particulière qu’ont entretenue avec l’Afghanistan André Malraux et Joseph Kessel en mettant en regard les liens de Sayd Bahodin Majrouh et Atiq Rahimi avec la France et la langue française.
Cette manifestation, ouverte au public sans réservation, se tiendra le 23 novembre 2022 de 17h00 à 19h00 à la Bibliothèque François Mitterrand en salle 70.