Les collections du Centre culturel irlandais par le prisme de l’archéologie du livre

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27 juin 2022

Tout près du Panthéon, rue des Irlandais, se trouve l’ancien collège qui donna son nom à la rue. Bâtie en 1775, la bibliothèque émerveille le visiteur.

Les rayonnages de livres anciens disposés de manière traditionnelle impressionnent, des très grands in-folios en bas des étagères jusqu’aux in-sedecimo et petits in-duodecimo dominant la salle à trois mètres du sol. Peu de bibliothèques parisiennes ont gardé leurs ouvrages dans un tel écrin. Tout semble figé dans un temps révolu et respire une authenticité d’ancien régime. Pourtant, ce n’est qu’un leurre. L’ossature de la bibliothèque est bien celle conçue au XVIIIe siècle, mais les volumes qui la peuplent ont connu maintes péripéties... et proviennent de différentes collections anciennes et d’ajouts plus tardifs. Il s’agit en réalité d’une bibliothèque reconstituée. Comment comprendre cet héritage complexe ? Dans ce billet je vous propose de regarder les volumes par le prisme de l’archéologie du livre pour les faire parler et nous révéler leurs secrets.


Figure 1 : Les rayonnages de la bibliothèque Centre culturel irlandais
 

La bibliothèque du Centre culturel irlandais

L’histoire de la constitution de la plupart des fonds patrimoniaux principaux en France est bien connue. En dehors de la collection nationale, les saisies révolutionnaires ont donné naissance à des bibliothèques dans chaque sous-préfecture. Dotées des livres des institutions religieuses et des émigrés, elles représentent aujourd’hui l’une des richesses culturelles les plus remarquables de la France. À Paris, la situation était plus complexe : le nombre de fonds à saisir était très élevé et leur intégration dans les bibliothèques que nous connaissons aujourd’hui plus aléatoire – même si elle obéissait à une certaine logique contemporaine.

La bibliothèque du collège des Irlandais fut saisie comme les autres et ses volumes dispersés. Un temps, la salle fut vide avant d’être de nouveau peuplée de livres : dès 1805, on achemina des livres pris principalement dans les anciennes collections des collèges des Anglais, des Écossais et des Irlandais, mais parfois aussi d’autres bibliothèques saisies. Le collège reprit sa fonction pédagogique, servant de séminaire formant des prêtres irlandais, et des livres vinrent par don, legs ou achat agrandir la collection. Cette activité s’estompa au cours du XXe siècle et la bibliothèque dut attendre la fondation du Centre Culturel Irlandais pour renaître une fois de plus de ses cendres au début du XXIe siècle.


Figure 2 : The English Gentleman, Londres : Felix Kyngston pour Robert Bostocke, 1633. CCI B 587
 

Si la bibliothèque n’est pas celle de l’ancien collège, ni même simplement un mélange des collèges des étudiants des Îles Britanniques, ses collections conservent une coloration toute particulière qui la différencie des autres bibliothèques parisiennes. Une analyse des éditions les plus anciennes démontre que 16 % des titres imprimés aux XVe et XVIe siècles sont en anglais. Cette présence très forte d’ouvrages anglophones est particulièrement frappante lorsque l’on considère que, pendant cette période, ils ne représentaient qu’un peu plus de 3 % de la production européenne. Cette disproportion est encore plus remarquable si l’on compare les collections à celles de la Bibliothèque nationale de France où 0,4 % des textes sont en anglais

Même si les livres proviennent de bibliothèques différentes, on voit bien qu’il s’agit d’ouvrages choisis pour correspondre au rôle que devait jouer le collège. Mais pour rentrer dans le détail des origines des livres, de leur utilisation, de leur conservation et de leurs lecteurs, il faut examiner les volumes eux-mêmes et chercher les indices qui nous permettent de comprendre leur passé.

L’archéologie du livre

L’archéologie du livre est l’étude matérielle des volumes. Cela implique d’analyser la constitution des textes (où, comment et par qui furent-ils écrits ou imprimés) et des images (quelles techniques et quels artistes) qui composent les manuscrits et les éditions, mais aussi le papier ou le parchemin qui a servi de support. A cette approche bibliographique, il convient d’ajouter un examen du codex : comment le livre fut cousu, quels matériaux ont servi à la confection de la reliure, quelles décorations furent apportées, et qu’a-t-on relié au sein de cette reliure. Enfin, il faut rassembler les informations qui nous permettent d’apporter un éclairage sur la vie du livre : les marques de provenance qui nous permettent d’identifier d’anciens possesseurs, les annotations des lecteurs, mais aussi les traces moins évidentes d’interaction : salissures, déchirures, absences, pliures et ajouts, etc (figure 3). Pris tous ensemble, ces indices nous permettent, strate après strate, de reconstituer la création et le passé des livres et de pouvoir alors conter leur histoire.


Figure 3 : The Lord Beilhaven’s Speech in Parliament, s.n., s.l., 1706. CCI B 1458
 

Les collections du Centre Culturel Irlandais se prêtent particulièrement à ce jeu de détective auquel se prête l’historien du livre. Bien conservés et sans restaurations ou campagnes de re-reliure destructrices, les livres conservent les détails qui font la joie des historiens. Grâce à la politique de mise en valeur des collections du CCI par le biais de bourses pour les chercheurs, les éléments les plus loquaces comme les provenances et les annotations ont déjà été analysés. Par ailleurs, il est aisé de reconstituer certaines collections : la place importante des ex-libris de l’ancien séminaire anglais nous renseigne ainsi sur la place importante des livres provenant de ce collège. C’est pourquoi nous nous pencherons surtout sur les indices les plus mystérieux, tout ce qui n’est pas explicite ou immédiatement accessible.

Les secrets des livres anciens : l’impression des livres

L’analyse de la typographie et des techniques de mise en page peut être très révélatrice. Elle permet d’identifier l’atelier responsable de la production, même quand cette information n’est pas donnée sur l’imprimé lui-même. Ainsi, par exemple, il a été possible d’identifier une impression d’une officine rouennaise grâce aux bois ornementaux et à la typographie gothique employés. La matérialité nous fait apparaître un normand travaillant à produire des textes protestants pour la vente en Angleterre alors que ces mêmes textes sont contraires à la foi catholique...
Mais on peut aller plus loin encore et pénétrer dans l’antre des typographes et entr’apercevoir leur atelier au travail.


Figure 4 : Concordatorum inter Leonem decimum ac Franciscum primum, cum interpretationibus, Paris : Jean Petit, 1539, CCI B 590
 

Ainsi, une édition commentant le concordat de Bologne conclu entre François I et le pape Léon X – un texte d’importance capitale pour l’église gallicane –, imprimée à Paris en 1539 pour Jean Petit, montre comment on organisait une partie du travail (figure 4). Produite en deux volumes, elle révèle à la comparaison des pages de titre que les trois premières lignes non seulement sont les mêmes, mais en plus n’ont pas été recomposées. Le privilège, imprimé au verso, montre la même approche. Que nous révèle cette constatation ? Pour le comprendre il faut penser au fonctionnement de la presse. Il fallait composer les pages avec de la typographie mobile sur une forme, puis imprimer, puis tout défaire pour composer la forme suivante. Laisser une forme composée de côté pendant plusieurs jours n’était pas envisageable. Or, le premier volume demandait au bas mot une vingtaine de jours de travail sur une presse... on imprima donc en une fois la première feuille des premier et second volumes. Ce réemploi suggère qu’on cherchait par tous les moyens à gagner du temps de production : on adaptait le travail pour des gains même mineurs, comme ceux-ci. Ce travail fait à la hâte est confirmé par le bas de la page de titre du second volume : même l’encrage devenait approximatif !

Les secrets des livres anciens : les livres perdus

L’examen des reliures permet aussi d’éclairer la production imprimée française, et de découvrir des éditions inconnues. Comme nous venons de le voir, les artisans du livre cherchaient très souvent à réduire le coût de fabrication du livre. Ceci est vrai pour l’imprimeur, mais également pour le relieur qui tentait de rendre son travail plus compétitif. Une manière facile de faire des économies était de recycler des matériaux qui avait déjà servi plutôt que d’en utiliser des neufs. Ainsi pour la confection des plats, par exemple, il pouvait utiliser d’anciens papiers qu’il collait les uns aux autres plutôt que d’acheter du carton. Cette pratique très répandue fait que les volumes qui nous sont parvenus contiennent souvent des fragments d’anciens ouvrages que l’on jugeait dépassés et qui n’avaient plus de valeur marchande, en dehors de l’utilité matérielle de leurs composants. Ceci est particulièrement vrai pour les impressions de feuilles volantes ou de petites brochures qui avaient rarement vocation à être conservées et dont la présence dans les reliures est souvent la seule trace. La détérioration naturelle des reliures avec le temps laisse remonter à la surface ces imprimés et manuscrits enfouis.


Figure 5 : Invitation à l’enterrement d’un libraire parisien dans la reliure de CCI A 303
 

Ainsi, nous trouvons ce faire-part jusqu’ici inconnu qui annonce la mort et la cérémonie d’enterrement d’un libraire parisien du XVIIe siècle (figure 5). Sa magnifique lettrine au crâne humain renvoie au genre de la vanitas, du memento mori, qui rappelle aux vivants que la mort les attend et qu’il faut vivre selon des règles qui assureront le salut éternel. Ce type de lettrine était sans doute créé spécialement pour accompagner ce type de texte. Une fois distribuée, et l’événement passé, cette impression avait perdu son utilité et un des confrères du malheureux libraire s’en servit pour renforcer le plat d’une reliure. Parfois ce sont également des textes plus importants dont on ne trouve la trace que grâce à ces découvertes.

Un autre volume nous permet de voir le réemploi de feuilles d’une édition plus conséquente (figure 6). La guide des chemins de France de Charles Estienne, publiée pour la première fois en 1552, devint rapidement un succès de librairie. Premier ouvrage à proposer une description des voies principales du royaume, il connut de nombreuses éditions. Son utilité pratique n’était pas compatible avec une bonne conservation : promené par monts et par vaux, il était souvent utilisé jusqu’à sa destruction graduelle par les manipulations répétées et les aléas du voyage. Il était aussi nécessaire de le mettre à jour régulièrement et les anciennes éditions étaient rendues caduques par les nouvelles versions. Pour le moment, il n’a pas été possible de trouver l’édition dont sont issus ces fragments – peut-être s’agit-il d’une édition aujourd’hui perdue.


Figure 6 : Fragment d’une édition de La guide des chemins de France de Charles Estienne dans une reliure
 

Les bibliothèques patrimoniales sont ainsi des institutions où se côtoient les livres qui ont survécu et ceux qui sont morts et ont été dépiécés. Des cimetières du savoir tout autant que des lieux de vie où l’on peut encore exhumer les restes d’anciens codex disparus. Mais on peut aller encore plus loin...

Les secrets des livres anciens : les bibliothèques perdues

Les livres conservent des indices qui permettent aussi de reconstituer en partie la vie d’anciennes bibliothèques dont les meubles ont depuis longtemps péri. On peut en effet reconstituer la manière dont un livre était conservé à partir des traces encore visibles sur le volume, si ce dernier n’a pas été « restauré » et « nettoyé ». Sur les livres les plus anciens, on peut reconstituer ce qu’on pourrait appeler la rotation du livre au cours du temps (figure 7). Avec l’invention de l’imprimerie et l’augmentation exponentielle du nombre de volumes conservés dans les bibliothèques, on adapta les espaces et les habitudes de conservation. On tenta de préserver l’accès aisé aux volumes tout en tenant compte de l’espace nécessairement limité consacré à la bibliothèque.


Figure 7 : La rotation du livre entre le XVe et le XVIIe siècle
 

L’indication de l’auteur et du titre permet de suivre sur chaque volume cette transformation (figure 8). Quand il était posé debout, plat vers l’extérieur, le titre devait être indiqué sur le plat pour être visible. Une fois posé à plat, c’est sur la tranche que l’on écrivait de manière horizontale puis, lorsque qu’on commença à mettre les livres debout, tranche vers l’extérieur, de manière verticale. Enfin, lorsqu’on se mit à les disposer comme nous le faisons communément aujourd’hui, le dos devint la partie visible et c’est là que l’on marqua le volume. On peut dater approximativement chacune de ces transformations dont, néanmoins, le moment précis varie selon les pays et les bibliothèques. Certains livres, cependant, avaient toujours vocation à être disposés d’une manière particulière, et leurs reliures nous informent ainsi sur leur utilisation.


Figure 8 : Titre sur la tranche de CCI B 1554
 

Une fois les volumes disposés dans une bibliothèque moderne, telle que celle du Centre culturel irlandais aujourd’hui, on s’évertua à masquer les indications anciennes et à optimiser la facilité de leur rangement. Ainsi, les plats d’un volume des œuvres d’Antonin de Florence, relié dans le deuxième quart du XVIe siècle, illustre cette évolution (figure 9). D’apparence initialement anodin, on perçoit là où le titre du livre avait été estampé à chaud avant d’être frotté pour ne laisser paraître que les armes d’un possesseur plus tardif, l’évêque Léonor d’Estampes de Valençay (1589-1651). On voit aussi aux quatre coins du cadre de petits trous qui anciennement étaient le point d’attache de boulons qui protégeait les plats de l’usure, une précaution nécessaire lorsqu’il était posé à plat. On notera aussi près de la tranche trois trous qui forment un triangle là où se trouvaient des fermoirs en métal qui tenaient le livre bien fermé, mais qui devinrent une gêne lorsqu’on souhaita le placer verticalement à côté d’autres volumes. Enfin, un dernier trou visible sur le plat de dessous suggère qu’il y aurait eu une boucle en fer qui aurait permis d’enchaîner le livre pour en permettre la libre consultation sans qu’il ne soit dérobé. Ainsi, cette mention effacée et ces petits trous discrets nous permettent de reconstituer sa position dans une bibliothèque qui a disparu il y a plus de quatre siècles.


Figure 9 : Le plat de Antonin de Florence, Summe, Lyon : Jacques Mareschal pour Vincent de Portonariis, 1529, CCI D 6
 

L’archéologie du livre nous permet ainsi de mieux comprendre la bibliothèque du Centre culturel irlandais. Chaque volume fourmille de petits détails qui, pris ensemble, nous permettent d’apprécier les richesses des collections et de faire des découvertes qui nous parlent de la manière dont les livres étaient fabriqués, vendus, possédés, lus et conservés. Les textes et l’iconographie des volumes sont ainsi contextualisés, leur impact est plus facile à évaluer et, au-delà des livres, on perçoit les lecteurs passés et, à travers eux, leur société et les collèges dans lesquels certains d’entre eux travaillaient.

L’exposition « Les secrets du livre ancien révélés » est visible jusqu’au 30 juin 2022 au Centre Culturel Irlandais à Paris. L’exposition, comme celle qui l’ont précédées, est également accessible en ligne sur le site du CCI : https://archives.centreculturelirlandais.com/espace-numerique/exposition...
Pour retrouver les collections du centre culturel des irlandais dans Gallica : https://c.bnf.fr/P2w

Malcolm Walsby
Enssib / Centre Gabriel Naudé