Dissimulée sous des vêtements masculins, Jeanne Barret embarque comme marin sur l’un des deux navires de l’expédition de Bougainville (1766-1769). Gallica vous fait découvrir l’histoire de la première femme à s’être aventurée dans un tour du monde en bateau.
La première expédition française autour du monde menée par Bougainville part de Nantes le 15 novembre 1766, en direction de l’Amérique du Sud. A cause d’une tempête elle doit faire escale à Brest le 5 décembre 1766, avant de traverser l’Atlantique. La frégate La Boudeuse, emmenée par Bougainville, est suivie d’un second bateau, l’Étoile, une flûte ou navire de charge servant de ravitaillement en vivres et munitions, partie de Rochefort le 1er février 1767. En raison d’un retard d’un mois dans la préparation de l’Etoile et d’une voie d’eau qu’il fallut réparer au cours de son voyage, la jonction des deux navires se fait le 20 juin 1767 à Rio de Janeiro au Brésil, au lieu des Malouines initialement prévues, où Bougainville a remis officiellement ces îles à l’Espagne.
A bord de l’Etoile se trouvent l’aventurier Charles de Nassau-Siegen et trois scientifiques : le cartographe Charles Routier de Romainville, l'astronome Pierre-Antoine Véron et le naturaliste Philibert Commerson. Ce dernier est accompagné d’un domestique du nom de Jean Barré (ou Baré) qui est engagé avec les fonctions de «laquais nourrit par le roi». Concrètement il fait surtout office d’assistant direct du naturaliste en l’accompagnant dans ses collectes à terre puis en l’aidant à organiser et classer ses nombreuses découvertes : des plantes en grande majorité, mais aussi des oiseaux, poissons ou insectes, des coquillages et des pierres. En ce qui concerne la botanique, les nombreux dessins botaniques constitueront une des plus remarquables collections du Museum national d’histoire naturelle de Paris. A cela s’ajoutent de nombreuses notes sur la vie des indigènes des diverses contrées qu’ils explorent : Montevideo, Îles Malouines (Falklands), Rio De Janeiro, Buenos Aires, pour rejoindre la Patagonie ; puis, après le franchissement du Détroit de Magellan qui fera perdre un temps précieux à l’expédition, ce sera les Îles Touamotu et l’ Île de la Nouvelle Cythère (nom donné à Tahiti par Bougainville) ; suivront l’archipel des Nouvelles-Hébrides, la Nouvelle-Guinée, l’archipel des Molluques, l’Île de Java et enfin L’Isle de France (Île Maurice). Notons qu’au Brésil Commerson découvre une nouvelle fleur qu’il nomme Buginvilloea (orthographe modifiée plus tard en Bougainvillea), en hommage à celui qui mène l’expédition.
Au cours de ce périple de trois ans, un évènement marque les esprits et restera dans l’histoire des explorations marines françaises : en avril 1768, au cours du séjour à l’ Île de la Nouvelle Cythère, des habitants découvrent et révèlent que l’assistant de Commerson est en réalité une femme déguisée en marin, ayant utilisé cette supercherie afin de faire partie du voyage, malgré l’interdiction de présence féminine à bord des navires depuis l’ordonnance royale du 15 avril 1689.
Jeanne Barret est en fait au service de Commerson depuis 1762, s’occupant de sa maisonnée mais l’accompagnant aussi dans ses nombreuses excursions. Elle acquière donc à son contact de bonnes notions naturalistes bien avant l’expédition de Bougainville, ce qui explique aussi ses capacités scientifiques, ses dons d’apprentissage, et son goût pour l’aventure pendant son voyage aux antipodes.
Malgré la découverte du subterfuge - qui n’est pas tout à fait une surprise car des soupçons existaient à bord - Bougainville reconnait aussi les qualités naturalistes et l’aide non négligeable de Jeanne Barret auprès de Commerson qui la surnomme «sa bête de somme» pour son courage et sa force lors des explorations. Ainsi, Jeanne Barret peut rester à bord et continue son voyage sous le nom de Jeanneton.
En novembre 1768, soit deux ans après le départ de La Boudeuse, Commerson et Jeanne Barret quittent l’expédition qui retourne en Europe ; elle y arrivera le 16 mars 1769. Ils restent sur l’Isle de France à la demande de l’intendant ministériel Pierre Poivre, un ami de Commerson. Ils commencent à récolter de nouvelles plantes. Au Jardin des Pamplemousses, ils participent à l’acclimatation et au développement des plantes à épices, destinées à concurrencer les comptoirs hollandais, et de l’Hortensia qui sera très prisée à l’époque en tant que plante ornementale dans les jardins. Certains écrits mentionnent que Jeanne Barret se serait fait appeler Hortense et serait peut être à l’origine du nom de cette plante.
Ils explorent aussi l’Île Bourbon (La Réunion), autre île de l’Archipel des dont Mascareignes, et Madagascar dont les richesses émerveillent Commerson. Malheureusement, ce dernier décède en 1773, quelques années seulement après leur arrivée à l’Île de France. Les collections récoltées sont ramenées au jardin du roi à Paris par le dessinateur Jossigny, et seront utilisées par de grands scientifiques comme Buffon, Jussieu, Lacépède ou Cuvier.
Goffart et Guillot, "Hortensia", Revue horticole. 1904. Hortalia.
La disparition de Commerson laisse Jeanne Barret dans une situation financière précaire, car non seulement il n’a pas réussi à faire publier ses travaux et découvertes, mais aussi ils ont vu leurs soutiens financiers réduits par le nouvel intendant ministériel, Jacques Maillart du Mesle, arrivé fin 1771 et qui porte peu d’intérêts aux sciences ; de plus, Jeanne n’a pu récupérer l’héritage que Commerson lui a laissé par testament avant le début de l’expédition. Au décès du naturaliste, Jeanne Barret se retrouve sans moyens financiers. Pour survivre, elle ouvre un cabaret à Port-Louis.
Après sa rencontre avec un officier de marine français, Jean Dubernat, qu’elle épouse le 17 mai 1774, elle rentre en France durant l’année 1775. Elle boucle ainsi son tour du monde et devient la première femme circumnavigatrice de l’histoire. Jeanne Barret et son mari s’installent à Sainte-Foy-La-Grande. Elle fait appel au procureur général pour récupérer son héritage ; ce qui est fait en avril 1776. Louis XVI lui attribue également une pension en reconnaissance de son travail de botaniste auprès de Commerson.
Plusieurs milliers d’espèces rentrent dans les collections botaniques et zoologiques françaises, grâce au travail naturaliste conséquent, au courage et à l’abnégation de Jeanne Barret. Elle est bien plus qu’une simple aide «domestique» et on ne connaitra jamais le nombre de découvertes qu’elle a faites en réalité sur le terrain mais officiellement attribuées à Commerson (découvertes consultables de nos jours au Museum national d’histoire naturelle de Paris). Le 5 août 1807, malgré ses apports à ces collections immenses, Jeanne Barret termine sa vie dans l’anonymat dans le village de son mari, à Saint-Aulaye-de-Breuilh (actuellement commune de Saint-Antoine-de-Breuilh). Il faudra attendre près de deux siècles pour que son nom soit à nouveau connu et honoré.
Durant l’expédition, Commerson dédie à Jeanne Barret un arbuste de la famille des Meliaceae, Baretia bonnafidia, renommée Quivisia heterophylla. Bougainville cite le nom de l’exploratrice dans son Voyage autour du monde par la frégate du roi La Boudeuse et la flûte L'Étoile, de même que Diderot dans son Supplément au voyage de Bougainville. Ultime hommage à l’exploratrice, une chaîne de montagne de Pluton porte son nom depuis avril 2018.