Contes en série dans le quotidien "Gil Blas"

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Le roman-feuilleton, lointain ancêtre de nos séries à l’écran, est né au XIXe siècle dans la presse. Empreint de suspense, il suscite des effets d’attente d’un épisode à l’autre. Il occupe le rez-de-chaussée, le rectangle inférieur de la page. Mais plus surprenant : la première colonne du journal, qui héberge le plus souvent des nouvelles politiques, est aussi susceptible d’accueillir la fiction, car on y lit des contes et des nouvelles.

Cette réclame pour un journal quotidien de la fin du XIXe siècle inscrit les noms de Maupassant, Banville ou encore Mendès au sein d’une colonne intitulée « Chroniques ». Pourtant ce ne sont pas des chroniques mais avant tout des contes et nouvelles que ces écrivains publient chaque semaine à la une. On y retrouve une mise en série fonctionnant grâce aux thèmes et un retour des personnages. Nous verrons pour finir l'exemple de la Lanterne magique.

Contes cruels, contes fantastiques… : faire d’un thème une série

  Première page du Gil Blas, 9 juin 1882.

Contrairement aux romans-feuilletons, les contes ne sont pas nécessairement liés entre eux. Des histoires brèves peuvent-elles faire l’objet de techniques de fidélisation du public, à l’égal du feuilleton ? Le principe de série est paradoxalement très utile pour aborder ce type de publication. 

 Théodore de Banville par Nadar et Tournachon

Théodore de Banville, collaborateur du Gil Blas dans le dernier tiers du XIXe siècle, y publie au moins un conte par semaine. Ils ne sont pas organisés en épisodes, mais s’inscrivent dans des sous-ensembles thématiques signalés par leur surtitre : « Contes fantastiques », « Contes bourgeois », « Contes héroïques » qui semblent alors former des recueils à l’échelle du journal :

  Quelques contes à la une du Gil Blas, 9 septembre 1881 ; 20 février 1885 ; 10 août 1883.

D’ailleurs, les mêmes titres sont réutilisés lorsque les contes sont effectivement publiés en recueil :

 Contes bourgeois de Théodore de Banville, Charpentier, 1885.
Illustration de Georges Rochegrosse. 

La présence du titre prépare le lecteur au sujet du conte et instaure un fil conducteur, de semaine en semaine. Les contes fantastiques sont tous marqués par l’irruption du merveilleux au sein de l’espace parisien moderne.

L’écrivain prend soin de mettre en valeur le début et la fin des séries, au moyen de préfaces et d’épilogues, ou encore d’effets de clôture : par exemple, les Contes fantastiques s’achèvent par un récit à la première personne, où une fée s’adresse au narrateur :

« Fais-moi donc le plaisir de te tenir tranquille, et n’écris plus de Contes fantastiques ! ».

Le conteur s’exécute, et la série prend fin.
Des Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam aux Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, le passage du journal au livre est donc facilité par ces ensembles thématiques.

Le retour des personnages

D’autres conteurs de presse poussent plus loin le principe de série, en définissant une petite liste de personnages récurrents. Chaque récit est construit autour d’une aventure achevée, il n’est pas nécessaire de connaître les épisodes précédents, et le lecteur fidèle se plait à retrouver chaque semaine des héros familiers.

Catulle Mendès par Nadar

Chez Catulle Mendès, on suit ainsi les péripéties amoureuses de charmantes libertines, Lila et Colette, au cœur du Tout-Paris festif de la fin du siècle. L’effet sériel est revendiqué par l’auteur dans « La fureur de Colette » le 24 novembre 1884 : 

« aucun de ceux qui me lisent n’ignorent l’affection vraiment touchante de Colette Hoguet pour Lila Biscuit »

 

Armand Silvestre par Desboutin (1886) et Nadar

De même, Armand Silvestre connaît un succès retentissant dans les années 1880 grâce à des centaines d’histoires scatologiques, peuplées de personnages stéréotypés aux noms évocateurs : le commandant Laripète, l’Amiral Lekelpudubec ou encore le Docteur Trousse-Cadet.

Le caractère répétitif des nouvelles est gage de l’attachement affectif du lecteur à ces textes, et Armand Silvestre n’hésite pas à mettre en scène son propre univers : « il y a longtemps, le diable m’emporte, que nous n’avons parlé de ce bon commandant Laripète ! » (Armand Silvestre, « La superbe Aïcha », Gil Blas, 26 avril 1881). Les éditeurs des recueils profitent ensuite de la notoriété des personnages, dont le nom s’affiche dès le titre :

Les Malheurs du commandant Laripète, Ollendorff, 1881
et Les Facéties de Cadet-Bitard, Kolb, 1890.

Le succès des séries publiées dans le Gil Blas, se mesure à la manière dont les auteurs sont peu à peu assimilés à leurs univers et personnages. Dans l'allégorie que l'on trouve ci-dessous de la rédaction, Armand Silvestre se trouve, en haut à gauche, en dessous d’un facétieux ballon-lune : une illustration que l’on retrouve dans certains de ses recueils, la lune étant le support de nombreuses allusions grivoises :

La rédaction du Gil Blas, 25 avril 1880 et illustration pour « L’almée fantôme »

À côté de lui, déguisé en Pierrot, nous retrouvons Théodore de Banville, qui a su concilier sa réputation de poète avec celle de collaborateur de presse quotidienne. 

La lanterne magique de Théodore de Banville

Il est en effet l’auteur d’une série jouant habilement de la tension entre récit bref et ensemble sériel, entre exigences commerciales du journal et inventivité littéraire. Il s’agit de la « Lanterne magique », publiée au Gil Blas en 1882.

La lanterne magique est un objet inventé au XVIIe siècle qui permet de projeter des images : évoquant des tableaux colorés et fugaces. Elle fait rêver les contemporains et son nom se prête à toutes les déclinaisons : revues théâtrales, recueils de textes, albums illustrés...

Scène de Lanterne magique, 1897. 

Les contes de Banville sont des micro-fictions (une demi-colonne de la page du journal), qui n’ont a priori aucun lien les unes avec les autres : il n’y a ni personnage récurrent ni thème unique, même si quelques récits une fois assemblés forment des sous-ensembles thématiques : les quatre saisons, les cinq sens…

Première page du Gil Blas, 13 octobre 1882.

Pourtant, grâce à la métaphore de la lanterne magique, c’est sous l’égide d’un dispositif théâtral qu’est placée la série : dès le premier épisode, le conteur se change en bonimenteur de foire :

« Demandez la curiosité ! Faites monter chez vous la belle lanterne magique ! Il ne vous en coûtera que trois sous »

(Banville, « La lanterne magique », Gil Blas, 26 avril 1885) Le principe de variété des tableaux conduit alors à un ensemble louvoyant entre le conte merveilleux, le poème en prose et la chronique journalistique, au sein d’un spectacle complet, renouvelé de semaine en semaine.
 
L’effet-série appliqué à la fiction brève dans la presse permet de créer d’étonnants ensembles de textes, suscitant habilement de nouveaux effets d’attentes pour le lecteur. Un suspense que vous pouvez découvrir en parcourant ces contes dans Gallica ! 

Par Blandine Lefèvre
Doctorante à l’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle

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