Gustave, muse de Louise Colet

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12 mai 2021

On commémore cette année le bicentenaire de la naissance de Gustave Flaubert. Alors pourquoi ne pas prolonger le précédent billet sur Louise Colet en se demandant si comme on le dit Louise fut la muse de Gustave, ou Gustave la muse de Louise ? Gallica permet d’explorer cette histoire d’amour et de littérature singulière à travers leurs lettres, leurs manuscrits et leurs livres.

 
La liaison de Louise Colet et Gustave Flaubert dure 8 ans, mais avec plusieurs longues interruptions et surtout beaucoup de distance. Cet amour compliqué a enfanté, pour notre plus grand plaisir, une correspondance très abondante. On ne peut malheureusement lire que les lettres de Gustave, qui de son côté, sans doute par crainte du jugement de la postérité, a brûlé en 1879 toutes celles de Louise et de quelques autres. C’est en tout cas ce que raconte Guy de Maupassant, neveu du grand amour de jeunesse Alfred Le Poittevin, qui est devenu très proche de Flaubert dans ses dernières années, dans un texte paru dans L’Écho de Paris le 24 novembre 1890.

Dans Gallica on peut lire la première édition de la correspondance de Flaubert, publiée par sa nièce Caroline Commanville en quatre tomes, en 1887-1893. Les lettres de cette édition sont souvent expurgées de ses passages trop crus ou explicites, mais on y trouve de nombreuses lettres à Louise Colet, désignée sous le nom de « Madame X », de la première lettre, le 4 août 1846 à la dernière (dans cette édition), le 12 avril 1854.

En juillet 1846, Louise rencontre Gustave Flaubert dans le lieu à la mode qu’est l’atelier de James Pradier, qu'elle connaît depuis des années et pour qui elle pose. Il a 25 ans, elle en a 35, elle est célèbre et a déjà une œuvre, alors que lui n’a encore rien publié. C'est l'été et on célèbre l’anniversaire des Trois Glorieuses ; l’occasion pour les amoureux de romantiques promenades nocturnes en calèche au bois de Boulogne, au milieu des feux d’artifices. Dans sa première lettre à Louise, le 4 août, Gustave évoque avec émotion la soirée de la veille :

Mais trois jours plus tard, il s'empresse de lui annoncer la fin de leur amour !

Il ajoute : « Moi si calme naguère, si fier de ma sérénité, et qui travaillais du matin au soir avec une âpreté soutenue, je ne puis ni lire, ni penser, ni écrire […] Je voudrais ne jamais t'avoir connue, pour toi, pour moi ensuite, et cependant ta pensée m'attire sans relâche. J'y trouve une douceur exquise. Ah ! qu'il eût mieux valu en rester à notre première promenade ! Je me doutais de tout cela ! ». Et le lendemain :

 
De fait, après avoir accordé à Louise quelques rares nuits passionnées, le bien nommé ermite de Croisset n’a de cesse de la fuir et de multiplier les obstacles à leurs rencontres, pour se consacrer à l’écriture, mais aussi sans doute pour des plus profondes raisons inhérentes à sa personnalité.

Gustave vient d’interrompre ses études de droit à la suite de la maladie nerveuse dont il a souffert de 1844 à 1845, et qui lui a permis de renoncer à toute carrière ennuyeuse. Il se consacre à la littérature et vit de ses rentes, avec sa mère, à Croisset, qui n’est qu’à trois heures de Paris. Louise est mariée, mais très indépendante ; elle a déjà entretenu, comme on peut le lire dans ses Mementos, plusieurs liaisons durables. Rien, par conséquent, ne fait a priori obstacle à leur amour.

Flaubert se dit amoureux mais il refuse, dès le début, de modifier en quoi que ce soit ses projets ou ses habitudes pour faciliter leurs rencontres, qu’il s’arrange au contraire pour espacer le plus possible afin qu’elles n’interfèrent en rien avec sa vie à Croisset. Il a ses raisons et tient par-dessus tout à maintenir l’ordre qui lui permet d’être tranquille pour écrire, ce que rétrospectivement on ne saurait lui reprocher :

« Il me faut, pour écrire, l’impossibilité (même quand je le voudrais) d’être dérangé »

écrit-il le 6-7 juin 1853.

En tout état de cause, Louise Colet est probablement celle de tous ses correspondants à laquelle il se livre le plus. Ses lettres, très longues, évoquent divers sujets de société, leurs lectures, leurs intérêts et leurs amis communs. Souvent écrite au cœur de la nuit, cette correspondance prend parfois aussi des aspects d’analyse : Louise est sans doute celle qui lui permet le mieux de se parler à lui-même. Certaines lettres permettent de s’apercevoir que les raisons de la distance de Flaubert ne sont pas uniquement littéraires, comme lorsqu’il affirme préférer dissocier amour et plaisir : « Tu es bien la seule femme que j’ai aimée et que j’ai eue. Jusqu’alors, j’allais calmer sur d’autres les désirs donnés par d’autres. » (6 août 1846).

Le corps de Louise semble souvent le gêner et, dans de nombreuses lettres, il écrit à Louise qu’il la voudrait moins femme et plus « hermaphrodite » : « Je voudrais enfin qu’hermaphrodite nouveau, tu me donnasses avec ton corps toutes les joies de la chair et avec ton esprit toutes celles de l’âme. » (28 sept. 1846) ou « J'ai toujours essayé de faire de toi un hermaphrodite sublime. Je te veux homme jusqu'à la hauteur du ventre ; en descendant, tu m'encombres et me troubles et t'abîmes avec l'élément femelle. » Louise ravive la hantise de la castration :

qui anime aussi le rapport de Flaubert à sa mère :

En 1847, Louise se sépare de celui qu'ils nomment « l’officiel », Hippolyte Colet, qui mourra en 1851. Mais Gustave la maintient à distance. En 1848, la Révolution complique opportunément leurs rencontres. En mars, Gustave envoie à Louise une lettre de rupture, et ils cessent toute correspondance. L’année suivante, Gustave part pour l’Orient sans lui avoir fait la moindre visite.

À son retour en juillet 1851, Louise lui écrit pour demander de lui faire une visite d’amitié et, devant le silence de Gustave, lui rend visite à Croisset, le 27 juin ; il lui fait répondre qu’il ne la recevra pas chez lui, mais va la retrouver le soir à Rouen. Ils renouent, mais leur liaison devient largement abstraite et épistolaire, ce qui est loin de combler Louise. Flaubert ne lui accorde que des rencontres trimestrielles, en dépit de promesses sur son toujours prochain emménagement à Paris, ou de protestations concernant une prochaine rencontre avec sa mère, qui alternent avec des reproches, de fausses excuses et des constats amers. Il lui envoie aussi des lettres très tendres et amoureuses. Mais en 1854, leurs rapports se dégradent jusqu’à la rupture définitive.

À cet étrange dialogue dont on n’a que le recto, les Mementos de Louise, publiés récemment, apportent quelques réponses. Elle écrit par exemple « Du Camp a raison, c’est un être à part et peut-être un non-être » (21 novembre 1851), ou bien « Gustave m’aime exclusivement pour lui, en profond égoïste, pour satisfaire ses sens et me lire ses ouvrages. Mais de mon plaisir, mais de ma satisfaction, peu lui importe ! » (24 décembre 1851) et s’interroge : « S’aimer ainsi et ne pas se voir ! Brûler de désirs et ne jamais les satisfaire, cela se peut-il ? » (23 juin 1851). Mais elle s’avoue pourtant toujours amoureuse : « Tel qu’il est, il vaut mieux que tout ce que j’ai connu ; je l’aime, il me relève. […] Hier dans ses bras, aujourd’hui parti loin ! maintenant deux mois d’absence ! Enfin ! au travail ! au travail ! » (14 mars 1852).
 

 

Une correspondance très littéraire

Les lettres de Flaubert à Louise Colet sont aussi la partie de sa correspondance où il y a le plus d’échanges littéraires. Gustave et Louise travaillent beaucoup, et ils travaillent souvent ensemble par lettres interposées. Gustave relit et corrige abondamment les œuvres de Louise, et s’énerve lorsqu’elle refuse d’appliquer à la lettre ses suggestions. Les deux amants évoquent aussi leurs lectures, échangent à propos de leurs amis écrivains. Cette correspondance est surtout restée célèbre car elle accompagne l’écriture du premier roman publié par Flaubert, Madame Bovary, commencé en 1851 à son retour d'Orient, au milieu du gué lorsqu'ils se séparent en 1854, publié en 1857 seulement.

D'innombrables passages font état du travail laborieux et acharné de Gustave pour arriver à la perfection du style :

Sans voir qu'elle y est forcé pour vivre de sa plume avec sa fille, Gustave reproche à Louise d'écrire trop vite : « je ne te sais nul gré de faire de beaux vers. Tu les ponds comme une poule les œufs, sans en avoir conscience (c'est dans ta nature, c'est le bon Dieu qui t'a faite comme ça) » (18 décembre 1853). Et on peut suivre dans ses lettres la manière dont il se forge peu à peu sa doctrine de l’impersonnalité de l’art, en partie en réaction à la conception beaucoup plus ouverte qu'a Louise de la littérature. L'expression de « pot-de-chambre » revient souvent sous sa plume pour stigmatiser l’expression de sentiments personnels dans les livres, à laquelle il reproche à Louise comme à beaucoup d'autres de céder trop souvent :

« Je ne veux pas considérer l'art comme un déversoir à passion, comme un pot de chambre un peu plus propre, une simple causerie, une confidence ; non ! non ! la Poésie ne doit pas être l'écume du cœur, cela n'est ni sérieux ni bien. »

Flaubert, souvent très critique à l'égard des lieux communs de son temps, ne l'est malheureusement pas par rapport à la grande misogynie de son époque. C'est avec autant de mépris que son ennemi Barbey d'Aurevilly qu'il associe au féminin la facilité, la sensiblerie, le trop plein, le pathos, et de nombreuses autres tares. Il le fait en termes très crus, sans se rendre compte à quel point ces propos peuvent être blessants pour sa maîtresse :

 
Pour le Flaubert du début des années 1850 le modèle sandien est un véritable repoussoir : « Tu arriveras à la plénitude de ton talent en dépouillant ton sexe, qui doit te servir comme science et non comme expansion. Dans George Sand, on sent les fleurs blanches ; cela suinte, et l’idée coule entre les mots comme entre des cuisses sans muscles. / C’est avec la tête qu’on écrit. Si le coeur la chauffe, tant mieux ; mais il ne faut pas le dire. » (16 novembre 1852)

Ce sont en réalité, deux logiques qui s’opposent. Louise Colet, avec quelques autres (Hugo, Musset, Sand, Du Camp...) résiste et combat contre la théorie de l’impersonnalité, de l’Art pour l’Art et du très célèbre « livre sur rien », que Flaubert met au jour dans une lettre à Louise  :

 

Amor nel cor

On sait d'ailleurs qu’en dépit de ses bons conseils, Gustave Flaubert a utilisé beaucoup des éléments de sa liaison avec Louise pour donner de la chair à Madame Bovary et au personnage d'Emma. Les transports amoureux de Léon et d’Emma dans le fiacre, par exemple, ont souvent été rapprochés des « deux bonnes promenades en calèche » par lesquelles la liaison de Louise et Gustave a commencé.
 
De même Louise avait offert à Flaubert un cachet d'agate où était gravée une devise en italien, « Amor nel cor ». Or c’est exactement le même objet qu’Emma offre à Rodolphe, et sur lequel le romancier comme le séducteur ironisent. Louise Colet, exprime sa déception dans un poème (le Monde illustré, 29 janvier 1859) :

 
Si Louise a été aussi blessée, c’est que la devise qu’elle avait choisie pour lui est réduite par Flaubert dans son roman à l’expression d’un comportement amoureux convenu, au romantisme fade d’une rêverie italienne. Il ne s’agit plus d’un biographème renvoyant à une personne précise, mais d’un lieu commun.
 

Les amants de Mantes

On trouve toutefois beaucoup plus de traces de Flaubert, de ce fait transformé en muse à son tour, dans les œuvres de Louise Colet. À commencer par un étonnant manuscrit, qui figure parmi les documents offerts par la nièce de Flaubert, Mme Franklin-Grout, à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, et qui est disponible dans Gallica. Les lettres de Louise ont été brûlées par Gustave, on l’a dit, à l’exception notable de ce long poème où elle le qualifie flatteusement de « buffle indompté des déserts d’Amérique », après une de leurs rares nuits réussies, à la fin de l’été 1846. Si les 40 feuillets sobrement titrés « Souvenirs » et datés « 7bre 1846 » de ce carnet recouvert de chagrin bleu sont surprenants, c’est qu’en un siècle où on ne parle pas de la jouissance féminine, Louise y évoque très clairement voire crûment les plaisirs de la journée et de la nuit passées avec son amant à l’Auberge du Grand-Cerf de Mantes, où ils se retrouvaient souvent à mi-chemin de Paris et Croisset.

À ces vers Louise ajoute en post-scriptum leur commentaire en prose : « J’ai fait ces vers pour toi seul, et je voudrais qu’ils fussent meilleurs pour mieux te plaire, comme sentiments et comme mouvement, il y a peut-être quelque beauté dans cette pièce. Mais la forme n’est pas assez rare, assez ciselée. Je voudrais la perfectionner, la nécessité de continuer un autre travail m’en empêche. Si dans un an, tu m’aimes encore, si ce souvenir de Mantes ne te trouve pas indifférent. Je travaillerai, vers par vers, ce morceau fait pour toi et je m’efforcerai de l’en rendre plus digne. »

On peut lire la transcription de ce manuscrit (pour un plus grand confort de lecture) sur le site des amis de Flaubert et Maupassant, et Flaubert parle de son plaisir à le lire dans une lettre du 30 septembre 1846 :

On ne saura sans doute jamais si Gustave a conservé ce carnet simplement parce qu’il n’était pas classé avec les lettres le soir du bûcher... ou pour le plaisir de relire ces vers glorifiant sa mâle vigueur :

« Comme un buffle indompté des déserts d’Amérique,
Vigoureux et superbe en ta force athlétique,
Bondissant sur mon sein, tes noirs cheveux épars
Sans jamais t’épuiser tu m’infusais la vie »

 

L'ombre de Léonce

Lorsque Louise Colet évoque Gustave dans ses textes littéraires, la rupture est consommée, et elle se montre beaucoup moins tendre. Au cours de la seconde moitié de la décennie 1850, elle publie trois romans, Une Histoire de soldat, Un drame dans la rue de Rivoli et Lui, roman contemporain, dans lesquels, selon une tendance en vogue à cette époque, une inspiration romantique se mêle avec une volonté de régler des comptes personnels, une fictionnalisation du réel que l’on pourrait qualifier d’autofiction avant l’heure.
 
Dans Une histoire de soldat, publié en mars 1856 chez Alexandre Cadot après avoir été prépublié en feuilleton dans Le Moniteur du 8 au 14 février, Louise Colet oppose ainsi l’amour profond et sincère des gens simples à l’égoïsme, aux mensonges et à la duplicité d’un second rôle, Léonce, sous les traits duquel elle caricature Flaubert. Le roman s’ouvre sur un tableau du salon que tient Caroline de Lerme, avatar de Louise Colet, où on reconnaît Vigny, Pradier, Champfleury et quelques autres. Par un jeu de récits enchâssés, Louise Colet raconte à la fois l’amour fidèle, heureux et épanouissant de la servante de Caroline pour un soldat, et en contraste la passion toujours déçue de Caroline pour un artiste, Léonce. L’héroïne est belle, généreuse et animée de sentiments nobles, elle suscite les passions mais elle est victime de l’égoïsme et de la dureté de Léonce. Un de ses amis déclare ainsi : « Je ne le comprends pas ; quand on est aimé d’une femme comme vous, on ne la quitte point et on l’épouse bien vite ». Comme Flaubert, « M. Léonce écrivait tout de même chaque matin, et ses lettres réconfortaient un peu madame ». La romancière met en scène de manière dramatique la souffrance de la jeune femme qui s’évanouit quand Léonce la quitte et qui meurt de chagrin.

L’un des sommets du récit, la visite désespérée de Caroline chez Léonce, qui refuse de la laisser entrer alors qu’il est chez lui, rappelle, à grand renfort d'effets pathétiques accompagnés de piques destinées à faire mal, un épisode humiliant vécu par Louise à Croisset : « l'ombre de M. Léonce passait toujours […] cette maison ressemblait à un cimetière, dont les habitants ne s'informent pas de ceux qui les visitent […] La pluie tombait de plus belle ; on n'aurait pas mis dehors un pauvre chien, et cependant pas un mot ne fut dit pour nous retenir. […] Qu’étaient donc cette mère et ce fils qui laissaient partir par une nuit pareille une pauvre femme désespérée ? Et quelle femme ? Vous le savez, celle que tout le monde glorifiait comme la meilleure et la plus belle ! ».
 
Le roman rencontre le succès : Victor Hugo écrit ainsi à Louise :

 

L'autre, là-bas

On retrouve quelques années plus tard Léonce dans Lui, roman contemporain. En 1859, George Sand a publié Elle et Lui, vision romancée de ses amours avec Alfred de Musset, qui est mort en 1857, et où elle se peint avantageusement en jeune femme généreuse face à un artiste cyclothymique. Blessé par la façon dont elle présente son frère, Paul de Musset répond par un récit de vengeance, Lui et Elle. Louise Colet ajoute alors son opus personnel à ces deux ouvrages qui font polémique. Lui, roman contemporain, paraît d’abord en feuilleton dans Le Messager de Paris entre le 23 août et le 16 septembre 1859, puis en volume, à la Librairie Nouvelle, en 1860.

Louise Colet y relate, en les romançant, des faits qui remontent à l’été 1852. Alfred de Musset y figure sous le nom d’Albert de Lincel, et on y retrouve Gustave Flaubert, sous le nom de Léonce. La marquise Stéphanie de Rostan est veuve et mère d'un garçon de sept ans, elle écrit pour gagner sa vie. Elle aime Léonce, un écrivain solitaire qui vit à distance, quand elle rencontre Albert, poète célèbre mais vieillissant et alcoolique, que Léonce l'encourage dans ses lettres à fréquenter. Elle s'attache au poète, mais reste éprise du romancier misanthrope. Albert lui fait le récit de sa désastreuse liaison avec Antonia Black (George Sand). Stéphanie reste déchirée entre les deux hommes, qui un jour se croisent dans son escalier. Après la mort du poète, elle se rend compte qu’il valait mieux que l'indifférent Léonce. Albert de Lincel est un poète de génie fantomatique, malade, dont la beauté adolescente est gangrenée l’alcool et l’amertume, mais pour lequel l’héroïne éprouve beaucoup d’admiration. Léonce, en revanche, brille par son absence et n'apparaît que par ses lettres, que Stéphanie fait lire à Albert :

Même écrit rapidement, le roman est bien construit, avec de surprenantes ellipses et de multiples récits enchassés, le plus long étant le récit par Alfred de Lincel de sa romance tumultueuse avec Antonia Black, qui l’a détruit (10 chapitres, p. 122 à 324). L’évocation d’amours diverses permet à Louise Colet de se livrer à des analyses très fines de la psychologie des hommes et des femmes, de leurs besoins intellectuels et sensuels respectifs, et des incompatibilités qui en résultent : « Dans notre civilisation raffinée, l’amour complet est impossible entre deux êtres également intelligents, mais d’une organisation différente et possédant chacun les facultés de se combattre ». Elle n'hésite pas à exalter la sexualité, ni à décrire les besoins physiques des femmes. Elle fait aussi le constat désabusé de la difficulté des hommes à accepter les femmes intelligentes : « À leur tour, elles nous pénètrent, nous analysent, nous traitent de pair. Sitôt que quelque conflit s'engage, notre orgueil brutal d'homme habitué à la domination s'indigne de leur hardiesse

Et surtout elle ne se prive pas de décortiquer la personnalité de Léonce / Flaubert : « Cependant l'homme qui m'inspirait cet amour était une sorte de mythe pour mes amis ; on ne le voyait chez moi qu'à de rares intervalles ; il vivait, au loin à la campagne, travaillant en fanatique de l'art à un grand livre, disait-il : j'étais la confidente de ce génie inconnu ; chaque jour ses lettres m'arrivaient, et tous les deux mois, quand une partie de sa tâche était accomplie, je redevenais sa récompense adorée, sa joie radieuse, la frénésie passagère de son cœur, qui, chose étrange, s'ouvrait et se refermait à volonté à ces sensations puissantes. [...] Il semblait si indifférent, pour les autres et pour lui- même, à tout ce qui n'était pas l'abstraction de l'art et du beau, qu'il en acquérait une sorte de grandeur prestigieuse à la distance où nous vivions l'un de l'autre. Comment se serait-il aperçu de ma mauvaise fortune, lui qui n'attachait de prix qu'aux choses idéales ? ».

Louise délègue également à Albert une partie de ses sentiments. Il dit ainsi éprouver « une pitié moqueuse pour la monstrueuse personnalité de Léonce s'accroissant sans cesse dans la solitude comme les pyramides du désert grossissent toujours sous les couches de sable stérile qui les recouvrent et les étreignent » ajoutant « vous êtes aimée par le cerveau de cet homme et non par son cœur . […] il y a dans mon vieux cœur  flétri plus de chaleur et plus d'élan que dans ce cœur froid et inerte de trente ans ! »

Le roman est intéressant aussi par les passages où, sous couvert de lecture par Albert des lettres de Léonce ou de commentaires de Léonce sur ce que Louise lui raconte d’Albert dans ses lettres, ainsi qu’à l’occasion des multiples conversation avec d’autres écrivains qui rendent visite à Stéphanie, la romancière se livre à de fines analyses de la posture auctoriale des deux amants : la rivalité Albert / Léonce est aussi littéraire et ils représentent deux conceptions du métier d’écrivain, romantique ou réaliste, ancien régime ou moderne ; d’un côté le labeur de longue haleine que suppose la prose, de l’autre, la poésie, art d’inspiration. Louise Colet place ainsi malicieusement dans la bouche d’Albert une critique du travail laborieux de Léonce sur Madame Bovary :

Pire, Albert assimile Léonce à ces bourgeois dont il se moque mais « comme les nobles parvenus se moquent de la roture, mais en sentant où le bât les blesse. »

Lui, roman contemporain, rencontre un grand succès, attesté par cinq réimpressions en quatre ans. Il est l’une des seules œuvres de l'écrivaine à avoir été republiée récemment. Mais on se demande si ce n’est pas pour de mauvaises raisons : Louise Colet ne trouve sa place dans l’histoire littéraire qu’en tant que maîtresse de Flaubert, qui règle ses différends intimes sur la voie publique par un roman, en dégradant la « sacro-sainte » littérature, ce qui confirme les reproches de Flaubert et l’enferme dans le cercle vicieux. Dans la Préface qu’elle ajoute au roman en août 1863, elle écrit : « comme on a tenté de me briser à l’occasion de ce livre, je relève la tête ; je ramasse le gant qu’on m’a jeté […] quoique deux romans, du genre qu’on me reprochait, eussent précédé la publication du mien, les journaux sérieux, comme on dit, formant un bataillon sacré, concentrèrent contre moi leurs indignations et leurs exorcismes ». Et le roman lui vaut la suppression de sa pension littéraire, et des refus de publications.
 

Un spectre oublié

En 1869, Louise Colet est invitée en tant que journaliste à la fastueuse inauguration du Canal de Suez. Elle voyage sur le Nil et tient un journal de voyage qui paraît en feuilleton dans Le Siècle, et sera publié en librairie à titre posthume en 1879, sous le titre Les Pays lumineux : voyage en Orient. Ce voyage en Orient est aussi un retour sur les pas de Flaubert en Orient, et il fait surgir le fantôme de son amour passé. Louise Colet y revient sur leur liaison d’une étrange façon, dans la longue parenthèse nocturne d’un cauchemar à la Maupassant, qui naît d’une nuit atroce dans une cabine de bateau pleine de rats et d’insectes ; épisode que la table des matières présente sous le titre « un spectre oublié ».

« mais pourquoi donc l'apparition subite de cet être oublié ? » se demande Louise, qui se souvient alors avoir la veille pensé lors d'une excursion à « ces séduisantes almées qui lui servirent à déchirer et révolter mon cœur dans ses récits de voyage ». Et d’ajouter :

En poursuivant par « victime, tu as reçu tous les outrages ; bourreau, on lui décerne les glorifications », car « La femme est perpétuellement cet agneau suplicié par l'amour ; mais l'agneau lâchement poignardé en secret peut guérir de ses blessures, il se ranime et devient lionceau, il mord à son tour le meurtrier impuni. »
 

Fabrication d'une muse

Sa liaison avec Flaubert a sans doute beaucoup nui à la réputation de Louise Colet. À la parution d’Une Histoire de soldat, Flaubert n’avait pas à craindre d’être reconnu, puisqu’il était encore anonyme. Madame Bovary ne sera publié dans La Revue de Paris, dirigée par son ami Maxime Du Camp, que quelques mois plus tard. À la publication de Lui, en revanche, il réagit en feignant d'en rire et écrit à Ernest Feydeau en novembre 1859 :
 

On peut noter que dans les versions plus contemporaines de la correspondance, on trouve des termes plus précis : « Voilà ce que c'est que d'avoir coïté avec des Muses ! ». Dans une autre lettre à Ernest Feydeau, Gustave emploie aussi des termes assez crus, qui ont aussi pour objectif de minimiser l’œuvre de son ancienne maîtresse : « Quant à la veuve Colet, elle a des projets, je ne sais lesquels. […] Tu lui as écrit, elle t’invitera à venir la voir. Vas-y, mais sois sur tes gardes. C’est une créature pernicieuse. / Quand tu voudras te foutre une bosse de rire, lis d’elle une Histoire de soldat – c’est un roman (format Charpentier), publié dans Le Moniteur, ce qui est plus farce. Tu reconnaîtras là ton ami sous les couleurs odieuses dont on a voulu le noircir. Et ce n’est pas tout, j’ai servi de sujet à une comédie inédite et à quantité de pièces détachées. Tout cela parce que ma pièce s’était détachée d’elle ! (Et d’un !) »

De fait, dans les textes des commentateurs, Flaubert, a très longtemps eu le beau rôle, quand Louise Colet était au mieux cantonée dans le rôle de muse. Ce n'est que tout récemment que plusieurs publications sont venues analyser de manière plus équilibrée cette relation complexe entre deux écrivains.

Paul Fierens fait ainsi le récit de leur rencontre en 1929 :

Rémy de Gourmont affirme catégoriquement 1907 dans ses Promenades littéraires : « Louise Colet participa beaucoup à la littérature française, au cours du dix-neuvième siècle, mais ...

Et Antoine Albalat dans Gustave Flaubert et ses amis (1927) écrit : « On sait le rôle d'amoureuse exaspérante qu'a joué Louise Colet dans la vie de Flaubert […] certainement un des plus insupportables types de bas-bleus qui aient encombré la littérature française. Sa beauté fit son succès. ».

D’autres ont mieux saisi la personnalité complexe du « Grand Flau », comme Zola, qui écrit en 1881 dans Les romanciers naturalistes : « les femmes ne l’entamaient guère. C’était tout de suite fini. Il le disait lui-même, il avait porté comme un fardeau les quelques liaisons de son existence. Nous nous entendions en ces matières, il m’avouait souvent que ses amis lui avaient toujours plus tenu au cœur, et que ses meilleurs souvenirs étaient des nuits passées avec Bouilhet, à fumer des pipes et à causer. » ou Guy de Maupassant, qui écrit en 1890 pour L’Écho de Paris : « Il aima comme beaucoup de poètes, en se trompant sur celle qu’il aimait. […] Flaubert préféra aimer tout seul, loin d’elle, et lui écrire, entouré de ses livres, entre deux pages de prose. […] Gustave Flaubert fut dominé durant son existence entière par une passion unique et deux amours : cette passion fut celle de la Prose française ; un de ses amours pour sa mère, l’autre pour les livres. »

 

Pour aller plus loin