L’Église chrétienne a fait de l’éventail
un objet de culte,
le flabellum, insigne de la papauté servant à écarter les mouches, à se prémunir des rayons du soleil,
voire à éloigner les esprits malins.
Les deux grands éventails en plumes de paon qui entourent le pape lors des célébrations sont devenus ainsi un insigne de son pouvoir spirituel.
L’usage rituel et codifié de l’éventail, en tant qu’accessoire noble et respecté, se retrouve
dans la culture asiatique, au Japon en particulier où il fut longtemps présent dans bien des manifestations de la vie quotidienne. Pensons aux accessoires des courtisanes, que l’on peut voir sur
les estampes de Hosoda Eishi et
de Kitagawa Utamaro ou aux ustensiles utilisés lors de la cérémonie traditionnelle du thé. Dans les arts du spectacle, l’éventail est un accessoire récurrent, que ce soit dans
l’art de la lutte, lors de la «
danse aux éventails », de la danse «
Bon odori »
ou encore du Nô. Le Nihon buyō, art de la danse traditionnelle dont l’origine vient du
kabuki, se pratique en général en kimono avec un éventail à la main. Celui-ci sert souvent à représenter un décor, une atmosphère ou une attitude ; son maniement, sa taille, sa forme et ses couleurs sont autant d’indices sur son possesseur.
D’objet associé au pouvoir, l’éventail plié venu d’Asie est devenu l’objet de toilette que nous connaissons bien. En France, il semble que ce soit
Catherine de Médicis qui créa la vogue des éventails italiens en tant qu’accessoire de parure. Au XV
e et XVI
e siècles, la tendance est à son acmé en Italie. Les manches sont en or ou en argent et
les femmes nobles les portent suspendus à leur ceinture par une chaîne d’or.
Sur les portraits de la Renaissance et du début de l’âge classique, l’éventail,
en plumes ou déplié, est souvent présent. Les portraits des reines de France se succèdent et toutes portent à la main un éventail :
Marie Ire d’Écosse, née Marie Stuart, reine de France de 1559 à 1560 ; Élisabeth d'Autriche, épouse du roi de France Charles IX et reine de France de 1571 à 1574 ; Louise de Lorraine, reine de France de 1575 à 1589, épouse d’Henri III ; Marguerite de France ou Marguerite de Valois, fille du roi Henri II et de Catherine de Médicis ou encore
Marie de Médicis, reine de France et de Navarre de 1600 à 1610 suite à son mariage avec Henri IV.
L’éventail, objet d’art
Au XVII
e siècle,
la mode des éventails se diffuse dans toute l’Europe. Ceux venant de France sont prisés, comme en témoigne
cette anecdote cocasse sur le peintre Jean Cano de Arevalo. Dans l’Hexagone, l’engouement pour cet accessoire est tel
qu’il est nécessaire d’en réguler la fabrication et la vente. C’est ainsi que Louis XIV crée par lettres patentes un
statut aux communautés des maîtres éventaillistes. En 1753, à Paris,
150 maîtres éventaillistes se partagent le monopole de son commerce.
Le pliage et le montage des éventails relève alors autant d’une pratique artisanale de haute qualité que d’un travail artistique. Façonneur, polisseur, sculpteur, doreur, pailleteur, imprimeur, coloriste et plisseur s’alternent :
en tout une vingtaine d’ouvriers sont réquisitionnés pour la fabrication d’un seul éventail, ce qui explique sans doute l’absence de signature sur l’objet, contrairement à ceux fabriqués en Italie ou aux Pays-Bas. Seuls quelques noms d’éventaillistes passeront à la postérité,
Josse l’Aîné en tête.
Au XVIII
e siècle, les artisans français prennent pour modèles les somptueux et riches éventails venus d’Asie, en ivoire ou en laque. En France, c’est surtout
à Méru, dans l’Oise, que la fabrication des bois constituant la monture des éventails par les tabletiers se développe, permettant à la ville au XIX
e siècle un véritable essor industriel,
avant que cette activité ne périclite après la première guerre mondiale.
Les éventails deviennent au XVIII
e siècle des objets de luxe et d’excellence de l’artisanat français, à la frontière de deux univers qui se rencontrent, la mode et les arts décoratifs, et leur prix est bien sûr en conséquence :
Une longue tradition se met alors en place : les dessins et esquisses d’artistes renommés sont reproduits sur les éventails pour les décorer. Au XVII
e siècle, il s’agit de reproductions des œuvres d’
Abraham Bosse,
Raymond de Lafage,
Philippe de Champaigne et
Charles Lebrun. L’éventail du plus grand luxe est alors en peau d’agneau, en papier ou en taffetas avec des montures en ivoire, en nacre, en écaille ou en or. Le motif privilégié est la scène mythologique.
Un siècle plus tard, les fêtes champêtres et galantes et les paysages bucoliques d’
Antoine Watteau,
Nicolas Lancret,
Rosalba Carriera,
François Boucher et
Jean-Honoré Fragonard embellissent cet objet d’apparat, l’érigeant en véritable œuvre d’art valant une petite fortune. C’est également à cette époque que l’éventail, décoré de plus en plus coquettement,
entre complètement dans la panoplie de la coquetterie féminine, au même titre que les mouches, poudres et flacons de senteur. L’éventail se décline selon les circonstances : éventail de deuil en peau de soie noire et brins d’ébène, de demi-deuil en dentelle noire, éventail blanc des épousées, éventail maternel, etc. À la cour, son usage se codifie, notamment devant la Reine.
Au XIX
e siècle, le goût pour les éventails anciens était très en vogue chez les collectionneurs éclairés. Souvenons-nous de la joie du
cousin Pons, grand amateur d’art, lorsqu’il pense reconnaitre chez un marchand de Paris
le célèbre éventail de Madame de Pompadour, que l’on dit être un chef d’œuvre de
Watteau ! L’imitation et la reproduction sont par conséquent encore privilégiées. De nombreux peintres, comme Ingres, Rosa Bonheur, Eugène Lami ou encore Jean-Léon Gérôme, prirent cependant le relais des peintres éventaillistes des siècles précédents, grâce aux célèbres éventaillistes
Félix Alexandre et
Jean-Pierre Duvelleroy. Ils renouvelèrent ainsi l’art de l’éventail.
Edouard Manet,
Claude Monet et
Mary Cassatt, entre autres, firent de l’éventail un motif pictural, quand Berthe Morisot,
Edgar Degas, Paul Gauguin,
Camille Pissaro et
Henri de Toulouse-Lautrec, signèrent des peintures directement sur feuille d’éventail. Sa forme en demi-cercle permettait en effet de jouer sur les pleins et les vides et donc de renouveler l’art de la perspective.
À partir de 1860 en France,
la mode est au japonisme. Cette tendance s’étale sur plusieurs décennies, de l’Impressionnisme à l’Art déco, et influence de nombreux arts, en particulier l’art de l’estampe, de la peinture, de la mode et des arts décoratifs.
Le motif de l’éventail, incarnant un Orient fantasmé, ne cesse d’être repris. Son iconographie, diffusée grâce à des revues d’art comme
Le Japon artistique, est enrichie par les peintres
James Tissot,
Alfred Stevens ou encore William Merritt Chase, les lithographes Jules Chéret et
Henri Guérard et par
des dessinateurs d’affiches pour
des spectacles variés.
L’impératrice Eugénie de Montijo, épouse de Napoléon III, contribue également grandement à la vogue de l’éventail. À l’image des anciennes reines de France, elle est très souvent portraiturée un éventail à la main :
comme ici,
là ou
encore là.
L’éventail, arme de séduction
Dans le monde des passions secrètes et des liaisons clandestines faites de connivences tacites et de signes de reconnaissance, l’éventail semble avoir été un instrument indispensable de séduction. Intermédiaire des amours interdites, l’éventail participe pleinement à l’art du badinage. La femme en use pour encourager ou faire cesser une idylle. Son maniement relève de l’art subtil du dévoilement : il cache ou donne à voir un visage languissant, dissimule un billet doux, laisse entrevoir un sourire entre ses interstices,
est propice aux apartés.
« Ce
rideau mobile fait tour à tour l’office de laisser voir ce que l’on veut masquer et de voiler ce que l’on veut découvrir ».
L’éventail participe ainsi à la naissance de l’amour, entre regards appuyés et dérobades pudiques ; à moins qu’il ne serve d’écran à une rivale jalouse, comme dans
Les Égarements du coeur et de l'esprit de Crébillon…
Dans la littérature, l’éventail devient objet romanesque et
matière à intrigues. Il est de tous
les spectacles, de tous les bals, de toutes les soirées habillées, de toutes les rencontres.
Dans
Le paysan parvenu de Marivaux, l’éventail est l’instrument d’une parade amoureuse : la femme laisse tomber négligemment son éventail que le Comte d’Orsan s’empresse de ramasser.
Lors du
bal à la Vaubyessard, dans
Madame Bovary de
Flaubert, le jeu de l’éventail négligemment tombé par terre laisse entrevoir à Emma Bovary tout un monde de passions illégitimes et romanesques.
Attirail du génie de l’intrigue et de la séduction qu’est Clorinde Balbi dans
Son Excellence Eugène Rougon, parure du beau monde dans
La Curée de Zola ou signe de victoire chez
Lisa Macquart à la Gaîté, l’éventail se pare de connotations multiples.
Dans La conquête de Plassans d’Emile Zola, l’éventail devient même quelque peu cabalistique…
L’éventail, objet dérisoire ?
Texte sur l'éventail d'une des dames : « quil est juste / dans son / choix », La récompense royale, La Guerre estant enfin cessèe par tout par les bontez de Loüis le gra(n)d, estampe
Tableau général du goût, des modes et costumes de Paris, par une société d'artistes et gens de lettres, 1797
Au XVIII
e siècle en Europe se développe également
l’écran à main, dont l’iconographie peut rivaliser avec les plus beaux éventails. L’écran à main est à l’origine utilisé pour se protéger du feu de cheminée. Ses fonctions par la suite imitent celles de l’éventail puisqu’il sert à faire naitre œillades et doux sourires.
Écrans à main, La Mode de style : recueil de toilettes, 11 juin 1890
Le Déserteur. n°6 : feuille d'écran à main
L’écran à main ci-dessus représente plusieurs scènes du drame en 3 actes de
Pierre-Alexandre Monsigny,
Le déserteur, dont la première représentation eut lieu le 6 mars 1769 à l'Hôtel de Bourgogne par la troupe de la Comédie-Italienne. Le recto de l’écran à main représente un fond à décor gouaché de fleurettes et une gravure en taille-douce rehaussée en couleurs illustrant le livret. Le verso présente quant à lui un fond à décor gouaché représentant des fleurs avec un extrait du texte du livret.
Étroitement lié à l’art raffiné de la parole, des messages cachés et des sous-entendus subtils, il n’est pas étonnant que l’éventail soit devenu un étendard politique,
sous la Fronde d’abord puis surtout à partir de 1789,
qui vit le triomphe des éventails en papier imprimé et colorié.
L'éventail, Octave Uzanne, 1882
Génie de la Liberté... : éventail à thème révolutionnaire
Les Parisiennes à Versailles : éventail avec chanson à thème révolutionnaire, 1789-1799
« Eventail de Mademoiselle Mallarmé », Collection Jaquet. Dessinateurs et humoristes. Albert Guillaume. Tome 1 : défets d'illustrations de périodiques, 1907-1940
L’éventail en tant qu’objet du quotidien n’est bien sûr plus utilisé aujourd’hui mais il reste néanmoins ancré dans notre imaginaire et associé à un certain mystère, à une certaine coquetterie nonchalante, à un certain raffinement des manières et des arts. À la manière des valets dessinés par Jules Pascin pour illustrer Cendrillon, inclinons-nous devant ce bel objet, bien moins futile qu’il n’y parait.
Cendrillon : Femmes à l'éventail et valets : dessin, Jules Pascin, 1929
Pour aller plus loin