La série anglaise de Théodore Géricault

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8 janvier 2021

Des diverses périodes de la carrière de Théodore Géricault, celle relative à l’Angleterre (1820-1821) revêt un intérêt tout particulier du fait du plein épanouissement de la pratique lithographique du graveur qu’elle révèle. En apporte peut-être le plus bel exemple la « série anglaise » intitulée « Various Subjects Drawn from Life and on stone by J. [sic] Gericault » (Sujets variés tirés de la vie et dessinés sur papier par J. [sic] Gericault), dont on peut observer la complétude au sein du département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France.

Entrance to the Adelphi Warf, Théodore Géricault, lithographie, 1821

Imprimé en 1821 sous la conduite de Charles Joseph Hullmandel (1789-1850), alors le meilleur imprimeur-lithographe de Londres, et commercialisé par les soins des éditeurs Rodwell & Martin, l’ensemble comprend treize estampes avec la page de titre, assez « intrigante » au demeurant. A l'arrière d’un imposant fourgon attelé se voit un homme qui porte sur l'épaule une pancarte où se lit : « Shipwreck of the Meduse » (Naufrage de la Méduse).
 

Texte et iconographie évoquent ici peut-être le transport, au lendemain du Salon de 1819, de la toile iconique vers l’Egyptian Hall de Londres où William Bullock, propriétaire du lieu, l’exposa au public du 12 juin au 30 décembre 1820 ; événement qui suscita un premier voyage de Géricault dans la capitale anglaise d’avril à juin, en compagnie de son ami le peintre et graveur Nicolas-Toussaint Charlet. Les présentes lithographies, datées du 1er février 1821 pour les plus anciennes, et des mois de mars à mai 1821 pour les plus récentes, sont quant à elles contemporaines du second voyage de l’artiste en Angleterre effectué de janvier à décembre de cette même année.

Si les planches de la série ne s’inscrivent dans aucune continuité narrative, elles répondent cependant, à part inégale, à deux thématiques distinctes mais non totalement éloignées : la pauvreté dans les rues de Londres pour trois d’entre elles et le cheval, ô combien cher à Géricault, pour les neuf autres.

Frappé dès son arrivée dans la vaste métropole en pleine révolution industrielle par le spectacle des miséreux abandonnés à un sort calamiteux, le graveur va s’employer à en révéler toute la noirceur avec un réalisme poignant, faisant ainsi de lui, pense-t-on, l’un des premiers interprètes critiques de cet univers social à la Dickens. Le Joueur de cornemuse, « The Piper », vêtu d’une houppelande rapiécée, se détache sur un fond de mur à demi écroulé dans une rue solitaire de quelque faubourg délaissé ; accompagné de son chien à la tête baissée, seule présence à ses côtés, il joue tout en regardant en direction d’un ciel humide et blafard que le jeu d’un subtil encrage rend perceptible.
 

 

Cette sinistre poésie du réel s’amplifie encore à la vue de cette autre lithographie dont le titre est emprunté à l’une de ces comptines populaires en Angleterre, connues sous le nom de « nursery rhymes » : « Pity the sorrows of a poor old Man ! Whose trembling limbs have borne [sic] to your door » (Ayez pitié des malheurs d’un pauvre vieillard que ses membres tremblants conduisent à votre porte).
 

Dans une mise en scène étudiée, un vieux mendiant en guenilles, coiffé d’un chapeau et environné de son chien au regard levé vers lui, s’affale en quête de pain sur le seuil d’une boulangerie ; à l’intérieur de celle-ci, un homme âgé parle à une femme dont le haut du corps apparaît à travers une vitre à moitié ouverte, reflétant ainsi la dextérité de l’artiste à rendre les effets de transparence. De par un habile contraste de valeurs, Géricault met en exergue la figure du pauvre, créant de la sorte une image forte, universelle et malheureusement toujours actuelle de la déréliction humaine. Clôt le  « triptyque prolétarien » de la série une curieuse et rare planche dans laquelle la misère côtoie l’impotence : « A Paraleytic [sic] Woman ». Celle-ci montre une femme paralytique, les yeux fermés, assise dans un fauteuil insolite aux roues pleines, conduit par un homme aux traits grossiers et à la mise indigente. En les croisant, une jeune fille tenant une enfant par la main jette un regard inquiet. A l’arrière-plan se distingue l’avant-train d’une voiture à cheval dont l’élégance contraste avec l’improbable engin roulant, sorte d’antinomie grinçante de la réalité sociale au sein du tissu urbain.
 

La fascination de Géricault pour le cheval, tangible dès sa toute première lithographie réalisée à son retour d’Italie à la fin de 1817, va trouver en Angleterre le terrain favorable à son expression. Dans cette société du début du XIXe siècle où l’animal occupe une place prépondérante, l’artiste décrit en quelques planches les liens qui l’unissent à l’homme à travers la variété des rôles que ce dernier lui assigne. Avec « Entrance to the Adelphi Wharf », où palefreniers et chevaux – dont un tout blanc – entrent sous la voûte d’un tunnel d’un noir sépulcral, l’accent est mis sur l’utilisation laborieuse de l’équidé, considéré avant tout pour sa force de travail. Il en va de même pour cet autre sujet éminemment contemporain intitulé « The Coal Waggon », dans lequel le graveur restitue le difficile transport du charbon effectué par des chevaux de peine et des porteurs exploités, établissant ainsi un parallèle entre la condition de ces bêtes de somme et celle des sans-grades des classes défavorisées. La diagonale plongeante de cette lithographie aux riches variations tonales se fait ascendante dans une autre planche consacrée à ces massifs chevaux de trait que des palefreniers mènent en lente procession à la foire : « Horses going to a Fair » .

 
The Coal Waggon et Horses going to a fair, lithographies, Théodore Géricault, 1821
 

S’inscrivent dans une même veine laborieuse les trois lithographies dédiées à la forge d’un maréchal-ferrant qui déclinent chacune une étape de la fabrication des fers à cheval : « A French Farrier » montre ainsi le forgeron tenant le sabot du cheval dans l’attente du fer chauffé que prépare son assistant, « The Flemish Farrier » représente l’artisan ajustant dans un nuage de fumée le fer brûlant au sabot de l’animal, et « The English Farrier » décrit enfin l’homme occupé à clouter le fer au sabot à l’aide d’un marteau.

 
A French Farrier, The Flemish Farrier, The English Farrier, Théodore Géricault, lithographies, 1821

 

A cette célébration de l’artisanat équestre, où la force animale se conjugue au cérémonial de la ferrure, s’oppose l’élégance quasi « aristocratique » de ces deux chevaux « aériens » entraînés à la monte qui se voient dans « Horses exercising », initialement titré « Horses airing ». Reflet de l’intérêt de Géricault pour la vie sportive anglaise, cette lithographie n’est pas sans évoquer sa toile contemporaine représentant « Le Derby d’Epsom » (Musée du Louvre) dans laquelle des coursiers longilignes semblent léviter au-dessus du champ de courses. Seule planche de la suite anglaise à ne pas avoir été achevée, « A Party of Life Guards » offre une image distinguée de la cavalerie royale anglaise - dotée de superbes équidés à la robe noire – en mesure de pouvoir contenter l’amateur londonien d’estampes. Une pareille préoccupation peut expliquer la présence dans la série de cette ultime lithographie sans lien directe avec les autres : « An Arabian Horse ». Au-delà du fait qu’elle réponde parfaitement au goût du public anglais pour les chevaux arabes, racés et soignés, elle traduit l’attrait « romantique » de Géricault pour l’Orient lointain.

 

An Arabian Horse, Théodore Géricault, lithographie, 1821

 

Pour aller plus loin

 
Alexander Mishory, “Le « reportage » réaliste d’un observateur objectif : la suite anglaise de Théodore Géricault”, in Géricault : dessins & estampes des collections de l'École des beaux-arts, catalogue de l’exposition de l’École nationale supérieure des beaux-arts, 25 novembre 1997-25 janvier 1998, Paris, 1997, p. 83-88.