Les ponts habités

0
28 avril 2022

On les appelle ponts habités, ponts lotis, ponts bâtis ou ponts rues. Durant l'époque médiévale et jusqu'à l'ère moderne, les ponts sont des lieux de passage, de péages mais aussi des lieux de commerce et d'habitation.

Johannes Josephus Vervloet (1790-1869), Ponte Vecchio Firenze

L'histoire des ponts lotis remonte au 12ème siècle avec le développement des activités commerciales et artisanales dans les villes. Car les ponts habités, contrairement aux ponts d'entrée des villes, défendus par des tours et des herses, se situent au coeur de la cité.
Le pont reste un ouvrage d'art difficile à construire à l'époque médiévale. Pour établir les piles du pont à sec, on utilise des batardeaux, ouvrages consistant en une double rangée de pieux remplie de terre tassée, assurant le rôle de barrage autour de la zone à construire. Cette technique est encore utilisée au 18ème siècle, décrite dans le Traité des ponts d'Henri Gautier (1660-1737) et au 19ème siècle, détaillée par le Traité des ponts en 1890. La construction requiert donc une importante main-d'oeuvre et représente un coût substantiel que les autorités cherchent à financer. Or le pont lui-même est un lieu de ressources : des péages sont installés pour son passage, l'amarrage de moulins flottants à ses piles est payant. Enfin, la construction et la location d'habitations sur le pont lui-même représentent un apport financier important. Les maisons s'alignent de chaque côté du pont, prennent appui sur les piles par des étais obliques et forment une véritable rue avec ses habitations et ses échoppes. Le fleuve est masqué au passant.

Les  premiers ponts médiévaux de Paris sont ainsi des ponts en bois habités : le pont au Change, le Petit-Pont, le pont aux Colombes devenu pont aux Meuniers  car "on avait fait construire plusieurs moulins entre les arches". Cependant ces ponts sont fragiles et s'écroulent régulièrement au moment de décrues particulièrement fortes : le pont aux Meuniers s'effondre ainsi en 1196, 1280, 1325. Les C[h]roniques et annales de France rapportent qu'en 1406, "les glaçons emportèrent quasi tous les ponts de Paris". Ces ponts sont par la suite reconstruits en pierre au 14ème siècle ainsi que l'évoque Viollet-le-Duc dans son  Dictionnaire raisonné de l'architecture, sans que cela mette fin à la pratique du lotissement des ponts.  
Ainsi, le pont Notre-Dame est reconstruit au 15ème siècle suite au concours organisé par la ville de Paris entre les principaux maîtres maçons. Pour financer cette reconstruction, la ville lève un impot spécial et lotit le pont pour louer ses habitations et boutiques. C'est l'architecte Johannes Jucundus - comme l'indique en 1685 l'ouvrage Description nouvelle de ce qu'il y a de plus remarquable dans la ville de Paris - qui est chargé de la construction du nouveau pont avec un souci d'harmonisation des bâtiments. Deux rangées de maisons à galeries bordent le pont rue, comme en témoignent des estampes du 17ème siècle.

 

Olivier Truschet et Germain Hoyau, Plan de Paris sous le règne de Henri II. Fac-simile d'après l'exemplaire unique de la Bibliothèque de Bâle.

Partout en France, les ponts médiévaux se couvrent de logements et de boutiques. L'activité pratiquée peut donner son nom au pont, comme le pont au Change qui accueille orfèvres et changeurs, ou le pont des Tanneurs que l'on retrouve par exemple à Nancy. L'activité commerçante est réglementée par un édit ou un cartulaire. C'est le cas à Châtellerault où le "vicomte Hugues donne vers 1060 à l'église de Saint-Nicolas une arche du pont" pour  y construire une pêcherie et un moulin. On trouve de très nombreuses représentations de moulins amarrés ou installés sur les ponts à Mantes, Pontoise ou Poissy.

Le pont Rohan à Landerneau est le seul pont habité subsistant encore en France. Ce pont rue, qui traverse la rivière Elorn, a sans doute été installé sur un gué ponté dès le 12ème siècle. Il est mentionné dans les textes en 1336. Jean et son fils Jacques de Rohan font construire deux arches et un moulin à deux roues au milieu du pont faisant office de pêcherie car on trouve à l'époque de nombreux saumons dans la rivière. Une geôle et un péage équipent aussi le pont.
Albert Robida le décrit ainsi à la fin du 19ème siècle. "Le pont aux moulins, l'originalité de Landerneau est un dernier, le dernier peut-être des ponts de jadis bordés de deux lignes de maisons (...) Le commencement de ce vieux pont, c'est d'abord (...) un premier morceau de trois arches étroites chargées de maisons basses avec différentes boutiques, puis un énorme pâté de construction au milieu de la rivière, à cheval sur d'autres petites arches, de grands pignons à crochets et des pavillons ajoutés. Des jardins en terrasse au-dessus de l'eau égayent de leur verdure et de leurs lierres les façades grises de grands bâtiments remplaçant un chatelet qui défendait ici au Moyen-Age la ville et le passage de la rivière."

 
 L'époque moderne est marquée par  une certaine permanence des habitations sur les ponts existants même reconstruits. Les ponts rebâtis, après leur effondrement, au début du 17ème conservent leurs maisons pour des raisons financières, leurs promoteurs en faisant un objet de spéculation immobilière. Ainsi  le Pont Marie, bâti entre 1614 et 1635 par le promoteur Christophe Marie, est couvert par des habitations de trois étages. Des caves sont aménagées dans les piles du pont. Quant au Pont Notre-Dame, il est réparé et décoré pour de grandes fêtes comme les illuminations en réjouissance du rétablissement de la santé de Louis XIV le 30 janvier 1687 destinées à mettre en scène la monarchie.
 

Cependant, les projets de nouveaux ponts qui intégraient des lotissments sont modifiés au moment de leur exécution à la fin du 17ème siècle, que ce soit à Paris ou dans d'autres villes en France, et ils sont finalement construits sans habitations. C'est le cas du Pont-Neuf de Toulouse (1543-1632) conçu par Jacques Le Mercier et Pierre Souffron, du pont en pierre de Châtellerault sur la Vienne (1564-1611) conçu par les frères Robert, Jean Blondin, puis Jacques et Charles Androuet du Cerceau à partir de 1594, ou du Pont-Neuf à Paris (1578-1614) construit par Baptiste Androuet du Cerceau après 1606. Plusieurs facteurs plaident contre ces installations : les crues récurrentes qui emportent dramatiquement avec elles habitants et maisons (près de la moitié des maisons à trois étages du Pont Marie disparaissent suite à l'effondrement du pont en 1658). L'insalubrité due à l'humidité et aux eaux stagnantes et le rejet des tanneries sont une deuxième cause de l'abandon du lotissement ; les bords de Seine sont alors qualifiés de "vallée de la misère". Enfin les habitations retrecissent l'espace de circulation déjà limité sur les ponts et créent des engorgements.
A la fin de l'époque moderne il ne subsiste que quatre ponts habités à Paris: le pont au Change, le pont Saint-Michel, le pont Notre-Dame et le pont Marie. Un édit royal de 1786 ordonne la destruction des maisons sur les ponts, destruction représentée par les contemporains comme le peintre Victor Jean Nicolle (1754-1826).
 

Enfin, parmi les ponts habités, le Ponte Vecchio à Florence et le Rialto à Venise occupent une place particulière dans l'imaginaire collectif.
Le premier pont sur l'Arno qui date de 1177 est bordé de boutiques de boucheries et de tanneries. Ce pont est appelé vieux pont ou Ponte Vecchio, en raison de la construction ultérieure de nouveaux ponts. Des crues ont raison du pont en 1333. Le nouvel édifice est construit par Taddeo Gaddi (1300-1366), également peintre et disciple de Giotto. Son profil avec ses segments d'arcs permet aux bateaux, par sa hauteur, de passer dessous  tout en ménageant un chemin sans pente abrupte aux extrémités du pont pour le passage des charrettes. Les emplacements des boutiques sont alors réservés aux orfèvres et changeurs afin de supprimer les commerces les plus polluants. De son côté, le Rialto, à Venise, est déjà situé dans un quartier commerçant. Le pont en pierre reconstruit au 16ème siècle est signé de l'architecte Antonio da Ponte, également auteur du Pont des Soupirs.

 Pour en savoir plus

Les billets de la série les ponts
Heritage  : la bibliothèque numérique de l'Ecole des Ponts et Chaussées