Horace Walpole et Mme du Deffand : une étonnante "amitié"

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Quand une grande Dame tenant l’un des plus célèbres Salons s’éprend au soir de sa vie d’une Gloire venue d’Angleterre. Rencontre au sommet de deux grands esprits qui tout en ne s’aimant pas vraiment se sont beaucoup aimés.

N. Lafrensen (ill) et F. Dequevauviller (grav), L'Assemblée au Salon, eau forte.
coll. BnF Département des Estampes et de la Photographie (cote : AA-175 (2)-FOL
 
Auteur du premier roman gothique de la littérature anglaise, Horace Walpole (1717- 1797), était comte d'Oxford et le fils de Robert Walpole, qui fut premier ministre britannique. Après des études au collège d'Eton, puis à Cambridge, il effectua son Grand Tour avec le poète Thomas Gray et commença par Paris. Membre du Parlement de 1741 à 1768, mais peu intéressé par la politique, Walpole fut tour à tour critique d’art, romancier, historien, dramaturge et surtout l'un des plus illustres épistoliers de la littérature anglaise. Sa correspondance ne comporte pas moins de dix-neuf volumes.

Lassé par le brouhaha de la capitale, l’auteur britannique acheta en 1747 une petite ferme sur les bords de la Tamise : Strawberry hills. Celle-ci fut aménagée au goût du jour, dans un style gothique avec des créneaux et des vitraux armoriés. 

 


Alfred Michiels, Voyage d'un amateur en Angleterre, Paris, 1872, p. 186
 

Ayant développé une passion pour les vestiges gothiques qu’il visitait lors de ses voyages, il fit exécuter des accessoires gothiques du même style, semblables aux pièces d'origine : « je vais construire un petit château gothique à Srawberry Hill. Si vous pouviez me trouver quelques fragments de vieux vitraux avec des armes ou autre chose. »
 


Horace Walpole, Essai sur l'art des jardins modernes, traduit en françois par M. le duc de Nivernois, Strawberry-Hill, 1785
 
 

Également collectionneur, il constitua une importante collection de tableaux, de médailles et d'objets d'art, dont des sculptures antiques et ouvrit sa galerie au public.

 


Le Cabinet de l'amateur et de l'antiquaire : revue des tableaux et des estampes anciennes, des objets d'art, d'antiquité et de curiosité.
Paris : Librairie Firmin-Didot frères, fils et cie, 1842, p. 437.

 

Amédée Pichot, Les Poëtes amoureux, épisodes de la vie littéraire, Paris : M. Lévy frères, 1858, p. 263.
 
 

Ce décor inspira fortement son roman Le château d'Otrante qui s’ouvre sur un rêve dans un vieux château : une main de géant recouverte d'un gantelet de fer. Hanté par cette vision, il se serait assis à sa table de travail pour écrire un conte moral qui raconte la réparation d'une injustice transmise de génération en génération.

 

 
 

Ce roman apparaît comme le premier conte fantastique de la littérature anglaise. En nommant son récit The Castel of Otranto, a "Gothic Story", cette architecture mise en fable, cette dramatisation d'une demeure gothique, il inaugurait un genre littéraire qui, vingt ans plus tard, devait connaître une incroyable postérité. En 1767 parut la traduction française. Le roman ne fut apprécié que par la haute société et un petit nombre de lecteurs cultivés, dont Grimm, qui rédige un compte rendu flatteur dans La Correspondance littéraire :

 


Grimm, Friedrich Melchior, Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot depuis 1753 jusqu'en 1790.
1829-1831, Tome 5, Paris : Furne, p. 321. 

 

 

À Madame du Deffand (1697-1780), l’une des grandes épistolières et salonnières de son temps, l’auteur anglais avait confié :

« Je n’ai pas écrit mon roman pour ce siècle-ci, qui ne veut que de la raison froide (…) il ne sera goûté que plus tard […] J'ai laissé courir mon imagination, les visions et les passions m'échauffaient. Je l'ai fait en dépit des règles, des critiques et des philosophes ; et il me semble qu'il n'en vaille que mieux. »

On sait moins si cette dernière a aimé le roman : « Il est très bien dans son genre. Il a tout le costume gothique », écrit-elle.

Mais le véritable succès ne viendra qu'un demi-siècle plus tard grâce aux bibliothèques de prêt. C’est donc au début du XIXe siècle que les romans gothiques remportent un grand succès et font naître une grande ferveur chez le public. Charles Nodier parle de « roman frénétique » en 1821 en évoquant des récits baignés dans une atmosphère d’épouvante sur fond d’intrigue sentimentale, avec la récurrence de motifs comme les cimetières, les châteaux en ruine ou des prisons. Écrits dans la lignée du gothic novel anglais lancé par Horace Walpole, suivi par Ann Radcliffe et Matthew George Lewis, les romans gothiques mettent à l’honneur des éléments macabres, sombres et effrayants.
 
Dans sa préface, Horace Walpole, doutant de la réception par le public, annonce que l’ouvrage a été imprimé à Naples en caractères… gothiques, au cours de l'an 1529 et s’amuse ainsi à tromper le lecteurs

 

Octave Delepierre, Supercheries littéraires, pastiches, suppositions d'auteur dans les lettres et dans les arts,
Londres : N. Trübner et Cie, 1872, p. 131.

 

Il révèle la supercherie dans une seconde préface, qui fait grand bruit à Paris où Walpole était bien connu.
 

Lady Morgan, Le livre du boudoir. Tome 2, Paris, 1829, p. 328.

 

 

Depuis 1765, il est en effet devenu le favori du salon de Mme du Deffand alors âgée de 68 ans, avec laquelle il a noué une curieuse relation. Il a vingt-deux ans de moins qu'elle. Malgré la différence de culture et de langue, elle découvre quelqu'un qui partage ses goûts. Leur correspondance va durer pendant quinze ans…

« On ne peut aimer plus tendrement que je vous aime. Souvenez-vous que vous êtes mon tuteur, n'abandonnez pas mon éducation : je serai toujours très soumise mais surtout ne me laissez jamais ignorer ce que je dois faire et dire… »

écrit-elle tout de go dans une première lettre.

Au gré des distractions, des soupers avec des hôtes prestigieux, ils mènent de longues conversations autour de la littérature et de la politique. Il reste de cette correspondance 955 lettres, dont 840 de la marquise, car Walpole a détruit les siennes ! Un certain ridicule toujours possible émanant de cette étrange relation nourrissait en effet l’agacement et la peur ultimes de l’ombrageux et très indépendant gentilhomme anglais.

 


  Sir H. Walpole par J. Reynolds in Dayot, Armand, Josuah Reynolds : peintre et esthéticien, 1930

 

 

Mais, dans le fond, qu’est-ce qu’a véritablement été cette relation ? Walpole n’était pas, certes, le seul sujet qui pouvait provoquer de passer des  « nuits blanches » à Mme Du Deffand, mais elle a utilisé la première ce bonheur d’expression dans l’une des lettres qu’elle a adressées à ce difficile ami.

Dans l’ouvrage récemment sorti de Sabine Melchior-Bonnet, Les revers de l'amour. Une histoire de la rupture, un chapitre est consacré à nos deux personnages, c’est dire si leur histoire, envers et contre tout, fut bien une histoire d’amour ; très déséquilibrée ; penchant terriblement du côté  de la « vieille toquée », comme Walpole a osé appeler la Marquise. Mais, pour finir, l’attachement fut bien réel des deux côtés.

 


Encina, J. Mme du Deffant, gravure sur bois, s.d. coll BIU Santé

 

Cet amour surgit très tard dans la vie de la Marquise qui connut une jeunesse extrêmement dissolue et qui ne savait, à vrai dire, peu ou même pas du tout aimer. L’une de ses contemporaines fort acerbe a dit d’elle : «  Elle prend un amant comme on prend un vêtement, parce qu’il faut en avoir un et le quitte le lendemain pour le seul plaisir de s’en donner un autre… ».
 

L’éloignement inexorable du brillantissime d’Alembert qui l’avait tant éblouie par son génie et sa drôlerie et dont l’arrivée sur la scène des Salons a pu être présentée ainsi par Damiens de Gomicourt dans l’Esprit des philosophes et des écrivains célèbres de ce sièclea mortellement blessé la sensibilité de la grande Dame, toujours déguisée sous les traits d’un esprit piquant, voire cruel.

 


Jollain (des.) et Henriquez (grav.), D 'Alembert, 1878. Coll BIU Santé

 

Peu à peu, d’Alembert a préféré la chère protégée de la Marquise, Julie de Lespinasse - crime indépassable - et cette trahison n’a fait qu’accentuer une profonde tendance à la mélancolie chez Madame du Deffand, redoublée, l’âge avançant, d’une cécité grandissante et d’une atteinte de l’ouïe…

 


Portrait de Julie de Lespinasse
d'après Carmontelle in Ségur, Pierre de, Julie de Lespinasse, 1905

 

Alors, lorsque Walpole arrive à Paris en 1765, un dernier  - bien plutôt un premier amour ! - va naître dans le cœur et l’âme de Madame du Deffand. La première fois qu’il la voit, il résume cette vision d’un trait enlevé, drôle et assez peu amène, mais malgré tout, de fait, assez admiratif devant cette personne peu facile à abattre :

 

 

Bien sûr, elle est âgée - imaginez soixante-huit ans au XVIIIe siècle ! - , elle est souffrante, bien diminuée, on sait cependant qu’elle est restée très jolie et attrayante ; bien sûr, il est plus jeune, très en vue dans son pays et vraisemblablement… homosexuel. Pourtant leur jeu de chat et souris va durer de nombreuses années, fait d’éloignements, de retours, d’exaspération, d’inquiétude.

Voyez un peu le ton de la pauvre Madame du Deffand qui fut si indifférente et si dure si longtemps, se déclarant elle-même comme sa « Petite », abaissement de sa propre personne inouïe de sa part :

 

Voyez aussi le style de réponse cinglante qu’il peut lui faire !

 

 

Mais toujours, Walpole revient à Paris. En 1767, 1769, 1771, 1775… Et toujours, il la revoit, la soutient, la gâte. Il accepte d’être son légataire.  Il promet même de s’occuper de son petit chien, Tonton, si elle disparaît ! Et, effectivement, il en sera ainsi, ce que nous raconte Sainte-Beuve.
 

Sainte-Beuve "Lettres de la marquise du Deffand" in Le Constitutionnel : journal du commerce, politique et littéraire -1850-03-11)

 

L’adieu à son ami de cœur sera apaisé, néanmoins très lucide. Elle sait pertinemment qui aimait des deux… Walpole a su enchanter les dernières années de l’Intraitable, mais en retour, comme il a lui aussi bénéficié de ce merveilleux regard amoureux porté sur sa personne très consciente d’elle-même, voire assez égoïste.

Aucun perdant. Et l’une des plus singulières histoires d’amour littéraires. Nous ne saurions nous en plaindre ni trop en rire…

 
 

 

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