Premières marées noires

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Il y a 20 ans, dans la nuit du 11 au 12 décembre 1999, le naufrage de l’Erika provoquait une marée noire sur 135 km du littoral Atlantique, plus particulièrement autour de Belle-Ile et la presqu’île de Guérande en Bretagne. Retour sur la problématique du transport pétrolier et sur les premières « marées noires » prises au sens large de rejet de pétrole touchant le littoral.

"Pollution, cancer du globe ?", Télé formation du 20 avril 1976

Depuis le Torrey Canyon en 1967 et l’utilisation, pour la première fois, de l’expression « marée noire » par un journaliste du Télégramme de Brest, de nombreuses marées noires se sont succédées dont celle de l’Amoco Cadiz en 1978, au large de Portsall. Avant même l’emploi de l’expression et ce depuis les débuts de l’exploitation et du transport pétrolier à la fin du XIXème siècle, fuites, accidents et rejets ont alimenté la presse, les ouvrages techniques et même la fiction.

Les premiers pétroliers
Avec le forage des premiers puits de pétrole, en Pennsylvanie à partir de 1859, se pose la question du transport. Les premiers navires convoient le pétrole dans de simples barils entreposés sur le pont ou dans les cales. Très vite, le besoin d’un transport spécialisé se fait sentir comme le rappelle Jacques Schuhmann dans sa thèse de droit consacrée au transport maritime des pétroles en 1936. Les frères Nobel font construire un navire à vapeur et à coque d’acier, le Zoroaster en 1878, qui navigue sur la mer Caspienne. Ils réalisent également « le premier pipe-line reliant les puits aux raffineries » comme le précise l’article du Génie Civil daté du 3 avril 1897.

Le Glukauf, construit en 1885, est considéré comme le premier pétrolier, équipé d’un double fond et de cloisons, ce qui doit ainsi limiter le risque d’accidents.

Une marée noire fictionnelle
 Ce premier temps d’inventions techniques et de développement industriel inspire parallèlement les écrivains, tel André Laurie, auteur de la première marée noire de fiction.
Roman d’aventures, roman maritime et d’anticipation scientifique, De New York à Brest en sept heures d’André Laurie, paru en 1889 aux éditions Hetzel, raconte la mise en place par un ingénieur français, Raymond Frézols, d’un tube souterrain incliné permettant le transport du pétrole à travers l’Atlantique pour le compte d’un « roi du pétrole » américain Ebenezer Curtiss. C’est pour contrer l’établissement  d’une compagnie concurrente souhaitant « conduire le pétrole de la mer Caspienne à la Russie » que le magnat accepte le projet fou de l’ingénieur. Du côté américain, les puits de Pennsylvanie sont déjà reliés à New York par des conduites. Du côté breton, est trouvée « aux environs de Brest une vallée [à] transformer en lac artificiel de pétrole »  pour servir de réservoir.
André Laurie déploie dans De New York à Brest une vision positiviste de la science mais se montre aussi critique face à l’assujettissement de celle-ci à la démesure et l’ambition. Les travaux sont en effet d’ampleur, conduisant à la déviation des chutes du Niagara mais aussi, après le sabotage du nouvel oléoduc, à la première marée noire littéraire.

Incendies et accidents
Les accidents réels sont, quant à eux, couverts par la presse et les revues.
Les risques liés à l’exploitation pétrolière et à son transport se posent d’abord en termes d’incendie. Albert Dupaigne, dans Le Pétrole, son histoire, sa nature, ses usages et ses dangers, évoque en 1872 « les épouvantables sinistres maritimes occasionnés par l’incendie des navires chargés de pétrole soit en pleine mer, soir dans les ports ».

Le journal La Charente relate, le 13 avril 1895, l’incendie d’un navire transportant du pétrole dans le port du Havre, qui « a fait explosion projetant dans toutes les directions le liquide enflammé qui  formait son chargement » et endommageant les brise-lames.
La revue Le Yacht fait état le 29 novembre 1928, également au Havre, du naufrage de deux chalands chargés d’approvisionner en carburant un paquebot transatlantique.

« Le mazout qui remonta à la surface s’est répandu dans l’avant-port et les bassins dont l’eau est recouverte d’une couche d’huile qui salira pendant longtemps les carènes et les amarres des navires. Des traces de mazout sont observées très au large du Havre. »

La pollution ne provient pas seulement des accidents et naufrages. Les déballastages (évacuation des résidus de fonctionnement d’un navire), les dégazages (évacuation des gaz des citernes du navire et donc aussi des restes de pétrole) ou les fuites qui polluent les côtes commencent également à être dénoncées.

Pollution, inquiétudes  et prise en compte du milieu
La très balnéaire revue Plages d’émeraude clame le 25 août 1925 : « Les poissons de l’océan sont en péril (…) parce que l’essence les empoisonne ! », pour relayer la tenue éventuelle d’une conférence internationale à Washington ayant pour but de limiter la pollution au mazout dans l’océan — conférence préliminaire de la pollution des eaux navigables par le pétrole effectivement tenue en 1926.
Dans l’Ouest-éclair, daté du 17 mai 1935, les pêcheurs se plaignent du mazout qui rend impropre à la consommation poissons et crustacés. Ils dénoncent la non-application d’un décret de 1926 qui interdit « sous peine d’amende de déverser dans l’eau des bassins des produits susceptibles de la contaminer. »
Enfin, dans les années 1930, les protestations viennent de plus en plus des sociétés d’amis de la nature, des protecteurs des oiseaux qui se sont organisés dès le début du XXème siècle (la LPO, Ligue de protection des oiseaux, date de 1912).
En 1931 se tient à Paris le Deuxième congrès international pour la protection de la nature. A cette occasion, la secrétaire de la LPO, Madame Feuillée-Billot, intervient pour enjoindre à une entente sur la protection des oiseaux contre l’huile lourde :

« Des quantités considérables d’oiseaux morts sont maintenant rejetés sur nos côtes. Parfois leur plumage est complètement collé par l’huile et, littéralement englués, les infortunés oiseaux ont perdu l’usage de leurs ailes ». Et de conclure : « Si l’on y prend garde les méfaits du mazout prendront des proportions considérables. »

Lors de la marée noire de l’Amoco Cadiz en 1978, entre 19 000 et 37 000 oiseaux furent mazoutés selon le bilan établi par le Cedre (Centre de documentation, de recherche et d'expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux). Suite au naufrage de l'Erika, Le magazine Cols Bleus constate le 8 janvier 2000 : "Dans les nappes de mazout qui arrivent 13 000 cormorans, guillemots, mouettes et canards. Seule une minorité sera sauvée par les bénévoles de la Ligue de protection des oiseaux". La LPO comptabilisera au total, pour cette marée noire, plus de 74 000 oiseaux mazoutés.