Protection des animaux au 19ème siècle : 3. un nouveau front, la corrida

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Après la création de la SPA en 1846 et l'évolution de la loi vers la protection de tous les animaux domestiques, à partir de 1853 les défenseurs des animaux voient apparaître un nouveau front : les courses de taureaux espagnoles. En effet, après son mariage avec la fille d’un Grand d’Espagne, Eugénie de Montijo, Napoléon III a autorisé les corridas en France.

Prochainement ouverture des Courses Landaises, affiche, 1890

 

Les premières fêtes tauromachiques données à Bayonne faubourg Saint-Esprit en 1853 durent trois jours. Pour l’une d’elles, trente-neuf chevaux et vingt-quatre taureaux sont mis à mort. Un compte rendu de cette corrida est publié dans l’Illustration, journal universel du 3 septembre 1853 (page 159), suivi le 10 septembre 1853 de la réponse d’E. Pargat (des Landes) « Les course de taureaux, à Bayonne. De la tauromachie dans ses rapports avec les mœurs, le goût et… les lettres » (pages 163 à 165). Dans sa conclusion, E. Pargat a des mots très durs pour « cet amusement maussade, en désaccord avec nos mœurs et les tendances de l’esprit français ». Conformément à une opinion répandue à l’époque, E. Pargat relie cruauté envers les animaux, violence humaine et morale publique : « Il ne faut pas une sagacité déliée pour déduire de ce qui précède l’influence pernicieuse que ce spectacle barbare peut avoir sur les mœurs ».
 
Les années suivantes, les courses de taureaux attirent des milliers de spectateurs venus d’Espagne. Dans le Journal des débats politiques et littéraires, samedi 6 octobre 1855 (pages 2 à 3) , Louis Ratisbonne signe l'article « Une course de taureau à Saint-Esprit » dans lequel il se montre particulièrement choqués par la part qu’y prend le public :
La vue du sang peut seule, on le croirait, causer une telle ivresse. Il me semble que cela suffit à juger la moralité du spectacle. Il y a, dans le cœur de l’homme, une bête féroce qu’il faut se garder d’éveiller. (L. Ratisbonne)
Dès 1854, des suppliques adressées personnellement à l’empereur par des hommes d’Église restent lettre mortes. De même, les protestations répétées de la SPA. En 1868, le docteur Henry Blatin, vice-président de la Société protectrice des animaux, tente, à son tour, de faire monter sa voix jusqu’au trône en publiant une brochure intitulée Les courses de taureaux (Espagne et France). Les arguments juridiques présentés à l’empereur par un avocat à la cour d’appel de Paris, Alexis Godin, dans son journal Le Protecteur, le Législateur et l’Ami des Animaux ne retiennent pas plus l’attention du souverain.
Ces arguments rappellent l’existence de la loi Grammont et son application aux combats de taureaux. Alexis Godin s’appuie sur la jurisprudence de la Cour de Cassation. Il rédige un mémoire de 18 pages intitulé Loi Grammont. Jurisprudence de la Cour de Cassation, qu’il lit pendant la séance de la SPA du 28 avril 1859, et qui sera publié dans le Bulletin de la Société protectrice des animaux de la même année. Toujours en vain.
 

Le mariage civil de l'Empereur au château des Tuileries, Napoléon III et Eugénie, Victor Adam

L’attitude bienveillante du Second Empire  encourage le développement des courses espagnoles  dans le Midi de la France, et bien qu’illégale, la corrida se répand. Or, il faut souligner que dans les régions méridionales, la course sanglante est étrangère à la tradition locale. Attestée depuis le 18ème siècle, les courses camarguaises et les courses landaises sont des jeux d’adresse et d’agilité avec l’animal qui n’est ni mis à mort ni blessé. Ces amusements très populaires ne relevaient pas de la loi Grammont puisqu’il  n’y a pas de mauvais traitement. D’ailleurs, les protecteurs de la SPA ne s’en sont jamais préoccupés.

La presse, soutient les opposants à la corrida en dépit de la pression politique et de la censure policière importante à cette époque. Le journal Le Siècle relaie les protestations contre les corridas.
Les parlementaires, de leur côté, se saisissent de la question. Le 20 mars 1866, le sénateur Pierre, Auguste, Rémy Mimerel aborde la question des corridas au Sénat.

 

La IIIe République et le gouvernement de Mac-Mahon face à la corrida

Après le Second Empire et l’avènement de la Troisième République, plus libérale, tous les espoirs sont permis pour les protecteurs de la SPA. Mais après la chute de Thiers, le gouvernement est confié au Maréchal de Mac-Mahon qui devient Président de la République le 24 mai 1873. Il nomme le duc Albert de Broglie ministre des Affaires étrangères et Vice-président du Conseil des ministres. Ce dernier soutient une politique d’ordre moral. Dans ce cadre, une circulaire du 4 septembre 1873 signée du ministre de l’Intérieur Ernest Beulé interdit les corridas dans le Midi (publiée dans le Journal des Débats politiques et littéraires du jeudi 11 septembre 1873, page 2).
 

Charles-Ernest Beulé, par Ch. Reutlinger, 18601880

Cependant, malgré l’interdiction, les organisateurs de la corrida contournent la circulaire du 4 septembre 1873 en obtenant des autorisations exceptionnelles pour organiser des corridas « de bienfaisance ». Ils sont défendus par des parlementaires comme Gustave Loustalot, député des Landes [en 1876-1877], des écrivains comme Paul Féval qui publie dans le Figaro du 18 août 1876 (article intitulé « La Société protectrice des hommes ») que la protection des animaux « distrait de la compassion envers les malheureux ».
 

La SPA continue de protester, et en 1881 une lettre ministérielle adressée au préfet des Landes condamne les courses espagnoles avec mise à mort (Revue critique de législation et de jurisprudence, nouvelle série, tome XXIV, n°2, février 1895, pages 115 à 138 « Rapport présenté à la Chambre criminelle de la Cour de cassation sur les pourvois formés contre les jugements du tribunal de simple police de Bayonne en matière de courses espagnoles de taureaux. Audience du 14 janvier 1895. Par M. Calixte Accarias ». Voir la lettre ministérielle  page 120.  
Voir aussi Revue des grands procès contemporains, tome XV, 1897, pages 235 à 310 « Les courses de taureaux. Taureaux, chevaux, courses espagnoles et courses landaises, mise à mort, mauvais traitements, interdiction, contravention à la loi du 2 juillet 1850 (loi Grammont) », et en particulier au sujet de cette lettre ministérielle, page 243 : « Mais, en 1881, une lettre ministérielle adressée au préfet des Landes, condamna les courses espagnoles comme contraires à la loi de 1850, tout en permettant les course  "landaises" où "il n’y avait pas de sang versé" , pourvu qu’il n’y eût pas d’ailleurs de mauvais traitements abusifs »).
 

En 1884, à la suite de corridas à Nîmes qui avaient scandalisé l’opinion, le ministre de l’Intérieur, Pierre Waldeck-Rousseau, interdit les courses de taureaux espagnoles par une circulaire du 27 juin 1884. Cette circulaire précise  que les corridas relèvent de la loi Grammont « lorsqu’elles comportent la mise à mort des animaux après une série de mauvais traitements et s’accompagnent du spectacle de chevaux éventrés ». Les instructions données aux préfets sont claires : 1. la loi doit être appliquée dans toute la France, 2. en vertu cette loi les arrêtés municipaux autorisant les corridas doivent être annulés (circulaire publiée au Bulletin officiel du ministère de l’Intérieur, 47e année, 1884, n°488, pages 359 à 360) Recueil Dalloz, année 1895, page 269.

 

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M. Waldeck-Rousseau : [carte postale] / cliché Nadar

 

Le député du Gard Henri, Adolphe Pieyre de Boussuges interpella le ministre à la Chambre à ce sujet, et la question fut discutée à la séance du samedi 21 juin 1884. Les parlementaires furent unanimes à considérer la loi Grammont applicable aux corridas (JORF Débats parlementaires. Chambre des députés, 22 juin 1884, pages 1427 à 1430). En 1886, une circulaire du ministre de l’Intérieur Ferdinand Sarrien réitère l’interdiction des courses de taureaux avec mise à mort.

 

Loi du 5 avril 1884 sur l'organisation municipale

En 1884, les relations entre les communes et l’État changent. En effet, la loi sur l’organisation municipale du 5 avril 1884 (publiée au JORF du 6 avril, pages 1857 à 1868 et insérée au Bulletin des lois ) étend les libertés communales. Les maires et leurs adjoints ne sont plus nommés par l’État mais élus localement par le conseil municipal. En contrepartie la tutelle du préfet s’exerce à la fois sur le maire  et sur les actes de la communes (articles 95 et 99).

 
Dans ce contexte, la notion d’identité régionale se développe dans le Midi de la France et un antagonisme apparaît entre les maires, élus locaux, qui défendent les libertés communales, et les préfets représentants du pouvoir central. Aussi dans les années 1890, un conflit éclate au sujet des corridas entre les municipalités et les préfets détenteurs du pouvoir central.  Des circulaires ministérielles sont à l’origine de ces conflits. Elles ont pour objet les courses de taureaux espagnoles.
La circulaire télégraphique du ministre de l’Intérieur (Ernest Constans) aux préfets en date du 15 juillet 1891 donne des ordres clairs :

Veuillez aviser les maires des communes où ont lieu des courses de taureaux que la mise à mort du taureau est interdite. Ces magistrats devront prendre des arrêtés portant cette interdiction. S’il n’était déféré à votre injonction, vous aurez à prendre un arrêté général pour les communes de votre département, en vertu de l’article 99 de la loi du 5 avril 1884.

Recueil Sirey 1895, par J.-B. Sirey, page 370

Une nouvelle circulaire du Président du Conseil et ministre de l’Intérieur Charles Alexandre Dupuy  en date du 25  septembre 1894 ordonne aux préfets des départements du Midi d’interdire les courses de taureaux avec mise à mort. Recueil Dalloz 1895, page 269.

Les préfets prennent, donc, des arrêtés dans ce sens conformément aux instructions ministérielles. Mais plusieurs municipalités du Midi refusent de respecter l’interdiction préfectorale. Le Journal des Débats politiques et littéraires du lundi 1er octobre 1894 (édition du matin, page 3, article intitulé « Les courses de taureaux ») se fait l’écho de l’agitation que cet arrêté a provoqué à Nîmes.
 

 

En effet, l’arrêté du préfet du Gard en date du 26 septembre 1894 interdit les courses de taureaux avec mise à mort « dans toute l’étendue du département du Gard » (Texte intégral cité d’après le Recueil Dalloz 1895, page 269).

Mais le conflit le plus remarquable oppose le maire de la ville de Dax, Raphaël Milliès–Lacroix, au préfet des Landes. Conformément à la circulaire ministérielle du 25 septembre 1894, le Préfet des Landes avait interdit dans tout le département par un arrêté en date du 8 octobre 1894, « les course de taureaux avec mise à mort des animaux, ou toutes autres pratiques tombant sous la prohibition de la loi du 2 juillet 1850 ».
Or, dans le cadre de la prolongation des fêtes de la ville, le maire de Dax avait autorisé par arrêté du 6 octobre 1894 le « Syndicat des intérêts de la ville » à donner une course de taureaux avec mise à mort. L’autorisation du maire avait été annulée par arrêté préfectoral du 9 octobre 1894. Dans la foulée, le maire de Dax, Raphaël Milliès-Lacroix, est révoqué par le Président du Conseil et ministre de l’Intérieur Dupuy. Sa révocation fait grand bruit, et la Chambre des députés ordonne pendant la séance du mardi 23 octobre 1894 la discussion immédiate de l’interpellation du député des Landes, Théodore Denis, sur la révocation du maire de Dax  (JORF, Débats parlementaires. Séance du 23 octobre 1894, pages 1655 à 1658).

La ville de Dax présente un recours administratif devant le Conseil d’État contre les arrêtés préfectoraux des 8 et 9 octobre 1894. La ville est déboutée. En effet, le Conseil d’État confirme dans son arrêt 84,907 du 3 décembre 1897 l’annulation par le préfet (9 octobre 1894) de l’arrêté du maire de Dax autorisant une corrida avec mise à mort ; il confirme, également, l’arrêté préfectoral du 8 octobre 1894 interdisant les courses de taureaux avec mise à mort sur toute l’étendue du département (Recueil des arrêts du Conseil d’État, 3 décembre 1897, n°84,907, page 739). L’arrêt est également publié au Bulletin officiel du ministère de l’Intérieur, n°11, 1897 pages 359 à 360.

 

Dans les régions méridionales il n’existait pas de tradition ni de véritable adhésion à la corrida espagnole, cependant les méridionaux vont se saisir de la corrida pour défendre leur originalité, et « le félibrige Mistral n’échappe pas à cette contradiction qui consiste à prendre une pratique espagnole comme emblème de la Provence » souligne Élisabeth Hardouin-Fugier (Histoire de la corrida en Europe du XVIIIe siècle au XXIème siècle, page 136). La défense de la civilisation et des traditions provençales est, en effet, le premier point du programme du Félibrige. A la défense de la culture, se greffe depuis la loi sur l’organisation municipale la défense des libertés communales.

Pour protester contre la circulaire du Président du Conseil et ministre de l’Intérieur Dupuy du 25 septembre 1894, malgré l’interdiction préfectorale, le fondateur du Félibrige, Frédéric Mistral,  préside le 14 octobre 1894 aux arènes de Nîmes une corrida de protestation avec mise à mort de six taureaux. Mistral est acclamé par une foule immense. La course de taureau espagnole importée depuis peu devient l’emblème de la résistance méridionale.

Par ailleurs, les organisateurs espagnols de courses de taureaux avec mise à mort voudraient conquérir la totalité du marché français. Ils vont, donc, tenter des essais dans tout l'Hexagone.

A suivre ... avec la question de l'application de la loi Grammont à la corrida : l'avis des juristes du 19ème siècle