Jules Verne : l'extraordinaire plutôt que le merveilleux

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11 juin 2019

Maurice Renard, théoricien du « merveilleux-scientifique », a toujours réfuté toute forme de filiation générique avec Jules Verne. Cette inimitié littéraire déclarée n’est cependant pas synonyme d’un reniement de l’œuvre de Verne, qui a, d’après lui, « bien mérité de la science », et nous offre l’occasion de revenir brièvement sur l’auteur des Voyages Extraordinaires.

Si Maurice Renard (1875-1939) disait de Jules Verne qu’il n’avait pas écrit « une seule ligne » de merveilleux-scientifique, c’est que lui-même avait choisi de s’inscrire dans un rapport pleinement imaginatif à la science, plus proche de celui de Stevenson, de Poe ou de Wells ; or cela pourrait nous pousser à ne voir en Verne qu’un simple vulgarisateur, en oubliant la part inventive de l’œuvre vernienne.

 

Jules Verne par l’Atelier Nadar

« [Jules Verne] est écrivain, quoi qu’on en dise ». Maurice Renard 

Jules Verne (1828-1905) pâtit bien souvent d’une réputation d’écrivain mineur, pour avoir été catalogué comme relevant de deux genres qui ont du mal, en France, à faire valoir leurs lettres de noblesse : la littérature jeunesse et la science-fiction. Pourtant, les ouvrages de l’auteur nantais se sont certaines années placés au rang des œuvres les plus répandues après la Bible, et l’on ne saurait s’en étonner dès lors que l’on considère la trace prépondérante que ses récits ont laissée dans l’imaginaire collectif.
 
Pour s’en convaincre, il suffit d’évoquer les noms de Phileas Fogg, du Capitaine Nemo ou de son fameux Nautilus ou encore de penser au succès qu’a rencontré la récente adaptation par Christian Hecq (metteur en scène de la Comédie Française) et Valérie Lesort (metteure en scène de l’Opéra-comique) de Vingt Mille Lieues sous les mers à la Comédie Française, preuve du caractère toujours fécond des ouvrages de Jules Verne. Or, si les adaptations en tout genre de ces derniers ne se comptent plus, rappelons tout de même, à un mois du cinquantième anniversaire du premier pas sur la lune, que, cent-cinq ans avant celui-ci, Jules Verne avait imaginé le voyage vers le satellite naturel de la Terre (De la Terre à la Lune, trajet direct en 97h 20 minutes) avec suffisamment de force créatrice pour qu’un des premiers grands films de l’histoire du cinéma en soit directement inspiré, sous la férule facétieuse de George Méliès.
Jules Verne, voué par ses parents à une carrière dans le droit qu’il refuse par amour de l’écriture, admirateur et épigone de Victor Hugo, est ainsi à l’origine d’un véritable monde, cristallisé dans sa collection de « Voyages extraordinaires », sous-titrée de manière parlante « Voyages dans les mondes connus et inconnus », qui regroupe plus de soixante romans, parmi lesquels ses plus connus : Voyage au centre de la Terre (1864), Le Tour du monde en quatre-vingts jours (1873), L’Île mystérieuse (1875), Michel Strogoff (1876) …
 

Hetzel, le « père sublime » (Marcel Moré)

Cette collection d’ouvrages cartonnés et illustrés, où la science est toujours décor et bien souvent sujet ou actrice, est parfaitement indissociable de Jules Verne pour tout lecteur du XIXe, mais n’aurait jamais vu le jour sans l’intervention d’un visionnaire en matière d’édition : Pierre-Jules Hetzel.
 

 Robur-le-conquérant, par Jules Verne, Collection Hetzel (Paris), 1904

En 1862, Jules Verne voit enfin un de ses manuscrits accepté : ce sera le futur Cinq semaines en ballon, version remaniée d’un texte nommé « un voyage en l’air », dans lequel Verne, sur les conseils de Hetzel, met l’emphase sur le pan scientifique de l’aventure. C’est dans le cadre de cette collaboration avec l’éditeur que Verne parviendra à préciser ses buts littéraires et mettra en place ce qui deviendra les caractéristiques distinctives de ses ouvrages, qui seront résumées ainsi par Maurice Renard, dans L’Intransigeant du 6 janvier 1928, « l’œuvre de Jules Verne est une admirable série de leçons familières, écrites dans la joie d’amuser en instruisant ». Longtemps en effet, la critique n’a voulu voir dans l’œuvre de Jules Verne que la volonté d’enseigner les rudiments scientifiques sous forme d’aventure, créant un imaginaire de la diffusion des savoirs, une façon de partager la science peut-être plus encore que de la vulgariser. Il s’agit de faire découvrir et aimer cette science qui semble pouvoir tout expliquer et tout faire en cette seconde moitié du XIXe siècle, dépassant les possibilités de l’imaginaire dans le réel.

Illustration par de Neuville et Riou d’un épisode de chasse sous-marine dans Vingt Mille lieues sous les mers, édité par Hetzel

Mais Hetzel fait plus que donner à Verne une ligne d’écriture et des conseils génériques : il met en place pour lui un principe de sérialité, qui permet à Verne de livrer régulièrement de nouveaux ouvrages, et qui va de pair avec la naissance d’une véritable littérature jeunesse, jusqu’alors marginale ou ne faisant pas l’objet de collections à part entière. Dans ce cadre, Hetzel offre aux récits de Verne une référence visuelle très précise, qui permet encore aujourd’hui d’identifier à leur présentation attrayante l’ouvrage et sa collection au premier coup d’œil. La raison particulière de ces cartonnages est que le livre pour enfant est alors un bien de luxe, qui suppose des dépenses supplémentaires pour la famille et doit donc être tout de même abordable, ce qui devient possible dans les années 1870 grâce au progrès des techniques éditoriales. C’est la naissance du livre d’étrennes qui explique ces belles couvertures rouge et or et les gravures que nous connaissons : le livre acquiert une valeur symbolique forte en manifestant la culture de l’enfant dans la bibliothèque familiale, et l’illustration se dote d’un capital allégorique.

Ainsi, alors que pour les premières parutions des Voyages extraordinaires la couverture est encore relativement indépendante du contenu, (par exemple des motifs floraux pour Voyage au centre de la Terre), dès lors que Jules Verne devient une célébrité, la première de couverture est illustrée par une image qui a une valeur synthétique et ne reprend pas forcément les thèmes de l’ouvrage en lui-même mais le pacte de lecture vernien, clair dans l’esprit de tout lecteur : objets scientifiques, moyens de transport, lieux, armes… C’est somme toute un véritable imaginaire visuel que les livres de Jules Verne, édités par Hetzel, vont mettre en place.

La part du rêve : l’extraordinaire et la science au service de l’imagination

Cet imaginaire visuel ne va pas seulement faire appel à un monde d’aventures, mais comporte bel et bien tout un pan onirique. Car Jules Verne, s’il n’a pas écrit d’ouvrages merveilleux-scientifiques, ne livre pas pour autant une œuvre étrangère au monde de l’imagination ou dénuée de fantaisie ; et il serait injuste de ne pas reconnaître la part du rêve dans ses ouvrages. Là où le merveilleux-scientifique voudrait établir une épistémologie, une normalisation du surnaturel, Jules Verne cherche, lui, à montrer le naturel, y compris hors-norme, à faire rêver avec la science réelle.

 

Le but est certes d’écrire le « roman de la science », mais aussi de faire par-là même naître une nouvelle forme d’émerveillement : celui qui vient de cette science. Il s’agit finalement en un sens de « remplacer le merveilleux des fées par un autre, celui de l’humanité pensante et savante » (Marc Soriano). Alors que Maurice Renard veut relancer le conte de fées par le roman merveilleux-scientifique - d’où une des appellations qu’il donnera à son genre : « le conte à structure savante », Jules Verne fait appel à une science alors plus surprenante et « extraordinaire » que la réalité quotidienne ou l’invention absolue.

Cette science qui sert de point d’ancrage aux romans de Jules Verne ne va pas enfermer ses récits dans un cadre étroit et parfaitement réaliste, mais va au contraire donner à l’auteur une châsse dans laquelle développer son imagination, qui passe notamment par les personnages que sa plume brosse, en passe de devenir aux yeux des lecteurs de véritables « types » (pensons au génie misanthrope pour le Capitaine Nemo). Plus encore, là où Maurice Renard se fait l’incarnation du « voyage immobile » (titre d’un de ses ouvrages de 1908), plaçant le merveilleux dans le hic et nunc, l’œuvre de Verne est, elle, l’incarnation du voyage mobile, qui s’opère grâce à la science à la fois dans la verticalité (De la Terre à la Lune, Voyage au centre de la Terre, Cinq semaines en ballon…), dans l’horizontalité (Le Tour du monde en 80 jours, les Enfants du Capitaine Grant), dans l’ailleurs réel mais inconnu (Vingt Mille lieues sous les Mers), dans l’ailleurs imaginé (L’Île mystérieuse), et même dans le temps, par la part prospective de son œuvre.

 

Car si Jules Verne écrit en connaisseur des avancées et des théories scientifiques, il convient de ne pas oublier le contingent d’anticipation de son œuvre : il ne se contente pas de décrire le progrès, il le précède parfois. Ainsi dans Le Château des Carpathes, roman d’amour - d’amour maudit - bien plus que de science, où l’imagination en puissance se fait acte et où Verne écrit dès la première page : « si notre récit n'est point vraisemblable aujourd'hui, il peut l'être demain, grâce aux ressources scientifiques qui sont le lot de l'avenir ». Et en effet, il préfigure dans ce véritable roman gothique une forme de vidéoprojecteur ou d’hologramme, qui permet d’une manière très romanesque au comte Rodolphe de Gortz de faire revivre chaque soir l’image et la voix de la cantatrice qu’il a aimée.

Illustration par Léon Bennett pour Le Château des Carpathes (1892)

Ce don d’anticipation lié à une fine compréhension des mécanismes scientifiques, Maurice Renard lui-même le reconnaît d’ailleurs bien volontiers à Jules Verne, écrivant à son sujet : « il ne serait qu’un instituteur de génie (c’est déjà beaucoup !), si par éclairs, le don de l’hypothèse ne se manifestait en lui ». C’est aussi que les deux hommes partagent le même amour de la logique : le merveilleux-scientifique de Renard consiste certes en altérer une loi physique, chimique, ou biologique, mais ensuite à en faire découler une suite parfaitement logique et rationnelle (contrairement à ce qu’avait jusque-là opéré le récit de voyage merveilleux, tel qu’on le trouve par exemple dans l’Histoire comique des Etats et Empires de la Lune au XVIIe siècle).

Jules Verne et Maurice Renard se retrouvent alors dans un même but : offrir au lecteur l’inconnu, l’ailleurs, qu’il soit purement fictif (Renard) ou parfaitement possible mais incroyable (Verne), le faire rêver, que ce soit par le voyage circumterrestre pour l’un, dans la psyché, l’âme, le merveilleux pour l’autre.

Il convient alors peut-être finalement de se demander si le fossé entre la conception littéraire des deux auteurs n’est pas une question d’époque : chercher l’inconnu et l’émerveillement est encore possible dans le monde réel (pour bonne part toujours terra incognita, à la fois géographiquement et physiquement) à l’époque de Jules Verne, dont le but avoué est de faire voyager (et instruire) le lecteur, et ne l’est plus à l’époque de Maurice Renard, qui va alors chercher un autre type d’ailleurs et de rêve. Du reste, dans les romans de Jules Verne déjà, on perçoit un assombrissement et une méfiance progressive envers la science réelle, qui, instrument génial du progrès et du positivisme dans les œuvres des débuts, donne naissance en fin de siècle au personnage du savant-fou, incarnation dans Face au Drapeau (1896) de la possibilité de l’anéantissement total, et future figure clef du merveilleux-scientifique.

Couverture de Face au drapeau, édition Hetzel (1896)

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