Jean-Louis Dubut de Laforest (1853-1902)

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Jean-Louis Dubut de Laforest a commencé par écrire, à la manière des écrivains naturalistes, des romans étudiant la dépravation des mœurs et l’expliquant par la pathologie. Il continue en rédigeant une immense fresque sociale sur le demi-monde parisien, sous forme de fascicules qui ont connu un grand succès. Avant un suicide inexpliqué et improbable.

Jean-Louis Dubut de Laforest

« Le Midi a donné à son style la couleur crue, violette, vraie, heurtée, un peu. La passion apparaît en toute son œuvre. L’écrivain qui publie le Faiseur d’Hommes, le Gaga, la Bonne à tout faire est un passionné ; non pas, peut-être, un passionné dans la vie, mais un passionné de son art », écrivait Paul Dollfus dans La Vie moderne, le 25 décembre 1886. Cet amoureux de la littérature, Dubut de Laforest, était aussi un auteur à succès, mais quelque peu sulfureux. Car, nous dit son spécialiste François Salaün,

« toutes les tendances de Dubut de Laforest sont au roman scientifique, non pas au roman à la Jules Verne, mais à l’étude méthodique, systématique, raisonnée des mœurs. C’est un vice social ou même un vice naturel qu’il met en scène, et franchement, loyalement, sans écœurement, sans dégoût, il le montre dans toute sa laideur. »

 
Jean-Louis Dubut voit le jour le 24 juillet 1853 à Saint-Pardoux-la-Rivière, en Dordogne. Son père est avocat et maire de son village, mais décède alors que le jeune garçon n’a que douze ans. Après des études aux lycées de Périgueux et de Limoges, puis à la faculté de droit de Bordeaux, il devient avocat à son tour et est nommé conseiller de préfecture à Beauvais en 1879. Parallèlement, il entre au journal républicain L’Avenir de la Dordogne. Il y publiera notamment une Notice sur Villemain, qui trace déjà sa conception des belles-lettres. En 1880, il demande à ce que soit rattachée à son nom la particule disparue pendant la Révolution française de 1789, et devient Dubut de Laforest. Et l’année suivante arrête sa carrière juridique : il sera écrivain ou rien.
 

Paraît alors son premier roman, Les Dames de Lameth (1880). Puis il monte à Paris, et va commencer à écrire beaucoup, plusieurs récits par an, du moins à ses débuts. Il les fait publier d’abord dans la presse, puis en volumes, pendant un temps aux éditions Dentu. Il rédige en même temps des chroniques dans le Figaro sous le pseudonyme de Jean Tolbiac. En 1885, après la parution de Gaga, centré sur la folie sexuelle, a lieu un procès pour outrages aux bonnes mœurs : il est condamné à 1000 francs d’amende et deux mois de prison (cependant il n’a probablement pas été incarcéré). Ce jugement le marque, et il ralentit sa production. Ses textes changent également : plus sociaux, avec parfois une touche nouvelle d’humour.
 
Il a écrit plus de vingt-cinq romans, cinq recueils de contes et de nombreux articles. Sans compter ses trente-sept volumes d’une série, les Derniers scandales de Paris. Et à nouveau deux récits, La Traite des blanches en 1900 et La Tournée des grands ducs (deux tomes, en 1901 et 1902).
 

La plupart de ses feuilletons sont centrés sur des sujets jugés audacieux pour l'époque : érotisme, argent, maladie, folie, etc. Il se veut proche des naturalistes, du moins dans sa démarche. Car chaque texte se veut l’analyse d’un cas. Ainsi La Crucifiée (1884) montre une victime de l’hérédité. Le Faiseur d’hommes (1884), roman corédigé avec Yveling Rambaud, aborde la question de la fécondation artificielle et est probablement le récit le plus scientifique de Dubut. La Tête à l’envers (1882) pose le problème de la responsabilité de la femme adultère avide de sensations. Mademoiselle Tantale (1884) conte l’histoire d’une femme frappée d’incapacité sexuelle. Quant au fameux Gaga (1885), il met en scène un obsédé sexuel : la luxure y est instrumentalisée, devenant ainsi une arme aux mains d’un parent avide. Mais, contrairement à la justice, certains journalistes du temps justifient cet écrit : « Le Gaga est une étude de la folie érotique, telle qu’elle existe en réalité […] Il n’y a pas une observation du livre qui ne soit empruntée aux annales de la médecine », dit Henri Fouquier dans le XIXe siècle (17 mars 1886).

En fait, Dubut utilise la science pour décrire des affections. Ainsi que l’analyse un critique littéraire il y a une vingtaine d’années, « le drame est issu de la Maladie, principe explicatif et principe sociologique à la fois, et cela en ne reculant pas devant les limites que les convenances littéraires et esthétiques imposent : le tableau est cru, rude et presque impitoyable » (Charles Grivel dans la revue RITM en 2000). Ses romans sont des études de cas psychopathologiques, et non des analyses sociologiques à la Balzac ou de revendications sociales à la Zola, ne se réclamant pas non plus d’une vision distanciée à la Flaubert. Dubut s'inspire de maladies dont son époque est friande, se réclamant de Charcot ou Lombroso. Les mœurs dépravées de son époque ne sont à ses yeux que les manifestations d’un dérangement, qui peut être soigné ! La meilleure illustration en est Pathologie sociale, une anthologie établie par ses soins et qui regroupe certains de ses romans complétés par des articles savants qui en illustrent le sens.

Il lui arrive parfois de s’approcher de l’intrigue policière (Un Américain à Paris, 1884) ou du roman d’espionnage (Les Dévorants de Paris, 1885). Il narre aussi les façons bien peu orthodoxes dont certains usent pour avancer dans la société : La Bonne à tout faire (1887) montre une jeune femme qui ruine toute une famille pour s’enrichir. Quant à Mademoiselle de Marbeuf (1888), il s’agit d’une vengeance de femme. Cette narration est saluée par une lettre de Guy de Maupassant reproduite dans plusieurs journaux :

« La rapidité de votre récit ne laisse pas à l’esprit le temps de se reconnaître ; il est pris, ému, emporté dès les premières lignes. »

Alors que ses textes de jeunesse situaient l'intrigue dans le Périgord, ceux d’après le Gaga sont marqués par le mouvement littéraire en vue de l’époque, celui de la Décadence, davantage ancrés dans des milieux urbains, voire parisiens. Par exemple L’Homme de joie (1889), qui montre un proxénète, prostitué, voleur et meurtrier. Puis, dans les années 1890, il inaugure de nouveau une veine différente, avec des récits à la fois plus joyeux et plus revendicatifs. Il s’en prend à la toxicomanie (Morphine, en 1891), aux discriminations sexuelles (Le Grappin, 1890), à l’argent (La Femme d’affaire, 1890, ou La Haute Bande, 1894). La noirceur se teinte d’espoir (Angéla Bouchaud, 1896, Le Commis voyageur, 1895), voire d’humour (Les Petites Rastas, 1895). Il fait également référence à l’actualité : le scandale de Panama dans La Haute Bande ; l’antisémitisme dans La Femme d’affaire ou le syndicalisme dans La Bonne à tout faire.
 

Dans L'Eclair, le roman La Haute Bande par Dubut de Laforest : [affiche] / [L. et G.]

Ces textes forment cependant un ensemble assez lâche : si plusieurs personnages reviennent de l’un à l’autre, cela n’est pas systématisé comme dans La Comédie humaine ou les Rougon-Macquart. Ses thèmes de prédilection sont les femmes, avec des personnages souvent beaucoup plus intéressants dans ses récits que les personnages masculins. Maxime Gaucher (dans La Revue politique et littéraire de 1883) écrivait d’ailleurs : « [Jean-Louis Dubut de Laforest] est le défenseur des femmes […] ; son respect et sa pitié pour les victimes de l’homme [sont] grand[s]. » Les thèmes de la prostitution et de l’homosexualité reviennent également régulièrement sous sa plume.

Jean-Louis Dubut écrit au surplus des contes, publiés dans plusieurs journaux, comme Le Figaro, Gil Blas, Le Gaulois, Le Journal ou L’Echo de Paris. Certains sont ensuite réunis en recueils : Contes à la paresseuse (1885), Contes pour les baigneuses (1886), Contes à la lune (1889). Il se lance au théâtre en 1892, avec la Bonne à tout faire, écrite avec Oscar Méténier, transformant ce drame en comédie. Ou encore l’opérette, avec Méténier toujours, dans Rabelais (1892).

Entre 1898 et 1900, il accomplit un tour de force : la publication de trente-sept romans, édités sous le titre générique de Derniers scandales de Paris, dans des fascicules de 141 à 165 pages chacun, relatant une histoire située à Paris, entre demi-monde et bas-fonds.
 

Série « Les Derniers Scandales de Paris » : La Vierge du trottoir

Ces textes ont beaucoup contribué à sa réputation d’auteur pervers. Publiés chez Fayard et illustrés par José Roy et Starace (dessinateurs alors à la mode), ils relatent des histoires de prostitution et de proxénètes, d’homosexuels et de maîtres chanteurs, de détectives et d’assassins. « J’ai donné des vocables gros et clairs, et même vulgaires, pour bien me faire comprendre et frapper hautement et vigoureusement jusque dans les masses contaminées », écrit-il. Michel Nathan, spécialiste de littérature populaire, écrivait en 1986 que « l’œuvre est surtout catalogue de scandales, hallucinant cortège où paradent cabotins du crime, tartuffes, souteneurs, prostituées (pierreuses, grandes horizontales ou marmites d’or), lesbiennes et tatas, victimes de la débauche, esthètes et cambrioleurs, maîtresses et amants, lanceurs de femmes et petites rastas, bonnes à tout faire et demoiselles de magasin, coiffeurs pour dames, commis voyageurs et hommes de joie » (Romantisme, 1986).

 

Théophile-Alexandre Steinlen : Les Petites Rastas [Gil Blas illustré, 1893]
 

Si les premiers volumes sont totalement inédits, un certain nombre reprennent des textes déjà publiés, mais déstructurés, découpés, avec des personnages qui changent de parcours et de destin. Les Derniers Scandales de Paris constituent plus de 5300 pages de violence, d’érotisme et d’enquêtes sociales et policières, où l'auteur se fait un plaisir de classer toutes les turpitudes, et de façon quasi-scientifique : un sommet de la littérature populaire !

 

Après cela, deux autres romans, puis la stupéfaction. Le 3 avril 1902, on découvre son corps au bas du 10 rue Trudaine à Paris, où il habitait depuis près de 20 ans. Il s’était défenestré la veille, et sans laisser de lettre d'explication. Il travaillait même sur un nouveau roman ! Cette mort étrange et incompréhensible ajouta peut-être à sa réputation une morbidité et une noirceur supplémentaires. Peut-être aussi joua-t-elle dans son oubli presque total pendant près d’un siècle. Mais on commence de nouveau à publier ses œuvres et à écrire des ouvrages sur lui.
 

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