Les femmes de lettres dans le Panthéon Nadar

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L’exposition actuelle sur la famille Nadar est l’occasion de redécouvrir le fameux « Panthéon » de Félix Nadar, plus exactement deux versions, celle de 1854 et celle remaniée de 1858, synthèse magistrale et caricaturale de la vie littéraire et journalistique du milieu du XIXe siècle. Quelques femmes, romancières, poétesses ou chroniqueuses y apparaissent.

Les Panthéons Nadar
En 1854, Félix Nadar fait publier en grand format une lithographie figurant 249 « poëtes, romanciers, historiens, publicistes journalistes &a. », dont 10 femmes, un projet qui s’inscrit dans une démarche de grande ampleur - 4 planches au total sont prévues dont seule la première sera achevée - représentant les grands personnages caricaturés de la littérature, des arts et de la musique. À cette fin, les personnalités du tout Paris défilent dans l’atelier de Nadar ; on cherche à y apparaître, ceux qui n’en sont pas sont vexés. Inspiré par des dessins puis par des photographies, cette planche présente une procession se dirigeant vers la statue de George Sand, placée au premier plan à gauche. La version remaniée de 1858, offerte par le Figaro à ses abonnés, porte le nombre de personnalités à 270, dont une femme supplémentaire.
 

Panthéon Nadar, 1854.
BnF, Dpt des Estampes et de la photographie, Fol-TF-1133(1)

© BnF

 

Prime du Figaro. Panthéon Nadar, 1858.
BnF, Dpt des Estampes et de la photographie, AA-6 © BnF
 

La présence de femmes dans cet instantané de la vie culturelle se distingue sur deux points : tout d’abord, elles ne sont pas portraiturées à charge, comme si Nadar s’y était refusé, d’autre part, la plupart ne sont pas figurées en pied, à l’instar des hommes, mais sous la forme de bustes sur piédouche, une iconographie à l’antique tempérée par leurs coiffures : tresses, bandeaux et anglaises permettent les distinguer et sont assez fidèles aux mises qu’elles adoptaient généralement et visibles sur d’autres portraits. Unique exception, Augustine Brohan, qui, ajoutée dans la version remaniée de 1858, est figurée en pied.

Panthéon Nadar (détail), 1854.
Buste de George Sand, avec au pied, le buste de Balzac et deux médaillons figurant Chateaubriand et Fr. Soulié. À droite, Victor Hugo.
BnF, Dpt des Estampes et de la photographie, Fol-TF-1133(1) © BnF

 
Baignée de clarté, George Sand, est figurée de manière classique, telle une sculpture de marbre sur une colonne cannelée ; elle est présentée ici comme la cheffe de file du romantisme, portant le n°1, vers laquelle convergent tous les personnages. Amie de Félix et Ernestine Nadar - elle sera la marraine de leur fils Paul qui naîtra deux années plus tard - elle est également au centre des échanges entre plusieurs personnalités représentées dans ce Panthéon, telles que Musset, Flaubert, Marie d’Agoult etc. En 1854, elle a déjà publié La mare au diable et La petite Fadette. Toutefois, comme elle ne souhaitait pas poser pour le panthéon, Nadar dût s’inspirer d’un portrait de Thomas Couture daté de 1844.
Les autres femmes présentes dans le Panthéon Nadar sont connues pour leur œuvre littéraire ou leurs chroniques dans les journaux, mais aussi pour leurs activités de salonnières. Femmes de lettres, femmes de réseau, certaines avaient des liens plus étroits avec George Sand ou Nadar. Personnalités issues de milieu divers, de famille aristocratique ou de milieu plus modeste, engagées pour le droit des femmes, leur présence renvoie à une sociabilité amicale et professionnelle, via des réseaux avec les hommes qui les entourent mais surtout entre elles.
 

Panthéon Nadar (détail), version de 1854.
Ernest Legouvé (n°142), tenant une figure d’Harriet Beecher-Stowe (n°143).
Sur le plateau, de gauche à droite : Amable Tastu (n°145), Fanny Reybaud (n°144), Adèle Esquiros (n°152), Marceline Desbordes-Valmore (n°146),
Marie d’Agoult (n°147), Clémence Robert (n°151), Anaïs Ségalas (n°148), Delphine de Girardin (n°150) et Louise Colet (n°149).
© BnF

 
 

Détail des légendes des versions de 1854 et de 1858
© BnF

 
Fils du poète Gabriel Legouvé, Ernest Legouvé (1807-1903) est un écrivain, dramaturge, librettiste et poète reconnu par les sages de la Coupole. Lauréat du prix de la Poésie de l’Académie pour son poème La Découverte de l'imprimerie, il revêt à son tour l’habit vert en 1856. Journaliste, il est chargé de la rubrique littéraire du Temps. Outre son activité littéraire, Legouvé s'engage en faveur de l'éducation progressiste des enfants. Il donne au Collège de France un cours sur L’histoire morale des femmes, fait de nombreuses conférences et écrit divers ouvrages traitant des droits des femmes de leur rôle dans la famille et la société, comme dans Le mérite des femmes (1835). Il aborde aussi le thème de l’art de la lecture. Il se voit confier en 1881 la direction des études à l'École Normale Supérieure de Sèvres pour l'enseignement secondaire des jeunes filles puis l’inspection générale de l'Instruction publique.
 

Ernest Legouvé, Atelier Nadar
BnF, dpt Estampes et photographie, FT 4-NA-235 (2)
© BnF

 
La présence d’Harriet Beecher Stowe (orthographié « Becker-Stowe » dans la version de 1858) dans les bras de Legouvé, unique étrangère parmi ces femmes, ne surprend pas : le soutien apporté par George Sand lors de la parution de son livre La Case de l’oncle Tom (1852) n’y est sans doute pas étranger : un article de Sand soutenant son ouvrage sert de préface à la traduction en français parue en 1853 et défend son œuvre aux visées abolitionnistes à l’instar d’autres écrivains français. Beecher-Stowe a voyagé en France en juin 1853 en tant que touriste ; elle a rencontré des artistes à Paris mais ne semble pas avoir créé des liens avec des personnes apparaissant dans le Panthéon.
 

Harriet Beecher Stowe par Mathew B.Brady, 1860-1870
département Estampes et photographie, 4-ND-82
© BnF

 
Sur le plateau porté par Legouvé, tel un sculpteur portant des plâtres, neuf autres femmes sont figurées que nous présentons à partir de la gauche, grâce aux sources biographiques et bibliographiques disponibles dans Gallica, en soulignant les liens qu'elles pouvaient avoir entre elles et en insistant sur les personnalités les moins connues.
 
Fanny Reybaud (1802-1871) est une femme de lettres, connue notamment pour sa nouvelle Les épaves (1838), qui inspirera Eugène Scribe pour son livret du Code noir (1842). Elle publie principalement des nouvelles dans des revues, parfois sous le pseudonyme d’Arnaud Hippolyte, et des romans historiques.

 

Amable Tastu,
Galerie de la presse, de la littérature et des beaux-arts,
directeur des dessins Charles Philippon ; rédacteur en chef Louis Huart, 1839-1841.
Source : Hathi Trust

Sabine Casimire Amable Voïart dite Amable Tastu (1795-1885) est une écrivaine et salonnière, épouse de l’imprimeur Joseph Tastu. Elle est connue pour diverses raisons : Son Voyage en France (1846) est longtemps un livre de géographie dans les écoles ; elle publie aussi des études sur la littérature allemande et italienne, ce qui lui apportera un certain succès. Elle est également une pédagogue reconnue grâce à son livre L’Education maternelle, simples leçons d’une mère à ses enfants (1836) ainsi que poétesse. Dernière facette de cette femme aux multiples talents, elle compose des livrets, notamment pour Camille Saint-Saëns. Amable Tastu est proche de plusieurs femmes représentées autour d’elle : elle est une amie de Marceline Desbordes-Valmore et Anaïs Ségalas rédige en 1836 sa notice pour la Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises.
 

Marceline Desbordes-Valmore, d’après une photographie de Nadar.
BnF, département Estampes et photographie, PET FOL-AD-379
© BnF

 

Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), débute comme actrice avant de se lancer dans la poésie ; dès son vivant, nombre de ses poèmes sont mis en musique, par exemple par Saint-Saëns encore enfant. George Sand loue ses vers dans une lettre de 1835 : « depuis longtemps, j’admire et chéris vos belles et tendres poésies ». Nadar également l’admirait et fit plusieurs portraits d’elle dont certains sur son lit de mort (1859). Ses liens avec le milieu littéraire parisien sont connus grâce à sa riche correspondance, présentée notamment lors d’une exposition à la Bibliothèque nationale en 1959.
 
 


Marie D’Agoult
BnF, dpt Estampes et photographie, N-2
© BnF

 
Marie d’Agoult (1805-1876) est une femme de lettres et salonnière, au cœur de plusieurs réseaux littéraires et artistiques. Elle eut une amitié agitée avec George Sand qu’elle rencontra en 1836 grâce à Listz. Les amies vécurent même un moment ensemble à Genève puis à Paris. En 1850, elle publie sous le pseudonyme de Daniel Stern Histoire de la Révolution de 1848 (éd. de 1869). Une partie de sa correspondance est conservée à la BnF et est consultable dans Gallica.
 
 

Anaïs Ségalas
BnF, département Estampes et photographie, 4-NF-46 (8)
© BnF

Anaïs Ségalas, née Anne Menard (1811-1893), est une poétesse dont les écrits furent publiés pendant près d'une dizaine d'années à partir de la fin des années 1820 dans de nombreux périodiques. Ces pièces sont rassemblées dans Les Oiseaux de passage dont on retrouve une critique dans le Figaro. Fille d'une créole de Saint Domingue, elle est sensibilisée à la souffrance des esclaves. Considérant que la littérature peut dénoncer injustice et oppression, elle prend position contre la colonisation et l'esclavage dans Les Algériennes (1831). En 1844, après la naissance de sa fille, elle publie Les Enfantines, un recueil de poésies moralisatrices marquées par le catholicisme.
Engagée pour la cause des femmes tout en conservant des valeurs traditionnelles chrétiennes, Anaïs Ségalas considére que celles-ci peuvent contribuer à améliorer la société grâce à leurs rôles d’épouse et de mère. Elle écrit un recueil de poésie en 1847 intitulé La Femme. Elle collabore à différents périodiques féministes tels le Journal des femmes de Fanny Richomme où l’on retrouve les signatures de Delphine de Girardin, George Sand et Marceline Desbordes-Valmore. Ce journal prône le droit à l’instruction et les droits civiques pour les femmes. Anaïs Ségalas rejoint en 1848 des organismes féministes dont le club d’Eugénie Niboyet : la Société de la Voix des femmes. Après la révolution de 1848, elle écrit aussi pour le théâtre.
 
 

Muse célèbre pour ses amours avec d’illustres auteurs, Louise Colet (orthographiée Collet dans le Panthéon), née Révoil de Servannes, est bien trop souvent connue pour sa vie privée. D’une part, sa tentative d’assassinat d’Alphonse Karr en 1840  après que celui-ci ait révélé dans Les Guêpes la relation qu’elle entretenait avec Victor Cousin (voir sa réponse de 1869) et d’autre part pour sa liaison avec Flaubert alors qu’il travaillait à l’écriture de Madame Bovary. Cependant, elle n’est pas une simple inspiratrice : Auteure de poésies, elle publie de nombreux recueils dont Fleurs du midi (1836) qui inclut certaines publiées antérieurement ainsi que des textes poétiques tel Le Monument de Molière (1843). Elle reçut de nombreux prix dont quatre fois le prix de l’Académie française .Ne se limitant pas à la poésie, elle écrit aussi quelques romans à l’instar de Deux mois d'émotions (1843) et Les Cœurs brisés (1843), plusieurs drames dont un seul est monté sur scène : La Jeunesse de Goethe (1839) et traduit des œuvres de Shakespeare avec Antoine Jay.
 
À partir de 1842, elle côtoye Marceline Desbordes-Valmore au Salon de Nodier à l’Arsenal et chez Madame Récamier. Peu avant de mourir, celle-ci fait écrire à Clémence Robert qu’elle fait don des copies des lettres de Benjamin Constant à Louise Colet et qu’elle l’autorise à les divulguer. Marceline Desbordes-Valmore témoigne dans le procès intenté par les époux Lenormand à Louise Colet, pour la publication de ces lettres. Entre 1842 et 1859, Colet tient un salon fréquenté de célébrités officielles notamment des habitués des salons de Nodier et de Juliette Récamier dont Anaïs Ségalas, Sophie Gay et sa fille Delphine, Marceline Desbordes-Valmore... Si elle ne peut réaliser son rêve de fonder une revue, Louise Colet écrit dans de nombreux périodiques comme la Revue Pittoresque et le Journal des femmes avec Delphine de Girardin et Anaïs Ségalas.
 
En 1848, elle publie Les Grands jours de la République célébrant la révolution de février. Féministe et anticléricale, elle écrit autour de figures féminines : un recueil sur deux protagonistes de la révolution de 1789 composé d’une pièce de théâtre et de notes, Charlotte Corday et madame Roland ainsi que les biographies de Deux femmes célèbres (1847) consacrées  à madame du Châtelet et Klementyna Hoffmanowa, aussi connue sous le nom de Madame Hoffman-Tanska, écrivaine et militante polonaise installée à Paris après l’échec de l’insurrection de 1830, décédée en 1845. Louise Colet initia, dans les années 1850, un poème en six parties intitulé Le Poëme de la femme dont seuls trois furent publiés : La Servante (1853), La Paysanne (1854) et La Religieuse (1856).

 
 

Delphine de Girardin
BnF, département Estampes et photographie, 4-NF-46 (4)
© BnF

Delphine de Girardin, née Gay (1804-1855) est qualifiée de «  muse du romantisme » ou « la dixième muse ». Connue pour ses poèmes dès son adolescence, elle écrit également des romans et des pièces de théâtre. Avec son époux l’homme de presse Emile de Girardin (n°137 dans le Panthéon), elle accueille écrivains et artistes dans son salon. Son amitié avec Sand débute dans les années 1852-1853. Dans le journal de son mari, La Presse, elle écrit comme chroniqueuse, sous les pseudonymes de « Léo Lespès », « Charles de Launay », « vicomte de Launay », etc.


Portrait de Mlle Clémence Robert : gravure originale de J. Boilly
© Bibliothèque Margurite Durand

 

Clémence Robert (1797-1872) est une auteure de romans populaires qui eut beaucoup de succès de son vivant avant de tomber dans l'oubli. Ardente républicaine, elle collabore avec Eugénie Niboyet en faveur de l'instruction pour toutes, réussissant entre autres à faire créer une salle pour les femmes à la Bibliothèque nationale après la révolution de 1848 ; ses nouvelles paraissent aux côtés de celles de Fanny Reybaud et Louise Colet.
 

Adèle Esquiros, caricature de Félix Nadar, années 1850.
BnF, dpt Estampes et photographie, RESERVE BOITE ECU-NA-88
© BnF

Dans Portraits d’hier, Adolphe Racot dessine le portrait d’Adèle Esquiros comme une amazone brillante du Romantisme devenue aveugle et paraplégique, morte dans la misère oubliée de tous. Épouse d’Alphonse Esquiros, romantique et républicain dont elle se sépare quelques années plus tard, Adèle Esquiros est elle-même poète et auteure d’un roman Un vieux bas-bleu. Ses poèmes sont publiés notamment dans Le Mousquetaire d’Alexandre Dumas. Elle milite pour les droits des femmes et pour leur droit d’exercer une activité professionnelle ; elle est membre active du Club des femmes et de la Société de l'éducation mutuelle des femmes civiques dont font partie également Anaïs Ségalas et Amable Tastu. En 1848-1849, elle participe avec de nombreuses autres femmes, dont Louise Colet, au journal La Voix des femmes (1848) d’Eugénie Niboyet (qui propose la candidature de George Sand à l’Assemblée nationale, mais Sand réagit violemment contre cette démarche) et à L'Opinion des femmes de Jeanne Deroin, titre qui reprend des éléments de La Politique des femmes. Puis, elle œuvre à la création de son propre journal dans les années 50, La sœur de charité, religion universelle, qui n’eut qu’un seul numéro : « C'est bien le moins que les pauvres bas-bleus aient leur journal » explique-t-elle. Elle contribue quelques années plus tard au Journal pour toutes d’Eugénie Niboyet dont l’une des devises est : « travailler à l’amélioration et au bien-être de toutes, c’est travailler au bonheur de tous ».
 
 

Hippolyte de Villemessant, Augustine Brohan et Benoît Jouin.
Prime du Figaro. Panthéon Nadar, 1858,
BnF, Dpt des Estampes et de la photographie, AA-6
© BnF

 

La version remaniée du Panthéon de 1858 étant destinée aux abonnés du Figaro, Nadar ajoute une contributrice du journal, Augustine Brohan (1824-1893), chroniqueuse, sous le pseudonyme de Suzanne, depuis 1857 : elle apparaît au bras de Villemessant (n°204) qui a créé le Figaro en 1854 et Benoît Jouvin (n°207), journaliste et collègue de celui-ci. Brohan fut aussi salonnière, actrice et sociétaire de la Comédie-Française.
 


Augustine Brohan, 1854
BnF, département Estampes et photographie, FOL-EO-9 (1)
© BnF
 

Pour en savoir plus
Exposition Les Nadar, une légende photographique à la BnF jusqu’au 3 février 2019 et l'exposition virtuelle avec une analyse du Panthéon Nadar
Catalogue de l'exposition Nadar à la BnF (1965)
Les femmes de lettres dans le Blog Gallica

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