Rappel de votre demande:


Format de téléchargement: : Texte

Vues 1 à 532 sur 532

Nombre de pages: 532

Notice complète:

Titre : La vie et les conspirations de Jean, baron de Batz, 1754-1793 : études sur la contre-révolution / par le baron de Batz

Auteur : Batz, Charles de (1857-1919). Auteur du texte

Éditeur : C. Lévy (Paris)

Date d'édition : 1909

Sujet : Batz, Jean de (1754-1822)

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31773351m

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (XII-488 p.) ; in-8

Format : Nombre total de vues : 532

Description : Appartient à l’ensemble documentaire : CentSev001

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k9751999f

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LN27-54041

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 07/11/2016

Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 99%.












ÉTUDES SUR LA CONTRE-RÉVOLUTION

1 1 LA VIE ET LES CONSPIRATIONS DE

JEAN, BARON DE BATZ

— 1754-1703 -

/ PAR

LE i BARON DE BATZ

C • L

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS RUE A U li E R M





LA VIE ET LES CONSPIRATIONS

nE

JEAN, BARON DE BATZ


En préparation :

HISTOIRE DE LA CONTRE-RÉVOLUTION.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y compris la Hollande.


ÉTUDES SUR LA CONTRE-RÉVOLUTION

LA VIE ET LES CONSPIRATIONS

DE

JEAN, BARON DE BATZ

,1754-1793

PAR

i^ARON DE BATZ

« Ne vous lassez point d'examiner les causes des grands changements. »

BOSSUET

(Disc. s. l'Hist. un., Emp. ch. n).

C - L

PARIS

CAL MANN-LÉ V Y, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3



^A/MON COUSIN

BERTRAND LÉCRIVAIN

Pour le remercier de ses précieux encouragements BATZ.



ÀMNT-PROPOS

y a Mais, comme un tel régime (la Convention) est un délire, un état de convulsion, et que toute action violente est de peu de durée, et que, toujours la division survient entre les chefs, qui finissent par tomber, tous ensemble, dans les abîmes qu'ils ont ouverts : Préparer cette division, la fomenter, en semant entre eux les défiances, les soupçons, c'est l'unique manière bien entendue de conspirer contre un tel gouvernement et de hâter sa chute ! »

(Le baron DE BATZ, Fragments inédits sur la Convention nationale ').

Si j'ai choisi pour épigraphe de mon livre les lignes qui précèdent, c'est qu'elles exposent parfaitement le plan que suivit, depuis les premiers moments, le baron Jean de Batz dans sa lutte contre la Révolution, et les intrigues, d'apparence parfois douteuse, auxquelles, par la force même des choses, il fut obligé de se trouver mêlé.

Les documents, base de ce travail, la fréquentation de l'homme, dont je vais essayer de décrire l'existence passionnée, l'étude particulière des petits côtés louches, policiers de l'art de la délation qui forment le fonds de ce bloc si admiré de la Révolution française2, me permettent d'affirmer que

1. Archives du château de Mirepoix : manuscrits du baron Jean de I:atz. -

2. Tableaux de la Révolution française, par Adolphe bcnmiai, protesseur d'histoire à l'Université d'Iéna, t. 1, p. 129. Rapport d'Agier encourageant la délation.


la figure du baron de Batz est une des plus importantes quoique des plus mystérieuses de cette période troublée.

A chaque page de cette histoire, dans chaque événement de cette époque, encore si ignorée, elle apparaît, tantôt héroïque, tantôt narquoise, tantôt vengeresse, tantôt provocatrice, mais toujours redoutée, haïe et désespérément crainte d'hommes qui se nommaient : Robespierre, Collot d'Herbois, Fouquier-Tinville et Tallien.

Il ne faudrait pas, cependant, voir seulement en lui un héros de sombres intrigues, il fut un des plus puissants politiques de la Contre-Révolution, de cette Contre-Révolution dont l'histoire reste à faire et dont j'espère éclairer certaines parties obscures. Chacune de ses conspirations, de ses tentatives ne fut qu'un épisode de cette mission dont il s'était chargé lui-même sans attendre les ordres contradictoires et mous des émigrés. Dès 1789 il lutta de toutes manières contre les novateurs, mais tout en étant le point central de l'œuvre contre-révolutionnaire il resta assezindépendant et assez libre de ses actes pour mépriser les insinuations de ses amis et pour braver les recherches de ses ennemis.

Protée insaisissable, on le voit, dès le début de la Révolution, député aux États Généraux luttant contre l'influence du parti d'Orléans, à la Constituante financier habile, président et rapporteur du Comité de Liquidation, où il joue les futurs conventionnels et parvient à procurer de l'argent au Roi, tout en constituant une caisse royaliste, chargé de missions secrètes par Louis XVI, forçant le ministre girondin Clavière à couvrir ces missions réelles par des missions apparentes, revenant protester contre la condamnation du Roi, essayant de le sauver, rêvant de détruire la Convention, dirigeant par ses créatures la journée du 31 mai 1793 qui décima les girondins, reprenant leur projet de fédérer


les départements, préparant la mort d'Hébert et de Chaumette, faisant voter, par la Convention, ses projets financiers que tous les révolutionnaires déchaînés contre lui acclamaient en les recevant des mains de ses scribes salariés Julien et Delaunay, menant au bourreau Chabot, Bazire, Fabre d'Églantine et Danton; excitant les méfiances des uns et la jalousie des autres ; par des actes de dévouement sublime jouant cent fois sa vie pour sauver la Reine; voué à l'exécration universelle par Élie Lacoste, en pleine Convention, dans un rapport fameux dicté par Robespierre et qui est un titre de gloire pour une famille; étant le prétexte choisi par ce bourreau doctrinaire pour décréter l'horrible exécution des soixante victimes du 22 prairial dites les Chemises rouges et se servant de ce dernier crime pour faire glisser dans le sang le pied de Robespierre et de ses complices, puisqu'il n'avait pu parvenir à corrompre Y Incorruptible, aidant par ses intrigues les auteurs du 9 thermidor, puis prenant la direction occulte de la police dont les plus célèbres agents, jadis à ses trousses, sont à ses ordres; dirigeant avec Redon les sections au 13 vendémiaire; arrêté, pris, enfermé après tant de proscriptions et de poursuites vaines et de son cachot envoyant dédaigneusement à la Convention épuisée par les crises qu'avait suscitées son habileté audacieuse, un huissier pour la sommer de lui donner des juges ou de lui rendre sa liberté; et enfin recevant de la Convention expirante, en réponse à son ironique sommation, sa libération pleine et entière, lui dont cette même Convention avait tant de fois mis la tête à prix : éternel recommencement de la fable du Lion et du Moucheron.

On voit par ce rapide résumé des événements auxquels prit part Jean de Batz que la Contre-Révolution, dont il était l'agent le plus actif, ne laissa pas un instant de repos aux révolutionnaires, et que ses audacieuses conspirations,


si souvent dénoncées par les Jacobins, n'étaient point des mythes comme on se plaît à le croire souvent, et c'est par la continuité des efforts que le résultat final fut en partie atteint. Sans aide aucun de ceux auxquels il se dévouait, il ne put rien faire de décisif, mais il provoqua, d'une façon latente, presque toutes les grandes journées révolutionnaires. Nous sentirons son action aussi bien au 31 mai qu'au 13 vendémiaire et dans toutes ces manifestations nous reconnaîtrons la même manière du même instigateur actif et inlassable.

Je ne voudrais pas avoir l'air de refaire pour la centième fois l'histoire de la Révolution, mais il est avéré que ce mouvement colossal dont était grosse la monarchie absolue eût été autrement grandiose s'il avait été dirigé par de plus grands et de plus nobles esprits.

Cette Révolution, dont les principaux auteurs furent des hommes de loi à l'esprit étriqué, devint redoutable et sanguinaire précisément à cause de la faiblesse peureuse de ces mêmes hommes.

Comme le devaient être, un siècle plus tard, les gens de la Commune de 1871, les révolutionnaires, leurs ancêtres, furent stupéfaits de se sentir les maîtres : c'est par ces étonnements de n'être pas fustigés en temps utile que les enfants commencent leurs colères : une fois le mouvement déchaîné, une fois les enfants maîtres d'eux-mêmes, une fois les couches inférieures en fermentation, rien ne saurait les arrêter si ce n'est l'excès même de la licence. C'est ce qui arriva dans les dernières années du xvme siècle et c'est au milieu de cette mêlée de gens sans aveu, sans but, sans règle, sans direction, dans la surprise de la catastrophe que je veux montrer un seul homme ayant un but unique, simple, défini, clair : sauver la monarchie en sauvant le Roi d'abord et ensuite essayer de rétablir cette monarchie en renversant la république.


En effet la vie du baron de Batz est une.

Elle est entièrement consacrée à la monarchie : ses intérêts personnels ne le préoccupent réellement qu'avant la Révolution et après la Restauration, c'est-à-dire pendant que le Roi de France occupe son trône, mais il n'est pas un jour de son existence, en dehors de ce temps, qui ne soit voué passionnément au rétablissement du régime.

La Révolution française se partage en deux périodes bien distinctes : l'une qui va de 1789 à 1793, — l'autre qui commence le 21 janvier 1793 et finit au 18 brumaire.

La première a été la période des temps héroïques : un irrésistible mouvement entraînait la France entière vers une idée de liberté qui grisait tous les cerveaux et dont aucun des partisans, du reste, ne concevait la mise en pratique de la même manière. Peu à peu et par suite d'une multitude de plans, de constitutions et de lois extravagantes la discorde régna djans cette tour de Babel et, vers la fin de l'Assemblée constituante, la confusion des langues fut consommée.

L'exécution de Louis XVI livra la France à ces fauteurs d'émeutes qui sont, ainsi que je le disais plus haut, tout étonnés de commettre leurs crimes sans entendre les pas de la maréchaussée retentir dans leur ombre. C'est alors que commence la deuxième période révolutionnaire pendant laquelle régnèrent sans partage la suspicion, la délation, les louches manœuvres policières, coutumières des démocraties, et où la France obéit aux ordres de procureurs et de bas avocats sanguinaires1. Dès lors on ne vit qu'au milieu de

1. C'est une opinion qu'on ne saurait trop répandre, car c'est un fait indiscutable. « C'est avec les loges basochiennes que la Révolution fut faite : avocats, procureurs, commissaires au Châtelet, notaires, huissiers, voilà le cadre de l'émeute de juillet 1189, sur 421 députés des loges au Grand-Orient, 278 appartenaient à la basoche. - (G. Bord, La conspiration maçonnique de 1789, Correspondant, nO' 1047, 10.48, mai l 'J06.) Francs-maçons et robins, voilà les titres des révolutionnaires.


la boue, de la concussion, du sang, des trahisons, sol immonde que dut remuer le baron de Batz, sol fangeux où poussa la plus belle floraison de mouchards et de policiers dont l'histoire fasse mention.

Ces tendances policières durèrent au moins sept à huit ans et influèrent pendant si longtemps sur l'état général de la France que, même après les pourritures de la Convention et du Directoire, on vit les gouvernements de Napoléon et des Bourbons suivre l'impulsion reçue : Fouché put devenir un grand personnage et là où Louis XIV n'eût toléré qu'un La Reynie on vit Napoléon placer le futur duc Pasquier et Louis XVIII le futur duc Decazes. Il a fallu plus de cinquante ans aux Français pour se persuader qu'il pouvait y avoir des ministres plus importants que celui de la Police générale. Encore une fois, cette manie inséparable de l'oligarchie v enait surtout de ce que la Révolution avait été dirigée par des hommes trop habitués aux enquêtes sur les secrets de famille, aux chantages et aux vilenies de la procédure '.

Ces deux périodes révolutionnaires sont nettement tranchées dans la vie du baron de Batz et son existence même intimement liée aux événements du moment prouve et délimite la division que je viens d'indiquer. De 1754 à 1780, avant les troubles, il s'occupe de ses affaires personnelles, rêves de fortune et d'ambition. Dès 1789 il prend part à la politique et s'attache tout entier au parti de la Contre-Révolution : jusqu'en 1793 il se dévouera entièrement à In Reine dont il sera, à la Constituante, un des serviteurs habile et passionné et au Roi qu'il essaiera de sauver après avoir été le seul qui ait proposé le moyen pratique de le délivrer des mains républicaines. La monarchie étant alors incarnée dans la personne royale, son dévouement sera personnel. Le

1. Taine, Origines de la France contemporaine : La Révolution, t. I, p. 95.


Roi disparu et les prétendants à l'étranger, le baron ne se contentera pas de jouer les Blacas, passionnément dévoué à la cause monarchique, il restera en France, à Paris et, seul, avec une décision demeurée unique, il essaiera, par tous les moyens, corruption, compromissions, conspirations, émeutes, contre-police, de rétablir les institutions monarchiques, sans se préoccuper, outre mesure, du prétendant, ce qui lui valut, plus tard, l'occasion d'être calomnié par les émigrés de cour.

Pendant la première période (1789-1793) il fut un être tout de courage, d'énergie, de dévouement : sans cesse il brava l'accusation d'être agent du ministère girondin ou de financier véreux, que lui lancèrent les royalistes, pour servir Louis XVI qui lui délivra les meilleurs témoignages de sa reconnaissance, alors que les chefs de l'émigration se disputaient à qui serait premier ministre sur le sol allemand ou quêtaient à Coblentz un sourire des favorites princières mesdames de Balbi et de Polastron. Durant ces tristes débats, lui, à Paris, marchait, courait les banques, spéculait, risquait sa fortune pour procurer coûte que coûte à la reine cet argent que réclamaient à cette pauvre femme Breteuil et Fersen 1, et le procurait, cet argent, au détriment de sa réputation, de son repos, par ses audacieux virements de fonds dans la liquidation, par ses spéculations sur les assignats, et puis, quand tout espoir semblait perdu, seul pour l'honneur du nom français, il se précipitait, le 21 janvier, devant la voiture qui menait Louis XVI à la mort, en face de Paris terrorisé ou hostile!

Pendant la seconde période (1793-1800), plongé en pleine fournaise parisienne, il dut changer d'armes et de moyens;

1. Lire à ce sujet les correspondances publiées par Feuillet de Conches, et le Comte île Fersen et la cour de France, par M. de Klinckowstrôm, t. 1, p. 250, t. 11, pp. 196, 197, 203, 208, 224.


voulant diviser et corrompre il fut obligé de vivre avec les agents de corruption, de faire sa cour à la canaille, de ménager les assassins pour pouvoir exciter les Jacobins de la Commune contre la Convention, pour parvenir jusqu'au cachot de la reine, pour arriver à compromettre les Chabot et les Danton, rôle plus pénible que de braver la mort héroïque des Vendéens ou de courir le cachet à Londres.

Cette fois encore il fut calomnié, couvert de boue, menacé, mais par les révolutionnaires, et les souffrances qu'il dut subir, en ce moment, lui furent certainement moins cruelles que celles causées par les insinuations royalistes des années précédentes.

Mais que pouvait lui importer l'ingratitude des princes et de leurs courtisans, il devait mourir en emportant avec lui le souvenir des dernières gratitudes, de la suprême reconnaissance de Louis XVI et de Marie-Antoinette et de l'attachement, du dévouement de ces nobles La Guiche, Jarjayes, Saint-Mauris, Rougeville, Toulan, Michonis, Cortey, sublimes et derniérs serviteurs des temps malheureux !

La défense des droits de la royauté pendant la première période fut indécise, confuse, hésitante et ne produisit aucun effet : dans la deuxième, au contraire, l'attaque fut savante, ordonnée, incessante, et l'on y sentit la main de l'infatigable organisateur qui s'était tracé ce programme si net dont j'ai fait l'épigraphe de mon livre, et c'est avec raison qu'à la tribune de la Convention, au milieu des applaudissements et de l'adhésion unanime des Jacobins, Elie Lacoste a pu s'écrier : « Batz tenait les fils de toutes les conspirations 1 »

C'est en embrassant sans cesse du regard ces deux grandes actions : défense du roi et attaque de la République, que je vais étudier la vie et la psychologie de cet homme remarquable. Frôlant les politiciens les plus en vue, donnant le mot d'ordre pour tous ces événements dont quelques-uns


dépassèrent le but et quelques autres le manquèrent, il nous guidera au travers d'une nouvelle compréhension de l'histoire révolutionnaire, pressentie par certains, entrevue par les contemporains, négligée par d'autres, il nous guidera mieux qu'un témoin inactif qui, dans ses Mémoires, raconte ce qu'il a vu de sa fenêtre ou entendu dire au coin de son feu. Mêlé à toutes les intrigues, et, sans cesse, en créant de nouvelles, il nous les dévoilera et le côté pittoresque et mystérieux de cette période barbare nous semblera plus tangible.

Nous suivrons, pas à pas, ses sensations : l'état de son âme, grâce aux manuscrits qu'il nous a laissés, à quelques papiers saisis chez lui, nous apparaîtra à nu, nous partagerons ses espoirs, ses désillusions, ses douleurs, ses joies, enfin nous verrons combien, pour faire le bien, il fut obligé de dissimuler le vrai.

Ses ambitions et ses rêves, et Dieu sait s'il en eut, nous livreront le secret de la gaieté avec laquelle il exposait sa vie et de l'audace avec laquelle il bravait le danger. Nous suivrons, avec étonnement, les folles ruses et les mystifications hardies, grâce auxquelles ce Gascon d'élite faisait servir ses adversaires à la réalisation de ses plans. En un mot nous verrons, au travers de l'histoire, se mouvoir un homme de chair et d'os, assez ignoré pour n'avoir point été travesti, assez important pour fixer l'attention.

Et comme, en résumé, son action fut, dès les premiers temps, unie à ce qu'on a appelé la Contre-Révolution, c'est aussi l'histoire de ce mouvement que j'aborderai en partie. Les faits que j'exposerai apportent, dans le faisceau de cette défense royaliste, une série d'événements à peu près inconnus et jusqu'ici restés inexpliqués : joints aux mouvements préparatoires de la Rouerie en Bretagne, des fédéralistes dans divers points de la France, des royalistes en Provence et à Bordeaux et plus tard des Vendéens d'une part, de l'armée


de Condé de l'autre, ils forment l'ensemble de ces actions diverses, malheureusement sans unité, qui essayèrent au 13 vendémiaire, au 18 fructidor et jusqu'au 18 brumaire d'étouffer la Révolution. Ces ardents « partisans » n'arrivèrent point au but et cependant ils avaient avec eux la majorité du pays ; comme toujours cette majorité molle et désunie se vit opprimée par une minorité turbulente, de basse extraction, d'intérêts vils, mais poussée par le désir de satisfaire d'inextinguibles appétits.

Pour pouvoir rendre plus vivante encore et plus lumineuse cette noble figure, il m'a semblé qu'il ne serait pas inutile de parler de sa race, de ses origines et de son pays'. Cette étude de l'atavisme dont se parent même les œuvres de pure imagination, me paraît beaucoup mieux à sa place en tête d'un livre historique, aussi consacrerai-je le premier chapitre aux origines de mon héros ; ces pages seront éclairées des noms de Manaud de Batz, le faucheur, l'ami du roi Henri, de Charles de Batz d'Artagnan, le mousquetaire, et ne seront point une vaine généalogie, elles montreront quel sang royaliste coulait dans les veines du royaliste intégral que nous allons étudier.

Si l'on veut comprendre la méthode avec laquelle j'ai examiné et étudié cette terrible époque, il faut savoir que je partage absolument les idées de Chateaubriand dans son Essai sur les Révolutions et dans les Mémoires iï outre-tombe, idée qui était aussi celle de l abbé Galiani et jusqu 'à un certain point celle de Blaise Pascal, que les événements de l'histoire ne sont que des recommencements. Cette idée est

1. Si l'on connaissait bien la race pliysiologiquement, les ascendants et ancêtres, on aurait un grand jour sur la qualité secrèle et essentielle des esprits; mais, le plus souvent, cette racine profonde reste obscure et se dérobe. Dans le cas où elle ne se dérobe pas tout entière, on gagne beaucoup à l'observer. (Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. 111, p. 18.)


d'autant plus juste que ce sont les hommes qui font l'histoire et en créent les événements : or, à mon avis, l'homme naît sensuel, injuste et cruel, ces divers états peuvent être modifiés par la civilisation, le tempérament ou la religion, mais jamais entièrement. En appliquant ce décalque sur la plupart des événements on obtient ce résultat convaincant que les faits historiques proviennent presque toujours de l'injustice, de la sensualité ou de la cruauté native de l'homme.

Quant aux documents dont un pareil livre doit être étayé, je les citerai en notes ou les publierai en appendices. Toutefois je dirai avec M. Frédéric Masson : « Non, la vérité de l'Histoire n'est pas toute enfermée dans les papiers : tout ne s'écrit pas, tout ne se relate pas; dans ce qu'on écrit il y a des mensonges qu'on essaie, des colères qu'on simule, des convenances qu'on sauve, des pièges qu'on prépare, des faiblesses qu'on ménage : pour comprendre il faut savoir les liaisons des êtres, leur tempérament, leur forme d'esprit : il faut vivre dans le temps, s'en être fait les mœurs, en suivre les intrigues, discerner les alliances, les camaraderies, les amitiés et les amours et tout cela fait, il reste une part, non pas d'hypothèse, mais, je risque le mot, de divination. Par là tel fait que nul n'a raconté peut se trouver mieux établi que s'il avait fait le' sujet de vingt dépêches. L'astronome détermine, par ses calculs, la place exacte où gravite dans l'espace une planète invisible; l'historien d'un ensemble défaits et de conséquences détermine les causes obscures des résolutions et la raison même des actes, et ces causes et ces raisons, comme elles tiennent à l'humanité, il ne doit point les chercher ailleurs que dans les passions ou les vices de l'humanité 1. »

1. Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, t. V, Avant-Propos, p. XII.


Rien ne saurait être plus exact, surtout lorsqu'il s'agit de l'étude de ces dessous de l'époque révolutionnaire si inconnus et dont la connaissance excitera plus d'une surprise.

Je dois ici remercier de leur précieux concours nombre de personnes qui, soit aux Archives nationales, départementales et étrangères, soit à Paris, soit en province, à Genève, à Madrid, en Allemagne, se sont montrées pour moi, durant mes longues et patientes recherches, d'une parfaite complaisance.

Je regrette de n'avoir pu trouver ce précieux journal dont le baron de Batz parle dans une lettre à Eckard et qui a dû être, ainsi que le dit M. Lenôtre, brûlé dans l'incendie de la Préfecture de police en 1871.

Mais toutefois, les manuscrits du baron, ses œuvres inédites ou absolument disparues du domaine public, ses lettres, les enquêtes auxquelles je me suis livré, sa vie que je viens de vivre pendant dix années, près de lui, dans ce Paris de la fin du XVIIIe siècle, dans son appartement de la rue de Ménars, dans sa maison de Charonne, dans les assemblées, dans ses voyages et jusque dans ses mystérieuses cachettes de la Terreur m'ont permis d'établir une œuvre qui, à défaut d'autres mérites, aura celui d'être sincère.

LE BARON DE BATZ.

Château de Mirepoix, 1898-1907.


LA VIE ET LES CONSPIRATIONS

DE

JEAN, BARON DE BATZ 1754-1793

CHAPITRE PREMIER

LES ORIGINES

Le Béarn. — La Chalosse. — Aspect du pays. — Caractère général des habitants. — Description du polygone géographique où évoluèrent les Batz. — Souche de la famille. — Diverses branches. — Noms d'origine. — L'évêque de Dax et les combats singuliers. — La Gascogne anglaise. — Rôle des Batz pendant l'occupation. — Robert, Jean, Bernard de Batz et Henry III d'Angleterre. — Bernard de Batz et Édouard I". — Lettre de ce roi. — Fortaner et Raymond de Batz. — Lettres d'Édouard II à ces deux seigneurs. — Lettres d'Edouard III à Raymond de Batz. — Le « Prince Noir ». — Retour de la Guyenne et de la Gascogne à la France. — Confiscation des biens de Bertrand de Batz. — Le patriotisme à cette époque. — Charles VII. — Louis XI. —Manaud de Batz et le roi de Navarre. — Lettres de Henri IV à Manaud. — La prise d'Eauze. — La prise de Fleurance. — La bataille de Cahors. — Fin mélancolique de Manaud. — Charles de Balz dit d'Artagnan. — D'Artagnan capitaine des mousquetaires. — Son mariage. — Ses enfants. — Mission d'Isaac de Batz près de Cromwell. — État des diverses branches de la famille de Batz en 1 jSg.

Lorsque l'on remonte les bords charmants du fleuve Adour, un peu au-dessus de Bayonne, on pénètre dans


une contrée parsemée de bois, coupée de canaux et bientôt recouverte de riches cultures. La ville de Dax apparaît mollement étendue dans la plaine sous son ciel bleu du Midi, lavé par les brises de l'Océan prochain. Le fleuve continue sa course sinueuse et après avoir traversé encore des contrées boisées, passe non loin de Tartas, arrose Gouts et vient rejoindre le pays de Gascogne à Aire en laissant au midi Geaune et la châtellenie de Batz. Cette petite province de Chalosse, située entre le Béarn aux âpres montagnes et les plaines infinies des Landes, est une sorte d'oasis couverte de récoltes abondantes et forme l'arrondissement de SaintSever, dans le département des Landes. Par les fortes inflexions des collines de l'Armagnac noir on rejoint en ligne droite les vallées de la Baïse et du Gers.

C'est de ce pays qu'est sortie cette multitude de soldats secs, nerveux et énergiques qui ont fait les guerres d'Italie avec Lautrec et Montluc et qui ont conquis le royaume de Naples. Aussi utiles que les mercenaires allemands dans les armées des xv", xvie et xvne siècles : ils avaient, en outre, l'intelligence rapide, la vive compréhension des ordres, la sobriété et un amour fidèle pour leurs capitaines. Ces Gascons qui avaient fourni Xaintrailles, La Hire, Hector de Galard, Lautrec, Montluc, Henri IV, d'Artagnan, tous les comtes de Foix, les Biron et les d'Epernon envoyèrent aux armées de 1792 Foy, Lamarque, Lannes, le roi Murat, le roi Bernadotte.


Sur les coteaux de ce pays qui forme le centre de la Gascogne, tantôt secs et arides, montrant des guérets jaunâtres au soleil qui les crevasse, tantôt moutonnés de bois profonds, se dressent de petites villes gasconnes commandées par quelques restes de châteaux.

Vers l'est, si l'on franchit deux ou trois vallées étroites et encaissées on descend dans la riche plaine de la Garonne, abondante, dorée de lumière, asile de la vie heureuse, et dont Stendhal1 a pu dire qu'elle lui donnait l'impression des grasses campagnes de Lombardie. Juchées sur les croupes des collines ou tapies à leur ombre, les villes (bourgs ou villages) de Lupiac, Dému, Vic-Fezensac, Sainte-Christie, Mirepoix, Astaffort, Francescas, Nérac, Saint-Justin, Eauze et Tartas situées en Armagnac, Fezensac, Agenais et Albret se succèdent les unes aux autres et se rejoignent à Dax comme les deux lignes d'une ellipse.

C'est en l'espace enserré dans cette ligne de villes longue à peu près de quarante lieues qu'évolua de l'an 1000 à l'année 1789 la race des Batz.

Ces Batz, qui furent nombreux, ont une origine commune.

Les diverses branches de Chalosse, d'Aurice, de Fezensac, d'Armanthieu, de Trenquelléon et de Mirepoix ont eu leurs résidences ou seigneuries presque contiguës et leurs ambitions fleurirent côte à côte2.

1. Henri Beyle (Stendhal), Mémoires d'un touriste.

2. Muntlezun, Histoire de la Gascogne. — Marcal Histoire du Béarn.


L'enlèvement des rôles gascons par les Anglais en 4453, les pillages réitérés des guerres de religion, la diverse orthographe des prénoms, des surnoms, la différence d'énonciation dans les actes publics ou privés, le peu de respect qu'on avait pour les dates, ont contribué aux difficultés qu'ont rencontrées les archéologues pour souder ensemble les branches de cet arbre aux multiples rameaux.

Ce qu'il y a de certain c'est qu'une même famille établie aux environs de Dax a étendu ses influences et poussé des rejetons dans le périmètre de terrain dont nous venons de parler.

C'est dans cette étroite bande de terre que naquirent, vécurent et moururent les Batz formant un arbre aux fortes frondaisons, dont la moindre branche et la feuille la plus éloignée reçurent la même goutte de sève royaliste et traditionnaliste.

Vers 1150, un cadet des vicomtes de Lomagnc releva le nom de ces Batz qui étaient venus s'éteindre dans cette maison issue des puissants ducs de Gascogne. Ces Batz, apanagés de la première seigneurie de Batz t, s'établirent peu à peu en d autres châteaux et autres seigneuries auxquelles ils imposèrent leurs noms et qui s 'éle-

— De Cauna, Armorial des Landes. — De Dufau de Maluquer, Armoriai du Béarn...

, . J slj-t-m Dmriar T'tlti-

1. Art de vérifier les aales, par uuui ucmcut et uvm gieux bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, t. 11, p. -281. — Bibliothèque nationale, cabinet des titres, coll. Chérin, vol. 17. O'Gilvy, Nobiliaire de Guyenne et Gascogne, t. I, p. 437. — Montlezun, Histoire de la Gascogne.


raient à peu de distance les unes des autres. Batz en Chalosse, Batz en Tursan, Batz en Fezensac, Batz ea Brulhois. Ensemble ils guerroyèrent souvent et ensemble passèrent de nombreux actes où se confondent leurs noms.

Ils portèrent d'abord dans ces actes, toujours alors, passés en latin, le nom de Vallibus qui se traduisit en vieux langage par le nom des Vals, puis par le gasconisme bien connu qui transforme le V en B et vice versa des Vals devint des Bals, des Bax et enfin de Bas, de Baas et de Batz.

Le célèbre vers d'Ausone 1

Felices populi quibus vivere est bibere donne l'explication, en linguistique, de ces diverses transformations2.

Riches et puissants seigneurs, les Batz commandaient une partie de la Chalosse et des pays environnants, protégeaient le faible et vivaient des dépouilles du fort. Ils prirent part aux nombreuses expéditions des rois de Navarre, levèrent des compagnies franches, fondèrent de riches abbayes comme celle de Saint-Pé-de-Générès en

1. Ce poète latin, Gascon et Bordelais qui vécut de 309 à 394, accablé d'honneurs et de charges dues à sa finesse de Gascon, a voulu faire ici un jeu de mots intraduisible en français : « Heureux peuples, dit-il,. pour qui vivre est boire ». (Poetœ latini minores, \Vernsdorff Altembourg, 1700-1791.)

:i■ Il existe aussi une autre étymologie : Valle, d'après les règles établies s la phonétique gasconne, devient bat. Ex.auréavalle = auréabat, vallesorguère = balsorguere : au pluriel bat pour bats ou Batz. D'une façon ou d'une autre de Batz signifie : des Vallées.


Bigorre S possédèrent des évêchés, auxquels ils fournirent des évêques de leur nom comme ce Bernard de Batz, qui, évêque de Lescar et de Daxvers 10702, ne trouva point de meilleur moyen pour terminer une contestation pendante entre lui et son vénéré collègue l'évêque de Tarbes que de la dénouer dans un duel judiciaire par procuration. Malgré les nombreuses blessures que se firent les deux champions des deux pontifes, l'avantage resta douteux et une transaction intervint, qu'il eût, peut-être, été préférable d'adopter avant la grêle de coups d'épée et de massue que reçurent et se donnèrent les deux subalternes.

La race fut batailleuse, on ne constate dans leurs parchemins que plaies et bosses, processive en outre mais très aimée des vassaux qu'elle ne pressurait pas.

Plusieurs d'entre ces Batz remplirent de grandes charges pendant l'occupation anglaise de la guerre de Cent Ans

Il est utile d'en parler, car, dès ce moment, on pourra constater l'attachement indéracinable des Batz à leur suzerain. Pour eux, le souverain possesseur du sol et protecteur des seigneurs de ce sol était tout.

Ils suivirent donc la fortune d'Éléonore d'Aquitaine

1. Gallia Christiana, in-folio, édit. de 1716, t. I. Instrumenta, p. 194. — Charte de Saint-Pé-de-Générès, Dom Dubuisson (1022-1032). — Marca, Histoire du Béarn, p. 247-248. — Dom Dubuisson, Histoire du 7TWnaslère de Saint-Sever.

2. O'Gilvy, Nobiliaire de Guyenne et Gascogne, 1. 394. — Marca, Histoire du Béarn. — Montlezun, Histoire de la Gascogne, L II, p. 38.


et prêtèrent serment à ses héritiers, les rois d'Angleterre, qui, du reste, les traitèrent fort amicalement.

Henry III d'Angleterre, par lettres patentes, accorde, à plusieurs reprises, en 1254 et 1260 notamment, des tonneaux de vin de ses vignobles de Bordeaux à Robert, Jean et Bernard de Batz 1.

En 1273 2 Bernard de Batz rend hommage pour ses terres de Gascogne au roi Édouard Ier qui, en 1283, nomme, par une lettre des plus flatteuses, Jean de Batz sénéchal de Gascogne, ce qui était une véritable viceroyauté. Cette nomination est datée de la ville d'Acton en Angleterre le 18 octobre 1283 et assigne à Jean comme appointements environ deux cent mille francs de notre monnaie actuelle.

Fidèles serviteurs des descendants de leur duchesse furent aussi les Fortaner 3 et les Raymond de Batz dont les rapports avec les rois d'Angleterre sont constants. Fortaner reçoit des lettres particulières, des ordres à transmettre, des convocations à faire de la part d'Édouard II aux dates du 18 octobre 1307, 12 décembre 1308, 7 août 1309, 17 juillet 1315 ', c'est même à

1. Montlezun, Histoire de la Gascogne.

2. Rôles gascons de la Tour de Londres, recueillis et copiés par ordre de S. M. Napoléon III. Cabinet des titres, mss. de la Bibliothèque nationale.

3. Fortnner fut un des grands seigneurs qui accompagnèrent le pape Clément V (Bertrand de Goth), de la Saintonge et de Bordeaux jusqu'en Languedoc. — Moreau Bréquigny, vol. 642, fo 49. — Rymer, t. II, p. i, p. 8". — Rôles gascons par Bémont, t. III. Introd. pp. CXCVIII, cxcix.

t. Montlezun, Histoire de la Gascogne. — A. de Batz, Histoire des genlilshtjmmes qui ont porté le nom de Batz (inédit).


la suite de cetle'dernière lettre que Fortaner de Batz passa en Angleterre pour apporter son concours et celui de ses hommes d'armes à la guerre d'Écosse contre le fameux Robert Bruce. Hume dit à propos de cet appel qu'Edouard II convoqua en ce périlleux moment « ses plus belliqueux sujets de Gascogne1 ». Et ces Batz pouvaient compter parmi les plus batailleurs de ces belliqueux.

A plusieurs reprises, ils avaient dû tenir tête au célèbre favori d'Édouard II, Pierre de Gaveston, Gascon comme eux, qui avait su conquérir les bonnes grâces du faible souverain et se taillait une part royale dans la superbe Aquitaine.

Par des lettres du 20 février 1320, 12 novembre 1320, 8 février 1327, 2 avril 1330 datées de Westminster et autres lieux, les rois d'Angleterre leur accordent de nombreux bénéfices et se louent de leur fidélité. Dans le même moment un Batz commençait avec les d'Albret cette liaison qui devait devenir si intime plus tard s.

Voici 1337, 1340, encore des lettres d'Édouard 111, des présents venant d'Angleterre, en 1363 Raymond de Batz prête serment dans la cathédrale de Bordeaux entre les mains mêmes du fameux « Prince Noir 3 ».

Mais en 1368 les Batz se détachent de l'Angleterre en

1. Hume et Smolett, Histoire d'Angleterre, t. IV.

2. Rôles gascons, loc. cit. — Montlezun, Histoire de la Gascogne. — Marca, Histoire du Béarn. — Rymer, t. II, p. II, p. 174; pp. m, 44, 173; pp. IV, 77 et 18.

3. Delpit, Collection de documents, t. I, no 192.


même temps que les comtes d'Armagnac, de Comminges et d'Albret.

Dès lors accentuant sa politique d'angliciser la Guyenne et la Gascogne, le Prince Noir, par une lettre du 21 novembre 1369, annonce à Bertrand de Batz que ses biens sont confisqués et donnés à un fidèle '.

Du Guesclin et ses bandes avaient traversé le pays, les droits d'Éléonore, dont le souvenir se perdait, parurent moins certains, ses héritiers semblèrent plus étrangers. Les regards se tournèrent vers le roi de France qui était le vrai suzerain, ce roi auquel le traité de Brétigny permettait de rendre hommage. Les cœurs se prirent à la vue de Charles VII et des lys d'or de France et ils revinrent loyalement et pour toujours vers le trône national auquel ils appartinrent définitivement en 1453.

Décrire les horreurs et les massacres dont furent témoins ces riches provinces pendant deux siècles est impossible, mais cette période de trouble est bien faite pour expliquer ce qu'était et a longtemps été l idée de patrie.

La Patrie, c'était alors le souverain auquel on rendait hommage, le souverain possesseur du sol, même momentanément; or les seigneurs, défenseurs naturels

1. Toutefois un des Batz, Garsie Arnaud, seigneur de Saint-Criçq, se trouvait à la tète de la flotte gasconne avec le seigneur de Durfort lors il Il siège de Bordeaux en 1407. Ils battirent l'amiral de France et la (lotte française à Bourg. - Ces jours d'angoisse, dit M. Jullian, le dernier historien de Bordeaux, ont été les plus beaux de son histoire. »


de ce sol, qui levaient les hommes de guerre et bataillaient pour les paysans, leurs vassaux et au fond leurs contribuables, pour la défense des bourgeois et des artisans pacifiquement occupés à leurs travaux, ne connaissaient que le souverain défenseur de leurs droits, chef de leur caste. Chargés, par une sorte de contrat synallagmatique, de défendre la propriété de tous, ils la défendaient contre l ennemi de la famille- royale ou princière qu'ils avaient toujours connue à leur tête.

Jusqu'en 1789 le patriotisme des nobles et des seigneurs fut la défense du prince défenseur de leurs droits et propriétaire, par héritage, du sol.

En 17921e patriotisme des patriotes fut la défense de la nation défenseur de leurs intérêts, distributrice du sol, et garantie de leur droit de propriété.

Depuis cette époque tout cela s'est fondu en un patriotisme qui se résume dans la défense -du sol même de la patrie : mais, pour bien comprendre le dévouement au roi et à la nation, il faut se rendre compte qu'avant d'arriver à la défense même du sol, les ancêtres défendaient le propriétaire de ce sol dont ils n'étaient, à proprement parler, que les locataires.

Ceci explique cette psychologie des Batz, qui pendant des siècles n'ont vécu et combattu que pour la famille de leur seigneur, n'ont défendu que leur seigneur et roi, ne se sont dévoués et ne sont morts que pour le roi et ont passionnément aimé et servi leur prince et leur chef.


Lorsque Charles VII reconquit la Guyenne, les Batz étaient tous établis aux divers points de ce polygone précédemment décrit et en occupaient les principales villes, toujours dévoués à leur prince le roi de Navarre, et ayant pour lui ce culte dont Manaud de Batz, seigneur de Mirepoix et de Sainte-Christie à la fin du xvie siècle, donna de si touchantes et héroïques preuves 1.

Il faut nous arrêter à ce nom qui a conquis une vraie célébrité par son dévouement à Henri IV, et par l'amitié toute fraternelle que lui portait le bon roi.

Le baron Jean n'était pas peu fier de ce héros et il ne négligea rien pour faire connaître ce fidèle serviteur dont lui-même devait, un jour, dépasser l'héroïsme. C'est en vivant dans l'intime souvenir de pareils aïeux que l'on entretient ce feu sacré du dévouement dont nous verrons bientôt les vivantes preuves.

Vrai type de Batz, Manaud commença son métier de « sauveur de rois » en 1516 lorsqu'il préserva les jours de Henri IV à son entrée à Eauze en Armagnac 2.

Eauze est une jolie ville située en plein Armagnac noir, ainsi nommé à cause du ton sombre que donne à tout le pays un profond moutonnement d'arbres et de forêts couvrant les fortes collines, contreforts des monts

1. Le frère de Manaud, François de Batz, fit partie des fameux « quarante-cinq » dévoués au roi jusqu'au crime. Manaud fut seigneur de Sainte-Christie et Mirepoix de 4570 à 1618.

2. Berger de Xivrey, Lettres missives de Henri IV (notes). — Henri IV en Gascogne, essai historique par Charles de Batz-Trenquelléon. Bordeaux, 1885, p. 104-105.


Pyrénées. Henri, roi de Navarre, qui parcourait, à cette époque-là, les pays gascons, entendit mal parler de la fidélité des habitants de cette ville. Il voulut s'assurer par lui-même de leurs intentions et, tout en chassant, un jour, aux alentours de la cité, il se présenta aux portes qui lui furent ouvertes à deux battants.

Déjà, il riait de son rire large en montrant à ses quatre compagnons, Mornay, Béthune, Roquelaure et Manaud de Batz, les autorités d'Eauze lui présentant les clefs à hauteur de l'épaule de son cheval blanc; déjà il se livrait à eux tout entier et suivi de ses quatre gentilshommes plus méfiants que lui, il s'engageait dans la ville quand un grand bruit se fit entendre.

C'élait le pont-levis qu'on relevait, avec fracas, derrière la petite troupe.

— Tiro lou rastel, lou rey yei. — Tirez la herse le roi y est, — avait, dans son patois, crié la sentinelle.

Aussitôt la ville tout entière est en rumeur, autour du roi et de ses amis une foule hurlante se précipite, armée d'arquebuses, de pistolets, de piques et de poignards.

— Tirez à la juppe d'escarlate, tirez au pennache blanc, c'est le roi de Navarre, crie-t-on de tous côtés.

Épée aux dents, pistolets d'arçon aux deux mains, les gentilshommes du roi fracassent quelques crânes, sabrent quelques épaules, le tumulte augmente, le roi va être massacré : par un suprême effort Manaud de Batz le couvre, tantôt en avant, tantôt de côté en faisant

I


le moulinet de son épée, abattant tout ce qu'il rencontre sous sa main.

Les soldats de Navarre restés au dehors ont cependant deviné le guet-apens et entendent les cris, les coups et les pétarades : ils se précipitent dans les fossés, escaladent les murailles, finissent par enfoncer les bois disjoints de la porte et délivrent le roi et ses quatre vaillants.

La foule, tout à l'heure à genoux, tout à l'heure menaçante, retombe à genoux. Henri reprend son large et bon sourire, pardonne et même en voyant se casser la corde où pendaient déjà quelques bourgeois que les soldats avaient un peu rapidement branchés, dit en levant la main :

— Grâce à ceux que le gibet épargne.

Eauze était reconquise et quelques jours après Henri, écrivait à Manaud de Batz la belle lettre suivante 1 :

« Monsieur de Batz,

» Pour ce que je ne puis songer à ma ville d'Eauze, sans qu'il ne me souvienne de vous ni penser à vous qu'il ne me souvienne d'elle, je me suis deslibéré vous établir mon gouverneur en icelle et pays Eauzan; adonc ainsi me souviendrai quand et quand d'y avoir un bien seur amy et serviteur sur lequel me tiendrai reposé de seureté et conservation pour tout ce dont je vous ay bien voulu choisir. Mais d'icy à ce qu'ayez receu cer-

1. Berger de Xivrey, Lettres missives de Henri IV, loc. cil.


taines lettres d'instructions vous en allez en ladicte ville et y amenez assez de vos amis pour y estre le maistre et empescher qu'on y remue.

» Dieu vous ayt, Mons de Batz, en sa saincte et digne garde.

» Votre affectionné amy,

» HENRY. »

C'était un beau temps d'estocades et de coups de main.

L année suivante, en 1578, le roi de Navarre assistait, à Auch, à un grand bal offert par madame de La Barthe à la reine mère Catherine de Médicis alors en Gascogne.

Vers le commencement de la fête, la reine, qui aimait, comme les Italiennes, à taquiner les gens, prit à part le roi son gendre et lui dit :

— Je viens de recevoir un message qui m'annonce que mes troupes vous ont pris la Réole.

On était en pleine guerre, malgré les amitiés, fleurettes et galanteries échangées de part et d'autre.

Le roi dissimula son mécontentement, mais avec adresse se rapprocha de Manaud de Batz et lui dit ce que venaient de faire les troupes catholiques.

— Par la mordieu, sire, répondit le baron, il faut une riposte !

— C'est facile à dire, mais comment faire?

— Il est deux heures après midi, repartit Manaud, faites durer bal et festins jusqu'à demain matin; Fleu-


rance n'est pas loin, la ville appartient à la reine, nous la prendrons cette nuit.

— Chose difficile, dit le roi.

— Non, reprit Batz, la seigneurie de Sainte-Christie et le château de Mirepoix sont fiefs de ma famille et je connais force monde de ce côté.

Et il partit avec une troupe de cavaliers. Il y a environ

' six lieues d'Auch à Fleurance, jolie route, en plaine ; la distance fut franchie en peu de temps : les partisans s'arrêtèrent sous les murs de la place : un des serviteurs de Manaud entra, tâcha de s'aboucher avec quelques amis dévoués au baron, mais ne put les amener à livrer la ville.

Manaud de Batz ne perdit point la tête, le temps était précieux, il envoie un émissaire à franc étrier vers le roi de Navarre lui raconter sa déception et lui demander f quelques hommes de renfort pour enlever la ville dont il connaissait le point faible et près duquel il s'était embusqué.

Aussitôt averti, Henri, en plein bal, griffonne le billet suivant où fleurit son habituelle bonté :

; « Monsieur de Batz,

i 1 » C'est merveille que la diligence de votre homme et \ la vostre ; tant pis que n'ayez pu pratiquer ceux du dedans l à Fleurance : la meilleure place m'est trop chère du | sang d'un seul de mes amis. Mais puisque est, cette * fois, vostre envie de practiquer la muraille, bien volonK

y


tiers. Pour ce ne vous enverrai ni le monde, ni le pétard que vous me demandez mais bien vous les menerai et y seront les bons de mes braves; par ainsi ne bougez de la tuilerie, où vous irons trouver. Sur ce, avisez le bon endroit pour nostre coup : de quoy et du reste pour bien faire se repose sur vous le bien vostre à jamais

» HENRI. »

Dans la soirée le roi frais et dispos suivi de ses meilleurs serviteurs vient rejoindre le baron de Batz, près de la Tuilerie où il se tenait. En quelques instants la brèche est ouverte, la ville prise et sans effusion de sang. Aussitôt le roi y met garnison et retourne ventre à terre à Auch où, ragaillardi, il rentre au bal et retrouve la reine mère. Une indiscrétion venait de lui apprendre le coup de main de Henri.

— Vous me prîtes hier la Réole, lui dit-celui-ci, or voici les clefs de Fleurance que je vous enlevai cette nuit.

— Vous avez de bons serviteurs, mon fils, dit CaLherine, et je vois bien que c'est la revanche de la Réole : vous avez voulu, ajoula-t-elle malicieusement, faire chou pour chou, mais le mien est mieux pommé.

Il faudrait citer en entier cette correspondance, lire ces phrases pittoresques, ailées, vivantes, dans lesquelles Henri peint si bien son âme chevaleresque et charmante et son amitié pour « son faucheur ».


« Mon faucheur, ils m'ont entouré comme la beste en ung filet, mets des ailes à ta meilleure beste, j 'ai dit à Montespan de crever la sienne; cours, viens, vole, c est l'ordre de ton roi, et la prière de ton ami !

» HENRI. »

Cette lettre à Manaud de Batz est un chef-d'œuvre de style épistolaire par sa pittoresque concision et sa saveur militaire et cordiale.

Quoi de plus coloré que ce début de la lettre écrite à la baronne de Batz après la sanglante bataille de deux jours, dans Cahors?

« Ma Cosine, Madame de Batz

» Je ne me despouillerai pas, combien que je soye tout sang et pouldre sans vous bailler bonnes nouvelles de vostre mari lequel est tout sain et sauf... il ne m'a pas quitté de la longueur de sa hallebarde. »

Dans toute cette série de lettres jaunies par le temps passe un parfum de guerre, d'amitié, d'audace et d'aventurcs qui transporte en des siècles héroïques, soit que Henri remercie Batz des services rendus, soit qu'il lui demande aide et secours, soit enfin qu'il déplore avec lui ses blessures de Coutras ou qu'il souffre de ses ennuis.

Mai s en 1587, dernière lettre dans laquelle Henri a ce mol si touchant: «Votre blessure de Coutras laquelle me fait véritablement plaie au cœur1 », alors Manaud reste

1. ?ainte-Beuve admire beaucoup cette expression : « Cette blessure de M. île Batz qui fait plaie au cœur de Henri rappelle, dit-il, selon


en son château, Henri part pour la conquête de Paris et de la couronne de France. Les gens de cour arrivent après les coups d'épée, circonviennent le roi, attrapent au vol comme chiens bien dressés les duchés, les diamants, les terres, et le bon capitaine, l'ami des mauvais jours, le sauveur du roi, soigne ses vieilles blessures avec l'onguent de Fier à bras, entre les quatre murs de son manoir qui, lui, est encore là impassible, trempant dans l'eau des douves ses pieds de pierre, unique témoin demeuré de l'ingratitude du premier Bourbon pour les Batz.

Ainsi s'écoula la vie du grand Manaud dans ces quelques lieues de terrain gascon où Eauze, Mirepoix, Lupiac, Fleurance furent des îles de gloire et de repos pour son héroïsme et où a fleuri son souvenir qui maintient chez les Batz l'amour du sol gascon et de la royauté1.

Puis voici l'époque des duels légendaires, des exploits enrubannés et empanachés. Charles de Batz, fils d'un Batz et d'une Montesquiou-Fezensac, neveu de Blaise de Montluc 2, part sur son cheval jaune de la ville de Lnpiac en Gascogne et prend le nom d'un fief de sa mère pour aller tenter fortune : ce nom c'est d'Artagnan!

l'expression de M. Jung, le mot célèbre de madame de Sévigné à sa fille : j'ai mal à votre poitrine, et l'expression la plus naturelle est celle de Henri. » Causeries du lundi, t. XI, p. 38.'i.

1. Cette fin mélancolique a inspiré dans une publication néracaise, la Guirlande des marguerites, les vers suivants à M. Faugère-Dubourg :

Puis Henri l'oublie sur 10 trône ! 0 leçon !

Comme le miel profite à d'autres qu'aux abeilles,

D'autres que 10 Faucheur engrangent la moisson

2. Exactement, il était allié de Montluc par une Lasseran-Mansencôme dont il était cousin.


Point n'est besoin de raconter les prouesses et surtout le dévouement absolu de ce Batz pour ses rois, tout a été dit et redit sur lui, sauf peut-être la vérité documentée t.

D'Artagnan! ce nom est comme l'évocation de toute une époque : maturité de Louis XIII, enfance de Louis XIV ont vu le capitaine des mousquetaires monter la garde autour d'elles.

Et ce loyalisme est si connu, si proverbial, qu'on a pu le montrer résistant à la raison d'Etat et se manifestant en faveur du trône lors de la mort de Charles Ier d'Angleterre.

Qui ne se souvient des pages émues où Dumas représente d'Artagnan envoyé à Cromwell pour essayer d'une alliance et trompant l'espérance de Mazarin pour défendre et essayer de sauver l'auguste victime.

Cette fiction a fait sourire les savants qui ont démontré que jamais d'Artagnan n'avait pu avoir pareille aventure et ils ont accumulé les dates et les écrits.

Ils avaient. raison, mais ce qu'un auteur, au courant de la psychologie d'une famille royaliste, avait prêté à Charles de Batz d'Artagnan, était presque au même moment accompli par un autre Batz envoyé de Mazarin à Cromwell. Bon sang ne pouvait mentir.

En effet, comme on l'attribua à d'Artagnan, Isaac de Batz fut chargé par le cardinal, à l'insu de l'ambassadeur M. de Bordeaux, d'une mission pour Cromwell, et comme

1. Voir à l'Appendice la note sur d'Artagnan au sujet de l'ouvrage de M. d'Auriac.


on l'attribua à d'Artagnan il commença les négociations avec le protecteur. Entre temps il se mit à conspirer pour rétablir le prétendant. Rien n'est plus curieux (lue cette rencontre de l'historien avec le romancier uniquement poussé par ce sens de divination, si méprisé des savants en us et qui a conduit par déduction à de si belles découvertes, Dumas a écrit un passage de l'histoire diplomatique de France presque mot pour mot.

Isaac de Batz 1 arrive en Angleterre, entre en rapport avec le protecteur et entame avec lui les propositions délicates dont il est chargé; soigneusement et au fur et à mesure de ses audiences il rend compte de sa mission au cardinal; les lettres du début sont pleines de confiance dans la réussite, puis laissent percer des sentiments de froideur, d'indignation même contre les procédés du protecteur. Elles s'apitoient sur le sort du prétendant, l'âme loyaliste des Batz tressaille : finalement arrive à Paris une longue lettre dans laquelle l'envoyé extraordinaire raconte comment Cromwell, convaincu que l'homme de confiance fait partie d'une conspiration royaliste, le traite avec la dernière rigueur. Il faut lire cette lettre où l'on voit le sombre régicide, debout dans son cabinet entouré de ses Ilarrisson et autres confidents, s'indigner contre Isaac de Batz, l'apostropher et finalement lui signifier d'avoir à quitter le sol de l'Angleterre dans la journée ! La lettre respire, au travers d'un certain

1. Ce nom s'écrivait Baas, mais c'était la même famille, beaucoup d'historiens l'ont confondu avec d'Artagnan ou son frère Paul.


regret de la mission manquée, la déception d'avoir été pris avant d'avoir réussi à rétablir le roi légitime. Incorrigible manie de famille que celle de vouloir sauver un roi \ Louis XIV se montra, pour d'Artagnan, plus reconnaissant que Henri IV ne s'était montré pour Manaud et surtout que ne le sera Louis XVIII pour notre héros. En effet, il voulut signer au contrat de mariage de son capitaine des mousquetaires quand il convola avec madame de Damas de la Clayet dont la mère avait épousé en premières noces un prince d'Henin ; et lorsque naquit son premier enfant ce fut Louis XIV qui demanda de le tenir sur les fonts baptismaux avec la reine MarieThérèse : quelques années plus tard, quand d'Artagnan eut un second fils, le dauphin et mademoiselle de Montpensier, la Grande Mademoiselle, furent ses parrain et marraine et l'heureux père imposa à ses deux fils le nom chéri de Louis.

Comme capitaine de la première compagnie des mousquetaires, Charles de Batz allait presque de pair avec les maréchaux de France : « Il trouva, dit Saint-Simon, le nom de d'Artagnan plus à son gré et l'a porté toute sa vie. Il se fit estimer à la guerre et à la cour, où il entra si avant dans les bonnes gràces du Roi qu'il y a toute apparence qu'il eût fait une fortune considérable s'il n'eût pas été tué devant Maestricht en 1. 67 32. »

1. Archives du ministère des affaires étrangères : Mission de Baas. — Duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé.

2. Saint-Simon, Mémoires, édition Chéruel, t. VII, p. 110. — Tout semble indiquer qu'il eût été fait maréchal de France. Il mourut


Voilà donc déjà trois de Batz passionnés serviteurs de leurs rois et ne laissant à leur famille ni les titres ni la fortune que d'autres avaient su gagner à force de courtisanerie et de souplesse, mais vivant, quand même, luttant et mourant avec le culte de la royauté.

En 1789, une seule branche de la maison de Batz vivait dans une situation digne de son nom, c'était la branche de Trenquelléon et sa cadette la branche des barons de Mirepoix établie sur les anciens fiefs de Manaud de Batz.

Le baron de Batz de Trenquelléon 1 était né en 1754 et avait été page du roi en la grande écurie, puis lieutenant en premier au régiment des gardes-françaises et enfin capitaine au même régiment avec le rang de colonel d'infanterie. Il jouissait d'une grande fortune qu'il tenait en grande partie de sa mère née de Malide comme la duchesse de Brissac et était par elle cousin du marquis de la Rochefoucauld-Roye, du duc de ClernlontTonnerre, du duc de Brancas et des Mérode. Sa situation à la cour était brillante et il avait été, dès ses débuts, admis dans le petit cercle intime de la reine MarieAntoinette 1.

frappé d'une balle au front, à la tête de ses mousquetaires. Mort glorieuse qui lui valut l'inscription de son nom à la salle des batailles à Versailles. Louis XIV, regrettant de n'avoir pu le récompenser selon ses mérites, voulut que les cérémonies du baptême fussent recommencées pour ses deux fils, et ce fut Bossuet qui officia. (Registre des baptêmes de l'église paroissiale de Saint-Julien à Versailles, 1671-1614.)

1. D'Hozier, Armoriai général ou registres de la noblesse de France, registre V, édit. 1764, p. 6. O'Gilvy, Nobiliaire de Guyenne et de Gascogne, t. II, p. 499.


Il était lié avec le comte de Fersen, et, comme il n'avait point d'amitié pour Jean de Batz, il fut, peutêtre, la cause de l'antipathie que lui témoigna ce seigneur suédois dans quelques circonstances intéressantes.

Charles de Batz, baron de Trenquelléon, émigra dès 1791 en Portugal1, chargé de missions secrètes du roi, près de la maison de Bragance.

L'évêque de la ville de Bragance où il avait laissé sa famille lui fit grand accueil et voulut même baptiser avec les honneurs royaux sa fille née en Portugal et qui devint la baronne de Batz de Mirepoix, ma grand'mère 2.

Après avoir vu échouer les propositions dont il avait été chargé auprès de Dom Jean, régent de Portugal, il laissa les siens à Bragance, et vint rejoindre à Coblentz l'armée des princes où il reçut le commandement des gendarmes de Condé. Il fit toutes les campagnes de l'émigration, entra à Verdun, débarqua à Quiberon. Rentré en 1804 dans son beau château de Trenquelléon, il avait coutume, en se promenant dans son parc, le long de cette rivière de Baïse, si aimée de Henri IV, de lever les bras au ciel en s'écriant : « Je suis ruiné de fond en comble », voulant exprimer ainsi que, malgré la belle fortune qui lui restait, il avait été dépouillé par la Révolution. Il fut nommé maréchal de camp à la première

1. Archives du château de Mirepoix.

2. Archives du château de Mirepoix. Manuscrit 712, Relation de mon séjour en Portugal et retour par l'Espagne.


Restauration et mourut le jour même de la bataille de Waterloo, le 18 juin 18151.

Son frère François de Batz 2, qui fonda la branche de Gajean, fut un des rares chefs d'escadre de la marine française qui n'émigra pas. On lui dut même un des seuls succès dont la marine eut à s'enorgueillir en ces temps-là, car les bons officiers étaient rares. Il prit en effet aux Anglais et ramena au port de Brest YAlexctnder, vaisseau de 74 canons 3.

Leur cousin-germain, le chef de la branche de Mirepoix qui portait le titre de marquis de Batz*, titre inhérent aux familles qui possédaient trois baronnies, vivait tranquillement au château de Mirepoix en Gascogne avec son père le baron de Batz5. Tous deux avaient servi : l'un au régiment de Conti, l'autre au Bourbonnais-infanterie et s'étaient retirés dans leurs terres, capitaines et chevaliers de Saint-Louis6. La Révolution les trouva ardents partisans de Necker; mais ils furent bientôt désabusés. Ils furent arrêtés, conduits dans les prisons d'Auch et destinés par le conventionnel Dartigoeyte à la guillotine. Une de leurs voisines, qui les tenait en haute estime7 et qui jouissait de la confiance

1. D'Hozier, Armorial général, etc., reg. V, p. 74. — O'Gilvy, Nobiliaire de Guyenne et Gascogne, p. 399, t. II. Archives du château de Mirepoix.

2. O'Gil vy, Nobiliaire de Guyenne et Gascogne, t. II, p. 401.

3. Id., Ibid., t. II, p. 401.

4. Archives du château de Mirepoix, Contrats de mariage, 1782.

5. D'Hozier, Armorial général, édition de 1764, p. 73, reg. V.

6. Id., ibid.

7. Tradition de famille, archives du château de Mirepoix.


du farouche conventionnel, jeta leurs dossiers au feu et les sauva.

Tous les Batz actuellement existants sont issus de ces trois branches, dont la première réside à Agen, la seconde à Bordeaux, et la troisième dans le romantique et mélancolique manoir de Mirepoix où vivent les anciens et héroïques souvenirs du grand ami de Henri IV, Manaud le Faucheur.

Mais en 1789 il y avait d'autres gentilshommes du nom de Batz, il est utile de les citer, pour bien distinguer, parmi ces divers rameaux, celui où fleurissait la famille de notre héros. Les Batz de Diusse vivaient aux environs de Pau, et le chef de cette famille nommé, comme celui dont j'écris l'histoire, Jean-Pierre t, par ce nom même a induit plus d'un historien en erreur. G est lui qui est né en 1762 et non le baron.

Les Batz d'Aurice tombés depuis en quenouille vivaient en Marsan'; à Paris habitait Constantin de Batz-Castelmore a, dernier descendant de d'Artagnan et plus connu sous le nom de marquis de Castelmore. Il mourut sans enfants et en lui s'éteignit le nom héroïque et charmant.

Enfin la branche des Batz d'Armanthieu 4 végétait au

1. D'Hozier, Armoriai général ou registres de la noblesse de France, registre Y, p. 6S. — Baron de Cauna, Armorial des Landes, P. 169, t. II.

2. D'Hozier, Armoriai général ou registres de la noblesse de France, registre Y, édition de 1764, p. 67. O'Gilvy, Nobiliaire de Guyenne et Ga'('I):/lle, t. I p. 445 et passim.

3. Arr hives du séminaire d'Auch (Gers). Papiers Castelmore.

4. Cull. Chérin, cab. des titres, vol. il.


village de Goutz-lès-Tarlas et à Tartas, petite ville de la Chalosse qui forma un district du département des Landes. Elle était représentée par Bertrand de Batz et son fils Jean, baron de Sainte-Croix dont je vais retracer la romanesque existence.

Pour excuser l'erreur de certains historiens qui ont cru que mon héros était Allemand, je dois dire qu'à la . révocation de l'Édit de Nantes de nombreux membres de la famille, appartenant à la religion prétendue réformée, avaient quitté la France1.

Les uns étaient passés en Allemagne et l'un d'eux, superbe soldat, était entré aux grands mousquetaires du premier roi de Prusse auquel il montra un dévouement digne de sang dont il sortait et devint un des favoris de ce prince2.

D'autres, parmi ces exilés volontaires, s'étaient attachés à la fortune de l'illustre Charles XII, roi de Suède et moururent à son service et à ses côtés, passionnément épris de ce roi qui ressemblait par tant de cytés à Henri IV. Leur nom s'est transformé dans les glaces du Nord en Batluz3.

De quelque côté qu'ils aillent, dans quelque pays qu'ils arrivent, les Batz vont droit au roi, vivent et meurent pour lui, chose qui leur est facile, dévouement

1. D'Hozier, Armoriai général ou registres de la noblesse de FranceT registre V, édition de 1164, p. 72.

2. ld., ibidem.

3. O'Gilvy, Nobiliaire de Guyenne et Gascogne, L. II, p. 405.


qui leur est coutumier. Nous allons voir maintenant un dévouement moins ordinaire, celui qui, en dépit des difficultés, des calomnies et des persécutions grandit en même temps que grandit l'infortune du prince.



CHAPITRE II

LA JEUNESSE DE JEAN DE BATZ

Naissance du baron. — Son père. — Sa famille. — Son enfance. — Son éducation. — Retour à Tartas. — Projets d'avenir. — La recherche des origines. — Les démêlés de Bertrand de Batz et de d'Hozier. — Le voyage à Trenquelléon. — Jean de Batz entre au service. — Son caractère. - Il est nommé sous-lieutenant. — Il sert en Espagne. — Il est nommé colonel en Espagne. — Retour à Paris comme capi-' taine de dragons. — Ses plans pour parvenir. — Les papiers de famille. — M. du Lau du Lin de Marsan. — Le marquis de Batz-Castelmore Artagnan. — Le baron de Batz et Chérin. — Opérations financières. — La Compagnie des Indes. — D'Épréménil. — Son amitié pour Jean. — Lutte avec Chérin. — La commission d'examen des titres. — Lettres patentes du roi. — Le baron monte dans les carrosses du roi. — Il est nommé colonel à la suite au régiment des dragons de la reine. — Ses travaux historiques et littéraires. — Ses recherches sur les origines du régime fiscal de la France. — Le baron de Breteuil. — Jean de Batz entre en rapport avec Clavière et les Genevois expulsés.

(26 janvier 1754-5 mars 1785.)

Jean-Pierre de Batz, seigneur d'Armanthieu et de la maison noble de Dème, baron de Sainte-Croix, naquit à Tartas en Chalosse le 26 janvier 1754 1.

1. Coll. Chérin, cab. des titres, vol. 17-315-79. — Art de vérifier les dates, faits historiques, etc., par un religieux bénédictin de la Con-


Son père, Bertrand de Batz, seigneur d'Armanthieu, avait épousé le 27 avril 17531 damoiselle Marie delaBoge, d'une honorable famille des Lannes2 et remplissait les fonctions de lieutenant criminel de la sénéchaussée de Tartas.

Ces fonctions étaient plutôt humbles et à peu près l'équivalent de ce que seraient maintenant celles d'un juge d'instruction mâtiné de commissaire de police. Il en tenait la propriété de feu son père, Jean-François, qui les exerçait au même lieu depuis l'an 1719 par survivance de son beau-père Bertrand de Chambre, écuver3.

Le père de notre héros était un homme sensé et raisonnable qui contribua, pour une large part, à la popularité de son fils dans son pays natal ; car il exerça ses fonctions délicates avec impartialité et justice, et en ces temps où la jurisprudence locale et les coutumes tenaient lieu de Code, il eût mérité, si j'en crois ses contemporains, le surnom de bon Juge, d'après nombre de ses arrêts rendus avec une paternelle justice4.

Le baptême de Jean, son fils, fut célébré le 27 janvier 1754, en l'église de Saint-Jacques à Tartas8. Son grand-

grégation de Saint-Maur. Chronologie des comtes et vicomtes de Lectoure et de Lomagne, p. 281, 2e col. in fine.

1. Art de vérifier les dates, loc. cit. — Manuscrits du baron de Hatz, archives du château de Mirepoix (Gers). O'Gilvy, Nobiliaire de Guyenne et Gascogne, t. l, p. 451.

2. Synonyme local du mot Landes.

3. O'Gilvy, Nobiliaire de Guyenne et Gascogne, p. 451, t. 1.

4. Coll. Chérin, loc. cit. — Certificats de la noblesse et des habitants de Tartas, d'Hozier, armorial général, registre V, p. -25V.

5. Coll. Chérin, loc. cit. — Extrait, authentique du registre des baptêmes. Archives du département des Landes, Archives de la ville de Tartas, G. G. 20, p. 2.


père maternel, Jean-Pierre de la Boge, le tint sur les fonts baptismaux et lui imposa ses prénoms : sa grand'mère maternelle, dame Quitterie de Chambrel, lui servit de marraine. Elle tenait ce pittoresque prénom de Quitterie, qui sent ses noces de Gamache, de sa mère Quitterie de Nolivos, dont le nom jette encore un certain éclat à Pau et dans les pays béarnais2. L'acte de baptême est signé du curé de Saint-Jacques, l'abbé Dupin. Il est nécessaire d'entrer dans tous ces détails, car il a été donné plusieurs dates de la naissance du baron, or, en outre de son authenticité, cette date de 1754 est la seule qui se rapporte aux diverses déclarations officielles d'âge qu'à plusieurs reprises il a dû faire aux autorités ou aux magistrats, dans le cours de son existence agitée.

Son enfance dut être celle de tous les fils de fonctionnaires nobles de cette époque, et sa grand'mère, de Chambre, qui était née en 16963 et qui par conséquent avait près de soixante ans, dut raconter souvent au jeune Jean et les prouesses de ses aïeux et les histoires chevaleresques de Manaud de Batz dont chaque village du pays avait vu passer le roussin et les hommes d'armes.

1. Les de Chambre étaient barons d'Urgons, un des bons titres du Béarn, et avaient des alliances intéressantes, les Navailles, les Pic de la Mirandole (baron de Cauna, Armoriai des Landes, t. I, II).

2. Nobiliaire de Guyenne et Gascogne, loc. cit., et Archives de la maison de Batz à Aurice, d'Hozier, loc. cit.

3. Coll. Chérin, loc. cit. — Baron de Cauna, Armoriai des Landes ' p. 167, t. 1.


Elle dut aussi lui parler de l'antiquité des maisons de Chambre et d'Arros 1 dont étaient ses deux mèresgrands, car arrivé à l'âge de l'adolescence, notre futur conspirateur ne rêvait que grandeurs nobiliaires et parchemins quasi royaux.

Il fut élevé, en partie, au collège royal de Pau2, puis à Bordeaux, trempant ainsi, dès sa première jeunesse, sa finesse gasconne d'énergie béarnaise. Il rencontra et eut pour amis dans ces établissements, les Montesquieu, Noailles, Espalungue, Castelbajac, Pons, Marsan et autres représentants des noblesses girondine et paloise; parmi eux il brilla et laissa un tel souvenir que, plus tard, dans l'assemblée des nobles il exerça la suprême influence et retrouva l'aide et le concours de ses anciens camarades, chaque fois qu'il en eut besoin3.

Ces relations, l'ascendant de sa grand'mère sur son esprit, les secrètes ambitions de son. père mûrirent peu à peu son cerveau, et la psychologie de cette âme ardente laisse entrevoir, malgré le peu de documents qui sont restés sur cette période de sa vie, un vif et puissant désir de faire partie de cette haute noblesse, celle d'épée, dont avaient été les grands ancêtres et qui à Tartas depuis trois générations s'éteignait

1. Arros était une des douze premières baronnies du Béarn, passée par mariage chez les Gontaut-Biron.

2. Archives des Basses-Pyrénées. — Coll. Chérin, loc. cil., lettre de mademoiselle de Pons.

3. Coll. Chérin, loc. cit. Protestations du 11 février nKi.


doucement en noblesse de robe et même de petite robe.

Il faut avoir connu les anciens usages, sucé avec le lait les antiques traditions ou avoir vécu avec les survivants de ces époques disparues, pour comprendre combien les mots de bourgeois, robins, seigneurs, noblesse d'épée ou de robe, noblesse de province ou noblesse de cour creusaient de gouffres et représentaient d'infranchissables différences.

Aussi dès que ses études furent achevées, il rentra à Tartas, bien décidé, coûte que coûte, à trouver le joint pour arriver à son but qui était de relever définitivement à la hauteur du nom qu'il portait la branche des d 'Arinantliieu dont il était le représentant.

Laborieux, actif et décidé comme il l'était, dès son retour à la maison paternelle, Jean de Batz se mit à rechercher les papiers qui devaient l'aider à accomplir ses desseins, mais le lot en était maigre. Cependant certaines pièces lui indiquant qu'il était probablement apparenté avec les Batz qui habitaient le château de Trenquelléon en Condomois, il résolut, malgré les différences qui existaient alors entre les nobles de province, d'aller demander au chef de cette famille la reconnaissance et l'investiture.

Du reste, il était décidé à entrer dans l'armée, et des protecteurs lui étaient nécessaires; s'il n'était pas reconnu, il aurait toujours la ressource de s'engager dans un régiment quelconque et là il saurait bien se créer des


relations utiles et finirait par accrocher une sous-lieutenance non appointée : si, au contraire, il recevait bon accueil de son noble parent, nul doute qu'il n'ait, dès le début, une bonne lieutenance.

Justement, Charles de Batz, baron de Trenquelléon, se trouvait allié aux plus illustres familles de France et était cousin du marquis de La Rochefoucauld-Roye, du duc de Clermont-Tonnerre, de la duchesse de Brancas; ces alliances lui donnaient pour cousins une foule de seigneurs français ou même étrangers comme le comte de Gand et Middlebourg, grand-père de tous les princes d'Arenberg actuels1.

Pour jeter aux orties, à tout jamais, la robe de lieutenant criminel, endosser la jaquette militaire et faire son chemin à la cour ou dans ses environs, personne ne pouvait lui être plus utile que ce grand seigneur dont le fils venait de sortir des pages de la grande écurie, pour entrer avec une lieutenance aux gardes françaises, ce qui, à dix-neuf ans, lui donnait le rang de capitaine d'infanterie.

L'avenir semblait tout rose à notre héros et déjà il se voyait dévoué à ce jeune cousin, mais appuyé sur lui, faisant son chemin à pas de géant à Versailles et arrivant aux plus hautes destinées.

Donc en 1772 il se décida à aller faire une visite au

1. D'Hozier, Armorial général ou registres de la noblesse de France, registre V, p. 73, édition de 1764. Maison de Batz. — O'Gilvy, Sobiliaire de Guyenne et Gascogne, t. 11, p. 399.


château de Trenquelléon et s'ouvrit de ce projet à son père. Il lui représenta combien il était nécessaire pour ses desseins de se faire reconnaître par des parents bien en cour, et en outre il lui expliqua combien il était utile de pouvoir produire une généalogie bien nette, chose alors absolument indispensable et que leur parenté reconnue avec les Trenquelléon leur procurerait sans démarches ni bourse délier.

Bertrand de Batz fut un peu effrayé de cette ardeur et dut entrer dans des explications avec son fils. Lui aussi avait, quelque temps avant son mariage, dans le courant de l'année 17501, tenu à montrer une généalogie sérieuse, car ces malheureux papiers des d'Armanthieu contenaient bien des lacunes. Il avait donc, en cette mémorable année 1750, eu la même pensée que son fils en 1772 : à cette seule différence que pour lui il s'agissait d'un mariage, et pour son fils d'une situation. Mais, si le but changeait, les moyens restaient les mêmes et Jean de Batz se trouva, pendant un moment, interdit par ce que lui raconta son père.

Bertrand lui expliqua, en effet, qu'au lieu d'aller à Trenquelléon il s'était adressé à d'Hozier2 lui-même et lui avait envoyé ses papiers de famille. La réponse du célèbre généalogiste avait été pénible; elle était arrivée

1. Carrés de d'Hozier. Cab. des titres. Mss de la Bibliothèque nationale, vol. 67.

2. D'Hozier (Louis-Pierre), né à Paris le 20 novembre 1685, mort au même lieu le 25 septembre 1767, publia avec son fils, mort en 1810, VArmoriai général de la noblesse de France, en dix volumes in-folio.


à Tartas1 en septembre 1750, d'Hozier avait même trouvé douteuse la fameuse pièce qui semblait établir d'irréfutable manière la communauté d'origine des Batz d'Armanthieu et des Batz-Trenquelléon. Comment ces titres d'une authenticité relative s'étaient-ils glissés dans leurs papiers, le lieutenant criminel l'ignorait : il avait même écrit à ce sujet à d'Hozier le 28 novembre2 suivant, une belle lettre manifestant son étonnement, lettre scellée de ses armes avec le « saint Michel de carnation terrassant un dragon au naturel » qui était une des pièces héraldiques des Batz-Trenquelléon dont d'Hozier avait établi une solide généalogie 3. Ni la belle lettre, ni le cachet de cire noire n'avaient pu vaincre l'entêtement de M. le Juge d'Armes de France : entêtement inexplicable, du reste. Dès lors, Bertrand de Batz avait chargé son mandataire à Paris de retirer tous ses titres de cette officine. La besogne avait été faite et bien faite puisque le 10 décembre 1750 le mandataire fidèle avait écrit à d'Hozier pour retirer les titres des d'Armanthieu et avait même inséré dans la lettre ces propres termes : « M. de Batz n'ayant aucune espérance de réussir n'y pensera plus". »

« — Et cependant, ajoutait mélancoliquement le lieutenant criminel, voici une lettre5 adressée à mon grand-

1. Bibliothèque nationale, mss. Cabinet des titres, Carrés de d'Huzier, folio 76 du vol. 67.

2. Id., ibid., loc. cit.

3. Armorial général, nouveau d'Hozier, vol. 28, registre V.

4. Id., ibidem.

5. Lettre adressée par M. de Ruvigny, agent général des protestants


père où M. d'Artagnan s'honore d'être notre parent » — et tout en dépliant et repliant cette lettre écrite à un d'Armanthieu, gentilhomme commensal du duc d'Orléans et partant d'incontestable noblesse, Bertrand de Batz avait l'attitude d'un homme que la lutte n'attire pas et qui a renoncé depuis longtemps aux pompes de ce monde.

C'est ainsi que le père de Jean de Batz lui expliqua, un beau matin, les effets et les causes de la situation et pourquoi il revêtait encore la robe de lieutenant criminel et courait sur son bidet les campagnes de la Chalosse pour constater les délits et les crimes, au lieu de faire, comme tant d'autres, figure à l'œil de bœuf!

Connaissant, comme je le connais, mon héros, je me figure que d'étranges pensées durent passer dans son cerveau, en feuilletant de nouveau et après les explications paternelles les papiers que d'Hozier avait dédaignés; mais ce dont je suis bien sûr c'est qu'il se promit de ne point faire ce que son père avait fait et de tomber, comme lui, dans l'inaction et le découragement.

Pour lui, l obstacle excitait son énergie. Lorsqu'il s était fixé un but, ce but l'hypnotisait et il s'affermit

auprès de Louis XIV, le 14 avril 1667 à M. de Batz, sieur d'Armanthieu à Tartas : « Vous ne devez pas vous mettre en peine de prouver vostre qualité d'extraction quelque rigoureuse qu'en soit la recherche que l'on fait dans nostre pays..., puisque j'ai vu M. de Baas, capitaine des mousquetaires (c'était d'Artagnan), vous recognoistre pour parent... et puisque la seule qualité d'officier de la maison royale vous suffit - (il était gentilhomme commensal du duc d'Orléans). (Carrés de d'Hozier, 67 f", 210.) Il était exactement piqueur du Roi au vol de la pie.


dans sa résolution d'aller à Trenquelléon pour tirer au clair cette question de parenté.

Il monta donc, un beau jour, à cheval, boucla sur le bidet paternel un maigre portemanteau et, traversant les âpres landes de Gascogne, il arriva, en cet équipage, au château de Trenquelléon, dont les pavillons à la Mansard miraient leurs ardoises dans les eaux de cette fraîche rivière de Baïse chérie de Henri IV et chantée par la Marguerite des Marguerites.

L'accueil réservé au gentillâtre de Tartas fut froid.

Il y avait, comme dit un des Trenquelléon, trop d'avocasserie dans son cas, et la poursuite des vagabonds en compagnie d'archers et d'alguazils ne paraissait pas devoir être mise au rang des croisades

Ces titres ne devaient pas le faire recevoir, en effet, avec enthousiasme dans la noble demeure dont tous les possesseurs avaient été d'épée et où sur les magnifiques tapisseries de Flandre, aux armes, de la grande salle, s'alignaient les portraits des colonels, brigadiers et mousquetaires qui avaient fièrement porté le nom de Batz dans toutes les grandes guerres depuis Louis XI jusqu'au roi alors régnant.

Toutefois il fut reçu poliment, mais en aucune façon comme membre de la famille, et la question, quand elle • se présenta, fut adroitement éludée. Aussi, après un court séjour dont la froideur est restée légendaire, Jean reprit la route de Tartas, nourrissant en son âme une

1. Tradition de famille.


certaine rancune qu'il fit sentir plus tard et qui occasionna plusieurs regrettables malentendus.

Ce conflit était tout au moins inutile, d'autant que les deux familles avaient la même origine et que pour l'un et l'autre des intéressés il fut cause de faits qui rendirent le rôle de Jean de Batz plus difficile et plus délicat, ainsi que nous le verrons par la suite.

Quoi qu'il en soit et sans vouloir, pour le moment du moins, s'occuper de remonter à saint Louis, Jean se trouva assez noble pour tenter d'entrer dans l'armée, et s'engagea dans le régiment des dragons de la reine ou, comme on disait alors, dans la « Reine-Dragons », à la fin de 17721. Le comte de Grossoles-Flamarens, un pur Gascon lui aussi, commandait le régiment, ainsi que M. de Tréville2 commandait les mousquetaires lorsque d'Artagnan y fit son entrée sensationnelle. Jean lui fut chaudement recommandé par plusieurs personnes qui lui portaient intérêt, aussi il eut bientôt fait d'acquérir les bonnes gràces de son colonel et obtint, par son entremise, une sous-lieutenance non appointée au même régiment, dont le brevet fut signé par le comte de SaintGermain, ministre de la guerre, le 8 décembre 17763. C'était, comme dit Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe, la sous-lieutenance obligée de tout jeune noble, en ce moment.

1. Archives du ministère de la guerre (7248-114).

2. De son vrai nom Troixvilles.

3. Archives du ministère de la guerre.


Le prince de Montbarey1 était alors un des directeurs du ministère dont il devait bientôt recevoir le portefeuille : il ne fut pas étranger à la nomination de notre héros qui était entré en relations avec M. de SaintMauris2, fils du prince, du même âge et du même régiment que lui. Cette amitié lui fut toujours fidèle et fut scellée avec le sang pendant la Terreur.

Dès le début de sa carrière militaire il se montra, en effet, capable de conquérir toutes les sympathies; séduisant, entreprenant, actif, serviable, et même jusqu à un certain point trop confiant, il contracta beaucoup d'amitiés dont plusieurs, comme celles de MM. de SaintMauris, de Sévignon de la Guiche', de Pons*, persistèrent jusqu'à l'échafaud.

L'entrain méridional, la mobilité des traits, l abandon et le feu du regard, le geste enveloppant, la parole facile, le ton savamment gradué qui donne une importance à certains mots et glisse sur certains autres, toutes ces qualités éparses formaient chez lui un ensemble de grand séducteur.

1. Montbarey (Alexandre-Marie-Léonor de Saint-Mauris, comte puis prince de), ministre de la guerre, né le 20 avril 1732 à Besançon, mort le 5 mai 1796 à Constance (grand-duché de Bade), en émigration.

2. Saint-Mauris (Louis-Marie-François, prince de), né le tU septembre 1756. Émigra, rentra en France, guillotiné le 29 prairial an Il (17 juin 1794).

3. Sévignon de la Guiche (Anne-Charles), ne en 1 (48, COlonel uu régiment Bourbon-dragons, guillotiné le 29 prairial an Il (17 juin 1794), le jour des « Chemises rouges », comme ami de Jean.

4. Pons (Charles-Armand-Augustin, marquis de), ne a i au en mo, guillotiné le 29 prairial an Il (11 juin 1194) avec les deux précédents et pour le même motif.


Mais un des traits saillants du caractère de Jean de Batz était, en outre, le désir de prendre part à tous les événements, d'y être mêlé, d'en connaître les causes, d'en étudier les effets et finalement de tàcher d'en extraire quelque chose de bon, d'utile pour lui ou pour ceux qu'il aimait; à chaque heure de son existence nous trouverons ce besoin d'action, de vie publique, de générosité.

Le comte de Flamarens, en sollicitant pour lui une sous-lieutenance, avait écrit au ministre que Jean de Batz était un très bon officier1 et qu'il avait beaucoup de talent et de zèle pour son métier; cette chaude recommandation ne lui fut pas inutile et nous le retrouvons capitaine en 1778, c'est-à-dire deux ans après. Capitaine!... c'était le grade alors rêvé de tout gentillàtre qui, quelques années plus tard, se retirait en un manoir délabré, dans une province reculée et épousait une noble et pauvre cousine. Mais ce n'était point là l'idéal de notre bouillant Gascon : certes lui aussi il serait resté capitaine s'il n'avait pu prouver son antique noblesse, car il fallait remonter à 1400 pour être présenté2 : mais il voulait résoudre ce problème

1. Archives du ministère de la guerre, loc. cit. « 18 août 1776, M. le comte de Flamarens, brigadier des armés du Roy, mestre de camp des dragons de la reine, supplie M. le comte de Saint-Germain de vouloir bien accorder le brevet de sous-lieutenant à M. de Batz, volontaire audit régiment depuis quatre ans, c'est un très bon officier qui a beaucoup de talent et de zèle pour son métier. »

2. Exactement 1399. Saint-Allais, Dictionnaire encyclopédique de la noblesse de France, t. I, p. 516, article HONNEURS.


de percer, de grandir, d'acquérir une position qu'il voulait brillante, indiscutée, et dès lors plus que jamais il se rendit compte qu 'il fallait établir sa généalogie, faire ressortir l'ancienneté de sa race. En effet sans cette base que pouvait-il faire? à quoi pouvait-il prétendre? Un beau mariage lui serait impossible car les traitants étaient très difficiles sur le chapitre des parchemins; l'achat de terres seigneuriales qui était alors un moyen de pénétrer dans tous les mondes devenait un leurre si l'on ne pouvait prouver qu'on n'avait à payer, comme gentilhomme, aucun droit de roture, donc en acheter sans pouvoir montrer ses titres était une imprudente sottise; faire des affaires, manier de l'argent, en gagner, le faisaient retomber au rang d'un vulgaire agioteur, tandis que homme de cour, enregistré, catalogué, il pouvait profiter de toutes les occasions financières, et tout en paraissant le protecteur des entreprises, il lui était permis de les créer, les lancer et en toucher..les bénéfices sans déroger, sorte de Mécène de la finance. Toutes ces questions l'agitaient, l'inquiétaient, ne lui laissaient aucun instant de repos : son but toujours le même, il le voyait bien, mais le moyen d'y arriver lui échappait : d'Hozier inabordable, les de Batz hostiles! et cependant, à force de consulter ses médiocres archives, il sentait, il comprenait qu'il était vraiment de cette haute et ancienne race des d'Artagnan et des Manaud. Aussi se jeta-t-il à corps perdu dans la chasse aux vieux papiers.


Un hasard le servit à souhait. Dans cet automne de 1118 où il chassait le manuscrit en place des perdrix rouges de son pays et où il courait de coteaux en coteaux à l'assaut des vieilles résidences de famille, il rencontra un sien voisin, le chevalier du Lau du Lin de Marsan qui habitait le château de Lanusse1 au village d'Assat près de Pau. Ce vieux chevalier, symbole vivant de l'honneur et de la vertu, de l'ordre et de l'économie, était, comme tous les nobles provinciaux de son temps, peu entreprenant et peu fortuné. Comme ses congénères il se morfondait dans son manoir et se creusait la tête pour savoir où et comment caser ses fils? C'est à ce moment où il était soucieux de l'avenir de sa progéniture qu'il fit la rencontre de Jean, soucieux de sa généalogie. M. de Marsan se montra aimable pour le jeune capitaine de dragons et lui recommanda, à tout hasard, un de ses fils désireux de passer aux Isles, comme on disait alors, pour faire fortune... Jean de Batz, avec cette facilité de cœur qui lui était si naturelle, promit qu'il obtiendrait de ses amis la réalisation des rêves du vieux chevalier. Ses amis... mais il y pensait... n'était-il pas l'intime du marquis de Brancas... grand d'Espagne, lieutenant général pour les pays et comté de Provence! Non seulement son ami, mais son commensal : il logeait souvent chez lui à Paris dans l'hôtel célèbre de la rue de Tournon. C'était dans son appartement du château

1. Archives du château du Lin, papiers du chevalier du Lau du Lin de Marsan. Liasse spéciale du 27 octobre 1178.


qu 'il couchait à Versailles!... Le marquis ne l'aimait-il pas comme un fils?... et justement n 'était-il pas propriétaire précisément aux Isles, et quel propriétaire?... Ses revenus de là-bas rendus en France se montaient à trois cent mille livres'... Quel horizon... Le chevalier enthousiasmé remerciait cet excellent ami, presque un parent, car lui aussi appartenait aux Batz par sa grand'mère et même, en ses archives du château de Lanusse, il avait des liasses et des liasses de papiers des Batz remontant à 1100, 1 200!... que sais-je... Ce fut un éclair... le jeune baron vit la fortune lui sourire... En quelques mots, en quelques sous-entendus, il fut convenu que M. de Marsan remettrait ces papiers à Jean qui, de son côté, ferait employer le jeune du Lin de Marsan aux Isles....

Le baron qui tenait sa piste ne perdit pas de temps; le 5 novembre suivant il était au château de Lanusse, fouillant dans les archives -et emportant, contre un bon reçu en due forme, une cinquantaine de titres d'une importance considérable et où perçait déjà la probabilité d'une filiation illustre2.

Mais les fiefs de Castillon, de Fortisson, de Fezensac le virent aussi secouer la poussière des dossiers de notaires, et de Fortisson, de Castillon il écrivait à son ami le chevalier en lui disant : « Envoyez-moi encore les

1. Archives du château du Lin. Liasse précitée, lettre de Jean de Batz à M. le chevalier de Marsan du 27 octobre 17 î8.

2. Archives du château du Lin. Liasse précitée, pièces 3, 4, 6, 7.


titres manquants » ; il faisait plus, il déléguait son procureur du sénéchal de Pau, Néron1 — un beau nom de procureur — garde des archives de Béarn, le premier et le fondateur du dépôt, pour aller encore en plein décembre recommencer de nouvelles fouilles au château de Lanusse qu'il n'abandonnait qu'après l'avoir bien nettoyé de tous les papiers de la maison de Batz. Cependant certains actes avaient été prêtés au marquis de Batz-Castelmore2 par M. du Lin de Marsan; c'était un descendant direct du fameux d'Artagnan, son petitfils. Ce marquis, quoique Bourguignon, — car d'Artagnan s'était marié en Bourgogne, — avait un procès pendant au parlement de Pau et tenait de M. de Marsan ces titres confiés à son procureur en Béarn.

Comme toutes les personnes qui ont emprunté des livres ou des papiers, le marquis plaideur se fit prier : cependant Jean de Batz avait déjà vu Chérin! Chérin,

1. Archives du château du Lin. Liasse précitée, pièces 5 et 9. Lettres de M. Néron et à M. Néron. Ce Néron était un procureur au sénéchal de Pau, curieux de recherches, et aimant les vieux papiers, il fut nommé garde des Archives; c'est à lui qu'on doit l'établissement des Archives du département des Basses-Pyrénées, dont il devint l'archiviste officiel.

2. Castelmore (Louis-Constantin, marquis de Batz) était fils de Louis de Batz-Castelmore, deuxième fils de d'Artagnan et de Marie de Damas de la Claye. Il n'eut qu'un descendant, Constantin de Batz-Castelmore, dont la trace s'est perdue et dans lequel s'est éteinte la descendance directe du célèbre d'Artagnan le mousquetaire. Celui-ci était le fils de François de Batz et de Françoise de Montesquiou-Fezensac et s'était marié avec une dame Marie de Boyer de Chanlecy, veuve de noble Damas de la Claye, fille d'une dame d'Hénin, veuve de noble d'HéninLiétard, remariée à M. de Boyer. De ces divers mariages et remariages vient l'erreur dans laquelle sont tombés plusieurs historiens qui ont donné comme femme à d'Artagnan une demoiselle d'lIénin-Liétard.


le grand dispensateur de la noblesse, le successeur de d'Hozier l'homme intraitable, et déjà le baron avait fait entrevoir au célèbre héraldiste toute une série de papiers qui allaient lui permettre de remonter directement à Mérovée... oui à Mérovée! Voit-on, d'ici, le tableau : notre gentilhomme en habit rouge brodé d'or, poudré à la Maréchale, avec ses souliers à boucle et ses bas de soie, se reflétant dans le miroir du parquet ciré, accoudé, penché sur une table de marqueterie en bois de rose, faisant l'énumération de ces précieux parchemins au gros et replet généalogiste dont les yeux pétillaient à la pensée de tant de beaux dossiers et d'une si belle filiation à établir.

Tant d'assauts divers décidèrent M. de Castelmore, et, le 20 juin 1779, il faisait remettre à notre héros les papiers manquants des Batz-Léaumont et ainsi avec ses récoltes de Castillon, de Fortisson et de Vic-Fézensac', et surtout avec les dépouilles opimes du château de Lanusse, Jean se trouva nanti de tous les papiers désirés : ce fut là la première victoire due à la ténacité de celui qui allait poursuivre avec le même acharnement et la même persévérance tant d'autres chimères et tant d'autres héroïsmes.

Il faut ajouter au portrait de Jean de Batz une touche indispensable. Il aimait, comme tout bon méridional, à se raconter; non point qu'il fût indiscret — car il garda

1. Archives du château du Lin. Liasse précitée, pièces 8 et 9 Lettres de M. de Batz au chevalier de Marsan et à M. Néron.


toujours une trop grande discrétion sur certains événements. Mais il aimait à parler de ses futurs succès. Il disait à ses amis d'Épréménil, Saint-Mauris, Brancas i, combien il était enfin heureux d'avoir retrouvé ses papiers, quelle belle généalogie se préparait ; ceci se colportait, Chérin en fut instruit, sa jalousie d'érudit en souffrit et son infaillibilité lui parut atteinte puisqu'on préjugeait de sa décision. Bien plus, Jean, dont les affaires financières commençaient à réussir, agissait en grand seigneur, patron de financiers et protecteur des lettres. C'est ainsi qu'on le vit fournir à l'abbé Brizard, l'auteur d'un volume en préparation et appelé à faire grand bruit : l'Amour de Henri IV pour les lettres 2, des documents extraits des papiers confiés à Chérin, tels que les plus belles lettres du grand roi à Manaud de Batz. L'excellent abbé ne devait pas manquer, en citant cette célèbre correspondance et en faisant admirablement graver la principale missive, de célébrer la complaisance de M. le baron de Batz, descendant de l'ami du roi.

Ces innocents stratagèmes occupaient et amusaient une partie de la galerie, énervaient, il est vrai, Chérin, mais faisaient impression sur le plus grand nombre et c'était là la chose importante.

A cette façon de Mécène, Jean de Batz joignait le

1. Archives nationales, papiers de la maison du Roi, 0. 92.

2. Brizard (abbé), De l'amour de Henri IV pour les lettres, 1 vol. pet. in-16 de l'imprimerie Ph.-D. Pierre, 1785. Gabriel Brizard, littérateur, premier commis à la chancellerie de l'ordre du Saint-Esprit, mort à Paris le 23 janvier 1193.


flair de l'homme d'affaires et, en 1782, à la suite d'heu- j reuses spéculations dont nous allons parler, il achetait ] un beau domaine, la seigneurie de Genouville aux j environs de Paris : faisant une superbe affaire, car la terre lui fut cédée bien au-dessous de sa valeur' : cet achat fut encore cause de quelque accès de mauvaise humeur de Chérin, car le baron le harcelait sans cesse pour obtenir la terminaison de son travail, ne voulant pas payer, lui, gentilhomme, le droit de franc fief qu'on exigeait de lui jusqu'à la production de ses litres.

Il menait aussi sa barque de financier avec habileté, car sa fortune commença dans la liquidation de la célèbre compagnie des Indes2. C'est là, dans les réunions d'actionnaires, qu'il s'initia aux grandes affaires, qu'il entra en rapport avec les plus grands banquiers de Paris, qu'il se fit de solides amitiés et qu'il frappa tous ces spécialistes par sa rapidité de conception et la fertilité de ses combinaisons. Dès ce moment le fameux conseiller d'Épréménil lui voua la plus tendre affection et plus tard lui fit épouser la helle-sœur3 de sa femme.

Le conseiller du Val d'Épréménil', dont nous

1. Archives départementales de la Gironde. — Archives du département des Landes, B. 10, folios 41-44. B. 1617.

2. Archives nationales. Papiers séquestrés, T. 699.

3. Thilorier (Augustine-Michelle) était la sœur de Jacques Thilorier, maitre des requêtes au conseil. Celui-ci avait épousé Françoise-Augustine de Sanctuary. — A sa mort, sa femme épousa le conseiller d'Épréménil, grâce aux conseils de Cagliostro qui jouissait d'une grande influence sur le conseiller, et qui avait pouravocat un desThilorier. Augusline-)lichelle,belle-sœur de madame d'Epréménil, épousa le baron de Batz.

4. Epremesnil ou Epréménil (Jean-Jacques Duval d'), né en 1740 à


aurons bien souvent l'occasion de parler au cours de cette histoire et qui mériterait une biographie détaillée, était le type de ce que nous appelons l'homme d'opposition. Contradicteur-né, il se faisait le bruyant défenseur de toutes les causes bonnes ou mauvaises et paya plus tard de sa vie le plaisir d'avoir fait parler de lui.

En 1 î69 la compagnie des Indes avait reçu un coup mortel, l'édit du 13 août de cette même année, déclarant le commerce libre, l'avait ruinée, et le roi, c'està-dire le Trésor royal, s'était chargé de sa liquidation; mais cette liquidation avait été excessivement pénible et n'avait pu assurer à la célèbre compagnie qu'une précaire agonie t.

Autour de cet important cadavre, s'acharnaient, bourdonnaient, s'agitaient tous ces besogneux qui vivent des faillites et des affaires qui en sont la conséquence.

L'illustre compagnie, fille de Louis XIV et de Colbert', agonisait sous les étreintes des pires agioteurs. C'est à ce moment précis que le baron de Batz conçut avec d'Epréménil et plusieurs financiers le plan de relever cette belle affaire dont deux banquiers connus et fort riches essayaient d'empècher la résurrection, mais dont Calonne \ grâce aux efforts du baron et de ses amis,

Pondichérv où son père, gendre de Dupleix, était conseiller souverain. Guillotiné le 21 avril 1794.

1. Archives nationales, F. 12, 65423.

2. On sait que les statuts de la compagnie des Indes ont été écrits entièrement de la main de Louis XIV.

3. Calonne (Charles-Alexandre), {-;3.-1802, contrôleur général des finances de 1783 à 1755.


devait rétablir le privilège en 1785. D'Épréménil, petit-fils d'un échevin du Havre, fils d'un agent de la compagnie, neveu de Duval 1 l'ancien gouverneur de Pondichéry, petit-fils du grand Dupleix2, véritable enfant de la maison, avait été, lors de la chute de la compagnie en 1769, le soutien le plus dévoué, le conseil le plus écouté et avait, dans la mesure de son pouvoir, éloigné la catastrophe. Revêtu de la confiance des actionnaires, ennemi juré de la liberté du commerce, en un mot, protectionniste à outrance, il avait, par tous les moyens et avec une énergie sans égale, lutté contre les ministres les plus puissants, tels que les Choiseul3 et les Sartine4, sans pouvoir, malgré tout, triompher. Il avait, quoique battu, conservé sa confiance en l'avenir et, bien que le privilège de la compagnie n'existât plus, il luttait avec acharnement pour en créer une nouvelle qui eût droit à de nouveaux avantages. Il croyait, en faisant cela, agir en patriote et, sans vouloir courir le ridicule de voir les Anglais mêlés à toutes les intrigues qui tou-

1. Duval de Leyrit, agent de la compagnie des Indes de 1710 à 1760. 2. Dupleix (Joseph, marquis), né en noo, conseiller au Conseil supérieur de Pondichéry. En 1731, gouverneur de Chandernagor, véritable empereur de l'Inde, conçut le projet suivi depuis par les Anglais pour arriver à la possession de l'Inde, mais, battu par les Anglais, désapprouvé par les actionnaires, abandonné par la cour, il revint en ' France et mourut en n63 pauvre et désespéré.

3. Choiseul (Étienne-François, duc de), célèbre ministre de Louis XV.

Né le 28 juin 1719, mort en mai 1785.

4. Sartine (Antoine-Raymond J. Gualbert Gabriel de), comte d'Alby, ministre de la marine, né à Barcelone le 12 juillet 1119, mort à Tarragone le 7 septembre 1801. Émigra dès le commencement de la Révolution, fut accusé de malversations et s'était occupé beaucoup de la compagnie des Indes.


chaient à l'honneur ou aux intérêts de la France, il affirmait que c'était à eux qu'on devait la rapide décroissance de celte magnifique entreprise. Rien de ce qui touchait à cette vaste affaire ne lui était demeuré étranger. « N'avait-on pas vu ce petit conseiller à la physionomie mobile, au teint bilieux, à la voix éclatante, précisément à cette époque, se dresser sur ses ergots seul et hardi en face de la France apitoyée, de la cour frémissante pour protester contre la réhabilitation de LallyTollendall, » réhabilitation qui eût été la condamnation de la compagnie des Indes dont il défendait les administrateurs et les privilèges avec bec et ongles. Lally 2 fut réhabilité, mais par un simple arrêt du conseil du roi3, les efforts de d'Épréménil ayant empêché que ce fût par arrêt du Parlement.

C est avec cet homme, âme vibrante de la compagnie des Indes, que le baron lia partie. Il l'appuya de ses conseils financiers et lui assura l'expérience d'un rusé Genevois, Étienne Clavière4; nous verrons bientôt le rôle important que joua, dans la première partie de la vie de notre héros, Étienne Clavière; mais il n'est pas inutile de rappeler, au sujet de la compagnie des Indes, que

1. Henri Carré, la Revision du procès Lally-Tollendal (Revue historique, 28' année, t. 83, septembre-octobre 1903).

-• Lally-Tollendal (Thomas-Arthur, comte de), né à Romans en janvier 1702. Décapité le 9 mai 1766. Accusé de concussion et trahison par les administrateurs de la compagnie que lui-même accusait de prévarication, fut condamné à mort par le Parlement.

3. Le 21 mai 1778.

4. tienne Clavière, né à Genève le 29 janvier 1735, mort le 9 décembre 1793.


la haute banque parisienne s'intéressait excessivement au marché si animé des actions de cette compagnie qui s'élevaient alors à quarante mille, dont trois mille étaient restées dans la caisse sociale pour le cautionnement de ses administrateurs '. Or, à cette époque, soit à cause de l'influence qu'exerçait Necker, soit à cause de l'importance de la maison de banque qu'il avait fondée avec Thelusson 2, un autre Genevois, soit à cause de ce singulier manieur d'argent, Genevois aussi, Panchaud 3, directeur de la Caisse d'escompte, à cette époque, dis-je, presque toute la haute banque venait de Genève comme elle viendra plus tard de Francfort. C'était à Genève qu'on allait emprunter l'argent à de riches huguenots charmés de pouvoir le prêter à des taux exorbitants. C'était de Genève qu'arrivaient les grimauds de finances avides et décidés à tout, aussi la liaison de Batz avec un Genevois était-elle, pour ainsi dire, obligatoire afin de pouvoir se démener au milieu de toutes ces ventes, reventes, achats et rachats d'actions de la compagnie où, d'un côté, il y avait à gagner financièrement et, de l'autre, il y avait à défendre une œuvre essentiellement française. Le baron, aidé de Clavière, fut assez heureux pour réussir là où l'abbé d'Espagnac devait si terriblement échouer en 1787.

i. Archives nationales T. 646'. — Papiers séquestrés.

2. Thelusson, banquier genevois.

3. Panchaud,Genevois,célèbre agioteur, conseiller financier de Galon ne.

4. Espagnac (abbé d'), célèbre spéculateur, chanoine, conseiller au Parlement. Ami de Calonne.


Mais pendant que ces grands intérêts économiques étaient en jeu et pendant qu'il faisait fortune par d'habiles spéculations, son esprit continuait à être préoccupé de deux choses principales : son avancement dans l'armée et l'affaire Chérin. Il ne pouvait comprendre, lui l'homme d'action, tous les retards apportés à la vérification de ses titres et il se résolut à brusquer les choses.

C'était à la fin de l'année 1779 que tous ces papiers si cherchés avaient été remis à Chérin. Celui-ci, qui représentait le dogme héraldique, aimait à faire attendre ces seigneurs dont il était l'arbitre sans jamais pouvoir prétendre à devenir l'égal : aussi en 1782 n'avait-il guère avancé en besogne. Sa jalousie naturelle s'exacerbait de ce fait que le baron, mis en rapport par d'Épréménil avec le savant bénédictin Dom Clément', était vite devenu l'ami de cet érudit religieux. Or comme les papiers lui avaient été communiqués et qu'il les avait reconnus très intéressants, il pressait le baron Jean d'obtenir de Chérin une solution affirmative à laquelle il ne pouvait se refuser, étant donnée l'évidence des faits : en outre le revêche héraldiste voyait Jean, sans attendre son verdict, mener la haute vie, arborer fièrement ses titres et, mêlé à la meilleure société, prendre une importance considérable.

1. Clément (Dom François), célèbre érudit bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, né en Bourgogne en 1714, mort à Paris en mars 1793. Collabora à l'Histoire littéraire de la France, au recueil des Historiens français et publia l'Art de vérifier les dates.


Certes, le baron devait lui aussi être énervé par les procédés de son généalogiste; mais dans cette affaire le pétulant marquis de Brancas avait pris avec feu la défense des intérêts de Jean de Batz. C'était avec un véritable enthousiasme qu'il le recommandait, qu'il l'appuyait et avec une furie tout aristocratique qu'il cravachait dans ses lettres le terrible Chérin. D'où venaient cette tendre amitié, ce dévouement de tous les instants? Probablement d'une brouille de famille entre les Brancas et leurs cousins de Batz de Trenquelléon. Dans tous les cas, lorsque, devant les prétentions de Jean, partit de la Cour la phrase que le nouveau venu était fils d'avocat, cette insinuation ne pouvait évidemment venir que du baron de Trenquelléon dont la conviction à cet égard s'était manifestée à plusieurs reprises. Le plus ardent défenseur de Jean fut le marquis de Brancas, bien placé pour connaître les propagateurs de cette opinion. L'autorité du marquis ne parut pas suffisante à Jean qui provoqua une véritable levée de boucliers dans son coin de Gascogne. Avocat, fils d'avocat! on allait bien le voir; et dès cet instant Chérin fut accablé de protestations, d'attestations de toutes sortes pour lui prouver que son client était plus noble que Montmorency. Le 4 décembre 1780 les nobles de Tartas marchent en rang serré; le 11 décembre les jurats, maire et procureurs syndics signent et protestent. Le sénéchal reçoit aussi une protestation1. Le chevalier

1. Coll. Chérin, vol. 17. Cabinet des titres, pièces annexées.


de Marsan, dont le fils allait aux Isles, écrit véhémentement le 16 février 1781, enfin le 17 février la noblesse de Béarn se lève et signe avec entrain que les Batz sont de bonne souche. Il n'est pas jusqu'aux avocats de Tartas qu'on n'oblige à dire qu'ils ne sont point dignes de dénouer les cordons des souliers du brave Bertrand de Batz, du calme lieutenant criminel et que ce noble personnage n'est jamais descendu à exercer leur profession

J'ai tenu à signaler cette tempête dans un verre d'eau, car cette activité à se faire délivrer des certificats, des attestations durera tout le temps de la Révolution et sera un des moyens dont se servira le baron pour se tirer d'affaire à maintes reprises.

Chérin furetait, tatillonnait, imbu de cet esprit envieux dont hérita son fils, le parfait général terroriste 2. Il cherchait noise à propos de tout. Voilà un papier bien déchiré, est-ce intentionnellement? Ce parchemin est enfumé... est-ce artificiellement3? Bref il devint à la fin si insupportable que le baron lui jeta ses parchemins au nez et lui déclara, poussé par d'Épréménil et le baron de Breteuil, qu'il ne s'en tiendrait pas à ses lumières et

i. Coll. Chérin, mss de la Bibliothèque nationale, vol. 17, pièces annexées.

2. Chérin (Louis-Nicolas), né à Paris en 1762, mort le 14 juin 1799 de blessures reçues à Zurich, fut d'abord le collaborateur de son père, s'engagea dès le commencement de la Révolution et, grâce à son sans-culottisme, devint général et se conduisit au reste avec bravoure et non sans talent.

3. Coll. Chérin, mss de la Bibliothèque nationale. Cabinet des titres, ToI. n. Lettres de Chérin au baron de Batz.


s'adresserait directement au roi. Le juge d'armes qui, dans son orgueil, ne pouvait admettre d'autre autorité que la sienne et qui craignait le conseil du roi, la science des Bénédictins, et l'inimitié du ministre de la maison du roi, dont il dépendait, se calmait momentanément pour recommencer bientôt ses doléances et ses plaintes d'être ainsi bousculé et pressé ; notre héros n'était pas de ceux qu'on fait impunément attendre quand ils voient le but; d'autant mieux que toutes ces plaintes de Chérin étaient absolument dénuées de fondement. Comment, en effet, des pièces fausses auraient-elles pu être glissées dans les papiers, puisque au château de Lanusse dormaient dans une enveloppe de parchemin l'inventaire soigneux et le catalogue très exact de tous les titres remis au baron Jean en 1778, et que toutes les pièces suspectées sont portées avec la dernière exactitude sur les reçus enfermés aux archives du chevalier du Lin de Marsan, et que ces reçus vénérables y sont encore, transportés au château de Lin où, à cent vingt ans de distance, ils témoignent de la bonne foi, de la probité, de la droiture du baron de Batz et de l'injustice de Chérin La tyrannie de ce dernier, probablement poussé par les Batz-Trenquelléon, ne pouvait pas durer et elle ne dura pas. Fortement appuyé par ses trois prolecteurs, Brancas, Breteuil et d'Epréménil, Jean de Batz

1. Archives du château du Lin, près Saint-Germé (Gers), appartenant à M. le vicomte G. de Castelbajac, marié à mademoiselle du Lin, dernière descendante du chevalier du Lin du Lau de Marsan. Les titres en question reposent dans les Archives venues de Lanusse au Lin et sont d'une authenticité inattaquable.


porta plainte directement auprès du roi1, lui fit exposer et exposa lui-même sa réclamation et, comme Chérin était sujet à caution à cause de son caractère vindicatif, le roi, par un arrêt du conseil des dépêches du 20 mars 17842, nomma une commission composée de onze membres, tous remarquables par leur science en histoire ou généalogie, Dom Poirier3, Dom Clément, Desormeaux4, tous trois de l'Académie des inscriptions, Bréquigny5, de l'Académie française, Pavillet6, premier commis de l'ordre du Saint-Esprit, plusieurs maîtres des requêtes, présidents ou membres du Parlement de Paris parmi lesquels d'Épréménil, qui semble bien avoir été la cheville ouvrière de toute cette entreprise et qui est le premier en date parmi ces amis que Batz sut toujours avoir dans les comités ou commissions qui l'intéressaient.

Ainsi, l'une des deux affaires qui le préoccupaient

1. Archives nationales. Papiers de la maison du Roi, 0. 592.

2. Art de vérifier les dates, t. II, p. 281.

3. Poirier (Dom Germain), érudit, bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur, né en 1724, mort en 1803, membre de l'Académie des inscriptions.

4. Des Ormeaux (Jean-Louis-Pipault), érudit, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Né à Orléans en 1724, mort à Paris en 1793. Historien des Condé et de la maison de Bourbon, 1772-1778.

5. Bréquigny (Louis-Georges-Oudart-Feodrix de), érudit, membre de l'Académie française et de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Né en Normandie en 1116, fut chargé en 1763 de la mission demeurée célèbre de copier les papiers français conservés à la tour de Londres depuis la guerre de Cent Ans et l'occupation de la Guyenne, connus sous le nom de Rôles gascons; il mourut à Paris en 1 î95 après avoir publié plusieurs ouvrages d'érudition.

6. Pavillet, l'un des commis de Chérin au Saint-Esprit.


était en bonnes mains et ne pouvait tarder à recevoir une solution, restait la grande question de son avancement dans l'armée. Il fallait, à tout prix, changer ses médiocres épaulettes de capitaine contre celles de colonel. Acheter un régiment il n'y fallait pas penser, car ce n'était qu'à force de protections et d'argent qu'on arrivait à en commander un de son nom; et encore ces régiments étaient presque tous en survivance et se transmettaient de père en fils dans les familles des grands officiers de la couronne comme de riches fermes ou de confortables abbayes. Certes il eût été infiniment agréable de créer le Batz-Infanterie ou le régiment d'Armanthieu, mais c'était un rêve.

L'esprit pratique et inventif de Jean lui suggéra une autre idée. En cette même année, plusieurs officiers avides de conquérir des grades avaient demandé et obtenu d'aller servir en Espagne. En Espagne! où les titres de colonel et de lieutenant général honoraires se distribuaient alors si facilement et où le moindre lieutenant pouvait porter au bras les insignes de lieutenant général! C'était là la carrière rêvée, l'avancement digne d'un Gascon! il fallait donc aller en Espagne, capitaine dans l'armée française, se faire donner les galons de colonel espagnol et, revenu en France, sous le couvert de ce grade, se faire nommer colonel à la suite de quelque bon régiment. Ceci n'impliquait pas un service régulier et absorbant, mais c'est ce qu'il fallait. La compagnie des Indes, les dossiers Chérin, les grandes affaires avec les


Genevois, auraient-ils permis un commandement actif? Il n'y avait pas à hésiter... Jean se recueillit et de ses méditations il apparut ce fait que le marquis de Brancas était un des meilleurs amis du marquis de Lugeac1 qui précisément partait comme lieutenant général pour marcher aux côtés du célèbre duc de Crillon-Mahon', commandant en chef des troupes espagnoles depuis près de vingt ans. Ne pourrait-on pas se faire admettre dans l'état-major de ce marquis de Lugeac? Justement, vers la même époque, le duc de Bouillon 3 venait de rendre un service identique à un de ses parents de la main gauche, Malo Corret de la Tour-d'Auvergne \ officier languissant en province et qui voulait aussi avancer et se battre. Ainsi un La Tour d'Auvergne avait obtenu de servir sous l'étendard de Castille!

1. Le marquis de Lugeac, fils de G.-A. de Guérin, baron de Lugeac et baron de Bueil, seigneur de Greze, des Roches, de Marfat et en partie du Lavandier, né le 25 mai 1720. Brigadier des armées en 1745, inspecteur général d'infanterie en 1754, maréchal de camp en 1758, lieutenant général des armées du roi en 1762, gouverneur et lieutenant général de Toul et du Toulois en 1763, grand-croix de SaintLouis en 1771. Épousa en 1754 Jeanne-Charlotte de Baschi.

2. Crillon-Mahon (Louis de Berton de Balbes de Quiers, duc de), général français, né en il 18, mort à Madrid en 1196. Lieutenant général passé au service de l'Espagne en 1762, s'empara de Minorque, mais ne put prendre Gibraltar, devint grand d'Espagne et duc de Mahon.

3. Bouillon (François-Godefroi, duc de), né en 1725, adopta Charles d'Auvergne, dernier prince de Bouillon, 1754-1816.

4. La Tour d'Auvergne (Théophile-Malo-Corret de), surnommé le premier grenadier de France, né à Carhaix le 23 novembre 1743, reconnu par le duc de Bouillon par lettres patentes de 1780, car il descendait des ducs de Bouillon par une branche bâtarde. Mort à Oberhausen le 27 juin 1800. Pour le cas cité, lire un article du général Bourelly, La Tour d'Auvergne et ses amis (Revue hebdomadaire, 15 avril 1902, Plon, éditeur).


Certes un pareil nom ne pouvait être suspect d'indifférence en matière de patriotisme et celui (lont il est question ici le prouva bien quelques années après. Il était donc urgent d'agir. M. de Brancas, véritable providence pour Jean, le servit à souhait et obtint pour lui d'être nommé aide de camp du marquis de Lugeac. L'affaire était faite et, au commencement de l'année 1784, Jean de Batz partit, avec son lieutenant général, pour le pays où avait triomphé le Cid et dont venait d'arriver Figaro.

La présence de Crillon en Espagne, l'alliance contre l'Angleterre à l'époque de la guerre d'Amérique, le pacte de famille avaient créé entre la France et la nation espagnole des liens très étroits et il y avait une grande quantité d'officiers français dans les cadres de l'armée d'Espagne. A l'époque où y arriva le baron la période des actions d'éclat était close. La prise de Port-Mahon 1, le siège de Gibraltar 2 n'étaient plus que des souvenirs, ce qui n'empêchait pas de recevoir à bras ouverts les brillants gentilshommes de France. Le séjour du baron à Madrid et dans la péninsule fut d'assez courte durée, il en rapporta cependant la distinction désirée et c'est avec le grade de colonel dans l'armée espagnole qu'il rentra à Paris vers la fin de l'année 1784 prêt à faire les démarches nécessaires pour obtenir celui de colonel à la suite dans la cavalerie de l'armée française.

1. 16 janvier 1782.

2. 13 septembre 1782.


Aussitôt arrivé il reprit avec Clavière la direction de ses affaires financières et se fit rendre compte par son ami d'Épréménil de ce qu avait fait, pour la vérification de ses titres, la commission composée, comme nous l'avons vu plus haut, de la crème des académiciens.

Ces magistrats et ces savants, rompus à l'art de la « Diplomatique » et aux recherches héraldiques, n'avaient point perdu de temps et, quelques jours après le retour de notre colonel, ils déclarèrent, par actes des 11 décembre 1784 et 4 janvier 1785, que la filiation de JeanPierre de Batz, des anciens barons de Batz et conséquemment des vicomtes de Lomagne et des ducs de Gascogne était rigoureusement démontrée par titres originaux1 !

Le roi reconnut la même descendance et fit expédier au baron des lettres patentes en date du 5 mars 1785, scellées du grand sceau 2.

Dom Clément et dom Poirier insérèrent tout au long cette généalogie dans Y Art de vérifier les dates, ouvrage qui fait encore autorité, du coup Tartas put dormir tranquille et, dans les premiers jours du printemps de 1785, Jean descendit au palais de Versailles, en galant habit de cour, de son carrosse de louage 3, pour monter,

1. Voir à l'appendice.

2. Art de vérifier les dates, t. 11, p. 281.

3. Il eut cependant un beau carrosse à lui qui fut vendu en vente publique, aux enchères, le i5 germinal an III, ceci pour les curieux de petits détails.


l'après-midi qui vint, dans les carrosses du roi'. Je m imagine qu 'il dut contempler avec plaisir sa silhouette chatoyante de satin et de velours brochés dans le miroir d'eau ou la pièce des Suisses. Il était arrivé à son but! Enfin il allait égaler les La Rochefoucauld, les d'Uzès, il allait être le nouveau tronc d'où partirait une princière famille de Batz. En face de lui passait, peut-être, à la même heure, dans les jardins du château, cet autre Batz venu de Trenquelléon, qui faisait le même rêve, qui, de meilleure souche peut-être, était aussi admis à la cour, qui, comme lui, avait rang de colonel, était du cercle de la reine comme Jean allait être bientôt de son conseil secret... mais comme tous les Batz, comme Manaud et d'Artagnan, ils allaient manquer tous deux leur but de glorieuse grandeur et élevaient les premières assises de leur édifice sur des ruines.

Au soir de cette belle journée il dut se mettre avec plus d'ardeur que jamais à cette table de travail en bois de rose garni de ses enjolivements de cuivre en couleur, devant cette statue équestre de Henri IV en bronze qui semblait être le génie protecteur de cette maison de la rue Menars' et malgré la multiplicité de ses autres affaires passer de longues heures à écrire des dissertations historiques, diplomatiques et financières comme pour former son esprit à toutes les études nécessaires à

1. Archives nationales : papiers de la maison du Roi, section historique, ms. 820. Entrées.

2. Archives nationales, T. 699. Papiers séquestrés. Procès-verbal di'nventaire du 15 mars 1792.


un futur ministre : évidemment il dut penser dans ses rêves à cet éclatant avenir!... Cette ambition perce dans ses nombreux manuscrits... Il avait commencé à écrire l'histoire de la maison de France et faisait d incessantes recherches sur l'origine des Capétiens. Vingt fois il avait remis son ouvrage sur le métier et put enfin en présenter l'hommage au roi en lui offrant l'avant-propos sous l'obligatoire reliure en maroquin écrasé du Levant rouge flamboyant, aux armes royales i.

Parmi les matériaux qu'il avait rassemblés, quelquesuns lui avaient suggéré l'idée de composer une histoire du régime fiscal de la France et, comme son esprit le portait naturellement vers ces questions, il couvrit vite les feuilles de papier blanc consacrées à cette besogne. Un de ses amis, lié avec le contrôleur général, frappé un jour de la clarté avec laquelle étaient exposés en ces quelques pages certains projets d'emprunt destinés à combler le déficit, emporta les feuillets épars et les soumit au ministre, qui s'appropria certaines de ces idées destinées à rendre plus pratiques les projets du gouvernement. Le contrôleur ne laissa pas ignorer, en conseil, à qui il devait cette inspiration, et le roi, lui-même, voulut entendre de la bouche du baron ses projets de réforme gouvernementale et fiscale2. Qu'on pense à l'effet que durent produire des demandes aussi flatteuses sur un cerveau de trente ans; lui-même avoue, dans ses

1. Archives du château de Mirepoix. Manuscrits du baron de Batz.

2. kl., Ibidem.


manuscrits, cette faiblesse : « Ce premier succès, dit-il, m attira de nouvelles demandes émanées même du roi et des succès nouveaux, il en résulta pour moi une consistance bien supérieure à toutes les prétentions de mon âge et de brillantes espérances qui me promettaient lout l'avenir que je pouvais ambitionner, m'animaient au travail et décuplaient mes forces1. » Ah! les beaux projets de 1785, ces feuilles couvertes de plans, cette histoire de France en cinq parties : les Gaules sous l'Empire romain, la France allodiale, la France seigneuriale, la France féodale, la France fiscale, dont les programmes sont tout tracés et les documents rassemblés.

Et cette Histoire pragmatique de la Nation française devenue plus tard : Essai sur l'histoii-e diplomatique et politique de la Nation française, pour laquelle Dom Clément 2 et Dom Poirier lui donnèrent de sérieux conseils, car la notice destinée à présenter le travail, et dont le titre est : Notice historique sur les antiquités gauloises et Vorigine des Francs sent terriblement son bénédictin.

Au milieu de son existence mondaine militaire, financière, agitée, affairée, il trouvait encore le temps d'écrire des ouvrages historiques, de corriger des épreuves, de publier des livres! n'est-ce pas déjà l'homme qui, proscrit, recherché, poursuivi, écrira en pleine Terreur l'apologie des victimes de HolJcspierre?

1. Papiers et manuscrits du baron de Batz.

2. Id., ibidem.


En possession de cette situation si désirée il ne restait plus au baron de Batz qu'à affermir sa situation financière et à agrandir sa fortune. Avec ce coup d'œil qui, chez lui, était si aigu, si prompt, il vit ce qu'il avait à faire : se ménager des protections très haut placées et avoir à ses ordres de remarquables subalternes.

Pour protecteur il choisit le baron de Breteuil *, l'ami du roi, son ministre de prédilection et qui avait un faible pour les hommes habiles.

Pour client il choisit Étienne Clavière, ce Genevois subtil qui fut le dernier des ministres des finances de la monarchie et le premier de la république.

Entre ces deux hommes il fut à plusieurs reprises le trait d'union et nous verrons qu'il faillit, grâce à ces deux liaisons si éloignées l'une de l'autre, sauver le roi et la monarchie en 1792. La bienveillance du roi avait attiré sur lui l'amitié du baron de Breleuil, un certain nombre d'affaires qui furent du goût de ce ministre lui devinrent particulièrement utiles et dans plusieurs circonstances. « Le ministre de Paris », comme

1. Breteuil (Auguste Le Tonnelier, baron de), naquit à Preuilli (Indreet-Loire), en 1730, d'une famille de noblesse pauvre. Patronné par l'abbé de Breteuil, son oncle, chancelier du duc d'Orléans (dont un joli portrait par Carmontelle orne le salon du marquis de Breteuil actuel, offert parle duc d'Aumale), Auguste fut d'abord officier, passa dans la diplomatie, agent du secret du roi sous Louis XV, ambassadeur en Russie, Autriche, puis ministre de la maison du Roi, émigra un des premiers, eut les pleins pouvoirs du Roi, suivit l'armée prussienne, rentra en France en 1800, fut pensionné par Napoléon et mourut en 1804 ne laissant qu'une fille, madame de Matignon, -mère de madame de Montmorency, dame du Palais de Joséphine.


on l'appelait, n'eut qu'à se louer du grand seigneur financier.

Lier partie avec Clavière, l'obliger, le soutenir, était pour lui le moyen de résoudre le grand problème qui se posera plus tard devant lui : faire servir les plus passionnés protestants, les plus intraitables francs-maçons, les plus ardents républicains à soutenir, sans s'en douter, le roi et la monarchie qu'ils attaquaient de toutes leurs forces. Il ne faillit pas à son goût pour les plus extraordinaires paradoxes et, comme nous le verrons, aborda vaillamment ce problème et le résolut.

Comment entra-t-il dans ce cercle étroit des Genevois, comment lut-il au fond de ces âmes révolutionnaires, comment capta-t-il enlièrement leur confiance, comment, en ayant l'air de servir leurs desseins, arriva-t-il à se servir d'eux-mêmes pour l'accomplissement des siens, c'est ce que nous allons apprendre, car c'est à partir de ce moment que nous entrons de plain-pied dans l'étude de ce caractère toujours semblable à lui-même, et qui va jouer des Clavière et des Panchaud comme il jouera plus tard des cafards de la Constituante, plus tard des féroces conventionnels et plus tard encore des rudes policiers de Tallien :

Comme le chat de la souris.


CHAPITRE III

LES DÉBUTS DANS LES AFFAIRES

Genève en 1780. — Étienne Clavière. — La Société du dimanche. — La Révolution de 1782. — Exil de Clavière. — Son séjour à Londres. — Clavière à Paris. — Il rencontre le baron de Batz. — Projets d'affaires. — Les eaux de Paris et les assurances contre l'incendie. — Le baron fonde la compagnie des assurances sur la vie. — Il en obtient le privilège exclusif. — Ses lieutenants Delessert et Clavière. — État des esprits en 1788. — Les relations du baron. — Son logement rue Ménars. — Charonne. — Marie Grandmaison. — Mouvement mondain. — Préparation des troubles. — Propagande anti-religieuse. — Francs-maçons. — Protestants. — Opinion du baron à leur égard. — Les loges maçonniques. — Les assurances en danger. — Le baron sauve la situation. — Lutte entre les banquiers genevois. — Le baron les départage. — Clavière et Necker. — Le baron publie la première partie d'un dialogue politique. — Effet produit. — Il est mandé par le roi. — Ses opinions sur le système de Necker. — Il achète la baronnie de Sainte-Croix près Tartas. — Il se décide à se présenter aux États Généraux. — Il est nommé grand sénéchal du duché d'Albret.

(5 mars 1785-30 août 1788.)

Les passionnés de l'étude du XVIIIe siècle peuvent seuls se faire une idée de l'influence qu'exerçait à cette époque, sur les esprits cultivés, la contrée qui s'étend de Genève à Montreux en passant par Lausanne. Les bords de cet aimable et perfide lac Léman attiraient une élite *


intellectuelle qui faisait la loi à l'Europe entière. A Genève était né Rousseau1, s'était exilé Voltaire2 et habitaient récemment encore Saussure3 et Tronchin4, à Coppet rayonnaient les Necker5, à Lausanne écrivait Gibbon6 et sur les bords romantiques de Clarens et de Montreux se mouvait, pour les âmes sensibles, la fiction de la Nouvelle Héloïse. C'était vers Genève, vers cette Mecque, cette Rome du protestantisme et du libéralisme sectaire que se dirigeaient de tous les points de l'Europe, dans le cours du XVIIIe siècle, toutes ces chaises de poste, toutes ces berlines de grands seigneurs venant consulter ces deux docteurs en médecine et en philosophie Tronchin et Voltaire, empiriques qui ne manquaient pas d'annoncer leur fin prochaine aux belles victimes, en des phrases pimpantes, dont elles se pâmaient.

L'aristocratie genevoise était, elle, plutôt de mœurs bourgeoises et se piquait, en face des gouvernements absolus, d'être libérale, mais elle avait trouvé, un jour, plus libéral qu'elle.

Fatigués d'une certaine prédominance de la caste aristocratique, une partie de citoyens de Genève, élèves farouches de Rousseau, voulurent enlever le pouvoir aux classes élevées7.

1. Rousseau (J.-J.), né à Genève le 28 juin 1712.

2. Voltaire, né à Paris le 20 février 1694; Genève, 17DO; J^erney, 1101.

3. Saussure, 1740-1799.

4. Tronchin, 1709-1781.

5. Necker, né en 1732. Quatre fois ministre, 17(7, 1784, nss, ncj.

6. Gibbon, célèbre historien anglais, 1737-1796.

7. Bibliothèque de Genève, fonds Reybaz, affiches de la Révolution.


Ils n'étaient point nombreux et ne se sentaient guère suivis, mais ils étaient pleins de foi dans leurs convictions et se croyaient des républicains à la manière des Gracques. Trois hommes étaient à la tête de ce mouvement : Jacques-Antoine du Roveray qui remplissait les fonctions de procureur général de la République, un avocat à la parole passionnée : François d'Yvernois et un bourgeois finaud, homme d'affaires retors : Étienne Clavière. Nous retrouverons les deux premiers, mais il est nécessaire de bien connaître le troisième dont Jean de Balz fera plus tard un de ses principaux instruments.

Étienne Clavière était issu d'une famille française du Dauphiné, qui s'était transportée à Genève lors de la révocation de l'Édit de Nantes. Les Clavière étaient des gens considérés et qui tenaient un certain rang dans leurs pays d'origine3, aussi peu de temps après leur installation à Genève reçurent-ils le titre de bourgeois de la ville.

Étienne naquit le 29 janvier 1135 de Jean-Jacques Clavière et d'Élisabeth Rapillard : ces Rapillard occupaient dans la bourgeoisie une bonne situation.

Il passa sa jeunesse dans ces vieilles rues qui avoisiJournal manuscrit d'Amy Dunant, bourgeois de Genève, mss de la bibliothèque.

f. Du Roveray (Jacques-Antoine), 1144-1804.

2. D'Yvernois (François), 1757-1810.

3. Les Clavière dataient de 1645 environ, ils étaient de Serres en Dauphiné : ils avaient même des armoiries et blasonnaient comme suit : parti d'argent à la tour de sable, au 2 de gueules à la tour d'argent; sur le 2 du parti, un chef d'or chargé d'une aiglette éployée de sable.


nent la cathédrale et dut monter souvent le pittoresque « degré de poules », pour aller assister au prêche du dimanche à côté de la chaise religieusement conservée où Calvin s'était assis pendant tant d'années pour enseigner sa rude doctrine aux Genevois.

Mais en allant entendre la bonne parole, il devait aussi passer souvent devant cette grande maison grise à porte cintrée de la Grand'Rue 1 où quelques années avant lui était né Jean-Jacques Rousseau, et certainement les idées qu'il puisait dans les livres de son illustre compatriote devaient nuire aux doctes paraphrases du pasteur de Saint-Pierre, et le Contrat social faire tort aux versets de la Bible dans l'âme du futur collaborateur de Mirabeau.

Il était dans les mœurs calvinistes de Genève de marier les enfants très jeunes : aussi à l'âge de vingttrois ans, le père Clavière fit-il épouser à son fils une jeune fille d'assez humble condition, Marie-Louise Garnier, qui montra toute sa vie, pour son mari, le culte le plus religieux et ne put survivre plus d'un jour à sa fin tragique 2.

Dévoré d'ambition, fréquentant assidûment, les esprits

1. On a cru pendant longtemps que J.-J. Rousseau était né au n° 47 de la rue actuellement appelée rue Rousseau; de récentes recherches ont indiqué comme la vraie maison où était né Jean-Jacques, celle de la Grande-Rue, n° 40; il paraît que celle primitivement désignée et où l'on a mis une plaque commémorative était celle du grand-père de Rousseau (Bibliothèque de Genève, Bibliographie genevoise).

2. Galiffe, Notice générale sur les familles genevoises, t. VI (Bibliothèque de Genève, manuscrits Reybaz).


forts de la ville, désireux d'arriver à une position prépondérante, il rongea son frein pendant une quinzaine d'années, intimement lié avec ces bourgeois libéraux de Genève, accessibles aux natifs ou peuple commerçant et qui s'appelaient Reybaz, Dumont, du Roveray, d 'Yvernois et Marat! Distingué, du reste, parmi eux, puisqu 'il avait été choisi pour remplir une mission de confiance auprès du comte de Vergennes, ministre des affaires étrangères de France en 1180.

Mais il y avait mieux encore. Dès longtemps inféodé à la franc-maçonnerie la plus redoutable, aux Illuminés d'Allemagne dont le vieux duc de Brunswick était le chef, il avait tâché d'infuser dans le peuple genevois les idées un peu troubles de Voltaire dont un écrit intitulé Idées républicaines poussait les Genevois à la révolte1.

Au retour de sa mission en France, il avait continué sa besogne de missionnaire de la franc-maçonnerie et de la libre pensée en répandant le journal pernicieux de Dupont de Nemours, les Éphémerides du citoyen1. Ce journal, s'intéressant aux affaires de Genève, tâchait de fomenter en cette ville la Révolution que l 'on préparait en France. Clavière initié à tous les secrets de cette vas te conspiration qui voulait anéantir le catholicisme

1. Barruel, Mémoires pour servir à Phistoire du jacobinisme, t. II, chap. vi, pp. l44 à 156.

Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis A V, t. V, p. 205. On verra dans la suite de mon livre quelle importance j'ajoute au plan des sectaires francs-maçons genevois, dirigé contre la religion catholique et la monarchie française.


et détruire toute autorité était donc prêt 't toutes les révoltes.

Un incident vint le lancer plus que jamais dans l'opposition que lui et ses amis faisaient aux membres du Grand conseil directeur de la République, en majorité composé d'aristocrates renforcés.

Plusieurs des femmes de ces seigneurs avaient coutume de se réunir le dimanche et avaient fondé une sorle d'association que l'on appelait la Société du dimanche. Mesdames Diodati, Tronchin, de Saussure, Thelusson, Claparède étaient les oracles de ce petit cercle1. Aussi était-ce, pour les bourgeoises de Genève, un honneur très envié que d'être admises dans cette société où elles arrivaient dans de fortes robes de soie, pour ainsi dire goldronnées, dans lesquelles Liotard2, l'inimitable pastelliste genevois, les a immortalisées.

Les dames Clavière tâchèrent de se faire admettre à la fameuse réunion. Leur demande ne fut point accueillie, moins certainement à cause de leur mérite personnel ou de leur vie qui était austère qu'à cause de l'esprit trop libéral d'Étienne Clavière, qui effrayait ces hauts bourgeois heureux et tranquilles achevant cet adorable XVIIIe siècle au bord du lumineux lac Léman.

Ce refus irrita le susceptible Genevois, aussi lorsque, au commencement de 1182, un mouvement de protesta-

1. Bibliothèque de Genève, fonds Reybaz.

2. Liotard, le célèbre auteur de « la Chocolatière - qui est au Louvre, émule de Chardin, était Genevois. — Les pastels auxquels je fais allusion sont fort beaux; ils sont au musée Rath à Genève.


tion se produisit contre les nobles conseillers refusant de reconnaître et d'appliquer certains édits tombés en désuétude et de les codifier S rfotre homme se mit-il à la tête des protestataires, avec le propre secrétaire du Grand conseil syndic de la ville, Julien Dantand, et, le 7 avril, s'empara-t-il du pouvoir avec une vingtaine de Genevois décidés à ne plus se laisser gouverner par les Négatifs, nom donné aux tenants du parti aristocratique.

Ce petit essai de révolution, dû à l'esprit vindicatif de Clavière et qu'on s'est plu à considérer comme une répétition générale des troubles que ces mêmes Genevois allaient sept ans après tâcher de provoquer dans Paris, dura trois mois moins trois jours. Quelques citoyens reçurent des balles plus ou moins égarées, malgré les avis affichés journellement dans Genève suppliant les gens de ne point exciter « noises et conflits 2 ».

Le 4 juillet 1182, le marquis de Jaucourt pour le roi de France, le comte de la Marmora pour le roi de Sardaigne duc de Savoie, et le baron de Lentulus pour la République de Berne, entrèrent dans Genève, à titre de bons voisins, pour rendre le pouvoir à la faction évincée et ce, à la tête de quelques milliers de soldats, pâle miniature du futur 1814 à Paris.

1. Pour résumer le côté politique de cette Révolution, et qui est assez confus, il m'a fallu dépouiller nombre de manuscrits à la bibliothèque de Genève. Soulavie la raconte par ouï dire et donne des détails assez piquants qu'il recueillit dix ans après quand il fut nommé « envoyé de la République française -.

2. Bibliothèque de Genève, collection des affiches placardées dans Genève pendant la révolution de 1*782.


Ces trois seigneurs déclarèrent que tout ce qui s'était passé depuis le 7 avril était nul et non avenu : tout le monde accepta cette décision qui rendait la paix à la ville, sauf, peut-être, les parents des citoyens morts dans la bagarre, puis une liste d'une vingtaine de Genevois fut dressée, parmi lesquels Étienne Clavière. Ces notables rebelles furent priés de quitter le territoire de la République, ce qu'ils firent promptement ayant comme Panurge et la plupart des entrepreneurs de révolutions « paour des coups » et ne se soucièrent pas de résister aux arguments énergiques de deux rois et d'une république réunis1.

Les principaux de ces exilés prirent le chemin de Londres, où leur était réservé un accueil d'autant plus cordial que le gouvernement anglais avait pu espérer voir leur révolte causer des ennuis à la France. La guerre d'Amérique n'était point terminée et rien n'eût été plus vraisemblable qu'une subvention déjà habilement donnée aux fauteurs des troubles genevois. Dans tous les cas, le ministère anglais mit à la disposition des réfugiés plus d'un million de francs, et Clavière, le financier de la troupe, fut chargé d'administrer cette somme concurremment avec quelques Anglais de marque. C'est en cette occasion qu'il lia connaissance intime avec les célèbres banquiers londoniens Boyd et Kerr dont nous parlerons bien souvent

1. Cf. l'Histoire littéraire de la Suisse Française, par Ph. Godet, chapitre de la Révolution.


au cours de cette histoire. Les fonds étaient destinés, au moins en apparence, à fonder une colonie genevoise en Irlande, colonie qui ne fut jamais établie1 : mes recherches m'inclinent à penser que ce fut là le noyau des sommes immenses qui furent consacrées à entretenir d'abord les troubles de Paris et ensuite à aider les conspirations contre-révolutionnaires. En effet jusqu'en 1792 Clavière en profita et ce fut ensuite Jean de Batz qui s'en servit pour ses tentatives de restauration.

Clavière sentit, dès les premiers mois de son séjour à Londres, que le budget anglais n'avait pas besoin de ses lumières, et qu'il avait tout à gagner à aller à Paris avec la confiance du cabinet britannique. Il prit cette résolution avec d'autant plus de conviction qu'il savait combien sous un monarque faible les faiseurs de plans et les remueurs d'idées ont plus de chance d'arriver que les hommes d'action. En outre il n'ignorait pas qu'une certaine quantité de libéraux, d'émissaires illuminés d 'Allemagne espéraient transformer la monarchie absolue

1. Extrait d'une lettre de madame Reybaz à son frère : « Nos exilés... n'ont point le plan d'y vivre (à Genève), à moins que ce ne soit dans leurs vieux jours, ce qu'ils ne croient pas même aujourd'hui. Clavière est dans les affaires jusqu'au cou, son goût, d'ailleurs, et ses talents l'attachent à la capitale... Du Roveray... devrait abandonner une pension de trois cents louis qu'il lire du gouvernement anglais pour les peines quoique bien inutiles qu'il a prises pour l'établissement d'une colonie genevoise en Irlande. Dumont est fortement attaché à lord Lansdowne qui lui a donné un bénéfice de trois cents louis que rien ne pourrait remplacer à Genève (Bibliothèque de Genève, manuscrits cités par M. Edmond Barde dans « un don genevois à l'Assemblée nationale, en 1789 »). Est-ce as-ez clair, — la pension est égale pour tous. — Voir aussi à la bibliothèque de Genève le journal manuscrit d'Amy Dunant, bourgeois de la ville, 21 octobre 1782, manuscrits de la bibliothèque de Genève.


en gouvernement constitutionnel, et enfin Mirabeau dont il avait fait la conquête à Londres avait besoin de lui. Clavière, connaisseur en fait de libéralisme et de libre pensée, quitta Londres et vint s'installer à Paris en 1783. Il y arriva, plus dévoré d'ambition (lue jamais, plus désireux que jamais de réaliser cette prophétie qu'il avait lui-même lancée sur son avenir, le jour où, montrant l'hôtel du contrôleur général des finances à son ami d'Yvernois en 1182, lors de leur mission près de Vergennes, il s'était écrié : « Le cœur me dit que j'habiterai un jour cet hôtel1 ».

En attendant, accompagné de sa femme et de ses deux filles, il loua un assez modeste appartement rue Grangeaux-Belles2, au coin de la rue des Marais-Saint-Martin, qui aujourd'hui s'appelle, pour ce tronçon, rue de Lancry. En 1782, la rue Grange-aux-Belles commençait rue des Marais; actuellement elle ne commence (lue sur le quai Jemmapes. C'est dans cette maison que vinrent bientôt tous les réfugiés genevois, les banquiers ennemis de Necker, puis Mirabeau, Brissot de Warville et que Jean de Batz accourait chercher Clavière, comme nous allons le voir, pour ses importantes entreprises.

Dans tous les cas, notre Genevois arrivait à Paris avec un goût particulier pour les grandes affaires et avec une prédilection pour la manière dont on les traitait de l'autre côté du détroit, et au fond avec un vif

1. Soulavie, Mémoires historiques et politiques sur le règne de Louis XVI.

2. Archives nationales. Papiers séquestrés, T 646 .


désir d'arriver à la fortune, en flattant la démocratie, justifiant ainsi le mot de d'Yvernois son compatriote qui avait accoutumé de dire1 : « Clavière aime la démocratie quoiqu'il l'ait peut-être davantage dans la tète que dans les mœurs ». C'est du reste là une caractéristique des brasseurs d'affaires, et Clavière pouvait à coup sûr passer pour le prototype de ce genre d'hommes. Dès son arrivée il se mèla de tout. Il se lança à corps perdu dans les pêcheries de corail de l'île de Sardaigne2, entreprit l'affaire des charriages de Lyon3, administra bientôt une société de lamineurs de fer de moulins4. Il eut bientôt des comptes chez tous les banquiers grands et petits, chez tous les agents de change, chez tous les escompteurs anglais du Strand. Ne servait-il pas déjà d'intermédiaire entre les banques de Bruxelles, les Glauber, les Laurent, et celles de Paris, les Rougemont, les Mallet, les Greffulhe5, chez lesquels il commençait à s'introduire, qui apprécièrent bientôt sa finesse et celle de Jean de Batz et leur ouvrirent à tous deux des comptes fantastiques, notamment sur les actions de la compagnie des Eaux et de la compagnie des Indes. Et

1. D'Yvernois, Mémoires publiés à Londres en 1797. — Soulavie, Mémoires déjà cités, t. V, note de la page 306.

2. Archives nationales. Papiers séquestrés, T 6461.

3. Id., ibidem.

4. Id., T 6462.

5. Archives nationales. Papiers séquestrés, T 6462. — Mirabeau avoue dans une lettre à Beaumarchais, une mirabelle, qu'il a combattu les Périer, en partie parce que Clavière avait vendu à terme cent actions des eaux à 1 600 livres et qu'elles valaient 4 000, et qu'il fallait les faire baisser (Bachaumont, Mémoires secrets, vol. 30, p. 218, décembre 1875).


les Boyd et Kerr de Londres'? n'avait-il pas des hommes de confiance chez tous ces gens d'affaires, ces manieurs d'argent : au bout de quelques mois, en 1784, il gérait en même temps que ses affaires celles du baron alors en Espagne et c'étaient des monceaux de lettres à lui adressées tantôt dans le domicile humble, caché, économique de la rue Grange-aux-Belles, tantôt au bureau de location de la rue Grétry2, tantôt chez Mirabeau, ou chez Brissot de Warville, ou chez Jean de Batz indifféremment, car ce n'est qu'en 1788 qu'il acheta sa propriété de Suresnes3, où nous le retrouverons présidant une des principales officines de la Révolution. D'une main il soutenait des affaires plaisant au gouvernement, de l'autre il favorisait les ennemis de Necker, cherchant à se faire bienvenir de tout le monde, frayant et ménageant les gens les plus inconnus, et cela devait lui être fort utile : n'était-ce pas de l'argent bien placé que cette petite somme de trois mille sept cents livres procurée à Roland de la Platière sur un billet signé à Noroy en juillet 1783? Le billet revint impayé, le vertueux Roland était gêné, Clavière intervint et arrangea l'affaire4... la petite commission fut

1. Archives nationales, T 6462. Papiers séquestrés, correspondance à diverses dates avec les divers banquiers susnommés.

2. Archives nationales, T 6461. Papiers séquestrés. Liasse n° 1.

3. Id., ibidem.

4. Archives nationales, T 6461, liasse 1. Papiers séquestrés. — Noroy est une petite localité de Picardie qui se trouvait dans le ressort d'inspection des manufactures d'Amiens, où était alors en résidence Roland. Mariés depuis trois ans, les Roland étaient gênés puisque, au commencement de 1784, madame Roland écrivait à Bosc de retourner des elTets


belle... car neuf ans plus tard Roland lui donnait le portefeuille de ministre des Finances... Songez donc, un homme qui arrangeait si bien les affaires des particuliers gênés devait bien être capable d'arranger celles de la France qui, elle aussi, était gênée, et combien! Cette manie de rechercher les gens qui pouvaient lui être utiles par leurs talents ou leurs relations l'avait naturellement porté vers Jean de Batz. Aussi, vers 1185, celui-ci tenait déjà Clavière en sa puissance, car, chose étrange, ce Genevois si fier, si orgueilleux, subit toujours l'influence du baron jusqu'à avouer par écrit, étant ministre, qu'il avait été son employé. Les opérations sur la compagnie des Indes les mirent en rapport. Cette affaire avait signalé aux financiers les étonnantes aptitudes de Jean de Batz, sa présentation à la cour, ses propriétés, lotit le mettait en vedette dans ce monde de manieurs d'argent. Aussi, dès les premières rencontres, Clavière surpris de trouver chez un aristocrate les connaissances d'un banquier, charmé de sa compréhension rapide des affaires, Clavière, en quête d'un protecteur bien en cour et financier à la fois, n'alla pas plus loin. Il s'attacha à la fortune du baron qu'il prévit éclatante et, tout en restant par Reybaz en relations avec Mirabeau, il se promit de se faire aider par le crédit de Jean de Batz, et de l'aider à son tour, à l'occasion, de tout son pouvoir.

du Mont de Piété de Paris, sous le prétexte plausible d'ailleurs d'une bonne œuvre (Lettres de madame Roland aux demoiselles Canet, t. II, p. 4^9).


Jean, de son côté, qui ne pouvait encore connaître le fond du cœur sectaire et républicain du futur Girondin, ne s'attacha que le manieur d'argent, l'intarissable auteur de projets financiers, et, dans la lutte qu'il avait entreprise avec la vie, il en fit un instrument pour arriver à. l'un de ses buts : la fortune. Pour commencer il résolut de faire passer dans le domaine pratique quelques-unes des idées du citoyen de Genève.

Précisément, en ce moment même, tout Paris était occupé de la mauvaise tournure que prenaient les affaires de la célèbre compagnie des Eaux fondée par les frères Périer pour alimenter d'eau toute la capitale. Cette entreprise, accueillie avec enthousiasme par les uns, avec une véritable défaveur par les autres, venait de traverser une crise. Quelques banquiers, jugeant les frères Périer meilleurs ingénieurs que bons administrateurs, avaient cru bon de les désintéresser, et, en les gardant comme directeurs praticiens, avaient repris l'affaire. Toute cette opération ne se passa pas sans la nécessité de se procurer de l'argent, pour l'accomplira Le baron de Batz, à plusieurs reprises, tenta de faire comprendre aux nouveaux administrateurs de la compagnie qu'elle ne pourrait guère faire face aux obligations qu'elle avait contractées envers plusieurs de ses créanciers et entre autres le Trésor royal.

1. Pétition des actionnaires de la CI, des eaux. Archives parlementaires (Mavidal et Laurent), t. XXVJI, p. 5. — Mémoires par les porteurs de quittances de F l'adi?iinisti,a lion de la C'° des eaux. IOid., t. XX, p. 659. — Archives nationales AN. AAI, n° 11.


Au lieu de se rendre à ces raisons, les administrateurs, qui tâchaient de se sauver par tous les moyens, essayèrent de fonder une compagnie d'assurances contre l'incendie, qui, nouveauté alors en France, attira sur eux les lazzis, les moqueries et les pamphlets de toute la capitale 1. Le baron crut devoir, ainsi que ses amis de Genève, pour protéger le marché, prendre une assez grande quantité de ces actions, tout en déplorant que ce fût la compagnie des Eaux, presque en déconfiture, qui prit la direction d'une affaire pareille à laquelle ils croyaient un grand avenir. Ils imposèrent, du reste, aux administrateurs, pour avoir des garanties, le banquier Étienne Delessert, un Genevois aussi, comme directeur général. Le privilège en fut accordé le 20 août et enregistré le 5 octobre 1786.

Cette question des assurances préoccupait singulièrement notre héros. Clavière et lui avaient pu voir fonctionner en Angleterre ces puissantes sociétés, et ils avaient rapporté, tous deux, de leur étude, le désir et la volonté de fonder en France des établissements similaires : on vient de voir que les Eaux les avaient devancés pour la fondation des assurances-incendie, mais ils ne se laissèrent point distancer pour l'opération qui leur tenait le plus à cœur, l'organisation d'une compagnie d'assurances sur la vie.

L'Equitable de Londres, fondée depuis le commen-

1. Bachaumont, Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la république des lettres en France, t. XXXII, année 1786.


cement du siècle, avait en réserve la valeur de près d'un milliard de francs, leur semblait être le modèle à suivre. Les études de la nouvelle société furent vite au point et le baron lui imposa le nom d'Etablissement de banque et de commerce des assurances sur la vie '.

Naturellement les moqueries qui avaient accueilli les assurances contre l'incendie ne furent pas ménagées à la nouvelle société, dont les avantages ne furent point, dès l'abord, appréciés à leur juste valeur. Et il fallut tout le courage, l'audace, et la vision prophétique de l'avenir qu'eut toujours Jean de Batz pour s'attacher à la fondation de pareilles affaires. Bachaumont, dans ses Mémoires secrets, attribue cette nouvelle compagnie aux esprits préoccupés des administrateurs de la compagnie des Eaux 2. C'est là une grossière erreur, mais il nous initie au programme de cette nouvelle société et on y trouve déjà les combinaisons de capitaux différés et des rentes viagères qui font actuellement la fortune de leurs actionnaires.

Les assurances sur la vie étaient évidemment le but principal de la compagnie, mais n'étaient-elles pas aussi, et tout porte à le croire, le prétexte d'une maison de banque? En Angleterre le contrat d'assurance sur la vie servait de gage pour les personnes qui n'avaient point d'autres garanties, et il est probable que Clavière

1. Archives du château de Mirepoix, carton 16. Documents contrerévolutionnaires. — Auguste Chevalier, Mémoires sur les assurances sur la vie.

2. Bachaumont, loc. cit., t. XXXII.


entendait garder le monopole de ces placements fructueux dont auraient profité ses actionnaires.

Le baron, lui, surveillait de près la situation de la compagnie des assurances-incendie, et quand il vit que la compagnie des Eaux ne pouvait plus faire face à cette entreprise, par un coup de maître il réalisa son rêve et, grâce à son intimité avec le contrôleur général, il obtint que les assurances sur la vie fussent jointes par privilège exclusif avec les assurances-incendie. Le 3 novembre 1787, il recevait en effet notification de l'arrêt du conseil qui réalisait son plan 1.

C'est là le berceau de la puissante Compagnie générale des assurances vie et incendie dont la fortune est devenue si considérable.

Mais cette double opération avait été surtout fructueuse pour le baron de Batz dont la fortune était ainsi établie définitivement. En effet, il avait pu céder son privilège des assurances sur la vie aux actionnaires de l'incendie complètement libérés de l'affaire des eaux de Paris : ses apports purement moraux avaient été naturellement transformés en actions dès qu'il eut fait cession de son privilège. Il fut du reste nommé président du conseil des deux compagnies et obtint pour Clavière le titre de gérant principal de la branche vie 2.

Les deux compagnies réunies commencèrent leur

t. Bibliothèque de Genève. Manuscrits. Fonds Reybaz, à la suite des ettres de Mirabeau. — Archives nationales, F7 5 610.

2. Archives nationales. Police générale, F1 5610.


fonctionnement sous le nom général de Compagnie royale des assurances contre l'incendie et des assurances sur la vie : les deux directeurs étaient Delessert1 et Clavière. Ce dernier, enthousiasmé de l'action, du flair et de la générosité du baron, lui voua dès ce moment une reconnaissance sans bornes.

Ainsi, à trente-trois ans, notre héros avait obtenu tout ce qu'il désirait, honneurs, fortune, réputation. Il venait d'être nommé colonel à la suite de la cavalerie de l'armée française2 par brevet du 20 mars 1787. Tout lui souriait, tout lui paraissait possible, mais il aspirait encore plus haut et les compliments si flatteurs qu'il recevait à tout instant des hommes de premier ordre qui l'entouraient lui faisaient croire à la possibilité pour lui d'arriver un jour au pouvoir.

Aussi, après tous ses succès dans tous les mondes, entra-t-il résolument dans la voie qu'il s'était tracée et entreprit-il une plus vaste lutte.

Le terrain commun sur lequel Clavière et lui s'étaient rencontrés était leur opinion commune sur le financier ministre Necker dont ils considéraient le rôle et l'importance comme néfaste et les mesures financières comme notoirement insuffisantes pour relever le crédit de la France.

Le baron jugea ce Genevois suffisant, plein d'illu-

1. Delessert (Étienne), né en 1135 à Genève, mort en 1816 à Paris.

2. Archives du ministère de la guerre. Dossier constitue pour 1 oention du grade de maréchal de camp et la croix de Saint-Louis en 1814.


sions et d'idées étroites, comme un homme des plus dangereux pour la monarchie, Clavière, en outre d'une jalousie professionnelle, s'était vu rudement évincé par ce compatriote auquel il eût aimé donner des conseils, et qui lui faisait sentir cette différence de caste dont avait souffert le révolutionnaire de Genève.

De là vint cette collaboration contre le ministre, de là vinrent les incessantes attaques contre ce libéral qui semblait faire plutôt les affaires de l'opposition que celles du roi dont il était ministre. Le baron attaquait l'homme politique et ses demi-mesures, et Clavière attaquait le financier et ses expédients avec d'autant plus de force et de verve qu'il s'était lié intimement avec Brissot de Warville 1. Ce dernier, qui venait de publier sa Théorie des lois criminelles et les Lettres philosophiques sur l'histoire d'Angleterre, avait été mis au courant des projets politiques du baron par Clavière et mettait à leur service sa vive intelligence, sa plume incisive, sa parole ardente et son scepticisme outré d'ambitieux sans scrupules. Il avait du reste habité l'Angleterre et en avait rapporté les idées libérales et anti-catholiques qu'il professa toujours. Nous verrons quel parti le baron tira de cette amitié de Brissot pour Clavière, dans l'intérêt du roi. Parmi ses connaissances

1. Brissot de Warville, né le 14 janvier 1734, guillotiné à Paris le 31 octobre 1793, nous le retrouverons souvent. — Pour son amitié avec Clavière, en outre de nombreux témoignages, voir une lettre du pasteur Reybaz à son beau-frère Prévot du 31 juillet 1784. Bibliothèque de Genève, fonds Reybaz.


en ce genre il faut citer Proly et Pereyra qui depuis quelque temps lui servaient de courtiers et que nous retrouverons bientôt.

Telles étaient les relations financières de Jean de Batz et tel était l'état de son esprit. Mais il ne faut pas croire qu'il négligeait pour cela ses relations de cour ou du monde. Il s'était de plus en plus mêlé à cette vie intense qui fut comme le dernier éclat de la monarchie avant son dernier soupir. Cette année 1188, si féconde en réalité pour lui, fut une des plus brillantes de ce siècle brillant et agité. Elle fut, en quelque sorte, la préface intellectuelle de la Révolution (lui se préparait.

Les intelligences françaises, qui prévoyaient les changements, combinaient des plans pour passer sans de trop fortes secousses du régime absolu au régime constitutionnel, et les parlements furent les premiers à rechercher la solution du problème, qu ils abordèrent avec une éducation politique assez forte pour l 'envisager, éducation qui manquait à l'immense majorité du peuple, pour le malheur de la nation.

C'était dans ces cours souveraines de justice que résidait l'esprit constitutionnel sérieux : loin d'examiner ces choses avec l'esprit dévoyé et léger des grands seigneurs libéraux ou avec le manque de pondération des petites gens, les parlementaires, vrais conseillers d'État, cherchaient le moyen de transformer le régime des remontrances en un régime de contrôle. Il ne leur


eût pas déplu de diviser le pouvoir qu'ils détenaient et, tout en laissant le soin de rendre la justice à quelquesuns d'entre eux, ils se voyaient, avec une certaine complaisance, appelés à former une Chambre des lords française. Entre Toulouse, Grenoble, Paris et Rennes, les quatre parlements où s'agitaient ces graves questions, une active et incessante correspondance s'échangeait pour discuter ces passionnantes questions. La réunion de Vizille donna une idée de ce que voulaient ou espéraient les partisans du futur gouvernement représentatif 1.

L'agitation, les cabales, la lutte contre l'impopulaire Brienne, les conversations, les libelles, faisaient rage et déjà donnaient l'idée de l'incohérence qui allait présider pendant longtemps aux destinées de la France.

Siècle de fête, siècle léger, le XVIIIe siècle préparait, galamment presque, la plus formidable des transformations.

Si 1188 vit les indécisions du roi, les révoltes des parlements, les conciliabules des futurs constitutionnels, les premières revendications populaires et une floraison inouïe de pamphlets dus pour la plupart à de futurs conventionnels, il vit aussi les suprêmes élégances et le bouquet final de ce feu d'artifice que la haute société française offrait en spectacle au monde entier émerveillé depuis 1715.

i. Archives du château de Mirepoix, maison de Montégut. Manuscrits et correspondance de J.-F. de Montégut, conseiller au Parlement de Toulouse. Guillotiné à Paris le 1er floréal an II.


Femmes charmantes dont le goût et la délicatesse fleurissaient sous les lambris de Versailles, et qui devaient, un jour, montrer autant de courage sur l'échafaud et dans les prisons que de grâces dans leur loge d'Opéra : mesdames de Coigny, de Sabran, de Coislin, de Champcenetz, la princesse de Vaudémont, la maréchale de Mirepoix, les marquises de Tessé, d'Houdetot, de Polignac, de Montmorin, toutes étincelantes d'esprit naturel et dont les mots ainsi que les falbalas faisaient le tour de l'Europe et donnaient le ton à l'univers.

Hommes séduisants, dont la conversation charmait les étrangers de passage aussi bien que les habitués des salons : Tressan, La Borde, Rivarol, le duc de Guiche, le duc de Nivernais, Fronsac, Boufflers, Tilly, Cerutti, Delille, La Porte, Êes Cheniers, Cubières, La Harpe, Crequi, Talleyrand, les Noailles, Ségur, Vigée, Brancas, jamais peut-être l'esprit français ne fut plus fin, plus délicat qu'en ce moment. On eût dit que les derniers représentants de la nation charmante étaient devenus plus raffinés entre ces deux dangers dans lesquels devait sombrer leur exquise éducation : la brutale anglomanie et la dégradante égalité.

Le baron Jean de Batz faisait partie de cette société, y jouait son rôle et observait; toutefois son esprit, à voir les seigneurs libéraux être des instruments inconscients d'obscurs pamphlétaires, le dirigeait vers un royalisme de plus en plus intransigeant, et il préférait


les salons où l'on faisait simplement de l'esprit, où l'on s'amusait, où l'on faisait des affaires, à ceux où l'on préparait des constitutions.

Ainsi que le dénotent certaines correspondances, ses relations devinrent plus étroites avec les Marsan, la famille de Sombreuil, avec d'Épréménil dans le salon duquel il avait vu ces deux singuliers aventuriers, Cagliostro et Mesmer; mais il évitait les réunions où se trouvaient les Lafayette, les Noailles dont le libéralisme l'effrayait. Son royalisme loyal l'attirait bien plus vers le prince de Saint-Mauris, MM. de la Guiche et de Pons, tous trois ses compagnons de plaisir et ses amis les plus sûrs.

M. de Saint-Mauris était, nous l'avons déjà vu, le fils du prince de Montbarey, successeur du comte de Saint-Germain au ministère de la guerre et dont le passage aux affaires ne laissa pas de traces bien éclatantes. Le baron était entré en relations avec M. de Saint-Mauris au moment où il sollicitait une lieutenance. Du même âge, ces deux jeunes gens se lièrent et se servirent mutuellement; grâce à la protection de M. de Saint-Mauris, le baron Jean vit sa nomination hâtée et son passage en Espagne appuyé. Quelques mois après, M. de Saint-Mauris continua ses relations avec Jean qui l'intéressa à quelques affaires et fit fructifier des fonds lui appartenant. Leur même enthousiasme pour le roi les unit plus intimement encore et M. de Saint-Mauris fut un de ceux qui prirent une part active


à la plupart des projets du baron après avoir été, comme lui, calomnié à Coblentz *.

M. de la Guiche, marquis de Sévignon, était encore plus intime avec Jean. Liés depuis 1775 ils se quittaient peu et fréquentaient les mêmes salons, où se coudoyaient les littérateurs, les banquiers et les gens de cour. Parfois on les voyait chez madame Desmiers de SaintAmarand, au château de Sucy-en-Brie, où leur ami commun, le vicomte de Pons, commandait à peu près en maître. On voyait encore avec eux les comtes de Tilly, de Sartine et de Baussancourt.

M. de Pons, qui aimait particulièrement l'entrain et l'esprit de Jean de Batz, était en 1188 un modèle d'élégance et de bon ton, depuis longtemps déjà il était le chef de la jeunesse dorée. La coupe de ses vêtements, ses équipages à l'anglaise, sa belle fortune, la protection dont il couvrait madame Desmiers de Saint-Amarand, cette veuve d'officier, très lancée, plus connue sous le nom de la Sainte-Amaranthe, en faisaient le type du viveur à la mode. Il était l ami le plus sûr et le plus généreux qu'on pût voir. Lié avec beaucoup de financiers dont il dirigeait le luxe il se prit d'une vive amitié pour Batz et ils se virent fréquemment; nous l'admirerons à l'œuvre au moment où se trameront les conspirations contre les terroristes.

Mais, en cette ardente année, il n était point encore

1. Forneron, Histoire des émigrés, t. I. — D'Aragon, Un paladin au XV Ille siècle. — Le prince de Nassau-Siegen.


question de conspirations pour sauver la royauté. Seul le duc d'Orléans semblait conspirer en réunissant autour de lui un clan assez nombreux d'amis qui, dans son esprit, devait diriger le mouvement libéral et peut-être, grâce à la faiblesse du roi, lui préparer les voies du trône comme à un second Guillaume d'Oranger

Dès cette époque, en effet, le premier prince du sang soignait sa popularité, dans l'ombre, et avec l'aide des Sillery, Sieyès, Lameth et Laclos, méditait un plan dont le baron de Batz allait être chargé d'atténuer les effets : cet entourage du duc aspirait à remplacer les gens au pouvoir; ils étaient, ainsi que leur maître, hypnotisés par la révolution anglaise de 16882.

Malgré toutes les préoccupations politiques qu'engendraient les mesures prises par les ministres et les libéraux, le baron de Batz, nous l'avons vu en un précédent chapitre, était fort occupé de ses intérêts financiers et entre autres des spéculations sur les actions de la compagnie des Indes, et ne négligeait point cette grande affaire au rétablissement de laquelle il avait pris part en 1785 avec son ami d'Épréménil, et avec laquelle il avait, aidé de Clavière, échafaudé le commencement de sa fortune, sur la hausse de ses actions. Il s'en occupait beaucoup et, à la fin de 1787, il prit, semble-t-il, une part des plus importantes à l'événement que cette hausse

1. Montjoye, Histoire de la conjuration de Louis-Philippe-Joseph d'Orléans surnommé Égalité.

2. Id., ibid.


provoqua. Comme nous retrouverons sa main dans la plupart des hauts et des bas de cette affaire, il est bon de résumer en quelques lignes quel avait été le grand bruit financier du jour. Un spéculateur de génie, l'abbé d'Espagnac, n'avait pas craint d'accaparer avec un des banquiers agents du baron, le nommé Baroud, la totalité des actions de la compagnie des Indes. Le marché de Paris allait, du coup, au moment de la liquidation, se trouver absolument dans l'impossibilité de faire face à ses engagements vis-à-vis de l'abbé d'Espagnac et de son hardi compagnon. Comme cela était déjà arrivé et comme cela arrive encore à l'occasion, on eut recours au gouvernement qui, dans l'espèce, était le roi, et son Trésor. Le contrôleur général, ce néfaste, ce léger mais intelligent Calonne, força l'abbé d'Espagnac à renoncer à ses bénéfices et à relâcher les actions indûment achetées. L'abbé n'avait qu'à s'incliner, il fit sa soumission, renonça à son gain et remit les actions en circulation, le roi avança douze millions pour aider les maisons de banque à passer ce mauvais quart d'heure et cette liquidation fut confiée à deux banquiers, Le Couteulx de la Norraye et Haller, deux affidés do Necker que nous retrouverons plus tard. Le baron de Batz profita de cette liquidation probablement par les bons offices de Delessert, Suisse comme Haller1; toujours est-il que ses comptes au sujet des actions de la compagnie des Indes

1. Archives parlementaires (Mavidal et Laurent), t. XXVIII, pp. 418 et suiv.


étaient nets, apurés et fort en ordre, et ne présentaient ni ne présentent, dans ses papiers ou ceux de ses agents de change, aucune irrégularité. Ils ne seront jamais l'objet d'aucune attaque alors que ceux de nombreux banquiers ou agioteurs seront suspects, poursuivis et dénoncés avec un tenace acharnement. Pour lui il connaissait le tréfonds de cette affaire dont il se servira avec la plus admirable habileté pour prendre au piège plusieurs conventionnels.

Le centre de toutes ces conspirations financières, de toutes ces spéculations était les abords de la princière demeure du duc d'Orléans. Le Palais Royal, le réceptacle de tous les vices de Paris et où l'Europe entière venait se livrer à la débauche, était dans la plus éblouissante période de son existence. C'était sous ses arceaux que péroraient les nouvellistes, contre ses piliers de pierre que s'appuyaient les discoureurs, dans ses couloirs que venaient prendre le mot d'ordre les incendiaires de Revillon et dans ses galeries inondées de lumière que se tenaient les marchés véreux, les agiotages sur le blé ou les subsistances, sorte de prolongation de cette rue Vivienne où se tenait la Bourse d'alors, et enfin, dans ses salons de jeu, dorés sur tous les lambris, que s'achetaient les consciences. Il était impossible de se mêler aux affaires sans passer par cet antre d'où elles sortaient toutes. Jean de Batz avait donc loué, au numéro 1 de la rue Ménarsi, cette rue qui, partant de la rue Riche-

1. Archives nationales. Pièces séquestrées, T. 699.


lieu, aboutissait rue de Gramont et par conséquent à quelques pas de la Bourse et de la Comédie-Italienne, un appartement entre cour et jardin, composé de quatre pièces élégamment meublées, dans la maison d'un nommé Griois; mais ce n'était là qu'un pied-à-terre de garçon qu'il comptait bien abandonner pour avoir un hôtel quand il serait marié. Pour le moment ce logement lui plaisait, il se trouvait ainsi au centre des affaires, à quelques portes du siège de la compagnie d'assurances sur la vie : et, en fait, il y restera plus de temps qu'il ne le pensait car c'est dans cet espace très restreint de la rue Vivienne, Ménars, Richelieu et d'Amboise que cet homme prétendu introuvable passera toute la période de la Terreur, caché chez les uns ou chez les autres. Et c'est de ce petit centre que partiront plusieurs des mouvements qui effraieront les conventionnels : tels que le mot d'ordre du renchérissement des denrées, ou l'attentat contre Collot d'Herbois, ou la bagarre de la compagnie des Indes qui mena à l'échafaud le même jour Chabot, Bazire et Danton.

En 1787, il avait voulu posséder lui aussi sa folie comme on disait alors, c'est-à-dire dans Paris, près des barrières, une maison où il pût aller en catimini soit pour conclure des marchés, avoir des entrevues qu'il désirait tenir secrètes, ou, comme c'était le bon ton, souper de temps à autre avec quelque grande ou petite dame. Les relations dans ce monde d'argent n'ont souvent point d'autre origine que ces rencontres en parties fines.


Il était donc devenu acquéreur d'une maison récemment bâtie à Charonne par un M. Morel de Joigny, avocat au parlement; l'acte passé devant Me Minguet, notaire royal, nommait comme acquéreur M. de Batz et comme vendeur M. de Sandrécourt, propriétaire en ce moment-làl.

L'immeuble se composait d'un pavillon assez élégant, ayant fait partie, en tant que rendez-vous de chasse, du château de Bagnolet, propriété du duc d'Orléans, d'un joli jardin, partie de l'ancien jardin du château, et de la maison bâtie récemment par M. Morel. Le tout fut payé trente mille livres.

C'est là que le baron recevait ses meilleurs amis, menant assez joyeuse vie et ne négligeant point pour cela les affaires, c'est là aussi que venait passer le printemps et l'été dans la solitude une jeune femme, dont le nom devrait être devenu célèbre par l'héroïque dévouement qu'elle montra à celui qui avait su se faire aimer d'elle. Cette jeune personne, comme on disait dans le langage du temps, faisait à Paris les honneurs de l'appartement du baron, car elle logeait rue Menars, au-dessus de son rez-de-chaussée. Elle avait, pendant quelque temps, chanté à la Comédie-Italienne avec beaucoup de charme, puis s'était retirée du théâtre et avait consacré tous ses instants à son ami auquel elle devait plus tard sacrifier sa vie.

1. Lenôtre, Un cojispirateur royaliste sous la Terreur : le baron de Bat:, p. 93.


Elle se nommait Marie Grandmaison ', était née dans le Blésois et, confiée à de vieux parents, elle avait été élevée à Paris. En 1788 elle avait vingt-trois ans et était d'une beauté charmante et fine : comme elle chantait agréablement, elle avait débuté à l'âge de seize ans à la Comédie-Italienne que l'on appelait aussi OpéraComique : c'était un théâtre où l'on jouait indifféremment les opéras-comiques et les comédies ou vaudevilles à ariettes : Marie Grandmaison était la partenaire de ces acteurs qui ont légué leurs noms à des emplois, tels que Trial, monsieur et madame Laruette, monsieur et madame Dugazon2 et peut-être même avait-elle joué avec Favart dans ses dernières années. Le genre de pièces était très éclectique : ainsi, pendant la période où Marie y était engagée, on put y entendre entre autres pièces à succès : le Droit du Seigneur de Desfontaines, musique de Martini; Alexis et Justine, comédie lyrique de De Monvel et musique de De Zède 3, et une infinité d'autres petits actes qui, vite appris, vite joués, disparaissaient aussi très vite de l'affiche. Lorsqu'elle habitait la maison Griois, le baron la connut, l'apprécia et gagna son cœur comme il gagnait celui de tout le monde, rapidement et pour toujours. C'est ainsi qu'il avait

1. Le baron de Batz, La conjuration de Balz ou la journée des Soixante. — Archives du château de Mirepoix. — Manuscrits du baron de Batz.

2. Répertoire de la Comédie-Italienne. Pièces détachées de la bibliothèque du château de Mirepoix.

3. Id., ibid.


gagné l'affection de son secrétaire Jean-LouisMichel De vaux, un ancien commis de la trésorerie royale, un Picard, qui demeurait rue Sainte-Barbe1. Le dévouement que lui montra aussi ce dernier fut admirable et digne des plus hauts faits de l'antiquité. Pour le moment il le servait avec une activité, une puissance de travail, et une constance qui ne se démentirent jamais.

Son accueillante bonté, son engageante loyauté, sa grande affabilité pour les gens du peuple, avaient créé autour de lui une atmosphère de véritable affection et d'ardente sympathie.

Cependant il fut critiqué et blâmé souvent dans son monde, de se trop commettre. « Les affaires, lui disaiton, sont certainement une excuse pour voir des gens peu recommandables, mais il ne faut point s'attacher trop à ceux qui y sont mêlés. » Beaucoup de ces critiques durent regretter, quelques années après, de n'avoir point su, comme le baron, faire naître autour d'eux tant de solides et dévouées amitiés dans tous les mondes.

Mais pouvait-on songer à cela au milieu de la vie artistique, gaie, entraînante qui battait son plein?

Les théâtres ne désemplissaient pas. Roméo et Juliette de Steibelt, Tarare de Beaumarchais à l'Opéra, les Étourdis d'Andrieux, COptimiste de Colin d'Harleville au Théâtre-Français, Azémia de Dalayrac à l'Opéra-

1. Archives nationales. Pièces séquestrées, T. 699. - Lettres de divers banquiers à Devaux, secréUirexfffTSîîfns^ Batz.

7


Comique, les débuts de Talma, passionnaient l'opinion publique, les bals de l'Opéra étaient courus comme aux beaux jours des rencontres du comte d'Artois et du duc de Bourbon. Le Concert Olympique où triomphaient Haydn et Viotti était le rendez-vous de toute l'aristocratie; Elleviou, la Guimard, Vestris, Dugazon, Martin, Talma, tels étaient les noms qui occupaient tout Paris.

Les promenades publiques étaient excessivement fréquentées et voyaient souvent passer l'élégant cabriolet de Jean', ce cabriolet qu'on lui reprochera dans les enquêtes du Tribunal révolutionnaire. Aux Tuileries se montraient les toilettes nouvelles. L'église des Feuillants, par sa messe aristocratique d'une heure, le dimanche, était le rendez-vous de toutes les élégances. La promenade du vendredi saint, à Longchamp, fut, cette année-là, exceptionnellement brillante et ces demoiselles, ainsi qu'on les appelait, sous la direction et le panache de la Duthé, éblouirent pour une dernière fois les badauds. Carrosses peints et vernis, chevaux enrubannés, livrées imposantes, robes de soie et de satin, coiffures de l'illustre Léonard, poudre à la maréchale, carlins rares et pourris de friandises, petits nègres vêtus d'or, diamants, parures étincelantes, charmants uniformes de l'armée royale, vous vîntes, en ce printemps, jeter un dernier éclat pour disparaître à jamais!

Et cependant, malgré tout, planait comme un pres-

i. Archives nationales, W. 389. Interrogatoire de Roussel.


sentiment : le règne de Louis XVI, d une apparence prospère, cachait mal les préoccupations générales. Le malaise existait, plutôt moral que matériel, préparé, de longue date, par les principes des Illuminés dont les obscurs francs-maçons commençaient l'application, et que les calvinistes et les sectaires allaient faire entrer dans la période aiguë. Dans une lettre du 3 août 1775 1 Voltaire disait à propos du premier ministère formé par Louis XVI, cette phrase typique : « Les prètres sont au désespoir, voilà le commencement d'une grande révolution », et l'abbé Barruel, un des écrivains qui ont le mieux connu et compris les desseins des révolutionnaires, ne craint pas de dire en commentant cette prédiction : « Ce que disait ici Voltaire était vrai dans toute la force du terme; il me souvient d'avoir vu, en ce temps, des prêtres vénérables pleurer sur la mort de Louis XV : tandis que toute la France, tandis que nous-même nous nous flattions de voir des jours meilleurs. Ils nous disaient ces prêtres : — Celui que nous perdons avait, sans doute, de grandes fautes à expier, mais celui qui prend sa place est bien jeune et a bien des dangers à courir. Ils prévoyaient cette même révolution que Voltaire annonçait à Frédéric, ils versaient, d'avance, sur elle des larmes bien amères. » — On voit par là combien les gens graves étaient informés, avertis, et combien la vieille expérience du monarque roué leur paraissait plus

1. Barruel (abbé), Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme en France, t. 1, chap. xiv; De L'impiété, p. 187.

*


apte à la résistance que la candeur de celui qui lui succédait et dont on prévoyait le manque d'énergie : il est curieux de signaler le clergé de France pleurant la mort de Louis XV.

Plus nous allons avancer dans l histoire troublée de ce temps-là, plus nous verrons l assaut principal qui se préparait surtout dirigé contre le catholicisme. Tout changement de société étant forcément accompagné de troubles religieux, et le côté social de l 'âme humaine ne pouvant être modifié que si on lui enlève ses croyances, la Révolution française ne pouvait échapper à la loi commune, et ceux qui voulaient démolir la bâtisse sociale devaient et durent d abord en attaquer le côté religieux1. Cela est tellement vrai que lorsqu'il a fallu rebâtir, il fallut commencer par la restauration religieuse. Ce fait que l'on peut constater dans toutes les perturbations de la société, apparut, nous venons de le dire, à quelques esprits éclairés de l'époque. Et si l'on veut étudier la formation du parti révolutionnaire on verra qu'il était né d 'un parti uniquement antireligieux. C'est pour cela que nous trouvons, au début de la Révolution, imbus mais non issus des

1. Ce sera plus tard l'opinion d'Auguste Comte qui affirmait |_ina" nité des efforts pour réformer la société et la réorganiser, si ces efforts n'étaient précédés par une réforme des mœurs. Or, comme toute réforme des mœurs doit être précédée d'une réforme des croyances directrices des mœurs, il faut commencer par saper les croyances et en établir de nouvelles. Le plan maçonnique reçut un commencement d'exécution en 1789, il fut interrompu et a été repris en 1878, rendu plus pratique par la doctrine de Comte et ses conseils très nets et dégagés de x u minisme.


théories de Voltaire et de Rousseau, les francs-maçons et les calvinistes demandant le libre exercice de la pensée individuelle, alors que, comme l'a prouvé si éloquemment M. Brunetière, la société ne vit que de pensée universelle, c'est-à-dire religieuse. Dès lors, la risible défense des contre-révolutionnaires qui essayèrent de créer des loges et d'être francs-maçons eux aussi aboutit au plus piteux échec, puisque le principe au nom duquel ils agissaient, le principe conservateur et partant religieux, allait à l'opposé des mystères et des complots destructeurs des vrais maçons qui, du reste, se gardèrent bien de les initier à leurs véritables pratiques.

Ce n'était assurément un secret pour personne, en 1788, qu'un formidable assaut se préparait contre les croyances catholiques et que la monarchie en subirait les conséquences. On vient de voir que Clavière et ses amis, qui avaient été les principaux agents de l'essai de révolution franchement républicaine inspiré par les théories de Voltaire et tenté à Genève, s'étaient enfin fixés à Paris, tâchant de modeler à leur image les Mirabeau, les Sieyès et les Brissot : le terrain leur semblait particulièrement favorable pour « écraser l'infâme », abattre la monarchie et rendre la France calviniste : c'étaient de véritables commis voyageurs de la libre pensée et sur lesquels comptaient aveuglément les novateurs.

Le baron Jean, dont les yeux vifs et scrutateurs descendaient au fond des consciences, s'était vite aperçu du jeu que jouaient Clavière et les Genevois. Dans quel-


ques lignes pleines de tristesse, écrites à cette époque, il exprimait la douleur qu'il éprouvait en voyant le gouvernement de Louis XVI « laisser périr ses garanties naturelles, l'Église et l'aristocratie 1 », il déplorait les fautes d'un pouvoir chancelant. « Peu importe, disait-il, la faiblesse du prince quand le gouvernement et la monarchie tirent leur force de leur organisation : s'il en était autrement les monarchies n'auraient aucune stabilité, car les grands hommes sont rares dans les siècles », paroles profondes qui expliquent les troubles du xixe siècle qui vit les gouvernements constitués sur la vie d'un homme tomber et disparaître.

Bien qu'il se fût aperçu des agissements de Clavière, il n'abandonna pas ses relations avec lui, il les continua, sans enthousiasme mais avec un zèle persévérant, car son esprit essentiellement prévoyant vit que, dans la tourmente, il pourrait tirer quelque bien de cette collaboration. Déjà, du reste, le Genevois qui ne négligeait pas sa propagande était devenu un des principaux chefs du parti libéral. Ce fut dans la société des « Amis des Noirs » qu'il commença à prendre cette importance politique qui l'aida, en 1192, à s'emparer du portefeuille des finances2.

Rien ne peut mieux aider à comprendre cette époque que la diversité et l'incohérence des actes que l'on y

1. Archives du château de Mirepoix, manuscrits du baron de Batz, fragments historiques.

2. Barruel (abbé), Mémoires déjà cités, t. V.


accomplissait. On allait le matin d'aussi grand cœur à l'office que le soir à l'Opéra ou chez des demoiselles de théâtre. Dans la journée on se mêlait d'affaires, d'agiotage, d'accaparements; la disette et la famine se traitaient comme des actions de banque et en politique on se laissait conduire par les sectaires venus d'Allemagne ou par des monarchistes intransigeants : églises, clubs, théâtres, Bourse, boudoirs formaient un amalgame accepté par tout le monde.

Par Clavière le baron comprit que cette société des Amis des Noirs n'était qu'une étiquette, et l'ébauche de ces clubs qui devaient tout détruire. Aussi ne s'y fit-il point inscrire au milieu de tant de nobles qui crurent bon d'en faire partie. Mais les comtes et les marquis n'étaient là que pour l'apparence, les quelques adeptes dont les maçons étaient sûrs formaient le comité régulateur de la société. Ils s'appelaient Condorcet, Mirabeau, Sieyès, Carra, Lepelletier Saint-Fargeau, Clavière et son ami Brissot.

En face de ces comités sentimentaux et destinés à la masquer, la franc-maçonnerie prussienne avait institué plusieurs loges et travaillait avec une diabolique ténacité.

Là était le mal le plus redoutable, on y préparait la ruine de la religion et de l'État, et, selon les propres paroles du baron de Batz : « Si une révolution n'anéantit pas un peuple, c'est uniquement lorsqu'elle n'en détruit pas la religion : la vertu seule


fonde les empires et le lien de la religion est le seul qui fonde les peuples », on préparait en même temps la ruine de tou t 1.

Les futurs conventionnels, les ennemis de la religion, les vrais initiés fréquentaient la loge des Neuf Sœurs à laquelle quelques grands seigneurs dévoyés ou abusés par d'indignes flatteries s'étaient affiliés.

Les nobles constitutionnels, les officiers, les magistrats libéraux, futurs repentis et futures victimes se réunissaient dans la loge de la Candeur. Ces deux loges ayant adopté plus ou moins les principes de l'observance d'Allemagne étaient franchement sectaires.

Les royalistes purs, dévoués, s'étaient crus obligés de faire partie d'une troisième loge dont le nom était bien plus révolutionnaire que les deux autres : la loge du Contrat Social, réunion innocente où les mystères de la vraie maçonnerie étaient inconnus, et aux membres de laquelle Marie-Antoinette avait coutume de dire : « Admettez donc quelques bourgeois, quelques ouvriers, car vous n'êtes que des aristocrates dans votre loge, elle deviendra vite suspecte. » C'est en effet ce qui arriva, car lorsque la fédération des loges maçonniques s'accomplit, le Contrat Social n'ayant pas eu part au secret ne fut pas admis à ce congrès2.

L'illuminisme un peu vague venu d'Allemagne et

1. Archives du château de Mirepoix, manuscrits du baron de Batz, fragments historiques.

2. Barruel (abbé). Mémoires déjà cités.


rêvant l'impossible solidarité humaine resta le voile qui couvrit l'agitation politique de ces loges auxquelles la clarté, la vivacité de l'esprit français donnèrent une redoutable impulsion pratique et une rare vigueur d'attaque immédiate.

Pour ne point paraître singulier, Jean de Batz s'était fait inscrire sur la longue liste des ducs, comtes et barons, membres de la loge du Contrat Social, mais il comprenait bien, par les sous-entendus de Clavière, ce qui se tramait dans l'ombre, et l'inanité des inscriptions aux loges de tous ces monarchistes. Ne voyait-il pas deux ennemis acharnés, l'abbé Soulavie et l'ancien jésuite Barruel, oublier leurs querelles dogmatiques pour reconnaître tous deux le danger et attribuer l'origine des troubles politiques aux Genevois exilés1. Moins qu'à personne ce travail secret ne pouvait échapper au baron de Batz.

En ce moment, en effet, il était constamment en rapport avec son gérant principal, son bras droit dans l'affaire des assurances. Cette grosse entreprise avait quelques embarras et on s'adressait au baron pour en sortir. On se rappelle qu'après avoir obtenu le privilège exclusif des assurances sur la vie, il l'avait concédé aux actionnaires de la première compagnie d'assurances contre l'incendie après leur scission avec la compagnie

1. Lire dans Bachaumont, t. XXIX, à diverses reprises, l'histoire de ce duel entre Barruel et Soulavie. — Barruel, ancien jésuite, avait fait condamner les livres de Soulavie et rejeter leur auteur hors du giron de l'Église catholique. (Mémoires secrets, t. XXIX, pp. 86, 98, etc.).


des Eaux. Le Trésor avait demandé douze millions et on en avait versé quatre : pour tâcher de couvrir le reste on s'était ingénié à trouver des expédients, et on allait y parvenir. La branche incendie avait été étendue, bref, tout marchait à souhait, quand un matin on apprit que les Choiseul, encore puissants et dont Breteuil reconnaissant était devenu l'appui, avaient obtenu un privilège d'assurance à peu près semblable à celui du baron et l'avaient octroyé à un sieur Feuchères.

La compagnie royale, maison Clavière et Cie, fut, on le pense, dans un bel émoi, le baron dut avoir un accès de mauvaise humeur bien naturel, mais il n'était pas homme à longtemps gémir. Il commença immédiatement son enquête et apprit bientôt que le sieur Feuchères était le banquier Panchaud qui avait obtenu le fameux privilège en promettant à la famille Choiseul de liquider promptement quatre ou cinq millions de maisons dont la vente difficile gênait le règlement des affaires de cette noble famille 1.

Ce Panchaud était un singulier personnage. Genevois aussi et ayant tenu une banque en Angleterre, il était arrivé en France après plusieurs banqueroutes, disait-on. A force d'intrigues et d'expédients, quelques-unes des affaires dont il s'était mêlé avaient réussi, et il était le grand maître incontesté des agioteurs de la rue Vivienne.

1. Bibliothèque de Genève. Fonds Reybaz, t. II. Brouillon du rapport établi sur la C" des assurances par Clavière et Reybaz le 16 décembre 1790.


Très souple, très courtisan, après avoir été l'homme lige de Necker il était devenu un des affidés de Calonne et, soit officiellement, soit officieusement, il avait dirigé la Caisse d'escompte qui jouait alors un peu le rôle de banque royale. Ses spéculations sur les émissions d'emprunt de cette caisse étaient restées célèbres et un formidable pugilat en pleine Bourse entre Clavière, qui alors avait partie liée avec Pan chaud, et un sieur Pourrat, banquier de Lyon, avait causé un grand scandale1 à la Bourse dans le courant de janvier 1786. Clavière, très lié avec Calonne, avait soutenu alors de tout son pouvoir Panchaud, mais lorsque ces spéculations eurent été interdites par le roi et que Calonne, compromis, eut chassé Panchaud de son antichambre et que celui-ci, ému de rage, eut été de nouveau apporter ses talents d'intrigues à Necker, Clavière ayant, avec indignation, rompu avec Panchaud2, et mêlant dans sa haine les deux banquiers genevois et associant la Caisse d'escompte avec Necker et Panchaud dans sa rancune, les poursuivit de ses libelles et de ses attaques. Aussi quand l'incident du privilège se produisit et que le contrôleur général fit, le 2 avril 1788, avertir Messieurs des Assurances de l'arrêt rendu en faveur du sieur Panchaud, ce fut, rue d'Amboise, un concert de lamentations. Clavière, outré des procédés de son ancien ami,

1. Bachaumont, Mémoires, t. XXVIII, p. 54, 23 janvier 1875.

2. Pour Panchaud, Mémoires secrets de Bachaumont, t. XXVlll, p. 5J, et de nombreuses anecdotes.


jugea opportun de protester et fit descendre de la lointaine rue des Postes, près du Panthéon, au coin de l'Estrapade 1 et en face de la pittoresque ruelle du ChevalVerd, un Genevois rusé, adroit, hypocrite et besogneux, qui devait jouer un rôle obscur mais considérable dans les débuts de la Révolution. C'était un pasteur de Genève, Étienne-Salomon Reybaz, qui était revenu trouver à Paris les exilés de 1782 dont il partageait les idées libérales. Il vivait dans ce coin de l'Estrapade avec sa femme et était aidé par ses amis les agioteurs, auxquels il servait de rédacteur dans les moments pressés, nul mieux que lui ne sachant exécuter un discours, ou une réclamation, ou une protestation sur commande. Déjà il se préparait au rôle de faiseur de Mirabeau dont il écrivit les principaux discours, et entre autres celui que le célèbre tribun remit à Talleyrand à son lit de mort pour être lu comme son testament à la Constituante. Ce legs précieux était le manuscrit de Reybaz que Mirabeau n'avait même pas eu le temps de lire. En attendant ces jours de gloire humble, il vivait modestement et mangeait bourgeoisement le veau aux poids-, la langue de mouton aux pistaches et le fricandeau à l'oseille près du Panthéon et travaillait à de subalternes besognes.

En l'occurrence c'est lui que Clavière chargea d'écrire

1. Bibliothèque de Genève. Fonds Reybaz. Lettres de Mirabeau.

2. Ce curieux menu se trouve écrit par Reybaz lui-même sur une lettre à lui adressée par Mirabeau, et où il est question de l'ouvrage de Mirabeau Sur le droit de la guerre qu'il envoie à Reybaz en hommage (Bibl. de Genève. Fonds Reybaz, t. I).


une protestation éloquente contre l'intrusion de Panchaud et l'abus de pouvoir qui avait fait concéder un nouveau privilège alors que le baron de Batz était titulaire d'un privilège exclusif. Jean présida à la séance des administrateurs, revit et corrigea la protestation écrite par Reybaz. Cette derniêre était bien faite mais ne pouvait. produire qu'un effet platonique. Le baron pensa qu'il fallait agir, et aussitôt se mit en marche. En quelques jours il eut vu Breteuil, l'ami dévoué des Choiseul, eut vu les Choiseul eux-mêmes, visité les immeubles en litige, trouvé, par ses affidés, des acheteurs ', et une fois les promesses d'achat en poche il était revenu au siège de la compagnie, avait exposé la situation, provoqué des souscriptions, avait offert aux Choiseul un prix raisonnable qu'ils acceptèrent, puis il avait fait acheter par la compagnie une partie des immeubles destinés à représenter la garantie d'une part du capital social. Ces décisions furent toutes approuvées par l'unanimité des actionnaires, qui remirent leurs pleins pouvoirs au baron pour terminer cette affaire au mieux de leurs intérêts.

1. Ces maisons étaient situées sur l'emplacement de l'Opéra-Comique actuel. — Dans les ventes entra une clause qui donnait à la famille de Choiseul la jouissance perpétuelle d'une loge dans le théâtre qui devait être édifié à cet endroit (car ce fut l'État qui acheta au lieu et place des assurances, celles-ci n'ayant pu payer), c'est la famille de Marmier, descendant des Choiseul, qui occupe cette loge. Dans ses Mémoires d'outre-tombe, Chateaubriand représente le duc de Choiseul revenant d'émigration et n'ayant pour tout domicile qu'une loge d'Opéra !


Panchaud n'existait plus, les Choiseul l'avaient abandonné, rien n'était plus facile que de faire révoquer son privilège, et ce fut fait en un instant : mais cette affaire offrait un côté plus grave et plus délicat à arranger. Les premiers actionnaires de la compagnie d'assurances contre l'Incendie, qui se trouvaient être presque tous des actionnaires de l'importante compagnie des Eaux de Paris, se montrèrent mécontents de voir leur sort attaché à celui de la compagnie des assurances sur la Vie qu'ils jugeaient incertain et moins populaire. Ils réclamèrent la scission, tout en réservant au baron la même situation et les mêmes avantages qu'auparavant. Celui-ci avait pris peu de part aux affaires de l'Incendie et avait toujours eu une prédilection pour la compagnie sur la Vie : il ne vit nul inconvénient à diviser les deux sociétés; il chargea le banquier Delessert, qui était gérant principal des assurances-incendie, et Clavière, qui occupait la même situation dans la branche vie, de faire un rapport pour demander au roi que les intérêts des deux compagnies fussent désormais distincts les uns des autres, et que les payements de garantie au Trésor royal fussent bien mis à la charge de chaque compagnie, sans qu'il pût y avoir de malentendus possibles. Les deux gérants, célèbres par leurs talents financiers, firent un rapport lu en assemblée générale, et l'assemblée délégua ses pouvoirs et donna sa confiance absolue au baron de Batz pour dénouer la situation.


Jean de Batz prit le rapport, fit un brouillon d'arrêt royal et l'envoya au contrôleur général Lambert avec une lettre assez cavalière du reste, priant le ministre de bien vouloir faire rendre en faveur de Messieurs des Assurances l'arrêt ci-joint et d 'en hâter la publica.tion 1.

Cette lettre est datée du 23 juillet 1188, le 21 juillet, c'est-à-dire quatre jours après, l'arrêt était rendu conformément au rapport de Delessert et de Clavière et au décret préparé par le baron. On peut voir par là le crédit dont jouissait ce jeune homme de trente-trois ans qui obtenait la solution des problèmes les plus ardus, imposait sa volonté aux ministres et calmait, chose plus difficile, des actionnaires exaspérés. Clavière resta directeur gérant et on nomma sous-directeur un sieur Nicod, plus tard successeur de Clavière devenu plus ambitieux. Ce ne fut pas, du reste, sans se faire délivrer un reçu en bonne et due forme de la remise au siège de la compagnie de toutes les pièces relatives aux Choiseul, Panchaud, scissions des compagnies, etc., que le baron termina cette entreprise. Il avait l'esprit net et pratique et bien lui en prit à plusieurs reprises.

Mais son esprit investigateur ne voulut pas se contenter de l'examen superficiel des choses et c est à cette époque qu'il entreprit de voir ce qui se passait au sein

1. Archives du château de Mirepoix, dossier complet de cette affaire, manuscrits de la lettre du baron et de celle du contrôleur. — Règlement intervenu. Voir à l'Appendice.


de la compagnie générale des Eaux de Paris, avec laquelle il avait eu plusieurs fois maille à partir. Il profita de l'enchevêtrement de c^s diverses entreprises, de leurs accointances diverses pour se rendre compte des tripotages auxquels donnait lieu cette entreprise. Une courte étude lui montra le point faible des frères Périer et des banquiers de proie qui avaient essayé de voler le Trésor royal, il en composa un petit dossier dont il se servira plus tard, nous le verrons, à l'Assemblée constituante.

Toutefois, les attaques incessantes dont étaient l'objet les deux compagnies, qu'on accusait de vouloir incendier les maisons ou tuer les assurés, le décidèrent à réaliser la plus grosse partie du capital qu'il avait obtenu pour l'apport moral de ses idées, de son influence et de sa protection. Du reste, ce qu'il fit pour les deux compagnies issues de son génie et pour ainsi dire ses filles, il venait de l'achever pour la part qu'il avait prise dans la compagnie des Indes dont la liquidation ne parvenait pas à se terminer. J'ai exposé plus haut que, pour rétablir le calme sur le marché de Paris, épouvanté par l'accaparement des actions des Indes par l'abbé d'Espagnac, le roi avait avancé aux banquiers Le Coulteux de la Norraye et Haller près de douze millions, à l'effet de racheter les actions qu'avaient amassées Baroud et l'abbé. Mais comme le Trésor avait bon dos, Le Coulteux et Haller avaient marché largement et réclamaient au roi quatre millions de commission pour avoir arrangé cette


affaire. Le conseil du roi, tout en félicitant les deux banquiers d'avoir assez bien géré cette liquidation, protestait contre la grosse commission. Cette affaire devait durer longtemps et faire blanchir les deux banquiers qui s'étaient chargés de cette redoutable opération. Le baron de Batz fut un de ceux qui connurent le mieux cette intrigue, et, à plusieurs reprises, il dut intervenir pour apporter quelque lumière dans ces ténèbres épaissies à plaisir '. Pour sa part personnelle, tout en conservant encore de gros intérêts dans la compagnie des Indes, il cessa de s'en occuper au point de vue administratif; à la fin de l'année 1788, il avait repris sa liberté et, s'il gardait quelques rapports avec ces trois grandes entreprises, c'était à titre de simple capitaliste ayant en portefeuille des parts et des actions.

Cette liberté lui était d'autant plus nécessaire que prévoyant, comme il le dit à chaque page de ses manuscrits, la tempête menaçante, il voulait à tout prix jouer un rôle dans l'avenir. La rentrée au ministère du célèbre Necker dont il avait, avec Clavière, percé à jour les projets illusoires l'exaspérait; et il eut sa part dans les pamphlets qui assaillaient chaque jour les entreprises de ce directeur des finances.

De cette époque date une oeuvre de lui absolument intéressante. A la suite des ardentes conversations qu'il avait soit avec d'Épréménil, soit avec les Genevois et

1. Rapport de Camus sur cette affaire déjà cité, p. 92.


Brissot, soit avec les Brancas et autres gens de cour, il jeta sur le papier ses idées au sujet des principaux rouages du gouvernement. Cet écrit, qu 'il fit soumettre au roi et que ce dernier lut, met en scène le célèbre évêque Adalbéron, chancelier d'Hugues Capet, et ce monarque lui-même. Dans un style nerveux, chefd'œuvre de concision et de netteté, l'évêque expose au roi les fautes commises et passe en revue, devant lui, l'état de la noblesse, du clergé, de l'armée, du peuple, des finances, de la justice et en montre tous les abus. Peu de pages plus intéressantes ont été écrites à cette époque. Il faudrait citer en entier la partie qui a trait aux finances : jamais on n exposa mieux les désastreuses opérations de Necker. Après avoir flétri les emprunts faits par ce financier l évêque s écrie 1 :

- Pour vous faire apprécier cet abominable système, son auteur, votre ministre, Sire, a-t-il jamais expliqué à Votre Majesté jusqu'à quel point sont usuraires nos emprunts et particulièrement nos emprunts viagers? A-t-il fait connaître à Votre Majesté que ces emprunts sur les têtes choisies à Genève, sa patrie, emportaient un remboursement de huit capitaux pour un?

LE ROI.

J'ai su, mais trop tard, que la durée de ces têtes choisies peut s'évaluer à un terme commun de quarante-

1. Archives du château de Mirepoix, manuscrits du baron de Batz, fragments historiques.


sept ans; qu'en partant de l'intérêt légal de cinq pour cent, l'intérêt viager sur les têtes choisies ne devait pas s'élever même à six pour cent, qu'il s'élève à dix, à onze et même onze un quart par an, ce qui emporte, en effet, pendant quarante-sept années de jouissance, un remboursement usuraire de huit capitaux pour un.

L'ÉVÊQUE.

Votre Majesté sait, par conséquent, que son Trésor n'a reçu que la huitième partie de ce qu'il doit rendre. Supposons, maintenant, qu'il n'y ait que pour trois cents millions d'emprunts sous cette forme : il faudra donc que le peuple français rende huit fois trois cents millions, c'est-à-dire deux milliards quatre cents millions, tandis qu'il n'aura reçu que trois cents millions. Ainsi deux milliards cent millions ou cent cinq millions de rente perpétuelle seront gagnés sur vos peuples par des usuriers. N'est-ce pas gagner à bon marché l'équivalent de deux provinces de cet empire? Remarquez même que ces deux provinces n'auront rien coûté à ces usuriers, car les trois cents millions primitifs ils ne les ont point même prêtés.

LE ROI.

Voilà des mystères que mon esprit ne peut pénétrer!

Suit une lumineuse exposition du trafic des papiers de caisse...


Ce dialogue, paraît-il, frappa tellement l'esprit du roi qu'il en parlait à tous venants et que la reine voulut en voir l'auteur '. C'est de l'impression produite par le baron que viendra plus tard l'idée d'utiliser ses talents. Ces entrevues, la présence haïe de Necker aux affaires, les conseils de Clavière qui pensait à lui comme au futur destructeur du ministre genevois lui donnèrent le goût de la politique. On ne parlait partout que de la prochaine convocation des États généraux. Il fallait en être, c'était une obligation, presque une mode, en tout cas, dans l'esprit de Jean, ce devint une obsession et il crut indispensable d'y arriver pour satisfaire d'abord ses goûts ambitieux, pour tâcher de rendre service à la cause monarchique et enfin pour continuer à mener toutes ses affaires avec une nouvelle autorité. Du reste il avait, à tout hasard, l'année précédente, planté un jalon. En effet, à la date du 4 octobre 1787, quelques jours avant la création de la grosse affaire des assurances sur la vie, il faisait acheter par son père, dans l'étude calme et solitaire d'un tabellion de Tartas, la terre, seigneurie et baronnie de Sainte-Croix à un certain Philippe Ledoult, baron de Sainte-Croix, moyennant le prix total de cent cinquante mille livres dont le versement fut fait aux mains du même tabellion, dans la même étude tranquille et solitaire de Tartas, le 20 février 1788 2.

1. Archives du château de Mirepoix, narration du baron de Batz.

2. Archives de M. Desbordes, notaire à Tartas (Landes), actes du 4 octobre 1787 et du 20 février 1788.


Ce n'était pas seulement une terre — il en avait d'autres — ni un titre qu'achetait notre homme, mais il voulait frapper l'imagination des habitants de la Chalosse ; il voulait que, dans ces marchés et ces foires où se rassemblaient et se rassemblent encore les hobereaux du pays, on pût dire : « Jean de Batz a fait fortune à Paris... Il a acheté Sainte-Croix... Peste, c'est un beau morceau... il l'a payé comptant cent cinquante mille livres... » Ce faisant, il savait que les gentilshommes campagnards dont il aurait peut-être besoin ne jugent de la fortune que sur les propriétés foncières et ne croient guère aux affaires de Paris, aux spéculations de Bourse ou aux maisons de Charonne qui sont, pour eux, moins réelles que châteaux en Espagne, leur voisine. Donc le coup était adroit, bien porté, d'autant mieux que germait déjà dans la tête de notre héros cette idée de se présenter à la députation des États!

S'assurer un siège dans cette assemblée, surtout en qualité de représentant de la noblesse, n'était point chose facile : il fallait cependant tenter cette élection à coup sûr et ne point risquer un échec qui eût été un désastre.

Une situation en vue était nécessaire, et surtout une situation qui permît d'avoir une influence certaine sur le corps électoral par son titre même.

Il fallait donc, coûte que coûte, arriver à présider l'assemblée électorale du pays où l'on voulait se présenter. Or la présidence de la réunion de la noblesse


appartenait, ainsi que celles des deux autres ordres, aux gouverneurs de province ou, à leur défaut, aux sénéchaux les remplaçant.

Il était donc nécessaire d'obtenir l'un de ces deux postes qui, par leur élévation même, et pour peu que le titulaire y tînt, le désignait aux suffrages de l'assemblée.

Gouverneur de province était un trop gros morceau, et si Jean de Batz avait marché à pas de géant depuis son départ de Goutz-les-Tartas, il n'était cependant pas encore au point de pouvoir espérer une de ces positions, apanages des fils de France et des maréchaux.

Restaient les sénéchaussées : on a coutume de dire que la fortune favorise les audacieux; le proverbe allait encore une fois avoir raison. La sénéchaussée d'Albret, le pays de Jean, devint vacante. La chance était unique, rentrer dans son pays comme grand sénéchal, présider l'assemblée des nobles, représenter le duc de Bouillon là où il avait vécu comme le fils du lieutenant criminel : il n'eût pas fallu être Jean de Batz pour ne pas saisir l'occasion aux cheveux1.

Le duché d'Albret comprenait une partie de ce pays qu'on nommait en vieux langage « la Sirerie d'Albret », c'est-à-dire le duché d'Albret proprement dit, la vicomté de Tartas, les pays d'Auribat et de Marennes2.

1. Archives du département de la Gironde, B. 1617. — Archives du département des Landes, B. 10, folios 41-44 B.

2. Le duché d'Albret s'étend sur plus de quarante lieues de lon-


Il était divisé en trois sénéchaussées, celle d'Albret et de Nérac réunies, celle de Tartas et celle de Castelmoron.

Or, justement en ce moment même, Jean recevait journellement des lettres de son pays, le suppliant de faire accorder, aux États généraux, une représentation propre à la sénéchaussée de Tartas qui, vu son peu d'importance, était menacée de rester sous la dépendance, au point de vue électoral, de Nérac ou de Castelmoron.

C'était un coup de partie pour le baron, aussi fit-il démarches sur démarches auprès des bureaux chargés de ce soin et obtint-il pour la sénéchaussée de Tartas une représentation propre, c'est-à-dire un député de la noblesse, un du clergé et deux du tiers état 1. La nouvelle de cette faveur fut accueillie à Tartas avec enthousiasme et le baron de Batz devint le héros du pays.

Ces trois sénéchaussées avaient formé une partie du royaume de Henri IV qui les tenait de sa mère et qui les remit à la France, avec tout son patrimoine, quand il monta sur le trône; mais en 1651 le cardinal Mazarin détacha le duché d'Albret de la couronne et le donna

gueur et plus de vingt-cinq de largeur. Il y a quatre sénéchaussées, celles de Castelmoron et Casteljaloux s'étendant des faubourgs de Périgueux à ceux de Bordeaux et fort au delà. La sénéchaussée de Nérac et celle de Tartas, dans laquelle est la ville d'Albret, s'étendent jusqu'à Bayonne.

4. Cahiers de la noblesse de la sénéchaussée d'Albret. Bibliothèque nationale.


au duc de Bouillon en échange des principautés de Sedan et de Raucourt. De 1651 à 1789 le duché avait appartenu et appartenait donc encore aux ducs de Bouillon, et c'était le duc régnant qui disposait de celte situation de grand sénéchal, objet des visées actuelles de notre héros.

Son ami le comte de Pons, connaissant ses ambitions secrètes, lui apprit la vacance de cette sénéchaussée. En effet le titulaire en était le marquis de Pons son père, qui avait possédé cette charge honorifique durant de longues années. Le comte, dont nous avons tracé le portrait plus haut, n'était point de ceux qui briguent les sénéchaussées ou les gouvernements de place : il se contentait de briller au premier rang des élégants et ne rêvait que plaisirs jusqu'au moment prochain de ne rêver qu'actes de dévouement.

On pense s'il facilita à Jean de Batz le moyen d'obtenir la place convoitée, et il lui céda tous les droits qu'il pouvait y avoir.

Le duc de Bouillon, descendant du grand Turenne et d'une lignée de héros, menait à Paris, ainsi que son frère, le comte de La Tour d'Auvergne, une vie de dissipation. Pour en citer un exemple, les tribunaux venaient, quelque temps auparavant, de l'envoyer en

1. Archives départementales de la Gironde. — Registre d'enregistrement de provisions et lettres patentes commencé le 12 avril 1785 et fini le 11 août 1790.


possession du duché de Château-Thierry1 que son frère prétendait lui être dû en partages de famille, et tous deux avaient attendu l'issue du procès avec impatience pour hypothéquer cette belle terre. Dès le lendemain de sa victoire juridique, le duc de Bouillon avait, en effet, trouvé un prêt d'un million de francs sur le gage et l'avait immédiatement offert à une certaine demoiselle Guerre, connue de tout Paris pour sa vie galante. L'affaire avait fait du bruit et le roi avait exilé le prodigue dans ses terres, pour le punir.

Le baron de Batz eut-il quelque part dans la fin de cet exil, qui se termina précisément à cette époque, et put-il agir en cette occasion par le baron de Breteuil? Dans tous les cas il trouva auprès du duc de Bouillon le meilleur accueil, sa requête fut vite agréée, et il obtint de lui les provisions le nommant grand sénéchal ou sénéchal d'épée du duché d'Albret le 30 août 1788, juste un mois après avoir obtenu la révocation du privilège Panchaud, avoir liquidé les affaires Choiseul et arrangé les divisions des assurances.

L'arrêt du conseil convoquant les États généraux avait été publié le 8 août. Tout était donc pour le mieux, tout marchait à souhait. Sa fortune était établie sur de solides bases, il avait l'oreille de la cour, connaissait par Clavière le plan des libéraux, et ceux du duc d'Orléans. Il ne lui fallait qu'un coup d'éclat pour attirer

1. De Lescure, Correspondance secrète, t. I, p. 2i5.


l'attention sur lui et se créer un protecteur auquel il serait indispensable et en position de l'amener aux plus hautes destinées.

Son esprit fertile vint à point lui suggérer une idée qui le fit remarquer de la reine Marie-Antoinette : ce fut le point de départ du dévouement sans bornes qu'il voua dès ce moment à l'infortunée et charmante souveraine.


CHAPITRE IV

LES DÉBUTS DANS LA VIE PUBLIQUE

La conjuration d'Orléans. — La reine et la cour décident d'opposer le comte d'Artois au duc d'Orléans. — Premier acte de la contre-révolution. — Le baron de Batz est chargé de faire élire le comte d'Artois. — Les provisions de grand sénéchal. — État d'esprit des nobles de province. — Lettres du baron de Batz-Mirepoix. — Curieux renseignements. — Enthousiasme de la noblesse provinciale pour Necker. — Opinion contraire de Jean de Batz. — Les Parlements. — L'élection aux États généraux. — Cahiers de la noblesse d'Albret. — La crise financière. — Opinion du baron de Batz. — Il arrive à Nérac pour présider aux élections des États généraux. — Il est élu député de la noblesse de la sénéchaussée de Nérac. — Il se rend à Tartas. — Il prépare l'élection du comte d'Artois. — Il est nommé député de la noblesse de la sénéchaussée de Tartas. — Il refuse. — Le comte d'Artois est nommé par acclamation. — Lettre des électeurs au roi Louis XVI. — Départ pour Paris.

L'année 1788 s'achevait au milieu de ce grand mouvement politique, précurseur habituel des élections importantes.

Le parti du duc d'Orléans, fanatiquement attaché à son chef et décidé à remplacer Louis XVI par un monarque à la fois libéral et énergique, préparait avec


fougue la campagne électorale. Les intrigues commençaient de toutes parts et, dès ce moment, le mot conjuration devint un terme de langue courante1.

La conjuration d'Orléans fut la première en date, nous verrons plus tard de quelles nombreuses conjurations elle fut suivie.

Un des premiers actes des courtisans du duc fut la décision formelle de faire élire ce pseudo-prétendant par un bailliage. Le premier prince du sang avait, disaient-ils, sa place marquée aux États généraux et son influence devait agir sur les délibérations.

Ce fut à ce moment précis que quelques-uns des seigneurs de la cour, effrayés des progrès de l'idée des Orléanistes, parlèrent entre eux des moyens d'arrêter ou du moins d'atténuer un pareil projet.

Or, dès qu'il s'agissait d'actes pratiques, c'était dans l'entourage de la reine qu'on s'adressait pour être approuvé ou du moins compris, et non auprès du roi.

Dans ces conciliabules se prenaient les décisions viriles; aussi est-ce près de Marie-Antoinette que se chercha la solution du problème. Le nom de Jean de Batz, du reste, souvent mis en avant à cause de ses derniers entretiens avec le roi, fut prononcé, et il est infiniment probable que le baron se rencontra avec la reine pour discuter le plan adopté.

Marie-Antoinette avait fini par convaincre le comte

1. Montjoye, Conjuration de Philippe d'Orléans, t. 1, p. 6 et passim.


d'Artois que le salut de la monarchie exigeait de lui de se mettre en opposition aux agissements du duc d'Orléans et de répondre aux provocations du premier prince du sang par l'attitude d'un frère de roi.

Dès cet instant, c'est-à-dire vers le milieu de septembre 1788, quoique n'en portant point encore le nom, la contre-révolution exista.

Le danger n'apparaissait point alors dans la fermentation populaire, mais, aux yeux de la reine rendus clairvoyants par son antipathie contre Philippe d'Orléans, il semblait être sérieux et menaçant dans le parti du prince et les clients qui l'entouraient.

Le premier effort de cette femme énergique, de cette fille de Marie-Thérèse, porta donc contre les libéraux, ces parlementaires de l'aristocratie rêvant d'une monarchie constitutionnelle.

Dans la suite, le parti contre-révolutionnaire agira contre d'autres conjurations plus sanglantes.

Il faut, du reste, convenir que la lutte dans ce premier engagement fut presque égale. Les ambitions des deux partis en présence, dont l'un, en toute justice, voulait se maintenir au pouvoir et dont l'autre voulait s'emparer du trône, étaient servies par des tenants du même rang social, aristocrates efféminés ou corrompus, sans valeur et sans énergie, chefs hésitants, l'un avec trop de scrupules et d'insouciance, l'autre avec trop de lâcheté, et certes Vaudreuil, lieutenant du comte d'Artois, dans la défense du trône au nom du roi, n'avait ni plus


de caractère ni moins de niaiserie 1 que La Fayette, le second du duc d'Orléans, dans l'attaque du trône au nom de la monarchie libérale. Tous deux furent vite vaincus quand le parti populaire assiégea et submergea les deux formes de royauté, et on verra, dans le cours de ce récit, que seuls obtinrent quelques résultats et sauvèrent l'honneur ceux qui surent opposer l'énergie à l'énergie, la ruse à la ruse, et l'argent à la cupidité.

En tout cas et dans cette première période de lutte, il eût été, semble-t-il, facile de triompher. Le moyen d'enlever au duc d'Orléans la popularité consacrée par le vote était bien simple : Louis XVI pouvait, d'un trait de plume, défendre aux princes du sang d'être candidats.

Sa faiblesse, la peur de donner au duc d'Orléans l'apparence d'une victime, et par cela même de doubler peut-être cette popularité redoutée, empêchèrent le roi de se prononcer nettement. Dès lors le cercle de la reine chercha le moyen de tourner cette impasse et de mettre en face du duc d'Orléans un chef d'une plus haute situation encore : on machina un coup de théâtre et le baron de Batz fut choisi pour l'exécuter.

Cette rencontre avec la reine, cette inquiétude de l'avenir mêlée chez elle à une certaine hauteur quand elle parlait du peu de valeur morale des assaillants, ce regard fier de souveraine et craintif de mère firent sur le baron une impression inoubliable.

1. C'est Napoléon Ier qui a qualifié M. de La Fayette de « niais (Profils contemporains par Napoléon, 1824, p. 77).


Aussi lorsque le résultat de ces entrevues et de ces délibérations fut de le charger de faire élire d'acclamation par une des sénéchaussées d'Albret le comte d'Artois, comme descendant de Henri IV, accepta-t-il avec enthousiasme une pareille mission et promit-il de se consacrer corps et âme à la défense de cette monarchie qu'il aimait et de cette reine qu'il admirait.

Cette élection obtenue, lui disait-on, le roi serait bien obligé de l'accepter et l'on aurait ainsi à la tête de la noblesse un chef, jeune, ardent, incontesté et contre lequel beaucoup de nobles hésiteraient à lutter, car le respect et l'amour de la race royale étaient encore le plus vivant article de foi des gentilshommes.

Rien ne pouvait plaire davantage au baron qu'une pareille décision : rien ne devait séduire davantage son caractère pratique, décidé, son esprit si clairvoyant et si délié.

Il prépara donc ses batteries en conséquence et décida de se faire élire par la noblesse de la sénéchaussée de Nérac et d'Albret réunies en ayant bien soin d'expliquer et de faire comprendre à ses électeurs l'importance de sa nomination. Il réserva pour le comte d'Artois la sénéchaussée de Tartas, son pays natal, où il agirait sûrement en maître et, en homme prévoyant, se promit de faire élire comme député suppléant de cette dernière sénéchaussée son propre père : Bertrand de Batz; il disposerait ainsi de deux voix à la Chambre de la noblesse des Étais généraux si, par hasard, il ne pou-


vait obtenir du roi la confirmation de l'élection du prince.

Ce plan bien arrêté, il s'occupa de le mettre à exécution, ce qui était, pour le moment, l'affaire la plus importante.

Le duc de Bouillon lui avait envoyé ses provisions de grand sénéchal ou sénéchal d'épée des pays et duchés d'Albret à la date du 30 aoùt 47884.

Le 28 janvier 1789 et pendant les conciliabules où se projetait l'élection du comte d'Artois, le roi délivra les provisions royales confirmant et acceptant le choix du duc de Bouillon .

Il manquait encore une troisième formalité pour pouvoir être effectivement envoyé en possession de la charge : c'était l'arrêt du parlement de Bordeaux enregistrant lesdites provisions.

Dans des temps moins troublés et avec un autre homme que Jean de Batz cet enregistrement eût pu rester plusieurs années en suspens, car la justice des parlements était lente et ne se mouvait pas facilement; mais notre héros veillait et avec son activité accoutumée : il mit en train toutes sortes de relations, il fit exprès le voyage de Bordeaux, visita et pressa les conseillers et, le 21 mars 1789, le parlement de Guyenne rendit l'arrêt enregistrant les provisions qui nommaient sénéchal d'épée des pays et duchés d'Albret le

1. Archives nationales, E. 644.

2. Id., ibidem.


sieur baron de Batz, seigneur et baron de Sainte-Croix1 : il était temps, car les élections aux États généraux étaient fixées à la fin de mars pour la sénéchaussée de Nérac et d'Albret et au 17 avril pour celle de Tartas. Sans cette activité que nous lui connaissons, le baron eût perdu les deux jours qui, manqués, renversaient peut-être tous ses plans d'ambition et ceux de la cour : aussi prit-il immédiatement la route de Nérac. Le voilà donc bien et dûment nanti de ces provisions désirées, rédigées comme il convenait, et dans lesquelles le roi, comme d'usage, mais avec insistance, déclarait ne pouvoir faire un meilleur choix que celui de Jean de Batz pour la confiance, la fidélité et l'affection qu'il portait à son service. Sur ce beau parchemin qu'il relisait dans la chaise de poste qui l'emportait le long de cette merveilleuse vallée de la Garonne, il voyait avec plaisir qu'on lui décernait un pompeux certificat de bonne vie et de bonnes mœurs, qu'il appartenait à la religion catholique, apostolique et romaine; il y lisait qu'on devait lui décerner les honneurs et les droits2 appartenant à la charge de sénéchal d'épée et lorsque, quittant la plaine d'Aiguillon, entrant au galop de ses chevaux dans la vallée de la Baïse, il passa devant ce château de Trenquelléon dont il était parti, douze ans auparavant, pauvre, mal reçu et dévorant sa honte, il put regarder

1. Archives du parlement de Bordeaux.

2. Parlement de Bordeaux. Enregistrement des édits royaux. Registre d'enregistrement de provisions et lettres patentes, commencé le 12 avril 1785 et fini le Il août 1190.


orgueilleusement, à son tour, les pavillons d'ardoise se mirant dans la rivière de Henri IV : il venait prendre sa revanche.

Qu'était-ce, au juste, qu'un grand sénéchal ou sénéchla d'épée et quelles en étaient les attributions : qu'étaient-ce que ces honneurs et ces droits dont parlait l'agréable et important parchemin?

La charge de sénéchal, très ancienne, avait eu des fortunes diverses; à l'époque de sa création elle avait une grande importance et toute autre, par exemple, était la sénéchaussée de Guyenne dont avait été titulaire un Jean de Batz au nom des rois d'Angleterre et celle du présent Jean de Batz. C'était alors une véritable vice-royauté et les sénéchaussées représentaient le prince dans toutes ses attributions et tous ses droits. Les rois et les souverains nommaient des sénéchaux qui les représentaient dans les pays de province et de conquête. Le sénéchal, dès lors, recevait des honneurs presque royaux, rendait la justice en son nom, levait des compagnies, agissait enfin en maître.

Petit à petit les privilèges des sénéchaux se dispersèrent, et à mesure qu'il se créait des sénéchaussées peu importantes, les charges de sénéchal devinrent moins rares : non seulement les souverains en eurent, mais même de simples seigneurs purent en nommer pour les représenter dans leurs fiefs, et les sénéchaux de ville jouèrent à peu près le rôle des maires actuels. Ils tenaient la main à la bonne administration de la cité


et les habitants des provinces se reposaient entièrement sur le bon gouvernement de M. le Sénéchal.

On connaît la plaisante histoire du sénéchal de Toulouse, M. de Cornusson, qui, en 1562, laissa piller la capitale du Languedoc. On le cherchait partout, flambeaux et cire au vent, dans la nuit d'automne où des troubles huguenots éclatèrent. Le sénéchal était absent, dit l'historien de Toulouse en termes assez crus, « ayant voulu jouir des embrassements d'unejeune femme qu'il venait d'épouser 1 ». Les sénéchaux, on le voit, étaient d'une certaine utilité... Plus tard les prérogatives de la charge diminuèrent encore et ce n'était plus, en 1789, qu'une vaine représentation.

Ils n'avaient plus que les courtes jouissances d'amourpropre de voir les actes et contrats agrémentés de leurs noms, ou bien d'entendre leurs lieutenants, lorsqu'ils étaient présents, prononcer les sentences en disant : Monsieur dit : au lieu du : Nous disons, habituel.

On reconnaîtra qu'au prix où étaient les charges de sénéchal, elles étaient payées un peu cher, et que le jeu n'en valait point la chandelle.

Cependant, en 1789, le privilège de présider les assemblées de la noblesse dans une circonstance aussi grave que celle de la convocation des États généraux était enviable, et si on ajoute, dans le cas particulier du baron de Batz, la mission dont il était chargé, le poste

1. La Faille (Germain de), Annales de la ville de Toulouse, etc., 1 vol. in-folio, Colomiez, 1101.


devenait plus qu'honorifique, il devenait très important.

Quel était donc l'aspect sous lequel il allait retrouver cette noblesse à laquelle il devait tant demander et depuis plusieurs années si complètement perdue de vue?

L'état d'esprit des nobles de province était loin d'être le même que celui des grands seigneurs de Versailles; ils n'étaient point libéraux, ils n'étaient point courtisans, ils étaient mécontents. Au moment où, dans sa chaise, le baron de Batz court à doubles guides vers ces hobereaux qui pensaient tenir le sort du royaume dans leurs mains, il convient d'étudier la situation morale de ces calmes descendants des croisés. C'est une page de l'histoire des gentilshommes campagnards et de celle de cette contre-révolution dont la vie de Jean de Batz est presque la trame.

Les nobles de province vivaient assez chichement dans leurs châteaux; leurs red-evances devenaient de plus en plus problématiques, surtout à cause de leur générosité envers leurs vassaux dont ils partageaient les bons et les mauvais jours; et du fond de leurs manoirs ils jalousaient les nobles de cour. Aussi tous ces provinciaux étaient-ils plus ou moins avides de changements. Ils étaient principalement préoccupés des questions financières1. Le spectre du déficit les hantait et il

1. Tous les cahiers, non seulement de la noblesse, mais ceux du clergé, du tiers état demandaient, exigeaient une réforme totale du système financier.


n'en était pas un qui ne rêvât une plus équitable répartition des charges, dont, à leur avis, le haut clergé et la noblesse de cour ne portaient point suffisamment le poids.

Voici, pour préciser cet état d'esprit et l'appuyer par des documents sincères, quelques fragments de correspondances émanées d'un de ces châteaux de province. Ils sont écrits par le baron de Batz de Mirepoix, mon quatrième aïeul : on y reconnaîtra, à son ton tranchant, le chef de famille habitué à commander sans partage, et à ses idées cette teinte d'opposition qui imprégnait alors l'âme des meilleurs royalistes. Je n'ai trouvé nulle part une expression plus naïve du mécontentement général et d'aussi sévères critiques de la conduite du roi. Il est vrai que le vieux seigneur était né sous Louis XIV et devait mourir sous Napoléon Ier, son grand âge lui donnait le droit de se plaindre et de morigéner.

Après avoir décrit très pittoresquement les révoltes du peuple de Pau, Bordeaux, Rennes et Grenoble en faveur des parlements dissous en 1788, dans une lettre adressée le 1er juillet de cette même année à M. de Montégut, conseiller au parlement de Toulouse, dont la fille avait épousé le marquis de Batz son fils aîné, le vieux baron ajoute1 :

« Enfin tout annonce une révolte générale sinon pro-

1. Archives du château de Mirepoix : maison de Batz.


chaine... ce qui a porté Madame Adélaïde, tante du roy, à lui demander une assemblée de toute la famille royale et de tous les princes de son sang, sans ministres ny autres personnes, où étant elle qui a de l'esprit, de l'âge et de l'expérience elle a découvert tout au roy, lui a appris l'état où se trouve son royaume, dont telles provinces se sont fait justice par la force et ont les armes à la main : que ce feu menace d'embraser tout le royaume, qu'il est en mesme de se voir enlever la couronne, que les troupes soutiendront plutôt la cause juste de la nation que l'injuste oppression et l'esclavage qu'il a publié, que ses ministres l'ont toujours trompé, que, pour peu qu'il se bute à ne pas les sacrifier et à différer d'adhérer aux vœux de la nation, il va perdre sa couronne, peut-être la vie et toute sa famille aussy, que ce discours appuyé par Monsieur et toute la famille et princes du sang a déterminé le roy à y adhérer, qu'en conséquence il fut arrêté qu'il renverrait l'archevêque et le garde des sceaux, le remplacerait par le prince de Conti, chef ministre ou premier ministre, M. d'Ormesson garde des sceaux et Necker directeur général des finances avec l'entrée dans tous ses conseils et ministre : de façon qu'ils sortirent fort contents : mais comme la' y avait assisté, elle a, dit-on, fait changer le roy qui, si tout cela est vray comme toutes les lettres de Paris le disent, joue une belle terre, sa vie et peut-être celle de

1. La reine Marie-Antoinette.


toute la famille de son sang, car rien n'égale la fureur d'une nation outragée qui a aimé son maître et qui le déteste, pour satisfaire des personnes qui le trahissent et après avoir ruiné le royaume en faisant passer tout son or à ses ennemis, veulent détruire la nation et la royauté en la rendant esclave sous l appât présenté à un jeune roi d'augmenter sa puissance... »

Quelles paroles prophétiques quand il parle de la nation outragée!... Et quelle sinistre grandeur a cette description du conseil de famille quand on pense au 10 août et au 21 janvier! Comme ces opinions différaient de celles de Jean de Batz qui venait de voir en la reine le seul caractère de la monarchie : mais fouillons encore dans ces plis jaunis, nous y trouverons de curieux documents humains.

« L 'évêque de Tulle, dit-il le 27 août 1788, n'a pas passé par Mirepoix; il est toujours à Barèges, il est cause que je n'aye pas bougé de chez moi devant y venir avec sa belle-sœur passer quelques jours. »

C'était monseigneur de Raffaelis de Saint-Sauveur qui était très lié avec le châtelain de Mirepoix et qui le tenait au courant de bien des mystères.

Mais, le 22 septembre, le vieux baron éclate en chants de triomphe... La lettre est significative.

« Vive Dieu, mon cher monsieur, il a jeté sa vue sur la France, il a eu pitié des honnêtes gens qu'il y a


encore et a apaisé sa juste colère contre nous; le soir du jour de la Saint-Louis, le Roy et la Reine après avoir fait refuser trois fois l'entrée de leur porte à l'évêque de Sens, lui envoya demander son portefeuille à huit heures du soir et nomma Necker pour le remplacer... »

Après cet hosannah, il raconte comment le courrier essoufflé qui allait à Pau a laissé cette nouvelle à Auch et continue :

« C'est donc aux Bretons, Dauphinois, Béarnois, Navarrois et Basques que la France doit son salut!... »

Ne semble-t-il pas entendre le claironnant appel du Cid :

Paraissez Navarrois, Maures et Castillans.

« Ce sont les seuls peuples du royaume qui ayent de l'honneur, du cœur, de l'amour pour leur patrie et liberté! C'est bien humiliant pour le reste et ils se sont immortalisés! A l'avenir les parlements ne feront plus la sottise d'abandonner leur puissance intermédiaire, le roy n'ayant pas plus le droit de les détruire qu'eux le Roy!... »

Pour terminer ces citations il faut lire une dernière lettre du même mois : le vieux capitaine du régiment de Conti brouille un peu les dates, confond la reine Marie-Thérèse d'Autriche avec madame de Maintenon, mais il donne bien une idée de l'état d'esprit de la province en ce moment : illusions qui coûteront cher.


« C'est le seul homme (Necker) capable, connaissant toutes les ressources du royaume, de le relever du faux pas que le Roy a fait... Il bannira le luxe du Royaume qui toujours conduit à leur destruction tous les empires de la terre et l'irréligion la mère de tous les vices comme l'oisiveté!... Voilà le bon pilote revenu, le vaisseau sera bien conduit, l'honneur, la paix, la gloire, le bon ordre, la richesse, la sûreté dans nos États et propriétés, le maintien de nos lois et leur rectification, les bonnes mœurs, la véritable religion dominera et par tout l'Univers le commerce fleurira.

» Il s'en fut à peu près de mesme quand Louis XIV envoya Philippe son petit-fils en Espagne pour être roy, avec une armée. L'archiduc d'Autriche le battit et le fit fuir jusqu'à Pampelune, dernière place d'Espagne. Le Roy demanda à Louis XIV pour tout secours le duc de Vendôme qui était disgracié dans ses terres, la reine ne l'aimant pas : le Roy proposa à son conseil la demande de son petit-fils. La Reine qui y assistait toujours dit au roy : Que voulez-vous que fasse un homme ? Le roy lui dit qu'il ne pouvoit lui refuser cette satisfaction. Il manda Vendôme, lui demanda pardon de l'injustice qu'il lui avoit faite; il part tout seul, la renommée l'annonce en Espagne. Toute l'armée qui estoit desbandée se rassemble à leurs drapeaux! il arrive, la joie et la confiance se manifestent, il marche, attaque et bat l'Archiduc, mène le Roy* à Madrid, le fait couronner et chasse totalement d'Espagne l'Archiduc. Alors Louis XIV dit à sa femme :


el Vous voyez, madame, ce que peut un seul homme! » ... Necker va faire le second homme : adieu ! »

Voilà les opinions de ces seigneurs de province dont Jean de Batz allait solliciter les suffrages; la sienne, était celle d'un véritable homme d'État, bien différente. Il convient de la rapprocher immédiatement de la précédente; il considérait au point de vue particulier des élections qui allaient avoir lieu la réunion des États généraux comme une imprudence et pensait que le roi avait fait une folie véritable en accordant une double représentation au tiers état, mais le bouc émissaire pour lui était ce même Necker dont nous venons de lire le dithyrambique éloge.

« Oui, écrivait le baron 1, le ministre a voulu donner le pouvoir absolu aux gens du tiers état et, si on l'en croit, celte dévorante peuplade de banquiers, de circulateurs, de prêteurs, de marchands d'argent dont nous avons à sol, mailles et deniers apprécié la juste valeur et à leur suite les financiers et les exacteurs possèdent à eux seuls les connaissances utiles au bien de l'État... Une pareille opinion et une pareille décision envoient les trois ordres au combat en criant à la paix! Du reste, s'il faut dire nettement ma pensée, cet esprit brouillon, ce personnage audacieux comme tous les

1. Archives du château de Mirepoix. Manuscrits du baron Jean de Batz.


lâches qui se croient hors des dangers qu'ils font naître s'est fait l'Éole d'une tempête violente ! Il s'est lourdement trompé en espérant de la maîtriser et de rester debout au milieu de la tourmente ! Il a, par l'étourderie de la publication de son imprudent appel à la discorde, fait lever la balance des nouvelles destinées de la France, mais il n'est point donné aux hommes de sa trempe équivoque de rester debout au milieu des orages !... et cette balance, à la fin, ne penchera que pour celui dont le bras ferme y mettra son épée. »

C'était prévoir de loin la chute si rapide de Necker, l'anarchie et l'Empire; mais voilà l'esprit clairvoyant, l'homme remarquable, à la conception vive, qui aspirait à jouer un rôle aux États généraux et qui, distingué par le roi, eût peut-être eu les talents nécessaires pour diriger les affaires en ces temps difficiles. Hypothèse non exagérée quand on pense que cet homme tint en échec la Convention et fut en partie la cause de ses sanglantes divisions : mais les destins étaient autres, l'opinion était avec ceux qui voyaient dans Necker le bon pilote et non le marin maladroit.

Malgré les tristes pressentiments qui l'agitaient, notre héros avait une mission à remplir et il ne l'oubliait pas.

Nous venons de voir l'opinion de la noblesse de province. La magistrature avait pris les choses d'un côté plus pratique et préparait depuis longtemps des récla-


mations appuyées sur des plans sérieux. Cependant, en 1788, le coup de caveçon que lui donna l'archevêque de Sens en substituant les grands bailliages aux cours souveraines et bouleversant l'économie de l'achat des charges fit reculer les hauts magistrats et arrêta pour un instant les élans de leur libéralisme un peu égoïste*.

On réclamait de toutes parts, peuple, bas clergé, magistrature, bourgeoisie, haute et basse noblesse, évêques et militaires, tout le monde réclamait et par leur fonctionnement même les États généraux semblaient devoir être la panacée universelle.

En effet ce n'était point une élection ordinaire. Le mandat impératif, si discuté depuis, était une des conditions sine quâ non de la nomination des députés, et avant de procéder au choix des envoyés, il fallait leur indiquer les revendications qu'ils auraient à soutenir. Tous les citoyens, sans nulle exception, étaient invités à faire connaître les abus et les moyens d'y remédier, dit Dufey, et pour mettre ceux qui n'avaient pas le droit d'assister à l'assemblée à même de manifester leur opinion et l'expression de leur volonté on plaçait, soit à la porte du lieu des séances des élections, soit dans un autre lieu accessible à tout le monde, un coffre ou tronc fermé à trois serrures et chacune des clefs était confiée à trois commissaires spéciaux. Le tronc était ouvert publiquement à chaque séance et on y lisait les plaintes

1. Archives du château de Mirepoix : maison de Montégut, Correspon- 1 dance de 1788.


ou mémoires qui y avaient été déposés, ces documents étaient ensuite remis à la commission chargée de la rédaction des cahiers.

L'élection qui suivait était faite à haute voix et non au scrutin, et au suffrage à deux degrés : tous les contribuables prenaient part à la première assemblée. Lorsque les députés étaient nommés, on leur donnait lecture des cahiers contenant les réclamations et des vœux qui avaient été émis par les électeurs, ils juraient de s'y conformer et de défendre de tout leur pouvoir les droits de leurs commettants.

C'est pour ces deux opérations que, par lettre individuelle, le roi convoquait les baillis, sénéchaux ou lieutenants de roi pour procéder à la réunion des électeurs.

La teneur de la lettre adressée à Jean de Batz portait : « A notre ami et féal, grand sénéchal du duché d'Albret » et donnait l'ordre de faire assembler en la principale ville de leur ressort les trois ordres d'icelui, savoir le clergé, la noblesse et le tiers état pour nommer des députés et les envoyer aux États généraux. C'est donc au nom du baron que furent envoyés aux trois sénéchaussées les ordres pour prendre les mesures nécessaires à la confection des cahiersi.

Ces ordres furent exécutés et pendant qu'il s'occupait des dernières formalités, puis de l'enregistrement

1. Archives de la ville de Nérac.


de ses lettres et provisions, les citoyens du duché d'Albret firent leurs réclamations. Leurs cahiers ne diffèrent point sensiblement des cahiers des autres provinces : ce sont les mêmes demandes, les mêmes revendications, les mêmes plaintes. Cependant on doit y relever certains détails intéressants1.

La noblesse de Nérac déclare avec mélancolie que dans les diverses provinces du royaume leur ordre offre partout pauvreté plus que richesse; méconnue dans son institution politique et dans son existence réelle elle est en proie à l'erreur qui tend à bouleverser la monarchie. « Mieux connu, loin d'exciter l'envie, notre ordre la désarmerait! » Elle déclare, toutefois, que s 'il faut des sacrifices, elle les fera.

Mais une note touchante dans les cahiers de la noblesse d'Albret est celle où elle vient affirmer non seulement sa sympathie pour le malheureux peuple agricole, mais encore sa solidarité avec lui : « Il nous serait facile de démontrer que, loin de nous soustraire à l'impôt, l'impôt, au contraire, nous écrase et avec nous le pauvre peuple et le malheureux cultivateur » et plus loin : « La répartition des impôts est faite par le commissaire départi qui n'a d'autres dépositaires de la confiance que les suppôts de la plus vicieuse administration : ceux-ci oppresseurs du peuple, dans nos campagnes, n'y trouvent pour contradicteurs que de pauvres

1. Cahiers de la noblesse de la sénéchaussée de Nérac. Collection des cahiers Mavidal et Laurent.


paysans qui n'entendent, ne savent ni ne peuvent défendre leurs intérêts et qui, ensuite, ne sachant ni lire ni écrire sont néanmoins chargés des collectes ! »

Ces plaintes, ce mécontentement se rapprochent des plaintes du baron de Batz de Mirepoix; c'est que la noblesse de tout le Sud-Ouest souffrait de « playe d'argent », et comme le paysan vivait chichement aussi, cette gène commune rapprochait les distances.

Les cahiers du clergé de l'Albret réclament le vote par tête, fait très rare. En résumé les trois ordres implorent un changement dans la manière de gouverner. Ils offrent des principes de constitutions nouvelles. Le clergé et la noblesse y sacrifient quelques-uns de leurs privilèges ; mais tous, avec ensemble, réclament une réforme financière, c'est la question qui parait les préoccuper davantage : c'était celle qui occupait le plus aussi leur sénéchal, aussi devait-il bien comprendre leurs doléances celui qui écrivait quelques années après :

« Imbu de la doctrine des anciens et frappé des périls de ma patrie sous le plus détestable des régimes fiscaux, avant que la Révolution ait mêlé à mes inquiétudes ses teintes sombres et sinistres, je sentais l'approche d'une secousse inévitable. Mais si dès le début de la Révolution j'ai été des premiers à la concevoir et d'en préjuger les horreurs j'étais loin de la supposer mortelle. Je supposais qu'il pouvait être utile de relever, dans une


Histoire générale des finances, les causes du mal et l'indication des remèdes, et je me croyais en état de remplir cette tâche; déjà le travail avait reçu ses premières formes lorsque Louis XVI eut le malheur extrême de céder à un ministre que lui avait imposé la voix publique1. »

Encore Necker : décidément le baron et Clavière ne lâchaient point leur victime. C'était donc bien pénétré des nécessités du moment qu'il arriva dans sa sénéchaussée, mais il jugea aussi nécessaire de rentrer en grand appareil dans ce pays où il avait été discuté et accepta les réceptions solennelles, qui, d'après les règlements, étaient dues à sa charge.

C'est le 30 mars 17892 qu'il prit la présidence des trois ordres des sénéchaussées de Nérac, Casteljaloux et Castelmoron dans l'église principale de Nérac, capitale de l'Albret, tout près de ce vieux et pittoresque château abandonné et cependant si typique où Marguerite de Valois, la reine Margot, s'était consolée de la mort de La Môle en conversant avec Théodore de Bèze et Calvin. L'église domine la plaine de la Baïse, elle était vaste, sonore et sous sa voûte pouvait se déployer largement la belle et sympathique voix de notre héros. Il ne se fit pas faute de la faire entendre et ouvrit la

1. Archives du château de Mirepoix, manuscrits du baron Jean de Batz.

2. Procès-verbal de l'élection, archives du département de Lot-etGaronne.


séance par un long discours bourré de considérations de tout genre. Il faut cependant y noter que, par un don singulier de prophétie que j'ai déjà signalé à mes lecteurs, il disait que « l'histoire transmettrait le souvenir de ce moment historique d'âge en âge jusqu'à nos derniers neveux dont la destinée est incontestablement entre les mains de la génération actuelle ». C'est avec la dernière énergie qu'il s'élève contre les agioteurs et les capitalistes de Paris, le Gascon! « cette ville irréfléchie et corrompue au sein de laquelle est le gouffre des vertus civiques et des richesses de la nation1 » ; plus loin il signale « cette invisible main qui sème en tous lieux les germes de la discorde, arme les citoyens contre les citoyens et soulève les ordres contre les ordres ». L'éloge de Henri IV et partant des Néracais ne pouvait manquer en un pareil moment: aussi y est-il chanté solennellement, ce jour où il y a deux cents ans exactement « vos murailles sauvèrent Henri IV et le conservèrent à la France » et « jamais le pauvre cultivateur penché vers le sol qui féconde, en l'arrosant de ses sueurs, ne perdra le souvenir du vœu de Henri IV ». Ainsi, dès 1789 les discours électoraux utilisaient déjà la sueur du peuple et la poule au pot. Les derniers mots étaient une petite congratulation personnelle sur ce qu'il avait déjà pu faire triompher les justes droits des Néracais, et le tout se terminait par une pressante invitation à suivre sans délai

1. A. de Cauna, Armorial des Landes, t. II.


les ordres du roi : on procéda rapidement à cette opération.

L'élection pour la noblesse ne fut pas longue, on savait le baron très riche et surtout porteur du secret du roil.

Jean avait fait habilement répandre parmi les membres de la noblesse que, chargé par la cour de faire élire le comte d'Artois à Tartas, il avait besoin d'être élu lui-même à Nérac pour pouvoir remplir sa mission, aussi notre grand sénéchal fut-il élu d'acclamation député de la noblesse pour les sénéchaussées de Nérac et d'Albret. Le député du clergé fut monseigneur César d'Anteroche, évêque de Condom, le siège épiscopal de Bossuet, et le tiers état envoya un avocat et un juge, Brostaret et Brunet de Latuque, deux de ces redoutables inconnus qui allèrent grossir le contingent des hommes de lois dans l'Assemblée 2.

L'opération terminée, Jean de Batz prit en triomphateur et avec des airs de petit souverain le chemin de Tartas où devait se tenir l'assemblée des trois ordres de la sénéchaussée de Tartas et de celle de Castelmoron.

C'est le 17 avril, en cette saison du printemps où, en Gascogne, tout est fleurissant et embaumé, que le fils du lieutenant criminel de Tartas entra triomphalement dans sa ville natale ; là les acclamations et les vivats de

1. Cahiers de la noblesse de la sénéchaussée de Nérac. Archives du département de Lot-et-Garonne.

2. Liste rectifiée des noms et qualités de messieurs les uepuus» !;L suppléants à l'Assemblée nationale. (Arch. parl., t. XXXIII, p. 2.)


ses concitoyens accueillirent avec enthousiasme le compatriote devenu grand sénéchal, porteur des ordres du roi, président de la noblesse du pays et, disait-on avec mystère, possédant la confiance du roi et de la reine. En outre, il n'était pas seulement accablé d'honneurs mais très riche, ce qui causait à ces habitants des Landes gasconnes un enthousiasme exagéré : aussi l'orgueil de son père et le sien furent-ils amplement satisfaits de l'entrée glorieuse ménagée par les citoyens de la sénéchaussée à cet enfant du pays.

Avec la souplesse de son talent, l'habile financier de la rue Ménars, l'homme de cour, devint à Tartas un merveilleux agent électoral. Dans les sept jours qui précédèrent l'élection il reçut avec largesse tous ses compatriotes et fit de nombreuses invitations qui laissèrent dans la contrée un souvenir durable. Avec sa facilité d'élocution, il racontait les bontés du roi, ses audiences de Versailles, ses conversations avec la reine et les princes, les sages conseils qu'il leur avait donnés. Il disait combien Louis XVI méritait d'être aimé, combien il espérait que les États généraux 1 réussiraient dans leur mission, et, sous le manteau, avec des airs mystérieux qui ajoutaient une énorme importance à ses communications, il entretenait les nobles du pays de l'élection du comte d'Artois. En quelques jours sa popularité devint extraordinaire, si extraordinaire

1. Lettre des députés de l'Albret au roi (cahier et procès-verbal de l'élection).


qu'il dût, malgré ce qu'il racontait de la part du roi, se défendre d'être élu lui-même.

Dès le 20 avril il convoqua les trois ordres en l'église Saint-Jacques de Tartas pour préparer les cahiers, les revoir et adresser aux électeurs un discours préliminaire. Presque tous étaient présents; aussi, avec solennité, la gloire de Tartas, l'illustration locale s'étendit avec plus de complaisance qu'à Nérac, sur les malheurs du temps, sur cette liberté qu'avait rêvée Louis XVI et qui menaçait de dégénérer en licence, sur « le sang qui vient même de couler au sein de la capitale », allusion aux derniers troubles. Enfin au milieu de tous ces préparatifs arriva le 24 avril, jour des élections. La noblesse de la sénéchaussée ne contenait pas de personnages bien marquants, ni de noms bien éclatants : c'étaient de braves gentilshommes vivant noblement au milieu des travaux agricoles et se contentant de peu. Ils se réunirent en l'église Saint-Jacques de Tartas et leurs premières vues, dit le procès-verbal auquel nous empruntons la plupart des détails suivants, se portèrent au premier moment sur des gentilshommes du pays et se fixèrent sur Monsieur le Grand Sénéchal et sur Monsieur son père'.

« Ils furent successivement nommés députés, Monsieur le Grand Sénéchal rappela que déjà il était député

1. Cahiers de l'ordre de la noblesse du pays d'Albret. — Extrait des cahiers de l'ordre de la noblesse du pays d'Albret, par le baron de Batz. Paris, Cosson, édit., Bibl. nat., L. 24.


par les gentilshommes des sénéchaussées de Nérac et de Casteljaloux réunis à Nérac.

» Monsieur son père déclara que son état de santé ne lui permettait pas un long voyage, mais que si l'Assemblée l'honorait de sa confiance comme député suppléant, il accepterait cette marque d'estime. »

Reconnaît-on, dans ce trait, le calme gentilhomme qui refusa de lutter contre d'Hozier pour ne pas troubler sa paisible existence?

A ce moment se plaça l'incident préparé et concerté depuis quelques jours entre le baron et les principaux membres de la noblesse.

« On remontra à M. le Grand Sénéchal que, de par le règlement du roi, le député de plusieurs sénéchaussées devait opter entre elles. En conséquence, M. de Batz étant dans le cas prévu on lui demanda à laquelle de ces deux députations il donnait la préférence. »

M. le baron de Batz, dont la réponse était toute préparée, s'empressa de déclarer :

« Ce serait à vous-mêmes, messieurs, que je déférerais le choix si je n'avais à porter vos vues fort au-dessus de nous tous. »

Cette phrase seule, dont le texte est officiel, indique qu'il agissait en vertu d'ordres récents, et il continua :

« Une grande reine, Jeanne d'Albret, dont le sang coule dans les veines de nos princes, ayant transmis l'Albret à son fils immortel Henri IV, vous avez un droit à faire le respectueux hommage de votre députation à


un rejeton de notre héros et de la reine. » Et comme s'il avait craint que son plan n'eût été divulgué, ou pour en faire sentir l'importance il ajouta : « Heureux, messieurs, si d'autres corps de noblesse ne nous ont point devancé dans l'hommage que je propose1 ».

A ces mots, l'enthousiasme de la fidèle noblesse de l'Albret ne connut plus de bornes et si on ne cria pas : « Vivat! Vivat! » comme dans les diétines polonaises, on élut d'acclamation et à l'unanimité monseigneur le comte d'Artois dont personne n'avait même prononcé le nom.

Ce n'était pourtant pas le seul fils de France; mais la chose avait été préparée et bien préparée, puisque le résultat en fut si réussi et ce nom jaillit tout naturellement des lèvres de la fidèle noblesse qui, avant de se séparer, chargea le baron de Batz de présenter au prince cette députation à lui offerte par l'amour et le respect et au besoin de la faire maintenir aux États généraux. Ce mandat impératif était destiné à donner plus de force au baron dans la lutte qu'il prévoyait avoir à soutenir contre la faiblesse du roi.

Du reste, dans cet ordre d'idées, il ne négligea aucun moyen et accepta de déposer aux pieds du roi cette députation et d'exprimer à Sa Majesté les motifs respectueux dictés par le plus entier dévouement du corps de la noblesse à sa personne sacrée.

La maison du sénéchal ne désemplissait pas et sa présence excitait un tel enthousiasme que les trois

1. Cahiers de la noblesse du pays d'Albret, loc. cit.


ordres de la sénéchaussée lui portèrent en grande pompe la magnifique attestation suivante, superbement calligraphiée et qui était un certificat peu ordinaire; il la lut avec émotion et la remit au président du tiers état, car cette attestation devait, pour avoir plus de poids, être portée au roi lui-même par les députés des trois ordres de l'Albret : si cela ne faisait point entrer le héros de Tartas dans le conseil du roi, c'était à désespérer du mérite et de la vertu.

« Sire, disaient ces Gascons échauffés, par délibération unanime dans les trois ordres de la sénéchaussée d'Albret au siège de cette ville, nous nous sommes chargés d'offrir très respectueusement à Votre Majesté leurs remerciements de ses bienfaits et premièrement d'avoir daigné leur accorder une députation particulière pour cette portion de l'Albret si malheureuse et qui a le plus pressant besoin d'intéresser et de réclamer elle-même la justice et la bienfaisance de Votre Majesté f Secondement d'avoir bien voulu donner pour grand sénéchal à ce pays un citoyen du zèle, du mérite personnel et de la naissance de M. le baron de Batz; il n'a cessé de nous entretenir, Sire, de vos vertus, de la bonté paternelle de Votre Majesté pour ses peuples, et la double députation que l'Albret a par acclamation réunie sur sa tête est un hommage de plus que le premier patrimoine de Henri IV dépose avec confiance aux pieds de Votre Majesté.

» Nous sommes..., etc.

. Tartas en Albret, le 25 avril 1789. »


Qu'en termes galants ces choses étaient dites!... et comme on était reconnaissant au baron d'avoir fait créer ce siège de Tartas. Comme le rusé Gascon avait fait comprendre l'importance du service rendu à son pays pour son propre avantage!

Cette lettre était naturellement signée de tous les députés, commissaires, secrétaires, etc.

Les opérations électorales étaient terminées et, pour en finir avec le témoignage de sympathie et d'admiration dont nous parlons, non seulement les zélés commissaires chargés de la mission la firent tenir au roi qui en accusa réception, mais encore très aimablement pour le baron, la firent insérer le 9 mai dans le Journal de Paris. Qui donc donna à nos braves électeurs landais cette précieuse indication? Connaissaient-ils déjà les bienfaits de la réclame?

Le grand sénéchal avait ce qu'il lui fallait; il avait obtenu, et au delà, ce qu'il demandait et sa mission était remplie, il ne lui restait donc rien à faire dans le pays. L'ouverture des États généraux était fixée au 5 mai; il partit le 26 avril en chaise de poste, laissant son père couvert d'honneurs, fort à son aise et chargé de veiller à leurs intérêts communs, à Gouts et à Tartas. Le baron, grand bâtisseur, avait profité de ce voyage pour ordonner quantité de réparations à son fief et château de Sainte-Croix et en confiait la surveillance à son père émerveillé d'avoir eu un tel rejeton1.

1. Archives nationales, F7 5610.


Qu'on se figure, maintenant, ces journées de fin avril 1789 et ces routes sillonnées de chaises de poste portant ces évêques, ces marquis, comtes ou barons payant doubles guides, joyeusement, ces routes pesamment chargées des diligences lentes et lourdes, pleines des députés du tiers état, affairés, ayant dans leurs cœurs chargés de haine le désir de supplanter enfin ces aristocrates dont les attelages fringants couvraient de poussière ou de boue leurs humbles équipages. Tout cela marchait, courait, s'empressait pour arriver à Versailles où les attendait le « meilleur des pères » mais le plus faible des rois. -



CHAPITRE V

LE DÉPUTÉ AUX ÉTATS GÉNÉRAUX

Séance d'ouverture des États généraux. — Refus du roi de laisser siéger le comte d'Artois. — Lettre du baron de Batz à Louis XVI. — Plan politique de contre-révolution. — Vérification des pouvoirs du baron. — La chambre de la noblesse veut que le comte d'Artois soit élu. — Opposition de Ch. de Lameth. — Refus du comte d'Artois. — Sa lettre à la noblesse. — Réponse du roi au baron. — Premiers actes de l'Assemblée. — Désappointement du baron. — Triomphe du duc d'Orléans. — Entourage du comte d'Artois. — Les liaisons de Clavière. — Préparation de Jean de Batz aux luttes financières. — Brochures sur les finances. — Seconde édition du dialogue du roi et de l'évèque. — Résumé des opinions politiques du baron. — Son récit des journées d'octobre. — Il dépose contre le duc d'Orléans. — Le pendu décroché. — Madame Beauprez. — Les cavaliers mystérieux. — Prisonnier dans le château. — Faiblesse du roi en face de l'émeute.

— L'enquête sur les journées d'octobre. — Le rapporteur Chabroud.

— Élisabeth Girard. — La sentimentalité d'un révolutionnaire. — L'assemblée innocente d'Orléans et Mirabeau. — Dégoûts du baron.

(5 mai 1789-25 octobre 1789.)

Les États généraux s'ouvrirent à Versailles dans la salle des Menus-Plaisirs ou, comme on disait alors, « Aux Menus », le 5 mai. Je ne reviendrai pas sur le tableau cent fois décrit de la séance royale d'ouverture : qu'il me suffise de rappeler seulement au souvenir de


mes lecteurs la merveilleuse estampe1 de Monnet* dans laquelle apparaissent en une saisissante et prophétique évocation cette salle historique avec ses hautes colonnes cannelées, ses tentures fleurdelisées, ses tribunes pleines de toutes les élégances et de toutes les curiosités, ses rangées d'évêques aux rochets de dentelle, ses alignements de hautains seigneurs aux manteaux de soie et aux plumes fringantes, et cette masse noire, profonde, attentive, où semble passer comme un remous de vague impatience, de messieurs du tiers, et enfin, tout au fond du tableau, toute petite, toute menue, la majesté royale que l'océan noir du premier plan menace d'engloutir.

Nul ne racontera mieux que le fin et suggestif crayon de l'artiste cette inauguration.

Dès le lendemain, du reste, la scission des deux ordres de la noblesse et du clergé avec le tiers état se pressentait, et dans les deux premiers se manifestaient de nouveaux courants sous l'impulsion des seigneurs et prélats libéraux auxquels venaient se joindre les curés sortis du peuple et quelques nobles de province toujours jaloux des nobles de cour.

Le tiers pouvait compter sur ces éléments dissidents comme il comptait déjà sur un chef haut placé : le duc d'Orléans.

Ainsi commençait à paraître au grand jour ce plan

1. Bibliothèque nationale. Cabinet des Estampes.

2. Monnet (Charles), peintre et graveur, fut reçu de l'Académie royale de peinture en 1765.


dissimulé des partisans du premier prince du sang. Élu par la noblesse du bailliage de Crépy-en-Valois, dans ses terres, acclamé par tous les révoltés, lors de la procession des députés, il n'y avait pas d'apparence qu'il voulût jamais se démettre de son mandat. Personne n'ignorait que c'était de son plein gré et même à sa sollicitation que ses gentilshommes l'avaient élu. La question revenait donc entière, car on sentait bien que le duc se mettrait à la tête de l'opposition formidable composée, comme nous venons de le dire, du tiers état, des curés, évêques et seigneurs libéraux et de quelques hobereaux. Sur onze cents membres environ, il pouvait compter sur plus de huit cents. A tout prix il fallait enlever ce chef aux factieux. Si l'on eût écouté le parti des violents de la cour, le roi, par un édit, eût interdit aux princes du sang d'être députés : il était trop tard et du reste Louis XVI, qui avait l'énergie de ses faiblesses, avait refusé d'employer ce moyen et ne revint pas sur sa décision. La mission de Jean de Batz avait cependant admirablement réussi, il fallait, coûte que coûte, en profiter. La reine, le comte d'Artois et ses partisans sur les pressants avis, sur les prières instantes du baron de Batz qui avait si brillamment obtenu l'élection du prince, revinrent à leur premier projet et, le 13 mai 1789, n'ayant pu parvenir à décider le roi à annuler l'élection du duc d'Orléans, entamèrent la lutte qui se résuma en deux points.

Ou le roi permettrait à M. le comte d'Artois de


siéger, et alors le parti de la cour, de la noblesse et les hésitants auraient un prince frère du roi à opposer à un prince du sang, et deux chefs seraient en présence, ou le roi refuserait cette autorisation, comme il y avait lieu de le craindre, et le duc d'Orléans devant une pareille décision devrait aussi se démettre. Dans le cas où il resterait député, il se découvrirait et on saurait dès lors qu'il fallait lutter ouvertement et où serait le danger.

Mais ni la reine, ni le comte d'Artois ne crurent à l'efficacité de leurs prières auprès du roi et demandèrent à celui qui s'était chargé de l'élection d'écrire directement à Louis XVI, pour lui exposer la situation et en indiquer le remède, pensant que venant d'un homme dont il avait apprécié la justesse prophétique dans ses œuvres, le projet adopté entre eux aurait plus de force sur le monarque si prévenu contre les idées de sa famille.

Cette nouvelle marque de confiance ne troubla point le cerveau du baron. Le premier il avait pensé indispensable de créer une contre-révolution contre cette Révolution dont tout le monde parlait, le premier il voulait en organiser les forces et lui donner un chef et le premier il donna un corps à cet espoir nourri par tous les royalistes, de placer à la tête de cette contrerévolution le comte d'Artois.

Cette idée qu'il eut en le faisant élire fera fortune, car durant toute la période révolutionnaire, dans les plans


des émigrés, sur les lèvres des Chouans, dans le cœur de tous les sujets fidèles, à Coblentz, à Quiberon, le même nom, à l'encontre de celui du comte de Provence, sera toujours évoqué, — combien vainement hélas ! — comme le représentant actif de l'idée et de la défense monarchique.

C'était ce plan politique de premier ordre, s'il eût eu pour objet un homme de valeur, que le baron exposa au roi dans la lettre convenue et que nous allons citer dans son intégrité, car elle montrera mieux que tous les commentaires le penseur et le politique de talent qu'était notre héros.

C'est en qualité de grand sénéchal du duché d'Albret qu'il prit la plume et écrivit ce qui suit à Louis XVI le 13 mai' :

« Sire,

» Député aux états généraux par la noblesse de ma province et grand sénéchal d'Albret, je viens, en ces deux qualités, remplir auprès de Votre Majesté un devoir qui m'a été imposé par les gentilshommes, mes mandataires.

» Ils ont nommé Monseigneur Comte d'Artois leur député aux États généraux et m'ont chargé de soumettre leurs motifs à Votre Majesté.

» Ils ont pensé que cet hommage était dû par la

1. Cahiers de la noblesse du pays d'Albret : extrait publié par le baron de Batz.


noblesse d'Albret à un rejeton de l'immortel Henri IV dont l'Albret a été l'héritage par la reine de Navarre Jeanne d'Albret, son illustre mère; que cet hommage si pur et si respectueux sera approuvé par Votre Majesté et que même il pourrait être utile qu'un prince, fils de France, siégeât aux États généraux.

» Hélas! Sire, il est malheureusement su de toute la France, que des hommes, égarés par des hommes à mauvais desseins, soufflent dans Paris la discorde; qu'ils attaquent presque à découvert le trône antique de tant de Rois, vos illustres aïeux et l'on ne peut plus se dissimuler que la balance des destinées du royaume va se lever dans l'assemblée des États généraux : que d'alarmes nous semblent permises en ce moment.

» Pressés entre d'aussi graves circonstances, il a paru à mes commettants que la députation qui placerait Monseigneur Comte d'Artois, au centre des États généraux, dans la Chambre de la noblesse aurait le caractère et les effets d'un coup d'État qui consoliderait la Monarchie. Que la seule opposition de l'un des trois ordres étant légalement suffisante pour neutraliser les révolutions pernicieuses que l'erreur, les surprises, ou les séductions pourraient dicter dans les deux autres ordres, il importait au salut public que, par une sage prévoyance, Votre Majesté s'assurât les déterminations de l ordre de la Noblesse dans la Chambre des députés. Dans ce sens, nul doute que la présence de Monseigneur Comte d 'Ai@tois ne déterminât le succès dans cette chambre; que par ses


yeux, Sire, vous y verrez tout; que vous entendrez tout par son oreille fidèle et que vous seriez présent à tout ce qui s'y agiterait par les rapports qu'à tout instant vous transmettrait un frère tendre et respectueux, sujet de Votre Majesté et ardent ami de la Patrie : que l'inexactitude et encore moins l'infidélité n'auraient le pouvoir de les altérer, que la candeur et la loyauté de Monseigneur Comte d'Artois si généralement connues en seraient les garanties, si d'ailleurs ses intérêts personnels n'étaient pas indivisibles de ceux de Votre Majesté.

» Par ces premières dispositions, Votre Majesté connaîtrait les directions à tracer aux opinions de l'ordre de la Noblesse, l'impulsion serait ensuite donnée comme par vous-même, Sire, par l'organe de Son Altesse Royale, et les déterminations de la Chambre se déclareraient avec cette plénitude de volonté, cet ascendant monarchique et l'énergie que la présence et l'exemple d'un prince, fils de France, ajouteraient dans cette Chambre aux bons sentiments de la vigoureuse majorité qui vient de s'y prononcer et à laquelle il ne faut qu'un régulateur imposant.

» A ces hautes considérations, Votre Majesté me pardonnerait-elle d'en ajouter une secondaire? La nomination du Prince sera manifestée et autant la Noblesse française serait flattée de voir un prince frère de Votre Majesté accepter une députation, autant serait-elle affligée, Sire, de l'en voir écarté par des erreurs que déjà (mais à tort sans doute) on attribue à quelques-uns de vos ministres.


» Quelles que soient, à ce sujet, les volontés de Votre Majesté, le respect et l'obéissance de notre ordre en sera inséparable.

» Demain, Sire, je serai à mon poste dans la Chambre où l'on m'a député. Là j'aurai d'importants devoirs à remplir. J'ose espérer que Votre Majesté me rend la justice de ne pas douter du zèle et de la fidélité avec lesquels je les remplirai, ce sera la nécessaire conséquence de mon dévouement sans bornes à votre personne, Sire, à la gloire et à la prospérité de votre règne qui est celui de toutes les vertus.

» Je suis, avec respect, de Votre Majesté, le très humble et très fidèle sujet,

» LE BARON DE BATZ. »

Ainsi le plan est tracé, et dans cette très importante lettre, bien hardie pour un sujet, on lit entre les lignes la pensée de la reine. Elle est là, tout entière, dans cette critique des ministres, dans les arguments présentés pour obtenir un régulateur, dans cette nécessité pressante de l'avoir au plus vite pour l'organisation de la résistance immédiate.

La majorité dont parle le baron n'avait été, en effet, dans la Chambre de la noblesse, que de 1 88 voix contre 114 pour la non-réunion au tiers, chaque jour enlevait des forces à l'opposition royaliste : l'instant était critique et si ce plan de la reine, quoique habile, n'eût pu empêcher la scission définitive, il eût rendu la majorité royaliste plus forte, plus nerveuse.


Le roi refusa son approbation et maintint sa défense de siéger faite aux princes ses frères.

Quel fut l'effet de cet acte de faiblesse? Pénétrons dans cette Chambre de la noblesse qui malgré les injonctions du tiers continuait à s'assembler tous les jours et à vérifier les pouvoirs de ses membres. Nous aurons, en assistant à une de ses séances, une impression peu connue et une vue rapide des couloirs des États généraux et l'idée des progrès que faisait le libéralisme.

Le 14 mai, c'est-à-dire le lendemain du jour où le baron avait écrit au roi qu'il serait à son poste, la séance s'ouvrit de bonne heure sous la présidence du comte de Montboissier. C'était le président qui rendait compte des rapports de vérification des pouvoirs : celui qu'il avait sous la main était précisément celui du duché d'Albret.

« Vos commissaires, dit-il, ont vérifié les pouvoirs de M. le baron de Batz, député des sénéchaussées d'Albret, aux sièges de Nérac et Casteljaloux; y a-t-il objection i? »

Après un instant de silence le président reprit : « Monsieur le baron de Batz, vous êtes admis. »

Les députés, venus très nombreux, attendaient avec anxiété le rapport sur l'élection de la sénéchaussée de Tartas : les uns espéraient le chef attendu, les autres savaient que leurs intrigues avaient agi par les ministres sur le roi.

Le rapport ne vint pas, on lut le procès-verbal de la

1. Procès-verbal des élections de la sénéchaussée de Nérac et d'Albret — Compte rendu des séances de la Chambre de la noblesse.


séance de la veille, et l'ordre du jour semblait épuisé lorsque le président, à la vive attention de l'Assemblée, interpella Jean de Batz et lui dit :

— Vous avez la parole, pour entretenir la Chambre de la part de monseigneur le comte d'Artois.

Aussitôt le baron se leva et, d'une voix ferme, rectifia les termes dont s'était servi le comte de Montboissier : il avait craint que, ainsi énoncée, la proposition ne parût être le résultat d'une entente préalable entre le prince et lui.

- Je ne sais, dit-il, qui a pu induire ainsi en erreur monsieur le Président, je n'ai absolument rien à dire de la part de Son Altesse royale... rien... absolument rien, insista-t-il.

Puis, après quelques secondes, il ajouta :

— J'aurais bien à entretenir la Chambre d'un fait concernant Monseigneur le comte d'Artois, mais c'est en vertu d'un mandat exprès de mes commettants.

Quelques-uns des membres de la noblesse, qui étaient dans le secret des négociations entreprises et qui certainement faisaient des vœux pour leur réussite, s'écrièrent :

— Parlez, parlez...

Se voyant obligé de prendre la parole dans la Chambre, juste au moment où il y entrait, Jean réclama l'indulgence, car il n'était pas encore familiarisé avec les formes à observer dans les délibérations, c était en effet ses débuts parlementaires et même oratoires.

Néanmoins il se lança et dit :


— Comme député et sénéchal d'Albret, je vous annonce que la noblesse a nommé député Son Altesse royale Monseigneur le Comte d'Artois.

A ces mots la Chambre retentit d'applaudissements enthousiastes, les résistances se sentirent appuyées.

Le baron de Batz exhiba alors le procès-verbal de cette nomination qui, nous l'avons vu, disait en substance : les gentilshommes du pays qui a été le premier héritage du grand roi, l'idole de leurs pères ont élu à l'unanimité un prince de son auguste race ; « cette phrase loyale fut couverte par de nouveaux applaudissements ».

Mais baissant le ton, Jean reprit — J'ai la tristesse de vous faire connaître que cette députation a été arrêtée dans son effet par l'opinion de quelques ministres qui croient qu'un fils de France, frère du roi, ne peut siéger dans cette Chambre : cette opinion respectueuse est injurieuse pour l'auguste maison dont un grand roi a dit : « Notre plus beau titre est celui de gentilshommes ». Les princes, autrefois, assistaient toujours à cette assemblée. Mais cette Chambre protestera, car il y va de la liberté nationale, de l'autorité et de l'intégrité de vos suffrages; non, ajouta-t-il avec emportement, les caprices ou les erreurs des ministres ne doivent pas prévaloir contre des députations régulièrement faites.

C'était là la nouvelle décision prise par Jean et ses amis : forcer la Chambre à valider le comte d'Artois malgré lui... le parti libéral le sentit... Il fallait à tout


prix arrêter cet essai de contre-révolution, aussi l'un des quarante-cinq gentilshommes dissidents nettement attaché à la fortune du duc d'Orléans, le vicomte de Noailles', ne put entendre froidement parler ainsi des ministres chargés de faire le jeu de son parti au conseil du roi.

— Il faut, avant tout, s'écria-t-il, que la Chambre connaisse les intentions de monseigneur le comte d'Artois et je demande à Monsieur le baron de Batz s'il a qualité pour les faire connaître.

— J'ai déjà déclaré que non, répondit Jean de Batz, mais j'ai un mandat impératif de maintenir l'effet de cette députation... Tout ce que je puis dire, c'est que, quand j'ai eu l'honneur de remettre cette députation aux mains du comte d'Artois, celui-ci a déclaré franchement qu'elle lui était agréable et qu'il était heureux de pouvoir participer aux travaux de cette Chambre... Cependant ajouta-t-il avec force, encouragé par ses amis les d'Épréménil, les Monlboissier2, les Montcalm 3... un obstacle puissant l'arrête donc?

Cette allusion aux oppositions libérales mit la Chambre en rumeur, de toutes parts on entendit :

— Résumez! concluez!... Assez!...

1. Noailles (vicomte Louis-Marie de), cousin de La Fayette, né en 1756, eut des opinions très avancées, célèbre par son duel avec Barnave, émigra, servit à plusieurs reprises, mourut en 1806 dans un combat naval sur les côtes de Cuba.

2. Montboissier Canillac (comte de), député aux États généraux pour la noblesse de la sénéchaussée de Clermont en Auvergne.

3. Montcalm (Paul-François-Joseph, marquis de), fils du célèbre vaincu du Canada, né en 1756, émigra en 1790, mort en Piémont en 1812.


Le baron de Batz, selon son habitude, fit tète à l'orage et, abandonnant l'idée de faire valider le prince, malgré lui, proposa de nommer une députation chargée de supplier le roi d'assurer l'effet de la nomination du comte d'Artois.

La séance fut interrompue, les interpellations se croisèrent, une partie des assistants murmura, les autres applaudirent, cette simple motion fit entrevoir combien était profonde la scission.

Quelques brouillons s'agitèrent et l'un d'eux, placé près de la porte, se mit à crier :

— Il est surprenant qu'un député de l'Albret, Monsieur de Batz, présenté aujourd'hui seulement, soit admis sur-le-champ tandis que les députés de l'Artois attendent depuis cinq jours!

Le baron de Batz, préludant à ces discussions passionnées de la Constituante, répliqua vivement :

— Il est plus surprenant qu'une personne non admise se permette de scinder une délibération qui n'est pas encore terminée.

L'orateur des députés de l'Artois, M. de Beaumetz1, qui, parmi les propos échangés, avait cru entendre suspecter la fidélité des députés de la noblesse de l'Artois au nombre desquels était justement Charles de Lameth 2, un

1. Beaumetz (Albert Briois de), né en 1159, magistrat, constitutionnel, fut président de l'Assemblée, émigra, mourut en Amérique.

2. Lameth (Charles de), né en 1757, très libéral, célèbre par son opposition, eut un duel retentissant avec le duc de Castries, émigra mourut en 1835 lieutenant général et député.


des chefs du parti d'Orléans, jugea prudent de s'avancer et de s'excuser sur ce que ses collègues et lui avaient été témoins muets d'une délibération concernant le comte d'Artois sans qu'ils aient pu témoigner publiquement de leur dévouement et respect au prince, leur suzerain.

L'incident fut clos, mais quel vivant tableau de l'acharnement des libéraux contre l'ingérence royale directe. Combien les Noailles, les Lameth marquaient déjà leur hostilité future et combien, à part le baron de Batz, les membres de la majorité montrèrent de faiblesse et d'indécision.

La Chambre, sous la pression des libéraux, refusa d'envoyer une députation à Louis XVI pour réclamer que le comte d'Artois siégeât et elle décida d'attendre les intentions du prince au sujet de cette députation ; première et vaine tentative de résistance.

Le 15 mai, c'est-à-dire le lendemain, le comte de Montboissier donnait lecture de la lettre suivante que lui avait adressée monseigneur le comte d'Artois i.

De Versailles le 15 mai 1789.

« Je vous prie, Monsieur, de faire part à la Chambre de la noblesse que j'ai reçu par M. le baron de Batz sénéchal du duché d'Albret, l'offre de la députation de la noblesse de cette sénéchaussée; elle m'est offerte de la manière la plus flatteuse et la plus honorable. Je

t. Conjuration d'Orléans, par Montjoye, t. I, p. 245 et passim. — Cahiers de la noblesse du pays d'Albret, lac. cit.


n'oublierai jamais la sensible reconnaissance que je dois à cette marque d'estime et de confiance; je vous prie, encore, Monsieur, de bien exprimer à la Chambre de la noblesse qu'un descendant de Henri IV sera toujours honoré de se trouver parmi des gentilshommes. Assurezles que mon désir le plus ardent eût été de siéger avec eux et de partager leurs délibérations surtout dans une circonstance aussi honorable, mais chargez-vous en même temps de déposer dans le sein de la Chambre les regrets aussi pénibles que sincères que j'éprouve, d'être forcément obligé par des circonstances particulières de ne pouvoir accepter cette députation. Il m eut été bien doux de mieux connaître, de mieux apprécier encore, s'il est possible, les sentiments qui distinguent la Noblesse française. Mais, Monsieur, certifiez en mon nom à toute la Chambre que, forcé de renoncer, en ce moment, à l'espoir d'être un de ses membres, elle peut compter qu'elle trouvera toujours en moi les mêmes sentiments que je n'ai jamais cessé de montrer..., etc.

» CHARLES-PHILIPPE. »

Jamais on ne distribua plus galamment eau bénite de cour.

La Chambre arrêta à l'unanimité que M. le Président irait porter au comte d'Artois ses remerciements, ses regrets et ses respects. C'était une formule parfaite qui réunit tout le monde, les hypocrites du parti libéral et


les niais du parti absolu. Toutefois les termes employés par le prince étaient bien significatifs : regrets ardents, forcément obligé, forcé de renoncer...

Le lendemain nouvelle lettre de ce prince moins avare de son encre que de son sang. Le comte de Montboissier l'avait reçue de ses mains lors de la visite qu'avait ordonnée la Chambre : c'est vraiment une réponse qui explique les futures hésitations de Coblentz et les refus secs de Quiberon. Dans les quelques mots suivants, le comte d'Artois se livrait à un de ces enthousiasmes qui s'éteignaient sur le papier. Il faut les lire pour comprendre la psychologie de cette âme falote.

« Monsieur, disait-il, j'essaierai de venir vous exprimer la reconnaissance que m'inspire la démarche, honorable pour moi, dont la Chambre de la noblesse vous a chargé et les regrets qu'elle veut bien éprouver. Ils augmenteraient ceux que ressent mon cœur, si cela était possible, mais, Monsieur, veuillez parler encore en mon nom à la Chambre et lui donner la ferme et certaine assurance que le sang de mon aïeul m'a été transmis dans toute sa pureté et que, tant qu'il m'en restera une goutte dans les veines, je saurai prouver à l'Univers entier que je suis digne d'être gentilhomme français. »

Cette déclaration fut accueillie par les plus vifs applaudissements et ce fut tout ce que recueillirent les efforts, les assauts dirigés par Jean de Batz contre cette pâle conscience : triste lettre de change qui fut protestée quand Puysaye et Cadoudal la présentèrent plus tard.


Le baron reçut une lettre à peu près semblable du prince, — elles lui coûtaient si peu, — pour les électeurs de Tartas. Mais il y attacha une médiocre importance. Ce qu'il attendait c'était la réponse du roi aux énergiques considérations contenes dans sa lettre du 13 mai.

Les bureaux ponctuels et remplis de rédacteurs ne pouvaient manquer à la règle établie, et là où Henri IV, si souvent cité dans cette affaire, eût répondu une lettre typique dans laquelle il eût aimé à discuter les forts arguments présentés, Louis XVI, par les valets de ses ministres, fit répondre des banalités qui montraient le nombre restreint d'idées politiques dont disposaient les Villedeuil et les Barentin.

« Sa Majesté, avait écrit un rédacteur quelconque, m'a ordonné, Monsieur, de vous faire savoir qu'elle est satisfaite des sentiments que vous lui avez exprimés tant en votre nom qu'en celui du corps de la noblesse de l'Albret. Les souvenirs qui se conservent dans cet héritage de Henri IV ne permettent pas de douter de l'inaltérable fidélité de ses habitants au grand roi dont la mémoire est si chère à la France.

» Si des circonstances particulières s'opposent à ce que le Prince, que les gentilshommes du duché d'Albret ont nommé leur député accepte leur députation, Sa Majesté n'en est pas moins touchée des motifs de cet hommage.

» Quant à vous, Monsieur, Sa Majesté me charge de


vous dire qu'elle connaît vos sentiments personnels et qu'elle ne doute pas de vous voir toujours où vous appelleront vos devoirs et le dévouement à sa personne

» DE VILLEDEUIL 2. »

C'est ainsi que le marquis de Villedeuil, fils d'un mécanicien, le premier parmi ceux qui émigrèrent sans regarder derrière leurs chausses, écrivait à celui qui, au milieu des plus grands périls et des plus grands dangers, exécuta à la lettre la banale formule de cette palinodie : et c'est autrement que Henri IV, deux cents ans auparavant, écrivait à Manaud de Batz quand il lui disait : « Mons de Batz, ils m'ont entouré comme la beste et croyent qu'on me prend aux filets. Moyje leur veulx passer à travers et dessus le ventre, j'ay eleu mes bons et mon Faulcheur en est. »

Les temps étaient changés, le roi aussi; seul subsistait le dévouement des Batz.

Au fond, quelle avait été en cette circonstance la vraie raison qui avait obligé le roi à refuser à ses meilleurs partisans de préparer une résistance qui, en ce moment précis, eût été efficace? Louis XVI ne voulut pas désobéir à ses ministres. Le baron, dans sa lettre, avait indiqué cet obstacle, il savait que ces tristes et pâles conseillers tremblaient devant l'aspect froid et

1. Procès-verbal de l'élection aux États généraux des sénéchaussées de Nérac, loc. cit.

2. Villedeuil (Laurent de), fils de Pierre-Joseph-Laurent, mécanicien, ministre de la maison du roi de 1788 à 1189, émigra.


ferme du calviniste Necker leur collègue. Celui-ci, comme représentant du parti libéral et populaire n'eut, probablement, qu'à froncer le sourcil pour que MM. de Montmorin 1, Barentin2 et autres La Luzerne suppliassent le roi de ne point permettre une élection qui paraissait devoir susciter des troubles hypothétiques.

Cette première tentative de résistance, ce premier acte de la contre-révolution échoua donc piteusement comme devaient échouer tant d'autres projets par la suite, et le duc d'Orléans resta maître du champ de bataille. Le jugement de ses contemporains mis au courant de cette manœuvre fut sévère. La lecture des lettres du comte d'Artois leur fit dire que ce n'était plus le temps de donner autant à l'affabilité et aux égards mais un peu plus à la politique.

Naturellement le duc d'Orléans ne se démit point de son mandat de député et garda toute sa popularité. Le roi, outré de voir qu'il n'avait point compris ses intentions, rompit complètement avec lui et lui fit savoir que les projets de mariage de ses enfants devaient être abandonnés; dès lors, dit un contemporain, le désir de la vengeance, le délire de l'ambition achevèrent de dépouiller son âme de tout sentiment humain, il ne s'y trouva plus que l'instinct du tigre.

1. Montmorin (François de Saint-Herem de), né en 1745, ministre des affaires étrangères, très dévoué au roi, massacré en septembre 1792.

2. Barentin (Ch.-L. de), conseiller au Parlement de Paris, garde des sceaux, émigra, mourut sous la Restauration, chancelier honoraire de France.


Les événements, du reste, se précipitaient, ces incidents se passaient le 16 mai; les 20 et 23 le clergé et la noblesse se dépouillaient de leurs privilèges pécuniaires. Jean de Batz fit comme les autres, mais sa récente fortune se composant de capitaux en partie placés chez des banquiers anglais, secret de son aisance durant toute la Révolution, il fut moins atteint que d'autres par ce sacrifice forcé.

Il n'était point de ceux qui pensaient aux concessions; son plan consistait tout simplement à conseiller au roi d'ordonner à la noblesse et au clergé de résister, de ne point se joindre aux communes et de dissoudre celles-ci, par la force; s'il le fallait. On n'écouta pas ses avis qui cependant avaient une valeur d'autant plus grande qu'ils n'étaient point dictés seulement par une intransigeance farouche, mais par la connaissance qu'il avait du manque de confiance des révoltés dans la réussite de leurs projets. Clavière, en effet, avec lequel il était resté en étroits rapports, avait, grâce à ses ressources nouvelles et qui l'avaient enrichi, commencé à recevoir à sa table, dans des dîners célèbres, les jeunes, les ardents, ceux qui aspiraient à renouveler et à gouverner la France, Louvet1, Brissot, Dumouriez, de Grange, Mirabeau, étrange contraste avec Jean de Batz qui lui, au contraire, depuis ses tentatives en faveur du comte d'Artois, était fréquemment reçu à ces soupers offerts

1. Louvet de Couvray (Jean-Baptiste), né en 1760, mort en 119 î, fit partie des Girondins, puis des Cinq-Cents, auteur de Faublas.


par le prince chez madame de Polignac et organisés par le marquis de Vaudreuil ' Si le comte d'Artois avait écouté les conseils de ces ardents partisans de la résistance il eût probablement joué un rôle héroïque dans ces temps troublés, malheureusement le marquis de Vaudreuil le dominait et le conduisait avec toute son expérience de roué, toute la force de sa mauvaise réputation. A son avis le prince ne devait pas s'encanailler en s'occupant de politique. Du reste Vaudreuil et madame de Polignac2, dont la liaison n'était un mystère pour personne, ne croyaient pas à une aventure aussi redoutable qu'on la prédisait et ils discutaillaient encore sur le retour probable des jésuites. Cette inconscience qui allait si bien à l'esprit léger du comte d'Artois éloigna bientôt de lui tous ceux qui, plus pratiques, auraient pu lui être utiles. Cependant le baron ne se retira qu'après avoir obtenu du Comte sa signature au bas d'un mémoire où les princes du sang exposaient leurs craintes à Louis XVI, manifeste que le prudent comte de Provence refusa de signer 3.

La mort du Dauphin, survenue le 4 juin, fut le premier J

1 It , ,'- t- ~, 1 -1 Ir~

-,,a

1. Vaudreuil (Louis-Philippe de Rigaud, marquis de), marin, lieutenant général, député aux Etats généraux, émigra en 1791. Né en 1724, mort en 1802.

2. Polignac (Yolande-Martine-Gabrielle de Polastron, duchesse de), née en 1149, morte le 6 décembre 1793, émigra en même temps que le comte d'Artois; favorite de la reine.

3. Montjoye, Histoire de la conjuration de Philippe d'Orléans, t. I, pp. 252 et suiv. — Archives du château de Mirepoix, mss du baron Jean de Batz.


grand malheur de cette série noire dont allaient être accablés le Roi et la Reine.

Jean de Batz ne fit naturellement pas partie des quarante-cinq gentilshommes qui se réunirent aux communes après le serment du Jeu de Paume, il n'entra à l'Assemblée nationale que sur l'ordre du Roi.

Pendant les premières séances, il resta muet spectateur des événements, ne se mêlant aux discussions que dans les couloirs, et laissant les grands orateurs et les grands politiques diriger les débats. Dès ce moment, écœuré de voir ses efforts inutiles, il jugea que l'énergie allait se noyer dans les discussions et que le seul côté intéressant pour lui serait la réforme financière qui, en réalité, était et aurait dû toujours rester la principale occupation des membres de l'Assemblée.

Depuis plusieurs années il étudiait ces passionnantes et abstraites questions avec Clavière; celui-ci, qui avait su inspirer une si grande confiance à Mirabeau, lui avail inculqué certaines idées en finances, mais l'éclatante éloquence de ce porte-parole menaçait d'entourer de trop de foudres les subtilités du Genevois : aussi c'est avec Jean qu'il aimait à discuter, dans le silence du cabinet, le parti que l'on pourrait tirer, au point de vue de la réforme fiscale, de ce chaos parlementaire.

L'esprit toujours en éveil du baron vit bientôt tout ce qu'on pourrait obtenir, pour le plus grand profit du roi, de toutes ces liquidations, de ces emprunts, de ces systèmes qui allaient éclore et s'accumuler les uns sur


les autres; car, aux yeux de cet homme pratique, la résistance ayant été abandonnée, il s'agissait surtout de constituer des réserves pour le moment fatal où l'argent serait nécessaire.

Plus que jamais il s'adonna à l'étude de ces brochures, de ces plans, qui paraissaient tous les jours; plus que jamais il étudia les systèmes financiers anglais et hollandais et le jour vint où Clavière comprit que, plus sérieux et plus pondéré que Mirabeau, le baron pourrait combattre, dans les couloirs et les comités, avec plus de succès l'ennemi commun, le ministre Necker.

Autour de cette table chargée de papiers, de livres, sous cette lampe, où ces deux hommes travaillaient, on eût pu suivre, dans leurs regards, leurs ambitions. Être ministre, réformer les finances, faire fortune, tel était le dessein de Clavière. Servir le roi menacé, aider à le maintenir au pouvoir en rétablissant l'ordre dans les finances, telle était la pensée dominante de Jean de Batz, et tous deux devaient, en s'aidant mutuellement, essayer de parvenir à leur but, le baron en faisant triompher certaines théories financières qui lui étaient communes avec le Genevois, et celui-ci en procurant au baron le concours des plumes libérales.

Leur effort, cependant, ne tendait pas seulement à réaliser des combinaisons gouvernementales, ils s'occupaient avec persévérance de leurs relations avec les banques étrangères. Les marchés anglais, hollandais étaient l'objet de leur constante étude et ils resserraient


de plus en plus leurs relations avec les grandes maisons de banque de Londres et d'Amsterdam.

Au milieu de ces occupations embrassant le présent et l'avenir, Jean songeait peu à venir à Versailles où les travaux des députés n'avaient aucun objet pratique, il restait tout le temps à Paris, observant les progrès de la révolution et s'accoutumant à cette effervescence populaire au milieu de laquelle il allait si miraculeusement et si habilement vivre pendant six terribles années.

C'est ainsi qu'il assista à l'émeute du 14 juillet en témoin impuissant mais indigné; dès le lendemain il ne put y tenir, courut à Versailles et se présenta chez le roi qui l'avait fait déjà appeler à plusieurs reprises pour avoir son opinion sur les événements. L'entrevue fut pathétique, Jean y déploya cette éloquence du cœur, si chaude chez lui quand elle défendait ses convictions : mais il en sortit navré, attristé par l'indécision du roi. Aussi, se rappelant le succès de son dialogue de l'évêque Adalbéron, il se remit au travail sur les instances de ses amis :

« Juillet 17894. — Pressé par quelques amis j'ai repris la plume, écrit-il fébrilement, presque sans l'avoir quittée, et dans l'espace de peu de jours cet opuscule a été composé, refondu et deux fois imprimé : quelques pages d'abord jetées au hasard, dignes tout au plus de la

1. Archives du château de Mirepoix. Manuscrits du baron Jean de Batz.


futile curiosité des lecteurs, ont fait place à un écrit plus ambitieux! Mais que sont les moments qui nous dévorent? La monarchie chancelle prête à crouler, à s'ensevelir sous des siècles anticipés et à nous laisser sur un abîme sans fond entre l'anarchie et les fléaux de la tyrannie!... »

Puis, s'adressant au roi : « J'obéis, Sire, à Votre Majesté et je viens, Sire, rendre à vos réflexions le sujet à chaque instant plus grave de quelques entretiens où vous avez daigné m'admettre... J'ai tout tenté, Sire, pour faire passer jusqu'à votre âme trop sereine les sombres terreurs dont la mienne est obsédée... Qu'ai-je obtenu? je l'ignore, et puisque Votre Majesté n'a paru m'opposer que les systèmes ou les pensées d'autrui et qu'elle a renfermé dans son cœur le secret de ses jugements personnels, je dois respecter comme elle-même le mystère dont elle couvre les desseins de nos destinées 1... »

Après ce préambule, où nous voyons au travers de l'âme de Louis XVI à cette époque avec la plus cruelle transparence, Jean de Batz fait exposer par son évêque les dangers que court la monarchie, ce n'est plus, comme dans la première version, l'examen de l'état des diverses couches sociales, c'est, exposés, dans toute leur erreur, les sophismes dont se servaient les libéraux : je cite quelques-unes de ces pensées qui de prophétiques sont devenues de tristes réalités.

1. Pour se rendre compte de l'état d'esprit du roi, voir les Mémoires de Malouet, t. II, dans lesquels il raconte ses conversations avec Louis XVI en 1790 et 1191.


« Nature, s'écrie-t-il, Égalité, Liberté les voilà les grands mots avec lesquels on attaqua de tout temps tout gouvernement qu'on voulut renverser!... »

Il part de là pour prouver l'absurdité de l'égalité, dans une série d'arguments pressés, ardents, colorés, naturels et qui ne sont plus présentés dans cette langue ampoulée du XVIIIe siècle mais bien dans le plus pittoresque et le plus simple des styles.

« L'Égalité civile et politique, dit-il, me semble un mot vide de sens toutes les fois qu'on y cherche autre chose que l'égale soumission aux lois. La Liberté me paraît consister dans le pouvoir de faire tout ce que les lois n'ont pas défendu sans être obligé de rien faire que ce qu'elles ordonnent. »

Il se base, dès lors, sur ces définitions, il supplie Louis XVI de s'appuyer sur un patriciat, une aristocratie forte et réglée avec une part importante donnée au mérite personnel pour qu'il puisse conquérir, à son tour, ce patriciat.

« Sire, écrit-il, j'aime de passion toutes les conquêtes du mérite personnel ; elles épurent la nation à qui on les donne en exemple. »

« Démocratie et royauté, Sire, dit-il plus loin, sont choses qui se repoussent et se dévorent. »

« Tous les abus dont s'afflige le cœur de Votre Majesté disparaîtraient si vous teniez d'une main ferme et haute la bride des lois... L'autorité suprême n est jamais innocente des délits qu'elle tolère sciemment. »


C'est par un remarquable tableau du gouvernement démocratique qu'il termine ces pressants avertissements, ces sages conseils à Louis XVI : qu'on lise les quelques lignes qui suivent et on verra si l'homme qui devait lutter contre la Convention connaissait les vices du gouvernement populaire.

« Le plus absurde des tyrans c'est la multitude partout où elle a de l'autorité : c'est aussi le plus jaloux, le plus capricieux, le plus injuste des maîtres; elle a tous les vices des tyrans, elle aime comme eux les flatteurs, les récompense, mais toujours finit par étouffer ceux qu'elle a d'abord caressés. Elle porte envie à l'opulence, prend ombrage du crédit qu'elle-même a donné, estime et déteste la vertu, craint les talents supérieurs, fait un -crime d'une naissance distinguée et ne pardonne jamais les exploits dont elle a profité. »

On voit par ces fragments que l'écrivain était prêt pour la lutte et saurait utiliser les défauts et les vices de chacun dans ses futurs complots.

Mais comme il le laisse entendre lui-même, peu à peu, devant le manque d'énergie du roi, « l'ardeur dont il brûlait pour connaître les ressorts de l'art politique » s'éteignit,, il devint songeur. Souvent on le voyait réfléchissant aux moyens de lutter, d'organiser la résistance. Il ne pouvait se pardonner son échec dans l'affaire de l'élection du comte d'Artois, la facile victoire de Philippe d'Orléans lui était restée sur le cœur. En lui l'idée montait qu'on ne peut triompher des assemblées élues


que par la corruption, et les grandes lignes de son vaste plan s'ébauchaient déjà dans son cerveau. Ainsi, au jour même de la naissance du parlementarisme naissait l'idée qui devait l'avilir. Sans ajouter une importance aussi grande que ses contemporains à la conjuration d'Orléans (il n'en parle nulle part), il ne doutait pas un instant des menées de ce prince pour troubler Paris; aussi veillaitil de près et éclairé par les libéraux qu'il fréquentait, par Clavière dont les incessants rapports avec Mirabeau, bras droit du duc, rendaient très averti de tout, il attendait une occasion pour concourir dans la mesure de ses moyens à l'effondrement de ce prince corrompu.

Les journées des 5 et 6 octobre lui en fournirent l'occasion. Déjà l'étoile du duc pâlissait et si l'exercice du parlementarisme avait inauguré l'ère de la corruption, il avait déjà provoqué sa propre conséquence : la consommation d'hommes. Le baron, qui connaissait les dépenses exagérées et les sommes distribuées à cette époque dans les faubourgs, s'attendait à quelque journée d'émeute. Il jugea utile d'être au premier rang, d'abord pour recueillir certains indices sur la complicité du duc dans les troubles et enfin pour être près du roi en cas de danger.

Aussi le 5 octobre était-il un des premiers à son poste

à l'Assemblée.

Sans entrer dans des détails trop connus sur les fameuses journées, il est nécessaire de résumer succinc-


tement cet événement avant de laisser la parole à Jean de Batz, dont nous avons le témoignage complet.

Soit pour soustraire le roi à son entourage aristocratique, soit pour agir directement sur le pouvoir législatif et exécutif, les meneurs du peuple de Paris l'excitèrent à se transporter à Versailles pour épouvanter d'abord et ensuite ramener en ville la famille royale. Le but réel était de pouvoir peser plus facilement sur les décisions du gouvernement : la suite le prouva bien.

Quoi qu'il en soit, saisissant le prétexte de la famine, le 5 octobre au matin une foule tumultueuse armée de fusils, de piques et traînant des canons se dirigea sur Versailles en criant : « Le roi à Paris, du pain ! du pain ! » Vers onze heures les émeutiers arrivent à Versailles, envahissent la salle de l'Assemblée nationale qui discutait la Déclaration des droits de l'homme. Le château fut bientôt investi, tantôt on voulait que le roi partît, tantôt on demandait qu'il restât : quelques meurtres se commettent, le sang coule, l'Assemblée était toujours envahie. Vers minuit arrive La Fayette 1. La foule dès le matin du 6 octobre envahit le château, le pille en partie, et ne se retire que sur l'injonction du commandant de la garde nationale et sur la promesse que le roi irait habiter Paris. On sait quel calvaire fut pour le malheureux monarque ce voyage de Versailles à Paris au milieu d'un ramassis de scélérats, d'assassins et de

1. Fayette (Gilbert Motier, marquis de la), né en 1757, connu par l'expédition d'Amérique et son libéralisme; mort en 1834.


mégères! Dès ce jour-là il fut prisonnier et il le dut bien comprendre puisque l'horrible troupe avait commencé à Versailles par massacrer les fidèles gardes du corps et les remplaçait à Paris par la garde nationale.

Ces événements dont je n'ai pu, en quelques lignes, décrire l'horreur soulevèrent la réprobation universelle. Il n'y eut en France qu'un cri : « C'est un attentat du duc d'Orléans! »

Autant pour essayer de le disculper que pour le convaincre de son infamie, tous les députés décidèrent qu'on confierait l'instruction de cette terrible affaire au Châtelet et de nombreux témoins furent entendus. Le baron de Batz qui avait été au premier rang, qui s'était même mêlé à la foule des énergumènes venus de Paris, avait pu recueillir des indices intéressants. Arrivé à l'Assemblée qui siégeait depuis le matin, il avait pris part à ses travaux et avait même, quelques instants avant l'émeute, été nommé membre du Comité des rapports avec un certain nombre de ses collègues, parmi lesquels Prieur1, le futur régicide et farouche conventionnel, Emniery, qui présida plusieurs fois la Constituante, le trop connu Lepelletier Saint-Fargeau et le jurisconsulte Treilhard.

Voici comment il raconta ce dont il avait été témoin lorsqu'il fut convoqué au Châtelet2.

1. Prieur, avocat à Châlons, député de la Marne, né en 1760, mort en i821 à Bruxelles.

2 Voici exactement le libellé de la déposition : Procédure criminelle du Châtelet. Déposition du baron de Batz C.C.I., messire Jean,


« Le lundi 5 octobre dernier, revenant de Paris à Versailles, je fus dépassé par cinq ou six cavaliers qui allaient au grand galop et durent être à Versailles quelque temps avant moi; tout était dans le calme à Versailles, au moment où j'y arrivais.

» Il n'en était pas de même un quart d'heure après. » J'étais descendu à l'hôtel d'Elbœuf où j'avais mon logement et devant lequel est une petite place où j'entendis appeler le peuple au son du tambour et annoncer que le capitaine Lamoisson ou un nom à peu près semblable, ordonnait à sa troupe de s'armer et de se rassembler.

» Un quart d'heure après, j'entendis également crier dans la même place que les gens du faubourg SaintAntoine allaient arriver armés : il était alors midi.

» Je me rendis à l'Assemblée nationale que je trouvai dans la plus grande effervescence; on y délibérait sur la conduite des gardes du corps et ils avaient des accusateurs violents : on parlait même de dénoncer la Reine.

» A une heure et demie on disait hautement dans l'Assemblée que les gens du faubourg Saint-Antoine arrivaient précédés des poissardes de Paris et l'on

baron de Batz et de Sainte-Croix, âgé de trente-quatre ans, grand sénéchal d'Albret, député de l'Assemblée nationale, demeurant à Paris, rue Ménars. (Ceci semble rapporter la naissance de Jean à 1755, mais avec les habitudes de feindre qu'avait adoptées le baron, cette déclaration semble au contraire donner raison à ceux qui le font naitre en 1154, bien plus qu'à ceux qui le croient né en 1762. Plus tard, il donnera encore des âges différents et des noms supposés pour les besoins de sa cause.)


annonçait les intentions les plus hostiles de leur part et contre les gardes du corps et contre plusieurs membres de l'Assemblée.

» Je sortis de l'Assemblée nationale à quatre heures un quart; dès que je fus entré dan's l'avenue de Paris, j'entendis beaucoup de bruit à droite et à gauche. Sur la gauche les gardes du corps arrivaient au galop et se formaient devant la première grille du château : du côté opposé je voyais arriver une troupe de femmes précédées d'hommes à cheval, assez mal déguisés en femmes pour qu'on pût apercevoir des vêtements d'hommes à travers leur déguisement. Je marchai parallèlement à cette troupe et j'arrivai avec elle à la ligne des gardes du corps.

» Je crois inutile de déposer les détails de tous les faits dont je fus le témoin pendant environ deux heures que je suis resté mêlé, tantôt parmi les femmes, tantôt dans les rangs du régiment de Flandre formé en ligne à gauche des gardes du corps, et tantôt parmi le peuple attroupé par pelotons à la droite desdits gardes du corps.

» Mais je crois utile de déposer que j'étais à quinze pas de M. de Savonnières1 quand il fut assassiné d'un coup de fusil qui lui fut tiré par un garde de la milice de Versailles. J'entrai alors dans les troupes du peuple

1. Le marquis de Savonnières fut la première victime de ces deux atroces journées : il venait de poursuivre un garde national de Paris qui avait apporté le trouble parmi les chevaux des troupes, il reçut un coup de fusil qui lui brisa l'épaule, il était lieutenant des gardes du corps.


qui applaudissait très brusquement à cet assassinat et j'ai remarqué des scélérats qui allaient de groupe en groupe annonçant que les gardes du corps seraient égorgés par les Parisiens qui allaient arriver. »

J'interromps ici la narration du baron de Batz pour dire qu'un officier des gardes du corps reçut avis d'un capitaine de la garde nationale que les dispositions de ses hommes étaient « atroces » et qu'au premier coup de fusil venant des gardes du corps tout serait, à son grand regret, massacré. Cette communication et l'ordre du roi retinrent les troupes et les empêchèrent, malgré leur vif désir, de venger la mort de M. de Savonnières.

« A l'entrée de la nuit, continue Jean de Batz, je pénétrai dans le château avec M. Mounier t, président alors de l'Assemblée nationale et qui allait avec quelques députés mes collègues, en députation devers le Roi : on laissa entrer avec nous quelques-unes des femmes qui étaient venues de Paris et le roi eut la bonté de leur donner une sorte d'audience.

» Vers les neuf heures on avertit tous les députés qui se trouvaient au château de se rendre à l'Assemblée nationale à laquelle le roi allait écrire; je m'y rendis vers neuf heures et demie.

1. Mounier (Jean-Joseph), juge royal à Grenoble, député du tiers état, joua un grand rôle dans l'Assemblée, émigra en mai 1790, mourut conseiller d'État de Napoléon 1er et baron.


» Toutes les loges qui environnaient les bancs de cette salle et la barre étaient occupées par ces femmes venues de Paris et qui, tantôt par des cris, tantôt en se mêlant aux délibérations, offraient un étrange spectacle. Pour intéresser cet auditoire on délibéra de faire lire les offres et les dons patriotiques, parmi lesquels j'entendis distinctement l'adresse des galériens de Toulon qui offraient à l'Assemblée nationale leurs bras.

» M. l'évêque de Langres1, qui présidait accidentellement l'assemblée en l'absence de M. Mounier qui était resté chez le roi, se retira et la séance fut levée, mais au même instant on annonça le retour de M. Mounier et l'on invita les députés à reprendre leurs places; mais il en resta un très petit nombre et dans toute la partie droite de la salle, je n'aperçus, parmi les femmes qui couvraient les bancs, qu'un seul homme, il tenait une corde à la main et j'eus occasion d'entendre de sa bouche que c'était la corde avec laquelle les bourreaux le pendaient le matin du jour même, lorsqu'il fut arraché de leurs mains par ces mêmes femmes qui l'avaient amené à Versailles, en triomphe parmî elles2.

» Tel était l'état et la composition de l'Assemblée nationale lorsque M. Mounier fit la lecture de la sanction que le roi accordait à des décrets de l'Assemblée nationale, sur lesquels Sa Majesté avait jusqu'alors proposé des difficultés. »

1. De La Luzerne (César-Guillaume), évêque de Langres depuis 1170.

2. C'était un nommé Lefèvre.


Voici les termes de la sanction royale arrachée à Louis XVI sous la pression de l'émeute; cette manière de procéder inaugurée à Versailles fut désormais adoptée par le peuple qui en usera pendant toute la Révolution. el J'accepte purement et simplement les articles de la Constitution et de la Déclaration des droits de l'homme que l'Assemblée nationale m'a présentés. »

« Après cette lecture, continue le baron, les prétendues poissardes se levèrent avec fracas et il ne resta aucune forme d'Assemblée : j'étais alors huitième ou neuvième député resté dans la salle. J'examinai avec une sorte de terreur et d'horreur le spectacle qui m'environnait : ces propos de sang que j'entendais contre la famille royale et particulièrement contre la Reine me faisaient frémir.

» Je fus abordé par un particulier qui n'était point député et qui m'est encore inconnu : il me dit ces propres mots :

D — Vous me paraissez, monsieur, profondément frappé de tout ce que nous voyons ici, je puis vous donner bien plus à penser, si vous le voulez je vais vous mettre en conversation avec une femme habillée en poissarde; elle est fort riche, elle a des loges aux spectacles et certainement elle a quelques grandes raisons d'être ici.

» J'acceptai avec empressement la proposition qui m'était faite, je causai au moins une demi-heure avec cette femme. Ses propos qui me frappèrent le plus furent ceux-ci.


» Elle me dit que la milice de Paris et les gens du faubourg Saint-Antoine allaient arriver et que si M. de La Fayette avait refusé de marcher à la tête de la milice il aurait été pendu; elle me fit voir une petite meurtrissure qu'elle avait sur la main en me disant que c'était un garde du corps qui l'avait frappée du pommeau de son épée, pour l'empêcher de pénétrer au château avec les bonnes femmes qui la suivaient; elle se plaignait vivement de ce que ce n'était point elle qui avait pu arriver dans l'intérieur du château ; elle me dit enfin qu'elle serait vengée et que la meurtrissure de sa main serait lavée dans le sang des gardes du corps; enfin, après m'avoir parlé de sa loge à l'Opéra, de ses gens, de sa femme de chambre, de son carrosse, elle me dit qu'elle avait eu chez elle plusieurs fois un prince du sang.

» La personne qui m'avait mis en conversation avec cette femme et qui la connaissait depuis plusieurs années me dit qu'elle se nommait madame Beauprez.

» Je sortis de l'Assemblée, je rentrai à l'hôtel d'Elbœuf pour prendre quelque nourriture et j'en ressortis aussitôt après pour rentrer dans le château, mais je trouvai toutes les grilles fermées.

» Pendant que j'en faisais le tour, j'entendis les cris confus de l'armée parisienne qui arrivait : j'étais seul, j'attendis pour voir si le château serait attaqué de vive force; je le crus un instant, parce que je vis sept à huit cavaliers fondre à grand galop sur deux cavaliers qu'ils prenaient pour des gardes du corps, ainsi que je le com-


pris par leurs clameurs ; mais dès qu'ils les eurent atteints ils causèrent ensemble quelques minutes et tous ensemble ils s'approchèrent de la première ou de la seconde grande porte du château au-dessous de la chapelle, laquelle s'ouvrit aussitôt : ils mirent pied à terre ; ceux qui formaient la garde de cette porte sortirent, se mêlèrent avec eux et tous ensemble ils entrèrent en s'embrassant, ce que je vis très clairement à la faveur des lumières qui étaient aux dites portes et qui éclairèrent cette scène. »

On a beaucoup recherché dans cette affaire des 5 et 6 octobre la part qu'y dut prendre le duc d'Orléans; tous les témoignages s'accordent à dire qu'il avait été vu à plusieurs reprises à cheval sur la route de Paris avec un jockey; ne serait-ce pas lui un des deux cavaliers dont parle le baron et l'autre groupe ne représenterait-il pas le général La Fayette et ses aides de camp arrivant de Paris et prêts à monter chez le roi? Ce baiser aux lumières, en ces circonstances, serait bien dramatique.

« Quand les portes furent ouvertes, j'entrai alors dans le corps de garde des Suisses et par l'intérieur de ce corps de garde dans le château ; je pense qu'il est superflu d'entrer dans le détail des faits dont j'ai été témoin dans l'intérieur du château, mais je crois devoir déposer que j'étais dans la chambre du roi, environ entre minuit et une heure lorsque M. La Fayette sortait de chez le roi.

» J'ai causé avec l'un des officiers de la milice de Paris qui l'avaient accompagné, je lui témoignai de très


vives inquiétudes sur le sort du roi et principalement de la reine : il me répondit :

» — Tout est fini, il n'y a plus aucun danger à craindre, le roi a bien voulu permettre que notre général se chargeât de la garde du château, nous répondons de tout; et maintenant que nous avons obtenu ce que le peuple désirait, nous allons nous hâter de renvoyer sur-le-champ à Paris tout ce qui n'est point utile à la garde du château afin que notre absence ne soit point funeste à Paris.

» Je sortis le dernier de l'appartement du roi et je me retirai dans un petit appartement qu'un ami me prêtait1 et que j'occupais quelquefois dans l'intérieur du chàteau.

» A deux heures et demie le silence était profond à l'intérieur et à l'extérieur, mais à la naissance du jour, j'entendis du bruit, je courus à une fenêtre qui donnait sur la terrasse du jardin et je vis arriver et se former les troupes qui environnèrent et investirent le château : je m'habillai, mais quand je voulus sortir je trouvai trois sentinelles au pied de l'escalier, et à la seule porte par laquelle je pouvais sortir. Le passage me fut constamment refusé jusqu'à près de huit heures : mais alors étant extrêmement alarmé et des cris horribles et des coups de feu que j'entendais, je pris la résolution de forcer mes geôliers : mais leur ayant déclaré que j'étais député et m'étant présenté avec quelque résolution ils me laissèrent

1. Le marquis de Brancas-Lauraguais, fils du duc de Lauraguais.


passer ; je voulus retourner vers l'appartement du roi, mais toutes les issues en étaient également gardées et fermées.

» Je pris le parti de me mêler parmi le peuple et parmi les milices. J'étais à peu de distance du balcon où je vis paraître le roi et la reine pour obéir aux cris horribles de cette multitude.

» Le surplus des faits dont j'ai été témoin me paraît inutile de déposer parce qu'ils sont de notoriété publique. Je crois cependant devoir indiquer à la justice le témoignage du comte Amédée de Durfort1 comme un témoignage utile à la connaissance de la vérité 2. »

Rien ne saurait mieux dépeindre le caractère de Jean de Batz que cette déposition. Tel il a été durant cette nuit historique : mêlé au peuple auquel il est sympathique, curieux de s'instruire, jaloux d'être près du roi menacé, désireux de le défendre, bravant le danger et passant sans horion grâce à un mélange d'arguments insinuants et présentés « avec quelque résolution » comme il le dit lui-même, tel il sera pendant toute la Révolution, et ce sera le secret de l'adroite manière dont il traversa, souriant, la tourmente.

En tout cas, il souffrit beaucoup du manque d'énergie

1. Durfort, duc de Duras (Amédée-Bretagne-Malo de), gentilhomme, de la chambre du roi, né en 1770, mort en 1836, mari de la célèbre duchesse de Duras, amie de Chateaubriand, et auteur de romans, Ourika, etc.

2. Je dois la copie de cette déposition à l'amabilité de M. Léopold Lacour, dont l'excellent livre sur trois femmes de la Révolution m'avait indiqué l'importance. Je saisis cette occasion de le remercier.


qu'il constata de nouveau chez le roi et de la faiblesse voulue de certains chefs; une sorte de fatalité semblable à celle qui a rendu célèbre le théâtre antique et si angoissant le désespoir d'Œdipe, semble planer sur cette lamentable famille de Bourbon. Que dire, par exemple, de ce silence gardé par Louis XVI lorsque le ministre de Saint-Priest commande à d'Estaing de marcher sur les hordes parisiennes, en ces journées d'octobre, que d'Estaing se tourne vers le roi attendant ses ordres et que le roi ne dit rien et rentre au château. Ce silence est significatif, on le dirait inspiré par le ciel qui veut le drame.

L'Assemblée nationale, qui, pour la première fois, venait d'être violée, T:e ressentit une véritable indignation que le lendemain, le jour même elle avait surtout ressenti de la peur. Elle fit comme feront éternellement les Parlements, elle vota une enquête qu'elle confia au Châtelet. Cette enquête, consciencieuse du reste, et dont nous venons de lire un document, dura près d'un an et fut transmise à l'Assemblée. Elle conclut à la culpabilité de deux de ses membres et non des moindres, S. A. H. le duc d'Orléans et M. de Mirabeau.

Le Comité des rapports composé d'inconnus fut chargé de rédiger un rapport à ce sujet et le 1er octobre 1790, M. Chabroud *, rapporteur, monta à la tribune.

Chabroud était un de ces hommes de loi que le tiers,

1. Chabroud (Charles), né à Vienne en 1750, mort en 1816.


pour le malheur de la France, envoya siéger en nombre aux États généraux. Petit avocat besogneux de Vienne en Dauphiné, acceptant toutes les causes et en ayant gagné de bien mauvaises, comme il avait coutume de le dire, il faillit crever d'orgueil en se voyant chargé d'une mission politique aussi considérable. Exalter la canaille, abaisser le descendant de soixante rois, persifler la reine, enguirlander Mirabeau et blanchir le futur Philippe Égalité était une rude aubaine pour ce robin famélique. Il ne manqua pas à sa mission et plaida consciencieusement pour ses deux clients de marque, négligeant M. de La Fayette, et ayant l'air de traiter les attentats d'octobre comme une gaminerie sans importance.

L'Assemblée, qui avait déjà d'autres préoccupations et 4 laquelle le souvenir de ces journée3 ne pesait plus, écouta distraitement les longues élucubrations de cet avocat de province.

Voici, pour donner un échantillon de son savoir-faire, le passage de son rapport qui a trait à la déposition du baron.

« M. de Batz conversa quelques instants avec l'une des femmes introduites dans l'Assemblée. Cette femme lui parla de ses loges au spectacle, de ses chevaux, de sa femme de chambre et d'un prince du sang qui était allé plusieurs fois chez elle : on la nommait Beauprez. J 'apprends, de la déclaration que cette femme a faite au Comité des recherches à Paris, que son vrai nom est


Élisabeth Girard; et ce qui me donne l'idée de sa fortune et de ses habitudes, c'est que, le matin du 5 octobre, elle fut appelée par des marchandes d'huîtres et alla avec elles à Versailles. Que signifie sa vanterie d'avoir vu un prince chez elle? »

On eût pu répondre à ce défenseur de la vertu du prince en question que celui-ci avait les goûts les plus vulgaires. On voit avec quel ton net et cassant Chabroud écartait les accusations contre le duc : mais lorsqu'il s'agit de la reine ce ton devient insupportable, il exagère la politesse, les égards, persiflage habituel des gens qui ne sont pas nés, quand ils veulent se moquer du monde.

« Des bandits armés ne pénétrèrent donc pas jusque dans l'appartement de la reine; l'asile de la beauté et de la majesté fut préservé de la profanation... je respire... cette certitude me soulage... elle m'aide à continuer mes recherches!... »

On peut juger par cette phrase, en un pareil moment, de la basse envie qui couvait dans ces âmes du tiers; de leur haine contre Marie-Antoinette qu'ils avaient, à n'en pas douter, sinon déjà vouée à la mort, tout au moins à l'exil.

Quoi qu'il en soit, le rapport concluait en proposant un décret par lequel l'Assemblée déclarait solennellement qu'il n'y avait point lieu à accusation contre M. de Mirabeau et M. Louis-Philippe d'Orléans.

On discuta ce rapport de 2 octobre 1790, Mirabeau


déclara de sa voix tonnante : « J'ai à faire une observation qui peut éclairer les gens équitables. Je déclare que je me porte accusateur du Châtelet et que je le prends à partie, et que je ne l'abandonnerai qu'au tombeau! »

L'abbé Maury qui, lui, avait pris à partie le duc d'Orléans, Armand de Gontaut-Biron t qui le défendit, Mirabeau qui, dans un magnifique discours, repoussa du pied l'accusation, ridicule en effet, quant à lui, M. de Montlosier2 brièvement, prirent part à la discussion rapidement close, et terminée par l'adoption, à une très grande majorité, du décret cité plus haut.

Chabroud 'fut très attaqué et très malmené pour sa partialité; et les membres de la droite, indignés au vote de l'Assemblée, signèrent une pièce intitulée : « Compte rendu par une partie des membres de l'Assemblée sur le rapport de la procédure du Châtelet ».

Après avoir énuméré les attentats commis dans ces deux fatales journées ce compte rendu ajoutait :

« Convaincus que ces attentats, que l'on a attribués uniquement à la disette du pain, étaient l'effet d'un complot dont le but détestable n'est encore connu qu'en partie, mais dont il est impossible de nier l'existence, lorsqu'on examine l'art avec lequel on avait su dans ce

1. Gontaut-Biron (Armand-Louis), puis duc de Biron, né en 1747, député de la noblesse du Quercy, général en chef de l'armée du Nord, guillotiné le 21 décembre 1193.

2. Montlosier (François de Reynaud de), né en 1755, député de Riom, célèbre ennemi des jésuites, mort en 1838.


moment déchaîner les passions... nous improuvons le rapport de M. Chabroud, etc. »

Suivaient un grand nombre de signatures, dont, parmi les amis du baron, le chevalier de Chalon, d'Avaray, d'Ormesson, de Montcalm, d'Épréménil, dans le nombre, manquaient les libéraux : ni les Noailles ni les La Rochefoucauld, ni les Lameth n'avaient signé. Dès ce jour, ils devinrent vraiment suspects aux fidèles royalistes.

M. de Batz ne signa pas, les députés témoins au Châtelet pensèrent qu'ils ne pouvaient, sans inconvenance, prendre parti dans la cause.

Ainsi se termina la première enquête parlementaire votée en France, par un vote politique dont la signification fut l'opposé de ce que l'on attendait. Le résultat moral fut plus important : le duc d'Orléans qui, jusqu'alors, avait paru être l'âme de la Révolution, fut complètement discrédité. Il ne montra, du reste, pas plus d'énergie dans ses criminelles attaques que les princes ses cousins dans leur légitime défense.

Les premières concessions étaient faites, les chefs trop faibles ou trop médiocres disparurent, laissant le sort de la France entre les mains d'hommes nouveaux à l'esprit étroit, pleins d'idées vagues, incapables d'action.

Le baron de Batz, dès ce moment, se désintéressa de la politique pure qu'il considéra comme une indigne comédie : il faut étudier maintenant son rôle financier à la Constituante.


CHAPITRE VI

LE CONSTITUANT

Aspect de la Constituante. — La salle du Manège. — Les couloirs.

Coup d'œil sur l'Assemblée. — Les chefs. — Les états-majors. Les comparses. — Les comités. — Comment se nommaient les comités. — Élection des premiers comités. — Les comités de règlement, de vérification, de subsistances. — Où se réunissaient les comités. — Les comités de constitution, des finances, des rapports, des recherches. — Le baron est élu du comité des rapports. — Il va en Hollande pour affaires. — Première discussion des projets de Necker. — Discussion. — Discours du baron de Batz. — Son projet de budget. — L'abbé Maury et le baron. — Le département des Landes. — Critique de cette division géographique. — Jean décide d'entrer au comité de liquidation. — Il veut retarder l'aliénation des biens nationaux pour entraver la marche de la Révolution. — Il se fait élire membre du comité de liquidation. — Sa composition. — Il y prend la première place. — Il est nommé rapporteur. — Nouvel incident avec l'abbé Maury. — Il lit son rapport sur les attributions du comité. — Son habileté pour atteindre son but. — Premières attaques contre lui. — Il met dans son jeu le député Demeunier. — Discussion de son rapport. — L'abbé Gouttes et les fournisseurs. — Rancune et vengeance de Ch. de Lameth. — Le baron réussit. — La Fédération. — Les soirées royalistes de d'Epréménil. — Les travaux de Clavière. — Nouveaux projets cUi baron.

(25 octobre 1789-10 septembre 1790.)

Dans l'incohérence des premières délibérations, personne ne put démêler ce que serait ni même ce que


devait être cette Assemblée appelée nationale et plus connue sous le nom d'Assemblée constituante. Cette foule de députés représentait toute sorte d'intérêts divers, la plupart étaient absolument incompétents, quelques-uns doctrinaires, beaucoup déclamateurs, tous profondément ahuris d'accoucher d'une Révolution. Cette masse d'hommes, sans chef, ne pouvait guère délibérer utilement et cependant c'est à eux que la France bouleversée, nerveuse, impatiente avait confié la tâche de changer le plus rapidement possible les règles qui dirigeaient la Nation depuis des siècles.

Jamais peut-être, mieux qu'au seuil de cette ère républicaine, on n'eut une plus vivante preuve de l'impossibilité de créer quelque chose de durable sans l'impulsion et la direction d'un chef. L'œuvre de la Constituante fut provisoire et ne pouvait être autre chose. Dans cette tour de Babel, ce chaos d'où s'éliminèrent eux-mêmes environ trois cents membres, chacun arrivait avec son petit projet de loi, en donnait lecture, le faisait adopter et parlait satisfait, ne songeant pas plus à discuter le projet qu'apportait son successeur à la tribune qu'on n'avait essayé d'examiner le sien : c'est un des étonnements de Gouverneur Morris, l'envoyé des ÉtatsUnis, d'avoir constaté dans les Assemblées françaises cette parfaite ignorance des discussions et des usages parlementaires.

Au moment d'aborder le rôle du baron de Batz dans l'Assemblée constituante, il est bon d'étudier brièvement


l'état d'esprit de ceux qui la composaient et de donner quelques indications matérielles sur cette célèbre Assemblée : d'autant plus que si ces députés ne purent se familiariser avec les règles du parlementarisme, ils en eurent du moins l'intuition par les intrigues de couloirs, les suspicions, les dénonciations, les tentatives de corruption, cortège obligé de toute Assemblée élue.

L'Assemblée nationale siégeait à Versailles dans la salle des Menus-Plaisirs, — salle immense où les discours des députés se perdaient dans le vide : après les journées d'octobre, l'Assemblée suivit le roi à Paris et fut provisoirement installée le 19 octobre à l'officialité de l'Archevêché.

Le 9 novembre eut lieu l'inauguration de la nouvelle salle choisie par les commissaires de l'Assemblée et qui était le manège royal des Tuileries, situé à peu près entre la rue de Castiglione actuelle, le bassin du jardin des Tuileries et l'hôtel Saint-Florentin. Le défaut de cette nouvelle salle était encore le manque d'acoustique et l'espace trop étendu pour que les discours pussent être bien saisis de tous les auditeurs. J'insiste sur ce point, car nombre de discussions furent détournées de leur véritable but et n'obtinrent pas le résultat désiré à cause précisément des défauts du local. Il faut ajouter, avec Cabanis, que jamais salle de réunion ne fut plus malsaine et plus insalubre.

Néanmoins les députés s'en contentèrent et, du 9 novembre 1789 au 30 septembre 1791, c'est-à-dire pendant


près de deux ans, y tinrent deux séances matin et soir, sans interruption, on eût dit que le tiers état avait à cœur de racheter par un intarissable flux de paroles le silence qu'il avait gardé pendant tant de siècles.

Avant les journées d'octobre le travail avait consisté surtout à élaborer un plan de constitution, à supprimer les privilèges et à tâcher de mettre sur pied la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Le roi, sous la pression populaire, avait consenti à ratifier l ébauche de ces projets et, chose plus grave, avait consenti à se transporter aussi à Paris. On eût véritablement dit que les deux pouvoirs cherchaient à se mettre encore davantage sous la domination de la multitude et à s'enlever toute liberté de délibérer et d'agir.

C'est donc le 9 novembre 1789 que furent repris les travaux sérieux de l'Assemblée constituante et la première séance fut de peu d'importance, car elle avait tenu absolument à siéger ce jour-là, n'ayant donné à Paris t, son architecte, qu'un jour, le 8 novembre, pour déménager de l'archevêché tous les objets employés tels (lue bancs, bureaux, tribunes, etc., sans lesquels on ne pouvait s'assembler. Réellement ces envoyés du peuple prenaient leur rôle au sérieux et étaient atteints du prurit de la délibération 2.

Voilà donc l'Assemblée installée à Paris, près du

1. Paris (Pierre-Adrien), membre de l'Académie d'architecture, ne en 1745 à Besançon, mort à Paris en 1817.

2. Ed. Biré, Journal d'un bourgeois de Paris pendant la Terreur.


château, au centre de ce foyer d'intrigues, en butte à toutes les séductions, entourée de folliculaires, de motionnaires, de révolutionnaires. Voilà ces députés, venus de province, besogneux pour la plupart, pleins d'utopies à la Rousseau, haineux, envieux de toutes les supériorités, vivant dans cette salle du Manège entourée de cours, de couloirs, de salles, d'anti-salles comme on disait alors, de coins obscurs où s'agitent, malgré la consigne, toute cette foule qu'attirent habituellement le pouvoir, l'intrigue, la concussion, où les femmes implorent, sollicitent, cèdent, courtisent, où les hommes promettent, mènacent, terrorisent, où la lie du peuple pétitionne, envahit, proteste, hurle, où les intelligences cèdent aux vociférations et où l'éloquence est remplacée par des déclamations sonores. Voilà cette Assemblée qui va donner une constitution à la France et dont les directeurs de conscience s'appellent Mirabeau, d'Orléans, Maury, Camus, Malouet, Barnave, Bailly, Mounier, Talleyrand, Sieyès et Pétion.

Parmi ces hommes, quelques-uns comme Mirabeau, Maury, Sieyès sont là pour jouir orgueilleusement de leurs paroles et de leur popularité, hermaphrodites se fécondant eux-mêmes; d'autres comme Malouet, Mounier et Barnave ont une idée, un plan, essaient de créer des postes d'hommes d'État pour les occuper, et enfin quelques-uns, comme d'Orléans, Talleyrand et Camus, nourris de fiels différents et de haines diverses, mais âpres à la curée, cherchent à dominer, sans autres calculs.


Au-dessous de cet état-major d'égoïstes, d'honorables ambitieux et de sectaires s'agitaient les groupes composés de pâles imitateurs : autour des trois premiers venaient se mêler et tâcher de se faire remarquer par leur abondance et leur universelle compétence les d'André, Sillery, Custine, Beauharnais, d'Épréménil, Sémonville, La Fayette, Lally-Tollendal, Charles de Lameth, Le Pelletier Saint-Fargeau, Mathieu de Montmorency et Noailles.

Plus silencieux et rangés autour des hommes graves et à projets on remarquait : Bergasse, Boissy d'Anglas, Brillat-Savarin, Deseze, Defermon, Demeunier, Dupont de Nemours, Duport, Guillotin, Lanjuinais, Mollien, d'Ormesson, Regnaud de Saint-Jean-d'Angely, Target, Thouret et Tronchet.

Enfin, grouillant de désirs, d'envie et d'ambitions, le troupeau agité et aigri des petites gens de loi et de chicane qui devait tout écraser : les Barère, Bouchotte, Bourdon, Buzot, Cambon, Chabroud, Cochon, DuboisCrancé, Féraud, Garat, Gobel, Gossin, Grégoire, Pochet, Rabaud Saint-Étienne, Rewbell, Robespierre, Rœderer, Vadier et Voulland.

Tels étaient ceux qui devaient prendre part à toutes les discussions, remuer inconsidérément les plus graves questions, réformer les finances et niveler tout, ceux dont les aspirations passionnées allaient avoir tant d'échos et qui devaient finir, les uns tragiquement, les autres habilement.


Au-dessus de ces neuf étoiles de première grandeur se tenaient, intransigeants dans leur fidélité et sous la direction de M. de Cazalès, les derniers soutiens de la royauté, d'Estourmel, Flaschlanden, Montboissier, Montesquiou, Montcalm, Montlosier, Panat et Virieu, derniers chevaliers du roi dans l'enceinte parlementaire, derniers tenants d'un tournoi où la lance et l'épée devaient tenir petite place et où ils succombèrent avec honneur!

Plus bas et dans l'obscurité quelques hommes d'affaires essayant de tirer leur épingle du jeu : Delaunay d'Angers, Merlin, Treilhard, Duquesnoy, Regnauld.

Par sa position, par son caractère souple et par son habitude de tous les mondes, connaissant tous les couloirs et les détours de ce sérail, le baron de Batz avait des rapports avec tous ces différents personnages. Ami de d'Épréménil et de Redon, lié par ses connaissances financières avec Regnaud, Dupont, Tronchet, ayant avec Clavière fréquenté Buzot, Cambon et Garat, assis aux côtés des d'Estourmel et des Montboissier qui le savaient dévoué royaliste et enfin utilisant les secrètes qualités des Delaunay d'Angers etdes Demeunier, il put occuper très vite une situation intéressante, car ce n'était pas seulement dans l'enceinte de la salle des délibérations que s'agitaient les questions importantes mais encore et surtout dans les couloirs et, comme on disait alors : dans le sein des comités.

Autant les grandes séances de l'Assemblée ont été étudiées, autant a été négligée l'étude de ces comités où


cependant se faisait la vraie besogne. Aussi, avant de voir quel rôle joua le baron de Batz dans l'Assemblée et surtout dans le fameux comité de liquidation, il est nécessaire d'examiner comment s'établirent et se formèrent ces comités. Pour ce faire nous devons revenir sur nos pas et retourner quelques instants à Versailles où se constituèrent les premiers comités.

Dès le début des discussions de l'Assemblée 1 et en l'absence de tout règlement, absence qui se faisait sentir, devant l'impuissance de mettre en ordre les matières innombrables à aborder et en face de l'inexpérience universelle, les députés sentirent la nécessité de confier l'étude préalable de certaines questions à quelques-uns des membres de l'Assemblée, dont la réputation était parvenue jusqu'à eux, quelques-uns à cause de leur esprit de travail, d'autres à cause de leurs connaissances spéciales; quelques autres firent valoir, sans avoir la même autorité, leur importance, et enfin certains hommes en vue se trouvèrent désignés par leur situation pour en faire partie.

C'est au milieu de l'agitation des premières séances, lorsqu'on se demandait encore si la noblesse et le clergé se réuniraient aux communes que Mirabeau, le 49 juin, proposa de nommer des commissaires pour rédiger un

1. J'indique une fois pour toutes le compte rendu qui m'a servi pour cette étude, ce sont les Annales parlementaires publiées par MM. Mavidal et Laurent. En étudiant les débats et grâce à des documents inédits, j'ai pu reconstituer toutes les luttes qui eurent lieu pour ces comités.


règlement de police intérieure de l'Assemblée, c'était évidemment une chose indispensable; le projet fut adopté et on nomma vingt commissaires parmi lesquels on peut citer Guillotin, Rabaud Saint-Étienne, Lanjuinais et Sieyès. Dans la même séance fut aussi créé le comité de vérification de pouvoirs ou, plus simplement, de vérification, comme on le nomma. Il comprenait trente-deux membres. Déjà quelques hommes qui devinrent fameux par leurs excès s'étaient imposés à l'attention, puisque nous pouvons noter dans la liste de ce comité Rewbell, Barère de Vieuzac, Bouchotte, Merlin et Garat. Un autre comité parut devoir être créé aussi dès cette époque, celui de rédaction : il fut élu le même jour, le 19 juin 1189, et eut, chose curieuse, une nuance girondine; c'est dans ce comité que se trouvèrent accouplés pour la première fois les noms de Buzot, Emmery, Pétion, Barnave, Thouret et Bailly. Lorsque l'Assemblée eut élu ces trois comités, il lui sembla, qu'après s'être occupée de ses propres affaires, il était nécessaire de faire quelque chose pour l'opinion publique. La grande question, celle qui préoccupait le plus immédiatement tout le monde et qui devait servir de prétexte à tant d'émeutes, était celle des subsistances, de la disette, de l'accaparement : nommer un comité des subsistances sembla donc indispensable, pour donner un gage au peuple qui réclamait contre de prétendus affameurs. On procéda à sa création et il fut composé de trente-deux membres, assez obscurs,


hommes d'affaires pour la plupart et parmi lesquels semblent s'être glissés quelques-uns de ces agioteurs contre qui le comité avait été précisément créé : Dupont de Nemours, l'économiste, en était la lumière.

Ceci se passait au lendemain de la fameuse séance où l'Assemblée avait voté la perception de l'impôt et à la veille du serment du Jeu de paume. Aussi lorsque, le 25 juin, par ordre du roi, la noblesse et le clergé se réunirent aux communes, ces dernières, voulant se montrer courtoises, adjoignirent immédiatement aux quatre comités cités plus haut un certain nombre de membres des deux ordres venus à résipiscence.

Ces comités se réunirent d'abord dans les salles qui avaient été élevées près des Menus-Plaisirs et particulièrement dans les Chambres de la noblesse et du clergé désormais sans emploi. Mais on avait si peu prévu les événements que les commissaires se trouvèrent à l'étroit et les comités sans local. Ils se réunirent donc parfois chez l'un ou l'autre de leurs membres, ainsi la première réunion du comité des subsistances eut lieu chez Hennet, député d'Avesnes, dont l'appartement, à Versailles, était grand, sinon confortable. L'archevêque de Bordeaux, futur président de l'Assemblée et futur ministre, Champion de Cicé, offrit l'hospitalité aux membres du comité de vérification et reçut Barère, Merlin et Garat avec cette facilité qui le porta à accepter la constitution civile du clergé et plus tard à se rétracter.


Versailles était plus animé qu'il ne l'avait jamais été; avec tout ce monde de travailleurs, de discoureurs, de parleurs, avec ces onze cents députés entourés de clients, de quémandeurs et de nouvellistes, allant les uns chez les autres, tenant des réunions chez les plus connus, s'envoyant d'un ordre à l'autre des ambassades, mettant enfin l'animation d'une ville d'affaires dans la solennelle cité de Louis XIV émue seulement jusque-là dçs pompes de la cour. 1) Tout ce monde-là n'avait qu'un mot à la bouche ::¡ C[ Il faut une constitution ! » ce mot « constitution » était certainement le plus répandu de la langue française, et. de Perpignan à Dunkerque assourdissait les oreilles;, cette expression était devenue tellement banale, tellement publique qu'on doit, en passant, rendre hommage au baron de Batz qui, nous l'avons vu, s'était élevé, dans son discours aux électeurs de Nérac, contre cette idée qu'une monarchie de quatorze siècles n'avait pas de constitution et aux gentilshommes du Bugey et d'Alençon qui seuls en France avaient, dans leurs., cahiers, « trouvé étrange qu'on affirme qu'un royaume existant depuis plus de treize cents ans avec la plus grande; gloire passe pour n'avoir jamais eu de Constitution1 ». Ce furent les seules gens raisonnables en ce moment d'ébullition. Quoi qu'il en fùt, il fallut s'occuper tout de suite de cette constitution et, le 10 juillet, on nomma ce, comité le plus important et le plus occupé de toute la

1. Gomel, Histoire financière de l'Assemblée constituante.


législature. Les membres en furent choisis avec soin : on en écarta jalousement les royalistes purs et, si l'on admit les représentants de la noblesse, ce furent les Lameth, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre, c'està-dire des libéraux convaincus; parmi les députés du tiers on put remarquer Pétion, Bergasse, Bailly, Larévellière-Lepeaux, Lanjuinais et Treilhard. Le clergé n'était pas représenté dans ce comité et un député le fit observer, à quoi cet ordre fit répondre qu'il ne tenait point à cet honneur. Ce devait être une feinte, car, quatre jours après, à l'heure même où à Paris on prenait la Bastille, le comité fraîchement éclos était dissous et l'Assemblée nommait huit commissaires chargés de préparer un projet de constitution; cette fois, sur ces huit mandataires de l'Assemblée, il y avait trois ecclésiastiques et non des moindres : Champion de Cicé, Talleyrand et l'abbé Sieyès; en lisant ce nom on est tenté de s'écrier, comme Chabroud dans le rapport que j'ai cité sur les journées d'octobre : Je respire... une constitution sans Sieyès... c était impossible !

Entre cet effondrement et cette résurrection se plaça la création du comité des finances le 11 juillet. Les commissaires étaient, eux aussi, appelés à une rude besogne ; aussi leur élection n 'eut-elle pas lieu sans difficulté, on décida que cet important comité aurait soixante-deux membres dont trente-deux seraient choisis dans l'Assemblée en séance et trente dans les bureaux; car le comité de règlement avait déjà élaboré


une œuvre et partagé l'Assemblée en trente bureaux chargés de choisir les commissaires : ils étaient composés chacun de quarante membres et devaient être renouvelés tous les mois : leur première besogne avait été la nomination des commissaires de la Constitution. C'étaient d'assez piètres débuts : du reste ils devaient être soumis, ces malheureux bureaux, à de rudes épreuves pour la nomination des comités. La minutieuse histoire d'un comité que je vais écrire en étalant sous les yeux des lecteurs les misères du comité de liquidation montrera quelle incohérence présidait aux travaux de cette Assemblée. Comme c'est du comité des finances qu'on tirera le premier comité de liquidation, il nous intéresse particulièrement. Il faut reconnaître que, dans cette longue liste des commissaires qui le composent, peu ont brillé d'un vif éclat. Quinze membres de la noblesse, quinze ecclésiastiques peu versés dans les questions des finances, quinze avocats ou hommes de loi, six négociants, quatre administrateurs, deux militaires, trois trésoriers ou receveurs des tailles et un banquier Le Couteulx de Canteleu, âme damnée de Necker, telle était l'étrange composition d'un comité qui ne fit qu'entasser sottises sur sottises, ne comprit rien à sa mission et dota la France des assignats. Ce qui explique jusqu'à un certain point l'obscurité des choix faits, c'est qu'un article du règlement interdisait aux députés de faire partie de plus d'un comité. Mais à mesure qu'on en créa des nouveaux, et ilyeneutquarante-


cinq, il devint bien difficile de ne pas enfreindre cette défense. Aussi verra-t-on des travailleurs comme Dupont de Nemours faire partie de six comités, et sur l'injonction de quelque rigoriste donner d'un seul coup sa démission de membre de cinq sur six.

Le baron de Batz fut un des commissaires élus au comité des rapports, non à sa création, qui est du 28 juillet, mais à son premier renouvellement le 5 octobre. C'était un comité pour recevoir, étudier et résumer les innombrables mémoires, plaintes, revendications que recevait journellement l'Assemblée, consi-' dérée par le peuple comme le grand redresseur de tortsCe comité était à peu près l'équivalent de nos actuelles commissions des pétitions.

Tout autre était le comité iles recherches créé le même jour. Issu d'esprits ayant la nostalgie des secrets de famille et regrettant ces sombres études de province où s'étalaient les douleurs et les plaies intimes, ce comité renfermait le germe du fameux comité de sûreté générale. C'était un asile ouvert à la délation et un poste de surveillance où les futurs conventionnels allaient commencer à épier leurs collègues pour tâcher de les déshonorer avant de les supprimer. Ce fut Duport, un robin, qui demanda sa création : ce conseiller au Parlement jugeait bon de savoir ce qui se passait dans les couloirs et estimait que, pour dominer une assemblée élue, il est utile de connaitre les secrets de la vie privée de ses membres; il ne se trompait, du reste, pas, et sa


tactique lui a survécu ; on lui adjoignit, pour cette besogne peu propre, Freteau de Saint-Just, robin comme lui, Rewbell, qui continuera à espionner comme direèteur, d'André, curieux comme une femme, Camus, ce tartufe sanglant, Bouche, avocat avocassant, et l'éternel et sirupeux Pétiori, bien à sa place en cette affaire. Ces redresseurs d'abus commencèrent par consacrer, pour leur usage, le: plus inique, la violation du secret des lettres. Quelques scandales auxquels donna lieu cette réunion de Basiles discrédita ce comité1, qui ne fut renouvelé que six'fois et peu à peu épuré jusqu'à finir, composé de braves gens auxquels répugnait cette inquisition. Toutefois y passèrent Buzot, Gouttes, Salicetti, le protecteur de Bonaparte, et le futur ministre de la police : Cochon.

Les comités ecclésiastique, féodal,' de judicature, d'agriculture et de commerce, de! législation criminelle et des domaines furent nommés dans les mois d'août et de septembre. Le comité de marine fut le dernier élu à Versailles; le marquis de Vaudreuil et Malouet' en étaient les principaux membres.

Le baron de Batz ne fut d'aucun de ces déjà nombreuk comités et, sauf celui des rapports dont il fit partie peu de temps, il n'accepta d'être candidat pour aucun des autres. Il se réservait, ne voulant accepter une charge - de commissaire qu'à bon escient et dans un comité 011' il pût se rendre utile. Il avait adhéré, après là séance royale, à l'injonction du roi et avait cru devoir s'en


expliquer avec ses électeurs qui, de Nérac, lui envoyèrent un satisfecit en forme Après le 14 juillet, ses affaires l'appelèrent en Belgique : les intérêts dont il s'agissait étaient importants; il avait cru nécessaire d'aller luimême faire certains règlements de bois et de chanvre achetés en Allemagne, Suède et Hollande pour le service de la marine, et déposés dans un entrepôt immense par lui établi à Boulogne-sur-Mer et qui lui sera bien utile : ces achats, dans lesquels il avait engagé des fonds considérables, lui permettaient de faire des opérations de change et d'arbitrage dans lesquelles il était passé maître et qui, vu la rareté du numéraire, étaient très rémunératrices. Malgré l'agitation politique il ne pensait pas qu'on dût négliger des affaires et il s'occupait activement des siennes2.

Dès octobre il était de retour à son poste, et nous avons vu comment il agit au moment des fameuses journées, utilisant la moindre de ses observations pour tâcher de compromettre l'ennemi du moment, Philippe d'Orléans.

Avec tous ses collègues, avec ce roi au salut duquel il pensait sans cesse, il revint à Paris, où nous le retrouvons dans cette salle du Manège que désormais nous ne quitterons plus. Négligeant, comme nous l'avons dit, la politique pure qui lui semblait pleine d'illusions décevantes, il s'était surtout attaché aux

1. Archives de la ville de Nérac.

2. Archives nationales. Police générale C 5610.


questions financières, de jour en jour plus intéressantes : les vains projets de Necker allaient entrer en discussion, l'ami de Clavière n'avait garde de s'écarter en un pareil moment.

La situation financière était en effet des plus inquiétantes et le moment était venu de la liquider. Necker, en qualité de ministre des finances, avait l'obligation de proposer aux députés de la Nation un projet, je dirais mieux, un système financier pour rétablir l'équilibre, liquider le passif et prévoir l'avenir. Il présenta donc à l'Assemblée un mémoire où, sans une seule grande idée, sans aucun projet d'ensemble, sans vue générale, il demandait, avec son esprit étroit de petit banquier, de vulgaire escompteur, de confier à la malheureuse Caisse d'escompte la terrible mission de liquider la situation. Il fallait pour cela, disait-il, emprunter encore à la Caisse, déjà si obérée, en lui permettant d'émettre des billets. En somme, c'était un expédient, — et quel expédient! — là où il aurait fallu une refonte générale du système financier et un plan entièrement nouveau. La vue du ministre était, en ceci, extrêmement courte; c'est ce que l'Assemblée et son comité des finances comprirent, ce dernier ne voulut même pas discuter le projet de Necker et présenta un plan confus de réformes dans lequel on sent naître un vague désir d'avoir un budget établi sérieusement et où il est question de deux caisses ressemblant un peu à ce que nous appelons maintenant le budget ordinaire et le budget extraordinaire. Quoi


qu'il en soit des deux systèmes, la question était posée. Les réponses furent innombrables, il n'y avait point de Français qui n'eu t dans les mains et dans la tête un projet financier destiné à sauver l'Etat. La discussion dans l'Assemblée fut absolument incohérente ; plus que jamais les projets les plus insensés tombèrent dru comme grêle sur les députés, plus que jamais les orateurs montèrent, à la tribune et exposèrent des utopies qui s'enfilèrent les unes à la suite des autres sans soulever d'objections ni de débats. Trois propositions semblaient sérieuses, deux seulement furent examinées : le projet de Necker, et celui que présenta M. de Laborde de Méréville, qui avait été rédigé par Panchaud, le banquier genevois si joliment évincé par le baron de Batz lors de l'affaire des assurances qu'il voulait accaparer1. Le troisième était celui de Jean de Batz et de Clavière. Nous voici donc en face d'un des plus redoutables problèmes qu'avait à étudier cette Assemblée envoyée exprès pour mettre de l'ordre dans les finances du pays et les seuls projets dignes d'examen étaient ceux présentés par trois Genevois rusés, Necker, Panchaud et Clavière aux bons Français, chargés de sauver la France.

C'est le 20 novembre que s'engagea la discussion. Le président, en annonçant sur quel sujet l'Assemblée avait à délibérer, demanda si quelqu'un voulait prendre la parole. Il se fit un grand silence causé par l'importance

1. Voir bhap; m, p. 106.


du débat, mais, quelques secondes après, Mirabeau entra dans la salle d'un pas résolu, la tête haute et, s'adressant au président, s'écria : « Je suis prêt à parler », et il parla... Mais il parla de façon singulière... La première partie de son discours fut tout entière consacrée à combattre les projets de Necker, son ennemi intime; il n'eut pas assez de sarcasmes, d'arguments pour prouver l'insanité de confier à la Caisse d'escompte si avilie la reconstitution financière de la France; Necker fut donc très maltraité, comme on le pensait; mais la seconde partie du discours étonna et, faut-il le dire? déçut l'Assemblée : point de plan, aucun projet sérieux! Quel était donc ce mystère? Quoi! l'adversaire de Necker n'apportait point le remède attendu, la panacée capable de faire rentrer dans le néant les projets de son ennemi? La raison en était bien simple, Mirabeau, selon son habitude, venait de prononcer un discours écrit entièrement par ses faiseurs. Or, ce jour-là, ses faiseurs étaient Du Roveray et Dumont, deux Genevois ennemis de Necker, mais bien plus amis encore des gratifications, et l'on sut que le banquier genevois Delessert leur avait donné un sérieux pot-de-vin pour que le discours du grand tribun n'empêchât pas la réussite du plan de Necker et de la Caisse d'escompte. Dumont et Du Roveray, tous deux exilés de Genève en 1782, étaient de l'intimité de Clavière : Clavière avait juré la perte de Necker dont il voulait le portefeuille : la première partie du discours de Mirabeau avait été écrite


pour ne pas encourir les reproches de l'employé du baron de Batz, et la seconde pour gagner loyalement le pot-de-vin. Mais Clavière ne s'y trompa point : sans se brouiller avec les deux amis ni avec Mirabeau qu'il voulait ménager, il résolut de confier désormais le soin de faire les discours de Mirabeau à Reybaz, le pasteur protestant genevois de l'Estrapade, et de faire porter à la tribune la proposition de son projet financier par son ami le baron de Batz. Dès le lendemain du discours dont nous venons de parler, Jean et Clavière se mirent à la besogne.

A l'Assemblée la discussion continuait; Le Couteulx de Canteleu, Dupont de Nemours, Talleyrand s'étaient succédé à la tribune, ajoutant plutôt que remédiant au désarroi des intelligences, lorsque Laborde de Méréville, le porte-parole de Panchaud, le second banquier genevois, dans le trio dont nous venons de parler, prononça un discours qui frappa soudainement l'Assemblée. Il proposait purement et simplement la création d'une banque d'État : son projet renfermait le germe de la création de la future Banque de France. L'agitation fut extrême, mais la confusion n'en fut pas moins grande. L'Assemblée constituante, désireuse de garder dans ses décisions quelques-uns des expédients de Necker, d'y apporter quelques-unes des idées de Panchaud, d'en écarter les vues trop vastes de son comité des finances, décida de nommer un comité de dix députés chargés d'examiner les deux projets Necker et Laborde et de lui proposer


un décret résumant les avantages de l'un et de l'autre. Les dix membres de l'aréopage qui devait se prononcer entre les deux futés Genevois Necker et Panchaud étaient MM. Le Couteulx de Canteleu, Anson, Dupont de Nemours, Laborde de Méréville, d'Ailly, de Cazalès, l'abbé Maury, le marquis de Montesquiou, Talleyrand et le baron d'Allarde.

Panchaud, qui rêvait d'être gouverneur de la Banque de France, dut, en ce soir gris de décembre 1789, faire d'heureux rêves 1.

Necker, voyant son ami Le Couteulx de Canteleu diriger ce nouveau comité, reprit confiance.

Clavière se réserva, son projet n'était pas encore au jour, il attendait.

Le sous-comité, composé de ces éléments divers, se mit au travail, il tailla, coupa, rogna, ajusta, rapiéça et porta à l'Assemblée un projet disparate qui renfermait implicitement la seule idée concrète que saisissaient réellement les constituants en matière de finances, c'est-à-dire l'émission d'une somme colossale en papiermonnaie ou billets de banque gagés sur une valeur absolument hypothétique : la vente des biens du clergé que, d'autorité, on avait déclaré appartenir à la Nation.

Au fond, c'étaient les ennemis de Necker qui avaient raison, et, au lieu de rapetisser le débat à la question de rembourser la Caisse d'escompte pour la saigner à blanc

t. Bibliothèque de Genève. Papiers Reybaz, journal d'Amy Dunant.


de nouveau, il fallait aborder le problème et, en créant la Banque de France, la charger de faire un emprunt gagé sur les biens nationaux. Reportons-nous à la séance du 17 décembre où M. Le Couteulx se présenta à la tribune avec le projet des dix.

Il y avait été précédé par un plaidoyer de Necker, qui, attaqué de divers côtés, au dehors par les pamphlets de Clavière et du baron, et dans l'Assemblée par la mordante satire de Mirabeau, voulait tenter un dernier effort : son mémoire lu par un des secrétaires était une véritable oraison pro domo. Il tâchait d'exciter les députés à prendre de promptes résolutions, rappelait à propos du projet en discussion les différentes solutions qu'il avait présentées pour conjurer la crise, il finissait par recommander le projet, pourtant si différent du sien, qu'allait proposer le comité des dix et, pour ne point en perdre l'habitude, versait des pleurs de crocodile huguenot sur les persécutions dont il était l'objet :

« Ce qui se présente à nos regards aujourd'hui, disait-il.;., c'est... c'est enfin le décri de nous-mêmes par une multitude de brochures, qui attaquent tantôt les hommes, tantôt les choses et qui s'attachent à ébranler jusqu'aux pilotes propres à soutenir l'édifice chancelant de la fortune publique. »

Sans nous arrêter « à ces pilotes qui soutiennent un édifice » notons que le dernier opuscule de Clavière : Opinion d'un créancier de l'État sur quelques matières de finances, auquel Batz avait collaboré, venait encore


de faire cruellement souffrir cet honnête banquier qui eût mérité d'être premier commis en des temps plus sereins.

Aussitôt la lecture de ce mémoire terminée, M. Le Couteulx de Canteleu, ce bon banquier de Rouen, était monté à la tribune : là il lut son rapport où triomphait en partie son patron Necker; ce rapport exposait la situation déjà vingt fois exposée, laissait entrevoir la créât tion des assignats garantis par la vente des biens naÜo., naux et proposait deux projets de décrets autorisant en substance la Caisse d'escompte à émettre de nouveaux billets, créant virtuellement le papier-monnaie, ordonnant la mise en vente des biens de la couronne et du clergé jusqu'à concurrence de quatre cents millions.

La discussion de ce rapport commença le 48 décembre sous la direction de Camus, président de quinzaine. Comme Camus va être un des adversaires les plus redoutables et les plus acharnés du baron de Batz et qu'il va jouer un rôle important dans ce livre, il n'est pas inutile d'en donner un crayon au passage.

Ce membre de l'Académie des inscriptions et belleslettres, avocat du clergé, avait une haine recuite de janséniste pour l'esprit ultramontain, et sa raideur passait pour de l'honnêteté. Cruel comme tous les hypocrites, il devint un des plus monstrueux exécuteurs des volontés de la populace parisienne et courut au-devant de toutes les lâchetés, comme celle, par exemple, d'envoyer de province, où il était en mission, un courrier spécial


porteur d'une lettre à la Convention où il déclarait voter la mort de Louis XVI sans appel ni sursis. Paperassier et écrivassier il est tout entier dans un geste de saute-ruisseau : c'est lui, qui, le jour du serment du Jeu de paume, au milieu de l'enthousiasme général, ramassa les papiers épars du président, essuya la plume à sa manche, mit le tout dans un carton et suivit le mouvement avec une allure de gratte-papier : ce trait de génie parut à tous ces gens de loi une prédestination et le fit nommer par eux archiviste de l'Assemblée : plus tard on le verra porter, comme les tables de la Loi, le parchemin original des constitutions successives1, pour l'exposer solennellement au serment des députés. En somme un avocat du clergé qui pontifiait par singerie et persécutait par profession, travailleur, du reste, et pour cela utilisé. Nous le retrouverons bientôt, car c'est le premier de ces masques républicains que le baron de Batz fit sauter avec désinvolture.

MM. de Vigny et de Montesquiou prirent part à la discussion, ce dernier surtout pour défendre son rapport du comité des finances qu'il avait présenté quelques jours auparavant et qui était déjà aux calendes grecques; mais, chose importante pour nous, il demanda avec autorité la nomination d'une commission de liquidation générale des dettes échues : plusieurs autres personnages sans importance parmi lesquels nous distinguerons

1. Lire à ce sujet l'intéressant chap. ix du premier volume du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la Terreur de M. Ed. Biré.


cependant Treilhard, prirent la parole dans la discussion qui continua le 19 après lecture, par le sensible Camus, d'une lettre du non moins sensible Paoli, remerciant la Constituante d'avoir admis cette chère Corse, qu 'il avait si souvent ensanglantée, à jouir des bienfaits de la Constitution.

C'est ce jour-là que le baron de Batz fit ses débuts à la tribune et vint exposer les idées de Clavière et les siennes.

« — Il est absolument nécessaire, dit-il en substance, de lier, avant toutes choses, le plan des ressources avec l'ordre général des finances », ce qui veut dire qu'un budget régulier s'imposait : après cette déclaration il entra dans de nombreux détails sur les banques dites nationales, il fit toucher du doigt à l'Assemblée que la base du crédit de la banque d'Angleterre reposait surtout sur la prospérité du commerce et de l'industrie qui forment la fortune publique de ce gouvernement. « Nous n'avons rien à gagner, s'écria-t-il avec conviction, à nous faire Anglais, banquiers et financiers contre nature et raison », et, pour prouver ses dires, il exposa l'état de l'Angleterre, de ses ressources, de son numéraire, toutes choses qui venaient de lui permettre de conclure avec nous un traité des plus avantageux pour elle.

Il passa ensuite à la critique serrée des plans de Necker et de Laborde de Méréville : ces deux projets d'emprunt à la Caisse d'escompte et de création d'une


hanque d'État déplaisaient au baron de, Batz, qui tâcha de prouver que l'État se devait à lui-même d'admis nistrer lui-même, de percevoir ses recettes lui-même et de payer ses dépenses lui-même sans l'intermédiaire d'une banque, car tout intermédiaire coûte; il voulait la création d'un budget d'État et n'admettait la Banque qu'indépendante du fonctionnement des finances de l'État.

Ce projet développait tout simplement le futur système financier de la France seulement appliqué en 1817 et qui dure encore. Il était le produit d'un puissant cerveau financier; c'était l'opinion la plus claire et la plus nette du débat et celle finalement issue des vingt années de la Révolution.

Les arguments de Jean de Batz touchaient juste ; mais malheureusement l'éducation financière des constituants était trop incomplète et la majorité des membres de l'Assemblée jugeait suffisant l'amalgame des deux projets Necker et Laborde, et il fut interrompu violemment. Le comte de Pardieu et le curé Dillon l'apostrophèrent vivement en lui demandant de se restreindre à l'examen du projet présenté par le comité : le mot restreindre était bien à sa place, car, par une géniale inspiration, le baron découvrait en quelques mots l'avenir.

Le comte de Custine, le prochain conquérant de Mayence, de Worms et de Francfort, qui avait déposé, lui aussi, un projet sur l'état des finances, sentait que


l'opinion du baron était importante, il connaissait ses vues si claires, en ces matières, aussi s'écria-t-il :

— Je suis un citoyen qui désire s'instruire et qui en a besoin : je prie qu'on veuille bien écouter un homme très savant et qui peut présenter de grandes lumières.

Sur ce témoignage flatteur, Jean de Batz continua donc son discours probablement pour instruire Custine et sans se préoccuper du mécontentement du curé Dillon.

Il passa donc à l'examen des décrets présentés par le comité dans le rapport Le Couteulx.

« Je n'y vois, dit-il, avec une précision prophétique, que des assignations pour lesquelles la Caisse d'escompte donnera des rames de papier de toutes couleurs et que l'Assemblée, elle, changera en numéraire. Il ne faut point d'intermédiaires, je sais ce qu'ils coûtent et ce qu'ils retiennent, il n'en faut point entre le papiermonnaie et les ressources effectives. Pour rassurer les créanciers, décrétez une vente de biens pour quatre cents millions, nous étudierons à loisir les voies et moyens de faire cette vente, et, en attendant, on vous prêtera ce qui sera nécessaire. »

C était parler d 'or, car si l'on avait étudié à loisir le moyen de réaliser les biens dits nationaux au lieu d'escompter trop haut leur valeur, on aurait comblé le déficit : c'est actuellement l'opinion des personnes les plus autorisées.

La discussion se poursuivait lorsque se passa un incident assez vif, et le baron de Batz fut pris directement


à partie. Les membres de l'Assemblée, absolument incompétents en matière financière et ignorant totalement les affaires, avaient suivi la mode et parlaient à tout instant d'agiotages, de spéculations, de banquiers véreux : l'abbé Maury, dont le caractère fantasque et brouillon se donnait libre carrière, trouvant que la discussion se traînait dans les généralités, interrompit un discours d'un des commissaires des finances, M. d'Allarde, et escalada la tribune pour tonner contre toutes ces panacées et protester contre le cours forcé des billets, conséquence inévitable de la proposition en discussion.

Oui, s'écria-t-il, je démontrerai jusqu'à l'évidence que ce sont les billets de Caisse qui ont extrait le numéraire de Paris ; je vous marquerai le chemin qu 'il a pris; je l'ai suivi depuis son départ jusqu'à sa destination. Allez au bureau des messageries, compulsez les registres depuis le mois d'août jusqu'à ce jour et vous verrez que ce sont les capitalistes qui ont fait partir l 'argent!... Il n'y a pas de commerce plus profitable que d'envoyer de fortes sommes et de les faire revenir, on gagne ainsi vingt pour cent par mois. L'intérêt des banquiers est d'avoir deux patries, l'une où ils achètent l argent à bon marché et l'autre où ils le revendent très cher... il importe beaucoup à une compagnie de finances, ajoutat-il en regardant le baron, d'éloigner l'argent!... On n'agiote pas avec l'argent!...

Jean de Batz comprit que l'abbé, mortel ennemi de Clavière, faisait le procès de cette banque qu'ils avaient


tous deux élevée à côté des compagnies d'assurances et qui, par ses relations journalières avec l'Angleterre et les Pays-Bas, centre des assurances sur la vie, pouvait être soupçonnée. Il s'élança à la tribune et, très calme, en face de la colère de l'abbé Maury, répondit :

— Il est très aisé d'expliquer le fait cité par le préopinant... Il a fallu acheter du chanvre et des bois à Bruxelles et en Allemagne, les désavantages du traité de commerce fait avec l'Angleterre nous ont empêché de payer en marchandises et l'on a été obligé d'envoyer de l'argent pour s'acquitter!

Ce fut tout et ce fut suffisant, les insinuations de cet ecclésiastique qui parlait à tort et à travers de tout et sur tout, qui trahit tous ses maîtres dans l'infortune, et les adula dans la prospérité, qui aida à abattre la royauté en croyant la soutenir, tombèrent dans le ridicule dont sa pétulante personnalité commençait à être couverte.

L'Assemblée adopta donc les décrets du comité des dix qui n'aboutirent qu'à un vaste échec. L'opération fut désastreuse et les Révolutions de Paris en enregistrèrent mélancoliquement le résultat : « Le décret que l'Assemblée a été forcée de rendre en faveur de la Caisse d'escompte n'a pas fait reparaître le numéraire comme l'espéraient les patriotes, constate Prudhomme, le numéraire est plus rare qu'auparavant, un billet de caisse de mille livres est un effet presque mort 1... »

1. Prudhomme, Révolutions de Paris, n° du 4 janvier 1790.


C'étaient là les étrennes offertes aux Français par leurs députés le 4 janvier 1790.

Par le fait, nos trois Genevois étaient renvoyés dos à dos : seul Necker pouvait se vanter d'avoir vu adopter quelques-unes de ses idées, mais combien précaires et diminuées. Quoi qu'il en soit, il était important de montrer ouvertement l'influence de ces quelques Genevois protestants que la franc-maçonnerie avait certainement choisis pour aider à la démolition de la France catholique et monarchique.

Le discours du baron de Batz, que nous avons été obligé d'abréger, attira sur lui les regards : sa proposition parut intéressante, et la suppression des intermédiaires dans les affaires financières de l'État une bonne chose. Il fut classé dès lors à l'Assemblée et passa pour un des hommes capables de rendre des services en matière de finances.

Sa seconde apparition à la tribune de la Constiluante ne mériterait pas d'être signalée si elle ne portait sur un sujet digne de réflexion. C'était à propos de la formation du département des Landes.

Le changement de la carte de France n'avait pas été accepté sans difficultés et cette innovation, qui allait enlever toute vie propre à nos belles et vastes provinces, donna lieu à bien des discussions. C'était porter la vie tout entière du pays à la tête et, après un siècle, nous souffrons encore amèrement de cette mise en esclavage de la partie la plus saine de la Nation.


Mais la logique révolutionnaire, disons-le, était inattaquable. En effet, voulant renverser le corps social et religieux et arriver à tout prix à la création et au triomphe de l'individualité, les novateurs étaient forcément obligés d'enlever toute autonomie aux provinces qui représentaient un fragment de société dans la société. Évidemment, dans cette rectification géographique, il y avait plus qu'une manie de réglementation et de classement, il y avait la mise en pratique d'une théorie que les illuminés d'abord et les francs-maçons, libres penseurs huguenots ensuite, avaient longuement mûrie et dont ils avaient hâte de voir l'exécution.

Le marquis d'Argenson avait déjà eu cette fâcheuse idée qu'un contemporain juge avec sévérité :

« Il avait dans sa tête tous ces beaux projets, dit l'abbé Barruel dont la première assemblée des Rebelles appelés Constituants devait faire une des principales parties de sa démocratie royale ou de sa monarchie démocratique, le plus imbécile tout à la fois et le plus séditieux des systèmes, le plus inconciliable des gouvernements qui aient jamais été imaginés, surtout pour des Français!... Des corps de ces administrations de département naissaient une foule de petits politiques ou de petits tribuns qui n'auraient pas manqué de prêcher à la populace que le roi n'était qu'un personnage plutôt onéreux qu'utile dans le gouvernement et qu'il

1. Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme en France.


fallait s'en passer puisqu'on le pouvait. » — Telle était l'appréciation des sains esprits. Ne perdons point de vue cette idée du remplacement de l'universalité par l 'individualité, parce que, quand le baron verra le triomphe de cette idée, il s'attaquera, pour démolir le gouvernement, à l'individu : ce sera sa règle absolue. Occupé d'autres affaires et malgré ses principes à cet égard, il ne prit pas part à la discussion générale de ce vaste et lamentable projet : il se contenta de protester contre la méthode usitée pour fabriquer les nouvelles divisions géographiques, on ne l'écouta pas et le partage du territoire en départements et en districts fut un fait accompli. En ce qui concerne l'Albret on créa le département des Landes-et-Chalosse, avec quatre districts dont l'un portait le nom de la petite ville de Tartas, patrie de notre héros, district qui disparut plus tard et devint un humble canton.

Mais de plus grands sujets allaient se présenter à l'activité de Jean de Batz.

Au commencement de 1790 on ne put plus douter des progrès de la Révolution qui marchait à pas de géant! Le sang royaliste du baron se révolta et, comme il le fit toujours, se mettant en face de la situation il examina froidement par quels moyens il pourrait être le plus utile à la cause du roi. Son dévouement ne pouvait être celui des gentilshommes de province exaltés mais sans idées pratiques, venus pour faire au roi un rempart de leur corps, comme les quarante-cinq de


Henri III et que le peuple appela « les chevaliers du poignard ». Il ne lui convenait pas davantage d'aller se fixer à l'étranger, à l'abri des coups, et se contenter d'envoyer des conseils au monarque en péril ; ce qu 'il fallait, c'était rester au milieu de la fournaise et tâcher de faire servir les éléments destructeurs eux-mêmes au bien de la cause royaliste. Il fallait, avant tout, se préoccuper de la question argent, il fallait à tout prix que le roi et la reine eussent au moment du danger ces ressources moyennant lesquelles tout devient facile et sans lesquelles on ne peut rien faire. Son plan fut vite établi : trouver au milieu de l'immense mouvement de fonds en préparation, l'argent nécessaire pour les moments difficiles si l'on ne pouvait, par quelque manœuvre, arrêter le cours de cette Révolution si menaçante.

L'occasion allait se présenter : depuis longtemps les instincts populaires flattés par les députés obscurs du tiers état réclamaient avec instance une liquidation des dettes arriérées des départements, c'est-à-dire des ministères, espérant y trouver la preuve des prodigalités de la reine ou des princes que d'infâmes libelles anglais avaient dénoncées depuis longtemps : la situation du comte d'Artois surtout, pour le règlement de laquelle le roi et même l'Assemblée avaient dû intervenir, semblait promettre des scandales dès longtemps escomptés.

Nous avons vu que la discussion sur le projet des banques avait, de nouveau, suscité cette question de


liquidation et la situation financière de l'État suffit pour amener quelques bons esprits au point où les voulaient tenir les sectaires. On reparla avec insistance du projet de liquidation et, dès le 22 janvier 1190, la création d'un comité de liquidation fut décidée.

Parmi ceux qui demandèrent instamment la revision des dettes se trouvaient les royalistes : ils voulaient faire retomber sur Necker l'augmentation de deux milliards constatée sur la dette publique depuis 1788 et tâcher d'effacer l'impression produite par les articles de journaux relatifs au Livre Rouge à propos duquel les folliculaires menaient grand tapage et qui était simplement le livre en maroquin rouge sur lequel le roi et les ministres inscrivaient les dépenses secrètes telles que subventions aux ministres étrangers, frais d'espionnage, gratifications. La gauche, de son côté, ne protesta pas contre la formation d'un comité de liquidation et le décret fut adopté au milieu d'un tumulte épouvantable causé par un geste indécent et peu digne d'un ecclésiastique que l'abbé Maury surexcité avait esquissé en se tournant vers le côté libéral de l'Assemblée. Il faut noter encore que c'est dans cette discussion que l'on entendit pour la première fois cette phrase qui renferme en elle l'histoire de la Révolution : « Nous nous plaignons de ce que tout se décide aux Jacobins ». Ainsi commençait cette tyrannie des clubs, cause des pires excès.

Le décret portait que les créanciers devraient présenter leurs titres dans le délai d'un mois; ils seraient exa-


minés par le comité de liquidation composé de douze membres pris dans le comité des finances et l'Assemblée jugerait de la validité des créances en dernier ressort.

Le 6 février 4790, à la séance du matin, M. Bureaux de Puzy, président, lut les noms des membres du comité de liquidation : c'étaient : M. l'abbé Gouttes, Volfius, l'abbé de la Salcette, d'Aiguillon, le marquis de la Coste, le comte de Croix, Couderc, Dubois de Crancé, Mathieu de Rondeville, Biaille de Germon, Marquis et d'Harambure, tous plus préoccupés de politique que compétents en matière financière.

Le baron de Batz voyait clairement où on allait et les songes creux sur lesquels les soi-disant financiers de l'Assemblée bâtissaient l'édifice budgétaire, en dépensant toujours et ne créant aucune ressource : il comprit dès lors que c'était là, dans le comité de liquidation, qu'un homme énergique, résolu à arrêter la marche de cette funeste Révolution, pourrait agir le plus efficacement.

Rentré chez lui, le soir de cette discussion, il prépara ses batteries, suivant son habitude : à son avis une réaction ne manquerait pas de se produire bientôt contre toutes les mesures incohérentes qu'avait déjà inconsidérément prises l'Assemblée ; selon lui, cette abolition de tous les privilèges, cette suppression de la plupart des revenus publics, cette folle création des assignats, cette estimation superficielle et cette vente problématique des biens du clergé devaient finir par exaspérer, d'une part, ceux


qui allaient être lésés, et, d'autre part, ceux qui voyaient la banqueroute comme conséquence inévitable de cette anarchie financière. A un moment précis, ecclésiastiques dépouillés, nobles ruinés, peuple pressuré et trompé sur la situation verraient clair et arrêteraient « le torrent qu'ils avaient eux-mêmes déchaîné » ; il fallait donc, et c'était là une grande pensée politique, gagner du temps. Or, pour gagner du temps, il n'y avait qu'une chose à faire, retarder le plus possible la liquidation de la dette arriérée des départements qui, si on la terminait, consacrerait et le principe des spoliations et le principe des rem boursements, c'est-à-dire l'émission des assignats gagés par ces spoliations elles-mêmes : il fallait donc empêcher de se terminer cette liquidation1. Ce fut là, tout d'abord, l'idée maîtresse de son plan; nous verrons bientôt qu'il y joignit une autre encore plus pratique. Il avait vu souvent qu'en matière d'affaires embarrassées on parvient à les relever si l'on donne le temps de se retourner à la personne gênée en retardant le paiement des créances et en faisant patienter les créanciers. Dans le cas actuel, permettre au parti contre-révolutionnaire d'agir, au roi et à la reine d'organiser la résistance, tel était le but à atteindre et, pour l'atteindre, il fallait, en négligeant tout autre moyen, en laissant de côté toute autre action, en ne s'occupant point de politique, arriver, coûte que coûte, à faire partie de ce comité.

1. Voir le discours de Brissot à l'Assemblée législative le 20 novembre 1191.


Il commença donc une campagne de couloirs : par ses démarches, son activité, ses incessantes conversations, il parvint à prouver que le comité de liquidation devait être autre chose qu'une section du comité des finances déjà bien occupé et bien encombrant. Allant de groupe en groupe, parlant avec autorité et clarté de ces questions auxquelles ses collègues ne comprenaient goutte, il finit par persuader à la majorité qu'il fallait, de toute nécessité, adjoindre aux douze membres du comité des finances déjà nommés au comité de liquidation quelques députés ne faisant pas partie de ce comité des finances.

Sa campagne réussit parfaitement auprès des royalistes qui le tenaient pour un fidèle et un homme habile. Pour mieux masquer son but au côté gauche il se servit de Clavière, dont l'autorité grandissait à mesure que pâlissait dans l'Assemblée celle de Necker. Clavière comprit que le baron voulait présider à la liquidation des dettes arriérées. Crut-il que c'était pour son propre compte que Jean voulait se mêler de cette affaire embrouillée? Batz lui fit-il entrevoir certains bénéfices? Soupçonna-t-il, en ce moment-là, autre chose? En tout cas, d'accord avec le baron, il fut convenu que la motion d'adjoindre au comité de liquidation de nouveaux membres pris hors du comité des finances serait confiée à un député de la gauche, et Clavière pria son ami Dubois-Crancé, un des habitués de son salon, de faire cette proposition. Ainsi le baron de Batz commençait


dès 1790 à appliquer ce système, qu'il n'abandonnera jamais et qui sera sa règle immuable pendant toute la Révolution, de faire proposer les mesures contre-révolutionnaires sorties de son cerveau, par des révolutionnaires avérés.

Le 6 mai la proposition de Dubois-Crancé fut adoptée et il fut décidé d'adjoindre au comité de liquidation, qui n'avait encore rien fait, sept nouveaux membres. Camus, qui régentait le comité des finances à cause de son aptitude remarquable au travail et son habileté à débrouiller les affaires, avait voulu, en faisant choisir les membres du comité de liquidation dans celui des finances, garder la haute main sur la liquidation comme il l'avait déjà sur le comité des pensions, autre filiale du comité des finances. Aussi dut-il être bien vexé lorsque la décision dont nous venons de parler fut prise par l'Assemblée. Entre lui et le baron commençait cette lutte de finesse qui dura tout le temps de la législature : il avait eu le premier avantage, mais le baron prenait sa revanche par l'élection des sept nouveaux membres. C'étaient : MM. Poulain de Boutancourt, Gourdan, le baron de Batz, Cochard, le prince de Broglie, Lambert de Frondeville et Dosfant, dont les noms furent proclamés le 28 mai suivant. Ainsi composé, le comité comprenait dix-neuf membres, dont, pour ne point changer les habitudes reçues, sept avocats plus ou moins libéraux, plus ou moins enragés comme Gourdan qui fut régicide, ou Cochard qui devint conseiller à la Cour


de cassation ; un notaire uniquement préoccupé de son étude, Dosfant; deux prêtres dont l'un, l'abbé Gouttes, fut le type du renégat par lâcheté et qui se convertit sur le tombereau des guillotinés, et l'autre, Colaud de la Salcette, chanoine savoyard, libéral et surtout ahuri de se voir dans toutes ces bagarres ; six militaires dont Batz; un tranquille négociant de Lyon, Couderc, et, pour couronner le tout, un propriétaire champenois libéral, franc-maçon, futur conventionnel et futur admirateur du coup d'Etat de brumaire, Poulain de Boutancourt. Donc, dans ce comité chargé d'une besogne excessivement délicate et difficile de comptabilité, de vérifications de créances, d'opérations financières, on ne trouvait ni un banquier, ni un financier. Au point de vue des opinions politiques, il y avait trois commissaires franchement royalistes, le marquis d'Harambure, le baron de Batz, et Lambert de Frondeville, trois nobles libéraux : le duc d'Aiguillon, le prince de Broglie et le marquis de Croix, les treize autres appartenaient à la gauche.

Tout autre que notre héros eût été découragé : deux royalistes et seize opposants! mais, ainsi que je l'ai déjà dit, la difficulté exaltait son courage. Aussi, dès la première séance du comité, il prit la parole, débrouilla les questions, éclaira les points obscurs, éblouit les militaires, subjugua les avocats, obtint l'admiration, lui Gascon, du propriétaire champenois : les royalistes mirent en lui leur confiance et les libéraux dûment


stylés par Clavière le tinrent pour un excellent homme d'affaires. Dans ces petits discours, pleins de la clarté française alliée à la bonhomie gasconne, il faisait valoir près des libéraux son opinion que l absolue gestion du roi en matière de finances et surtout que le contrôle des dépenses par les ministres mêmes qui les mandataient constituaient la plus étrange anomalie et que tout cela devait changer. Aux royalistes il expliquait qu 'il fallait enlever aux ministres libéraux d alors le contrôle des créances si redoutable en leurs mains. Enfin il sut si bien manœuvrer, enleva si subtilement la confiance de ses collègues qu'ils le nommèrent à l'unanimité rapporteur général du comité, en le chargeant de mettre de l'ordre dans toutes les affaires présentées. En un mot ils tirèrent chacun de leur côté en confiant tout le travail à cet habile homme. Le baron tenait son affaire, il mit dans son portefeuille toutes les paperasses du comité et rentra chez lui en se promettant de faire attendre l'Assemblée pendant quelque temps, ou du moins de la faire patienter, à sa manière.

Il arrivait ainsi à son but, qui était de diriger les opérations si délicates de ce comité qui, entre autres départements à liquider, allait avoir à juger la valeur et l'opportunité des dettes arriérées de la maison du roi et de la cassette.

Toutefois, et pour ne pas être soupçonné dans l'objet principal de son plan, il jugea que sa position et la responsabilité dont l'avaient chargé ses collègues indif-


férents exigeaient la présentation d 'un rapport quelconque, sur un sujet qui ne hâterait point le commencement des opérations. Il fit part aux commissaires des difficultés dans lesquelles ils allaient se trouver au sujet des fonctions et des attributions du comité, qu'il trouvait extrêmement confuses.

Le comité le chargea donc de présenter à l'Assemblée un rapport et un décret limitant et indiquant nettement ses attributions.

Naturellement le baron profita de l'occasion pour se faire donner la mission de réclamer les plus larges pouvoirs de l'Assemblée tels, par exemple, qu aucune créance arriérée ne fût soumise aux députés et à la sanction royale sans être passée, d'abord, devant le comité.

Tout ceci avait lieu dans le clair local affecté aux séances de ce comité de liquidation, et dont les hautes fenêtres à petits carreaux donnaient sur le Pont tournant et où, confiants en l'adresse du baron, les membres, entiè rement à ses ordres, ne mettaient jamais les pieds. Seul venait y débrouiller les paperasses, prendre des notes, résumer des plans le baron Jean, et seul y sommeillait pendant une partie du jour, ou lançait au plafond des boulettes de papier, le jeune Mathieu de Rondeville, promu à la dignité de secrétaire du comité grâce à son père qui, nous le savons, en était un des membres, et dont la principale préoccupation semble avoir été de longuement chercher les moyens de payer la note


de sa blanchisseuse se montant à 6 livres 14 sols pour lui et à 4 livres pour son amie t, petite note perdue dans le fatras du comité et qui montre les minimes préoccupations de l'existence venant se glisser au travers des grands événements et des travaux les plus graves.

Tout en préparant son rapport et ses décrets, Jean de Batz venait souvent au Manège, au milieu de cette vie fébrile et de cette exaltation des esprits en train de changer en quelques mois les institutions qu'on avait mis douze siècles à établir. Il pouvait constater qu'il aurait le temps nécessaire pour mettre son plan à exécution, car la discussion du droit de paix et de guerre, les nombreux votes autorisant de continuels emprunts à cette malheureuse vache à lait qu'était la Caisse d'escompte et surtout la constitution civile du clergé, passionnaient l'opinion. Il put voir, de nouveau, dans cette dernière proposition, se développer les influences qui, depuis le début de la Révolution resserraient plus vigoureusement les liens de la franc-maçonnerie et de l'esprit révolutionnaire. Les Camus, Martineau, Freleau, vieux jansénistes poussés en sous-main par la secte franc-maçonnique et protestante, furent les artisans de cette constitution civile mort-née. Confondant volontairement le pouvoir spirituel et l'action temporelle ils se firent acclamer par cette foule ignare de députés bourgeois, dont toute la science théologique consistait à

1. Archives nationales : papiers des comités D. XII.


répéter que les prêtres gagnaient trop d'argent. Malgré ces importants sujets d'occupations, beaucoup de personnes, apprenant que Jean de Batz avait la direction du comité de liquidation, l'entouraient et le sollicitaient. Il y avait dans cette foule, non seulement des créanciers des ministères, mais encore des fournisseurs de toute sorte, des rentiers inquiets du paiement de leurs quartiers, des magistrats dont on allait racheter les offices; le baron répondait à tout ce monde, rassurait les uns, discutait avec les autres, ne sachant trop, pour le moment, à qui il pouvait faire des promesses et à qui il devait enlever toute illusion, car le débat où avait été institué le comité avait été absolument confus. La liquidation de tout l'arriéré était une chose vague et inexécutable, on ne pouvait, en effet, liquider la dette aliénée, d'autre part le comité des pensions tenait, par les doigts crochus de Camus, la liquidation de tous les pensionnés de l'État, il fallait donc savoir exactement à quoi s'en tenir et, avant de terminer son travail sur les attributions du comité, il aimait à parler dans les couloirs et à surprendre l opinion de ses collègues, à deviner leurs intentions précisément dans l'affaire qui l'intéressait. C était donc dans cette cour du Manège, dans les couloirs de l 'Assemblée, dans les corridors des Jacobins qui depuis... mais alors étaient encore fréquentés par tous les députés, que le baron causait affaires. Dans une de ces conversations, toujours sur les sujets qui passionnaient tout le monde, il lui échappa de dire :


— Oui, certes, je l'ai dit et je le maintiens, à première vue, la dette de la nation atteint, en ce moment, sept milliards.

Ce chiffre causa un grand étonnement dans les groupes et l'abbé Maury qui, depuis les transports d'argent de Batz et Clavière en Hollande, leur cherchait noise à tout instant, ne put s'empêcher de lui répondre :

— Pourriez-vous l'affirmer, monsieur le baron?

— Les titres sont supprimés, monsieur l'abbé, prenez garde! quant à mon chiffre, je le maintiens.

Le fils du savetier de Valréas n'eut ni cesse ni repos avant d'avoir colporté sur tous les bancs et dans tous les couloirs de la Constituante l'assertion du .rapporteur du comité de liquidation, un personnage ; mais cela ne lui suffit pas et, le 25 juin, au milieu de la discussion sur l'aliénation des biens nationaux, il monta à la tribune et là, au travers d'un flux de paroles impétueuses, de dénonciations d'agiotage, il s'écria :

— On vous fera certainement un rapport qui vous prouvera que la dette publique monte à sept milliards!

De toutes parts on entendit des murmures : l'abbé ne se déferra pas.

— Je parle de ce que j'ai appris du comité de liquidation.

— Vous n'en êtes pas! lui cria-t-on.

L'abbé Gouttes, le collègue du baron et président du comité, monta à son tour à la tribune et dit :


— J'ai été secrétaire du comité et même président, et jamais nous n'avons prononcé une parole pareille.

Tout le monde commença à crier haro sur le futur cardinal en lui demandant :

— Qui vous l'a dit?

L'abbé Maury se décida alors à déclarer :

— Monsieur le baron de Batz, rapporteur du comité de liquidation, m'a dit qu'il entrevoyait que la dette pourrait s'élever à sept milliards!...

Du coup, de grands murmures s'élevèrent et on hua l'abbé qui, les poings sur les hanches, les traits en feu... se mit à crier :

— Il ne s'agit pas de huer... il faut gémir. Je n'étais pas seul quand il me l'a dit.

L'Assemblée hurla de plus belle et ne se calma qu'après quelques mots du prince de Çroglie, qui vint excuser M. de Batz, comme nouveau venu au comité, et n'en connaissant pas tous les détails.

Cet incident fit un bruit extrême et le baron reçut d'amers reproches de quelques-uns des membres du comité, futurs membres du Marais à la Convention et marqués de couardise.

— Vous nous avez compromis, lui disaient le propriétaire champenois Poulain et le notaire Dosfant.

Loin de les compromettre, il avait seul dit la vérité, mais le spectre de la dette n'avait point le don d'exciter l'enthousiasme des Constituants.

Aussi lorsque, le 3 juillet 1190, ayant bien nettement


compris que son comité n'avait qu'à s'occuper d'une partie de la liquidation générale, celle extrêmement intéressante de l'arriéré des départements, le baron monta à la tribune pour lire son rapport sur les attributions du comité de liquidation, il commença par prendre à son compte les paroles sur la dette publique. J'ai écrit : « le baron », mais ce n'était plus là son nom, le procès-verbal de la séance dit sèchement : M. de Batz (ci-devant baron); c'est que, depuis sa nomination au comité, l'Assemblée, le 19 juin, avait supprimé les titres de noblesse : un certain Le Chapelier, avocat brouillon, de concert avec un robin dont nous avons déjà parlé, nommé Freteau, mais qui exigeait qu'on l'appelât de Saint-Just, et un autre avocat, Lanjuinais, qui devait mourir comte de l'Empire, proposèrent cette suppression accueillie par l'enthousiasme du tiers état et le mépris silencieux des vrais nobles.

Donc M. de Batz (ci-devant baron) commença en ces termes ces explications personnelles.

— Messieurs, je viens, au nom du comité de liquidation, présenter à l'Assemblée un rapport sur la limite des fonctions et des attributions que vous avez données à votre comité de liquidation : mais, avant de commencer, je dois faire entendre quelques explications qui me sont particulières et qui ne peuvent concerner le comité. Il y a quelques jours qu'il fut dit que la dette publique s'élevait à sept milliards et que j'avais avancé cette opinion à quelques-uns de mes collègues.


» J'observe que le comité de liquidation est, par son institution, étranger aux calculs qui peuvent concerner la dette publique. Il ne s'occupe que de la dette arriérée et non liquidée des départements (ministères). Il ne s'agit donc que de mon opinion personnelle et non de celle du comité. On prétend (l'abbé Maury) que j'ai avancé que l'aperçu des affaires publiques portait la dette à sept milliards.

» Je dis seulement qu'il est impossible que tous les engagements et toutes les charges fussent acquittés sans une somme de plusieurs milliards. Sans doute, ajoutat-il, la somme est importante... mais, reprit-il en flattant une des manies de l'Assemblée, la nation a acquis des capitaux immenses et cette dette n'est pas effrayante...

L'Assemblée, satisfaite de ces explications, interrompit l'orateur en lui demandant la lecture de son rapport. Là, le baron de Batz, plus à son aise, lut un lumineux travail dont voici les principales parties : ces détails ne sont pas inutiles, ils donnent d'abord l'idée de ce qu'était le comité de liquidation dont le baron allait être l'âme, et feront comprendre plus facilement les moyens dont il se servit pour aider le roi.

— Messieurs, par le décret du 22 janvier dernier, sanctionné par le roi, vous avez voulu que les créances arriérées des départements fussent liquidées par un comité créé à cet effet; voici, messieurs, les expressions des articles 5 et 6 du décret que vous avez rendu :

» Il sera sursis au payement des créances arriérées


jusqu'à ce qu'elles soient liquidées et, pour procéder à cette liquidation, il sera nommé un comité.

» Avant l'établissement de ce comité les vérifications, apurements et liquidation des comptes se faisaient principalement au conseil ou dans les diverses commissions qui en dépendaient. Quel changement était apporté dans cette marche ordinaire du conseil, ce fut la première incertitude du comité, ce fut aussi celle des ministres du roi...

Il faut ici interrompre le rapporteur et donner quelques éclaircissements nécessaires. Le conseil, ou conseil du roi, était composé des conseils d'État, des dépêches, des finances et du commerce. Les départements étaient ce que nous appelons les ministères '. Leur nom réel était : départements des secrétaires d'État; il y avait les secrétaires d'État pour l'intérieur, la marine, les affaires étrangères, la guerre, la maison du roi. Le secrétaire d'État à l'intérieur avait dans ses attributions les manufactures, les canaux, l'agriculture, les mines, les imprimés et les chartes. Celui de la marine les colonies, les consulats et le commerce maritime. La guerre s'occupait de l'armée, des fortifications, des pensions militaires, etc. La maison du Roi, en dehors de son attribution spéciale, comprenait les cultes, les économats, pensions particulières; le département du contrôleur général comprenait les finances et enfin le

1. Il est encore de bon ton, actuellement, au ministère des affaires étrangères, quand on parle du ministère de l'appeler : le département.


Trésor royal formait un autre département sous les ordres directs du roi.

Tels étaient les départements dont ce comité avait à liquider les créances, chose assez difficile, car il régnait un grand désordre dans les dettes de chacun de ces ministères, qui, en somme, représentaient l'ensemble du gouvernement. On allait donc enlever au conseil du roi la revision de ces dettes arriérées pour la confier à l'Assemblée et, partant, au comité de liquidation. Pour se faire une idée de l'importance de l'opération dont allait être chargé le comité, il faut savoir que ces dettes se montaient à deux cents millions soit la moitié des fameux quatre cents millions, auxquels on estimait les biens du clergé et au sujet desquels les députés s'étaient si chaudement et si longuement passionnés.

— Sur ce premier point, l'Assemblée nationale, continue le rapporteur, jugea en quelque sorle provisoirement que le conseil devait continuer les vérifications et apurements, mais seulement des comptes dont il était saisi, sauf la revision que l'Assemblée nationale se réserva.

Là-dessus on était d'accord, cependant M. de Batz demanda à l'Assemblée de bien indiquer les devoirs du comité :

— Qu'entend-on par liquidation des comptes? c'est le jugement souverain par lequel la quotité et la légitimité d'une créance sont définitivement fixées et reconnues.

» Sous le régime précédent, le roi, exerçant seul la


représentation et la souveraineté de la nation, ordonnait dans son conseil toutes les dépenses publiques. Il y faisait vérifier ensuite et ces dépenses et l'emploi des fonds qui y avaient été appliqués. Toutes autres vérifications des comptes faites hors du conseil n'étaient que préparatoires ou relatives à des formes : les liquidations et les indemnités n'étaient prononcées que par le roi comme unique représentant de la nation.

» Mais puisque la liquidation d'une portion quelconque de l'arriéré renferme l'engagement de la payer et que cette liquidation crée une obligation publique, un mandat sur l'impôt et sur la nation, ses représentants ont seuls, sans contredit, le droit de prononcer et de consentir cette obligation, comme avant de la consentir, leur devoir est d'en vérifier et d'en reconnaître la légitimité. L'établissement d'un comité pour préparer cette vérification nationale était donc la première conséquence du principe constitutionnel. »

Voilà, ce me semble, un exposé très clair et très net de la question, ainsi qu'une solennelle déclaration des droits de la représentation nationale en matière d'impôts, question sur laquelle tout le monde pensait de la même manière. Les membres des parlements, en écoutant ces débats, durent bien regretter leurs remontrances d'antan et déplorer de n'avoir point su trouver à temps un accommodement entre eux et l'autorité royale en matière d'autorisation d'impôts : ils eussent été les maîtres; mais il était trop tard.


Après avoir ensuite expliqué que les créances ne doivent arriver au comité que vérifiées et jugées, c'està-dire ayant la force de la reconnaissance mutuelle ou du jugement contradictoire, M. de Batz continua :

— En un mot, le comité pense que son établissement ne doit, quant à présent, introduire nul changement dans la marche d'aucun tribunal, ni d'aucun des commissaires chargés de la vérification des comptes publics. Mais l'Assemblée nationale, qui veut et qui doit tout revoir et vérifier, a conféré à son comité de liquidation l'examen de la seule portion de comptabilité qui forme l'arriéré des départements, mais seulement après les apurements ordinaires, se réservant, sur les divers rapports de ce comité, de se prononcer ainsi qu'elle le jugera convenable.

Le rusé Gascon avait, entre l'éloge de l'Assemblée et la publique constatation de son droit, intercalé tout son plan. Il ne voulait pas liquider ou du moins voulait faire durer la liquidation; quoi de plus simple? il fallait pour cela obtenir que les lents bureaux des ministères restassent chargés de vérifications qu'ils faisaient avec une lenteur insoutenable. Il avait doré la pilule que les bons bourgeois de l'Assemblée goberaient d'autant mieux qu'elle était plus chatoyante : aussitôt ce coup fait, notre héros entra dans des détails historiques sur les diverses liquidations, cita celles de Sully, de Colbert, il eut, s'il l'eût fallu, parlé des liquidations de Clovis ou de Mérovée !


— Voici, s'écria-t-il après ces citations historiques et avec un geste enveloppant, comment, messieurs, les fonds et les dépenses s'ordonnaient dans les départements. Chaque administrateur, jusqu'à présent, faisait au conseil du roi le rapport d'un travail de ses bureaux contenant une approximation des dépenses de son département pour le cours de l'année. Sur ce projet on arrêtait au conseil la distribution des fonds applicables à ce premier aperçu de dépenses, c'est ce qu'on nomme l'ordinaire des départements. Quant à l'extraordinaire, ce sont des suppléments accidentels qui s'obtenaient sur la demande des divers ministres.

» Voici comment maintenant se vérifient et se liquident ces dépenses.

» La vérification et l'apurement des comptes se font d'abord devant de simples mandataires de l'administration et devant des commissions du conseil, mais les dernières vérifications se font dans les seuls bureaux du ministre ainsi que la liquidation, car on sait qu'ordinairement le rapport de chaque ministre au conseil fait l'arrêt.

» Qu'est-ce ensuite que la revision de la Chambre des comptes? C'est une opération faite avec intégrité et sagacité, sans doute, la seule même qui ait une forme légale, mais au fond elle est presque illusoire, puisque ce tribunal ne juge que des formes.

Ce point est intéressant, car jamais besogne ne fut, en effet, plus illusoire que celle des chambres ou cours


des comptes, dont le seul attribut est de faire la preuve des quatre premières règles de l'arithmétique appliquées aux comptes d'un État. Les chiffres concordent-ils, tout va bien, eût-on volé l'Etat de toutes les manières. C'est le triomphe de la fooorme, comme aurait dit Bridoison, dans toute sa splendeur. Les Montcrif, Nicolaï et d'Aubigny étaient le fonds et le tréfonds de ces chambres depuis des siècles.

— Voilà, messieurs, comment les administrateurs de la fortune publique, continue le rapport, ont toujours été leurs propres vérificateurs... Aussi, messieurs, le cri de la France entière s'est-il élevé contre ces désordres dès l'instant de la convocation, c'est-à-dire du premier moment où les Français ont pu faire entendre leurs réclamations publiques...

» Encore un mot, messieurs, si c'est pour connaître de véritables abus et les proscrire, si c'est pour connaître et fixer promptement les règles de la responsabilité et les bons principes de l'administration des finances; si c'est, enfin, pour connaître positivement et juger constitutionnellement cette portion de la dette générale nommée dette arriérée des départements que vous avez institué votre comité de liquidation, c'est aussi pour préparer la réalisation d'aussi sages vues que votre comité de liquidation a médité le projet de décret que je vais avoir l'honneur de vous soumettre.

Suivait le projet de décret en dix articles, dans lequel le comité se chargeait de proposer les créances à liquider


à l'Assemblée, mais seulement après que les créances auraient été vérifiées par les moyens des tribunaux, chambres des comptes, etc., etc., et même, comme dit l'article 7, par le conseil du roi.

Tout le décret donne l'impression d'être un projet destiné à ralentir plutôt qu'à activer la liquidation.

Plusieurs membres demandèrent que le rapport fut, à cause de son importance, imprimé et envoyé au domicile de tous les députés.

On pense que le baron ne resta pas inactif pendant les quinze jours qui s'écoulèrent entre la lecture du rapport et sa discussion. Son projet de décrel eùt probablement été adopté sans débat, si un incident ne fût venu attirer l'attention sur le comité de liquidation. Comme il était naturel, la foule des créanciers de l'Etat entourait dans les couloirs les commissaires de la liquidation. Jean était harcelé, mais au milieu des réclamants se glissèrent certains créanciers douteux qui essayèrent par tous les moyens de faire reconnaître leurs créances. Les fournisseurs des fourrages de laguerre d'Allemagne (1751) tâchèrent de corrompre l'abbé Gouttes et lui offrirent deux cent mille francs s'il voulait faire accepter leur créance par le comité et l'Assemblée. L'abbé, bavard intarissable et qui eût mérité plus tard le surnom de gaffeur, raconta la chose à tous les échos. Ceci fit du bruit et l 'on s 'occupa davantage de ce décret qui limitait les attributions du comité et dont la discussion était prochaine. Jean de Batz tenait surtout à faire voter trois points. Il voulait


que les créances restassent soumises aux vérifications des tribunaux, chambres des comptes, conseils du roi, etc., pour retarder le plus possible la liquidation; il voulait qu'on étendîtles pouvoirs du comité à toutes les créances sur le Trésor public, et il voulait enfin que le comité eût le droit de rechercher tous les renseignements nécessaires sur les créances contestées. Son rapport contenait bien le premier point, mais il n'avait point indiqué les deux autres, soit qu'il ait voulu les obtenir par surprise de l'Assemblée en les proposant comme amendements, soit qu'il n'eût songé à leur importance qu'après la rédaction de son rapport, soit qu'il n'eût connu le fait qui le poussait à obtenir ces pouvoirs qu'après la séance du 3 juillet. Quoiqu'il en soit il tenait à les avoir, car il entrevoyait le moyen de faire rentrer vingt millions dans les caisses du Trésor en fouaillant les côtes des administrateurs des Eaux de Paris, qui, dans son affaire des assurances, lui avaient été si hostiles.

D'autre part Charles de Lameth, devenu son ennemi depuis leur altercation à la Chambre de la noblesse, à propos de l'élection du comte d'Artois contre le duc d'Orléans dont il était un des suppôts, Charles de Lameth, cet homme néfaste, élevé par les aumônes de la reine qu'il accablait tous les jours d'injures et de suspicions, cet homme qui suivit les prudentes routes de l'émigration après les avoir couvertes de son mépris, Charles de Lameth qne nous trouverons toujours, avec Camus, faisant obstacle aux projets du baron, se disposait à deman-


der, en prenant pour prétexte la tentative de corruption sur l'abbé Gouttes, que les créances ne fussent désormais liquidées que contresignées des deux tiers des commissaires.

C'était un coup droit porté au baron qui tenait tellement à être le maître au comité. Il jugea nécessaire de s'entendre avec un député pour que les amendements à son projet ne finissent point par le démolir complètement.

Un des hommes qui s'occupaient le plus de cette question était le député de Paris, Bertrand Demeunier, médiocre littérateur, censeur du comté de Provence, mais qui venait de trouver sa véritable voie dans la carrière législative. Destiné à user ses chausses sur les fauteuils de toutes les assemblées futures, il devait trouver une couronne de comte de l'Empire sur son dernier fauteuil au Sénat. Il était l'homme des amendements, des motions, des questions préalables. Jean de Batz se mêla à ses auditeurs, causa avec lui, l'entraîna dans les couloirs et, finalement, il fut convenu que Demeunier présenterait à l'Assemblée les deux points nouveaux auxquels tenait Batz et, s'il le fallait, accorderait à ce puritain avide qu'était Lameth la concession demandée.

Aussi, le 17 juillet, à la séance du matin, quand le président, le marquis de Bonnay, militaire loyal doublé d'un diplomate ondoyant, futur sous-Blacas auprès de Louis XVIII, appela la discussion du décret proposé au nom du comité de liquidation sur la limite des attribu-


tions du comité, M. de Batz et Demeunier se levèrent ensemble et vinrent occuper la tribune. Il était en effet d'usage constant, à l'Assemblée constituante, que le rapporteur d'un projet vienne à la tribune lire les articles du décret proposé, et ceux qui avaient des amendements à soutenir montaient près de lui les exposer à l'Assemblée. Le compère inconscient Demeunier vint donc s'y installer et le duo commença.

Dès l'article premier lu, Demeunier dit gravement : « Je propose une rédaction de l'article plus large que celle du comité » et il fit passer le mot « toutes créances sur le Trésor royal » au lieu de « créances arriérées -».

Sur l'article deuxième la bataille fut plus chaude, et l'abbé Gouttes vint raconter la tentative de corruption dont il avait été victime : on eût dit une vieille fille demandée en mariage. « Pensez donc! une dette illégitime!... des fournisseurs de fourrages pour la guerre d'Allemagne présentant une créance indue!... j'ai couru les bureaux, j'ai interrogé les commis et j'ai pu faire refuser une pareille demande. »

L'Assemblée donna l'absolution à cet homme qui devait être évèque pour avoir attaqué la religion et être guillotiné pour l'avoir défendue, mais se servit de ce prétexte pour accepter la proposition sortie de la Louche sifflante du Lameth dont j'ai parlé plus haut : il demanda, comme l'avait pressenti Jean de Batz, que les deux tiers des membres soient présents aux décisions que le comité prendrait au sujet de la validation des créances. Un


ami de Jean, M. de Foucault, et l'avocat Le Chapelier tâchèrent de montrer que la mise en pratique de cet amendement serait impossible : le baron en était bien persuadé, aussi ne dit-il rien et se tint-il coi. Demeunier inséra cette restriction dans l'article 2 qui, avec les quatre suivants, consacrait la demande de Jean au sujet des vérifications par les tribunaux compétents.

Arrivé à l'article 8, Demeunier déclara que, « d'accord avec le rapporteur, toute demande ou créance sur le Trésor public, sujette à contestation, serait l'objet du travail et de l'examen du comité ». Jean de Batz, de son propre cru, fit voter un article nouveau lui donnant le droit de prendre tous les renseignements qu'il voudrait et partout où il voudrait au sujet desdites créances.

Tel qu'il était, le décret était peut-être un peu confus; on y trouvait, selon l'expression vulgaire, à boire et à manger, et Batz, malgré Lameth, avait obtenu tout ce qu'il désirait : du reste, il ne perdit pas de temps et sentant, dès ce premier moment, une sourde hostilité contre le comité, se méfiant de la manie policière de ses adversaires, il prépara ses batteries et prit ses dispositions de combat.

On pourra s'étonner de l'importance que j'ai donnée à cette discussion, mais elle indique combien le baron avait déjà pris les habitudes parlementaires, elle montre sa tactique, elle dévoile son plan et est la préface nécessaire des duels et des escarmouches qui vont suivre; car nous venons de voir les premières suspicions; les


premières attaques sont prochaines et elles viendront parfois de ceux mêmes qui ont soutenu le vaillant contrerévolutionnaire.

En ce moment, personne n'était sûr des amitiés de la veille ou des haines du lendemain. On s'endormait dans le calme et on se réveillait dans l'effervescence. Tous les jours de nouvelles lois, de nouveaux décrets, le plus souvent incompréhensibles, presque toujours se détruisant l'un l'autre étaient proclamés dans les rues; et certes, si quelque chose put paraître le triomphe de l'incohérence et le signe d'une maladie de la mentalité d'un pays, ce fut bien cette fête de la Fédération qui fut célébrée dix jours après la séance dont je viens de parler : c'est-à-dire le 14 juillet 4790. Tout le monde a encore présent devant les yeux ce tableau du Champ de Mars remué, fouillé et transformé par des milliers de travailleurs de tout état, de tout ordre et de toutes les classes, où le moine et la gourgandine, le marquis et le cordonnier, l'évêque et le batelier, la grande dame et la marchande de modes mirent la main à l'œuvre et remuèrent cette terre sur laquelle devaient s'échanger tant de serments qui, comme cette terre elle-même, disparurent bientôt en flots de poussière impalpable. Et le roi, la reine eux-mêmes vinrent au milieu de ce peuple exalté, malade des théories de Rousseau , prendre leur part du travail et de l'universelle folie.

Jean de Batz y alla comme les autres, mais, a-t-il écrit, avec le scepticisme naturel à un homme d'affaires. Il assista à cette fête, il put voir cette atroce anomalie :


Talleyrand célébrant la messe devant ce peuple immense et vouant par ce sacrilège tous ceux qui y assistaient aux expiations sanglantes de 93 et 94. C'est sous cette infernale bénédiction que germèrent les massacres des religieux, les exécutions de la famille royale et des malheureuses victimes de la Terreur, les entr'égorgements des députés et du peuple, la famine, la disette, et les horreurs de la guerre civile : prix d'une aussi infâme parodie.

Quelles réflexions dut se faire, en rentrant au 7 de la rue Ménars qu'il habitait toujours, ce jeune homme dont la tête avait déjà enfanté tant de projets et dont la vie si courte était déjà bien remplie. Comme tous les esprits sérieux il entrevoyait l'abîme et, le soir, en allant chez son ami d'Épréménil, à ces soirées que l'ancien conseiller donnait deux fois par semaine et dont Jean était un assidu, leur esprit ardent devait se donner carrière en voyant le mal inévitable.

C'est dans ces soirées que se préparaient les plans destinés à faire ressaisir au roi l'autorité royale. Les anciens conseillers ou parlementaires y venaient faire une tardive amende honorable, et l'interprète célèbre de leurs revendications contre la royauté devenait désormais le chef chargé de les tous ramener, sans conditions, vers le monarque.

D'Épréménil avait resserré encore avec Jean de Batz les liens d'amitié qui les réunissaient, ce n'était plus seulement d'affaires qu'ils s 'entretenaient, c était surtout de contre-révolution.


Le baron venait donc avec assiduité à ces réunions où l appelaient non seulement son ardeur royaliste, mais encore un attrait plus vif à la fois et plus tendre.

C'est dans ce salon de la rue Notre-Dame-des-Victoires que l'on essayait de voir clair dans la situation sans trop y parvenir, et ces réunions bi-hebdomadaires devinrent bientôt le rendez-vous de tous ceux qui avaient à proposer les moyens de rendre service au roi. Aussi n'y demeura-t-on pas longtemps tranquille, et les Jacobins, qui commençaient leur ordurière besogne de délation, ne manquèrent pas de dénoncer comme suspectes ces soirées ultra-royalistes, selon leur expression. Les journaux reproduisirent ces accusations, des libelles en parlèrent et la Chronique de Paris, qui paraissait sous les auspices de Condorcet, Rabaut Saint-Étienne et Ducos, depuis le 24 août 1789, avait eu un grand succès, avec un libelle publié par ces Girondins contre les réunions de d'Épréménil. Celui-ci ne le laissa pas sans réponse. Comme notre héros fréquentait assidûment ces salons où passait, encore inconnue, la future compagne de sa vie, je vais citer un passage de cette réponse qui donne une physionomie de la société mondaine aux approches des troubles révolutionnaires.

« La Chronique de Paris s'est occupée de moi, écrivait le fougueux conseiller, on m'a forcé, en quelque sorte, à lire cet article! Elle a dit et l'on m'assure que les papiers publics les plus distingués par leur extrême politesse et leur impartialité religieuse ont répété à


l'envi que je tenais tous les jours chez moi, aristocrate effréné, des assemblées nocturnes, que ma maison était l'asile du club monarchique, le foyer des écrits prétendus incendiaires dont la capitale et le royaume sont, dit-on, inondés. On ajoute que ces détails sont donnés et garantis par un de mes voisins, lequel se plaint que le bruit des carrosses qui se rendent chez moi trouble fort avant dans la nuit son travail et son repos. Ma première observation portera sur l'auteur. On peut être assuré que ce n'est pas un de mes voisins, le nom qui termine l'article est inconnu dans mon quartier. Je ne crois pas avoir un seul voisin qui soit hargneux ou menteur. Quoi qu'il en soit, cet article renferme autant d'erreurs ou d'impostures que de lignes.

» En effet je ne tiens pas d'assemblée chez moi ! Comment y tiendrais-je des assemblées nocturnes? S'il me plaisait d'en tenir, des assemblées, j'en ai le droit, comme tout citoyen, ce serait en plein jour : et j'ose me flatter qu'elles seraient composées de manière à ne craindre ni les pamphlets ni les poignards. Mais enfin voici le fait. L'an passé nous recevions nos amis tous les soirs. La Révolution ayant nui à notre fortune comme à celle de tant d'autres, nous ne pouvons plus les recevoir que deux fois par semaine. L'amitié qui compte les jours est plus exacte et notre famille est très nombreuse. Un des gens de mon fils sait jouer du violon, nos enfants nous demandent quelquefois la permission de danser ensemble, comment s 'y refuser?


Les parents et les amis font la conversation, car on ne joue pas chez moi. A minuit je me retire ou une heure après, au plus tard, et ce sont les longues veillées ! Tout le monde en fait autant. Voilà mes assemblées nocturnes. Quel temps, quel pays que celui où on est réduit à de semblables explications.

» Dire que nous ne parlons pas de l'Assemblée nationale, on ne me croirait pas! Dire que nous la bénissons, on me croirait moins encore ! L'hypocrisie me fait horreur!... »

C'est bien là le style de l'homme, du magistrat qui, trois ans auparavant, avait dit au moment de son arrestation en plein Parlement : « Je cède à la violence! » Malgré ses protestations et ses comptes rendus idylliques, c'était dans ses salons que se préparaient de grandes choses. Devenu royaliste intransigeant il restait cependant, aux yeux du grand nombre, l'accusateur de Lally, l'ennemi de la cour. Jean de Batz profitait de cela pour faire de cet hôtel de la rue Notre-Dame-desVictoires un terrain neutre où venaient à la fois les émissaires de la cour et les amis genevois que Mirabeau envoyait, comme à Malouet, en ambassadeurs près des hommes importants. Il fut souvent question, pendant les danses des enfants, du retour du tribun vers le roi sans que ni le fougueux et naïf maître de la maison ni peut-être le retors républicain Clavière, conseil attitré du député d'Aix, puissent se douter des négociations qui


s'entamaient. C'était là les bons jours du baron, et c'était en effet piquant pour notre héros de passer de l'hôtel sombre du royaliste, véritable nid de conspirateurs, à la riante maison de campagne tout entourée de balustres et de parterres à la française, ensoleillée, bourdonnante, fleurie, étageant ses architectures et ses fleurs sur les coteaux verdoyants de Suresnes que Clavière avait achetée le 19 mai 1788 à monsieur et madame de Chastenoye, celle-ci née Breteuil, sur les conseils et par l'intervention de M. de Jumilhac 1. Cette maison si agréable après laquelle aspiraient madame Clavière et sa fille, fatiguées de leur appartement de la rue Grange-auxBelles, avaitcoûté vingt-cinq mille quatre cents livres. Mais combien avait coûté l'ameublement charmant; la claire antichambre tendue en soie pékinée, les petits meubles dorés couverts d'auhussons, et ces tableaux de Lairesse que Clavière venait de faire revenir de Bruxelles où son ami Ganin les conservait soigneusement depuis 1186!

C'était dans ce clair séjour, pendant cet été torride de 1790, que se préparaient les motions les plus destructives. C'était sur ce coteau dominant Paris, sur ces terrasses couronnant le bois de Boulogne que Mirabeau menaçant vouait la royauté aux furies, qu'il dictait à ses chers Genevois ces articles du Courrier de Provence où ces derniers mettaient leur chair et leur sang. Sous ce ciel bleu, sous ces. ombrages, sur ces fragiles tables

1. Archives nationales, T. 646'.


Louis XVI, assis sur ces fauteuils de jardin aux treillages d'or, Étienne Dumont, qui venait de terminer en Angleterre l'éducation du futur lord Lansdowne: du Roveray, ce patriote fougueux; Reybaz, le pasteur réfléchi et méthodique; le bouillant Brissot, le pétulant d'Yvernois, promoteur de la révolution de Genève; Vieussieux, qui devait épouser mademoiselle Clavière; Bailly, l'évêque de Chartres, discutaient, échafaudaient les réformes, écrivaient les plus virulents articles, exaltaient la liberté, et, le cerveau fumant, revenant de Versailles, se disputaient déjà les épaves du trône. Le calme Clavière, maladif, hypocondriaque, sans cesse préoccupé des multiples affaires qu'il avait en train, présidait cette réunion de grands mais funestes esprits1; près de lui, froidement observateur, le baron, fondateur de la fortune de Clavière et resté son seul porte-parole financier à l'Assemblée, regardait s'agiter ces haines et sentait le péril. Ces sectaires protestants, francs-maçons n'étaient en effet réellement d'accord que lorsqu'ils déclaraient que, pour préparer la nouvelle France, il fallait faire table rase de ses croyances.

Ah! comme il devait préférer les foucades royalistes de d'Épréménil aux sentences de Clavière qui, de jour en jour, devenait plus important et plus révolutionnaire. Cet intarissable écrivassier préparait cet écrit intitulé Traité sur les sectes religieuses que Cerutti allait

1. Appendice V.


insérer dans la Feuille villageoise et qu'il faut avoir lu pour comprendre combien les questions religieuses sont liées aux questions sociales. Il mettait aussi la dernière main à cet Exposé de la situation financière destiné à cette Chronique de Paris où l'on malmenait d'Épréménil. Les cent cinquante pages de ce mémoire remarquable furent dévorées par des milliers de lecteurs et donnèrent à Clavière la réputation qu'avait perdue Necker. Cet écrit, auquel le baron ne fut pas étranger, mena son auteur au ministère des finances où, du reste, il se montra, nous le verrons, notoirement insuffisant.

Qui eût donc pu être mieux éclairé (lue le baron? D'une oreille il entendait les complots préparés par les sectes étrangères, par ces calvinistes genevois émissaires des francs-maçons et qui cherchaient à renverser la monarchie; de l'autre il pouvait entendre les misérables conciliabules où se tramaient les faibles et naïfs projets des aristocrates de tout poil, pour sauver le roi. Son intelligence était assez grande pour comprendre que la défense était à cent coudées au-dessous de l'attaque! Il voyait le péril... Loin de se perdre dans de vagues projets politiques, ne croyant point à des alliances monstrueuses, il n'était préoccupé que de la question de savoir si, au moment du danger, le roi et la reine pourraient disposer des fonds nécessaires soit pour s'évader, soit pour acheter des consciences; il savait combien ils étaient harcelés de demandes d'argent par leurs émissaires du dehors, il savait quelle pusillani-


mité de commis avaient les ennoblis chargés de tenir la caisse royale, il savait combien ils hésiteraient à fournir les fonds nécessaires tant ils redoutaient les blâmes de l'Assemblée, et l'impopularité de la rue, et tremblaient dans leurs chausses de financiers de se compromettre. Aussi mettait-il son esprit à la torture pour trouver ce moyen de déposer aux pieds de la reine cet argent sans lequel on ne peut rien... Un jour, en son esprit, une idée vint, d'abord confuse puis ensuite plus claire... plus vive : et dans ce petit appartement de la rue Ménars il put enfin frapper son front en criant : « J'ai trouvé!... » Il avait enfin trouvé ce qu'il cherchait : il allait avoir cet argent nécessaire. Pour cela il fallait détourner tous les soupçons et faire servir à ses plans ceux qui l'auraient combattu. C'était pour lui des jeux d'enfants, c'était là sa tactique ordinaire, c'était sa vie! Nous allons le voir à l'œuvre!



CHAPITRE VII

LE PRÉSIDENT DU COMITÉ DE LIQUIDATION

Les coulisses d'un comité de l'Assemblée constituante. — Situation politique du baron de Batz. — D'Épréménil et Camille Desmoulins. — Discours de Batz sur la dette publique. — Sa fameuse prophétie sur les assignats. — Mirabeau et l'abbé Maury. — Attaques contre le comité de liquidation. — Le baron de Batz le défend, aidé de Cazalès. — Nomination de douze commissaires. — Batz présente la justification du comité dans un rapport sur ses fonctions. — Il est élu président. — Il en devient le maitre absolu. — Son habileté. — Son rapport sur la dette publique. — Il essaie d'augmenter les pouvoirs du comité. — Le scandale de la compagnie des Eaux de Paris. — Virulent rapport du baron de Batz contre cette compagnie. — Il attaque les frères Périer. — Les frères Périer. — La pompe à feu de Chaillot, leur œuvre. — Rivalité de protection entre le duc d'Orléans et le baron de Breteuil. — Batz propose de casser un arrêt du Parlement. — L'Assemblée accepte. — Prieur fait voter l'impression du rapport. — Protestation des frères Périer appuyée par Regnauld de Saint-Jean-d'Angely. — Le baron de Batz soutenu par Brissot. — L'agiotage. — La rue Vivienne. — Décision de Camus et autres de changer le comité de liquidation. — Comité chargé de ce soin. — Le baron y a la majorité. — Camus et la liquidation de la dot de la reine d'Espagne. — Camus suspecté de complaisance pour le duc d'Orléans. — Le baron a un dossier documenté sur cette question. — Protestations de Camus. — Sa vengeance. — Il fait remplacer le comité dont le baron est maître et président par un comité central. — Protestation indignée de Jean de Batz. — Lutte acharnée entre Camus et le baron. — Séance du 8 mars. — Le baron se promet de séduire Camus.

(10 septembre 1190-8 mars 1791.)

Cette étude spéciale de la formation, de la modification et de l'étranglement d'un comité de la Constituante a ce


singulier attrait de permettre de disséquer et de pénétrer les organes intimes et ignorés de cette célèbre Assemblée. Beaucoup d'historiens ont peint largement ces luttes révolutionnaires, beaucoup de mémorialistes en ontfixé des points particuliers; peu de personnes ont été amenées à étudier, au travers des bouleversements et des transformations de la Constituante, le travail particulier de ses membres et, par là, grâce à ce fil d'Ariane, découvrir l'attaque sournoise des futurs républicains et les travaux souterrains de la défense contre-révolutionnaire. Je vais entrer dans le vif de ces intrigues, et j'espère, grâce à mes recherches, pouvoir donner, en mème temps que l'histoire d'un comité, une véritable physionomie des dessous de l'Assemblée.

Au mois de septembre 1790 la situation de Jean de Batz à la Constituante était nettement définie : franchement royaliste, faisant partie mème du Cul-de-sac des noirs, c'est-à-dire du groupe resserré des royalistes purs, il avait, malgré cette étiquette, gràce à ses connaissances financières, son accueil engageant et ses relations d'affaires, gardé beaucoup de sympathies parmi les libéraux et même parmi les futurs tenants de la République qui estimaient en lui, en mème temps que sa fidélité inébranlable, la facilité de son commerce.

Il s'était fait inscrire au Club monarchique dont son

1. C'est ainsi que Camille Desmoulins, dans son journal les liévolutions de France et de Brabant, appelait le petit groupe des fidèles de la royauté.


ami d'Épréménil était un des fondateurs : ce club avait succédé au fameux mais éphémère club des Impartiaux fondé aux Grands-Augustins par Malouet en 1789, ce club était royaliste intransigeant alors que les Impartiaux avaient été libéraux 1. Ainsi que les Feuillants ils avaient eu la puérilité de s'intituler Augustins pour combattre avec des noms équivalents les célèbres Jacobins, mais ce fut sans succès : ces manifestations royalistes ne furent que feux de paille. « Jamais, a écrit Taine, aristocratie n 'a souffert sa dépossession avec tant de patience et n'a moins employé la force pour défendre ses prérogatives ou même ses propriétés8. »

Dans tous les cas, ce singulier d'Épréménil ne put faire apprécier autant que son loyalisme ses prédilections d'esprit romanesque et enthousiaste pour l'illuminisme et le mesmérisme, car, dans cette étourdissante année 1790, l'ancien conseiller au parlement de Paris croyait encore à ces chimères, et se persuadait aisément que, d 'un moment à l'autre, grâce à cette science du magnétisme, on pourrait peut-être guérir les députés de la gauche de leur phrénésie. Dans une séance dont il rend compte en plaisantin, celle de la suppression des ordres religieux, Camille Desmoulins ne représente-t-il pas l'ami du baron de Batz « élevant par-dessus tout ses deux bras... à la violence du geste et à la rapidité de la rotation il

1. Les clubs contre-révolutionnaires., par Augustin Challamel, p. 91 et p. 121.

2. Taine, Origines de la France contemporaine, la Révolution, t. r , p. 388.


avait l'air de magnétiser les Augustins et de tourner la baguette ».

Le baron, lui, loin de perdre la tête et de se singulariser par une vaine opposition, voyait avec terreur l'Assemblée se jeter à corps perdu dans la voie des émissions de papier-monnaie : c'était par centaines de millions qu'on voulait créer des assignats; la discussion entamée depuis le 27 août sur ce projet du comité des finances avait passionné les députés et la population. Mirabeau y avait prononcé un grand discours dont l'impression fut votée par une aveugle mais imposante majorité. Il y appuyait les idées du comité des finances en opposition avec le mémoire de Necker qui adjurait l'Assemblée de passer outre. Son discours tout entier avait été écrit par le pasteur Reybaz, sur des idées financières de Clavière : ce dernier, se souvenant du discours sur la Caisse d'escompte, avait d'abord renoncé à aider Mirabeau. Le tribun qui ne pouvait rien faire, disait-il, « sans cette tête chenue », était venu à résipiscence, et l'on avait évincé les peu délicats du Roveray et Dumont, et Clavière avait confié à la plume du Genevois intègre Reybaz le soin de composer les discours de Mirabeau, pour parvenir enfin à porter le coup mortel à Necker, l'ennemi abhorré. La harangue du tribun avait eu un si grand succès qu'il n'avait pu s'empêcher, en descendant de la tribune, tout fumant d'éloquence, d'écrire à son nouveau faiseur ces mots typiques : « Je vous renvoye tous les compliments que m'a valus l'excellent discours


dont vous m'avez doté. Ne soyez pas fâché des deux ou trois mots que j'ai dissimulés; ils resteront dans l'impression, mais j'ai craint que l'Assemblée ne fût quelquefois ou plutôt ne se crût trop gourmandée ainsi 1. » Étrange époque où le grand orateur Mirabeau s'excuse auprès de l'obscur pasteur genevois d'avoir changé deux mots d'un discours dont l'éloquence avait séduit l'Assemblée et consolidé la renommée du tribun.

Le baron de Batz, sans jouir de cette réputation en partie usurpée, avait son autorité de financier qu'il ne galvaudait point ainsi. Certes, lorsque Clavière échangeait avec lui des idées financières et qu'elles concordaient avec les siennes, il les utilisait, les admirait même, mais il n'eut jamais renoncé, comme Mirabeau le fit en ces circonstances, à ses principes pour servir l'ambition et les plans obscurs du Genevois bilieux et envieux. Aussi Clavière, s'étant aperçu de son indépendance, se contenta de collaborer avec lui pour des questions générales et continua de se servir de l'organe de Mirabeau et de la plume de Reybaz pour ses desseins de calviniste et d'ambitieux. Il n'eût pu assurément les faire soutenir par son ami Jean de Batz qui, poursuivant ses théories financières, essaya, le 27 septembre, de mettre obstacle aux étranges projets avec lesquels on espérait liquider la dette ancienne. Son plan n'eut guère de succès, car il eut la mauvaise chance de parler au

1. Bibliothèque de Genève, fonds Reybaz, lettres de Mirabeau. Appendice VI.


moment où Mirabeau venait encore de demander la parole.

Cependant, avec une perspicacité et une vision nette de l'avenir, Jean de Batz porta la question du règlement de la dette par les assignats, sur son véritable terrain.

Dans un sincère mouvement d'éloquence, il se prononça contre l'émission demandée et compara l'avenir de ces billets fictifs aux billets de la banque de Law dont le souvenir n'était pas éloigné. A grands traits il retraça le plan du célèbre spéculateur, dépeignit son audace, montra sa chute retentissante.

Avec son sens financier, il indiqua combien était illusoire le gage offert en garantie de ces assignats, la différence qui fatalement existerait entre l'estimation des biens nationaux; il fit voir les assignats revenant en paiement et chercha où seraient alors l'or et l'argent.

Puis, se résumant, il présenta un projet de décret dans lequel, avec une profonde sagesse, il proposait de faire fournir àl'Assemblée par l'ordonnateur du Trésor public un élat des dépenses à faire pendant les mois d'octobre et décembre de cette même année et les recouvrements à faire pendant le cours des mômes mois; qu'il serait ensuite créé une garantie d'assignats-monnaie portant intérêt à 3 p. 100 pour établir une balance entre les recettes et les dépenses; qu'il ne pourrait être créé en papiers que le strict nécessaire; que ces nouveaux


assignats auraient un cours forcé avec cette différence que nul porteur de ces assignats ne pourrait forcer son créancier, dont la créance serait postérieure au présent décret, à la recevoir au prix courant de l'argent fixé par les consuls et affiché dans les chambres consulaires.

Ceci était un plan sage et conciliant, mais l'Assemblée ne voulait pas entendre cette voix de la sagesse, car elle soupçonnait que ces atermoiements n'étaient proposés que dans l'espoir de voir bientôt le roi ressaisir son pouvoir absolu. De plus, elle était, en ce moment même, excitée par l'attente d'un grand discours de Mirabeau et amusée par un incident qu'avait provoqué l'abbé Maury.

On sait que l'abbé Maury s'était fait un devoir de ne jamais laisser parler Mirabeau sans lui répondre : dans cette séance il ne faillit pas à ses habitudes, il fit même mieux; et, dès que Jean de Batz fut descendu de la tribune et que Mirabeau l'eut occupée, il grimpa avec agilité à côté du président, le calme Emmery, fort étonné de cet assaut, et de là proposa à Mirabeau de prononcer un discours dialogué : il désirait, dit-il, lui poser des objections sur son système de régler la dette et avoir de lui une réponse expresse, à chacune de ses questions.

Cette manière de discuter sentait cruellement le séminaire et rabaissait le débat à une sorte de controverse, aussi l'Assemblée cria-t-elle haro de toutes ses forces, d'autant mieux que tous les députés s'installaient


confortablement pour jouir à leur aise des périodes pompeuses ou sardoniques du grand tribun.

Mirabeau, courtoisement, fit décider que l'abbé Maury parlerait après lui et, s'emparant de la tribune, prononça une harangue fort longue, qui avait été entièrement écrite par notre Genevois Reybaz : à la lecture elle est insoutenable, c'est un tissu de sophismes et l'on y sent bien la main de l'être indifférent à la gloire de la France qui l'écrivit. Le mouvement oratoire qui la termine prit cependant une certaine importance en passant par l'organe tonitruant du député d'Aix.

— Ainsi, s'écria-t-il, en proposant cette funeste émission d'un milliard d'assignats, ainsi tout doit fortifier votre courage... Si vous aviez prêté F oreille jusqu 'à ce jour à toutes les instances des préjugés, des vues particulières et des folles craintes, votre constitution serait à refaire!... Oser être grand, savoir être juste : on n'est législateur qu'à ce prix!

La salle, dit le compte rendu, retentit à ces paroles d'applaudissements et d'enthousiastes acclamations tant la musique des mots et la chaleur des accents remuent les masses, même intelligentes.

Et cependant combien tout ce clinquant semble faux à celui qui sait que, le malin même de cette journée, le carrosse de M. de Mirabeau avait gravi péniblement la montagne Sainte-Geneviève pour tourner dans la rue des Postes, s'arrêter au numéro 20 de cette rue et avait déposé son glorieux possesseur devant la porte basse


et le couloir obscur. Arrivé là, le maître des foules était monté, s'était trouvé dans un petit appartement où l'avait reçu une sévère Genevoise, presque honteuse de parler à un aussi fameux libertin : elle l'avait introduit dans le bureau de son mari, le pasteur protestant Reybaz. Là, combien le Démosthène se faisait petit, avec quelle séduction il avait supplié son fournisseur de lui laisser glisser dans son discours un parallèle entre l'agioteur et l'agriculteur, qu'il avait préparé, lui Mirabeau, et il était là priant qu'on lui permît d'introduire ce morceau dans la harangue. Mais le Genevois, le délégué des loges maçoniques et du parti protestant, avait une mission : ruiner la France monarchique; que pouvaient lui importer les enjolivements, il fallait que sa morne diatribe ne perdît pas sous les fleurs de rhétorique l'implacable logique de ses arguments; et le petit pasteur refusa au grand Mirabeau cette concession '. L'orateur blessé, froissé mais dompté, obéit à cet ordre, et dans le discours imprimé, il n'est pas question de ce parallèle.

« Je désire que votre imagination rie au parallèle de l'agioteur et de l'agriculteur », avait-il écrit humblement la veille. Mais Reybaz ne riait jamais.

Ils étaient donc devenus une puissance, ces Genevois dont Clavière était le chef incontesté : on ne saurait croire quelle importance ils avaient acquise. Retiré

1. Bibliothèque de Genève, fonds Reybaz. Appendice VI.


dans cette maison de Suresnes que j'ai déjà décrite, maladif, inquiet, dévoré d'ambition, produisant des libelles, dirigeant les affaires les plus embrouillées et, comme nous le verrons plus tard, les plus véreuses, Clavière avait fini par créer un salon qu'il faut considérer comme le foyer des idées les plus dangereuses. C'était là que s'étaient tenus les conciliabules où du Roveray, Dumont, Reybaz et lui avaient décidé de mettre la main sur l'homme qui leur paraissait le plus apte à renverser cette monarchie ennemie de l'indépendance de Genève. En outre ils aspiraient avec délices au moment où le clergé français, les catholiques fervents, en un mot les papistes succomberaient à la tâche et où l'on pourrait élever sur les ruines de la religion catholique l'image austère de Calvin. Qu'on ne s'y trompe pas, il y avait une forte haine religieuse dans les secrets agissements de ces missionnaires du calvinisme, et lorsque quelques Genevois déchaînèrent les guerres religieuses du XVIe siècle et mirent la France à deux doigts de sa perte, ils n'étaient ni plus nombreux ni plus tenaces que ces quatre ou cinq démocrates ardents qui prirent dès le début des États généraux une importance occulte considérable 1 :

1. Importance prouvée par la présence de du Roveray assis au milieu des députés aux côtés de Mirabeau, l'inspirant, lui passant des notes pendant cette fameuse séance royale où éclate pour la première fois la brutale faconde du député d'Aix, précisément pour répondre à ceux qui s'étonnaient de voir assis au milieu des députés de la France un Genevois. Quel thème que celui qui permettait, à l'aurore de la Révolution, de prendre la défense d'un citoyen de la libre Hetvctie!


Toujours est-il que ce noyau de Genevois attira tous les esprits forts de la capitale et que de ce centre corrompu partirent les libelles les plus osés : mais il y a mieux encore, c'est de ces quatre ou cinq cerveaux que sortirent les discours sur les biens du clergé, contre le célibat des prêtres, sur le divorce et l'éducation!... il faut lire dans les papiers de Reybaz t ces élucubrations destinées à saper la religion des Français, à vaincre le papisme . là était, je le répète, le but et le vrai but de ces étrangers, qui, dissimulés, firent répandre leurs doctrines par les Mirabeau, les Condorcet, les Brissot et enfin mettre en œuvre par les Clavière et les Marat.

Les yeux perspicaces et fins de notre gentilhomme gascon avaient discerné une partie de ce plan ténébreux, et c'est en fréquentant ces sectaires qu'il parvenait à deviner leurs secrets desseins : j 'ai insisté sur ces sourdes menées, car, lorsque Jean de Batz attaquera les Jacobins, il saura où frapper juste, ayant assisté à la formation même du programme de la future conquête jacobine; il devait même utiliser quelques-uns des auteurs de ce programme pour ses propres projets, entre autres pour ceux qu'il avait formés à propos de la liquidation.

Du Roveray fut acclamé et resta ainsi assis au milieu du tiers état; chose qui sembla curieuse même à Genève où cependant on avait une haute opinion de tous les Genevois... ; dans une lettre d'une belle-sœur de Reybaz on lit en effet : - Comment du Roveray a-t-il pu s'asseoir à cette place? »

1. Bibliothèque de Genève, fonds Reybaz. Appendice Vl.


Cette question de la liquidation de la dette ancienne était une des plus obsédantes du moment. Chaque semaine il s'élevait dans l'Assemblée, à ce sujet, soit des récriminations, soit des projets nouveaux, soit des amendements; les uns trouvaient que le comité de liquidation était trop lent, qu'il était accablé de travail; d'autres murmuraient que les membres importants de ce comité en retardaient les délibérations pour faciliter certaines spéculations sur les effets représentant le prix des charges à rembourser et que certains bénéficiaires avaient été obligés, par nécessité, d'escompter à l'avance ; quelques-uns parmi les membres de la gauche insinuaient que ces lenteurs avaient pour but d'empêcher la vente des biens nationaux dans l'espoir d'une réaction qui annulerait cette loi si cruelle pour beaucoup d'aristocrates.

Il y avait quelque chose d'exact dans ces diverses assertions, mais la vérité était encore ignorée et devait l'être longtemps.

Nous avons vu à la fin du précédent chapitre qu'une idée avait germé dans le fécond cerveau du baron et qu'il espérait, grâce à cette idée, aider le roi et la reine dans leurs moments difficiles. Voici quelle était en substance la combinaison qu'il voulait mettre en pratique. Il voulait diriger la liquidation de façon à pouvoir, avec les virements de fonds faciles à faire sur un aussi important mouvement, fonder une caisse royaliste où le roi eût pu puiser des subsides en cas de danger immé-


diat ou d'émigration forcée, et où l'on pût prendre les sommes nécessaires pour aider les mouvements contrerévolutionnaires qui ne manqueraient pas de se produire si l'autorité royale finissait par être trop entamée.

Pour fonder cette caisse il s'était décidé à demander à chaque liquidé une commission de tant pour cent sur le versement des fonds représentant le rachat de leur charge. Rien n'était plus facile à obtenir des liquidés des départements, c'est-à-dire des anciens officiers de la couronne, des employés serviteurs des palais royaux. Tous excellents royalistes, ils ne devaient pas se faire prier et verser avec joie une contribution destinée à fonder une caisse qui devait aider à ramener l'ancien régime.

— Abandonnez-nous, devait dire le baron, tant pour cent de ce que nous allons vous faire toucher, avec cette somme que nous donneront tous les liquidés, nous fournirons au roi et à la reine ce qui leur manque pour soutenir la lutte, pour acheter les consciences, pour armer leurs défenseurs, et, grâce à ce premier appoint, nous pourrons, dans un délai assez court, reprendre le gouvernement, abroger toutes les lois scélérates de l'Assemblée et vous rétablir dans vos charges et bénéfices. Ne vous plaignez pas de la lenteur avec laquelle nous allons vous appeler à la liquidation, aurait pu ajouter le baron, nous avons déjà quelques fonds, et en retardant le travail du comité nous arriverons ainsi à retarder la vente de vos biens auxquels, à notre avis,


l'Assemblée n'avait pas le droit de toucher et qui, inachevée ou à peine commencée, sera plus facile à annuler lorsque nous aurons mis les choses au point1.

Le comité de liquidation se trouvait, par le fait même, le seul comité de l'Assemblée qui pouvait entraver la mise en train du nouveau régime. Les décisions prises par les grands comités à panache tels que le comité diplomatique, le comité des finances, le comité de constitution où Mirabeau, Camus et Mounier commandaient chacun en maître, ne pouvaient être virtuellement appliquées que si les grands principes de la disparition des charges vénales, des bénéfices, de l aliénation des biens nationaux et de la circulation des assignats entraient dans la pratique : or, le grain de sable qui arrêtait tous ces rouages, déjà si peu faciles à engrener entre eux, était la lenteur voulue et calculée du comité de liquidation. Une pareille conduite devait exciter les nerfs des trois grands chefs dont je viens de parler. Toutefois Mirabeau, dédaigneux ou averti, ne s'occupa pas de ce point de détail; Mounier se croyait appelé à doter la France du plus admirable gouvernement; restait Camus qui, toujours plongé dans l'étude des infiniment petits, découvrit le grain de sable, et finit par pénétrer les motifs qui retardaient cette fameuse liquidation : en cherchant bien il vit que le baron

1. La reine Marie-Antoinette, Brissot, Clavière, Carl OErsder, et plusieurs autres parlent de ce plan, mais sans donner de détails. Je citerai ces documents à leur place dans le cours de ce livre ou en appendice.


de Batz était l'auteur principal de cette obstruction. Il n'en saisit pas immédiatement les raisons, mais, par la suite, à force de fureter, d'espionner et de surveiller, il acquit certaines présomptions et nous allons assister à sa lutte incessante contre les prérogatives du comité et contre l'influence de Jean. Pour le moment il se contenta d'insinuer à certains membres de l'Assemblée qu'il fallait aiguillonner le zèle des commissaires de la liquidation; aussi, le 29 octobre, M. de MontesquiouFezensac, un des plus chauds partisans du comte de Provence, et dont le zèle pour son maître croyait à un changement de roi plutôt qu'à un changement de régime, insistait, dans un rapport sur le remboursement de la dette, pour que le comité de la liquidation se hâtât; il se faisait l'écho d'un bruit de couloir en indiquant que chaque comité pourrait être chargé des liquidations se rapportant à leurs objets particuliers. Le comité de marine liquidant les marins, celui de judicature les magistrats, et ainsi de suite.

Le baron de Batz dressa l'oreille ; aussi, le 6 novembre, quand le président Barnave appela la suite de la discussion du remboursement de la dette, il bondit à la tribune et demanda que le plan de cette opération, présentée par le comité des finances, fût ajourné jusqu'au moment où le comité de liquidation serait en état de présenter le tableau de la dette arriérée.

— Je le promets formellement pour la semaine prochaine, s'écria-t-il en frappant la tribune avec force.


On lui répondit avec violence ; mais, dès ce moment-là, M. de Cazalès, le grand orateur, se constitua son avocat. Il était probablement au courant des espérances et des projets du baron, aussi se prononça-t-il pour l'ajournement de la discussion, affirmant que le comité de liquidation demandait seulement quatre jours de répit, et il combattit les prétentions du comité des finances, composé d'adversaires et qui voulait prendre la direction de la liquidation dont on commençait à suspecter les commissaires.

Regnauld de Saint-Jean d'Angely, qui n'était pas encore l'ami du baron, s'éleva contre tout ajournement et demanda la question préalable et même porta à la tribune certaines insinuations.

— La question préalable, dit-il, c'est la réponse qu'il nous faut faire à un comité qui propose la violation des décrets! Rassurons les créanciers de l'Etat!... La cupidité veille à la porte de cette salle, elle écoute aux portes de vos comités... Punissons les agioteurs qui ont spéculé sur les malheurs publics... Le seul moyen c'est d'adopter la question préalable!

Ainsi, les nobles efforts de Jean de Batz commençaient à le faire calomnier de toutes parts.

M. de Crillon écarta tous ces moyens violents en proposant d'adjoindre de nouveaux membres au comité de liquidation. Mais sa proposition fut étouffée au milieu des cris et des vociférations provoqués par une lutte à coups de poing entre Mirabeau et l abbé Maury


à propos d'un soufflet échangé entre les députés de la Corse, Buttafuoco et Salicetti. Ces aménités amenèrent Barnave, un président à l'eau de rose, à lever la séance.

Le 7 novembre continua la discussion du décret de M. de Montesquiou; l'article 15 portait qu'on nommerait deux commissaires de chacun des comités de constitution, de judicature, des finances et d 'aliénation pour présenter un projet tendant à rendre la liquidation plus rapide. Cet article passa sans encombre, mais Charles de Lameth le trouva insuffisant, et on entendit, pour la première fois, reprocher au comité de liquidation de faire examiner et payer les charges et pensions des émigrés avant de s'occuper des liquidations des malheureux créanciers du roi. Il demanda l'adjonction de six ou huit nouveaux membres au comité de liquidation.

Le baron de Batz ne s'opposa pas à cette demande ; il savait pertinemment que c'étaient des surveillants qu'on allait lui donner; il n'en eut cure; il tâcherait de les aveugler ou de les séduire. La caisse royaliste augmentait grâce aux opérations financières de Clavière qui spéculait, sans se douter de rien, sur les retards apportés aux décisions de l'Assemblée, par les manœuvres du baron.

M. de Montlosier, un royaliste, mais légèrement suspect à cause de ses idées voltairiennes et qui n'était pas dans le secret, proposa de prendre les nouveaux membres à gauche.


L'Assemblée décida d'adjoindre douze nouveaux membres à ce comité si attaqué, si décrié.

Le 13 novembre, sur les onze heures du matin, le président Chasset, une gloire ignorée, dont la vie obscure, mais très agitée, devait se terminer sur le velours d'un siège sénatorial de l'Empire et sous le poids d'une couronne de comte de même fabrication, proclama les noms des douze nouveaux membres du comité de liquidation :

C'étaient MM. Delacour d'Ambezieux, Fricaud, Boullé, Armand de Saint-Flour, Millanois, Bion, Augier-Sauzay, l'abbé Nolff, Huot de Goncourt, Lucas, Gagon, Guinebaud de Saint-Mesme.

Cette macédoine d'avocats, d'abbés et de négociants vint s'amalgamer à la macédoine qui formait déjà le fonds du comité, et, malgré la teinte libérale de leurs opinions, subit, dans son éclatante médiocrité, et à son tour, l'ascendant du baron de Batz. Ils ne bougèrent pas plus que leurs prédécesseurs. Ils devaient tous, du reste, mourir, sans exception, fonctionnaires de l'Empire. C'était une bonne matière à pétrir et le baron ne mit pas longtemps à les domestiquer.

Cet art de mener les hommes et de les faire siens était poussé au plus haut point chez notre héros... En butte aux soupçons, poursuivi dans ses retranchements, par des gens comme Lameth, Camus, Regnauld, il les brave et transforme en amis, ou en victimes, ou en esclaves de ses volontés les surveillants que ces grands


esprits ont prétendu lui imposer. Ainsi, plus tard, il se jouera de Robespierre et sera entouré des plus sublimes dévouements. Dès la première heure il est ce qu'il sera toujours, actif, entraînant, séduisant, faisant naître les dévouements autour de lui.

Mais il faut continuer l'histoire de ses débuts dans sa lutte contre les révolutionnaires.

Il avait promis de déposer son rapport sur la dette ancienne dans le courant de la semaine. Le 22 novembre, à la séance du matin, il monta de nouveau à la tribune chargé de paperasses, et Alexandre de Lameth, qui présidait, annonça son apparition en ces termes : « Monsieur de Batz demande la parole pour présenter : 1. ° le plan et l'ordre de travail du comité de liquidation ; 2° un rapport du comité de liquidation sur la dette ancienne; 3° un rapport du comité de liquidation concernant la compagnie des Eaux de Paris. »

Ainsi Jean de Batz s'était chargé de tout le travail, de tous les rapports qui eussent dû être distribués aux autres membres du comité : mais ceux-ci étaient restés silencieux et soumis, aussi bien les anciens que les nouveaux. Les soupçonneux et les taquins, les Camus et les d'André n'avaient qu'à se taire. Le baron leur apportait de quoi contenter leurs désirs si souvent exprimés.

Ces trois rapports représentent quarante fortes pages d'un volume in-octavo. Le premier est un plaidoyer en faveur de l'activité du comité. Il est nécessaire de l'analyser et de le résumer, car il joue un rôle dans cette


intéressante lutte dont je donne ici et en détail toutes les phases.

La première chose à nettement définir était les pouvoirs du comité pour bien rappeler à l'Assemblée ses décrets antérieurs et tâcher d'empêcher qu'elle se déjugeât. Le baron de Batz résuma donc au début de son rapport tout ce que nous venons de voir et d'expliquer et déclara que le comité, encouragé par les pouvoirs de diriger la liquidation que l'Assemblée avait donnés à ses membres seuls, s'était partagé en cinq sections dont il venait d'être nommé président général.

« Le comité de liquidation, dit-il, s'est divisé en autant de sections qu'il y a de branches particulières dans l'administration dont il doit examiner et vérifier les comptes.

» La première section est chargée de l'examen de tous les comptes relatifs à la maison du roi, de la reine et des princes. »

Dans l'esprit de Jean de Batz c'était la plus importante des parties de la liquidation et c'était sur cette section qu'il comptait pour la formation du fonds de réserve du roi, aussi y avait-il conservé la haute main et en demeura-t-il constamment le président effectif; il y avait fait inscrire, pour l'aider, MM. d'Harambure et de Lambert, les deux seuls royalistes du comité.

« La seconde section doit vérifier tout l'arriéré du département de la Guerre. »

Par M. de Croix, le marquis de Lacoste et d'Aiguillon,


amis de la plupart des officiers, il obtenait facilement l'acceptation des liquidations difficiles.

« Dans la troisième section seront vérifiés les comptes de la marine. »

Cette section était importante, tous les officiers de marine étant de bons royalistes se seraient prêtés à ses généreux calculs; ils n'en eurent point le temps comme nous le verrons.

« L'arriéré contentieux de chaque département ou ce qu'on nomme dette ancienne étant un composé des parties communes entre chaque département et le département des finances, l'examen de cette portion de comptabilité, les indemnités et les comptes particuliers du département des finances forment les attributs de la quatrième section.

J) A cette section en est jointe une cinquième chargée de l'exécution de l'article 10 du décret du 17 juillet, c'est-à-dire la rentrée des sommes dues à la nation. »

Les deux rapports qui suivront celui-ci, sur la dette ancienne et le recouvrement des créances des Eaux de Paris, prouvent qu'il avait assumé la direction des deux dernières sections.

Là où reparaît le gentilhomme gascon, c'est quand, après avoir promis une plus grande activité, il souligne dans son rapport les phrases destinées à flatter l'Assemblée.

Ainsi « l'Assemblée a voulu justement que toutes les délibérations du comité ne soient que de simples avis ».


« Le comité qui n'est point un tribunal », phrase d'une humilité si bien calculée.

Mais là où il glisse c'est quand, grâce à ces dispositions, il déclare que « l'Assemblée a été prudente et, au moyen de cette forme, la responsabilité n'est ni éludée ni déplacée ». C'était, en effet, elle seule qui endossait, pendant que notre héros faisait passer muscades et gobelets. Il prouvait ainsi, en deux mots, à l'Assemblée que, comme dans le Barbier de Séville, ses précautions étaient inutiles. Il y avait du Beaumarchais dans cet homme-là; il faut bien reconnaître que nous trouverons souvent des points de ressemblance entre ces deux êtres si actifs et si fertiles en expédients.

— Enfin, disait-il en finissant, vous venez de hâter les travaux de votre comité en décrétant le payement de tout l'arriéré, rien ne doit plus arrêter son zèle, et l'Assemblée nationale ne doit pas douter que ses travaux, ainsi dirigés, ne puissent suivre, si même ils ne devancent, la fabrication successive des assignats, dont l'emploi le moins urgent n'est pas celui d'acquitter l'arriéré des départements; car cette dette ne pourrait être négligée sans danger et elle est recommandée à tout l'intérêt de l'Assemblée nationale.

La principale qualité d'un financier n'est pas de trouver de l'argent, mais de savoir où il est et d'en faire le siège en règle. Le baron flairait pour son entreprise les assignats de la première émission, les bons, et se faisait petit pour que l'Assemblée lui en donnât la meil-


leure part : ce qu'elle fit, du reste, en désignant pour le comité de liquidation 200 millions sur les 800 millions émis.

En terminant il proposa le projet de décret suivant, qui, selon lui, devait tout simplement préserver « d'erreur et de confusion » les délibérations, les travaux et les résultats du comité.

Projet de décret réglementaire.

« L'Assemblée nationale ordonne qu'il soit remis au comité de liquidation un double, tant des décisions qui sont intervenues que de celles qui pourront intervenir au rapport de quelque comité que ce soit, concernant les parties quelconques de la liquidation de la dette publique. »

J'ai souligné, avec intention, les mots : au rapport de quelque comité que ce soit et de la dette publique ; par les premiers il espérait conjurer le danger qu'il avait entrevu dans le rapport de M. de Montesquiou, c'est-à-dire l'ingérence des autres comités dans les affaires du comité de liquidation : là était un redoutable danger, car il n'aurait pas eu raison de ses clairvoyants adversaires, de ces travailleurs acharnés qui commençaient à l'inquiéter et n'étaient pas aussi faciles à tromper que les membres du comité actuel. En second lieu, le mot dette publique substitué au mot dette ancienne ou de dette arriérée des départements élargissait le cercle des attributions du comité, sans bruit et comme en se


jouant : c'était une déclaration de guerre au comité des finances, il s'agissait de savoir si les clairvoyants de ce grand comité s'apercevraient de quelque chose.

Ils devaient s'en apercevoir et engager bientôt le combat, et, pour garder quelques-unes de ses attributions, notre malheureux comité allait être obligé de faire le sacrifice de quelques autres.

Le décret fut toutefois adopté comme presque tous ceux que les rapporteurs avaient coutume de présenter. Ceci se réduisait à une formalité qui suscitait toutes sortes de désagréments et de débats supplémentaires; car, pendant la lecture souvent fastidieuse de ces rapports, les Constituants allaient à leurs affaires ou à leurs plaisirs et ne s'apercevaient du vote émis la veille que le lendemain en lisant le compte rendu, aussi c'étaient d'interminables retours sur ces décrets enlevés par surprise.

Le second rapport dont Jean de Batz donna lecture dans la même séance a toutes les allures d'une conférence sur les diverses liquidations qui eurent lieu depuis Henri IV. Il roule tout entier sur la partie contestable et, pour créer un mot, irremboursable, de la dette ancienne.

Le rapporteur commença par expliquer que Sully et Colbert firent deux liquidations mémorables, mais que de la dernière, datant de 1669, il restait encore des billets de l'épargne dont les porteurs élevaient des réclamations et qui avaient toujours servi à des spéculations éhontées. Pendant le XVIIIe siècle, d'autres liquidations


et conversions rendues nécessaires par le mauvais état des finances, les gaspillages du régent, les affaires de Law, avaient été effectuées et avaient donné lieu à des foules de marchés, de compromis, d'agiotages parmi lesquels il avait été difficile de se reconnaître. Il s'était, en outre, glissé au milieu de toutes ces revendications une grande quantité de billets faux, de commissions illicites dont abusaient les mandataires que l'Etat acceptait de toutes mains pour lui trouver des espèces : enfin, en 1763, avait eu lieu la dernière liquidation de la monarchie qui fut, selon l'expression de Jean de Batz, « un essai informe ».

En concluant, le baron demanda que l'Assemblée prît, pour date certaine de l'examen des titres et créances à liquider, l'année 1764, et voici le décret qu'il présenta à l'Assemblée :

« Nulle portion de deLte ancienne, qui, aux termes de l'édit de décembre 1764, n'aurait point été soumise à la commission précédemment nommée le 23 novembre 1763, ne pourra être présentée en liquidation; à l'égard de toutes les portions de la dette ancienne non liquidée, qui, ayant été produites à ladite commission du 22 novembre 1763, n'y auraient pas été jugées, elles seront vérifiées, conformément aux principes établis dans le rapport du comité de liquidation.

» En conséquence, l'Assemblée nationale maintient toutes les déchéances antérieures à l'année 1764. »

L'Assemblée s'empressa d'adopter une pareille déci-


sion pleine de sagesse, car, s'il eût fallu remonter plus haut, il eût été impossible de mener à bien une liquidation quelconque.

Restait un troisième rapport dont la lecture, que commença immédiatement après les deux autres Jean de Batz, attira l'attention de tous les députés : il avait trait à la compagnie des Eaux de Paris' et touchait à un des plus grands scandales financiers du moment. Il est utile de connaître cette question qui met au vif les dessous d'une affaire à la fin du XVIII® siècle, on y verra que, en quelque époque que ce soit, les procédés des aigrefins sont toujours les mêmes.

Avant d'entrer dans les détails, il importe de dire que cette question palpitante était comme le champ clos d'une lutte commencée depuis longtemps entre des adversaires de marque : d'une part Mirabeau, Clavière, de l'autre Beaumarchais, les banquiers Pourrat, Le Couteulx, Gouy d'Arsy, soutiens de Necker, sous l'égide du duc d'Orléans. Comme protecteurs, les premiers avaient le baron de Breteuil et les seconds Calonne. La lutte était devenue en même temps politique, car Breteuil représentait la politique royale et Calonne la politique des princes et de l'émigration. Batz, sincère et loyal royaliste, ne pouvait hésiter et devait profiter de l'occasion, car, partisan de la politique royale, il se sentait bien fort pour essayer de culbuter en une fois Calonne, les banquiers

1. Archives nationales A. A. I.


qui l'avaient tellement ennuyé lors des Assurances et s'acquérir un renom de sévère justicier. Les haines particulières de Clavière pour ces Pourrat et autres le poussèrent à endoctriner Brissot qui promit l'appui du Patriote français. Ce fut donc avec une douce ironie que le baron dut prendre la parole pour la gloire du roi et de Breteuil, appuyé par de purs républicains.

Les frères Périer, Jacques-Constantin et CharlesAugustin, dont la réputation de mécaniciens était universelle, avaient établi, grâce à la protection du duc d'Orléans, une pompe à vapeur pour distribuer l'eau de la Seine dans Paris.

Cette usine d'approvisionnement d'eau, qui a été longtemps célèbre sous le nom de « pompe à feu de Chaillot », était établie à l'actuelle place de l'Aima et précisément sur les terrains où se trouvait dernièrement encore la direction des Eaux de Paris. Une pareille entreprise avait d'abord excité la méfiance. Les médecins s'en étaient mêlés et avaient critiqué le point choisi pour prendre l'eau que l'on supposait corrompue après la traversée de Paris. La jalousie et l'envie avaient fait le reste, et les Périer, trop pauvres pour une pareille exploitation, avaient dû faire appel à l'argent du public en cédant leurs droits à une compagnie.

Les actions en furent vite souscrites, grâce à leur réputation et à leurs relations; c'est là un fait peu surprenant, car les Périer jouissaient d'un grand renom comme savants et comme bienfaiteurs des indigents.


Leur position peut se comparer à celle qu'occupèrent un siècle plus tard les Lesseps; comme eux ils connurent la gloire des grandes entreprises et les difficultés de leur réalisation.

Ils étaient trois frères, Jacques-Constantin, le plus connu et le plus célèbre, son fidèle collaborateur Charles-Augustin et un troisième qui mourut à vingtquatre ans, plein d'avenir et d'intelligence. L'ainé, Jacques-Constantin, né à Paris en 1742, fut un des savants remarquables de cette fin du XVllle siècle qui comptait cependant tant de génies scientifiques : les Laplace, Linné, Vaucanson, Euler, d'Alembert, Borda, Lalande, Jussieu, Condorcet, Portai, Chaptal, Berthollet, Lavoisier, Cassini, tous membres en même temps de cette Académie des sciences où Périer devait entrer à son tour. Comme tous les savants, les Périer étaient de piètres administrateurs, aussi ne purent-ils, absorbés dans leurs calculs, surveiller de près la partie financière de leur affaire qui devint vite la proie des spéculateurs : et cette entreprise qui, dans leur esprit, devait servir surtout l'humanité et être utile à la science, fut-elle livrée à toutes les attaques. Mirabeau, inspiré par Clavière, publia contre les banquiers de l'affaire elle-même de redoutables pamphlets, et les Périer firent répondre au futur tribun par Beaumarchais, qui intitula son libelle cinglant et spirituel : les Mirabelles. Ce n'était déjà pas banal de mettre aux prises, en une lutte de pamphlets, Mirabeau et Beaumarchais, les deux plumes


les plus acérées de tous les temps. Ce fut une lutte platonique d'écrivains, car le résultat ne fut pas changé et, penchés sur leurs épures, les Périer se préoccupaient de quelques bielles ou de quelques pistons à améliorer et déjà la faillite les guettait, tant les préoccupations des inventeurs sont d'un autre ordre que celles des financiers.

A côté de la pompe à feu, les deux frères avaient établi une vaste usine où se fabriquaient et se montaient les premières machines à vapeur dont fut dotée la France ; une activité sans bornes et de tous les instants se déployait dans ces vastes hangars : à peine un projet était-il mis à exécution qu'il en naissait de nouveaux dans l'esprit de ces deux hommes : en 1788, alors que déjà la pompe fournissait l'eau à toute la capitale, ils entreprenaient de construire des moulins à vapeur, qui, même en petit nombre, eussent pu suffire à l'alimentation de Paris. Ils en demandèrent au ministère le privilège, mais ce fut en vain : la cour avait alors d'autres préoccupations, on les éconduisit; ce fut une fâcheuse erreur, car, en assurant la subsistance de Paris, on eût évité de donner un prétexte aux premières journées de la Révolution. Elles auraient peut-être eu lieu, mais sans ce cri farouche : du pain! du pain! qui sembla excuser les massacres et les déprédations.

Du reste, et le rapport du baron de Batz va nous le démontrer, c'était surtout à l'abus qu'on avait fait du nom des Périer pour épuiser déjà une partie de l'épargne royale qu'étaient dus le refus ou la négligence des minis-


tres à l'égard des moulins à vapeur. Le cruel hiver de 1788, où le moulin personnel des Périer rendit d'immenses services, prouva aux ministres la faute commise et, le 26 septembre 1789, les Périer reçurent la commande de trois cents moulins à bras et de deux moulins à vapeur à construire dans l'île des Cygnes : le 26 septembre!... et le 5 octobre les mégères de Paris envahissaient le palais de Versailles en réclamant ce pain dont on s'était occupé trop tard.

Cependant les Périer s'exécutèrent en partie, et avaient déjà fourni deux cents moulins à bras et installé leurs moulins à vapeur, quand, sur un grand nombre de dénonciations, et entre autres un mémoire des porteurs de quittance de la compagnie des Eaux adressé à l'Assemblée nationale, le comité de liquidation fut chargé, vers la fin de l'année 1790, d'examiner les faits et gestes de la compagnie incriminée.

Les auteurs du mémoire, qui est signé d'une trentaine de noms d'actionnaires, parmi lesquels de Redon, un ami intime de Batz, que nous retrouverons avec lui à la tète des sections le 13 vendémiaire, insistaient surtout sur ce point que le roi s'était occupé de l'affaire et avait pour ainsi dire garanti leurs titres en s'immisçant dans l'administration de la compagnie des Eaux, et c'est sur cette raison qu'ils s'appuyaient pour supplier les membres du comité chargé par l'Assemblée de liquider les engagements pris par le roi, de les comprendre dans la liquidation en cours.


Que venait faire le roi en cette affaire, et à quel titre la liquidation de cette affaire particulière en déconfiture pouvait-elle intéresser la liquidation de la dette arriérée des départements?

Le baron connaissait le fin mot; aussi, après avoir convoqué les plaignants, étudié les dossiers, constaté la facilité avec laquelle on avait pu engager le roi et le Trésor dans une entreprise particulière, il résolut de donner une vigoureuse leçon, puisque l'occasion s'en présentait et qu'il les prenait en faute, aux banquiers qui s'étaient livrés à ce chantage et à ces manœuvres équivoques.

Il voulut aussi savoir quel avait été dans ces négociations le rôle des Périer : il le jugea sévèrement et reconnut que, s'ils n'avaient pas été les instigateurs des arrangements illicites dont il voyait les preuves à chaque instant, ils avaient du moins essayé de profiter de leurs avantages et de la bienveillance coupable des ministres abusés ou achetés par des intermédiaires véreux.

La philippique dont je vais donner le résumé suscita beaucoup d'ennemis à Jean de Batz, ce fut la cause de la reprise de la lutte contre le comité de liquidation, comme nous allons le voir.

Je viens de dire que l'Assemblée était attentive lorsque Jean commença la lecture de son rapport, qui débutait par ces paroles énergiques :

— Messieurs, les objets sur lesquels le comité de liquidation appelle en ce moment votre attention la méritent


tout entière. Il s'agit d'un traité, d'un accord fait en quelque sorte, au nom du Trésor public, entre des personnes sans mission à cet égard et qui cependant ont disposé d'une caisse où avaient été déposées plus de 2 400 000 livres, somme dont les quatre cinquièmes était une propriété de la Nation. Si c'est là une dilapida lion, messieurs, et c'est ce que vous avez à juger, on en aurait vu peu d'aussi hardies et, dans les circonstances de cet événement, une prompte décision paraît nécessaire.

» Déjà, messieurs, les recherches patriotiques et les travaux infatigables d'un membre de cette Assemblée (M. Camus) vous ont préparé à entendre parler des affaires de la compagnie des Eaux malheureusement devenues celles du Trésor public.

Il faut noter en passant cette mention honorable décernée à son adversaire acharné : ce grain d'encens ne déplut pas au sévère archiviste, mais ne le désarma pas. Cependant il n'avait pas paru inutile à Jean de Balz, qui avait autrefois spéculé sur les actions des Eaux, de mettre son indignation sous le patronage de l'intègre Camus. Il continua donc la lecture de son rapport où, après avoir critiqué les frères Périer d'avoir entrepris sans les ressources suffisantes une aussi vaste affaire, il passa en revue la transformation de l'entreprise en société et les divers expédients employés par les administrateurs pour attirer l'argent du public : il frappa à coups redoublés sur ces assurances contre l'incendie dont la compagnie se faisait l'assureur, prospectus mirifiques,


annonces de toutes sortes, qu'il connaissait bien puisque lui-même avait détaché -ces assurances de la compagnie des Eaux pour les adjoindre à ses assurances sur la vie : il critiqua vivement toutes ces assemblées d 'actionnaires, ces rapports, ces spéculations, cet agiotage qui avaient été, comme toujours, les brillants appeaux dont se servit le conseil d'administration : et le baron cita comme « un monument ineffaçable de ce temps de désordre et d'erreur et excellent écrit » le pamphlet dans lequel Mirabeau, représentant la conscience publique indignée, dénonça et dévoila toutes les « manœuvres » et toutes les « absurdités » de cette campagne.

Aussi la malheureuse compagnie se vit bientôt réduite aux dernières ressources et les principaux intéressés, dit Jean de Batz, conçurent le projet hardi de substituer à eux-mêmes le gouvernement, et à des actions sans valeur l'argent du Trésor public; « vous allez voir, messieurs, comment, le succès a dépassé leurs espérances et comment, par une suite'de traités entre eux et les derniers ministres des finances, ils sont parvenus à puiser plus de 20 millions dans le Trésor de l 'État. »

Et en une longue énumération Jean de Batz prouva que le Trésor avait, du 19 septembre 1784 au 31 juillet 1188, prêté à la compagnie la somme de vingt millions neuf cent cinq mille francs contre le dépôt de cinq mille cent soixante-quatorze actions, à l'heure actuelle, valant à peine 5 millions de francs et même ne trouvant pas preneur.


Les actionnaires étaient enchantés, ils étaient rentrés dans leurs fonds grâce aux efforts et à l'éloquence persuasive et sonnante des banquiers Desmarets, Campi, Pourrat et Lenormand et de l'accueil aimable des ministres Calonne, Bouvard et Loménie de Brienne. C'est avec des accents d'indignation dans la voix que le baron tonnait contre ce guet-apens, et avec la satisfaction de frapper en même temps sur les ennemis de Clavière, sur les siens, sur le banquier Pourrat qui avait assommé Clavière en pleine Bourse, et de venger en même temps la morale outragée.

Il ne put laisser de côté les frères Périer, et leur reprocha vivement d'avoir réclamé à la société les 2 400 000 francs d'apports qu'ils disaient leur être dus et de n'avoir pas ignoré que c'était encore le Trésor public qui avait dû payer cette somme en vertu d'un jugement du Parlement, comme étant devenu le principal actionnaire de la compagnie des Eaux.

Jean, qui voulait de toute nécessité garder la direction du comité de liquidation, fut superbe d'indignation. D'une main il agitait les traités consentis au mépris des lois, de l'autre il semblait menacer le Parlement dont l'arrêt en faveur des Périer lui paraissait entaché de nullité.

Il proposa un moyen radical à cette Assemblée peu instruite qui confondait si fréquemment les attributions du pouvoir judiciaire avec celles du pouvoir législatif; il lui demanda donc de décréter que l'arrêt du 22 sep-


tembre, arrêt judiciaire, fût déclaré nul et que les Périer rendissent l'argent au plus tôt.

Les membres de l'Assemblée le suivaient avec un enthousiasme vertueux tout à fait à la mode, ils l'approuvaient et l'encourageaient de leurs applaudissements. Quelques esprits plus rassis semblaient hésitants. Jean de Batz enleva leur suffrage en racontant qu'au sein même du comité il y avait eu des hésitations, des consultations et que, malgré tout, on avait conclu à la nullité de l'arrêt... Mais ce n'était pas tout, il fallait montrer encore patte blanche et paraître, en face de l'Assemblée, d'une honnêteté farouche, en un mot être plus Camus que Camus lui-même; aussi est-ce d'une voix dramatique que le rusé Gascon débita le couplet final :

— Ce sera ensuite, s'écria-t-il, d'après le décret que vous allez rendre, que votre comité fera passer vos ordres et vos instructions à l'agent du Trésor public. Il est temps, messieurs, que l'Assemblée nationale commence à frapper les esprits du profond respect dû à la fortune publique, à ces pénibles fruits des sueurs du peuple et à elle-même, que l'Assemblée se doit de tracer enfin une ligne de démarcation entre les erreurs d'une administration vicieuse et la fermeté d'un régime austère sans lequel le payement de la dette publique et le rétablissement des finances seraient la plus vaine des fictions.

A l'unanimité et émue par ce baron parlant si bien des sueurs du peuple, l'Assemblée décréta qu'on dénoncerait au roi les arrêts conclus entre les Périer et les


actionnaires; que, sans tenir compte du jugement du 22 septembre, on ferait rentrer au plus tôt les fonds distribués et ceux restant dans la caisse de la compagnie, sans préjudice des plaintes et poursuites personnelles contre les auteurs des manœuvres et fraudes par lesquelles on avait obtenu le jugement ou séduit le ministre des finances.

Sur la demande de Prieur, l'impression des rapports fut votée d'acclamation.

L'Assemblée ne changeait donc pas; elle votait, votait sans cesse, aussi, en fin de séance, les journalistes qui, de leur tribune, avaient acclamé le baron de Batz, sévère censeur des brigandages, ne purent toutefois s'empêcher de protester contre cette rapidité d adhésion à un décret qui leur semblait illégal, puisqu 'il cassait un arrêt de justice : « Comment, s'écriait Brissot, il n'y a eu aucune discussion sur le fond... et tel est l'effet infaillible de l'avidité à surcharger les affaires même privées : on ne discute rieni ». C'est ainsi que les contemporains jugeaient cette machine à décrets qu était l'Assemblée!

Je pense que ce matin-là Jean de Batz sortit triomphant de la salle du Manège et qu'il crut en avoir fini avec toutes les récriminations des grincheux contre le comité. Que réclamaient-ils, ces tristes critiques? du travail? il venait de leur lire trois rapports de cinquante

1. Brissot, Patriote français, n° du 18 décembre 1791.


pages coup sur coup ; de l'activité? n 'en avait-il pas montré en traitant trois sujets absolument différents l'un de l'autre et dont le premier décrivait les travaux sérieux des commissaires? de la probité? ne venait-il pas de leur servir toute une litanie « de dilapidations éhontées, de crédulité publique, d'administration vicieuse, de régime austère, de manœuvre criminelle, fruits de la sueur du peuple » bien suffisante pour le hausser dans l'esprit de ses collègues et éloigner de lui tout soupçon de ses virements.

Il en fut récompensé par ce qu'on appelle une bonne presse. Les journaux de Paris, dès le lendemain, étaient pleins de son éloge; tous, depuis Camille Desmoulins jusqu'à l'abbé Royou, depuis le fanatique républicain jusqu'au royaliste ardent, rendirent hommage à sa courageuse sincérité, à son énergique loyauté, ou, comme on disait alors, à sa vertu.

Nous savons que Brissot s'était constitué l'avocat du baron et qu'il devait soutenir les motions du député de Nérac, par ordre de CJavière. Nous savons aussi que c'était grâce à ce patronage que la presse révolutionnaire ne regardait pas de trop près aux virements de la liquidation en faveur de la caisse royale, aussi est-il intéressant de lire dans le Patriote français les lignes sympathiques de Brissot, ignorant des besognes qu'il couvrait, au sujet des accusations portées par le baron à la tribune : « M. de Batz, disait le futur Girondin, n'est pas un grand partisan de *la Constitution telle qu'elle


est, mais il est partisan de l'ordre dans les finances et il se montre ici trop fortement l'ennemi des fripons pour qu'on ne rende pas justice à son travail et à son talent! Puisse-t-il devenir pour le comité de liquidation ce qu'est monsieur Camus pour le comité des pensions. » Brissot tenait bien sa promesse, car être le Camus de la liquidation était le rêve du baron, et il le faisait dire aux membres de la gauche par un de leurs journalistes '.

Le triomphe du baron allait être toutefois de courte durée. Le 24 novembre, en effet, c'est-à-dire deux jours après le fameux rapport, un des secrétaires de l'Assemblée lisait à la tribune, en vertu de quelque protection ignorée, une lettre des frères Périer réclamant justice et incriminant le décret de l'Assemblée qui supprimait un acte juridique. « Je désire, y lisait-on, prendre connaissance des pièces qui ont déterminé l'opinion du comité de liquidation. »

Cette réclamation était d'autant plus étonnante que, dans une note annexée à son rapport, Jean de Batz affirmait que les Périer avaient été entendus par ce comité et avaient convenu de tous les faits incriminés.

L'Assemblée, encore sous l'influence des discours du baron, passa à l'ordre du jour : mais on sentait bien qu'une campagne était entamée contre les décisions arrachées à l'Assemblée. Les ennemis du comité et du baron relevaient la tête, ne devaient-ils pas du reste sou-

1. Article de Brissot dans le n° du 18 décembre du Patriote français.


tenir les Périer protégés du duc d'Orléans en qui reposaient encore les espérances des partisans d'un roi constitutionnel.

M. d'André, dont nous connaissons le caractère de factotum et qui aimait à se faufiler partout, se chargea d'attacher le grelot; car on voulait, avant tout, enlever au comité le monopole de la liquidation.

Le 7 décembre, à la séance du matin, dont l'ineffable Pétion présidait les débats, l'abbé Gouttes, membre du comité, eut la malheureuse idée de venir demander que toutes les dettes du clergé fussent désormais revisées et liquidées par le comité de liquidation.

Le bouillant d 'André se récria :

— Comment! déjà le comité est en retard!... Veut-on nous éterniser ici... Je demande qu'il soit établi un bureau particulier pour la liquidation comme pour l'extraordinaire... Je veux un bureau particulier.

Duquesnoy, celui qui devait s'attirer plus tard la haine de Napoléon pour avoir, en qualité de maire, marié Lucien Bonaparte à la veuve Jouberthou, attesta que quatre notaires de Paris auraient déjà achevé la liquidation. Il se joignit à d 'André qui venait de griffonner un décret inspiré par les propositions de M. de Montesquiou, ordonnant que deux commissaires des comités des finances, de judicature, des pensions et de liquidation seraient adjoints aux commissaires nommés le 27 septembre pour organiser les bureaux de liquidation.

L 'abbé Gouttes voulut parler, on le fit taire, et on


passa à l'ordre du jour après adoption du décret proposé par d'André.

Le comité de constitution avait eu la fâcheuse idée de demander deux commissaires de chaque comité, mais le comité de liquidation n'avait rien demandé et se serait bien passé de cette surveillance.

Le baron de Batz fut tout de suite averti de ce qui se passait car il n'assistait pas à la séance, et dès le soir même, dans les couloirs, dans les comités, il essaya de lutter contre la formation de cette direction générale, mais il ne put l'empêcher : il n'insista pas, et, puisque chaque comité devait envoyer deux représentants pour nommer ce fameux bureau de la direction générale de liquidation, il résolut de se faire nommer l'un des deux commissaires de son comité de liquidation pour pouvoir discuter le projet et l'amender au besoin.

Le comité des finances avait délégué MM. l'abbé Gouttes et Marquis, deux compères de Batz au comité de liquidation. Le comité de liquidation se fit représenter par le baron de Batz et Mathieu de Rondeville tout dévoué à Jean qui avait pris son fils comme secrétaire du comité, le jeune garçon qui écrivait des billets doux et les comptes de la blanchisseuse sur les dossiers. C'étaient donc là quatre membres acquis au député de Nérac. Le comité de judicature délégua M. Henri Longhève et Régnier le futur duc de Massa, que nous retrouverons ami du baron sous le Consulat. Le comité des pensions envoya Camus et


Palasne de Champeaux : Camus est désormais dans la place; nous verrons le baron le conquérir plus tard. Le comité de l'extraordinaire fut représenté par MM. de Mon lesquiou et Briois Beaumetz, celui d'aliénation par deux inconnus, Pougeard et Prévost, et enfin M. de Curt, qui, comme d'André, se faufilait partout, de son propre mouvement, décida de représenter dans cet amalgame le comité de marine.

Voilà donc notre héros au travail avec Camus en face de lui, et disposant de la majorité dans ce fameux conseil des comités. Souple et courtois, mais ne perdant jamais de vue son but, il eut vite fait de rouler Camus.

Il manœuvra donc avec son habileté coutumière. Le ministre de la justice, Duport, avait communiqué aux membres du comité de liquidation ce projet de décret qu'avaient préparé dans le silence les ennemis des royalistes, c'est-à-dire Camus et les commissaires détachés des comités adversaires du comité de liquidation. Le baron se fit charger par ses anciens collègues de l'examiner, il s'empara du projet, le tourna et le retourna et le renvoya au ministre avec des notes de sa propre main portant en substance que nul ne pouvait se substituer au comité de liquidation et surtout, chose importante, relativement aux dettes arriérées des départements. Il revendiquait aussi le contrôle absolu sur la liquidation des dimes inféodées et des indemnités prétendues contre l'Etat : et ce fut ce projet annoté de la main du baron, revisé par lui, refondu par lui, qui, renvoyé au ministre,


recopié par les bureaux de la chancellerie et remis solennellement aux mains de Camus et des sousCamus, ce fut ce projet que, le 13 décembre, ces naïfs adversaires de Jean de Batz portèrent sur le bureau du président de l'Assemblée pour faire fixer la date de la discussion 1.

Pour préciser, ce projet de décret établissait un bureau extraparlementaire de liquidation, mais plutôt pour faciliter les écritures et donner des secrétaires aux comités que pour empiéter sur les droits acquis : il y avait bien un article qui soumettait au paraphe de plusieurs des commis du bureau les états et pièces présentés à la liquidation générale par les comités, mais du moment que liquidateurs et liquidés ne présentaient les pièces qu'après être tombés d'accord sur le chiffre de la liquidation, la précaution était illusoire et Camus le magister n'y aurait vu lui-même que du feu. Puis était-il difficile à un homme comme le baron d'avoir, dans ces bureaux, à sa dévotion, les commis désignés pôur revoir les propositions du comité, lui qui avait si bien séduit Chérin, Clavière, les électeurs de l'Albret et ses collègues du comité et qui venait de si gentiment rouler Camus.

Le décret qui contenait une série de précautions, de formalités peu intéressantes fut, le 16 décembre au matin, présenté à l'Assemblée. Toujours sous la houlette du

1. Archives nationales D. XII, comité des assemblées.


berger Pétion, Camus monta à la tribune et lut avec gravité l'œuvre de son adversaire qui, l'air narquois, de son banc, approuvait du bonnet.

Le projet fut voté sans difficulté; je dois à la vérité historique de signaler un mot de Camus : « Il est possible, dit-il en répondant à un parleur intarissable, M. de Folleville, qui trouvait qu'on avait traité dans cette organisation le ministre des finances en quantité négligeable, il est possible, dit l'ancien avocat du clergé, que désormais l'on se passe d'un ministre des finances ! »

Voit-on poindre, derrière ces lunettes, le conventionnel?

En somme, le mal n'était pas grand, et, pour avoir voulu marcher trop vite, le comité de liquidation voyait ses ambitions refrénées, mais il conservait ses limites naturelles.

Le point délicat était, pour le baron, le choix du directeur général de la liquidation, chef suprême de ce bureau qu'il venait, par force, de contribuer à fonder. Quelle est la part que Jean de Batz prit à ce choix, je l'ignore, mais je serais bien étonné qu'il n'eût pas eu une influence en cette affaire, car M. Dufresne de Saint-Léon, qui fut choisi, était un excellent royaliste. Ancien commis du banquier Beaujon et son successeur dans la charge de payeur aux gages et augmentations de gages aux trois charges de Chambre des comptes, il avait rempli plusieurs postes financiers qui avaient attiré sur lui l'attention et était en 1789 directeur du Trésor royal. C'était un


de ces admirables commis de finances comme la France en a toujours produit et qui ne lui ont jamais manqué même dans les temps les plus troublés et les époques les plus anarchiques. Tout porte à croire qu'il dut ce poste en partie au baron Jean, car il sera, nous allons le voir, accusé d'avoir favorisé les aristocrates, et il était un des correspondants du roi pour tous ses projets financiers. Ses lettres, ses propositions adressées à l'infortuné Louis XVI étaient soigneusement enfermées par lui dans l'armoire de fer1. Déjà au moment où il fut nommé directeur général de la liquidation il correspondait secrètement avec le roi : c'était évidemment un homme dont Jean de Batz avait besoin pour la réalisation de ses projets.

M. Dufresne de Saint-Léon eut vite fait d'organiser son personnel et, le 30 décembre, l'éternel Camus venait le féliciter de son activité. « Il a, dit-il, parfaitement bien divisé son travail. » Il s'agissait d'installer ces nouveaux bureaux et Camus proposait de les loger dans une maison de la place Vendôme occupée « ci-devant » par monseigneur de Conzié, évèque d'Arras, ce même prélat devenu si célèbre pendant l'émigration. Camus demanda à l'Assemblée l'autorisation de louer le logis épiscopal pour trois ans. « Peut-être, dit-il d'un ton mélancolique, la liquidation sera achevée à cette époque. »

1. Archives nationales. Papiers provenant de l'armoire de fer. Ne pas confondre avec les cartons renfermant les papiers historiques précieux renfermés dans l'armoire de fer des Archives de l'Empire.


Trois an s ! Que de choses allaient se passer dans ces trois années, le roi et la reine morts sur l'échafaud et Camus prisonnier en Autriche, voilà ce qui serait arrivé dans trois ans! Mais, en ce moment, les hommes n'envisageaient pas l'avenir sous des couleurs si sombres, et beaucoup restaient dévoués au roi; c est ainsi que, quelques heures après le discours, satisfait de ce jobard de Camus qui croyait tenir et le baron et la liquidation dans sa main, M. Dufresne de Saint-Léon rendait compte au roi secrètement des dernières dispositions qu'il avait prises, rassurant ainsi Louis XVI sur la continuation du plan convenu et des mesures du baron Jean ; aussi est-ce avec satisfaction que, le soir venu, le roi enferma dans l'armoire de fer la lettre respectueuse et détaillée du directeur général de la liquidation.

En examinant attentivement les derniers événements au point de vue du plan contre-révolutionnaire que nous avons exposé et qui consistait à remettre au roi des fonds prélevés sur la liquidation pour sa défense personnelle, il faut reconnaître que le baron ne perdait pas de terrain. C'était, en effet, sur les arriérés des départements tels que la maison du roi qu'il pouvait trouver à se faire délivrer des escomptes, car ceux qui avaient approché le roi étaient surtout capables d'un pareil dévouement : or il avait conservé tout pouvoir sur cette liquidation, et il avait aussi pu garder la direction de la liquidation des sommes dues à la nation, c'est-à-dire au Trésor royal, et les deux affaires qui devaient les plus fortes sommes à ce


Trésor étaient la compagnie des Indes elles Eaux de Paris dont les actions avaient encore, quoique bien bas, un cours même en Angleterre; il était donc, par là, le maître de la hausse et de la baisse des actions de ces deux compagnies et pouvait en profiter, soit à son point de vue personnel, soit au point de vue des secours à donner au roi, aux émigrés et aux conspirateurs, soit pour corrompre, au moment voulu, les députés influents : nous verrons qu'il manœuvra de façon à résoudre ces trois problèmes sans y laisser la moindre parcelle de son honorabilité.

Le baron de Batz, ayant obtenu ce qu'il voulait, avait dû parer une autre attaque : aussi, pendant que Camus, l'homme des petits détails, s'occupait à installer ce bureau de liquidation, son dernier né, place Vendôme, Jean de Batz s'apprêtait à répondre à la défense des frères Périer, lue au bureau de l'Assemblée le 24 décembre, veille de Noël.

Cette pétition, qui n'occupe pas moins de douze colonnes de texte dans le compte rendu des débats de l'Assemblée, débutait par une lamentation attribuant la déconfiture de la compagnie des Eaux à l'agiotage dont la compagnie des Indes venait aussi d'être la victime. Cette autre fille de Calonne était en effet en liquidation depuis le 14 août dernier. Les frères Périer attribuaient tous les malheurs de ces deux compagnies aux spéculations de cette rue Vivienne qui avait succédé à la rue Quincampoix et qui annonçait déjà la place de la Bourse. Enfin ils faisaient retomber leur chute définitive sur le


baron de Breteuil, « ce despote », disaient-ils, et prenant à partie le baron de Batz que, par un procédé habituel aux bourgeois lésés, ils appelaient « le sieur Débats fils d'avocat », ils tâchaient de démontrer à l'Assemblée que, sous l'influence de ces deux royalistes, elle venait, en cassant le jugement du Parlement, de rendre un arrêt de propre mouvement, un des abus les plus criants de l'ancien régime et du pouvoir absolu.

Un arrêt de propre mouvement! une des formes les -plus surannées du despotisme, c'était là, on en conviendra, un joli résultat et un de ces tours d'adresse où nous avons vu et verrons encore triompher l'habileté de Jean de Batz dans de plus tragiques occasions, quand il s'agira de compromettre ses adversaires!

Le mémoire finissait par un couplet sur la liberté et sur la Constituante, mère de cette liberté, qui osait casser un arrêt de justice rendu en faveur d'un humble citoyen !

Regnauld de Saint-Jean d'Angely prit l'air fort scandalisé, M. de Folleville montra aux révolutionnaires en herbe leur inconséquence et l'Assemblée ne voulant plus s'occuper de cette affaire la renvoya au comité des rapports et au comité de liquidation où le baron Jean la reçut précieusement et l'enterra soigneusement. Elle ne devait plus reparaître, mais lui restait maître de la situation et conservait le droit de forcer les Périer à rembourser.

Toutefois quoique cette affaire des Eaux eût provoqué


dans la presse beaucoup d'articles et entre autres un de Brissot où, après avoir exalté le courage du baron, il livrait au public les noms de nouveaux administrateurs coupables, quoiqu'elle eût été jugée dans le sens du rapporteur, elle laissa une impression pénible parmi tous ces députés qui se croyaient appelés à détruire les abus de l'ancien régime et retombaient dans ses errements.

On accusa le baron de Batz, qui n'avait pas daigné répondre, non point cette fois de concussion ou d'agiotage, mais d'avoir surpris la bonne foi et le libéralisme de l'Assemblée. C'était là une grave accusation, en ce moment, et peut-être la plus redoutable de toutes. Les mots de liberté, égalité, fraternité étaient dans toute leur fraîcheur et très sincèrement la Constituante y croyait et leur rendait un culte.

De nouveau les ennemis du comité de liquidation s'agitèrent ; nous avons vu que le baron avait paré le coup de la direction générale de la liquidation et que le comité y avait à peine perdu une ou deux plumes de ses ailes et des moindres. Dans les couloirs et les petits bureaux du Manège il fut résolu qu'on essaierait de rogner encore ces ailes amoindries, et Camus, au physique duquel une paire de ciseaux allait aussi bien que des lunettes, fut chargé de l'opération.

Il y avait, du reste, lui-même intérêt, car depuis quelque temps il était, lui l'intègre, l'austère, agité par une question troublante. Il s'était chargé, pressé par


quelques besogneux de la gauche, de représenter à l'Assemblée les intérêts de deux grands banquiers, Boyd, de Londres, et Greffulhe, de Bruxelles, qui avaient escompté au duc d'Orléans la rentrée probable d'une somme de quatre millions à lui due, disait-il, par le roi comme représentant la dot de sa grand'tante, reine d'Espagne, dot garantie par Louis XV.

Le comité de liquidation était tout naturellement chargé d'examiner cette affaire. Mais on savait que le comité c'était le baron Jean et que le baron avait un dossier formidable sur cette question, et que, malgré ses intimes relations de banque avec Boyd, il était décidé à ne pas laisser le duc d'Orléans réclamer cette dot qui n'avait jamais été versée. Malgré tout, Camus, après quelques tergiversations, résolut de passer outre, et, pour se donner un semblant de légalité, prépara la question, un gros dossier, un décret d'arparence juridique et, un matin de janvier (le 8, la salle étant vide), il essaya de glisser son rapport et son décret au nom d'un comité central de liquidation.

On repoussa le rapport et le rapporteur, le décret, le duc et les banquiers et la question fut ajournée.

Mais quelle bagarre! Comment, disait-on de toutes parts, lui aussi, Camus accessible aux avances des banquiers? Camus se mêlant d'une affaire aussi contestée?

L'abbé de Villeneuve-Bargemont, député de Marseille, courait les couloirs, les bras en l'air, en criant : « Payons quatre millions au sieur Capet d'Orléans, bour-


geois du Marais. » Capet... ne serait-ce pas en souvenir de cette phrase entendue à satiété que Robespierre et consorts donnèrent ce nom à Louis XVI?

Je ne sais si l intégrité de Camus doit être soupçonnée, certes je ne me porterais garant d'aucune vertu parlementaire : mais son rapport est là et il fut vertement cinglé par Brissot dans le Patriote français le lendemain matin. Il me semble voir Clavière et le baron se donnant le plaisir de faire attaquer le seul républicain de la Constituante par Brissot, défenseur du royaliste Batz.

« On a de la peine à en croire ses sens en entendant un pareil rapport, s'écriait le futur chef des Girondins, Est-ce bien le sévère Camus qui l'a fait?... Comment n 'a-t-il pas réfléchi que le libertinage du Régent, qui surpassa celui de Tibère à Caprée, que ses prodigalités, ses folies ont coûté à la France des monceaux d'or incalculables et qu'à cette effroyable dilapidation il était indécent d ajouter un autre vol fait à la France dans ces temps de scandale? »

Camus trembla, et le lendemain il monta à la tribune pour dire que cette liquidation devait être examinée de nouveau et, au sortir de la séance, fit par lettre amende honorable à Brissot. Ce retour sur lui-même lui valut le pardon de ses fautes que Brissot lui donna en ces termes.

« Vous m'avez soulagé d'un terrible poids; je n'attendais pas moins de votre patriotisme... Il était doulou-


reux pour moi d'avoir été forcé de censurer sévèrement un homme pour qui j'ai le plus de vénération, ma plume s'y refusait. Je voyais les aristocrates triompher, disant : Et le sévère Camus se laisse aussi corrompre! »

Tout le monde les disait, ces quelques mots, et quelques-uns y crurent.

Dans toute cette affaire qui donnait à Jean de Batz barre sur son sévère censeur, un fait surnagea pour le baron et le frappa plus que l'étonnant changement de Camus, ç'avait été de voir proposer cette liquidation au nom d'un comité central de liquidation.

Qu'était-ce que ce comité central? d'où sortait-il? Déjà on avait plusieurs fois augmenté le comité de liquidation. Ensuite on avait eu la direction générale, mais le comité central, qu'était-ce? Le baron comprit qu'il y avait encore un complot quelconque et se tint sur la défensive. Il ne resta pas longtemps dans l'attente.

Camus, désespéré d'avoir donné prise aux soupçons et profondément vexé, avait résolu d'épurer encore le malheureux comité de liquidation et de prouver sa vertu en traquant celle des autres. Je ne connais pas de plus parfaite personnification de Tartuffe. Il paya d'audace et décida d'enlever à Jean de Batz la direction de la liquidation et de la prendre. Influence pour influence, mieux valait la sienne, et puisque les membres du comité se laissaient conduire, il en serait le berger. Voici le moyen qu'il employa. -


Nous avons vu que l'Assemblée avait confié l'organisation de la direction générale- de liquidation non à un comité, mais à une commission uniquement nommée pour cette organisation spéciale. Cette commission était composée de deux membres des comités ayant quelques liquidations à opérer, Camus y représentait les finances et Batz la liquidation. Une fois le bureau ou direction générale organisé, M. Dufresne de Saint-Léon installé, cette commission n'ayant plus d'objet devait disparaître, ne plus exister; Camus rentrait à son Comité des pensions et tout était dit. Or le 6 février Camus monta à la tribune et fit rendre plusieurs décrets au nom de cette commission sans mandat et qu'il intitula pompeusement comité central de liquidation, comme il l'avait déjà appelée le 8 janvier.

Le 3 mars il revint à la charge et, enhardi par le silence des membres du vrai comité de liquidation, fit voter un décret enlevant toute sanction des dettes arriérées au comité de liquidation pour la placer dans les mains des membres du prétendu comité central.

C'en était trop; aussi, le 8 mars, au nom du seul et vrai comité, le baron de Batz monta à la tribune et dénonça l'influence dangereuse tendant à s'emparer de la liquidation et demanda qu'on rendît ses attributions au comité. Il ne fit aucune allusion aux manœuvres de Camus et ne se livra à aucune attaque directe, il avait confié ce soin à Cazalès.

Kegnauld de Saint-Jean d'Angely, décidément hostile,


prit l'Assemblée à témoin de l autorité et de la compétence de Camus visé, sinon nommé, par M. de Batz.

Alors Cazalès monta à la tribune et, en quelques mots, montra la marche qu'avaient suivie les ennemis du comité.

La rigueur des principes du comité, dit-il, a effrayé les banquiers... une ligue s est formée... elle avait pour but d'engager l'Assemblée à priver ce comité de sa confiance et à lui ôter une surveillance trop active pour ne pas effrayer le génie spéculateur de ces messieurs.

En quelques mots l'orateur royaliste expliqua clairement que les droits du comité avaient été d abord entamés par la création d 'un bureau de liquidation, puisque la commission chargée de former ce bureau s'était érigée en comité central, et il disait en achevant :

Cette commission est devenue un comité central de direction de liquidation et ainsi le comité d organisation est parvenu à son but en empêchant la surveillance du comité de liquidation et, sans doute, continua-t-il, en allant droit au but, M. Camus avait prévu que cela serait ainsi lorsqu'un jour, après la lecture du procèsverbal, il vous présenta une réclamation, au moins très équivoque, de M. d'Orléans, en vous disant qu elle n était pas même litigieuse.

D L'Assemblée nationale, par un instinct de probité qui l'a rarement trompée (on applaudit) a renvoyé cette réclamation au comité de liquidation et, quand on vous fera le rapport de cette affaire, vous verrez que l'ex-


trême rigorisme de M. Camus s'était extrêmement refroidi!

Cette attaque directe provoqua un tumulte épouvantable, la gauche défendait son Aristide, et Camus luimême, effervescent, terrible, allumé, insultait Cazalès en lui montrant le poing... Le président dut intervenir.

Camus ne manqua pas de répondre : il écumait de rage, dans sa face molle ses yeux pétillaient de fureur et ses lèvres de curé s'agitaient en tremblant. Il sut pourtant se contenir et répondit par une banalité à l'attaque précise de Cazalès en disant que ses imputations ne pouvaient l 'atteindre. Il défendit ses manœuvres en affirmant que s'il avait tâché de s'immiscer dans la liquidation c'est qu'elle était trop lente et le comité trop inactif. Dédaigneusement il indiqua que l'unique travail accompli par ses membres avait abouti à faire rendre par l'Assemblée un décret illégal dans l'affaire des Eaux de Paris.

Ceci était un coup droit pour le baron, mais ce n'était rien encore.

Camus présenta à l Assemblée un tableau navrant des intérêts perdus par cette lenteur du comité, puis, comme s'il déclarait la patrie en danger, il s'écria :

Le but, le véritable but du comité de liquidation était, par ses lenteurs, d'arrêter l'émission des assignats et d'empêcher l'aliénation des biens nationaux!...


L'Assemblée éclata en applaudissements. Enfin on mettait au grand jour un des côtés du plan' du baron de Batz, ce plan était bien à lui, à lui seul royaliste au comité de liquidation... Et Camus, le bras tendu, montrait le spectre de la contre-révolution !

Le duel de Camus et de Jean de Batz était arrivé à son point culminant. Le baron avait jeté à la face de son adversaire l'affaire du duc d'Orléans et celui-ci lui répondait en dévoilant ses secrets desseins.

Batz sauta d'un bond à la tribune, mais l'Assemblée, dont le siège était fait, soutint Camus et demanda la question préalable. Enhardis par l'insuccès de leur dompteur quelques membres du comité de liquidation, voutant secouer le joug, demandèrent eux-mêmes la question préalable sur une motion toute en leur faveur. Ils préféraient se suicider que d'être obligés de céder encore à la puissante suggestion de Jean de Batz.

Celui-ci, toujours à la tribune, criait au milieu du tumulte :

— Il est impossible!... Il est impossible... qu'un comité inculpé.... ne puisse se justifier!...

Le bruit augmentait, les interruptions se croisaient, les deux adversaires se taisaient... Le président ordonna le vote, et l'Assemblée décréta qu'il n'y avait pas lieu de discuter sur la motion de M. de Batz.

Indigné, fou de colère, Jean descendit de la tribune ; près de la barre il rencontra Camus; les bras croisés, et ses yeux étincelants fixèrent les yeux glacés du


Jacobin... Pendant une minute ces deux hommes se regardèrent... puis ils regagnèrent lentement leurs places.

Le baron avait lu dans les yeux du bourgeois qu'on pourraitjVentendre.


CHAPITRE VIII

LE CAISSIER DU ROI

Commencements de gêne du roi et de la reine. — Lettre de MarieAntoinette dévoilant le plan du baron. — Il accepte la nouvelle organisation de la liquidation. —Noms de divers liquidés. — Batz défend l'ancien comité. — Refus de certaines créances équivoques. — Incohérence de l'Assemblée. — La duchesse de Brancas-Lauraguais. — Prêt d'argent pour le roi. — Mode d'opérer du baron. — Brissot continue à le soutenir. — Malversations du bureau central de liquidation. — Interpellation orageuse. — Camus force les liquidés à abandonner sur leurs créances une contribution patriotique. — La Cour des comptes. — Rapport remarquable du baron sur l'organisation de la comptabilité des finances de l'État. — Opinions de divers constituants sur Jean de Batz. — Sa réponse à ces opinions. — Son rôle dans les couloirs. — L'Assemblée pendant la fuite du roi. — Opinion de Taine sur l'Assemblée. — Nouvelle tentative pour liquider la réclamation de Philippe d'Orléans au sujet de la dot de la reine d'Espagne. — Menaces du baron à ce sujet. — Son caractère généreux. — Les dénonciations de Clavière. — Bon tour joué à Camus. — Nouvelles et intéressantes liquidations de créances. — Deuxième lettre de la reine sur Batz et la liquidation. — Derniers jours de l'Assemblée constituante. — Dernière apparition du baron à la tribune. — Preuve d'amitié de Regnauld de Saint-Jean d'Angely. — Blanc-seing dans l'affaire des Eaux donné au baron. — Séparation des députés. — Batz signe la protestation du côté droit.

(8 mars 1791-30 septembre 1791.)

Au mois de mars 1791 la cour essaya ses dernières forces; Mirabeau était acheté, ou, comme il le disait,


payé, et essayait vainement d'arrêter le mouvement révolutionnaire dont il avait été le promoteur. Après avoir tenté d'attirer à eux les libéraux par la séduction ou par les promesses, le roi et la reine essayaient la puissance de l'argent. Le député d'Aix coûtait cher, car il avait toujours été dissipateur et besogneux ; aussi, tout en préparant leur fuite, ces malheureux monarques — car on ne peut séparer un instant Louis XVI de Marie-Antoinette dont l'énergie était extraordinaire — tâchaient par tous les moyens de se procurer des fonds nécessaires à la lutte.

Ils étaient réduits à la portion congrue, et, ce qui est étrange, abandonnés par tous ceux qui, comme les fermiers généraux ou les banquiers, auraient pu les aider pécuniairement. Leur faiblesse, leur indécision leur enlevaient absolument tout crédit et il y avait des moments où ils hésitaient à demander de l'argent devant l'attitude froide et réservée qu'ont les financiers en face des personnes ruinées. Aussi les propositions généreuses du baron de Batz avaient-elles été accueillies favorablement. Cependant, dans sa prudence de financier, il n'avait pu promettre les fameux bonis sur la liquidation que pour le courant de l'année.

La reine Marie-Antoinette elle-même dévoile ce point dans une lettre qu'elle adresse le 14 avril à M. de MercyArgenteau. Combien cette lettre de l'infortunée souveraine donne d'intérêt aux luttes du comité de liquidation.

« Il faudrait, dit-elle, quatorze à quinze millions pour


les premiers mois (après la fuite), mais où les trouver? n'y aurait-il pas quelque moyen de faire un emprunt en Hollande, sous le nom de plusieurs particuliers et sous prétexte d'acheter des biens nationaux? Voyez si vous pourriez trouver quelqu'un pour cela. Nous chercherons, en Angleterre, d'en trouver de la même manière. J'ai parlé à Laborde, non pas dans le sens que je vous dis là, car je crains sa femme et ses indiscrétions, mais comme désirant trouver de l'argent pour avoir des fonds pour la législature prochaine. Il s'y est refusé, non pas pour moi, mais pour les affaires du roi, croyant que la liste civile ne pourrait pas suffire aux intérêts. Il m'a dit, en même temps, qu'il avait déposé deux millions en Angleterre pour moi. Ils pourront servir en cas de besoin. Il y a d'autres mouvements d'argent qu'on nous propose ici sur les arriérés des départements ; on pourrait toujours les avoir sous le prétexte de la législature prochaine et ils nous serviront au besoin i. »

Où donc étaient, en ces moments si pressants, les beaux chevaliers des fêtes de Trianon? où continuaientils leurs charmants ébats, ces courtisans poudrés et calamistrés? Les uns avaient mis prudemment entre leur reconnaissance et leur sécurité la frontière de France, les autres, hébétés au moment du danger, s'agitaient sans trouver une idée, une obole, un appui. Mais comme auprès de Henri IV, auprès de Louis XIV, il y

1. Feuillet de Conches, Louis XVI, vol. II, p. 87, Archives impériales d'Autriche.


avait auprès de Louis XVI un Batz, et, comme à Eauze, comme à Cahors, comme à la Fronde, ce de Batz essayait de sauver le roi.

Malgré toutes les calomnies, toutes les attaques, il pensait à la chose importante, l'argent, cet argent dont la reine disait, l'âme épouvantée : « C'est la grande difficulté et pourtant sans lui, rien ne peut s'entreprendre. »

Ces épouvantements, le baron en dira plus tard : « On reconnaît que c'est ce régime fiscal sous lequel succombait Louis XIV lorsqu'il se voyait avec tant de douleurs devant son trésor vide comme devant le tombeau ouvert de sa puissance et de la monarchie. Le même encore qui remplissait de terreur l'infortuné Louis XVI avant la Révolution et qui en détermina l'explosion, le même encore qui amena successivement toutes lés catastrophes de la famille royale et qui renversa la monarchie l. »

Plus tard, Jean de Batz risquera sa vie, ce sera le moment, maintenant il risque sa réputation, son honneur; mais peu lui importe, il faut de l'argent, il en aura, malgré les Lameth et les Camus.

Il était sorti de cette séance du 8 mars, non point découragé; cet homme énergique ne connut jamais cette faiblesse, mais désorienté pas les indiscrétions de Camus qui avaient dévoilé une partie de ses plans.

Que faire? fallait-il changer son fusil d'épaule,

1. Archives du château de Mirepoix, manuscrits du baron Jean de Batz.


f allait-il abandonner la partie? Certes jamais! Peu à peu ses idées devinrent plus nettes et bientôt un projet clair et lumineux sortit de son fertile cerveau.

Au fond, qui avait-il à redouter réellement dans ce nouveau comité central qui héritait de toutes les attributions de son cher comité de liquidation et qui rejetait dans l'ombre toutes ses créatures? Un seul homme lui paraissait à craindre : Camus, car des autres, Longhève, Regnier, Champeaux, Prevo'st il n'avait cure.

Il fallait donc ou séduire Camus ou l'effrayer et d'une façon ou d'une autre le tenir à sa merci. Le séduire était difficile, car le futur régicide était sur ses gardes. Le baron prit donc un autre moyen; rassemblant toutes les pièces qu'il avait sur l'affaire de la répétition de la dot de la reine d'Espagne soutenue par Camus au profit du duc d'Orléans et qui lui avait valu de si rudes étrivières, Jean pria un des plus célèbres avocats de Paris 1 de faire une consultation en forme sur la recevabilité de cette demande. Ce travail fut fait de main de maître et prouva juridiquement que soutenir pareille prétention serait une forfaiture. Entre temps, par une enquête vivement menée, il acquit la certitude qu'un consortium2 de

1. Il se nommait Courtin et concluait à la nullité de la demande pour cause de prescription.

2. Un rapport de M. Dufresne de Saint-Léon nous apprend que le duc d'Orléans avait transmis sa créance de quatre millions à MM. Water Boyd et Kerr, banquiers à Londres pour moitié, et à Jacques-Guillaume Clarke pour l'autre moitié. Clarke avait cédé sa part à Greffulhe et Mons, banquiers à Paris. M. Dufresne de Saint-Léon concluait au rejet de la demande. (Archives nationales. Papiers séquestrés, T. 699.)


banquiers s'était formé pour arriver à toucher ces fameux quatre millions. L'incorruptible Camus était donc pris la main dans le sac puisqu'il avait soutenu et avait bien l'air de vouloir encore soutenir cette affaire véreuse au détriment de la Nation. Jean de Batz lui fit savoir qu'il était muni des documents nécessaires pour le gêner le jour où il voudrait le gêner lui-même. Dès lors notre sévère Aristarque devint vis-à-vis du baron aussi souple qu'il avait été agressif, aussi humble qu'il avait été outrecuidant. Nous le verrons même faire passer adroitement des liquidations à lui confiées par Batz et que celuici n'aurait pu faire admettre. Le bourgeois était dompté.

Ce résultat obtenu, le baron accepta les modifications proposées, d'autant plus que plusieurs de ses partisans étaient restés dans ce nouveau comité, mais il souffrit dans son orgueil de voir son œuvre si compromise, et ce fut un sacrifice, mais combien fut noble le sentiment qui le poussa et combien touchant le motif qui le faisait agir : l'indigence de son roi, les prières de la reine, le pressant besoin de secours pour la famille royale! Quel aiguillon pour son dévouement de royaliste, pour son loyalisme!

Doncentre ses préférences personnelles et l'engage ment qu'il avait pris, il n'hésita pas et se mit de nouveau il l'œuvre, certes sans ambition ni espoir de récompense.

Il devait cependant en avoir une et telle que bien peu de gentilshommes en ont obtenu, et auprès de laquelle titres et grands-cordons sont bien peu de chose : le


témoignage de sa parfaite conduite dans des circonstances exceptionnelles.

Mais n'anticipons pas sur les événements. Dès qu'il eut fait comprendre à Camus qu'il était à craindre, il reprit sa place au comité central de liquidation et son influence devint immédiatement si marquée qu'il fut chargé de présenter, le 15 mars, le premier rapport du nouveau et définitif comité.

C'était une liste de créances acceptées par le comité et soumises à l'Assemblée qui les ratifia.

Il faut signaler parmi les bénéficiaires monsieur et madame Archambaud de Périgord : le comte Archambaud de Périgord était le frère de l'évêque d'Autun et avait épousé mademoiselle de Senozan. C'était de lui que Louis XV avait dit, en le voyant passer tout jeune encore : « Voilà un bien joli enfant, il faudrait le marier à la petite de Senozan, il en naîtrait, sans doute, une race superbe ! » Le remboursement que se proposait de leur faire tenir le baron était de quatre millions quatre cent cinquante mille livres pour leur terre de Bois-leVicomte achetée par Louis XVI. Je ne sais s'ils laissèrent une partie de cette somme pour la caisse royaliste, mais je n'en serais point étonné.

Une autre de ces créances doit attirer l'attention, c'est le paiement d'une somme de cinq millions quatre-vingt mille livres payées aux sieurs Perreau, entrepreneurs des voitures de Paris et de ses environs. C'est probablement de cette liquidation importante que datent les


rapports du baron de Batz avec l'entreprise des voitures et transports de Paris dans laquelle il fera plus tard entrer la plus grande partie des piqueurs et cochers du roi, tous bons royalistes et. avec lesquels pendant la Terreur il sauvera bien des gens, grâce à l'influence gardée par lui sur tout ce personnel et son administration.

Il ne put s'empêcher, ce jour-là, pourtant, de prendre une petite revanche sur Camus. Le triste et persécuté comité de liquidation, pour n'être plus seul, n'en existait pas moins encore et avait chargé son président d'une communication à faire à la tribune sur des créances qu'il repoussait comme équivoques. On peut s'imaginer que le baron ne perdit pas une si belle occasion de vanter les mœurs pures et la probité du comité si amoindri : il indiqua, avec une sorte de dédain, que le comité avait refusé à M. Dufresne de Saint-Léon, le directeur général de la liquidation, certaines créances suspectes et que jamais il ne trouverait de complaisant parmi les membres du comité. Il faisait ainsi d'une pierre deux coups, décernant au comité un brevet d'honnêteté et à M. Dufresne un brevet de libéralisme qui cacherait son jeu.

Deux liquidations avaient trouvé grâce devant ses yeux, et étaient acceptées, une pour le paiement arriéré de jetons d'Académie et une de 2 000 livres au sieur Camus pour des honoraires comme membre de la commission de jurisprudence. Il faut croire que c'était un service qu'il rendait à notre archiviste, mais ce ne dut pas être sans un sourire ironique qu'il donna lecture de cet article.


L'occasion était trop belle pour ne pas placer la défense que l'Assemblée avait refusé d'entendre dans l'orageuse discussion du 8 mars. Il ne manqua pas de la présenter et s'éleva contre ceux qui accusaient le comité de lenteur et de paresse.

— Comment, s'écria-t-il, on nous accuse de ne pas travailler; mais rien que les études préparatoires que nous a nécessitées notre mission remplissent cinq gros volumes, déposés à vos archives, où chacun de vous peut aller les consulter. On nous accuse de n'avoir pas fait rentrer cent pistoles au Trésor public, nous avons déjà fait rembourser dix-huit millions environ de créances désespérées.

» Quant au reproche qu'on nous a fait, et qui est extrêmement grave, d'avoir enjoint à un ministre de rendre un arrêt du conseil et d'incarcérer quatre honnêtes citoyens à propos de l'affaire de la compagnie des Eaux, rien n'est plus faux et nous en avons la preuve entre nos mains, sinon nous serions à la barre de cette Assemblée en accusés.

» Nous ne demandons qu'une chose : c'est que le comité des rapports hâte son travail dans cette affaire pour qu'on la puisse discuter au plus tôt.

» Votre comité vous assure, dit-il en terminant, que tous les reproches qu'on pourra lui adresser ne prendront jamais leur source que dans l'extrême sévérité de principes qu'il a déployée et à laquelle il déclare solennellement qu'il demeurera inviolablement fidèle.


Le compte rendu ajoute que ce plaidoyer pro domo fut couvert d'applaudissements.

Les applaudissements de la Constituante ! Si jamais on eût dû attacher peu d'importance aux applaudissements ou aux approbations d'une Assemblée politique, c'est bien à ceux de cette réunion incohérente. Brissot lui-même couvrit de fleurs le client que lui avait donné Clavière et, selon sa coutume, cingla un républicain de ses amis en faisant le jeu du royaliste :

— Pourquoi, dit-il à Camus, vous mêler des affaires du comité? serait-ce pour enlever la liquidation à la responsabilité numéraire (sic, il voulait dire pécuniaire) et vraiment pratique des trésoriers et payeurs et la remplacer par la responsabilité morale et très illusoire de MM. Dufresne et Camus t?..

Le discours de Jean de Batz produisit un autre effet. Le comité des rapports, ainsi qu'il le fit remarquer, était chargé de l'affaire des Eaux, et quel en était le rapporteur? Regnauld de Saint-Jean d'Angely. Celui-ci, en étudiant l'affaire, y vit-il l'habileté, l'intelligence, la bonne foi du baron, ou bien fut-il séduit par lui dans les conversations qu'ils eurent à ce sujet? Toujours est-il que c'est vers cette époque qu'ils contractèrent la plus vive et la plus sincère amitié8.

On a pu remarquer, en suivant pas à pas les intrigues

1. Patriote français, n° du 16 mars 1791.

2. Il poussera même cette intimité jusqu'à être un des témoins au mariage de Jean de Batz et de Michelle Thilorier en 1808; il était, du reste, parent de cette dernière.


et les luttes que je viens de raconter, que l'Assemblée adoptait tous les décrets à tort et à travers et se contredisait d'un jour à l'autre : tantôt elle acclamait Camus, votait ses propositions, votait le lendemain contre lui, votait de nouveau huit jours après pour lui, acclamait le baron, votait sous son impulsion des mesures despotiques, refusait ensuite de l'écouter et tout cela sans absolument rien savoir de ce qu elle faisait ou défaisait. Cependant et malgré tous ces défauts, l'Assemblée constituante a laissé de grandes traces et nous vivons encore sous le régime de quelques-unes de ses lois. En effet, dans cet océan de réformes, quelques épaves ont surnagé. Mais quelle œuvre elle eût pu accomplir si elle avait eu un chef énergique pour la diriger et mettre en leurs lieux et places les compétences qui s'égaraient.

Louis XVI avait coutume de dire, en parlant de cette réunion si disparate, si déséquilibrée : « Qu'aurait dit la Nation si j'eusse ainsi composé les Notables ou mon Conseil. »

Le Manège était un véritable antre de chicane, ce qui ne saurait être étonnant puisque la majorité était composée de robins et de gratte-papiers, et le comte de Faucigny-Lucinge avait raison de s'écrier : « Nous sommes menés par des procureurs ! » puisque sur les 511 députés du tiers en comptait 313 avocats, procureurs ou gens de loi, brouillons de naissance et plumitifs incorrigibles.

Avec sa ténacité ordinaire, le plus parfait représentant de cette médiocrité écrivassière, Camus, continuait,


quand même, son œuvre de méfiance vis-à-vis des projets royalistes et épiait tous les mouvements du baron.

Son discours du 22 mars sur la difficulté de liquider les créances des humbles à cause de leur timidité naturelle et de leur crainte des bureaux, donna le dernier coup au comité primitif en rendant la liquidation des départements au bureau général de M. Dufresne de Saint-Léon.

Mais le baron avait fait son deuil des attributions de son comité ; il s'agissait de faire marcher Camus, et celuici marchait si bien que, dès le 27 mars, il présenta, parmi les créances admises à remboursement, une petite créance d' « Elisabeth Gand Mérode de Montmorency, femme de M. Brancas-Lauraguais étant au droit de feu le maréchal gTIsenghien, son père » : c'était le commencement d'une liquidation plus forte qui continuera par la suite; mais comme elle peut donner une idée de la manière dont procédait le baron dans ces mouvements d'argent dont parlait la reine, il faut s'y arrêter.

La duchesse de Brancas-Lauraguais était la cousine germaine du baron de Batz de Trenquelléon qui avait si mal reçu Jean de Batz au château patrimonial. Elle dut penser que les deux de Batz étaient parents et s'adressa à Jean sous le couvert du marquis de BrancasCéreste dont il était, nous l'avons vu, l'ami particulier, pour obtenir rapidement la liquidation de plusieurs sommes que lui devait la couronne. A cette


grande dame d'un royalisme pur et ardent, le baron de Batz exposa son plan, et lui promit de la faire rentrer dans les fonds qu'elle abandonnerait sur sa créance pour aider le roi malheureux. Il poussa même plus loin le dévouement et promit sa garantie personnelle. La duchesse permit au baron de disposer sur ses diverses liquidations de la somme de quarante-cinq mille livres . Ce prélèvement et quelques autres du même genre, dans lesquels le baron donna sa garantie, permirent à ce dévoué serviteur d'avancer au roi cinq cent douze mille livres. Du reste, il faut bien noter que tous les liquidés recevaient un reçu des fonds laissés à la disposition du président du comité pour le service du roi, et que Louis XVI ne voulut accepter cet argent que comme prêts à rembourser dans des temps meilleurs. C est pour cela et pour expliquer l'origine du prêt que 1 on mettait dans ces reçus la formule « M... a permis de disposer de... » ce qui indique nettement que c'était sur des fonds à toucher que l'on pouvait disposer d'une partie. Le prêt de , cinq cent douze mille livres dont je viens de parler fut un prêt personnel, mais les avances laissées par les liquidés

1. Voici, pour éclairer les opérations du baron, le libellé exact d 'un billet du baron de Batz à la duchesse de Brancas, et qui est aux archives du château de Mirepoix, parmi les papiers de Jean de Batz.

<t Jo reconnais l'authenticité du billet ci-dessus transcrit par moi, souscrit en faveur de madame la duchesse de Brancas pour la somme de quarante-cinq mille livres dont elle me permit de disposer à l'époque où je prêtais au roi Louis XVI cinq cent douze mille livres, sans laquelle somme il m eût été impossible de prêter à Sa Majesté les cinq cent douze mille livres, et je consens que madame la duchesse de Brancas soit liquidée et payée par ce titre que je reconnais commme dû (ici un mot illisible), 22 mars 1810. Signé : LE BARON DE BATZ. »


sans garantie du baron furent remises directement au roi : et certainement, sans la ténacité de Camus, la méfiance de Lameth, les sommes données, de ce chef, aux souverains malheureux eussent été probablement bien plus considérables : on voit toutefois, par ces quelques exemples, l'importance, inconnue jusqu'ici, du comité de liquidation, dans la première époque de la contre-révolution. J insiste sur la méthode de notre héros : quand il entreprenait une opération il commençait par assurer le côté matériel, l'argent; puis il s'occupait des hommes et faisait servir ses ennemis à ses desseins : malheureusement ce sera la cause de beaucoup de ses échecs, car parmi eux se trouvèrent des traîtres, des dénonciateurs. Déjà même à l'époque où nous sommes arrivés, il comprit qu'il ne pouvait demander ces escomptes qu'à de vrais et dévoués serviteurs du roi, ce qui restreignit singulièrement son champ d'action. Toutefois il put déjà, avec les spéculations que Clavière menait en dehors de l'Assemblée, asseoir une solide fortune dont il porta une partie en Angleterre et qui fut comme le noyau de cette caisse royaliste, fréquemment aidée par les Anglais lorsqu'il s'agit de faire flèche de tout bois pour délivrer l'Europe de Robespierre et des Conventionnels. Le baron de Batz en aura la clef.

Camus était encore inquiet, malgré tout, et se sentait joué par cet adversaire si aimable et si prévenant : ce n'était pas sans une secrète terreur qu'il se voyait à son tour, maintenant qu'il était du comité, accusé de favoriser


les aristocrates : Brissot, dans le Patriote français, invectivait contre lui :

« Monsieur Camus accuse le comité de liquidation d'avoir réclamé l'incarcération de MM. Le Couteulx, Pourrat, etc., c'est faux! Je ne vois pas dans ces pièces fournies par Camus ce qui peut inculper le comité. Au contraire j'y vois une preuve de bonne conduite du comité de liquidation et de la part de M. Camus une suite inexplicable de méprises ou de protections qu'il accorderait aux coupables que l'opinion flétrit et que l'Assemblée punira. Il me somme de nommer les aristocrates remboursés de préférence aux fournisseurs. Je cite MM. Crosne, de Castries, Guignard, etc., la liste, je ne l'ai pas, mais j'y ai vu beaucoup d'aristocrates, de fugitifs... je n'en observe pas plus 1. »

C'était donc la grande colère de M. Brissot contre M. Camus en attendant les grandes colères du Père Duchesne. Mais comme le tour est bien joué et qu'il était amusant d'accuser Camus de favoriser les aristocrates et de voir mettre sur son dos, sous le nom de méprises, les adroites liquidations machinées par le baron.

Du reste les inquiétudes de Camus et de Brissot, dont la lutte ne reposait, comme on le voit, que sur un malentendu, étaient légitimes et s'appuyaient sur des conversations, des indiscrétions qui, mystérieusement répandues, leur donnaient un certain corps. Nous en

1. Le Patriote français du 26 mars 1791.


trouvons la preuve dans les mémoires d'un Allemand à Paris en ce moment, Charles-Engelbert Œlsner. Tout crûment il y écrit en mars 91 : « Outre la liste civile, il parait que le roi dispose des fonds destinés à la liquidation de la dette publique1 ». Cette source qui alimentait la famille royale n'est signalée nulle part et nous voyons avec quelle habileté, quelle ténacité l'agent du Roi, en cette affaire, le baron de Batz, avait su la capter, la détourner et la faire arriver à la cassette royale : service inoubliable en ces temps où les dévouements étaient communs, mais l'intelligence et l'argent aussi rares que nécessaires.

Pour de moins nobles motifs, une foule d'aigrefins s'agitaient autour du bureau central de liquidation. Camus, en le créant et en enlevant la liquidation au baron, avait espéré que la contre-révolution si redoutée ne pourrait se créer des ressources sur cette somme immense à distribuer. Il avait, en partie, réussi, mais s'il put écarter une partie des virements politiques, il ne parvint pas à supprimer les abus et les prévarications : bien au contraire les commis de M. Dufresne, moyennant des commissions s'élevant à 5 p. 100, se chargeaient de donner des tours de faveur aux gens pressés, qui venaient de province toucher le remboursement de leurs charges, de leurs offices, ou de leurs créances. Il s'était même formé à Paris des agences interlopes dont l'inspirateur était un banquier du nom de Jarry.

1. Revue historique, t. LXXXI, p. 45.


Ce Jarry sera plus tard signalé et persécuté comme ardent royaliste et agent du baron — n'aurait-il pas été un des instruments de Batz pour ses virements au point de vue de son plan. — Quoi qu'il en soit, ces boutiques se chargeaient du recouvrement des sommes dues par l'Etat, auprès du bureau central de liquidation et achetaient, sans aucune vergogne, les droits des liquidés à 25, 50 et même 60 p. 100 de leur valeur.

L'abus devint bientôt criant, et l'austère Camus dut reculer d'horreur quand il vit que, pour avoir soupçonné d'honnêtes royalistes, il avait livré la liquidation à une bande de brigands et créé, place Vendôme, un véritable marché de créances. De là à être soupçonné d'y avoir une part il n'y avait qu'un pas qui pouvait être facilement franchi. Mais, comme les incendiaires, il avait l'habitude de crier le premier : « Au feu ! » et, le 22 mai, quand quelques députés indignés, Rewbell, Charrier, Garat et autres, poussèrent des cris vertueux au sujet d'une commission de 5 p. 100 perçue par les commis du bureau central au détriment d'un magistrat de province nommé Labrousse, Camus se précipita à la tribune et abandonna ses collègues du comité central de liquidation, Montesquiou et Lanjuinais, qui voulaient défendre leur œuvre contre tout soupçon.

Il demanda, car il se méfiait du royaliste Dufresne, de nommer quatre commissaires pris en dehors du comité, chargés d'aller au bureau de la place Vendôme vérifier si l'on changeait l'ordre des numéros de la liqui-


dation pour favoriser les gens pressés et examiner, entre autres choses, le cas de ce M. Labrousse.

L'Assemblée décréta la motion Camus : mais ce fut un beau tapage, et le bureau central, création chérie de notre avocat du clergé, passa un mauvais moment. Ce dut être une agréable revanche pour le baron qui avait toujours protesté contre l'organisation de ce bureau inutile et dangereux.

Les commissaires chargés de l'inspection du bureau central furent MM. Martineau, Goupil de Préfern, Rewbell, Briois-Beaumetz, de Folleville et Rœderer. Rewbell, le futur membre du Directoire, s'excusa en donnant pour raison qu'il faisait partie du comité central. Les cinq autres étaient des Constituants pratiquants et convaincus, aimant à mettre le nez partout1.

M. Dufresne de Saint-Léon crut de sa dignité de protester. A cette époque-là on écrivait à l'Assemblée nationale comme à une petite dame ou à un fournisseur; les commis du bureau soupçonné écrivirent donc aussi. La phrase à effet de ces missives, car au XVIIIe siècle il y avait toujours, dans tous les écrits, une phrase à effet, enthousiaste ou sentimentale, était celle-ci : « Etre soupçonnés, pour des hommes honnêtes, est un malheur réel! ».

1. L'Assemblée avait voté la nomination de quatre commissaires seulement ; or, sans raison plausible, le 24 mai, à la séance du matin, le Président, M. Bureaux de Pusy, proclama le nom de six commissaires dont les deux derniers devaient probablement être commissaires suppléants.

2. Lettres de M. Dufresne de Saint-Léon et de ses commis à l'Assemblée.


L'Assemblée ne fut pas émue par cet aphorisme, elle en avait entendu bien d'autres, et passa à l'ordre du jour. Il est tout à fait probable que le résultat de cet accès de vertu fut l'élévation du taux de la commission demandée aux pauvres hères pressés d'être liquidés.

On ne peut se figurer combien le cerveau en ébullition de Camus, en face de tous ces virements honnêtes ou frauduleux, bouillonnait et cherchait par tous les moyens à empêcher que les royalistes ne pussent continuer à alimenter leur caisse avec les fonds de la liquidation; c'était là sa pensée constante; il avait fait le possible et l'impossible et il lui semblait toujours que cet argent de l'Etat servait à fomenter la réaction tellement redoutée.

Un jour l'idée lui vint de prendre pour lui cette combinaison du baron de Batz dont on parlait dans les couloirs.

Ah! Jean de Batz se faisait remettre des fonds sur les liquidations, pour le roi... eh bien, pourquoi ne ferait-il pas voter que nul ne serait admis à toucher un sol dans cette liquidation si obsédante s'il n'apportait une déclaration constatant le versement de sa contribution patriotique. Et le 7 juin 1791 il faisait adopter cette habile décision. Il pensait que, forcés de laisser déjà quelque argent pour cette contribution sur leurs créances, les aristocrates en auraient moins à donner à la caisse du baron Jean. Mais celui-ci, peu sensible à ces coups d'épingle, était plongé depuis quelque temps dans l'étude


de la réforme de la comptabilité de l'État et de l'établissement d'une Cour des comptes. La chambre royale des comptes avait été supprimée, il s'agissait de la remplacer, c'était une des réformes attendues par la nation et il était urgent de s'en occuper.

Laissant à ses autres membres la vérification des créances des palefreniers, menuisiers et autres artisans, véritable rôle de ménagère, le comité de liquidation chargea Jean de Batz de mettre sur pied et de rapporter toute l'organisation d'une Cour des comptes.

Ce ne fut pas une besogne facile : mais l'habile financier qu'était Batz eut vite et clairement compris le problème. Ainsi, le 25 mai 1791, quand vint, à propos de l'exposé de la comptabilité arriérée, la discussion d'un vœu de M. Briois-Beaumetz priant que l'on apportât la lumière dans celte obscure question, tous les membres de l'Assemblée demandèrent que l'on s'occupât de la formation d'un bureau de comptabilité.

Le baron de Batz se leva et, devant l'affolement de cette Chambre à laquelle le seul mot de comptabilité semblait le plus redoutable des problèmes, proposa de lire le rapport qu'il avait préparé sur l'organisation de la nouvelle Cour des comptes. Sur ces simples mots, tout le monde, soulagé de voir que la besogne était prête, se calma et, d'une voix unanime et pressante, on pria le baron de lire son travail.

Comme ce rapport a une haute portée financière et proposait le seul plan logique de comptabilité qui ait


jamais été exposé, en soumettant les comptes de l état, établis par une cour spéciale, au contrôle et à la ratification de ceux qui les votaient, comme certains points du projet ont été utilisés lors de l'établissement de la Cour des comptes par Bonaparte, comme enfin ce sera le dernier document de la carrière parlementaire de notre héros, il m'a semblé utile de parler de ce rapport lumineux, bien capable d'indiquer quelle puissance d'assimilation et quelle variété de talents possédait ce futur conspirateur.

— Messieurs, dit-il en commençant, la comptabilité n'est autre chose que la vérification définitive des comptes. Elle a pour objet d'assurer la fidèle exécution des lois de l'État sur la recette et l'emploi des deniers publics.

Ceci était une définition claire et nette, aussitôt le baron, ce royaliste pur, mais éclairé, cachant son jeu, comme il le fera souvent, tomba à bras raccourcis sur l'ancien régime.

— Sous le règne du despotisme la comptabilité n'est point établie par les contribuables, elle se réduit ordinairement à une opération purement mécanique, à un apurement matériel des comptes entre le despote et ses agents, parce qu'il leur importe de pouvoir, à leur gré, fouler le peuple, dévorer sa fortune et de n'avoir aucun compte à lui rendre.

Les royalistes entendant un des leurs prononcer des phrases aussi suspectes ne bougèrent pas et ne firent


entendre aucune protestation. Ils connaissaient, à ne pas s'y méprendre, le jeu que jouait le rapporteur, mais quelques constituants de la gauche durent se laisser prendre à cette enfilade de mots à effet. Parmi ceux-là je puis citer Lebrun, le futur consul, le futur duc de Plaisance, qui se plaisait à entendre ces phrases et cataloguait le baron parmi les raisonnables. Ce sera lui, qui plus tard, pour aider à sa radiation de la liste des émigrés, dira qu' « à la Constituante, Batz avait été modéré, qu'il avait nagé entre deux eaux », et certainement c'était en souvenir de ces phrases retentissantes qu'il portait ce jugement contre lequel le baron protestera en disant « qu'il avait toujours été du côté droit ». Cambacérès, le malin archichancelier, ne s'y trompera pas, lui, car à la même époque il dira aux amis de Jean de Batz, Portalis, Siméon et autres : « Batz a eu une conduite extrêmement suspecte à la Constituante, il a agi toujours comme agent royaliste et fomenté la contre-révolution, c'était un frénétique1. » Voilà legrand mot lâché, le baron un des chefs de la contre-ré vol ution! Ce mot de Cambacérès confirme le résultat absolu de mes recherches.

Ce double jeu ne prenait donc que ceux qu'il voulait prendre et c'était bien suffisant.

Toute la première partie de son discours tendit à prouver que, seule, l'Assemblée des représentants de

1. Archives nationales F7 5610, pièce 22, citée par M. de Vayssière, n° du Correspondant du 25 août 1899.


la nation avait le droit de donner quittance générale des comptes, mais était dans l'impossibilité matérielle de se livrer elle-même à l'examen et à l'épuration de ces mêmes comptes. Il demanda donc que cette besogne fût dévolue non pas à un comité de l'Assemblée délibérante mais à des agents spéciaux responsables, puis il se livra à un éloge pompeux du nouveau bureau de liquidation : « Vos comités, dit-il, ne vous offraient aucune responsabilité et le directeur général de la liquidation vous est garant que tous les faits qu'il certifie sont exacts, que tous les titres qu'il admet sont légaux, que toutes les responsabilités des ordonnateurs, des administrateurs, des comptables et de tous autres sont rassemblées sur chaque liquidation qu'il vous présente. »

Comme tout cela est amusant à constater, quand on sait que Batz et Dufresne étaient tous deux d'accord et qu'au moment où ils jetaient ainsi de la poudre aux yeux des constituants, les deux compères liquidaient surtout les partisans du roi et étaient de ceux dont le roi enfermait les fidèles confidences dans l'armoire de fer !

« Voici d'autres objets non moins importants qui doivent être également un attribut essentiel de cette comptabilité. Des domaines nationaux immenses sont vendus ou en vente. Il s'agit de surveiller l'exécution de tous les contrats, de faire contraindre s'il en est besoin, d'innombrables débiteurs de la Nation. Il s'agit de tenir des yeux toujours ouverts et très attentifs sur l'immense rentrée au sort de laquelle sont attachés le


crédit des assignats et la libération du peuple français. »

Paroles essentiellement prophétiques et qu'il ne se lassera pas de répéter, et nul plus que ce bon financier n'avait le droit de les redire, car nul, au moment où il le fallut, n'essaya davantage de relever le crédit à l'étranger de ce papier-monnaie contre lequel il avait tellement protesté.

Après avoir développé cette idée de la nécessité de remettre la comptabilité à des fonctionnaires et fait ressortir l'impossibilité de laisser les législateurs voter les dépenses et les contrôler, il passa à l'organisation de la Cour des comptes : il jugeait suffisant d'avoir quarante conseillers comptables, mais il demandait qu'ils soient nommés par le peuple, et élus par les quarante départements non appelés à nommer les conseillers du tribunal de Cassation. On voit combien il était libéral et après cent ans de révolution, les républicains n'ont pu obtenir cette élection des magistrats réclamée en 1791 par un pur royaliste.

L'Assemblée ponctua de ses applaudissements les principales parties de ce discours et M. d'André, le président, en demanda lui-même l'impression votée du reste à l'unanimité.

C'est donc au baron de Batz que nous devons le plan le plus lumineux de l'apurement des comptes publics, et, comme l'Assemblée constituante allait toujours au compliqué, elle ne l'adopta naturellement pas. Elle se


ressaisit, en effet, quelques jours plus tard, et décréta toute une série d'articles nommant des comptables et sous-comptables, des commissaires et sous-commissaires et fit une œuvre qui ne fut pas viable. La Révolution balaya toutes ces infiniment petites décisions auxquelles avait présidé l'esprit de Camus et, en 1800, on revint aux errements du passé.

Cette proposition et ce rapport que j'ai été obligé de résumer en quelques mots furent une des œuvres les plus complètes qu'eut à juger la Constituante et ce fut surtout une des plus simples. Elle est le couronnement des études du baron et montre, avec ses propositions sur la nécessité d'un budget, sur son système d'emprunt national, sur la faute qu'on commettait en émettant des assignats, la force de cet esprit si avisé et les services qu'il eût pu rendre s'il avait pris part aux grandes affaires.

Un jour il sera obligé de plaider sa cause et de défendre son rôle comme constituant, c'est quand il répondra à l'insinuation de Cambacérès que j'ai citée plus haut.

« Batz, dira-t-il en parlant de lui-même, a été franchement du côté droit. Il est vrai que, de la gauche on vint le chercher à la droite pour le porter aux comités de finances. Ce fut lui qui organisa le comité de liquidation, qui fut constamment président de la première section, commissaire spécial de toutes les autres, c'est lui qui fit le classement puis le rapport de toute la dette


publique d'alors et la loi de liquidation qui subsiste encore aujourd'hui. Mais toujours est-il que jamais il ne dévia de l'opinion publique qui le fit siéger constamment du côté droit. Nager entre deux eaux eût été, selon lui, appeler sur lui-même le mépris des deux partis1. »

Cette apologie, qu'on pourrait croire datée de 1815 est de 1 801, et cette date prouve la véracité de son dire, car, en ce moment, il n'était pas très habile de réclamer sa qualité de royaliste, au lendemain de l'explosion de la machine infernale de la rue Saint-Nicaise.

Il n'avait pas besoin de se défendre lui-même ainsi contre les accusations de Cambacérès, tous ses actes à la Constituante parlaient pour lui et le dernier article que lui consacra l'ami Brissot est encore un bien plus éclatant témoignage venant d'un adversaire irréductible. — « M. Batz, disait-il en juillet 1791, est et se vante d'être ce qu'on appelle un aristocrate, mais M. Batz est très éclairé en finances, et aucun patriote n'a porté au comité de liquidation plus de véritables lumières que lui... affaire des Eaux, compagnie des Indes, les quatre millions d'Orléans et l'écrit ci-joint le prouvent. M. Batz (on a imprimé Baty), quoique seul et suspect à raison de ses principes, a combattu le plan de Camus, son écrit a converti l'Assemblée nationale, ses principes ont triomphé! Empire de la vérité sur les

1. Archives nationales, F7 5610.


hommes de bonne foi », puis il expose les principaux points du rapport sur la Cour des comptes et souhaite qu'on adopte « le mode simple et facile présenté par M. Batz ' ».

Mais, tout en méritant les éloges des futurs républicains pour ses éminentes qualités d'homme d'affaires, il n'oubliait pas ce qu'il devait au principe monarchique et quand, dans les premiers jours de 1791, avec une insolence de valet, le tiers état fit assimiler le roi au premier des fonctionnaires du royaume et déclara que s'il sortait de France il serait censé avoir abdiqué, le baron de Batz fut un des premiers signataires de la protestation où tous les cœirrs généreux de l'Assemblée vinrent faire amende honorable de ce vote accordé à la bile des Lameth, des Thouret et des Prieur. Nous avons vu son attitude aux journées d'octobre, elle sera la même à la dissolution de l'Assemblée.

Son rôle d'opposant ne fut pas moins important, et la crainte que donnaient aux députés ses campagnes de couloirs, la peur qu'ils avaient de voir réussir son plan financier de contre-révolution, arrêtèrent bien des réformes dans les finances. J'ai déjà insisté sur l'incohérence des délibérations de la Constituante; il manquerait une touche à cette physionomie de l'Assemblée si on omettait de parler de ses terreurs, et je dirais de ses grossièretés. Je viens d'en citer une vis-à-vis du

1. Patriote français du 5 juillet 1191.


roi, mais il est un point psychologique de cette législature que je ne voudrais pas laisser dans l'ombre, ce fut son attitude pendant les célèbres séances des 20 et 21 juin 1791 lors de la fuite du roi.

Il faut suivre dans le compte rendu officiel l'éclosion de toutes ces haines, la joie concentrée des Camus, des Regnauld, des Le Chapelier, l'âcreté des Lameth, des Freteau de Saint-Just et malheureusement le désarroi et l'insuffisance des royalistes.

Il faut entendre Camus, se levant avec vivacité à la vue de M. de La Fayette venant à la barre, et lui criant : « Point d'uniformes ici... Nous ne devons point voir d'uniformes dans l'Assemblée. » Il était partagé entre la peur et la haine de l'armée, véritable tradition jacobine qui lui survivra.

Il faut entendre pour la première fois les mots de « veiller sur les traîtres » et de « salut public » glissés entre deux lèvres coupantes, les lèvres de Robespierre.

Il faut voir après de nombreux conciliabules les d'Aiguillon, La Fayette, Custine se présenter à la barre comme officiers généraux, trouvant ce moyen de ménager leurs amitiés plébéiennes et de ne pas trop fouler aux pieds leurs pudeurs d'aristocrate.

Enfin il faut voir cette assemblée fiévreuse se jouant à elle-même la ridicule comédie de discuter quelques articles du code pénal ou d'aliénation, comédie sans cesse interrompue par un défilé extraordinaire de ministres, de concierges, d'électeurs, d'agités, de facto-


tums jusqu'au moment où arriva la nouvellé de l'arrestation du roi.

Dès ce moment tous crurent avoir gagné la partie et considérèrent dès lors le monarque comme leur otage ou leur prisonnier, et ce ne fut plus que des conciliabules pour disposer de sa personne. Le 10 août 1792 fut plus sauvage, mais le 22 juin 1791 fut plus hypocrite. Le groupe des libéraux remit ce jour-là la majesté royale aux mains de Robespierre.

Je ne voudrais pas être taxé d exagération dans le jugement que je porte sur cette Assemblée, mais l'étude que j'ai été obligé d'en faire m'en a fait sentir l'âme et j'ai vécu dans son atmosphère, il est vrai peut-être avec mes sensations personnelles et traditionnelles, mais malgré cette suggestion, j'ai eu en somme simplement l'impression ressentie par Taine, quand, après avoir fouillé et disséqué ce grand cadavre, il s'écrie :

« Aussi maladroite pour construire que pour détruire, elle (l'Assemblée constituante) invente, pour remettre l'ordre dans une société bouleversée, une machine qui, à elle seule, mettrait le désordre dans une société tranquille. »

Il l'appelle aussi académie d'utopistes, « détruisant avec l'aveuglement et la roideur d'un chirurgien spéculatif dans la société livrée à son "bistouri et à ses théories, non seulement les tumeurs, les disproportions et les froissements des organes, mais encore les organes eux-mêmes, jusqu'à ces noyaux vivants et directeurs


autour desquels les cellules s'ordonnent pour recomposer un organe détruit 1! »

Cette appréciation porte sur l'œuvre de la Constituante ; mais si l'on scrute les dessous de l'Assemblée on trouve les causes de cet esprit de destruction; elles résident tout entières dans l'étroitesse, la mesquinerie des vues et la haine jalouse des bourgeois du tiers.

Point de vue d'ensemble, point de débats dégagés des préoccupations envieuses, point d'ambitions nobles, point même d'idées de vengeance large, non, la révolte insultante du valet à l'office, l'éructation de la bile si longtemps contenue par la cravache du seigneur, voilà les caractéristiques des hommes qui dominèrent à la Constituante et dont l'œuvre édifiée par des ressentiments momentanés n'eut qu'une durée éphémère, ainsi que toutes les œuvres de rancune et de persécution.

Le 13 juin était revenue la discussion sur la revendication des quatre millions que réclamait le duc d'Orléans comme répétition de la dot de sa tante, Élisabeth, reine d'Espagne.

C'était encore une de ces discussions de passion, de haine, où les plus sévères calculateurs de l'Assemblée devenaient indulgents à cause de la personnalité du duc d'Orléans envieux et haineux comme eux.

J'ai déjà parlé du rôle de Camus dans cette affaire. Il est probable que sa réputation eût pu souffrir encore du

t. Taine, les Origines de la France contemporaine, la Révolution, t. 11, in fine.


débat, car malgré une énergique intervention du baron de Batz, porteur de pièces importantes et convaincantes, et peut-être même à cause de ces considérations, l'Assemblée étouffa l'affaire.

La droite réclamait la discussion, mais la gauche, qui voyait son factotum Camus et son espoir Philippe d'Orléans en mauvaise posture, vota le renvoi à une prochaine législature, c'est-à-dire aux calendes grecques, et « ce renvoi, dit Brissot, déchargea l'Assemblée d'un poids incommode 1 ». Je ne crois pas non plus que les développements très longs sur cette affaire qu'avait annoncés le baron de Batz eussent comporté de sourdes attaques contre Camus, car, dans toute sa carrière parlementaire et au moment même où l'on faisait son siège en règle, Jean de Batz s'était abstenu de toute personnalité.

De ses discours, de ses attitudes, de ses actes, il ressortirait plutôt un oubli diplomatique et systématique des attaques et l'unique préoccupation d'arriver à son but, gardant ainsi la largeur de vues et d'idées inhérente à sa caste. Il me paraît avoir été tenace, mais courtois, empressé à rendre service et n'attachant pas d'importance ajux taquineries, rendant même en bien, à certains, le mal qu'on pouvait lui faire.

Dirais-je qu'il n'y eut pas un peu de malice mêlée à quelques-uns de ses actes? je n'irai pas jusque-là, et

1. Patriote français du 14 juin 1791.


dans une des dernières séances de la Constituante, il porta à Camus, en ayant l'air de lui rendre service, un coup dont il dut se rendre compte plus tard, ainsi que je l'ai déjà dit, en présentant la liquidation d'une dame de Bonnac 1. En cette affaire, il chargea Clavière, après la dissolution de l'Assemblée, de cingler les côtes de Camus. Ce que ne manqua pas de faire le vertueux Genevois, à la séance du 5 novembre 91, où la Législative reprocha à l'intègre Camus d'avoir fait liquider une réclamation de cette dame de Bonnac pour cinq cents mille livres, quoique cette créance remontât à près de quatre-vingts ans, c'est-à-dire bien avant 1764, date extrême pour l'admission des liquidations. Camus protesta, s'indigna, prit les dieux à témoin, mais ne convainquit personne. Je soupçonne fort le baron d'avoir passé cette créance à Camus pour la plus facilement liquider, et, par un adroit coup de patte, de lui avoir fait reprocher la chose, en pleine Assemblée législative, pendant que lui courait sur les routes d'Angleterre. Clavière se chargeait facilement de pareilles commissions, car, au fond, si Batz était plutôt généreux, tout autre était le futur ministre des finances de Roland. Il aimait les dénonciations patriotiques et avait les goûts inquisiteurs et méfiants des Girondins : le 10 avril 1791 n'envoyait-il

1. Lire à ce sujet le mémoire de Clavière lu par lui, et couvert de fleurs par le président Vergniaud à la séance du 5 novembre 1191 à l'Assemblée législative, et surtout la protestation de Camus lue le 7 novembre, où Camus déclare que c'est Batz qui lui a passé cette liquidation. (Archives parlementaires, t. XXXIV, pp. 647 et 688.)


pas Buzot, un des futurs aigles de la Gironde, dénoncer un certain Huber, commis de Trésorerie; n'écrivait-il pas à l'Assemblée lui-même pour confirmer cette dénonciation et ne disait-il pas à ces députés : « J'ai l'orgueil de croire que mon nom ne doit pas être indifférent aux patriotes de l'Assemblée! qu'ils se rappellent mes nombreux écrits sur les opérations importantes dans les finances! qu'ils les lisent!... On m'accuse de n'avoir parlé à M. Buzot du scandaleux choix de M. Huber que par un motif de basse jalousie; que j'ambitionnais sa place et que je l'ambitionne encore!... Oui, j'en eusse accepté une dans l'administration. » Voilà le fin du fin de Clavière, ainsi que je l'ai fait pressentir dès le début de mon livre, cet homme était rongé d'ambition. Paraître était son rêve! et ce sera la note dominante chez les hommes de l'Assemblée législative. Mais nous allons voir Clavière grandir, puis à son tour, gravir son calvaire. Sachons-lui gré d'avoir témoigné toujours au baron de Batz, qui lui facilita ses premiers pas, une fidèle et constante amitié.

Malgré toutes les préoccupations et toutes les surveillances, Jean de Batz continuait à recueillir des fonds pour la cause du roi : ce n'était plus seulement auprès des gentilshommes qu'il sollicitait des secours, c'était auprès des humbles, des serviteurs dévoués de Versailles et de Trianon.

En parcourant la liste des fournisseurs de la maison de la reine et voyant de braves gens du Petit Trianon


comme un Lheureux et un Valois, officiers de la fruiterie, toucher, à eux deux, pour la fruiterie, la somme de soixante-trois mille sept cent seize livres, et cela pour six mois arriérés, ou bien un officier de fourrières, Marc, vingt-deux mille neuf cent quatre-vingt-douze livres, un capitaine des charrois, Gallerand, vingt-quatre mille cinq cent quatre-vingt-seize livres, deux huissiers au cabinet plus de quinze mille livres, et ce malgré les retenues des contributions patriotiques, il est bien permis de croire que ces braves serviteurs avaient prêté leurs noms pour aider Marie-Antoinette à laquelle ils avaient tant d'obligations et qui fut toujours très aimée de ses serviteurs :

C'était le 2 juillet que furent décrétées ces diverses liquidations, et ce qui me fait croire que c'est sur ces liquidations de serviteurs et de fournisseurs que Jean de Batz put prélever quelque argent, c'est que le mois suivant la reine écrivait à madame de Lamballe la lettre suivante.

(Paris) ce 3 d'août 179 1.

« Je désirois vivement, mon cher cœur, de voir M. de B(atz) ; ce n'a pas été facile, car on est bien mal entouré. Nous sommes parvenus enfin à nous rejoindre, et tout a été entendu, quoique, à raison de l'embarras des affaires, ce ne fut pas chose non plus aisée. Si donc cela n'a pas été fait plus tôt, plaignez-moi, mon cher cœur. Par mon amitié, cela me fait peut-être plus de peine


qu'à vous. Quant aux affaires, le moment sera affreux. Les honnêtes gens ne savent pas se soutenir entre eux et laissent prendre le dessus à la mauvaise classe. Les méchants seront toujours les plus forts par défaut d'entente de nos amis. Nous faisons tous les jours des découvertes pénibles dans nos services les plus intimes, et beaucoup de gens à qui nous avons fait sans cesse du bien hantent les clubs et y font des motions furibondes. Adieu, mon cher cœur, vous savez combien je vous aime.

» MARIE-ANTOINETTE '. »

Cette lettre qui est signée, chose excessivement rare pour l'époque, car la reine signait rarement depuis le retour à Paris, parvint à la princesse de Lamballe par un émigré. Elle montre combien il était difficile de mener à bien ces petites affaires d'argent si nécessaires, et la reine a dû souvent souffrir de refus opposés par des gens qu'elle croyait dévoués, puisqu'elle signale elle-même ces défaillances. On y voit aussi combien, depuis le voyage de Varennes, la famille royale était gardée à vue et combien le président du comité de liquidation était surveillé et la difficulté qu'il avait à joindre les souverains. C'était ainsi que préludaient les chefs de la Révolution. Et cet espionnage, cette surveil-

1. Lettre tirée du cabinet de la princesse Clary Aldringen à Venise,, par M. Feuillet de Conches, et publiée par lui dans le premier volume de Louis XVI, Marie-Antoinette, etc., p. 425.


lance occulte allaient bientôt régner dans la France entière par les quarante mille affiliés à la Société des amis de la Constitution, chargés d'espionner le pays tout entier désormais divisé en deux immenses parties : Jacobins ou suspects.

Les jours de la Constituante étaient comptés. Pendant tout ce mois d'août on bâcla les derniers articles de ces lois si importantes et si mal digérées. La discussion de la Constitution fut continuée, la liquidation avancée. Et par brassées l'archiviste emportait les décrets, les rapports, les opinions, les mémoires, les discours, les motions et les propositions de lois.

Le mois de septembre vit se continuer l'avalanche de toutes les liquidations; on eût dit qu'après l'Assemblée constituante nulle Assemblée ne dût se charger désormais des affaires en train; ce n'étaient que solliciteurs et pétitionnaires espérant tous obtenir justice, ou du moins approbation pour leur réclamation de la part de cette première Assemblée élue et expirante. Le 17 septembre vit la fin définitive du duel de Camus et du baron de Batz ; cette fois il s'agissait encore de la compagnie des Indes, dans laquelle notre héros avait commencé sa fortune, de laquelle il allait s'occuper encore et grâce à laquelle il devait frapper à coups redoublés dans les rangs des Conventionnels. Dans les premiers chapitres de cette histoire nous avons vu s'agiter autour du lit de mort de cette célèbre com- 3 pagnie le bouillant d'Épréménil, le merveilleux intri- t I 1


gant qu'on nommait l'abbé d'Espagnac et toutes sortes de financiers fourmillants et empressés, depuis les princes de la finance, les Greffulhe et les Perrégaux, jusqu'aux Barroud, Sarrasin et autres agioteurs. Le roi avait, comme je l'ai dit, nommé pour présider à la liquidation, les banquiers Le Couteulx de la Norraye et Haller. Ah! que cette liquidation avait été difficile, et embrouillée, et ténébreuse! Le Trésor royal, toujours paternel, avait jeté dans cette affaire, comme dans celle des Eaux de Paris, des millions et des millions pour sauver la fortune des particuliers engagés, un peu plus de quatorze, et les banquiers liquidateurs réclamaient encore quatre millions et demi, on ne savait trop pour quelles raisons. La Révolution était commencée, on avait pris la Bastille, la France était à feu et à sang et les deux banquiers griffonnaient de sempiternels mémoires pour obtenir ces quatre millions... Comment les leur devait-on? à quel titre? avaient-ils tenu compte des quatorze millions avancés par le roi? On a beau lire et relire les mémoires et contre-mémoires de cette liquidation, rien n'apparaît clairement. Le comité de liquidation était assiégé par ces deux financiers qui, tantôt se déclaraient mandataires du roi, tantôt affirmaient avoir agi en leur nom personnel, et avoir laissé jusqu'à leurs chausses en cette histoire. Les membres du comité central y perdaient leur latin : on s'avisa de charger le baron Jean de rapporter cette affaire. Il se mit au travail et produisit un long rapport dans lequel il tâchait de


prouver que MM. Le Couteulx et Haller n'avaient rien à réclamer et, par un habile expédient, qui tranquillisait les membres du comité, les renvoyait aux tribunaux civils pour régler leurs réclamations. Puis, très adroitement, et ne voulant point paraître en une affaire où il avait eu de si gros intérêts et avait encore tant d'attaches, il entreprit de charger Camus de présenter ce rapport fait par lui 1. Camus, qui ne se trouvait jamais assez en vue, lut le rapport, probablement sans y voir bien clair, le 17 septembre 1791, et fit adopter le décret renvoyant Le Couteulx et Haller à se pourvoir devant les tribunaux. Cette liquidation restait donc en suspens. Batz devait, à quelque deux ans de là, la reprendre, l'utiliser dans un plan grandiose, et la noyer dans le sang de quelques régicides.

En sa qualité de membre du comité de liquidation, il eut aussi, à l'extrême fin de cette législature, son rapport à présenter. Le 29 septembre, à la séance du matin, il soumit une longue liste de créances à liquider et de créanciers à l'acquiescement de l'Assemblée. Cette liste ne comporte pas moins de cinquante pages du compte rendu officiel, et le total des sommes à rembourser ne s'élève pas à moins de vingt millions.

Toutes sortes de gens s'y pressent en rangs serrés, il y a des gens de Mesdames tantes du roi, les fameuses Chiffe, Loque et Grailles, filles de Louis XV2, des femmes de

1. Archives nationales. Comités des assemblées, D. XII.

2. Marie-Adélaïde, née le 23 mars 1732, morte en émigration en Italie ;


chambre de la reine dont une nommée Bazire, des apothicaires, des fourriers, six portemanteaux du roi, qui touchent la somme de neuf mille livres, les valets de garde-robes pour douze mille livres environ. Je relève au chapitre du garde-meuble une créance de près de trente mille livres à M. de la Marck : était-ce l'ami de Mirabeau, l'intermédiaire entre la cour et le célèbre tribun, et pourquoi ces trente mille livres? Arrivent ensuite des ouvriers, des chapelains, des dames du palais, des serruriers, des commissaires au Châtelet, des conseillers d'État, des régiments de palefreniers 1, des carmes, des députés, des greffiers, des colonels, le frère et le mari de la duchesse de Brancas pour deux cent mille livres, des financiers, des jardiniers, enfin la liste se terminait par un Montmorency qui recevait cent vingtsix mille livres, comme capitaine. des chasses pour le luminaire et le nettoyage du château de Compiègne en 1788 et 1789.

Que de mystères dans tous ces comptes! Que fut-il prélevé sur cette somme considérable délivrée sous le contrôle de l'Assemblée? Quelle fut la part de la contribution patriotique? celle de la cassette royale? celle de la caisse royaliste? celle des commis de M. Dufresne? Au prix de quelles difficultés en parvint-il une partie

Marie-Louise-Thérèse-Victoire, née le 11 mai 1733, morte à Trieste en 1199; Sophie-Philippine-Elisabeth-Justine, née le 17 juillet 1733, morte le 3 mars 1182.

1. Encore des palefreniers qui iront grossir les rangs des employés aux charrois de Paris.


aux émigrés de Coblentz? Ce serait là une investigation intéressante si l'on pouvait suivre dans leur course fantastique ces doubles louis, ces pistoles et ces écus de six livres mêlés aux assignats alors pimpants dans leur nouveauté.

La lecture de ce fatras terminée, il fallut liquider l'affaire de l'ancienne Chambre des comptes, et Jean de Batz obtint la levée des scellés qu'un ordre de l'Assemblée avait fait poser sur les registres de la comptabilité. Puis, sur sa proposition, il fut décrété qu'on terminerait le paiement des dépenses de 1790 pour remettre une situation nette à l'Assemblée législative dont les députés, déjà élus, attendaient derrière les portes avec l'ardeur des néophytes. Puis Batz, voulant avoir le cœur net de son affaire avec les frères Périer, fit la réclamation personnelle suivante qui clôture l'incident :

« Je dois rappeler à l'Assemblée que, le 22 novembre dernier, je lui rendis compte, au nom du comité de liquidation, d'une suite d'opérations que je ne qualifie point, à l'aide desquelles on était parvenu à enlever plus de vingt millions au Trésor public pour y substituer la prétendue propriété : 1° des quatre cinquièmes de l'établissement des eaux de Paris, 2° des quatre cinquièmes d'une caisse où étaient déposés environ trois millions qui ont disparu.

» L'Assemblée nationale, à la suite du rapport, a ordonné la réintégration de cette somme et son dépôt au Trésor public; mais sur une dénonciation dans laquelle on a prétendu que mon rapport était inexact,


l'exécution du décret a été suspendue. Dans cet état de choses la législature finit, le comité disparaît et l'accusation subsiste.

» Je pense qu'il est de mon devoir, de ma délicatesse et surtout de l'intérêt national de demander acte à l'Assemblée nationale de la déclaration suivante que j'ai écrite au bas du rapport que j avais fait.

» Ayant été accusé devant l'Assemblée nationale de l'avoir induite en erreur par le présent rapport et par l'effet de cette accusation, l'exécution du décret qui ordonne une restitution considérable étant suspendue jusqu'à ce que les faits soient vérifiés, je déclare que j'entends demeurer garant et personnellement responsable de l'exactitude des faits avancés dans ce rapport, que j'en ai, dans les mains, les pièces justificatives et que je les remettrai à toute réquisition du corps législatif qui va nous succéder. »

On était très pressé, aussi l'incident fut vite clos, l'ancien adversaire du baron, Regnauld de Saint-Jean d'Angely, devenu son compère, monta rapidement à la tribune et donna au baron le blanc-seing demandé avec d'autant plus de plaisir et de facilité qu'il avait été chargé au comité des rapports de rapporter l affaire Périer, ce dont il s'était dispensé, probablement pour de bonnes raisons.

« La manière d'agir proposée par le préopinant, dit-il, n'est pas aussi peu importante qu'on le croit : il faut examiner si l'intérêt public peut accepter ce que la


délicatesse de M. de Batz exige de lui. Je vous observe, messieurs, que c'est une exception à la règle que l'Assemblée a établie, à savoir que tous les membres de cette Assemblée ne doivent compte de leur conduite qu'à elle. Je demande donc l'ordre du jour! »

L Assemblée décréta qu elle passait à l'ordre du jour.

Tout le monde, en effet, était intéressé à ce qu'aucun des actes de la Constituante ne pût être sujet à poursuites ou à revision. Brissot, déjà élu député à la Législative, probablement pris à part dans les couloirs par Jean, ne put s'empêcher, dans son journal, de regretter qu 'on n'ait pas écouté le baron, toujours si ardent ennemi des dilapidateurs. Décidément Brissot marchait ferme, Clavière et le baron devaient avoir un bien puissant intérêt à culbuter cette compagnie des Eaux de Paris.

Dans cette journée du 29 septembre on mit les bouchées doubles, et quand se leva le 30 septembre, dernier jour de cette Chambre qui avait prêté le serment du Jeu de paume et assisté à toutes les premières et mémorables journées de la Révolution, il ne restait plus rien à l ordre du jour que la réception du roi et l'audition du discours du trône.

C'est, en effet, le lendemain à trois heures précises que le roi Louis XVI fit son entrée au Manège et s'assit à côté du président, au-dessous ou en face de cette loge du Logographe où il devait, moins d'un an après, endurer les suprêmes souffrances.


Son discours, plein d'émotion, respirait l'amour de son peuple. L'Assemblée l'entendit aux cris enthousiastes de « vive le Roi », mille fois répétés, et le salua des plus délirantes acclamations. Pendant ces quelques minutes les Constituants purent avoir l'illusion d'être les créateurs de grandes choses et les fondateurs d'une monarchie constitutionnelle inébranlable, et le roi put croire qu'il finirait par ramener ses enfants égarés. Mais il fallait chercher ailleurs la cause d'une joie si exubérante et d'un enthousiasme si factice. Elle était toute dans le désir ardent qu'avaient ces hommes d'en finir avec leurs travaux et de regagner au plus vite leurs foyers et surtout de fuir les responsabilités.

Jamais le mot de Louis XV n'eût été mieux approprié qu'en cette circonstance; et il semble que tous ces députés regagnant en hâte par toutes les routes poudreuses de France leur sombre cabinet ou leur riante maison de campagne après avoir secoué sur Paris la poussière de leurs sandales, fuyaient la ville maudite en murmurant : « Après nous le déluge! »

Quelques-uns d entre eux dont le visage exprimait moins de joie s'apprêtaient à gagner l'étranger avec la triste et ferme idée qu'ils pourraient mieux aider le roi de loin, prétexte pour beaucoup de fuir le danger, serviteurs abandonnant la maison ruinée.

Enfin une minorité restait, occupait la capitale et montait autour des Tuileries une garde inquiétante. C'était celle qui, sous l'œil de Robespierre, allait


veiller à ce que de plus résolus continuassent l'œuvre de destruction, sans les hypocrisies passées.

Toutefois, avant de se séparer, les esprits rassis et calmes de la noblesse et du clergé et du tiers, signèrent une dernière protestation. Ils refusaient, dans cet écrit, de prendre leur part de responsabilité dans la situation financière que laissait en héritage la Constituante à la Législative et ils indiquaient combien puériles avaient été les réformes financières accomplies dans ces deux dernières années.

Le baron de Batz, s'il ne prit pas part à la rédaction de cet intéressant et clairvoyant plaidoyer, signa toutefois avec les deux cents fidèles déjà signataires, le 15 septembre d'un document semblable contre l'inexplicable Constitution dont l'Assemblée venait de doter la France.

Mais à quoi servaient ces protestations de la minorité? Elles n'arrêtaient rien, et n'empêchèrent rien. Les signataires cependant, en protestant ainsi, en appelèrent à la postérité. Elle leur donna raison un siècle plus tard par la voix de tous ceux qui se sont trouvés en face des vains travaux de l'Assemblée.

En sortant, avec ses collègues, de cette salle du Manège, Jean de Batz put jeter un regard satisfait sur ce qu'il avait accompli durant ces trente mois de législature. Nous avons déjà résumé son œuvre politique; avec une logique serrée qui sera sa règle il avait commencé l'œuvre de la contre-révolution. En faisant élire


le comte d'Artois, et en tâchant par tous les moyens de le faire siéger à la Constituante pour avoir un chef; plus tard en poursuivant de sa haine le duc d 'Orléans, dans ses créatures, et dans ses actes tels que les journées d'octobre. Ensuite il avait tenté, lui pygmée, d'arrêter la vente des biens nationaux, il avait pendant quelques mois paralysé la marche financière de la Révolution, enfin il avait pu aider le roi de secours pécuniaires, puis, en favorisant l'agiotage et arrêtant la liquidation des compagnies des Indes et des Eaux, il avait préparé le terrain sur lequel il abattrait les conventionnels jouisseurs et tarés. Il n'avait donc point perdu son temps et, nous l'avons vu, emportait les témoignages de satisfaction du roi et de la reine, témoignage unique peut-être et qui devrait être pour lui, en cas d'attaques de certains, « le bouclier de diamant, la foudre elle-même s'y briserait 1 ».

Plus tard en jetant un regard mélancolique sur le passé et évoquant ces palpitantes journées de la Constituante, Jean de Batz écrira ces lignes attristées :

« J'avais été député par la noblesse de ma province à cette Assemblée. Là dans le premier foyer de la rébellion, je vis se former et éclater l'affreuse tempête révolutionnaire qui a bouleversé ce beau royaume alors si glorieux et si prospère encore ! J'étais le témoin vainement révolté des outrages si lâchement faits à un roi désarmé, prince infortuné qu'on voyait chanceler sur un

1. Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, t. XI, p. 231.


trône sans appui et au pied duquel on creusait sa tombe. Présent à ce supplice du plus humain des princes, du fils de tant de rois, la gloire de notre France, je recueillis avec douleur les terribles leçons de la politique expérimentale, et chaque secousse donnée au vieil édifice monarchique tombant en lambeaux me démontrait que la destinée des rois et des empires est bien moins dépendante de la perfection des lois que de l'organisation du gouvernementt. »

C'étaient là les paroles d'un partisan convaincu du régime absolu et d'un bon serviteur de la monarchie. Le voici désormais attaché passionnément à la personne même de ce prince dont il parle en termes émus : ses efforts vont tous tendre à le sauver de la cruelle situation dans laquelle il se trouve.

1. Archives du château de Mirepoix, manuscrits du baron Jean de Batz.


CHAPITRE IX

LONDRES — COBLENTZ — VERDUN

Plans de contre-révolution. — Incessants besoins d'argent du roi. — Le baron promet d'en trouver. — Négociations d'assignats. — Séjour à Londres. — Opérations de Bourse. — Spéculations. — Sa manière d'opérer. — La mission Chauvelin-Talleyrand. — Retour à Paris. — Lettres de Coblentz. — Perplexités du baron et du prince de SaintMauris. — Marie Grandmaison et la rue Ménars. — Ordres du roi. — Ils se décident à émigrer. — Clavière, ministre des finances. — Discours de Brissot détrompé. — Arrivée du baron et du prince à Coblentz. — Accueil glacial. — Il est nommé aide de camp du prince de Nassau-Siegen. — Désillusions. — Retour à Paris. — Témoignage de satisfaction du roi. — Vente fictive de la maison de Charonne à Grandmaison. — Préparation des futurs complots. — Clavière procure des passeports. — Michelle Thilorier. — Départ pour l'Angleterre. — L'invasion. — Entente des francs-maçons allemands et français. — Discussion sur l'arrêt de l'armée prussienne. — Causes probables. — Le baron est au courant. — Guerre religieuse. — Il part pour Bruxelles avertir le baron de Breteuil. — Madame Atkyns. — Entrevues avec Fersen. — Il porte à Breteuil les lettres de Fersen. — Séjour à Verdun. — Plans proposés au baron de Breteuil et refusés. — Il part pour Boulogne-sur-Mer. — Il décide de lutter seul en plein Paris. — Il prête le serment civique. — Jean Batz, négociant.

(30 septembre 1791-20 septembre 1792.)

Voici donc la Constituante disparue et l'Assemblée législative à l'ouvrage. Le baron de Batz, qui n'avait


jamais eu l'intention de jouer un rôle politique, mais qui avait toujours espéré collaborer à l 'œuvre de la restauration de Louis XVI, dut examiner la situation avant de prendre un parti. Pour lui le plus pressant était d'aborder la lutte avec les moyens de l'entreprendre, quitte ensuite à la continuer et la mener à bien.

Quels avaient été jusqu'alors les plans du roi et de la reine pour résister à la Révolution d'abord, et pour la canaliser ensuite. Il y en avait eu quatre principaux qui sont le résumé des efforts tentés depuis 1789 jusqu'à cette fin de 1791. Je ne parlerai pas de ces centaines de projets illusoires et chimériques, chaque jour envoyés à la cour ou au roi et qui, s ils dénotaient de bonnes intentions, n'en étaient pas moins impraticables.

Avant les journées d'octobre le roi et la reine essayèrent d'opposer aux mouvements populaires le dévouement de l'armée : mais ce fut en vain, car en ce moment l'armée ne pouvait se rendre compte du danger des troubles révolutionnaires et n'y voyait. que l'espoir d'une plus équitable distribution des grades. Les soldats espéraient être traités plus humainement, les bas officiers voulaient tous concourir à l avancement et les chefs devinrent impuissants. Si les officiers subalternes eussent pu prévoir l'issue des mouvements, ils eussent étouffé la révolte dans l'œuf; mais on ne put les persuader et les efforts des intermédiaires, comme d'Agoult, et la séduction de la reine ou les promesses des grands seigneurs restèrent sans effet.


Devant cet échec, le roi et la reine, se rendant compte de la prépondérance de l'Assemblée, résolurent d'acheter ceux qui, à tort ou à raison, passaient pour avoir une influence sur ses décisions. On connaît le malheureux essai de ce plan sur Mirabeau, et comment sa mort en empêcha la réalisation; il est même douteux qu'il eût réussi. Après Varennes on essaya de profiter de l'influence de Barnave, mais ce doux avocat n'était point de taille à calmer la tempête.

Le troisième moyen essayé par le roi, pour sauver la famille royale, fut la fuite. Les constitutionnels et Mirabeau lui-même avaient préparé ce projet qui consistait à faire de Louis XVI un roi gouvernant constitutionnellement la France dans Metz transformé en capitale, quitte à revenir à Paris lorsque la fermentation serait apaisée. La mort de Mirabeau fit abandonner ce plan dont, dès lors, les Lameth devenaient les directeurs, ce qui fit horreur à la reine. Le roi pensa que son séjour à la frontière, avec les armées étrangères à quelques lieues, serait le plus sûr moyen de garantir la sécurité de la famille royale et de reprendre peu à peu les rênes du gouvernement : on connaît l'issue du voyage de Varennes.

Il ne restait qu 'un quatrième projet auquel le roi s'était constamment opposé, c'était le recours direct aux puissances étrangères. La reine, qui comprenait le danger de rester à Paris et qui cependant ne voulait point effrayer Louis XVI par le mot d'armées étrangères, lui fit accep-


ter ce fameux congrès armé auprès duquel le baron de Breteuil devait représenter leurs royaux intérêts.

En octobre 1791 et en face de l'hostilité non déguisée de l'Assemblée législative, ce projet, résumé des espérances de la reine, faisait l'objet de toutes ses négociations. Il consistait à rassembler près de la frontière française un congrès qui devait proposer sa médiation entre le roi et l'Assemblée sous prétexte des questions de politique étrangère telles que celle d'Avignon et des princes allemands dépouillés en France, et poser des conditions honorables pour l'exercice de la royauté.

Il était croyable que ces conditions proposées par des plénipotentiaires, ayant deux ou trois armées auprès d'eux, auraient des chances d'être acceptées et que le sort de la famille royale en serait amélioré. C'était une grave erreur, car une pareille menace était plutôt faite pour faire sortir du sol français des armées innombrables que pour faire céder et rétrograder les nouveaux patriotes et les récents amateurs de liberté.

On vit alors à l'œuvre, comme intermédiaires de cette dernière combinaison, les Breteuil, Mercy, Fersen, Caraman et Goguelat. Les uns, comme Fersen et Mercy, ne connaissaient point l'âme traditionnelle française; les autres, comme Breteuil, Calonne et les princes, ne se doutaient point du nouvel esprit de la nation, et enfin les autres, comme Caraman et Goguelat, n étaient que des instruments dévoués mais sans portée.


Le baron de Batz y jouera un rôle intéressant1, mais lorsqu'il paraîtra pour donner des conseils ce sera pour enlever les illusions trop fortes, vouloir négocier avec les geôliers du roi au lieu de les braver, et il ne sera pas compris ou sera appelé trop tard. Son idée première était de réunir d'abord des sommes importantes pour former une puissante réserve au moment de mettre à exécution le plan choisi. L'argent qu'il avait procuré grâce à ses virements sur la liquidation des arriérés des départements, par les spéculations sur les retards dans l'annonce des assignats et par les ventes et reventes de biens nationaux à des hommes de paille, avait, en partie, disparu pour des projets peu sérieux. Il avait cependant un noyau qu'il fallait augmenter. Le roi le connaissait et même les émigrés y complaient, car ces malheureux, croyant être partis pour quelques jours, commençaient à ressentir les effets de leur imprévoyance et à souffrir cruellement.

Les besoins du roi et de la cour, la caisse de la contrerévolution exigeaient donc d'autres fonds, et les opérations que je viens de signaler avaient été insuffisantes. Le roi et la reine firent donc demander à cet homme, dont l'esprit fertile en ressources forçait l'admiration, de subvenir encore à leurs besoins. Jean de Batz n'avait pas besoin d'être ainsi sollicité, sans cesse son imagi-

1. M. Feuillet de Conches affirme qu'après la Constituante, Louis XVI et Marie-Antoinette employèrent le baron de Batz, depuis la fin de la Constituante, à l'étranger, dans la « diplomatie secrète » (Louis XVI, Marie-Antoinette, etc., t. III, pp. 425-426).


nation cherchait les moyens de remplir cette caisse de la contre-révolution qui sans cesse était vidée par les demandes de Fersen ou de Breteuil et les missions secrètes qu'envoyait à Mercy ou à Vienne la reine et ses conseillers. Que de secours, en outre, impossibles à refuser à des parents d'émigrés, à des émigrés de marque, à de pauvres prêtres sans asile. Désormais les opérations sur la liquidation étaient terminées et le contrôle de l'Assemblée législative allait être, nous le verrons bientôt, plus sévère que celui de la Constituante. C'était donc là une ressource tarie. L'acquisition et la revente des biens nationaux devenait lente, difficile, impossible même, c'était une opération compliquée et il fallait de l'argent, sans tarder, tout de suite, immédiatement.

Pendant tout le cours du xvui® siècle, l'opération la plus commune, et dont tous les ministres des finances avaient usé ou abusé, consistait à envoyer chercher en Angleterre ou en Hollande des espèces sonnantes contre des bons, lettres de change et engagements du Trésor royal. Lorsqu'un contrôleur général ou un surintendant était gêné il faisait appeler soit un notable commerçant connu par ses relations avec les gros négociants d'Amsterdam, d'Anvers ou de Londres, soit un de ces cosmopolites comme Casanova ou Saint-Germain, soit un gentilhomme connu par ses voyages ou ses correspondants à l'étranger. Une fois en présence d'un de ces financiers de raccroc, le ministre lui proposait


d'aller négocier du papier du roi dans les grands centres commerçants de l'Europe, lui remettait des passeports, une lettre l'accréditant auprès des représentants du roi dans le pays choisi et lui faisait comprendre que, moins le roi aurait de courtage, commissions ou intérêts à payer, plus on serait satisfait de la mission et du missionnaire. Bien entendu, le ministre se réservait d'accepter ou de refuser l'opération selon qu'elle lui apparaîtrait avantageuse ou onéreuse. Mais, comme dans toutes les affaires financières, le ministre apprenait à ses dépens ou plutôt à ceux du Trésor que l'argent coûte d'autant plus cher que l'on en a davantage besoin.

Or, à ce point de vue, l'époque était désastreuse, le changement qui s'opérait dans le royaume, la surexcitation des esprits, les troubles, les menaces de guerre, la situation du roi rendaient le crédit excessivement méfiant. Le ministre des finances de cette période, bon commis de finances, fils d'un libraire de Sens, s'occupait surtout de l'établissement de la contribution foncière et, grâce à la tournure bureaucratique de son esprit, réussissait à merveille au milieu de ces terriers et cadastres à constituer et à débrouiller, mais, comme financier dans un moment aussi troublé, il était tout à fait insuffisant. Il se nommait Tarbé et était bon royaliste. Comme tous les gens fidèles au roi, il avait beaucoup entendu parler du baron de Batz et avait même apprécié ses idées financières exposées à l'Assemblée nationale; il l'autorisa, sans doute, à être un des


négociateurs d'assignats sur les places étrangères. Il y avait donc là trois sortes d'opérations, négocier pour l'État, négocier pour son propre compte et recevoir une commission. Clavière et lui, qui comptaient de nombreux amis en Angleterre et en Hollande apportant leurs fonds personnels, entreprirent l'opération. C'est en Angleterre que Jean courut d'abord. Il était, comme nous le savons, en relation avec les plus fameux banquiers de Londres et surtout avec ceux qui avaient l'esprit large et la spéculation facile : Boyd et Kerr étaient le type de ces banquiers qu'on n'oserait certes pas qualifier de banquiers marrons, mais qui, jouissant d'un immense crédit, servaient d'intermédiaires à toutes sortes d'opérations, avaient la confiance des ministres anglais et, mieux que personne, savaient distribuer aux agents étrangers, aux ministres du continent pensionnés, les subventions convenues, de la façon la plus discrète et la plus dissimulée. Ils seront les principaux intermédiaires de Pitt et les agents de la contre-révolution.

Le baron partit de Paris dans les premiers jours du mois d'octobre, il partit obsédé par l'idée que le roi et la reine avaient besoin d'au moins quinze millions. Déjà, quand elle avait essayé de vendre ses diamants, la reine indiquait ce chiffre comme nécessaire. Il est certain que la liquidation avait fourni une partie des sommes urgentes, mais, à mesure que les jours s'écoulaient l'argent devenait plus rare et plus indispensable. Aussi, c'est avec un plan excessivement com-


pliqué d'arbitrage sur les assignats, d'opération de bourse, de change, de vente et rachat d'actions, peut-être de comptabilité avec le ministère anglais au sujet de subventions, que Batz arriva à Londres. C'est par millions et centaines de mille francs qu'il va compter, opérer, et cette fin de 1191 est étourdissante si on lit les comptes de Jean et de ses banquiers à Paris : Rougemont, Delessert, Roques, Or-ry; ses agents de change Sarrazin, Baroud, Titusson. Tout ce monde-là reçoit, passe, repasse des ordres de lui de trois, quatre, cinq cent mille francs. Le 8 octobre, à Londres, il négocie un engagement de MM. Boyd et Kerr, de Londres, se montant à près d'un million de francs ; son agent de change à Paris négocie à cette date pour deux ou trois millions. Se reconnaître au milieu de ces comptes est absolument impossible. Évidemment une partie de ces négociations devait être faite au compte du ministre des finances, mais le baron, qui y participait, devait posséder en propre au moins trois millions de couverture.

Pour donner, à titre documentaire, une idée de la manière dont il opérait, il faut lire quelques fragments de lettres que lui adressaient de Londres, quand il était à Paris, ou de Paris, quand il était à Londres, les émissaires ou envoyés qu'il détachait en éclaireurs chargés de se tenir au courant du change ou des cours de la Bourse. Voici un billet du 30 mars 92 1 : « De Londres;

l. Archives nationales, F7. 5610.


M. Bourdieu fils, monsieur le baron, m'a remis hier à sept heures du matin le courrier que vous m'avez expédié, il était arrivé à six heures, la traversée n'avait pas été aussi longue que la nôtre. Je me suis bien gardé de communiquer à nos banquiers le contenu de votre lettre relativement au cours du change, je leur ai dit qu'il était à 17 : j'ai seulement fait voir le billet qui est arrivé par la malle et qui m'a été remis sur les huit heures. Quel sera le résultat de la Bourse de ce jour, c'est ce que je ne sais pas : je ne vois pas de chaleur et je crains bien qu'il ne réponde pas à mon avis qui serait de vous rapporter des lettres à un change avantageux. Nous nous ennuyons tous dans ce pays. » Puis à quatre heures du soir : « Je sors de chez MM. Bourdieu et Chollet, ils sont aussi mécontents que je le suis moi-même et du cours et du peu de papier qu'ils ont pu arrêter. Le cours est à 17, ils ont pris 1228 000 livres. MM. Titusson ont terminé le solde à 17 1/8. » — D'après cette lettre, il est clair que le cours de Paris devait être inférieur au cours de Londres, puisque le baron pouvait vendre au cours donné par lui et même à 1/8 de gain. Sur des sommes aussi considérables, l'agio du change devait laisser d'assez gros bénéfices.

Le baron; on le voit, avait toujours à ses ordres des secrétaires, des commis, des clients, comme on disait autrefois, mais en outre autour de lui gravitaient, en dehors de ces banquiers, trois personnages dont il avait


fait ses agents. Les banquiers juifs 1 Dobruska, Autrichiens si connus plus tard sous le pseudonyme de Freï ' qu'ils prirent pour se faire bien venir des révolutionnaires, le mot Freï signifiant libres : aigrefins capables de communier trois fois le même matin pour plaire au clergé et de faire pendre dix aristocrates dans la soirée pour plaire aux Jacobins, en tout cas les serviteurs empressés du baron : puis Proly, ce fils du grand Kaunitz3 et de la comtesse Proly, être absolument dévoyé, prêt à toutes les besognes, royaliste dans l'âme, un des meilleurs instruments du baron qui l'avait connu dans les réunions de ce comité autrichien si célèbre et si insaisissable. Soit par son influence irrésistible, soit par l'argent, Jean de Batz avait un pouvoir absolu sur lui. Nous verrons bientôt comment il s'en servit. Du reste il était large à son égard, car ne venait-il pas de lui donner en deux fois plus de cent mille francs en actions de la compagnie des Indes par l'intermédiaire de Delessert 4, qui le même jour livrait à Clavière, de la part de Jean de Batz, cent actions de la même compagnie, valant

1. D'une note trouvée dans les pièces du baron de Trenck et publiée en appendice par M. Jules Claretie dans son livre si intéressant : Camille Desmoulins, il est dit par le baron de Trenck que les frères Frey étaient des juifs de Nikelsburg en Moravie, du nom de Dobruska ou Doboufka, qui, à Vienne, prirent le nom de Sôufeld, et à Paris celui de Frey. C'étaient des aventuriers de la pire espèce qui servirent au baron pour corrompre les Conventionnels choisis par lui.

2. Beaucoup d'historiens écrivent Frey: la véritable orthographe est Freï. (G. d'Avenel, Lundis révolutionnaires.)

3. Le prince Venceslas de Kaunitz, premier ministre de Marie-Thérèse (1711-1794).

4. Archives nationales, T. 699, pièces séquestrées.


au cours du jour cent huit mille francs. Ce fut donc au milieu des questions d'argent les plus importantes, des négociations les plus compliquées, qu'il parvint à ramasser et à réunir les fonds qu'il fit transmettre au roi par ce type de bon royaliste qu'était Dufresne de Saint-Léon de plus en plus admirateur de notre héros. Dufresne, encore directeur général de la liquidation, COIltinuait à donner des conseils au roi pour l'établissement de ses ressources personnelles et parvenait plus facilement qu'un autre à faire passer au roi les subsides envoyés par Jean de Batz. Il n'est pas inutile de faire remarquer que ce dernier avait, parmi les jeunes gens qui l'aidaient dans ces commencements de complots mystérieux, plusieurs commis du Trésor royal dont M. Dufresne était directeur, et entre autres son secrétaire intime, Devaux, dont nous avons déjà parlé. Devaux, dès cette époque, passait des traités au nom du baron avec certaines gens, pour des affaires mystérieuses. Ce fut donc dans ces négociations financières que Batz employa les deux derniers mois de l'année 1191 et les premiers jours de janvier 1192, mais je suis porté à croire qu'il ne fut pas étranger à des négociations diplomatiques assez importantes qui eurent lieu à cette époque.

L'incohérence qui régnait en maîtresse à Paris avait fait naître entre les pavés de la grande ville autant d'hommes d'État et de diplomates que de citoyens. En attendant l'anarchie de la Terreur, l'anarchie des esprits


sévissait d'un bout à l'autre de la capitale, et il n'était pas un boutiquier de la rue Saint-Denis qui n'eût un plan de politique extérieure. Nous avons vu que celui du roi et de la reine était le rassemblement d'un congrès armé près des frontières de France; la Législative, elle, voulait faire la guerre à l'Autriche, considérée comme l'ennemie nationale et que tous ces diplomates, élèves de Favier 1, détestaient. Or, parmi les royalistes, beaucoup n'approuvaient qu'en tremblant le plan royal, et n'auraient point été fâchés de voir comme diversion la guerre déclarée à l'Autriche, de façon à disculper la reine et à détourner le peuple des idées de la Révolution qui devenaient de jour en jour plus violentes. Ces royalistes n'auraient point demandé mieux que de s'allier avec l'Angleterre pour pouvoir battre l'Autriche et voir ainsi se réaliser leurs espérances de pacification intérieure. Les constitutionnels surtout abondaient dans ce sens, et Narbonne, madame de Staël, Talleyrand y voyaient le salut. Clavière et Brissot, dont les attaches avec l'Angleterre nous sont connues, ne se lassaient pas de pousser ces hauts personnages vers ce but, et ils agissaient ainsi sachant bien que l'Angleterre n'accepterait d'ambassadeurs que pris dans leurs rangs. Tous les efforts tendaient donc vers ce résultat. Clavière, qui avait une dette de reconnaissance à payer à l'Angleterre, avait préparé cette mission dans son dernier séjour à

1. Publiciste, agent secret de la diplomatie, né à Toulouse en 1720, mort à Paris en 1784, laissant beaucoup d'admirateurs de ses idées.


Londres et devait avoir exposé son idée au baron. Je ne puis cependant affirmer que Batz ait joué, en cette affaire, un rôle spécial, mais mieux que personne il connaissait les désirs des deux partis et leurs raisons directrices et, avec son bon sens pratique, il devait envisager avec joie le moyen de dégager le roi et le reine des soupçons infamants qui pesaient sur eux d'une entente avec l'étranger. Il n'est donc pas invraisemblable que, muni de lettres de Clavière, il n'ait vu pendant ce long séjour à Londres les ministres anglais, qu'il n'ait été apprécié par eux, et qu'il n'ait jeté, dès lors, les bases de ses rapports futurs et peutêtre préparé aussi l'arrivée de la mission Chauvelin '.

Ces graves affaires mises en train ou terminées, muni de sommes importantes, dont personnellement il possédait une partie et dont il devait compte du reste au ministre des finances et au roi, il revint à Paris dans les premiers jours de janvier 1792.

Une lettre l'y attendait, lettre compromettante s'il en fut, puisqu elle émanait d'un émigré, lettre intéressante puisqu'elle corrobore ce que nous disions de l'aide qu'il prêtait aux royalistes.

Parmi les nobles convoqués en 1789 par le baron

1. Clavière et Brissot, qui avaient tous deux fait à Londres le commerce des intrigues et passaient pour connaître la place, affirmaient que non seulement il était possible de s'assurer la neutralité de l'Angleterre, mais qu'avec quelque savoir-faire on obtiendrait même une alliance. Ces adversaires irréconciliables de l'Autriche étaient d'avis de ne point ménager les sacrifices pour gagner les Anglais. (Albert Sorel, l'Europe et la Révolution française, 2* partie, p. 335.)


dans la sénéchaussée de Tartas, pour participer à cette élection dont nous avons longuement parlé, se trouvait un chevalier de Cantérac, hobereau de province, fidèle royaliste qui, à la suite des premiers événements de la Révolution, était allé avec quelques autres électeurs du baron rejoindre l'armée des princes à Coblentz. Arrivés là, ces gentilshommes gascons avaient trouvé, au lieu de la brillante armée entrevue des bords de la Garonne et de l'Adour, la misère et les privations; aussi je m'imagine que, ne sachant que devenir, ces quelques méridionaux perdus en Allemagne mirent en commun, autour du bivouac, les ressources de leur imagination pour trouver le moyen de subsister. Le nom de leur ancien sénéchal, de leur député leur revint à l'esprit. Il était riche, il avait liquidé plusieurs charges appartenant à des compatriotes : on savait que, sur le remboursement de ces charges, il avait retenu des fonds pour subvenir aux premiers besoins de la cause royaliste, n'était-il pas tout naturel de s'adresser à lui? Le chevalier de Cantérac fut chargé de composer et d'envoyer la lettre délicate t.

« Serions-nous assez heureux, monsieur le baron, disait le noble gêné, pour vous trouver encore à Paris, et dans ce cas, j'ai la confiance de vous demander un service important pour la noblesse de Guyenne. La portion qui est en cantonnement à Mazen où je suis aussi,

1. Archives nationales, F1 5610, lettre retrouvée dans le portefeuille du baron.


cherche à emprunter trente ou quarante mille livres pour parer à des besoins trop vrais. Elle s'engage à rendre cette somme dans un an, en argent. Les plus riches propriétaires parmi les gentilshommes offrent plus particulièrement et sur leurs billets d'honneur, de se charger du remboursement. Quelques-unes de vos livres sterling sur Londres feraient bien notre affaire. Votre caractère connu me le promet si la chose est possible. Je crains moins un refus que la chance malheureuse de ne pouvoir vous faire parvenir la présente. Je vous offre, monsieur le baron, l'hommage de tous les sentiments avec lesquels je dois vivre et mourir.

» M. DE CANTÉRAC, officier français, » à Mazcn par Coblence.

» Électorat de Trèves.

» Le 22 janvier 1792. -

Le tout était adressé à M. de Batz, rue de Ménars; le cas était épineux et digne, dès lors, des plus grands tourments et des plus odieuses persécutions : relations avec les émigrés, argent à envoyer aux officiers des princes! c'était grave. Le baron lut et relut cette lettre qui arrivait justement en un moment psychologique que nous allons essayer d'exposer.

Au retour d'Angleterre, notre royaliste intégral avait senti de nouveau, en lui, cette lutte intérieure qui le poussait, d'une part, à dire adieu pour toujours à ces liaisons banquières qu'on lui reprochait et à briser net avec les Clavière, Brissot, Reybaz et autres partisans avérés


sinon de la déchéance immédiate de Louis XVI du moins d'un gouvernement trop libéral. Se dévouer pour le roi et la reine était évidemment son but unique, mais où donc était le véritable dévouement? Jusque-là il l'avait vu à rester sur la brèche près du roi, à payer de sa personne, à trouver des subsides, à être l'intermédiaire entre ses connaissances libérales et financières et ceux de ses amis qui étaient près du roi et le conseillaient. A plusieurs reprises, il le savait, la reine, Madame Élisabeth, le roi lui-même avaient parlé de lui comme d'un ami, presque d'un sauveur. Toutes ces considérations jointes à son tempérament d'homme d'action, l'avaient décidé à ne pas émigrer. Et pourtant où donc étaient ces nobles de vieille roche parmi lesquels il avait voulu être inscrit et compté? Où étaient ses camarades de « la Reine-Dragons »? Où étaient ses amis de la cour et de l'Assemblée constituante ? Auprès des princes, malheureux il est vrai, mais frémissant à la pensée de rentrer triomphants dans Paris et de remettre le roi sur son trône en balayant les Brissot et les Clavière. Et dans ce joli logis de la rue Ménars, dans ce salon tendu de taffetas vert tendre, près de cette cheminée à girandole où sonnait une pendule portant la marque de Legros, l'horloger de la reine, dans ce petit cabinet tendu de taffetas jaune, dans cette jolie chambre à coucher tendue de taffetas jaune rayé' de bleu pâle et dont les meubles

1. Archives nationales. Inventaire de l'appartement de la rue Ménars ' T. 699, pièces séquestrées.


couverts de la même étoffe sortaient de chez le bon faiseur, se passait une de ces tragédies intimes, une de ces luttes dont doit sortir vainqueur l'homme vraiment digne de ce nom. D'un côté, Marie Grandmaison, la douce et fidèle compagne, était là, dans ce décor si fin, si galant, regardant de ces beaux yeux qu'il aimait tant celui qui hésitait à rester, et elle semblait lui dire que si le vrai devoir était d'être en sentinelle vigilante auprès de son roi, ce devoir était bien doux à remplir puisqu'il l'obligeait à rester près d'elle. Et cependant la lettre des amis du Béarn était là sur cette table d'acajou près de la statue de Henri IV, et c'était presque le cri du grand roi à l'ancêtre Manaud de Batz le faulcheur : « Grand paillard ne t'amuse pas à la paille pendant que nous sommes sur le pré. » Puis c'était le dernier fidèle camarade de régiment, un des seuls qui étaient restés à Paris, le prince de Saint-Mauris, qui venait lui aussi parler de cette troublante question, et à eux deux ils bâtissaient des châteaux en Espagne, ne voulant point paraître déserter le poste d'honneur où ils étaient et cependant brûlant de partager les dangers des défenseurs de la cause.

Au milieu de ces nobles hésitations arriva, un soir, un message appelant Batz aux Tuileries où le demandait le roi. Il vola plutôt qu'il ne courut à cette audience. Que s'y passa-t-il? on ne l'a jamais su; ce qu'il y a de

1. Archives nationales, papiers de l'Armoire de fer.


certain c'est que Louis XVI lui confia une mission soit pour aller encore chercher de l'argent à l'étranger, soit pour en porter à ses frères, soit pour leur faire parvenir des instructions. Le secret là-dessus a été bien gardé, et toutes mes recherches, à cet égard, ont été infructueuses. Ce qu'il y a d'absolument sûr c'est que le roi l'envoyait en mission.

La lutte intime dont nous venons de suivre les péripéties n'avait plus raison d'être. Le roi avait parlé, ses amis les gentilshommes de Guyenne avaient besoin de lui. Le baron n'hésita pas et, vers la mi-avril, muni de passeports et de lettres pour la Belgique, passeports et lettres fournis par Clavière qui ne pouvait rien lui refuser, Batz partit pour l'armée des princes en compagnie de son fidèle ami le prince de Saint-Mauris.

Le moment était bien choisi : Clavière ne pouvait et ne devait plus compter parmi les relations d'un loyaliste. Cet homme qui venait d'écrire en décembre 1791 sur son livre de comptes cette phrase désespérée : « Papiers où l'on pourrait dépouiller tout ce que j'ai fait dans l'espoir de grossir ma réputation, et comment je me suis abîmé de peines pour abîmer tout'! » — cet hypocondriaque, ce grincheux venait enfin de réaliser le rêve de toute son existence. Le 23 mars il avait été nommé ministre des finances et était entré dans le conseil du roi avec Roland et Servan.

1. Archives nationales, T. 6462. Pièces séquestrées.


Quelle persévérance il lui avait fallu? Quelles sommes d'argent habilement placées avaient chauffé cette réputation financière? Avec quelle adresse, quelle habileté, il était parvenu à faire croire qu'il était le seul financier de la Révolution. Les moyens tant reprochés à Necker il les avait employés. Comme lui il était arrivé à se faire passer pour indispensable et comme lui il avait été porté au ministère par acclamation : mais ce n'était plus cette fois un enthousiasme national qui l avait imposé au roi, c'était un enthousiasme parlementaire. C'est là le premier, peut-être, de ces engouements d'où sortiront tant d'hommes surfaits. Quoi qu'il en soit, notre Genevois avait triomphé et s'apprêtait à défendre chèrement sa position si difficilement conquise. Si l'on en croit Soulavie, ses manœuvres, dès cet instant, devinrent dangereuses et il l accuse nettement d avoir préparé les atroces journées du 20 juin et du 10 août! Si le fait est vrai, et il est tout au moins vraisemblable, c'était au milieu de ses criminelles entreprises que Batz abandonna son ancien employé des assurances, son homme de confiance, écœuré de le voir arriver à ces excès. La cristallisation nécessaire ne s'était pas encore faite en son cerveau, qui devait lui indiquer les précieux secours que l'exaltation de son commis allait lui apporter, dans sa lutte contre la Révolution.

Et sur ces routes qui le conduisaient vers la frontière d'Allemagne, par ce soleil printanier d'avril, le baron dut penser souvent que la bonté du cœur et la


confiance en certaines personnes sont de bien mauvais placements, car parmi les journaux et publications qui encombraient la chaise de poste il lisait et commentait un numéro du Patriote français, avec colère. Qui donc l'avait trahi, qui donc avait fourni au terrible Brissot, à celui qui avait été son défenseur pendant la Constituante, les éléments de ce discours que le célèbre orateur venait de prononcer à l'Assemblée législative, et qui en quelques phrases déclarait que la liquidation telle qu'on l'avait pratiquée était devenue la caisse des émigrés.

« C'est surtout, disait-il, dans la liquidation contentieuse que la contre-révolution a eu le plus de succès! on l'avait créée, cette liquidation, pour la Révolution, elle a tourné contre elle; on l'avait créée pour la Justice, elle a été la source de nombreuses injustices; on l'avait créée pour le peuple, elle n'a profité qu'aux grands et aux riches! C'est à payer les dettes de leurs tyrans, dettes que le peuple n'avait point contractées... c'est à payer ces dettes que l'on sacrifie les richesses de la France !... Comment n'a-t-on pas senti qu'il était absurde de payer aux dépens du peuple cette simonie ministérielle! qu 'il était impolitique en la payant de fournir des moyens à ceux qui ne soupirent qu'après la destruction de l ordre des choses que la Révolution a établies ! »

Et les motions de Clavière et de Cambon avaient

1. Histoire des journaux et des journalistes de la Révolution française, par Léonard Gallois, t. I, p. 266.


appuyé ce discours. Au grand jour avaient été étalés ces mystères de la liquidation, ces manœuvres savantes qu'il avait soustraites aux yeux d'un Camus soupçonneux, d'un Brissot naïf et d'un Clavière complice. Et c'étaient eux maintenant, qui, désabusés, comprenaient leur rôle de dupes. Ah! il n'était que temps de gagner Coblentz et voir si, là, près des princes, on allait pouvoir au moins marcher, agir, vaincre et triompher.

Ce fut encore une désillusion et, dès les premiers jours, son esprit si lucide, si net, si clair comprit que là, non plus, il n'y avait rien à faire. Le prince de Saint-Mauris et lui reçurent l'accueil le plus froid : n'étaient-ils pas des retardataires *? Ne faisaient-ils pas partie de ces ouvriers de la dernière heure qui avaient réfléchi et calculé les conséquences de leur acte? Ne venaient-ils pas essayer de prendre la place des premiers et fols dévouements? Malgré tout, Batz, qui avait porté de larges subsides et certainement aida Cantérac et ses gentilshommes du Béarn et de Guyenne, fut choisi comme aide de camp par le prince de Nassau-Siegen, ce paladin égaré au xvni* siècle; son grade de colonel de cavalerie lui donnait tous les droits à ce poste et l'amitié de Saint-Mauris, cousin du prince, le servit en cette occasion.

C'est au milieu de cette cohue, de cette mesquine lutte d'envie et de jalousies que lui apparut enfin la solution

1. Mémorial de Norvins, t. I.


du problème qui l'avait tant préoccupé. Quand, au sortir des affres perpétuelles de Paris, de la lutte quotidienne, il se trouva au milieu de cette vie misérable et énervée, quand il vit que la principale préoccupation était d'être au petit lever des favorites des comtes de Provence et d'Artois et qu'assister à la toilette de mesdames de Balbi et de Polastron valait une action d'éclat, il n'y tint plus et sentit quels services réels il pourrait rendre, au centre de la révolte, près du roi et de la reine. Et c'est durant cette courte émigration qu'il prit la résolution virile de ne pas quitter la famille royale et d'être prêt à la sauver, au premier signal. La vision de son devoir lui parut claire et précise.

Le milieu dans lequel il vivait et dans lequel il était sympathiquement entré était, du reste, dans les mêmes idées. M. de Saint-Mauris, son inséparable, avait été si mal reçu par les émigrés qui lui reprochaient d'être venu à eux sans zèle et sans goùt, lui, un prince fils de ministre du roi, que, malgré la protection du comte de Provence1, il avait dû se réfugier chez sa cousine, la princesse de Nassau, pour éviter les brocards et les critiques. Et cependant il allait bientôt donner des preuves de l'héroïsme le moins discutable et de l'action la plus déterminée. Batz, comme ami et comme aide de camp du prince, vivait dans ce bel hôtel, d'où, par les grandes portes-fenêtres à petits carreaux, inondées de lumière,

1. Le prince de Nassau-Siegen, par le marquis d'Aragon.


on plongeait le regard sur les vertes campagnes des provinces rhénanes et sur le noble Rhin. C'est à la suite des conversations que tenaient entre eux ces royalistes clairvoyants, après s'être rendu compte de l'inutilité absolue de cette armée sans discipline, sans argent, sans ordre aucun, que le prince de Saint-Mauris et le baron de Batz résolurent de rentrer à Paris pour lutter corps à corps avec les Jacobins.

Il pouvait d'autant mieux revenir en France que les passeports remis par Clavière étaient significatifs et une lettre y était jointe expliquant les motifs de son déplacement : « Le sieur Batz, y était-il dit, connu par plusieurs opérations considérables de banque et de commerce et par ses relations commerciales avec les principales maisons de commerce de l'étranger, principalement en Hollande et en Angleterre, pendant quelques années avant la Révolution, se propose de les renouer pour faciliter à l'administration quelques opérations relatives à des achats de numéraire et autre chez l'étranger, etc., etc. »

La recommandation était bonne, Clavière était, en ce moment, le plus populaire des ministres : et dans l'esprit de Batz émergeait cette idée que, surmontant ses répugnances pour les opinions de l'homme, il devait se servir de l'influence du ministre pour le triomphe de ses idées; n'avait-il pas déjà fait servir Camus, Brissot

1. Archives nationales, CF 5610, police générale.


lui-même à ses opérations? Et Clavière qui lui devait tant? il aurait été trop naïf de perdre une pareille occasion, de ne point essayer'de profiter de cet ancien commis devenu si puissant. Toutes ces idées agirent sur le cerveau des deux jeunes gens ; aussi, au bout de deux mois de séjour à Coblentz, reprirent-ils la route de France, le baron ayant rempli auprès des princes la mission dont l'avait chargé avant son départ le roi Louis XVI; mission évidemment couronnée de succès, puisque, le 1er juillet, dix jours après l'horrible 20 juin, le roi le recevait, l'écoutait, le remerciait et, après l'audience, écrivait de sa main sur son livre journal cette glorieuse mention : « Retour et parfaite conduite de M. de Batz auquel je redois 512 000 livres1. »

Quelles journées que celles de ce splendide été de i 792! Quelles angoisses! et quand on revoit ce bout de papier, éclatant témoignage de satisfaction et véritable titre de gloire pour une famille, on pense à ce malheureux roi, qui venait d'être abreuvé d'outrages au 20 juin, on le voit après avoir reçu, dans la nuit certainement, son fidèle serviteur, le raccompagnant lui-même dans ces étroits corridors des Tuileries, dissimulés derrière les chambres, puis, rentré dans la pièce qui lui servait de cabinet de travail, prenant la plume, écrivant cette courte phrase, et enfin, à la lueur d'une triste chandelle, épiant s'il n'était pas surveillé, se glissant dans le réduit

1. Archives nationales, papiers de l'armoire de fer.


obscur où il avait fait pratiquer cette armoire de fer devenue si fameuse, et y plaçant l'humble reçu signé du roi de France, en cachette, se dissimulant et, la petite porte refermée, rentrant dans sa chambre et se jetant aux pieds de ce Christ dont il allait lui aussi monter l'horrible calvaire! Ah! que ce court billet vaut donc d'illustres parchemins!!

Voilà Jean de Batz n'ayant plus qu'une pensée : servir son roi de toute façon, comme agent, comme policier, comme courrier, et prêt à remplir toutes les missions inspirées par le souverain ou pour son service. Et elles furent relativement nombreuses, car du 2 juillet 1792 au 7 janvier 1793 nous allons le voir sans cesse en voyage et en mouvement.

Il était du reste rentré en pleine fournaise. L'ébullition était à son comble, et dans cette horrible période, c'est-à-dire du 20 juin au 10 août, Paris fut en une effervescence dont on ne retrouvera plus l'équivalent, car en pleine Terreur la majorité des Parisiens disparut ou se cacha. Le logement de la rue Ménars abrita encore cependant le baron, et il y trouva non seulement une consolation, mais encore une collaboration. Marie Grandmaison commença dès lors ce rôle d'amie véritable qu'elle termina par le plus héroïque dévouement. Tout royaliste, tout Constituant de la droite était menacé et signalé : Jean de Batz, dont l'esprit pratique était toujours en éveil, sentit que, pour remplir la mission qu'il s'était imposée, il lui fallait un abri sùr,


des retraites ignorées. L'appartement de la rue Ménars fut mis au nom de Marie, elle et lui cherchèrent le moyen de sauver la maison de Charonne qui, par son éloignement, sa position effacée, convenait merveilleusement à la destination qu'ils pensaient lui donner : en faire un asile assuré pour les complots et les conciliabules à venir. Après beaucoup de recherches, ils décidèrent qu'on passerait un acte de vente fictif avec le frère de Marie, directeur des postes à Beauvais1. Toujours muni de ses précieux passeports, le baron partit pour cette ville le 12 juillet et fut reçu par Grandmaison à bras ouverts; c'était, comme tous les maîtres de poste de France, un excellent royaliste; en quelques jours l'acte fut prêt et passé le 28 juillet. Il était grand temps, car le décret déclarant biens nationaux tous les biens des émigrés et des royalistes notoires datait déjà du 30 mars.

Pendant tous ces événements, Clavière, ministre du 23 mars, était tombé du pouvoir au commencement de juin et avait, par dépit, provoqué la sanglante et honteuse journée du 20. Le 23 juin le roi avait été obligé de le reprendre comme ministre des finances. Le baron profita de son retour aux affaires pour se faire charger de nouvelles spéculations sur les assignats; le 31 juillet l'Assemblée législative avait voté l'émission de 300 millions d'assignats : d'accord avec Clavière, Batz

1. Lenôtre, le Baron de Batz.


se chargea d'aller en négocier en Angleterre. Nous avons déjà vu en quoi consistaient ces opérations, mais ce qu 'il y a d absolument certain, et nous n'en voulons pour preuve que le témoignage royal plus haut cité, c'est que, sous le couvert de ces opérations financières qui lui donnaient une grande liberté de mouvements, le baron accomplissait les ordres de Louià XVI, voyait en son nom, soit des hommes politiques, soit des émigrés de haute condition, tels que les La Châtre et les Montlosier1, soit des financiers, en un mot servait de toute son âme la cause de la contre-révolution. C'était justement pendant l'interrègne de Clavière qu'il eut besoin de faire établir quelques-uns de ces passeports. Le marquis de Chambonas, qui était aux affaires étrangères, lui donna l'autorisation de s'en faire délivrer et promit à Clavière de les lui procurer, mais, et c'était là une des conditions, dans le cas seulement où « il ne pourrait en obtenir du commerce dans les formes communes sous lesquelles les municipalités les délivrent aux négociants8 ». Le marquis de Chambonas et Bigot de Sainte-Croix, qui occupèrent le ministère des affaires étrangères du 17 juin au 10 août, étaient de bons royalistes constitutionnels, l'un était un peu détraqué, et l'autre était un admirateur de la constitution anglaise. Batz profita du passage de ces deux inconnus aux affaires pour se faire délivrer des passeports diploma-

1. Archives nationales, F7 5610. Police générale.

2. Id., Ibid.


tiques plus sérieux que ceux délivrés par les municipalités. Mais, comme il était homme de précaution, il ne négligea pas pour cela l'autre genre de passeports et s'en fit délivrer un à Boulogne-sur-Mer, où il avait fondé une sorte d'entrepôt de commerce lorsqu'il patronnait ces entreprises de bois du Nord et de chanvre dont il parla à la Constituante en réponse aux accusations de l'abbé Maury.

Ces précautions et ces garanties pour l'avenir faisaient partie de son nouveau plan et c'est dans cette courte période de quelques jours, à son retour d'Allemagne, qu'après avoir choisi les lieux de campement il passa pour ainsi dire la revue de ses troupes : il revit et s'assura le concours de La Guiche, qui n'avait pas quitté Paris, de de Pons, qui habitait la maison Aucane où trônaient les Saint-Amaranthe, d'Allonville, Hyde de Neuville, les La Lézardière, puis, descendant plus bas, il enrôla Deville; Cortey, l'épicier de la rue Richelieu; Roussel, son vibrant factotum; Admirai, le futur assassin (?) de Collot d'Herbois; Guyot Desherbiers, le grand-père des deux Musset, alors au mieux avec Robespierre et au moment d'être nommé juge au tribunal criminel; Michonis, Lepitre, Toulan, probablement Luillier, le futur procureur syndic de la Commune qui avait fait si longtemps les affaires de l'aristocratie, dans un sombre réduit de la rue de la Grande-Truanderie 1,

1. Archives nationales, T. 1525 et F7 4475.


où il avait ouvert une agence de renseignements, de gérance d'immeubles et d'arrangements à l'amiable; Proly, qu 'il avait revu à Bruxelles et qui, comme lui, se démenait pour le service du roi par dévouement pour la reine sa compatriote, mais qui avait besoin de la direction énergique de Batz pour ne pas devenir un être inutile, encombrant, voire dangereux; Desneux', ce marchand de vins ami et voisin de Cortey et dont les caves durent souvent servir d'asile au baron; Dufourny, dont nous verrons bientôt l'extrême habileté pour ameuter les gens sur la voie publique; Pereyra, ce Portugais dévoué et qui plaira aux Parisiens; Gusman, prêt à toutes les besognes, et un certain nombre de policiers qui appréciaient beaucoup, chez le baron, l habileté et la générosité. Tous ces agents furent, pendant quelques jours, pris à part, catéchisés, instruits, les asiles et cachettes préparées et le dévoué secrétaire Devaux, qui assistait aux conférences et conciliabules, resta chargé des communications entre ces gens, peutêtre inconnus des uns les autres, mais qui, en tout cas, servirent aux plans du baron dès son retour.

Celui-ci ne partait pas sans appréhension pour son nouveau voyage; l'émeute odieuse du 20 juin était encore présente à ses yeux, mais il considérait la mission dont il s'était chargé comme plus importante, à tous points de vue, que celle des chevaliers du Poignard, envoyés pour sauvegarder la personne du roi.

1. Archives nationales, F7 4672.


Ce n'était pas, cependant, sans une légitime angoisse qu'il abandonnait encore Marie Grandmaison dans cette capitale menacée des pires insurrections, qu'il quittait ses excellents amis disséminés dans la ville, La Guiche, Saint-Mauris, de Pons, chargés par lui de veiller sur l'amie et d'entretenir dans de bons sentiments royalistes les têtes brûlées mais dévouées, capables, comme Proly, par des imprudences de tout compromettre.

C'est avec mélancolie qu'il pensait à certaines maisons où il était reçu avec tant d'amitié et tant d'affection, tele que celle des d'Épréménil dont nous avons déjà parlé et où venait souvent celle qui devait un jour partager sa vie et dont le cœur s'était épris déjà silencieusement de celui qu'elle devait épouser bien plus tard. Michelle Thilorier était une jeune fille charmante d'environ seize ans, belle-sœur de madame d'Épréménil. Le fougueux parlementaire avait, en effet, épousé madame Jacques Thilorier, femme d'un maître des requêtes au conseil, mort fort jeune ; et cette jeune et agréable veuve avait conservé avec sa belle-sœur Michelle des liens très vifs d'amitié. La famille Thilorier1 appartenait à cette bourgeoisie de Paris intelligente, active, brillante, mêlée à tous les événements littéraires, scientifiques ou judiciaires de la capitale. Jean-Charles Thilorier, dont nous ne connaissons pas exactement le degré de parenté avec le maître des requêtes, frère de Michelle,

1. Renseignements fournis par M. Storelli, de Blois.


avait été cet étincelant avocat de Cagliostro dans l'affaire du collier et du malheureux marquis de' Favras au Châtelet. Le mémoire écrit et publié par lui en faveur du célèbre aventurier italien avait fait la plus vive impression et passait pour un chef-d'œuvre de plaidoirie, ses fils devaient être des savants et des littérateurs émérites. Jacques, le frère de Michelle, avait laissé des souvenirs moins éclatants, mais avait occupé avec une réelle distinction son poste de maître des requêtes dès l'âge le plus invraisemblable. Tous étaient doués intellectuellement et Michelle représentait dans cette famille la grâce aimable, le charme et la beauté. Sa présence dans les salons de d'Épréménil prouverait, jusqu'à un certain point, sa parenté avec le célèbre avocat. J'ai, en effet, déjà parlé de la passion du conseiller pour les sciences occultes et le goût qu'il avait éprouvé pour les Mesmer, Cagliostro et autres charlatans dont la fin du XVIUe siècle avait été illuminée ou empoisonnée. Ayant épousé la veuve d'un Thilorier, il n'y aurait rien d'invraisemblable à ce qu'il eût indiqué à Cagliostro le jeune avocat, parent de sa femme, et par conséquent de Michelle.

C'était donc dans ces réunions, si fort attaquées et cependant si agréables, que le baron de Batz avait rencontré Michelle Thilorier. Celle-ci, séduite, dès le premier abord, par cet air de bonté auquel résistent si rarement les femmes, comprit bientôt quels trésors de dévouement renfermait le cœur de ce serviteur si zélé


de la royauté. Elle le vit à l'œuvre, suivit ses ardentes conversations, rêva avec lui de tous les moyens d'aider le roi et la reine, et lui voua dès les premiers instants un amour unique et silencieux. On eût dit qu'elle avait juré à elle-même de lui apporter dans son œuvre le dévouement le plus absolu et dans la mesure de ses moyens l'aide la plus complète, ce qu'elle ne manqua pas de faire durant toute la Révolution. Le baron, tout entier encore à sa passion pour Marie Grandmaison, ne laissa pas de comprendre cette tendresse de la jeune fille et en ressentit dès lors une émotion légère et mêlée de respect.

Jean de Batz va donc aborder les aventures les plus romanesques et les plus audacieuses entre ces deux poétiques figures de femme, Marie et Michelle. Toutes deux ayant pour lui l'adoration la plus passionnée, l'une avec ses sentiments de jeune femme, l'autre avec son culte si pur de jeune fille. Toutes deux lui consacreront, dans son œuvre de dévouement sans restriction, toute leur âme ! L'une donnera sa vie pour lui et marchera à la mort avec cette suprême joie de se sacrifier entièrement pour celui qu'elle aime; elle n'aura eu pour lui donner cette preuve d'amour sublime ni une hésitation, ni une défaillance, aimant mieux mourir que le trahir. L'autre, après les épreuves des jours mauvais, après les angoisses partagées des entreprises manquées, après les terreurs éprouvées dans les retraites préparées par elle, épousera celui qu'elle aura


sauvé à force de dévouement et d'amour. De toutes les deux le baron de Batz gardera un souvenir ému et charmant. De Marie Grandmaison, l'amie passionnée de la première jeunesse, il tracera dans la Conjuration de Batz un inoubliable portrait plein de simplicité, d'émotion et de cœur. De Michelle Thilorier il dira dans son testament ce que pensait et éprouvait son âme pour elle et lui donnera tous ses biens1 en souvenir des jours heureux et malheureux passés ensemble.

Il laissait donc, cet homme si aimé de tous ceux qu'il approchait, derrière lui, à Paris, non seulement un nombre considérable d'amis dévoués presque tous jusqu'à la mort, mais encore deux cœurs de femme uniquement occupés de lui!

C'est avec tous ces souvenirs ardents, émus, amicaux, avec ces préoccupations sombres, ces calculs sans nombre et les tracas d'affaires financières à régler que, le 9 août, il s'embarqua à Boulogne-sur-Mer pour l'Angleterre.

Peut-être était-il chargé d'une mission plus importante et que devrait couvrir et cacher la mission financière. Sans aucun doute, à ce moment, il joua un rôle dans les ' négociations qui eurent lieu à propos de la délivrance du roi par les armées étrangères, mais pour expliquer et comprendre ce rôle il n est pas inutile, ni indigne d 'un

1. Testament du baron de Batz. — Archives du château de Mirepoix. expédition. — Étude de Me Charles Bothe, notaire à Saint-AmandTallende (Puy-de-Dôme).


historien, d'examiner attentivement les points restés jusqu'ici obscurs de faits historiques journellement discutés. Les recherches, qui sans aboutir complètement jettent certaines lueurs sur ces mystères, doivent être exposées, car elles peuvent servir de point de départ pour des travailleurs plus acharnés ou des chercheurs plus heureux.

La campagne de 1792 et la retraite de Brunswick, malgré les travaux récents, peuvent être rangées parmi ces faits dont le dénouement, difficile à expliquer, comporte une sorte de mystère.

L'état des affaires extérieures de la France en ce moment était lamentable. La Révolution avait effrayé la plupart des nations européennes et, sans entrer dans les détails cent fois exposés, il est certain que dans l'ombre se formait une redoutable coalition. La guerre déclarée à l'Autriche avait provoqué une alliance de l empire avec la Prusse et, après avoir publié son célèbre manifeste rédigé par l'émigré Limon, le duc de Brunswick avait envahi la France, et Verdun tombait aux mains des Prussiens et des émigrés le 2 septembre, quelques jours après l'arrivée de Batz à Londres.

Il est nécessaire, pour bien se rendre compte de ce que je vais essayer d'exposer, de savoir où en était, depuis la fusion des illuminés d'Allemagne avec les francs-maçons français et étrangers, la secte qui étendait ses ramifications partout et permettait à ses adeptes de se tendre les mains par-dessus les frontières. Plus que


jamais les disciples de Weisdhaupt, et les francs-maçons de France, de Belgique et de Hollande correspondaient entre eux. Ils étaient parvenus à se glisser au pouvoir, soit comme conseillers de certains souverains, soit comme ministres, soit comme officiers d'état-major des généraux en chef. Ils occupaient les postes les plus en vue et même, tout en étant adversaires, gardaient entre eux d'incessantes communications. Il est hors de doute, par exemple, que Clavière était en correspondance maçonnique avec Bischofwerder et Lucchesini, conseillers immédiats du roi de Prusse et du duc de Brunswick.

Prince allemand et de bonne race, Frédéric-Guillaume IV avait été, de tous les souverains de l'Europe celui qui s'était porté avec le plus de vivacité au secours du roi de France, non, du reste, sans en espérer retirer quelques avantages. Je ne veux point en faire un partisan des francs-maçons ni un protecteur de la secte, mais c'était un ferme protestant et il n'était pas éloigné de se croire le grand missionnaire du protestantisme en Europe. C'est un point sur lequel il faut insister, et, pour suivre le développement de ce qui va suivre, se bien pénétrer de cette physionomie royale, prussienne et allemande certes, mais ardemment protestante et par conséquent indulgente aux Genevois tout puissants en France et qui travaillaient à la ruine du catholicisme. Il avait pris le commandement de son armée, dont il laissait cependant la direction réelle au duc de Brunswick, à son gré trop flegmatique.


Ferdinand de Brunswick était le fils du plus ardent et du plus convaincu des disciples de Weisdhaupt et de l'adepte le plus chaud de l'illuminisme. Ce dernier avait pour nom de guerre Aaron i et était considéré comme le frère mystique de Weisdhaupt. C'était sur lui que comptaient tous les frères maçons et il avait été le protecteur attitré des diverses loges allemandes. Son duché était absolument empoisonné par la franc-maçonnerie. 11 venait de mourir, emportant avec lui les regrets de tous les F.'. et laissant son héritage au duc de Brunswick qui nous occupe.

L'importance extrême de ce tournant d'histoire vient de ce que se trouvaient en face et en antagonisme deux principes : le principe royaliste ou monarchique et le principe républicain ou démagogique. Lorsque les deux armées campèrent en face à Valmy, c'étaient deux idées politiques qui allaient se disputer la prééminence, et être entamées l'une ou l'autre. Or elles ne se heurtèrent pas, car la canonnade de Valmy ne peut être tenue pour une . bataille décisive qui ruina l'un des deux adversaires.

Dans l'espace de quelques jours l'atmosphère sociale des deux armées ou du moins des deux antagonistes avait changé. Ce n'était plus la lutte d'un monarque venant sauver la vie d'un monarque menacé et soutenir le principe ébranlé de la monarchie, ce devint une sorte de compromis de secte. Le protestant Frédéric-Guillaume

1. Barruel, Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme.


et l'illuminé Brunswick, éclairés sur les intentions des francs-maçons au pouvoir à Paris, s'arrêtèrent et abandonnèrent leur croisade politique sur l'assurance qu'en attaquant la Révolution ils allaient consolider le papisme abhorré, sapé à tour de bras par les frères Clavière, Brissot, Condorcet, Bailly et autres.

Comment expliquer cette fameuse retraite de Brunswick, sinon par une intervention de ce genre : car il fallait bien que la raison donnée aux chefs de l'armée prussienne pour battre en retraite fût à la hauteur de la tâche entreprise. Seule leur croisade politique pouvait céder le pas à une croisade religieuse, dans ces âmes de sectaires. J'ai, à plusieurs reprises, montré que le plan franc-maçon a toujours résidé en cette théorie devenue, quelques années plus tard, la pierre d'angle du positivisme d'Auguste Comte : « Quand on veut changer l'état social d'un peuple, il faut d'abord changer sa religion. »

Le but poursuivi par les hommes au pouvoir était de faire de la France une république, il fallait donc changer l'esprit royaliste des Français en un esprit républicain, mais le catholicisme étant la religion des Français cette transformation ne pouvait avoir lieu qu'en commençant d'abord par tuer en lui l'esprit catholique, principe d'autorité. Voit-on, dès lors, la force de ces Clavière, Brissot et consorts tendant par-dessus les armées la main aux protestants Frédéric-Guillaume et Brunswick et aux francs-maçons leurs frères, Bischof-


werder et Lucchesini conseiller du roi, qui décidèrent la retraite, comme nous le verrons.

Était-il besoin, du moment que l'accord existait entre ces persécuteurs du papisme, de chercher d'autres raisons à cette incompréhensible retraite d'une armée « à l'instant où l'univers attend les nouvelles de ses derniers triomphes ».

Pourquoi parler du manque de munitions alors que les Prussiens avaient enterré des charges d'artillerie par centaines?

Pourquoi parler du désordre de leur armée alors que les historiens citent à l'envi la belle manœuvre de Valmy accomplie comme dans la cour de Potsdam.

Pourquoi accepter l'excuse des généraux prussiens disant qu'ils ne s'attendaient pas à trouver de résistance, excuse invraisemblable de la part des plus braves soldats de l'Europe.

Pourquoi avoir accusé Brunswick de s'être vendu? Le duc a eu beau jeu après cette accusation pour répondre à M. de Molleville la lettre dans laquelle il dit que là n'a pas été la cause de sa retraite. Nous verrons qu'il ignorait peut-être lui-même la véritable raison.

Plus on étudie ce problème historique, plus je crois qu'il faut se ranger à cette opinion : les révolutionnaires firent comprendre aux chefs de l'armée prussienne qu'en tirant sur eux ils tiraient sur leurs propres troupes, puisque leur but était le même, la déchéance jurée du catholicisme à laquelle ils


avaient eux, protestants et francs-maçons, le plus grand intérêt.

Voilà où l'invasion genevoise dont j'ai parlé longuement triompha ! Voilà pourquoi, dès le début de la Révolution, ces missionnaires de la libre pensée et du protestantisme entourèrent, captèrent les chefs du mouvement, les Mirabeau, Talleyrand, Brissot, Condorcet, Vergniaud et autres. On eût vraiment dit que Dumont, du Roveray, Reybaz auprès de Mirabeau et auprès de l'évêque d'Autun, Clavière auprès de Brissot et de la Gironde, Marat auprès des Jacobins et de Robespierre avaient été désignés pour surveiller l'exécution des desseins de la secte. Comment expliquer autrement cette correspondance si active de Clavière, ministre des finances, avec les généraux de l'armée française.

Quel rôle joua le baron en cette affaire? Il est incontestable, pour moi, qu'avec sa clairvoyance, il avait lu dans les projets tortueux de Clavière dont il connaissait mieux que personne les secrètes pensées. Et c'est justement dans cette période de juillet 1792, avant son départ pour Londres, qu'il tira au clair cette idée des révolutionnaires, douta de la loyauté de Frédéric-Guillaume, et décida d'aller avertir le baron de Breteuil de ce nouveau danger et du peu d'espoir à fonder sur tous ces calvinistes pour sauver le roi.

Pénétré de cette idée, rempli de ces soupçons, il vit, à Londres, ce qu'il n'y aurait point deviné en un autre moment. C'est à Londres, en effet, que se tramait l'affaire


et non seulement se traitait la retraite des armées prussiennes, mais que la franc-maçonnerie belge et hollandaise préparait une entrée triomphante aux armées de Dumouriez et l'annexion de la Belgique et de la Hollande à la France délivrée du joug catholique et romain. Le plus célèbre des francs-maçons des Pays-Bas, Van der Noot, que Batz avait connu dans ses nombreux voyages d'affaires, indiquait à divers émissaires de Paris patronnés par Clavière les moyens de conquérir la Belgique et la Hollande que le frère Dumouriez désirait envahir au plus vite. Là aussi se préparait cette étourdissante randonnée de Custine prenant Mayence et Francfort grâce à la complicité des francsmaçons allemands internationalisés pour la circonstance.

C'est avec effroi que Batz vit et comprit dès lors que la France ne comptait que pour une partie dans le plan des révolutionnaires internationaux et que le but poursuivi était d étendre à toute l'Europe les principes d anarchie dont Paris était le théâtre, et la persécution de l'Église romaine dont le dépouillement et le martyre étaient déjà commencés en France.

Dès lors il n'hésita plus et se décida à aller à Bruxelles où résidait le comte de Fersen, cet ami de la reine qui, disait-on, travaillait à sa délivrance. Par lui il saurait quel était le vrai plan des royalistes émigrés, par lui il saurait où se trouvait la baron de Breteuil et grâce à lui il pourrait soumettre à ce dernier un projet qui, depuis


quelque temps, se formait dans sa tête pour la délivrance de Louis XVI.

Il ne se doutait pas que, pour des hommes de cour comme Fersen et Breteuil, la question religieuse n'existait pas et que toutes ces idées grandioses seraient pour eux de vulgaires songes de malade : l'un, Fersen, était un luthérien militant, l'autre, Breteuil, un sceptique aimable dont la fille, madame de Matignon, était l'amie déclarée de l'évêque de Pamiers, et qui perpétuellement était préoccupé de savoir quelle influence il garderait auprès du futur souverain. Batz, uniquement dévoué au roi dont il venait de voir l'atroce position, allait se perdre dans un enchevêtrement de petits projets, aussitôt disparus que conçus, et qui laissaient approcher les redoutables échéances. On n'était pas encore à l'époque où Bonaparte devait comprendre la nécessité du Concordat et Charles X le danger de la congrégation. Et cependant ce sont ces questions de querelles religieuses et de luttes de croyances qui dominent l'Histoire universelle!

Documenté de la façon la plus précise par Clavière et les Genevois à Paris, par Van der Noot et Chauvelin à Londres, le baron s'embarqua sur un bateau en partance pour Ostende et descendit le cours de la Tamise le 30 août 1792, tout ému et tout frémissant encore des nouvelles arrivées depuis peu et racontant les affreuses journées du 10 et 11 août et l'emprisonnement de la famille royale au Temple. Il avait dû déjà parler de ces


grands et tragiques événements avec une Anglaise ayant habité la France et avec laquelle, d'après toutes les probabilités,il devait contracter une vive et durable amitié pour le plus grand bénéfice de ses tentatives héroïques ; elle s'appelait Charlotte Walpole1, actrice comme Marie Grandmaison, éprise d'un noble comme elle, sir Edward Atkyns et plus heureuse que la pauvre Marie, devenue l'épouse légitime de son seigneur et maître et connue sous le nom de madame Atkyns par tous les passionnés de l'histoire révolutionnaire. Le baron venait donc de quitter ces amis et pouvait, en lisant les derniers périodiques, se rendre compte que le plan de la secte maçonnique se poursuivait froidement et sans répit. Les prêtres non assermentés emprisonnés, exilés, traqués, les églises fermées, souillées, en un mot tout ce qui se passait prouvait jusqu'à l'évidence que le clergé était la première victime désignée aux coups.

La traversée fut heureuse, car le 6 septembre il était arrivé à Bruxelles où il apprenait la prise de Verdun et où il se mettait immédiatement en rapport avec le comte de Fersen.

Jean Axel, comte de Fersen, avait, si l'on peut ainsi parler, le snobisme des amitiés royales; venu en France pour pouvoir, un jour, représenter en Suède la galanterie et le bon ton français, il représenta surtout en France la galanterie et le bon ton étranger. Pendant

1. Frédéric Barbey, Madame Atkyns.


quelque temps il fut un Don Juan septentrional, mais enchâssa dans quelques sottises les attentions qu'eut pour lui la malheureuse reine de France. Grâce à ce gentilhomme, la reine fut soupçonnée et ses lettres rendues publiques tendent à prouver que son dévouement, abrité à Bruxelles, était le juste paiement de quelques faiblesses. En tout cas son nom reste attaché à la fuite de Varennes et on ne s'explique pas pourquoi il abandonna le siège de la berline royale au sortir de Paris, pour gagner la frontière en une confortable chaise de poste. Marie-Antoinette continua, malgré tout, à croire en lui et nous devons respecter ces illusions, mais il faut reconnaître que ses tentatives en faveurde lafamille royale furent toujours bien platoniques. Il est évident qu'avec de pareils états de services il lui était difficile d'apprécier le dévouement de ceux qui, sans crainte de salir leurs manchettes, mirent la main à la pâte et qui, au lieu de pousser des soupirs à Bruxelles et autres lieux, trouvèrent plus honorable de boire le vin bleu avec les geôliers de l'infortunée souveraine, pour essayer de la sauver, ou de rompre le cordon de troupes pour arrêter la voiture qui conduisait Louis XVI à l'échafaud en s'exposant au feu de plus de vingt mille soldats.

Il est vrai que Fersen n'était pas Français. Ceci, du reste, explique le peu d'attention qu'il prêta aux plans du baron et surtout le peu d'estime en laquelle il eut l'air de le tenir.

Le 3 septembre ce jeune seigneur avait écrit au baron


de Breteuil1 pour joindre ses lamentations à celles du pseudo-ministre de Louis XVI et, le 6, il rouvrait sa lettre pour le féliciter de la prise de Verdun et lui parler d'influences à faire agir auprès des révolutionnaires au pouvoir. Il présentait ensuite des réflexions plus ou moins coordonnées sur la nécessité d'entrer en pourparlers auprès des factieux, parlait d'un certain Aclocque comme pouvant rendre des services, en un mot servait au baron de Breteuil quelques-unes des idées que venait de lui soumettre avec chaleur et éloquence le baron de Batz, sur la nécessité, l'absolue nécessité de s'entendre avec Clavière dont il répondait, si on abandonnait l'idée de remettre Louis XVI sur le trône et avec Danton si on pouvait l'acheter. Ces propositions que Batz faisait parce qu'il savait pouvoir les faire, complétaient les négociations de Clavière pour le retrait des troupes prussiennes et étaient;, sans aucun doute, le plan que le ministère espérait réaliser. Retraite des Prussiens moyennant la promesse de relâcher la famille royale et de favoriser l'extension du protestantisme en France, tels me semblent être les deux points en discussion. Nous avons exposé les préliminaires de la dernière de ces conditions, Batz était à Bruxelles assurément pour négocier la première. Ces propositions très nettes prenaient sous la plume du Suédois l'aspect vague d'une conversation sans but et sans consistance. Toutefois

1. Baron de Klinckowstrôm, le Comte Axel de Fersen, t. II, p. 360.


Fersen reprenait sa vigueur pour diffamer celui qui venait de Paris et de Londres éclairer ces malheureux émigrés. En quelques mots il disait à Breteuil qu'il chargeait de cette lettre le baron de Batz dont il devait se méfier, suspect de se trouver mêlé à toutes sortes d'affaires. C'était du dernier galant, surtout de la part de l'homme dont les lettres à la reine sont pleines de demandes d'argent, alors qu'il avait à juger celui qui par son dévouement et ses relations en avait fourni tant qu'il avait pu, mais passons... Batz voyant que ce jeune homme n'ayant jamais approché du danger ne pouvait comprendre ses desseins, partit de Bruxelles et arriva à Verdun le 10 septembre. Là il se trouva en présence d'un homme de valeur encore aveuglé, mais avec lequel on pouvait entrer en conversation ; du reste le baron de Breteuil, moins naïf et moins novice que Fersen, avait déjà vu Batz à l'œuvre, il l'appréciait à sa juste valeur et l'avait toujours protégé.

C'est dans cette petite ville française redevenue royaliste et où étaient accourus tous les Français désireux de revoir Louis XVI au pouvoir, au milieu de ces officiers de toute nationalité, de ces entrées et sorties de régiments, des incessantes arrivées de courriers que Batz exposa son plan à Breteuil. Il était bien difficile, au milieu de l'enivrement des premiers succès, de faire comprendre à un pareil homme qu'il fallait renoncer à rétablir le roi sur le trône et qu'on ne devait songer qu'à sauver sa vie et sa liberté, seules propositions qu'eussent accepté


de discuter les ministres français. Breteuil croyait fermement entrer dans Paris sous peu de jours, toutefois il se rendait bien compte que la vie de la famille royale serait en danger, même si on arrivait sous les murs de la capitale : il accepta donc d'examiner l'idée d'entrer en négociation avec les « factieux » et, d'autre part, de tâcher de se procurer, dès l'arrivée à Paris, les sommes importantes nécessaires pour les premiers besoins de la nouvelle administration. Batz était l'homme rêvé pour obtenir ces deux résultats. Le premier projet fut longuement discuté, mais Breteuil ne comprenant pas ou n'admettant pas la possibilité d'un recul de l'armée prussienne, on remit à plus tard la décision à prendre pour entrer en pourparlers avec les « factieux » ; on ne s'occupa donc que de chercher à se procurer quelques intelligences dans Paris et des moyens de réaliser des fonds.

Sur ce dernier point le baron de Batz put donner toutes les garanties, il se chargeait des spéculations nécessaires pour avoir l'argent utile, le cas échéant. Mais il regardait avec pitié cet ancien ministre du roi lui racontant que si le nommé Aclocque pouvait parvenir à soulever le peuple de Paris en faveur du roi on pourrait lui promettre le poste « de Prévôt des marchands » ! — Prévôt des marchands! et la Convention déjà élue se préparait à siéger. Tous les émigrés n'étaient point aussi aveugles, et le chef lui-même, le prince de Condé, ne pouvait s'empêcher de dire en constatant les hésitations de


l'armée prussienne : « Il y a une main invisible qui retient et empêche de tenter des succès presque certains. » C'est à un de ces esprits plus rassis que s'adressa Jean de Batz avec l'espoir de se faire mieux comprendre et d'arriver par lui jusqu'à l'intelligence de Breteuil. Il eut donc de longues conversations avec l'évêque de Pamiers, l'ami des Breteuil. Il semble que cet étrange prélat ait même apprécié les projets de Jean, mais comme tout dépendait des prochains succès de l'armée prussienne, tout resta en suspens. Le baron, sentant qu'il n'y avait rien à faire, voulait repartir, mais Breteuil, qui « espérait en tirer de grandes ressources pécuniaires pour les premiers pas du roi dans l'administration », le retenait toujours. Il signalait même à Fersen « le plan du baron de Batz dont l'évêque vous a parlé et le parti que nous comptons en tirer ». Dans l'agitation que causaient toutes ces espérances les journées passaient et on attendait la nouvelle de la bataille décisive et de la marche en avant, et, le 16 septembre, quatre jours avant Valmy, le baron de Breteuil écrivait encore : « Si l'issue était favorable au duc de Brunswick on pourrait tenter la conciliation avec le conseil exécutif », c'està-dire avec Clavière et Danton, et il ajoutait : « Peut-être le baron de Batz se dévouera-t-il à aller à Paris, hier (le 15 septembre) enfin du moins, il m'en a montré la volonté et je tâcherai de le soutenir jusqu'à l'effet. Je ne pouvais en employer un meilleur par ses connaissances locales. »


C'était donc sur Jean que l'on comptait, c'était lui qu'on implorait et qui était désigné comme le seul capable d'entamer des pourparlers avec les ministres français. Il fallait donc se rendre à cette évidence que seul il pouvait être l'homme d'action, et seul possédait le moyen de tenir ces redoutables adversaires. C'était à lui qu'allait revenir l'honneur de mener ces négociations si délicates : seulement, et c'était là le motif de ses hésitations et celui des instances de Breteuil, il croyait qu'il fallait surtout chercher à sauver le roi et la famille royale, et Breteuil voulait surtout qu'on s'occupât simplement de ménager au souverain une voie triomphale du Temple aux Tuileries. Le malentendu était trop grand et le baron de Batz, ne pouvant parvenir à dissiper d'aussi dangereuses illusions, perdit patience; le 16 au soir il repartait pour Boulogne-sur-Mer, par la voie de terre, grâce aux excellents passeports de Clavière.

Désormais il comprit qu'il ne pouvait plus compter, pour le salut du roi, que sur lui-même, sur ses propres ressources pécuniaires ou morales, sur ses relations avec les hommes au pouvoir, sur ses amis de Paris et entre autres sur les dévouements des humbles et des petits. Il n'était plus temps de se livrer aux songes creux, les minutes étaient précieuses. Il laissa donc aux émigrés leur rêve d'intervention étrangère et quitta définitivement son rôle de royaliste aristocrate pour vite adopter son existence de conspirateur. Cette décision prise, il se


présenta le jour même de son arrivée, le 18 septembre, à la municipalité de Boulogne-sur-Mer, y prêta le serment civique sous le nom de Jean Batz, négociant.

Le baron de Batz avait disparu. Désormais Jean Batz, négociant, allait le remplacer.


CHAPITRE X

LE 21 JANVIER

Valmy. — Les négociations de la retraite. — Le baron de Breteuil éclairé. Le baron de Batz à Londres. — Son signalement. — Opérations en Angleterre avec les frères Clavière. — Clavière et les Genevois. — Retour de Batz à Paris. — Court séjour en France. — Jean repart pour Londres. — Il recueille des fonds considérables. — Il forme le projet de sauver le roi. — Départ de Londres. — Passage en Belgique. — L'abbé d'Espagnac. — Arrivée à Paris. — Son projet. — Son état-major. — Les fidèles. — Les achetés. — Le quartier où logent les conspirateurs. — Devaux et Marsan. — La cachette du roi. — Les derniers préparatifs. — La voiture de Clavière. — Le 21 janvier. — Les angoisses. — Le terre-plein Cléry. — La tentative pour sauver Louis XVI. — L'impression qu'il eut en ce moment écrite de sa main. La clef du mystère. — Projets de vengeance contre la Convention. — Il faut sauver la reine. - Correspondances de tout genre. La famille Arnault. — Le nez du baron. Il repart pour l'Angleterre.

(20 septembre 1792-24 janvier 1793.)

Le 20 septembre eut lieu la canonnade de Valmy qui n aurait eu probablement aucune renommée, si elle n avait été le point de départ des négociations entamées par Dumouriez avec Frédéric-Guillaume et Brunswick pour l'évacuation du territoire français.


Ces négociations furent menées, du côté de la France, par Westermann le fameux général dantoniste francmaçon haut gradé dans les loges1, expédié expressément de Paris pour cette raison, et Fortair, un officier assez inconnu, mais probablement haut placé dans la secte, puisqu'il préparait depuis un an l'invasion de la Belgique avec Van der Noot2, un des chefs de l'illuminisme dans les Pays-Bas. Du côté de l'Allemagne les deux négociateurs étaient deux pacifistes, Manstein, un illuminé surnommé pour cette cause dans l'armée prussienne, le thaumaturge Manstein, et Lucchesini, le beaufrère de Bischofwerder, aide de camp, comme lui, du roi de Prusse et tous deux ardents adeptes 3.

Paris désirait la retraite, Berlin ne la voulait pas, et cependant, aussi bien que Brunswick, Frédéric-Guillaume dut céder. Un suprême intérêt guidait les obscurs mais tout puissants négociateurs et, le 29 septembre, la retraite de l'armée prussienne commençait, protégée, en vertu d'un ordre supérieur, par l'armée française, à l'étonnement du monde entier qui ne comprenait pas, à l'indignation des émigrés qui comprenaient moins encore et aux protestations de Clairfayt, le chef des Autrichiens, bon catholique, qui n'était pas dans le secret. Je n'insisterai pas davantage sur les

1. Barruel, Mémoires pour servir à l'histoire diz jacobinisme, t. IV, p. 290.

2. A. Chuquet, Valmy, p. 28. — Sur Van der Noot : Chuquet, Barruel, Sorel, etc.

3. Barruel, loe. cit.


raisons que j'ai exposées dans le précédent chapitre, il suffit de remonter aux sources, d'étudier sérieusement la question, le caractère et la mentalité des chefs, le caractère et la mentalité des négociateurs et la conviction se fera dans les esprits les plus prévenus, d'autant mieux que tous ceux des historiens qui ont voulu expliquer le fait par des raisons matérielles restent, on le sent, malgré leur affirmation, dans un doute cruel. Il n'y a au monde que des intérêts spirituels supérieurs pour obtenir de pareils résultats.

Le baron de Breteuil dut, à cette fàcheuse nouvelle, se rappeler les précieux avertissements du baron de Batz, mais il était trop tard 1, et l'ancien ministre de la maison du roi n'eut plus qu'à fuir le plus rapidement possible, flanqué de sa fille et de l'évêque de Pamiers. Il se réfugia en Belgique d'où il partit plus précipitamment encore, chassé de nouveau par l'entente cordiale des francs-maçons belges et français, entente ayant pour but d'expulser les Autrichiens catholiques des Pays-Bas. Il dut, cette fois, malgré son esprit voltairien, trouver que la démonstration était faite et bien faite et se jeta en Angleterre où il espérait être tranquille et hors des atteintes des terribles chevaliers Kadosch.

Le baron de Batz y était passé aussi, presque immédiatement, après avoir prêté le serment civique qui avait

1. Lire une note de Servan au mémoire de Dumouriez dans laquelle il dit que Breteuil, retourné complètement, poussa les Prussiens à faire la paix pour pouvoir travailler efficacement à sauver la vie du roi (la Retraite de Brunswick, par A. Chuquet, p. 85).


fait de lui un honnête et peu dangereux commerçant. Le 19 septembre il s'était embarqué à Boulogne pour Londres où l'attendaient les affaires commencées par lui et interrompues par son court voyage auprès de Breteuil.

Voici, à titre de curiosité, et pour avoir, en même temps, un bref portrait de Jean, et l'impression qu 'il était bien entré dans la peau de son rôle, le libellé du passeport, celui-ci délivré, sur le vu de sa patente de commerçant, par la municipalité de Boulogne. « Laissez passer le citoyen Jean Batz, négociant, domicilié à Paris, rue de Ménars, n° 7, municipalité de Paris, district de Paris, natif de Goutz les Tartas, département des Landes, âgé de trente-cinq ans (il en avait trentesept), taille de cinq pieds, cheveux et sourcils châtains, yeux gris, nez aquilin, bouche moyenne, menton pointu, front grand, visage ovale, se rendant à l'étranger, pour vaquer à ses affaires1. » Je passe sur ce détail piquant contenu dans ses passeports, enjoignant à toutes les autorités constituées de lui prêter aide et assistance en cas de besoin. Je me contenterai de faire remarquer, avec Pierre de Vaissière, le délicat érudit qui a retrouvé ces traces ignorées de l'existence de mon héros, combien il est amusant de penser aux actes que ces formules administratives servirent à protéger.

Arrivé à Londres il reprit ces opérations de change

1. Archives nationales, F7 5610. — Passeport délivré par la municipalité de Boulogne-sur-Mer.


qui devaient lui rapporter gros, si j'en juge sur une seule de ces affaires récemment liquidée entre lui et le banquier Durney et portant sur 25 000 livres sterling au sujet de laquelle s'était entremis Devaux son secrétaire1. Ce Durney, depuis longtemps en correspondance suivie avec le baron, écrivait à la même époque directement au frère de Clavière le ministre, le chargeant de faire profiter 210 000 francs d'après la hausse et la baisse, de compte à demi, à diriger sur la hausse et la baisse des fonds anglais2. Ce Jean-Jacques Clavière-Royer prenait la place d'Étienne à la tête de la banque quand son frère la quittait pour aller s'asseoir dans le fauteuil du ministre des finances3. Tout ce monde-là était d'accord et spéculait sur les fonds anglais, les assignats, les actions des Indes et des Eaux avec une ardeur peu commune, mais c'était toutefois en se ménageant des portes de sortie; et un fait prouve bien qu'ils n'étaient pas sûrs de n'être point chassés honteusement, c'est que Clavière pour 9 000 livres et Brissot pour 2 000 livres venaient de s'inscrire sur une liste de souscripteurs autorisant Joseph de Crèvecœur, consul de France à New-York, à acheter des terres en Amérique pour pareilles sommes en leur nom propre 4 : c'était là une bonne précaution

1. Archives nationales. Pièces séquestrées T. 699 du 6 août 1792, liquidées en septembre.

2. Archives nationales. Pièces séauestrées. T. 646 i. du 1 seotembre 1792.

3. Bibliothèque de Genève. Manuscrits de Reybaz. — Lettres des Clavière de Paris.

4. Archives nationales. Pièces séquestrées, T. 6462.


et presque tous ces révolutionnaires en prenaient de pareilles.

Nos Genevois expulsés de Genève en 1782 étaient habitués à recevoir les étrivières : mais en 1792 Genève était venue à résipiscence et les révoltés de 1782 avaient relevé la tête. Le roi de France était considéré comme le soutien du parti aristocratique, or la déchéance dans laquelle était tombé ce haut protecteur avait réduit les aristocrates aux abois. Depuis la prise de la Bastille, à laquelle avaient pris part une centaine de Genevois devenus gardes nationaux parisiens \ Clavière avait travaillé à faire rapporter l'arrêt d'exil qui l'avait frappé en 1782 avec ses amis, comme nous l'avons vu. Sa première requête avait été rejetée le 6 novembre 1789. Et seulement en 1790 les deux cents exilés avaient obtenu leur rappel, et en 1791 du Roveray prenait la direction de l'opposition contre le parti aristocratique, heureux de voir Necker expulsé de France venir prêter serment à la nouvelle constitution, œuvre de ses pires ennemis! Genève glorieuse de voir la France prendre ses ministres tantôt dans les rangs de ses aristocrates, tantôt parmi ses démocrates, avait fait autrefois Necker conseiller d'honneur de la ville; elle voulut donner le même titre à Clavière lorsque celui-ci arriva au pouvoir. Ce ne fut pas aussi facile, car déjà des bruits pénibles circulaient sur le patriotisme du ministre des contribu-

1. Bibliothèque de Genève. Manuscrits. Joui-nal d'Amy Dunant à la date du 19 juiUet 1789.


tions t! On le soupçonnait fort de vouloir faire, contre leur gré, le bonheur des Genevois en les incorporant à la France, et l'on pense si le parti aristocratique profita de ces insinuations pour lutter contre les révolutionnaires. Du reste, cernée du côté de la France par les troupes françaises, Genève avait appelé à son aide les Suisses de Berne et de Zurich. M. de Montesquiou, qui commandait l'armée française et qui venait de conquérir la Savoie, temporisait; installé à Garouge2, il ne voulait pas entrer à Genève, ménageant encore les aristocrates au pouvoir. Clavière était fort attaqué et en ce moment peu populaire dans sa patrie. Il était donc assez naturel que, risquant fort d'être jeté hors de France, si une réaction se produisait, et de ne pouvoir rentrer dans sa patrie, il se préoccupât d'avoir un asile dans la libre Amérique.

Le baron de Batz, tout en faisant des affaires et se procurant de l'argent, sentait bien que, pour ses projets, l'influence sans cesse grandissante de Clavière lui serait fort utile, car, dans ce ministère Roland, Clavière paraît avoir été le ministre prépondérant, et ce qui prouverait bien que les négociations de paix ou de guerre étaient dirigées par des intérêts supérieurs aux intérêts purement matériels et militaires, c'est que Clavière

1. Bibliothèque de Genève. Manuscrits. Journal d'Amy Dunant, du 2 avril 1792.

2. Bibliothèque de Genève. Manuscrits. Journal d'Amy Dunant. — Je crois, après avoir examiné la question sous toutes ses faces, que, malgré la position très délicate de Clavière, celui-ci rendit à Genève un grand service en lui épargnant les violences. Il fut obligé de laisser prononcer la réunion, mais il crut que c'était un bien pour les Genevois.


était celui des ministres dont la correspondance était la plus active avec les généraux et les négociateurs1. Non seulement sa correspondance avec Montesquiou à Genève est la plus importante de celles que recevait ce général, mais encore celle échangée entre lui et les négociateurs de l'armée de Dumouriez et Dumouriez lui-même est plus intéressante que celle du ministre de la guerre, Servan, cependant un bon ministre. Il importait donc à Batz, pour le parfait accomplissement de ses desseins, de garder précieusement l'appui du Genevois, et voilà pourquoi il spéculait par centaines de mille francs et même par millions pour lui et en même temps que lui, à Londres, en ce mois d'octobre 1792.

La Convention était réunie et la République proclamée. Il n'en fut pas étonné celui qui avait prédit depuis si longtemps un changement de régime. Dès ce moment il pensa que le roi était perdu. Il avait pu juger du désarroi dans lequel étaient les émigrés, combien peu pratiques étaient leurs idées et il pouvait prévoir quel allait être l'acharnement des conventionnels, d'après ceux d'entre eux qu'il connaissait et avait fréquentés. Dès ce moment, en Angleterre, il chercha, avec ses amis anglais et quelques émigrés de talent et de cœur, à combiner des plans pour faire évader le roi du Temple.

1. Archives du ministère de la guerre, correspondance des ministres Servan et Clavière avec Dumouriez, Montesquiou, etc.


Mais combien les rapports de ses amis de Paris devaient être décourageants à ce sujet, car les premiers officiers municipaux gardiens du royal prisonnier étaient des gens convaincus. On était alors dans la première ardeur des néophytes et même les massacres de septembre, pourtant si odieux, parurent plutôt être un mouvement populaire contre l'invasion qu'une tuerie officielle. Plus tard le sang versé méthodiquement, judiciairement, épouvantera même les plus hardis et fera naître pour la famille royale, et les victimes, parmi les révolutionnaires, des dévouements dus à l'indignation. Aussi, devant ces nouvelles désespérantes, Jean resta-t-il à Londres longtemps et ne repartit qu'après avoir terminé ses affaires. Le 26 octobre, à la nouvelle que tous les Français absents de France seraient mis à mort et leurs biens confisqués1, il partit de Londres et débarqua à Boulogne-sur-Mer 2.

Là l'attendait son secrétaire Devaux, car il ne fit que toucher barre. Devaux était porteur d'avis plus rassurants et de nouvelles commissions de Clavière, entre autres une le priant de vendre en Angleterre pour 180 000 francs d'actions des Indes3; le 1er novembre il repartit pour Londres. Ce court séjour avait suffi pour prescrire le crime d'émigration : avec l'estampille de cette complaisante municipalité de Boulogne, il pouvait

1. Décret du 25 octobre 1792.

2. Archives nationales. Police générale, F7 5610.

3. Archives nationales. Papiers séquestrés, T. 646'1.


prouver qu'il n'était pas à l'étranger et le prouvera.

A Londres il reprit la suite de ses affaires si importantes pour ses prochains desseins ; c'était là seulement que l'on pouvait gagner de l'argent, car à Paris, depuis le 10 août, il était impossible de faire des affaires. « Il faut, lui disait un de ses correspondants, songer plutôt à sauver ses capitaux qu'à faire des bénéfices... La Bourse est déserte... Les agents de change, qui sont tous très estimés à leur valeur réelle dans ce moment, c'està-dire qui sont tous réputés incapables de patriotisme et sangsues du public, sont ou réellement pourchassés ou effrayés... on ne peut les rejoindre '. »

Mais il apportait en Angleterre une certitude, c'est que les révolutionnaires allaient mettre Louis XVI en jugement et que beaucoup parlaient de le condamner à mort. Il semblait à ces grandiloquents provinciaux que la condamnation à mort et l'exécution d'un roi étaient de fortes et sublimes actions et frapperaient les imaginations. Ils mettaient au-dessus des remords ou des conséquences de leur crime la satisfaction de leur orgueil et surtout la gloire d'étonner l'Europe et le monde. Le baron connaissait à fond la psychologie des parlementaires; pris à part ils sont peut-être indulgents, mais, en masse, deviennent sauvages; aussi ne douta-t-il pas de l'issue du procès royal. Il employa donc son temps à Londres à s'assurer plus que jamais des con-

1. Archives nationales. Lettres saisies chez Batz, F7 5610.


cours sérieux moralement et pécuniairement. Il est probable qu'il vit madame Atkyns pendant cette période et ne fut pas étranger aux résolutions qu'elle prit. Toutefois, comme je crois que cette candide Anglaise fut savamment exploitée par les émissaires particuliers qu'elle envoyait sur le continent, il dut l'abandonner à ceux qui tiraient d'elle de larges subsides : subsides qui ne furent pas loyalement gagnés du reste, car la correspondance entre elle et ses affidés de Paris laisse percer entre les lignes que les prétendus efforts de ces derniers étaient inventés par eux de toutes pièces. Étaitce de Batz dont parle en une de ces lettres le principal émissaire de madame Atkyns, le baron d'Auerweck, quand, de Paris, il déclare, au mois de décembre 1792, avoir appris qu' « il y avait quelqu'un à Paris qui avait tous les plans qu'elle désirait et dans le plus grand détail1 ». C'est vraisemblable, mais il est impossible de l'affirmer, car, dans cette affaire du complot pour sauver le roi, tout est resté si mystérieux que l'on en est réduit aux conjectures pour exposer de nouveau, après cent autres, cette extraordinaire tentative. Cependant quelques détails inédits que je puis y ajouter donneront une physionomie plus vivante de ce fait historique.

Le 18 décembre, le baron, muni d'argent et de lettres pour certains royalistes restés à Paris, qu'il ne con-

1. Frédéric Barbey, Madame Atkyns et la prison du Temple, p. 76.


naissait pas et dont le concours allait lui être utile, partit de Londres ; il débarqua à Ostende et traversa la Belgique où il essaya de voir si l'on ne pourrait pas faire quelques opérations sur les assignats. C'était là une indication inspirée par Clavière', jaloux de faire établir la circulation des assignats en Belgique et en Brabant dont on préparait l'annexion. En deux ou trois jours il vit qu'il n'y avait rien à faire, les Belges s'y opposant. Il se rencontra là avec l'abbé d'Espagnac 2. Le célèbre liquidé de la compagnie des Indes, dont nous avons déjà parlé, mêlé aux affaires financières de Belgique, s'occupait aussi de spéculations sur les assignats et faisait une campagne contre la réunion de la Belgique à la France. Je me figure que cet étrange abbé et le rusé baron ne furent pas longtemps sans comprendre qu'au point de vue des affaires la Belgique ne valait rien pour le moment. Parlèrent-ils de ce pays comme pouvant servir d'asile au roi si on parvenait à le sauver, c'est possible, mais ils durent penser qu'après Jemmapes et la conquête, la Belgique n'était pas sûre pour le roi de France, à moins de servir de simple passage pour embarquer à Ostende pour l'Angleterre; c'est même peut-être dans cette vue que Jean avait choisi cet itinéraire de retour. Et puis ces deux hardis compagnons, ces deux conspirateurs de choix n'hésitaient jamais à aller se cacher dans les endroits les plus en vue, comme étant

1. A. Chuauel. Jemmaves. D. 196.

2. Id., Ibidem.


généralement ceux où la police pensait le moins à les aller chercher.

Mais les événements marchaient. Le procès du roi était presque fini, il fallait agir sans retard si on voulait le sauver. Jean de Batz abandonna d'Espagnac à son rêve d'une confédération des Pays-Pas et le 29 décembre il débarquait à Boulogne, d'où il repartit pour Paris 1. Il dut s'arrêter en route, peut-être chez Grandmaison, son ami, à Beauvais, car il n'arriva dans la capitale que le 1 janvier, le jour même où la Convention fermait la discussion sur la manière dont les questions seraient posées pour le jugement du roi et où détail curieux à rapprocher avec le dernier voyage de Jean — Buzot dénonçait un jeune Anglais nommé Blacksbood comme agent des émigrés venant d'Angleterre par Bruxelles pour porter de l'argent aux conspirateurs'. Comme on le voit, Batz était tout à fait dans le mouvement, Anglais, Bruxelles, argent, conspirateurs étaient les termes d'une inextricable charade dont les républicains ne pourront deviner le mot que le jour où Élie Lacoste s'écriera du haut de la tribune : « Batz était le brigand atroce qui devait diriger les plus noirs attentats3 des rois contre l'humanité! »

Jean arriva donc à Paris le 7 janvier; il était temps

1. Archives nationales. Dossier F7 5610.

2. Moniteur universel, séance du 7 janvier 1793.

3. Rapport d'Élie Lacoste fait au nom des comités de Salut public et de sûreté générale réunis, sur la conspiration de Batz ou de l'étranger. — Séance du 26 prairial an II.


d'agir, et malgré les bruits optimistes que faisaient courir certains Girondins braves dans les salons et horriblement lâches à la Convention, le baron ne se fit pas d'illusions; il avait fréquenté d'assez près les Clavière, Brissot et autres soi-disant modérés pour savoir à quelle hauteur était placé le courage civique de ces gens-là. Il leur fit, du reste, payer cher leur couardise, par ses manœuvres, quelques mois après.

Dès son arrivée, il se mêla à tous les groupes, conseilla les uns, confessa les autres et, dès le 10 janvier, commença à organiser son complot. Il ne pouvait être question d'entrer au Temple! Comme je l'ai dit, le roi était étroitement surveillé par des gens qui avaient mis leur honneur à remplir leur mission. En outre Louis XVI ne voulait pas fuir sans sa famille dont il était séparé, ce qui rendait une évasion très difficile. Quel traitement eussent subi ceux qu'il aurait été obligé de laisser dans la Tour? Donc, de ce côté, il n'y avait rien à faire. Une seule chance restait : celle de sauver le roi lorsqu'il irait au supplice, s'il était condamné.

Une des qualités de notre héros était de prévoir et de préparer habilement, quelles que fussent les circonstances, plusieurs plans pour parer à la diversité des événements. Je ne sais s'il forma quelque projet pour le cas où le roi serait condamné à une autre peine qu'à la mort. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il songea à le sauver sur le parcours suivi pour aller à l'échafaud. Et, vers le 16 janvier, le jugement ayant été prononcé,


Batz, on pense avec quelle tristesse poignante, se mit en mouvement pour rassembler les fidèles sur lesquels il pouvait compter.

J'ai dit dans un précédent chapitre qu'il avait des amis dévoués dans tous les partis : car, non seulement les royalistes étaient décidés à le suivre, mais encore bien des gens du peuple faisaient des vœux pour lui et s'apprêtaient à l'aider. Il dressa donc la liste de ceux dont le dévouement lui était assuré et qui pouvaient recruter dans les diverses classes de la société à laquelle ils appartenaient un certain nombre de personnes sûres et fidèles, prêtes à tous les actes de courage. Ce fut comme une sorte d'état-major dont les officiers étaient détachés par lui pour porter les indications nécessaires et gagner au besoin de nouveaux affidés.

Ces recruteurs d'un nouveau genre lancés dans Paris, la première chose dont il s'informa fut l'itinéraire que suivrait le sinistre cortège. La Commune de Paris, chargée des détails de l'exécution, était, du reste, d'accord avec le conseil exécutif pour cette organisation; or, dans ce conseil exécutif Clavière jouait le rôle le plus important; rien n'était dès lors plus facile pour Jean de Batz que de connaître les décisions prises par le gouvernement et la municipalité. Il fut donc un des premiers informés de l'itinéraire et sut bien vite que la voiture qui devait transporter le roi partirait du Temple et prendrait les boulevards pour arriver à la place de la Révolution où devait se dresser l'échafaud.


C'était donc sur un point de ce parcours qu'il fallait grouper les q uatre ou cinq cents royalistes sur lesquels il pensait devoir compter pour l'enlèvement du roi. Il étudia soigneusement les lieux, mais ses hésitations ne durent pas être longues. Toutes les raisons militaient pour le terre-plein qui dominait le boulevard BonneNouvelle à l'intersection de la rue de Cléry et commandait la porte, la rue et le faubourg Saint-Denis. Là le boulevard montait depuis la porte Saint-Denis et n'était pas, comme aujourd'hui, nivelé : le trottoir de gauche, actuellement bordé d'une rampe en fer, était de plain-pied avec la chaussée et la rampe n existait pas. C'était un point stratégique de premier ordre et les canons du cortège ne pouvaient même pas balayer cette côte assez raide. De l'endroit où la rue Beauregard vient se joindre à la rue de Cléry on dominait le cortège et il était facile de diriger les opérations. Le terre-plein qui existait entre la rue de la Lune, la rue de Cléry et le boulevard était assez large pour contenir un grand nombre de conjurés, ceux-ci devaient, du reste, nous dirons pourquoi, s'étendre jusqu'après la rue Sainte-Barbe — aujourd'hui rue Thorel — en longeant le boulevard. On pouvait aussi placer beaucoup de gens sur la descente qui aboutissait à la rue SaintDenis, et enfin, en face, derrière la porte Saint-Denis, à l'ouverture évasée du faubourg et sur le trottoir qui montait à droite, nombre de conjurés seraient à l'aise. Puis les chevaux, en gravissant cette montée, seraient à


une allure très lente et on pourrait d'autant mieux les maîtriser, les arrêter. Tout sembla donc au baron parfait pour la tentative à laquelle il voulait se livrer, mais il y avait encore d'autres raisons meilleures pour le décider.

L'état-major entier du baron de Batz habitait, soit à dessein, soit par hasard, le quartier avoisinant l'endroit choisi. L'îlot où les amis du baron avaient leur logis était circonscrit par la rue Saint-Denis à l'est, la rue de la Cossonnerie, la pointe Sainte-Eustache et le Palais-Royal au sud, la rue Louis-le-Grand à l'ouest et les boulevards au nord. Lui, le chef, habitait rue Ménars, presque à l'angle de la rue Richelieu1. Le marquis de la Guiche, son fidèle aide de camp, logeait rue Louvois; le marquis de Pons, qui l'accompagna dans toute cette entreprise, avait son appartement rue Neuve-des-Petits-Champs ; le prince de Saint-Mauris logeait chez La Guiche, et non dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, et enfin le comte de Marsan demeurait rue de Cléry.

Ceux des complices d'un rang moins élevé mais non moins fidèles habitaient : Admirai rue Favart, Cardinal rue de Tracy, à quelques pas du terre-plein Cléry, Roussel rue Helvétius, actuellement Sainte-Anne, Paindavoine rue Neuve-des-Petits-Champs, près du marquis de Pons et tous les Sartines et Saint-Amaranthe chez

1. Toutes ces adresses sont tirées des Archives nationales, des cartons de la police générale, F1 série 4600 et suivants, ou des papiers du tribunal révolutionnaire série W, ou des archives du château de Mirepoix, manuscrits laissés par le baron Jean de Batz.


Aucanne au coin du passage Beaujolais, à l'entrée du Palais-Royal, maison voisine et communiquant avec celle de de Pons, peut-être la même et dont Paindavoine était concierge. Cortey, un des principaux émissaires et le type du plus absolu dévouement, avait sa boutique d'épicier rue Richelieu, alors rue de la Loi, au coin de la rue des Filles-Saint-Thomas, à vingt pas de l'appartement du baron, et enfin son secrétaire, un autre lui-même, Devaux, habitait rue Sainte-Barbe; Potier de Lille, un de ceux que Jean envoyait en Angleterre et dont nous avons lu des lettres1, demeurait rue Favart et avait su se faire nommer membre du comité révolutionnaire de la section Lepelletier. Tous ceux dont je viens de citer les noms étaient d'inébranlables amis, tous préférèrent mourir plutôt que de dénoncer le baron; mais ces dévouements n'eussent pas suffi, il fallait encore avoir avec soi quelques-uns de ces gens achetés à prix d 'argent, demi-policiers, demi-fidèles, pour tenir les conjurés au courant des changements apportés dans les décisions du gouvernement ou de la Commune. Parmi eux quelquesuns furent très dévoués comme Toulan, Michonis, Lepitre; d'autres moins sûrs rendirent néanmoins de réels services, comme les deux administrateurs de police Marino qui logeait rue Helvétius, près de Roussel, ce jeune partisan fanatique de Jean de Batz, et Froidure rue SaintHonoré, près du Palais-Royal. Ainsi tous les principaux

1. Voir p. 377.


conjurés étaient sous la main du chef. Par les premiers, les d'Allonville', La Lézardière2, Hyde de Neuville3 et bien d'autres fervents royalistes reçurent les instructions du baron et se tinrent prêts. Par les seconds, on put être instruit de tous les ordres donnés à la police.

Parmi les adresses des complices de Jean il faut en remarquer deux qui sont significatives et qui furent la raison décisive dont je parlais, il y a un instant, pour le choix de l'emplacement d'où devaient s'élancer les conjurés. Les deux plus sûrs amis de Batz étaient son secrétaire Devaux et le comte de Marsan, probablement un de ces Marsan du Lin chez qui il avait trouvé les papiers de famille4 : peut-être était-ce même, vu son âge, il avait vingt-six ans, ce jeune homme auquel Jean s'était intéressé et qu'il devait faire passer aux Isles. Devaux habitait rue Sainte-Barbe. La rue Barbe, comme on disait alors, allait du boulevard Bonne-Nouvelle à la rue Beauregard en traversant la rue de la Lune. On pouvait donc y arriver du terre-plein Cléry par trois voies, le boulevard, la rue de la Lune et la rue Beauregard. La maison de Devaux se trouvait ainsi abordable par trois côtés et était à cent mètres environ de l'emplacement choisi. Le comte de Marsan habitait la maison qui portait le n° 95 de la rue de Cléry, contiguë à celle où logeait André Chénier 'et qui fait l'angle aigu sur le

1. Mémoires d'Allonville.

2. Lenôtre, le Baron de Batz.

3. Mémoires d'Hyde de Neuville, t. I.

4. Voir chap. n.


boulevard; elle était à vingt mètres de l'endroit où devait se tenir le baron. Ces deux maisons étaient admirablement placées pour recevoir le roi, si on parvenait à l'enlever et à l'emmener de gré ou de force au milieu de la foule : suivant la direction des poursuites on pouvait ou filer par la rue de la Lune et courir chez Devaux, ou se jeter immédiatement dans la maison du comte de Marsan. C'est évidemment sur ces deux amis que comptait le baron pour cacher le roi momentanément, et ces raisons ainsi que celles exposées plus haut le décidèrent à choisir définitivement le terre-plein Cléry.

Des cachettes furent certainement préparées dans les deux maisons, probablement dans les caves ou peutêtre même dans l'appartement de quelques-uns de ces redoutables révolutionnaires qui ne savaient point résister à la séduction de Jean de Batz ou à ses arguments sonnants. Aucune somme d'argent, aucune promesse ne dut paraître trop forte, pour arriver à son but, à celui qui allait bientôt offrir un million en or à celui qui sauverait la reine, et d'autre part il ne faudrait s'étonner d'aucun dévouement, d'où qu'il pût venir, car précisément on trouva parmi les humbles en ce moment le plus de désintéressement et d'empressement. Peutêtre en cherchant le nom de ceux qui habitaient alors les mêmes maisons que Devaux et Marsan trouveraiton la clef du mystère. Jean de Batz, en effet, comptait aussi sur un autre genre de complices, il tenait en main


plusieurs républicains exaltés. Il allait se servir d'eux, quelque temps après, pour d'importantes besognes, mais il dut déjà, en ce mois de janvier, les utiliser, soit pour détourner les soupçons, faire porter l effort des autorités contre certains complots simulés, soit pour rendre les abords de la porte Saint-Denis, le jour fatal, moins gardés que le reste du parcours ou choisir les grenadiers placés près du point choisi, dans une section .restée fidèle, soit enfin pour exciter quelques troubles, provoquer des rassemblements dans des quartiers éloignés afin d'y attirer l'attention de la police.

Le premier de ces agents du baron, d une habileté incomparable pour monter les têtes, et faire éclater une de ces petites émeutes, si à la mode alors, était incontestablement Dufourny, passé maître ès échauffourées et très écouté aux Jacobins. Dufourny, ou, comme il se qualifiait, l'homme libre, joua un grand rôle dans toutes les journées de la Révolution. Il avait été amené au baron par Desfieux. Ce Desfieux, marchand de vins venu de Bordeaux, était établi, 7, rue des FillesSaint-Thomas, tout à côté de Cortey; il avait souvent caché Batz et logeait Proly, un des plus sûrs agents du baron t. Ce comte Proly aimait à vivre dans la plus basse société : mais il avait une grande qualité, il était dévoué à la reine jusqu'à la mort et se servait de tous les moyens pour lui être utile, et, sachant que le baron

1. Archives nationales. Police générale, F7 4672.


était à la tête de tous les complots, s'était entièrement donné à lui. Aidé d'un juif portugais nommé Pereyra, qui habitait rue Saint-Denis près de la Porte et que Desfieux avait amené avec lui de Bordeaux, et d'un Espagnol nommé Gusman, tous trois étrangers, ils étaient entrés dans la société des Jacobins les plus exaltés et burent souvent au même verre que le célèbre Maillard Varlet un fou, Fournerot un septembriseur et Chapelle un jardinier sanguinaire1. Tout ce monde-là grouillait, se démenait et jouait un rôle dans le drame, sous la direction insoupçonnée parfois, et parfois à demi devinée, de Proly. Celui-ci, vêtu d'une carmagnole sale et dans une tenue écœurante, buvait avec eux pendant le jour le vin bleu dans les cabarets et, le soir venu, vêtu avec recherche ne quittait pas cette fameuse maison de jeu Aucanne où trônaient de Pons et les dames de Sainte-Amaranthe 2.

Cinq à six cents royalistes avaient répondu à l'appel de Jean, grâce à son activité et à celle de ses amis, et devaient se trouver le jour de l'exécution du roi à l'endroit convenu, mais Jean de Batz ne jugea pas toutes les précautions prises suffisantes et il chercha à mettre toutes les chances de son côté. La veille du jour fatal, le 20 janvier, on apprit dans Paris que la voiture du maire désignée pour conduire le roi

1. Archives nationales. Police générale, dossier Varlet, Fournerot, Chapelle, etc.

2 Archives nationales. Police générale, dossier Proly, F7 4690.


à l'échafaud comme elle l'avait conduit à la Convention ne pouvait être disponible et qu'un des membres du conseil exécutif avait offert la sienne aussitôt acceptée. Ce ministre était Étienne Clavière t! Par quel hasard la voiture d'un homme entièrement dévoué au baron venait-elle remplacer au dernier moment celle du maire? Par quel cocher allait-elle être conduite? Je laisse à mes lecteurs avertis des intimes relations de Jean et de Clavière le soin de tirer les conséquences d'un pareil changement; mais connaissant le baron comme nous le connaissons, il est facile de retrouver en cette circonstance sa manière de faire. Tout était donc prêt, les fidèles royalistes avertis, certains hommes du peuple complices, quelques gardes nationaux favorables, la voiture à attaquer appartenant à un ami à l'abri du soupçon, les cachettes préparées, il n'y avait plus qu'à attendre le jour fatal.

Il se leva. Il se leva gris et terne et Paris se remplit dès l'aube de ces rumeurs sourdes qui annoncent les solennités funèbres. Dès les premières lueurs, les patrouilles circulaient dans les rues embrouillardées, les troupes de la garde nationale, de l'artillerie, et des régiments restés à Paris, passaient avec un fracas assourdi sur les pavés pointus et glissants, se rendant à leurs postes sur les boulevards. Le peuple n'osant manifester ses sentiments et se demandant s'il devait

1. Voir, à ce sujet, une intéressante note p. 501 du t. 1 du livre de M. de Beauchesne, Louis XVII, son agonie et sa mort.


assister ou non à un pareil spectacle, glissait par petites bandes le long des murs sombres et humides, puis silencieusement se rangeait derrière les troupes, sans ces cris, sans ces bousculades joyeuses des fêtes publiques. Les boutiques étaient fermées, la plupart des fenêtres closes, les soldats mornes, on eût dit que la ville avait conscience du terrible drame qui allait se passer. La terreur inaugurait son règne.

Le baron de Batz, pénétré du rôle qu'il allait jouer et toujours prêt aux plus grandes audaces, sortit de la maison où il avait passé la nuit, car il ne couchait plus chez lui et rarement deux fois de suite sous le même toit depuis son retour d'Angleterre. Il gagna bientôt son poste où il trouva Devaux son secrétaire, le marquis de la Guiche et quelques autres. A mesure que les minutes avançaient, son angoisse devenait plus grande, plus vive, car le petit groupe des fidèles n'augmentait pas. En vain ses yeux scrutaient le boulevard, les rues adjacentes, aucun des visages connus et attendus n'apparaissait. Il pouvait y avoir toutefois au milieu de cette foule qui croissait sans cesse quelques-uns de ces amis inconnus qu'avaient, en son nom, convoqués ses émissaires. Il ne désespéra pas, lui qui ne désespérait jamais !

Soudain les tambours s'entendirent faiblement, le cortège parti du Temple arrivait par le boulevard SaintDenis... des commandements brefs, presque étouffés, retentirent se succédant de loin en loin, et les premières troupes apparurent. Que se passa-t-il alors dans le cœur


de cet homme qui seul venait, pour l'éternel honneur du nom français, protester contre l'horrible attentat? Vit-il passer à ce moment, devant ses yeux, le roi qui lui était apparu à Versailles dans tout l'appareil de la majesté royale? Le revit-il sur son trône ouvrant les États généraux? Eut-il, au contraire, la vision des dernières entrevues au sombre palais des Tuileries ?... Quel instant que celui où il vit paraître la lourde voiture couleur vert bouteille dans laquelle il était si souvent monté aux côtés de Clavière! Lentement, au pas, les deux chevaux arrivaient au milieu du boulevard Saint-Denis, puis passèrent lentement devant la porte monumentale... Plus lentement encore ils commencèrent à gravir la petite côte du boulevard Bonne-Nouvelle... Il était temps ! S'élevant de toute sa hauteur, tirant son épée, les bras au ciel, Jean s'élança, comme un fou, à travers la foule, rompit le cordon des troupes, et bondit au milieu de la chaussée, à la tête des chevaux en criant : « A moi, à moi ceux qui veulent sauver le roi!... » et ses regards cherchèrent... Seul, il était seul!... Devaux, arrêté par les soldats, se débattait furieusement. Deux ou trois autres essayaient de percer la foule sinon hostile, du moins effrayée... Que faire? Devant ces yeux baissés de toute part... devant ce silence, le baron de Batz avec rage et désespoir comprit que tout était perdu. Il jeta un dernier regard sur celte voiture qui reprit sa marche lente et tragique et, bondissant, il rompit de nouveau le cordon des troupes probablement complices et se perdit à


travers la foule, se dirigeant vers la maison du comte de Marsan. Devaux l'avait précédé et La G-uiche avait pu fuir, mais d'autres avaient été moins heureux ou moins alertes, et deux ou trois des conjurés massacrés sur place rougirent de leur noble sang ce petit espace désormais historique où venait de se passer l'acte du plus sublime dévouement.

Muet d'horreur, dans l'asile préparé pour le roi, Jean de Batz se livrait aux plus amères réflexions. Ces réflexions nous les avons, écrites de sa main : « Au 21 janvier, au jour à jamais le plus déplorable de la monarchie, écrira-t-il quelque temps après, deux cent mille hommes au moins et sous les armes bordaient le passage de Louis XVI à sa dernière heure et dans cette multitude on peut affirmer qu'il n'était pas un seul homme, peut-être, dont l'àme ne fût épouvantée du parricide et dont le vœu tacite ne fùt pour le salut de l'infortunée victime, et cependant on sait qu'il parut en avant de la fatale voiture quatre Français qui, les armes à la main, répétèrent à grands cris un appel à ceux qui voudraient sauver le roi, et ils avaient même des raisons de croire qu'ils seraient puissamment soutenus. Stérile appel ! vaine espérance ! Ils ne virent autour d'eux que douleur et stupeur : tous les yeux se baissaient et nul bras n'osa se lever 1 ! »

Que s'était-il donc passé ? Non, Jean ne pouvait croire

1. Archives du château de Mirepoix. Manuscrits du baron Jean de Batz, Fragments sur la Convention.


que ces quatre ou cinq cents royalistes dévoués n 'eussent point osé répondre à son appel ! Certes il avait été témoin de bien des défaillances, il avait vu bien des lâchetés, mais celle-ci lui paraissait trop forte! Pourquoi l'avait-on abandonné? Il eut bientôt l'explication de ce mystère, car il ne resta pas longtemps dans sa retraite et déguisé dès le soir de ce jour tragique il sortit et rencontra quelques-uns de ceux qui avaient manqué le rendez-vous. Il apprit d'eux que, dans la nuit, des gendarmes envoyés par la Commune avaient monté une garde sévère devant leurs portes, les empêchant de sortir avant que l'attentat ait été consommé. Jean avaitil été trahi? on ne l'a jamais su; il est possible et même probable que tous les conjurés royalistes, connus et dès longtemps signalés, avaient été consignés en cas précisément d'une tentative comme celle dont je viens de retracer les péripéties.

Peu d'hommes durent souffrir ce jour-là autant que le baron de Batz. Non seulement on venait de mettre à mort le roi auquel il avait voué sa vie, mais encore il s'était senti impuissant, abandonné, seul dans cet espace vide que gravissait lentement son souverain comme un calvaire, et il avait dû laisser égorger la victime. Il avait perdu la partie, mais tout n'était pas fini et puisque la Révolution avait tué son roi, lui tâcherait d'étouffer la Révolution elle-même.

Ce plan, qu'il a lui-même exposé dans ses manuscrits S

1. Se reporter à l'épigraphe du présent volume. Le fragment tout


a pu paraître invraisemblable à ceux qui ne connaissaient pas l 'homme. Mais il n avait rien d'impraticable pour celui qui avait, à l'Assemblée constituante, essayé d'arrêter la marche de la Révolution. Qu'y aurait-il d'étrange, se disait-il, à essayer de la détruire? Il lui semblait que sa lutte contre Camus et les financiers de l Assemblée constituante avait été une chose autrement délicate que de lutter contre ces conventionnels, êtres sans esprit politique, sans finesse, sans habileté, issus des basses classes, et prêts à toutes les capitulations devant les jouissances et l'argent! Ne laissait-on pas comprendre que déjà certains comme Danton s'amollissaient dans les plaisirs, que d'autres comme les Girondins marchaient de concessions en concessions vers les finales lâchetés, que la Montagne, sous des dehors d'incorruptibilité, voulait de l'argent à tout prix, car les délations sorties de ses rangs portaient surtout sur des gens riches. En outre, le baron ne venait-il pas de voir qu'avec quelques louis d'or on pouvait devenir le maître incontesté des pires canailles tels que les septembriseurs de Maillard. N 'avait-il pas à ses gages quelques-uns des administrateurs de la Commune de Paris? Toutes ces réflexions se pressaient dans son esprit et il commençait à les coordonner, lorsqu'il fut ramené à d'autres idées dignes de toute son attention. Plusieurs des royalistes

entier de ce plan sera inséré dans la suite de la Vie et les conspirations de Jean de Batz (Archives du château de Mirepoix, papiers et manuscrits du baron Jean de Batz).


qui le reconnaissaient pour chef, qui admiraient son audace, et savaient que seul il disposait de fonds considérables, vinrent le supplier d'essayer de faire pour la famille royale ce qu'il n'avait pu accomplir pour le roi, la sauver, en la faisant évader du Temple.

Certes, celui qui venait d'exposer sa vie pour Louis XVI n'avait pas besoin qu'on lui demandât de sauver Marie-Antoinette et ses enfants, c était alors son immédiate et principale préoccupation, mais il fit comprendre à ses amis qu'il était, en ce moment, trop surveillé pour pouvoir y songer et que diriger lui-même une tentative d'évasion serait la comprom ettre irrémédiablement. Pour le moment les rapports secrets de la police avaient mis la Convention au courant de son dernier complot. Le Comité de sûreté générale avait ordonné de faire le silence le plus absolu à ce sujet pour ne pas faire naître chez d'autres royalistes d 'audacieuses idées du même genre, prudence qu aura le comité désormais et toujours. Après la surveillance et les recherches dont il était l'objet, le plus sûr parti à prendre était de disparaître pendant quelque temps. Du reste, pour entreprendre ce qu'il avait en tête, il avait le plus pressant besoin d'argent, l'organisation du complot du 21 janvier lui avait coûté très cher. Donc un voyage s'imposait et il se décida à repasser en Angleterre, mais auparavant il organisa un service de surveillance autour du Temple, engagea Cortey à se faire bien voir des autorités jacobines, à faire son service de garde national


et municipal avec le plus grand zèle et à tâcher de faire le plus fréquemment possible le service du Temple. Il vit sûrement Toulan, Michonis et Lepitre, les municipaux qui approchaient le plus de la reine et chez lesquels il avait pu constater un si grand dévouement, puis il promit, d'après toute vraisemblance, au chevalier de Jarjayes, qui devait tenter d'entrer dans la prison de la reine, l'appui le plus complet et de l'argent. Il dut toutefois l'engager à attendre son retour pour mettre son plan à exécution.

Enfin il se tint en rapport avec la malheureuse reine par des correspondances de tout genre. Auprès du Temple, rue de la Corderie, rue Charlot étaient de hautes maisons 1 où l'on pouvait louer des appartements ayant vue sur la tour et sur sa plate-forme. Un signal quelconque pouvait être aperçu, un air d'instrument de musique entendu. Quelques personnes sûres y furent logées, et quelques familles compatissantes ou restées fidèles royalistes y habitaient déjà. Il se mit en rapport avec certaines d'entre elles et rencontra dans ses investigations à plusieurs reprises, madame Arnault, femme de l'académicien, auteur de Marius à Miniurnes.

A l'aide de quelques linges blancs disposés de certaines façons dans un des appartements que fréquentait cette

1. Les détails qui suivent m'ont été donnés de vive voix par une de mes tantes, la baronne Pérez, née de Gensac, qui les avait elle-même entendu raconter par madame Arnault, la femme du poète. — Au sujet de ces signaux, lire les premiers chapitres du volume Il de Louis XVII de A. de Beauchesnc.


dame, on parvenait à faire comprendre certaines choses à l'infortunée prisonnière et lui indiquer que des amis dévoués songeaient à la sauver. Rassuré de ce côté-là, il dut penser à fuir le danger, car il n'était plus en sûreté dans Paris malgré les déguisements qu'il employait et dont je veux, en terminant ce chapitre, donner une idée.

Madame Arnault avait, ainsi que je viens de le dire, eu l'occasion de voir souvent le baron de Batz quand elle le rencontrait dans ces maisons fréquentées par le hardi conspirateur, pour le plus grand bien de la famille royale. Elle le connaissait donc parfaitement.

Or un jour de cette fin de janvier, vers deux heures de l 'après-midi, comme elle descendait la rue Richelieu, alors rue de la Loi, elle fut abordée par un inconnu, le chapeau rabattu sur les yeux qui l'interpella en lui disant :

— La citoyenne Arnault, n'est-ce pas?

— Oui citoyen, mais...

— Mais... vous ne me reconnaissez pas?

Comment vous reconnaîtrai-je, ne vous ayant jamais vu !

Vous vous trompez, répondit l'inconnu.

Et prestement, passant le doigt sous son chapeau, il détacha un fil de soie invisible qui lui relevait le nez en l'air, et ce nez reprit sa forme naturelle.

Le baron de Batz ! s'écria madame Arnault.

— Lui-même! répondit-il.


Et presque aussitôt il rattacha le fil de soie qui lerendait méconnaissable et transformait son nez aquilin en un nez à la Roxelane.

Il raconta alors à madame Arnault que c'était un des nombreux moyens qu'il employait pour éviter les recherches des policiers depuis le 21 janvier lancés à ses trousses dans tout Paris. Mais il ajouta que, ne se sentant pas en sûreté, il partait pour quelque temps, et reviendrait bientôt et qu'alors elle entendrait parler de lui.

Le lendemain, il était en route pour l'Angleterre et il tint bientôt sa promesse. Non seulement madame Arnault mais les conventionnels et les révolutionnaires allaient entendre parler de lui.


APPENDICES

1

A PROPOS DE CHARLES DE BATZ, PLUS CONNU SOUS LE NOM DE D'ARTAGNAN, CAPITAINE LIEUTENANT DE LA PREMIÈRE COMPAGNIE DES MOUSQUETAIRES.

En disant que tout a été écrit sur d'Artagnan sauf la vérité documentée, je me trompais car M. E.d'Auriac, le père du sympathique conservateur de la Bibliothèque nationale, a écrit, en 1854, un D'Artagnan le mousquetaire où se trouvent beaucoup de renseignements et de documents intéressants. Je lis, àcepropos, une note parue en 1876 dans l'Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux que je reproduis pour ajouter quelques traits de plus au portrait que j'ai tracé de ce Batz si célèbre.

« M. E. d'Auriac a publié, en 1854, D'Artagnan le mousquetaire, ouvrage dans lequel il cherche à élucider les faits historiques. D'Artagnan était issu d'une famille noble du Béarn et s'appelait Charles de Batz d'Artagnan. Il mourut sur le champ de bataille la gorge traversée d'une balle (siège de Maestricht). Ses mousquetaires allèrent le chercher sous le feu de l'ennemi. Pélisson dit que « ceux qui revinrent de ce combat avaient tous leurs épées sanglantes jusques aux gardes et faussées des coups qu'ils avaient portés ».

Sa mort fut ainsi célébrée.

Le Hoi ressent ceste infortune Dans une douleur peu commune Et toute l'armée en deuil Ne peut supporter cette atteinte Qu'en s'écriant dans sa complainte :

D'Artagnan et la gloire ont le même cercueil.


II

Voici la copie exacte de la filiation qui fut établie et enregistrée, par lettres patentes du 5 mars 1785 et qui subit tant de vicissitudes.

DATES

DEGRÉS ^ ^ ACTES

Années. Jours.

1 H60 St-Simon Arnaud I, avec Odon son frère, donne et St-Jude. des coutumes à la ville de Lupiac. Ils confirment des concessions faites en 1090 par Odon leur aïeul.

8 des ides de Vezian, fils d'Odon et neveu d'Arnaud, décembre, fait remise de la succession d'un étranRègne c.-a.-d.6déc. ger. Odon, fils d'Arnaud, scella cet acte de veille de du sceau de son père.

Philippe St Martin de Auguste Xaintes.

1195 Vendredi, Arnaud avait épousé Rogie, sœurd'Amafête de la nien, d'A)bret, dont il avait eu Odon St-Michel. duquel on vient de parler et qui suit Il 1195 29 septembre Vezian abandonne à Odon 1, son cousin germain, certains droits à lui appartenant en faveur du mariage de ce dernier avec Miramonde, fille du vicomte de Magnoac.

1217 28 avril Bulle du pape Honorius III qui met sous la protection du S. Siège la femme et les biens d'Odon, croisé pour la terre sainte.

III 1243 21 décembre Odon II, tils et successeur du précédent, confirme une donation faite à l'église de Nogaro par Miramonde de Magnoac, sa mère.

1249 12 juillet Obligation dans laquelle Arnaud, vicomte de Lomagne, appelle Odon Il son cousin.


DATES

DiQRis . ^ ACTES

Années. Jours.

IV Enfants d'Odon. Arnaud mort sans enfants.

Fortaner rend hommage à Geraud, comte d'Armagnac avant 1287, vend sa terre à Bernard d'Armagnac sous la réserve des droits de Garsie-Arnaud son frère puiné, est fondé de procura1280 tion par Philippe, vicomtesse de Lomagne pour installer Hélie Talleyrand, vicomte de Périgord, en possession des biens qu'elle lui avait engagés, fut invité en qualité d'un des principaux 1313 seigneurs d'Aquitaine par Edouard, roi d'Angleterre, à la défense de ce duché (Rymer, t. III, p. 530).

1287 13 juin Garsie Arnaud I, devient seigneur de Batz en exécution d'un traité fait entre lui, son père, et le comte d'Armagnac.

132-t 15 février Épousa Odette de Pardaillan et mourut avant 1324, son fils aîné fut y 1333 Pierre I, suit Jean d'Armagnac aux guerres d'Italie et à celles de Nor1357 16 août mandie. Il eut d'Esclarmonde de Montesquiou, fille de Raymond de Mon1334 13 juin tesquiou et de Bernarde de Rigaud Vaudreuil

VI 1357 Garsie Arnaud II aux guerres de Normandie avec son père et était dès lors 1357 28 décembre marié avec Gaillarde d'Aure, sœur de Gerard d'Aure, vicomte de Larboust ;

1364 28 juillet il eut pour fils

VII 1377 Manaud 1 fait hommage au comte d'Armagnac, fut aux guerres de Lan1387 10 avril guedoc en 1387 accompagné de 26 écuyers et épousaMiramonde de St-Martin; il eut entre autres enfants

VIII 1387 Odon III, qui était aux guerres de Languedoc, épousa Audine de Ferragut.

1429 12 août Testa, l'aîné de ses fils fut:


DATES ACTES

DEGRÉS

Années. Jours.

IX 1456 15 juin Odon IV, lequel se maria en premières noces avec Annorie de Sanguinède.

En secondes noces avec Jeanne, fille du seigneur de Forcès, citée dans le tes1468 28 août tament d'Audine de Ferragut, sa bellemère.

1492 23 janvier Fit par son testament une substitution dont il sera question au degré XIV; il eut entre autres enfants

X 1482 19 septembre Manaud 11 qui épousa Catherine de Toujouze et en eut

XI 1510 11 novembre Bertrand 1 lequel recueillit la succession d'Odon IV son aïeul,

1522 13 juillet reçut un ordre de François Ier pour se rendre à l'armée; son fils fut:

XII 1541 30 janvier Pierre 11, lequel épousa Marguerite de Beaumont,

1551 3 mars défendit contre les Espagnols les passages des Pyrénées,

1564 1 juillet testa et fit héritier son fils

XIII Manaud III surnommé le Faucheur par Henri IV.

Il épousa Bertrande de Montesquiou dont il eut cinq enfants qu'il substi1618 4 avril tua les uns aux autres par son testament, l'un de ces cinq fut :

François 1er du nom qui fut mis en instance avec son père et sa mère dans les arrêts de 1602 et 1603, fut exhérédé par le testament de son père, ratifia XIV 1624 23 juillet le même testament.

1625 2 mars Se maria avec Marthe de La Serre. 1646 4 septembre Celle-ci fut qualifiée dans une sentence de sa veuve et administratrice de ses enfants.

Leurs enfants furent entre autres

XV 1686 23 novembre François Il qui fit abjuration de la religion p. R.


DATES

DEGRÉS » ACTES

Années. Jours.

1614 Épousa Diane-Marthe de Laugar dont 1679 9 mai il n'eut qu'une fille, épousa en 2a noces Jeanne fille du baron d'Arros et de Catherine de Montaut-Navailles, il en eut 1° François, ci-après nommé;

1659 15 juin 2° Paul qui épousa Jeanne de Cantegrit dont il eut Bernard qui établit sa filiation suivant un arrêt du parlement de Navarre.

1138 8 mars Sa branche attaquée en dérogeance fut maintenue par un autre arrêt du 1173 Il mai même parlement.

Jacques, son 2° fils, eut pour fils Pierre qui a eu 3 enfants mâles, David né en 1760, Daniel en 1163, Pierre en 1769.

XVI Jean François i1i3 épousa Quitterie de Chambre,

1726 testa et mourut laissant un fils nommé XVII 1753 27 avril Bertrand II du nom, épousa Marie de I La Boge et a eu pour fils

XVIII 1754 26 janvier Jean-Pierre.

JUGEMENT.

Vu par nous, commissaires nommés par l'arrêt du 20 mai 1784 les titres produits par Jean Pierre contenus dans le tableau cidessus après avoir lu, examiné, vérifié et combiné l'un après l'autre tous les susdits titres et après avoir discuté toutes les difficultés qui se sont élevées pendant ledit examen, nous commissaires soussignés sommes d'avis que la filiation de Jean Pierre depuis Arnaud 1 l'an H60 et frère germain d'Odon vicomte de Lomagne jusqu'à lui est parfaitement établie parles susdits titres en foi de quoi nous avons signé le présent avis le 2 décembre 1784. Signé .....


AVIS DU JURISCONSULTE.

D'après l'intention du Roi,nous avons assisté aux assemblées de la commission établie pour la vérification des titres de Jean-Pierre. Quant à sa partie purement diplomatique nous n'avons pu que nous en rapporter aux lumières des commissaires, nous nous bornerons à dire que les objections nous ont paru faibles et victorieusement détruites par des répliques claires et précises, mais en considérant la question sous le point de vue des lois et de la jurisprudence tout nous détermine à penser comme la commission. Le nombre des titres est plus que suffisant sur chaque degré : d'ailleurs un argument qui nous paraît invincible c'est que la descendance est prouvée depuis plus de 300 ans par plusieurs jugements et arrêts contradictoires sur des substitutions et autres discussions d'intérêts, même sur le fait de noblesse, quelques uns de ces jugements ont depuis plus de 130 ans ordonné l exécution des titres de famille et spécialement de ceux qui établissent la fonction de la branche de Jean-Pierre, arrêts toujours contradictoires avec les parties intéressées et dont l'exécution est prouvée. Ainsi nous pensons, et c'était l'avis de feu notre collègue, que la descendance de Jean-Pierre de l'ancienne maison de son nom est revêtue d'une sanction invincible suivant toutes les règles de la jurisprudence et des lois du royaume et que l'avis de la commission serait ainsi celui de tous les tribunaux. Paris le 4 janvier 1785. — Signé. P. T. V.

Les titres produits et les vérifications de la commission ayant été rapportés au Roi, S. M. E. E. S. C. D. D. a reconnu la descendance de Jean-Pierre depuis Arnaud 1er du nom en 11CO et frère Germain d'Odon, vicomte de Lomagne, légalement prouvée et voulant que comme tel Jean-Pierre jouisse des droits, honneurs et prérogatives de l'ancienneté de son nom, S. M. a, par des lettres patentes du 5 mars 1785 scellées le 10 avril, enjoint à son parlement de Paris de faire cesser tous troubles et empêchement qu'on y voudrait apporter.

(Manuscrit autographe du Baron Jean de Batz.

Archives du château de Mirepoix.)


III

LETTRE DU BARON JEAN DE BATZ, AU CONTRÔLEUR GÉNÉRAL DES FINANCES, A PROPOS DES ASSURANCES.

Paris, le 23 juillet 1788.

« Le baron de Batz a l'honneur de remettre à M. le Controlleur général la lettre ci-jointe de MM. des assurances, M. le Controlleur général y verra les véritables raisons de leurs demandes, et comme ils ont fini par remettre leurs pouvoirs absolus dans les mains du Baron de Batz. Le Baron de Batz les remet entièrement dans celles de M. le Controlleur général, le suppliant seulement de faire le plus promptement possible expédier l'arrêt tel qu'il plaira à monsieur le controlleur général de le disposer et quelque parti qu'il prenne sur les observations de MM. Delessert et Clavière, au moins trouvera-t-il dans leurs lettres les véritables motifs de leurs objections : Et peut-être, monsieur le , Controlleur général ne les trouvera-t-il pas déraisonnables. Au surplus il est le maître absolu de prononcer comme il voudra et la compagnie exécutera tout ce qu'il aura ordonné.

» Le Baron de Batz renouvelle un respectueux hommage à Mnosieur le contpolleur général.

» LE BARON DE BATZ. »

Suit le projet d'arrêt qui fut rendu le 27 juillet 1788 à Versailles.


IV

PROVISIONS DE SÉNÉCHAL D'ÉPÉE DU DUCHÉ D'ALBRET EN FAVEUR DU S. BARON DE BATZ, SEIGNEUR BARON DE SAINTE CROIX, ENREGISTRÉES EN CONSÉQUENCE DE L'ARRÊT DE LA COUR DU...

« Louis, par la grâce de Dieu, Roy de France et de Navarre à tous ceux qui ces présentes lettres verront salut. La charge du sénéchal d'épée du Duché d'Albret ayant vacué par le deceds du sieur marquis de Pons et le sieur duc de Bouillon en ayant pourvu le sieur baron de Batz et de Sainte-Croix nous avons jugé à propos de nommer également ledit sieur baron de Batz seigneur et baron de Sainte-Croix à ladite charge pour les cas et fonctions qui nous concernent, ne croyant pas pouvoir faire un meilleur choix pour la confiance que nous avons en sa fidélité et affection à notre service. A ces causes vu les provisionsdonnéesle 30 août dernier par le sieur Duc de Bouillon attachées sous le contrescel de notre chancellerie nous avons nommés et par ces présentes signées de notre main nommons le sieur Jean baron de Batz seigneur et baron de Sainte-Croix à l'état et charge de sénéchal d'épée du duché d'Albret pour les cas et fonctions qui nous concernent suivant nos Lettres pattentes du i i juin 1777 et pour avoir et tenirladite charge aux honneurs, autorité et prérogatives, prééminences privilèges franchises Libertés Exemptions droit profits et émoluements y appartenantetce tantqu'il nous plaira. Si donnons en mandement à nos amés et féaux conseillers les gens tenants notre cour département à Bordeaux que leur étant apparu de bonne vie mœur et Religion catholique appostolique et rommaine dudit sieur baron de Batz agé de plus de trente ans et de lui pris le serment en tel cas requis et accoutumé ils le mettent


et instituent de par nous en possession de ladite charge de sénéchal du duché d'Albret pour les cas et fonctions qui nous concernent et d'icelle ensemble des honneurs et droits y appartenants ils le fassent jouir et uzer pleinement et paisiblement et de Jui obéir et entendre de tous ceux et ainsi qu'il appartiendra les choses touchant et concernant ladite charge car tel est notre plaisir.

» En témoins de quoi nous avons fait mettre notre scel à ces dites présentes.

Donné à Versailles le 28 janvier 1789 et de notre règne le xve.

»> Signé : LOUIS et plus bas,

pour le roy, LAURENT DE VILLEDEUIL. »

Parlement de Bordeaux, enregistrement des édits royaux (Registre d'enregistrement de Provisions et Lettres Pattentes commencé le 12 avril i185 et fini le 11 août 1790).


v

Voici la lettre de madame Reybaz à son frère :

« N'entre point ici dans l'idée, mon irès cher ami, que Clavière, Du Roveray et Dumont veuillent faire les maîtres chez vous, ils eurent des intentions patriotiques, tout était contre eux alors, ils réussirent mal et finirent par contribuer ainsi puissamment au malheur de la république. Aujourd'hui vos aristocrates ont perdu leur point d'apui, ils ne peuvent rien ici, au contraire ils n'auraient qu'à se montrer pour tout perdre. Vos exilés ont à présent leur contre-parti; tout est pour eux et ils n'ont perdu aucun des moyens propres à réparer leur premier malheur et surtout celui de leur patrie sur laquelle ils ont sans cesse les yeux pour la faire ressortir triomphante du bourbier de servitude où les intrigues aristocrates les avaient plongés. Leur plan n'est point d'y vivre à moins que ce ne soit peut-être sur leurs vieux jours, ce qu'ils ne croyent pas, même aujourd'hui. Clavière est dans les affaires jusqu'au cou, son goût d'ailleurs et ses talents l'attachent à la capitale. Du Roveray m'a assuré positivement ne pouvoir vivre à Genève où son état depuis si longtemps abandonné ne pourrait le faire subsister avec sa famille parce qu'il faudrait alors qu'il abandonnât une pension de 300 louis qu'il tire du gouvernement anglais pour les peines quoique bien inutiles qu'il a prises pour l'établissement d'une colonie genevoise en Irlande. Dumont est fortement attaché à Lord Lansdowne qui lui a donné un bénéfice de 300 louis que rien ne pourroit remplacer à Genève. Voilà les raisons qui doivent ramener ceux qui peuvent les craindre ni dans les conseils ni autrement ; personne ne doit les redouter que ceux qui veulent ravir ou retenir les droits des citoïens; contre ceux-ci je l'avoue qu'ils sont infiniment puissants par les amis qu'ils se sont faits ici dans la chose


publique en lui consacrant leurs talents, toujours, il est vrai, dans l'espoir d'en faire profiter leur patrie ; par leur infatigable activité à laquelle rien ne peut se comparer pour remplir leur but et pour pouvoir vivre à Paris ils se sont dévoués au Courrier de Provence afin de ne rien devoir qu'à eux-mêmes : et ce travail est ainsi ajouté à tout celui que leur donne et les services qu'ils rendent si souvent dans les affaires et ce but principal et permanent de toutes leurs actions dont il est l'âme, le retour de la liberté de la république de Genève. »

Extrait d'une brochure intitulée : Un don genevois à l'Assemblée Nationale, par Edmond Barde, Genève, 1904, p. 12.


VI

Il m'a semblé intéressant de donner ici quelques-unes des lettres de Mirabeau à son principal faiseur le pasteur Reybaz et qui ont tout l'attrait de l'inédit, bien qu'un érudit genevois, mort depuis quelques années, M. Ph. Plan, les ait publiées en une intéressante brochure parue en 1874 chez Sandoz et Fischbacher, sous le titre de Un collaborateur de Mirabeau. Les curieux trouveront là une notice biographique complète sur Reybaz.

Les lettres de Mirabeau sont conservées à la bibliothèque publique de Genève dans la section des manuscrits; elles ont été classées très méthodiquement par Reybaz lui-même, dans des fausses reliures de carton. Elles sont parfaites de conservation, on les dirait écrites d'hier. Cette forte et mâle écriture tranche à côté des pattes de mouche du pasteur. Tantôt écrites sur des bouts de papier, tantôt sur des feuilles volantes, tantôt sur du superbe papier à lettre de Hollande à tranches dorées, tantôt griffonnées avec fièvre, tantôt solennellement moulées elles offrent tous les contrastes qui se succédaient dans ce cerveau en ébullition. J 'espère pouvoir un jour les publier avec les commentaires, les analyses des discours qu'elles indiquent, et étudier, grâce à elles, une période intéressante de cette vie si agitée. Pour le moment je me contenterai de citer les lettres qui prouvent quelle influence avaient prise sur le grand orateur les Genevois exilés. Il faut remarquer que Du Roveray et Clavière insufflent leurs idées à Mirabeau et le poussent dans les bras de Reybaz pour les mettre en œuvre. Que feraient de mieux trois compères? En outre on verra que, en dehors de la question financière, marotte chérie de Clavière, les idées générales sur lesquelles insistaient nos rusés Genevois étaient principalement des idées anti-catholiques, telles que, le mariage des prêtres, l'aliénation des biens du clergé, l 'édu-


cation publique et le divorce. Ferai-je remarquer, en passant, que sauf le célibat des prêtres, les trois autres projets ont été les trois instruments de gouvernement forgés par la franc-maçonnerie depuis 1878, et adoptés par les hommes actuellement au pouvoir.

Voici la lettre classée sous le n° IV : Mirabeau demande à Reybaz de lui faire un discours sur le célibat des prêtres, sujet proposé par Du Roveray.

LETTRE IV

28 mai 1790.

« Sur l'espoir que m'a donné Du Roveray, que M. Reybaz condescendrait à ma prière de s'occuper du célibat des prêtres dans tous ses rapports moraux et politiques, et que le désir de concourir, par son talent et ses lumières, à l'une des plus importantes et des plus salutaires parties de la révolution, laisserait quelque place à celui de m'obliger et d'augmenter mon tribut à la chose publique, j'adresse à M. Reybaz et mes supplications et mes remerciements et un livre qui ne lui donnera pas une seule idée peut-être, mais des faits et des autorités dont cette matière a quelque besoin pour les esprits vulgaires et les consciences timorées.

» Ce que je voudrais bien montrer, c'est que permettre le mariage des prêtres est d'un côté le seul moyen de les faire entrer dans la revolution et de les y attacher et de l'autre une bonne manière de donner des officiers de morale estimables à la société. Si je parlais à un penseur moins accoutumé à la méditation de ces sortes de matières, je me permettrais d'indiquer quelques accessoires du sujet et surtout ceux relatifs à la législation matrimoniale qu'il sera bien utile de présenter du moins. Si je parlais à un homme de goût moins sûr je remarquerais combien ici le tact des convenances oratoires est peut-être le premier gage du succès; mais c'est à M. Reybaz que je m'adresse et je n'ai qu'une inquiétude, c'est que sa modestie excessive ne mette en souffrance et ma gratitude et ma délicatesse. Je le supplie d'agréer mes salutations cordiales et mon hommage respectueux.

» COMTE DE MIRABEAU »


La lettre V dénote la préoccupation de du Roveray au sujet de cette question du mariage des prêtres : Quel intérêt particulier avait ce Genevois dans cette affaire? Aucun; il agissait donc poussé par des vues politiques, agir ainsi sans mission est bien invraisemblable!

LETTRE V

2 juin 1790.

« Du Roveray me fait passer un billet de monsieur Reybaz où il paraît découragé de ce que Robespierre m'a escamoté la motion sur le mariage des prêtres. Je crois, moi, qu'il est des hommes qu'on ne vole point et que monsieur Reybaz est un de ces hommes. Ici seulement son zèle doit redoubler, car il est évident que Robespierre gâtera la cause et nuira au succès, d'où il suit qu'il faut seconder ou plutôt relever la motion par un discours très sage et très intéressant. Comme ainsi qu'il faut nécessairement un peu se hâter, puisque nous dépendons désormais des lunes de M. Robespierre. J'aurai déjà été remercier monsieur Reybaz et conférer avec lui, si mon œil gauche ne m'avait pas encore cherché une querelle assez sérieuse. Je le supplie d'agréer encore une fois l'hommage de ma reconnaissance et de conférer « avec Du Roveray » sur le projet de décret à proposer, car il est trop probable que celui de mon escamoteur ne sera pas propre à faire fortune. »

La lettre VI roule sur le discours que Mirabeau avait demandé à Reybaz sur l'aliénation des biens du Clergé et la vente des biens ecclésiastiques. La lettre VII s'occupe du même sujet et parle d'une : « conversation un peu chaude que j'eus hier soir avec M. de Condorcet». Ces deux lettres, qui prouvent bien l'existence du plan dont j'ai parlé, sont datées des 15 et 20 août 1790. Cette discussion fut renvoyée et n'eut lieu que longtemps après, ce qui n'empêcha pas Mirabeau de revenir à la charge dans une lettre du 24 août, la neuvième de la collection et où il reparle des idées morales dont ses amis les libres Helvétiens étaient les inspirateurs.


LETTRE IX

« Votre avis me confirme puissamment dans le vrai, mon cher monsieur; et je me sais bon gré d'avoir attendu un rapport de comité pour prononcer le discours. Je dis un rapport de comité parce que celui du comité des finances qui donne l'état de la dette et ne conclut à rien m'est une aussi bonne occasion et même meilleure que celle du comité d'aliénation qui paraît reculer depuis que l'on se doute que je combattrais le plan de l'évêque d'Autun. J'espère que demain, M. de Montesquiou parlera, et, qui plus est, que nous emporterons notre mesure. Au reste, l'affaire Frondeville hier, et l'affaire Burmont aujourd'hui, m'auraient rendu impossible de parler finance quand je l'aurais voulu.

» Me permettrez-vous maintenant, tout riche, mais non rassasié ni près de l'être, de vos bienfaits, me permettrez-vous de vous recommander de raccorder le mariage des prêtres que je compte très incessamment pousser? Après quoi vous passerez au divorce où il importe bien que vous soyez digne de vous et dans toute votre stature de moraliste et d'écrivain. Ce qui n'empêche pas (c'est la soif de l'hydropique) que je n'aperçoive dans l'horizon la grande question de la réélection et même l'espoir de vous engager à un travail sur l'éducation publique... Mais je parle trop et je crains de vous faire peur de mon ambition vorace. Agréez l'hommage de mon dévouement et mettez mon respect aux pieds de madame Reybaz. »

24 août 1190.

Dans cette lettre passent donc les trois grandes idées protestantes : le mariage des prêtres, le divorce, et la réforme de l'éducation publique. C'est du Roveray qui inspire et Reybaz qui écrira : le premier paragraphe s'occupe du côté financier, là c'est Clavière qui inspire et Reybaz qui écrit. Tout vient de Genève.

La lettre XI est très intéressante au point de vue de la collaboration de Reybaz. Mirabeau lisait tous ses discours, comme, du reste, presque tous les Constituants, on voit donc que c'était entièrement la prose de Reybaz qui faisait les délices de l'Assemblée.


LETTRE XI

27 août 1790.

« Je vous envoie les compliments que m'a valu l'excellent discours dont vous m'avez doté. Ne soyez pas fâché des deux ou trois mots que j'y ai dissimulés : ils resteront dans l'impression, mais j'ai craint que l'Assemblée fût quelquefois ou plutôt ne se crût un peu trop gourmandée. Aussi j'ai ôté (seulement pour la prononciation) le mot BIEN, etc. Maintenant je vous assure 1° que le succès a été énorme; 2° que cela passera. Je vous demande la permission d'aller corriger les épreuves avec vous. Je vous demande aussi d'exercer sur-le-champ la dictature la plus absolue sur le discours, où vous voulez bien donner droit de cité au petit nombre de pages que j'y ai ajoutées. Vale et me ama.

27 août 1790.

« Au reste, je me suis aperçu que l'écriture toute charmante qu'elle soit est un peu petite à la tribune, mes respects auprès du secrétaire.

» N. B. — Suivez avec un grand soin les Moniteurs afin de nous tenir prêts à une réplique. »

L'incorrigible Mirabeau n'avait pas manqué de faire un doigt de cour à madame Reybaz, une jolie veuve que le pasteur avait épousée. Cela perce à plusieurs endroits de la correspondance. En tout bien tout honneur, cela va sans dire.

Dans les lettres XII et XIII il fait l'éloge de notre vieille connaissance Clavière, s'aidant de lui pour couler bas Necker.

Dans la lettre XXIV il parle de ce parallèle entre la vie d'agioteur et d'agriculteur auquel j'ai fait allusion.

LETTRE XXIV

.......................

« Une idée qui m'est venue et qui ferait extrêmement d'effet, c'est un parallèle du genre de vie d'agioteurs et d'agriculteurs et cela vient comme de cire, à propos des quittances de finances.


Mais ce qu'il faut absolument et ce que le débat de ce matin a nécessité, c'est un alinéa obligeant pour Paris, pour Paris ce grand foyer de sentiments patriotiques, cette armée de la révolution qui désire ardemment les assignats parce que la raison et l'instinct lui disent également que c'est une mesure qui consommera la révolution. Je l'ai indiqué aujourd'hui, il faut le développer demain ; car voyez-vous, mon très cher, la métaphysique mène bien les idées mais non pas tant les choses. C'est un mot de vous, et j'ai fort senti aujourd'hui le besoin d'électriser l'Assemblée.

» Pardon, pardon je vous écris de l'Assemblée; je ne sais pas trop quoi me mène; je sens que vous devez être las et blasé; mais moi qui suis sur le trépied, je sens combien cela est nécessaire. Eh! qui pourrait aussi bien que vous-même raccorder quelque intercalation dans votre superbe ouvrage? Vale et me ama.

» Un mot de réponse je vous en prie. »

Vendredi.

LETTRE XXVIII

i or octobre 1790.

« Je me range à votre sage observation : j'envoie chercher votre paragraphe. Je désire que votre imagination rie au parallèle de l'agriculteur et de l'agioteur dont vous ne me parlez pas. Quoi qu'il en soit mon carrosse sera chez vous demain à neuf heures. Vale et me ama. »

La lettre XLVII prouve que Reybaz était chargé de tout, même de prévoir les interruptions ou changements d'ordre du jour.

LETTRE XLVII

« Les rentes viennent demain, mon cher monsieur, et Lavenue a arrangé avec le comité qu'il parlerait immédiatement après lui, ce qui est assez conforme à l'ordre successif de la liste pour et contre introduit dans l'Assemblée. Alors je répondrai à Lavenue et ceci ne change-t-il pas quelque chose dans les tournures? Il me semble que je fais bien de vous renvoyer votre discours et


celui de Lavenue ; et que vous devriez avec des papillons marginaux faire les variantes qui vous paraîtront nécessaires, parce que par ce moyen j'aurais la latitude du rang quelconque où je parlerai. J'irai prendre chez vous demain mes papiers. J'attends avec impatience votre système sur les successions. Vale et me ama. »

25 novembre 1790.

Ces papillons marginaux ne sont-ils pas une trouvaille merveilleuse! Prévoir même les changements de tour d'éloquence, et faire cuisiner — c'est le mot — ses discours à cet effet par leur auteur. Il parle là du discours sur les successions; j'ai dit dans le corps du livre quelle suprême comédie Mirabeau, à son lit de mort, joua avec Talleyrand. On a publié ce discours de Reybaz à côté de celui imprimé dans le Moniteur, les différences sontnullesl Quelle dernière moquerie à cette Assemblée qualifiée si souvent d'imbécile dans ces lettres à Reybaz!

Pour terminer ces citations, je veux donner ici les dernières lignes de la dernière lettre datée du 27 mars 1791, il mourut le 2 avril suivant, il était malade depuis le 24.

LETTRE LIX

« Me voilà tranquille sur la peine de mort, mais chez vous il n'y a que la tête d'activé, chez moi, tout l'est. Le bonheur vous a gâté, si pourtant le chef-d'œuvre de la vie n'est pas d'être heureux et de rendre heureux ce qui nous entoure. Le malheur m'a acéré, stimulé, incendié et je brûle encore lorsque je ne suis plus que cendre. Souffrez donc toujours que j'essaie de vous échauffer un peu ! »

On a souvent comparé Mirabeau à un volcan. Où l'a-t-on mieux dépeint que dans ces derniers mots vraiment superbes, — et qu'ajouter après ce : « je brûle encore lorsque je ne suis plus que cendre » — écrits par lui cinq jours avant de mourir?


INDEX ALPHABÉTIQUE

. A

ACLOCQUE, 413, 415. ADALBÉRON, évêque et chancelier de France, 44, 178.

ADMIRAL (Henri), 397, 435. AGOULT (A.-J., vicomte d'), 370. AIGUILLON (duc d'), 233, 237, 288, 350.

AILLY (d'), constituant, 219. ALBRET (maison d'), S.

ALBRET (Jeanne d'), 149, 160. ALEMBERT (d'), 294.

ALLARDE (baron d'), constituant, 219, 226.

ALLONVILLE (comte d'), 397, 437. ANDRÉ (baron d'), constituant, 204, 213, 285, 305, 306, 307, 346. ANSON, constituant, 219. ANTBROCHE (César d'), évêque constituant, 146.

AQUITAINE (Eléonore d'), 6, 9. ARENBERG (maison d'), 34. ARGENSON (marquis d'), 229. ARMAND (de Saint-Flour), constituant, 284.

ARNAULT (madame), 448, 449, 450. AR R 0 s (maison d'), 32. ARTAGNAN (Charles de Batz d'), A.-P. x, 2,18,19,20,21,39,42,62,451.

ART OIS (Charles-Philippe de Bourbon, comte d'), 98, 125, 127, 128, 146, 147, 150, 157, 158, 159, 160, 161, 164, 165, 168, 169, 173, 174, 175, 181, 231, 253, 367, 391.

A TK YNS (Charlotte Walpole, lady), 411, 428, 429.

AUBIGNY (maison d'), 251.

AU CAKE , 397.

AUERWECK (baron d'), 429. AUGIER-SAUZAY, constituant, 284.

AURIAC (comte d'), 451.

A v ARA y (duc d'), 198.

B

BACHAUMONT (Louis PETIT de), 82. BAIL L Y (S.), 203, 207, 216, 263, 406.

BALBI (comtesse de), A.-P. vu, 391. BARENTIN (de), ministre, 171,173. BARÈRE (de Vieuzac), 204, 207, 208. BARNAVE, constituant, 203, 207, 281, 283, 37J.

BAROUD, banquier, 92, 112, 359, 377.

BARRUEL (abbé), 99, 105, 229.

B ART HE (madame de la), 14.


BATZ D'ARMANTHIEU (Bertrand de), 30, 35, 36, 37, 55, 127, 149.

BATZ D'ARMANTHIEU (Jean-François de), 30.

BATZ-CASTBLMORE (Constantin, marquis de), 25, 45, 46.

BATZ-CHALOSSE (Bernard de), 7. BATZ-CHALOSSE (Bertrand de), 9. BATZ-CHALOSSE (Fortaner de), 7,8.

BATZ-CHALOSSE (Raymond de), 7, 8.

BATZ (Isaac de), 19, 20.

BATZ (Manaud de), A.-P. x, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 22, 31, 42, 62, 172, 386.

BATZ (Bertrande de MontesquiouFezensac, baronne de), 17. BATZ -G A jEAN (François de), 24, 25.

BATZ (Jean-Pierre, seigneur de Diusse de), 25.

BATZ (maison d'Aurice), 25. BATZ (Alexandre, baron de), 24, 133, 143.

BATZ (Gaspard, marquis de), 24. BATZ (Désirée de Batz-Trenquelleon, baronne de), 23. BATZ-TRENQUELLEON (Charles, baron de), 22, 23, 32, 38, 54, 56, 334.

BAUSSANCOURT (comte de), 90. BAZIRE, conventionnel, A.-P. m, 94.

BAZIRE, fille de chambre de la.

Reine, 361.

BEAUHARNAIS (marquis de), constituant, 204.

BEAUJON, financier, 309. REAUMARCHAIS, 97, 298 , 292, 294. BEAUMETZ-BIHOIS (de), constituant, 167 , 307, 340, 341. BEAUPRKZ (madame), 190. BERGASSE, constituant, 204, 210. BERNADOTTE (Le Roi), 2. BERTHOLLKT, de l'Institut, 294.

BÉTHUNE (Maximilien de), 12. BEUVE (SAINTE-), A.-P. X.

B ÈZE (Théodore de), 144. BIAILLE DE GERMON, constituant, 233.

BIGOT DE SAINTE-CROIX, constituant, 396.

BION, constituant, 284.

BIRON (Armand de Gontaud-), maréchal de France, 2.

BISCHOFWERDER, général, 404, 406, 420.

BLACKSBOOD, prisonnier anglais, 431.

BO GE (Jean-Pierre de la), 31. BOGE (Marie de la), 30.

BOISSY D'ANGLAS (F.-A.), 204. BON A PARTE (Lucien), 305. BOHNAC (madame de), 354.

B BONN A Y (marquis de), 254.

BPRD (Gustave), A.-P. v.

BORDA (J.-C.), de l'Institut, 294. BORDEAUX (de), ambassadeur, 10, BOSSUET. Titre, 446.

BOUCHE (C.-F.), constituant, 213. BOUCHOTTB (J.-B.-N.), ministre, 204, 207.

BOUFFLBRS (marquis de), 88. BOUILLON (La Tour-d'Auvergne, duc de), 59, 118, 120, 121, 128, 458.

BOULLÉ (J.-P.), constituant, 284* BOURBON (duc de), 98.

B OURBON (Louis J.-X--F.de), dauphin de France, 1 î5.

B 0 UB DIE U fils, banquier, 378^ BOURDON (P.-J.-N.), constituant, 204.

BOUTAUCOURT (Poulain de), constituant, 236 , 237, 243.

BOUVARD DE FOUKQUEUX, CŒLtrôleur général, 300.

BOYD ET KERR, banquiers, 74, 78, 315, 376, 377.

BRANCÀS (duchesse de), 23, 34, 334, 361.


BRANCAS (marquis de), 22, 43, 47, 54, 56, 59, 60, 88, 114. BRÉQUIGNY (L.-G.-O.-F.), de l'Institut, 57.

BR BTEUIL (Le Tonnelier, baron de), A.-P. vu, 55, 56, 65, 106, 109, 121, 292, 293, 313, 372, 374, 408, 409, 410, 413, 414, 415, 416, 417, 421.

BRIE14 NE (Loménie, cardinal de), 87, 136, 140, 300. BRILLAT-SAVARIN, constituant, 204.

BRISSAC (duchesse de Cossé, née de Malide), 22.

BRISSOT DE WARVILLE (J.-P.), 76, 78, 85, 101, 103, 114, 174, 263, 277, 293, 302, 303, 304, 314, 316, 332, 337, 348, 353, 364, 381, 384, 385, 389, 390, 392, 406, 408, 423, 432.

BRIZARD (abbé), 47.

BROGLIE (Victor, prince de), 236, 237, 243.

BROSTARET, constituant, 146. 8 R U C K (Robert), 8.

BI\¡;¡.¡ET DE LATUQUE, constituant, 146.

BKL'XETIÈRE (Ferdinand), 101. BRUNSWICK (duc de), 71, 405. BRUNSWICK (duc Ferdinand de), 403, 404, 405, 406, 407, 416, 419. B UREAUX DE PUSY, constituant, 233.

BURMONT, 465.

B t.:' T T A F t.:' 0 C 0 (marquis de), constituant, 283.

BUZOT (F.-N.-L.), 204, 205, 207, 213, 355, 431.

C

CABANIS (P.-J.-G.), 201. CADOUDAL (G.), 170.

CAGLIOSTRO, 89, 400.

CALONNE (C.-A. de), 49, 92, 107, 292, 300, 312, 372.

CALVIN, 70, 144, 276. CAMBACÉRÈS, 344, 347, 348. CAMBON, 204, 205, 389.

CAMPI, banquier, 300.

CAMUS (A.-G.), 203, 213, 221, 233, 240, 241, 253, 280, 284, 285, 298, 301, 304, 306, 307, 308, 309, 310, 311, 312, 314, 315, 318, 319, 320, 321, 326, 327, 328, 329, 330, 332, 333, 334, 336, 338, 339, 340, 341, 347, 348, 350, 352, 353, 354, 358, 360, 390, 392,446.

CANTÉRAC (le chevalier de), 383, 384, 390.

CAPET (HUGUES), roi de France, 114.

C ARAMAN (comte de), 372. CARDINAL (A.), 435.

CARRA (J.-L.), 103.

CASANOVA DE S EI N G A L T , 374. CASSINI (J.-D.), de l'Institut, 294. C ASTELBAI AC (de), 32. CASTRIES (comte de), 337. CAZALÈS (J.-A.-M. de), 205, 219, 282, 318, 319, 320.

CÉRUTTI (J.-A.-J.), 88, 263. CHABOT (F.), A.-P. III, VIII, 94. CHABROUD (C.), constituant, 194, 196, 197, 198, 204, 210.

CHALON (le chevalier de), 198. CHAMBONNAS (La Garde, marquis de), 396.

CHAMBRE (Bertrand de), 30. CHAMBRE (Quitterie de), 31. CHAMBRE (maison de), 32. CHAMPCENETZ (de), 88. CHAMPEAUX (Palasne de), constituant, 307, 327.

CHAMPION DE cicÉ, arch. de Bordeaux, 208, 210.

CHAPELLE, jardinier, 440. CHAPTAL (comte), de l'Institut, 294.


CHARLES I", roi d'Angleterre, 19. CHARLES VII, roi de France, 9,11. CHARLES X, roi de France, 410. CHARLES XII, roi de Suède, 26. CHASSET (comte), constituant, 284.

CHASTENOYE (madame de, née de Breteuil), 262.

CHARRIER (M.-A.), constituant, 339.

CHATEAUBRIAND (vicomte de), A.-P. x. 22, 415.

CHATRE(marquis, puis duc de la), 396.

CHAUMETTE (P.-G.), A.-P. Il. CHAUVELIN (marquis de), 382, 410.

CHÉNIER (A.), 88, 437.

CHÉNIER (J.), 88.

CHÉRIN (B.), 45, 47, 48, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 308.

CHOISEUL (duc de), 50. CHOISEIJL (maison de), 106, 109, 110, 111, 121.

CHOLLET, banquier, 378. CLAIRFAYT (comte de), général autrichien, 420.

CLAPARÈDE (madame), 72. CLAVIÈRE (E.), A.-P. II, 51, 52, 61, 65, 66, 69r 71, 72, -13, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 81, 82, 83, 84, 85, 91, 101, 102, 103, 105, 106, 107, 109, 110, 111, 113, 116, 121, 144, 174, 176, 177, 182, 205, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 223, 226, 235, 238, 242, 261, 262, 263, 264, 270, 271, 275, 276, 283, 292, 293, 294, 300, 303, 308, 316, 317, 318, 332, 336, 354, 355, 364, 375, 379, 381, 382, 384, 385, 387, 389, 390, 392. 393, 395, 396, 404, 406, 408, 409, 410, 413, 416, 417, 423, 424, 425, 427, 430, 432, 441, 443, 457, 462, 465, 466.

CLAViÈRE(madame, née M.-L. Garnier), 72.

CLAVIÈRE-ROYER (J.-J.), 423. CLÉMENT (dom), 53, 57, 61, 64. CLERMONT-TONNERRE (duc de), 22, 34, 210.

cocHARD, constituant, 230. COCHON (C.), 204, 213.

c o i ON Y (duchesse de), 88. COISLIN (marquise de), 88. COLBERT, 49, 249, 290.

COLIN D'HARLEVILLE, 97. COLLOT D 'HERBOIS, A.-P. II, 94, 397.

COMTE (Auguste), 406.

CONDÉ (L.-J. de Bourbon, prince de), A.-P. x, 22, 415.

CONDORCET (J.-A.-N., marquis de), 103, 259, 277, 294, 406, 408, 464.

CONTI (prince de), 134. coNZiÉ(év. d'Arras de), 310. CORNUSSON (Le Sénéchal de), 131. CORTEY (J-.V.), A.-P. vu, 397, 436, 439, 447.

COUDERC, constituant, 223, 237. COUTEULX DE CANTELBU (Le), 211, 218, 219, 220, 221, 225, 202, 337.

COUTEULXDE LA NORRAYE (Le), 92, 112, 359.

CRÉQDI (duc de), 88. CRÈVECOEUR (J. de), 423. CRILLON-MAHON (duc de), 59, 60. CRILLON (L.-A.-N.-F., marquis de), 282.

CROIX (marquis de), 233, 237, 283. CROMWELl. (O.), 19, 20. CROSNE (marquis de), 337. CUBIÈRBS (Le chevalier de), 88. CURT (de), constituant, 307. CUSTINE (comte de), 204, 224, 225, 350, 409.

D

DALA YRA C (N.), compositeur, 97. DAMAS DE LA CLAYE (Marie, femme de d'Artagnan), 21.


DANTAND (J.), 73.

DANTON (G.-J.), A.-P. III, VIII, 94, 413, 416, 446.

DARTIR,OB YTE (P.-A.), 24. DECAZES (duc), A.-P. VI. DEFERMON (J. J.), 204. DBLACOUR D'AMBEZIEUX (C.-C.), constituant, 284.

D KL A UN A Y D'ANGERS (P.-M.), constituant, A.-P. m, 205. DELESSERT (E.), 81, 84, 92, 110, Hi, 217, 377, 379, 457. DELILLE (J ), abbé, 88. DBMEUNIER (J.-N.), constituant, 204, 205, 254, 255.

DESÈZE, constituant, 204. DESFIEUX, 398, 439, 440. DESFONTAINES (G.-F.), auteur dramatique, 96.

DESMARETS, banquier, 300. DESMOULINS (Camille), 269, 303. DESORMEAUX (J.-L.), 57. DEVAUX (J.-L.-M.), 97, 380, 398, 423, 427, 436, 438, 442, 443, 444. DEVILLE (F.), 397.

DILLON (D.), constituant, 224, 225.

DIODATI (madame), 72. DO BRU S K A (les frères), 379. DOSFANT (J.-A.), constituant, 236 237, 243.

DUBOIS-CRANCÉ (E.-L.-A.), constituant, 204, 233, 235, 236. DDCOS (J.-F.), 259.

DUFBY DE L'YONNE (P.-J.-S.), 140. DUFOURNY, 398, 439. DUFRBSNE DE SAINT-LÉON (B.), 309, 310, 311, 318, 330, 334, 338, 339, 340, 345, 361, 380.

DUOAZON (J.-B.-H.), 96, 98. DUGAZON(L.-R. Lefevre,dame),96. DUMAS (Alex.), 19, 20.

DUMONT (Étienne), 71, 217, 263, 270, 276, 408, 460.

DUMOURIEZ, général, 174, 409, 419, 426.

DUPIN (J.) curé, 31.

DUPLEIX(J. marquis), 150. DUPONT DE NEMOURS, 71, 204, 205, 208, 212, 218, 219.

DUPORT, ministre, 204, 212, 367. DUQUESNOY (A.-C.), constituant, 205, 305.

DURFORT (comte Amédée de), 193. D URNE Y, banquier, 423.

DUTHÉ (mademoiselle), 98. DUVAL DE LEYRIT, 50.

E

ECKARD, A.-P. XII.

EDOUARD II, roi d'Angleterre, 7. ELISABETH DE FRANCE, soeur de Louis XVI, 385.

ELISABETH D'ORLÉANS, reine d'Espagne, 315, 327, 352.

E LLEVIOU (P.-J.-B.-F.), 98. EMMERY (J.-L.-C.), constituant, 184, 207, 273.

ÉPERNON (duc d'), 2. ÉPRÉMÉNIL (du Val d'), 46, 48, 49, 50, 51, 53, 55, 57, 61, 89, 91, 113, 166, 198, 204, 205, 258, 259, 262, 264, 269, 358, 399, 400.

E S PAG N A C (abbé Sahuguet d'), 52, 92, 112, 359, 430.

ESPALUNGUE (d'), 32.

ESTAING (comte d'), 194. ESTOURMEL (baron d'), 205. EULERL, 294.

F

FABRE D'EGLANTINE , A.-P. III. FAuciGNY-LUCiNGE (comte de), 333.

FAVART, 96.


FAVIER (J.-L.), 381.

FA VRAS (marquis de), 400. FERAUD (Charles), 204.

FERSEN (comte Axel de), A.-P. vu, 23, 372, 374, 409, 410, 411, 414, 416.

FEUCHÈRES, 106.

FEUILLET DE CONCHES, A.-P.

VII.

FLASCHLANDEN (baron de), 105. FOIX (maison de), 2. FOLLEVILLE (de), constituant, 309, 313, 340.

FOR TAI R (architecte, officier d'artillerie), 420.

FOUCAULT (vicomte de), 256. FOUCHÉ (J.), A.-P. VI. FOUQUIER-TINVILLE (A.-Q.), A.-P. ii.

FOURNEROT, 440.

FOY, général, 2.

FRÉDÉRIC II, roi de Prusse, 99. FRÉDÉRIC-GUILLAUME IV ,Iroi de Prusse, 404, 405, 406, 408, 419, 420.

FREï (les frères), 379. FRETEAU DE SAINT-JUST, constituant, 213, 240, 244, 350. FRICAUD, constituant, 284. FROIDURE (N;-A.-M.), 436*_ FR 0 NDEVIL LE (Lambert de), constituant, 465.

FR ON SAC (Richelieu, duc de), 88 G

GAGON DE CHENAY, CONSTITUANT, 284.

G A LARD (Hector de), 2. GALIANI (F. abbé), A.-P. x. GALLERAND, capitaine des charrois, 351.

GAND MIDDLEBOURG (maison de), 34.

G AN iN (J.-D.), 262.

GARAT (J.-D.), ministre, 204, 205, 207, 208, 339.

GA RN 1 E R (Marie-Louise), 70. GASCOGNE (ducs de), 6. GAVESTONOUGAVASTON(P. de), 8. GIBBON (Édouard), 68.

GIRARD (Elisabeth), 19G. GLAUBER, banquier, 77, 262. GO n EL, constituant, 204.

GO GUELAT (chevalier de), 372. GONCOURT (Huot de), constituant,

•284.

GONTAUD-BiRON (Armand, comte de), 197.

GOSSIN (P.-F.), constituant, 204. GOUPIL DE PRÉFEBN (G.-F.-C.), constituant, 340.

GOURD AN (C.-C.-C.), constituante 236.

GOUTTES (abbé), constituant, 213, 233, 237, 242, 252, 254, 305, 306.

GOUY D'A.RSY, banquier, 292. GRANDMAlSON (Marie), 96, 386, 394, 395, 398, 401, 402, 410.

GRANDMAISON, directeur des postes, 395, 431.

GRANGE (de), publiciste, 174. GREFFULHE, banquier, 77, 315, 359.

GRÉGOIRE (abbé), constituant, 204. GRIOIS, logeur, 94, 95. GR0SS0LLE8-FLAMÀHEH8 (comte de), 39, 41.

GUERRE (madBIDoiselle), 121. GUBs CLIN (Bertrand du), 9. GUICHE (duc de), 88. GUILLOTIN (docteur), constituant, 204, 207.

GUIMARD (mademoiselle), 98. GUINBBAUD DZ SAINT-BBSMB, constituant, 284.-

GUBMAN, 398r 440. GUYOT-DESHERBIBRS, sn.


H

H ALLER, banquier, 92, 112, 359, 360.

HARAMBURE (marquis d'), 233, 237, 288.

HARRISON (colonel), 20. HAYDN, 98.

DESERT, A.-P. m. HENtN-LiÉTARD (prince d'), 21. HENNET (F.-A.-P.), constituant, 208.

H BN R 1 III, roi de France, 231. HENRI II, roi de France, A.-P. x, 2, il, 12, 13, 14, 15, 16, n, 18, 21, 23, 26, 38, 62, 119, 127, 128, 145, 149, 151, 160, 168, 169, 171, 172, 290, 325, 386.

HENRI III, roi d'Angleterre, 7. HOUDETOT (marquise d'), 88. HOZIBR (d'), 35, 36, 37, 42, 149. BU BER, commis de trésorerie, 355. H DM B (David), 8.

HYDE DE NBUVILLE, 397, 437.

1

ISBNGHIKN (le maréchal d'), 334.

J

JARJAYES (le chevalier de), A.-P.

VIII, 448.

JARRY, banquier, 338, 339. J Aue 0 UR T (marquis de), 73. JEAN (Dom), régent du Portugal, 23.

JOUBERTHOU (veuve), 305. JULIEN DE TOULOUSE, A.-P. rn. JUMILHAC (M. de), 262.

JUSSIEU (B. de), 294.

K

K A U N IT Z (prince Venceslas de), 37 9.

L

LABORDE (de), 88, 216, 218, 219, 223, 224, 325.

LABROUSSE, 339, 340.

LACLOS (Choderlos de), 91. LACOSTE (Élie), A.-P., III, vu, 431.

LA COSTE (marquis de), constituant, 233, 288.

LA FAYETTE (G. Motier, marquis de), 89, 126, 183, 190, 191, 195, 204, 350.

LA HARPE, de l'Institut, 88.

LA HIRE (E. de Vignolles dit), 2. LA GUICHE (marquis de Sévignon de), A.-P. VIII, 40, 89, 90, 397, 399, 435, 442, 444.

LAIRESSE, peintre, 262. LALANDE (J.-J.), de l'Institut, 294. LA LÉZARDIÈRE (les frères), 397, 43d.

LALLY-TOLLENDAL (comte de), 51, 261.

LALLY-TOLLENDAL (A.-T. marquis de), 204, 210.

LA LUZERNE, év. de Langres, 188. LA LUZERNE (C.-H. comte de), n3. LA MARQUE, général, 2.

LA MARCK (comte de), 361.

L A MB AL LE (princesse de), 356,357.


LAMBERT, contrôleur général, 111, 457.

LAMBERT DE FRONDEVILLE, constituant, 236, 237, 288.

LAMETH (Alexandre, comte de), 285.

LAMETH (Charles, comte de), 91, 167, 168, 198, 204, 210, 253, 255, 256, 283, 284, 336, 349, 330, 371. LAMOISSON, capitaine, 185. LANJUINAIS (J.-D.), constituant, 204, 207, 210, 244, 339.

LANNES (J.), maréchal de France, 2.

LANSDOWNE (lord), 263, 460. LAPLACE (P.-S.), de l'Institut, 294. LA PORTE (F.-J.-G.), 88.

LA REYNIE, A.-P. VI.

LA ROCHEFOUCAULD (F.-A.-E. duc de), 198.

LA RÉVEILLÈRE-LEPEAUX (L.-M. de), 210.

LARUETTE (J.-L.), 96. LARUETTE (madame), 96.

LA SALCETTE (abbé Colaud de), constituant, 233, 237. LAURENT, banquier, 77. LAUTREC (Odet de Foix, comte de), 2.

LAVE NUE (R.), constituant, 467. LAVOISIER (A.-L.), 294.

LAW (J.), 272, 29U.

LEBRUN (C.-F.), constituant, 344. LE CHAPELIER (I.-R.-G.), constituant, 244, 256, 350.

LEDOULT (baron de Sainte-Croix), 116.

L E G R o s, horloger de la Reine, 385. L'HEUREUX, officier de la fruiterie, 356.

LENORMAND, banquier, 300. LENOTRE (Gosselin), A.-P. Xli. LENTULUS (baron de), 73. LÉONARD, coiffeur de la Reine, 98. LEPELLETIER SAINT-FARGEAU, 103, 184, 204.

LEP 1 T RE, , municipal, 397,437, 448. LESSEPS (F. et C. de), 294. LIMON (G. de), 403.

LINNÉ, 294.

LIOTARD, peintre, 72. LOMAGNE (maison de), 61. LONGHÈVE (Henri de), constituant, 306, 327.

LOUIS XIII, roi de France, 19. LOUIS XIV, roi de France, A.-P. vi, 19, 21, 133, 137, 325, 326.

LOUIS XV, roi de France, 99, 100, 315, 329, 365.

LOUIS XVI, roi de France, A.-P. iv, v, VII, VIII, 9'J, 102, 123, 126, 147, 148, 157, 158, 159, 168, 171, 172, 175, 176, 178, 179, 180, 181, 183, 187, 189, 194, 209, 222, 310, 316, 324, 326, 329, 333, 331, 364, 370, 371, 384, 387, 393, 396, 410, 412, 413, 414, 418, 432, 443, 444, 447, 458, 459.

LOUIS XVIII, roi de France, A.-P. vi, 21.

LOUYBT DE COUVRAY (J.-B.), 174. LUCAS DE L'ALLIER (J.-B.-J.), constituant, 284.

LUCCHESINI (marquis do.), 404, 407, 420.

LUGEAC (Guérin, marquis de), 59, 60.

LUILLIER (procureur de la Commune), 397.

M

MAILLARD (J.-S.-M.), 440, 446. MAINTENON (F. d'Aubigné, marquise de), 136.

MALLET, banquier, 77. MALOUET (L.-A.-V.), 203,213, 201. MANSTEIN (général), 420.

M A RAT (J.-P.), 71, 277, 408.


MARC, officier de fourrières, 356. MARGUERITE DE VALOIS, reine de Navarre, 144.

MABIE-ADÉLA!DE DE FRANCE, 360. MARIE-ANTOINETTE D'AUTRICHE, reine de France, A.-P. vin, 22, 104, 122, 124, 125, 158, 160, 162, 176, 185, 196, 324, 356, 357, 412, 447.

MARIE-THÉRÈSE D'AUTRICHE, reine de France, 21, 136.

MARIE-THÉRÈSE DE LORRAINE, impératrice d'Allemagne, 125.

MARIE.VICTOtREDEFRANCE, 361. MARINO (J.-B.), 436.

MARMORA (comte de la), 73. MARQUIS (J.-J.), constituant, 233, 306.

MARSAN (comte T. de), 32, 89, 435, 437, 438, 444.

MARSAN (chevalier du Lin du Lau de), 43, 44, 45, 55, 56. MARTIN (J.-B.), chanteur, 98. M,&IRTINE AU (L.-S.), constituant, 240, 340.

MARTINI (J.-P.-E.), compositeur, 96.

M AS SON (Frédéric), A.-P. xi. MATIGNON (marquise de, née de Breteuil), 410.

MAURIS (prince de Saint), A.-P.

VIII, 40, 47, 89, 386, 387, 390, 391, 392, 399, 435.

IIAUR y (abbé puis cardinal), 197, 203, 219, 226, 227, 231, 242, 243, 244, 273, 274, 282, 397. MAZARIN (cardinal), 19, 119. MÉDICIS (Catherine de), reine de France, 14, 16. IIERCY-ARGENTEAU (comte de), 324, 372, 374.

MERLIN (Ph.-A.), constituant, 205.

207, 208.

MÉRODE (Elisabeth, comtesse de), 334.

liÉ RODE (maison de), 22.

MESMER, 89, 400.

MIC HO NI s (J.-B.), A.-P. VIIJ, 397, 436, 448.

MILLANOIS (J.-J.-F.), constituant, 284.

MINGUET, notaire, 95. MIRABEAU (H. Riquetti, comte de), 70, 76, 78, 79, 101, 103, 108, 174, 176, 177, 182, 194, 195, 196, 197, 203, 206, 217, 218, 220, 261, 270, 271, 272, 273, 274, 275, 277, 280, 282, 292, 294, 299, 323, 361, 371, 408, 462, 463, 464, 465, 466, 467, 468.

MIR EPO IX (la maréchale de), 88. MOLE (La), 144.

MOLLEVILLE (Bertrand de), 407. MOLLIEN (comte), 204.

MONCRIF (maison de), 251. MONNET (Ch.), peintre, 156. MONTBAREY (prince de), 40, 89. MONTBOISSIEP. (comte de), 163, 164, 166, 168, 170, 205.

MONTCALM (marquis de), 166, 198, 205.

MONTÉGUT (J.-F. de), 133. MONTESPAN (le sire de), 17. MONTESQUIOU-FEZENSAC (Bertrande de), 18.

MONTESQUIOU-FEZENSAC (marquis de), 205, 219, 222, 283, 289, 305, 307, 339, 425, 426, 465.

MONTESQUIOU-FEZENSAC (abbé de), 281.

MONTLOSIER (comte de), 197, 205, 283, 396.

MONTLUC (B. de), maréchal de France, 2, 18.

MONTMORENCY (comte de), cap. des chasses, 361.

MONTMORENCY (Mathieu J.-F., duc de), 204.

MONTMORIN SAINT-HER EM (A.-M. comte de), 173.

MONT MO RIK SAINT-HEREM (comtesse de), 88.


MONTPENSIRR (A.-M.-L. d'Orléans, duchesse de), 21.

MONVEL (de), auteur, 96.

MOREL DE JOIGNY, 95.

MORNAY (Ph. de), 12.

MORRIS (Gouverneur), 200. MOUNIER (J.-J.), 187, 188, 203, 280. MURAT (Le Roi), 2.

MUSSET (Alfred et Paul de), 39 7.

N

NAPOLÉON I", A.-P. VI, 133, 213, 343, 410.

NARBONNE (L.-M.-J.-A., comte de), 381.

NASSAU-SIEGEN (prince de), 390. NASSAU-SIEGEN (Charlotte Gordzka, princesse Sangusko, princesse de), 391.

NAVARRE (Marguerite de), 38. NECKER (J.), 24, 52, 68, 76, 79, 92, 107, 113, 114, 116, 136, 137, 138, 139, 144, 177, 211, 215, 216, 217, 219, 220, 221, 223, 224, 228, 231, 235, 264, 270, 292, 388, 424, 466. NÉRON, archiviste, 45.

NICOD (L.), 111.

NICOLAÏ (maison de), 251. NivERNAis (duc de), 88. NOAILLES (J.-P.-F., duc de), 88. NO AILLE s (L.-M., vicomte de), 89, 166, 168, 198, 204.

NOIR (le prince), 9.

NOLFF (abbé), constituant, 284. NOLIVOS (Quitterie de), 31.

0

OELSNER (Ch.-Eng.), 338. ORANGE (G., prince d'), 91.

ORLÉANS (L.-P.-J., duc d'), 196, 197, 198, 203, 214, 253, 292, 293, 305, 315, 319, 327, 348, 352, 353, 367.

ORMESSON (H.-F. d'), 134. ORMESSON DE NOISEAU, constituant, 198, 204.

OItIlY, banquier, 377.

p

PAINDAVOINE, 435.

PANAT (D.-F., marquis de), 205. PANCHAUD, banquier, 52, 66, 106, 107, 109, 110, 111, 121, 216, 218, 219.

PAOLI (Pascal), 223.

PARDIEU (G.-F., comte de), 224. PARis, architecte, 202.

PASCAL (Blaise), A.-P. x. PASQUIER (E. duc) A.-P. VI. PAVILLET, commis au Saint-Esprit, 57.

PEREYRA, 86, 398, 440.

PÉRIER (J.-C. et A.), 80, 112, 293, 294, 295, 296, 297, 208, 300, 3)1, 302, 304, 312, 313, 362, 363.

PERIGORD (Archambaud, comte de), 329.

PERREAU, voitures de Paris, 329. PEItREGAUX, banquier, 359. PÉTION (J.), 203, 207, 210, 213, 305, 309.

PHILIPPE V, roi d'Espagne, 137. PITT (William), 376.

PLAN (Ph.), 462.

POCHET (F.-J.), constituant, 204. POIRIER (dom), 57, 61, 64. POLASTRON (marquise de), A.-P. vu, 391.

POLIGNAC (duchesse de), 88, 175. PONS (comte, puis marquis de), 32, 40, 89, 90, 120, 397, 399, 435, 436.

PORTAL (comte), 294.


PORTALIS(J.-E.-M.), 344. POTIER (de Lille), 436. POUGEARD (Dulimbert, baron), constituant, 307.

POURRA T, banquier, 107, 292, 293, 300, 337.

PRÉVOST (M.-F.), constituant, 307, 327.

PRIEUR (P.-L.), constituant, conventionnel, 184, 302, 349. PHOLY (comte), 86, 379, 398, 399, 439.

I'ROLY (comtesse), 379. PROVENCE (L.-X. de Bourbon, comte de), 159, 175, 391. PRUDHOMME (Louis), 227. PUYS..\. n: (marquis d'Anselme de), 170.

R

RABAUT-SAINT-ÉTIENNE (J.-P.), constituant, 204, 207, 259. RAFFAELIS DE SAINT-SA U VEUR , év. de Tulle, 135.

RA PILLAR D (Élisabeth, dame Clavière), 69.

R EDO N (Claude), constituant, A.-P.

III, 205, 296.

REGNAULO DE SAINT-JEAN D'AN G HL Y (M.-L.-E.), 204, 205, 282, 284, 313, 318, 332, 350, 363.

REONIKR (duc de Massa), 306, 327. REYBAZ (E.-S.), 71, 79, 108, 109, 218, 263, 270, 271, 274, 275, 276, 277, 384, 408, 462, 463, 464, 465, 466, 467, 468.

RB Y B A Z (J. de Roches, veuve Marchinville, dame), 460. RÉVILLON, négociant, 93. REWBELL (J.-F.), 204, 207, 213, 339, 340.

RIVAROL (A., comte de), 88.

ROBESPIERRE (M.-M.-J. de), A.-P.

II, Ill, 64, 204, 285, 316, 336, 350, 351, 365, 397, 408, 464.

ROEDERER(P.-L.), constituant, 204, 340.

ROLAND DE LA PLATIÈRE (J.-M.), 78, 79, 354, 425.

BONDEVILLE (Mathieu de), constituant, 233, 239, 306.

ROQUES, banquier, 377. ROQUELAURE (A., baron de), maréchal de France, 12.

ROUERIE (Ch.-A. Tuffin, marquis de la), A.-P. ix.

ROUGEMONT, banquier, 77, 377. ROUGE VILLE (A.-D.-J. Gonsse de), A.-P. VIII.

ROUSSEAU (J.-J.). 68, 257. ROUSSEL (H.), 397, 435, 436. ROVERAY (J.-A. du), 69, 71, 217, 263, 270, 276, 408, 424, 460, 462, 463, 464, 465.

ROYE (marquis de La Rochefoucauld de), 22, 34.

ROYOU (abbé T.-M.), 303.

S

SABRAN (marquise de), 88. SAINT-AMARAND OU AMARANTHE (famille Desmiers de), 90, 397, 436.

SAINT-O E RMA 1 N (Cl.-L., comte de), ministre de la guerre, 39, 89.

SAINT-GERMAIN (comte de), aventurier, 374.

SAINT-PRIEST (F.-E. Guignard, comte de), 194, 337.

SALICETTI (Ch.), constituant, 213, 283.

SANDRÉCOURT (M. de), 95.

S A R DAIGNE (Ch.-Emm. 111, duc de Savoie, roi de), 73.

SARRASIN, agent de change, 359, 377.


SARTINE (A.-R.-J.-G.-G. de), ministre, 50.

SARTINEs (C. comte de), 90, 436. SAUSSURE (madame de), 72. SAVONNIÈRES (marquis de), 186, 187.

SÉGUR (L.-Ph., comte de), 88. SÉMONVILLE (Ch.-L., comte de), 204.

SÉNOZAN (mademoiselle de), 329. SIEYÈS (abbé E.), 91, 101, 103, 203, 207, 210.

SILLERY (A., marquis de), 91, 204. SIMÉON (J.-J., comte), 344. SOMBREUIL (maison de), 89. SOPHIE, PHILIPPINE, ÉLISABETH JUSTINE DE FRANCE, 360. SOVLAVIE, abbé, 105, 388. STA EL (A.-L.-G. Necker, baronne de), 381.

STEIBELT, musicien, 97.

sur. L y (M. de Béthune, duc de), 12, 249, 290.

T

TAINE (H.-A.), A.-P., vi, 269, 351. TALLEYRAND (Ch.-M., prince de), 88, 108, 203, 210, 218, 219, 258, 381, 408, 465, 468.

TALLIEN (J.-L.), A.-P. 11, 66. TALMA (F.-J.), 98.

T A RB É (L.-H.), 375.

TARGET (G.-J.-B), 204.

TESSÉ (marquise de), 88. THÉLUSSON, banquier, 52. THÉLUSSON (madame), 72. THILORIER (Jacques), 399, 400. THILORIER (Jean-Charles), 399. THILORIER (Michelle), 399, 400.

401, 402.

THOURET (J.-G.), constituant, 204, 207, 349.

TILLY (J.-P.-A., comte de), 88, 90. TITUSSON, banquier, 371, 318. TOULAN, municipal, A.-P. vin, 397, 436, 448.

TOUR-D'AUVERGNE (Malo Corret de La), 59.

TO UR-D'A U V E RGN (com te de La), 120.

TREILHARD (J.-B.), constituant, 184, 205, 210, 223.

TRESSAN (comte de), 88. TRÉVILLE (comte de), 39.

TRIAL (A.), 96.

TRONCHET, constituant, 20t, 2(J'j, TRONCHIN (docteur), 68. TRONCHIN (madame), 72. TURENNE (le maréchal de), 120.

U

uzès (maison d'), 62.

V

VADIER , constituant, 204. v A ISSIÈR B (Pierre de), 422. v AL OIS, officier de la fruiterie,356. VAN DIR NOOT, 409, !.10, 420. VAUCANSON, 294.

VARLET, 440.

VAUDEMONT (princesse de), 88. VAUDREUIL (L.-Ph. de Rigaud, marquis de), 125, 1 iS, 213.

VENDÓIIE (L.-J., duc de), 131. VERGENNES (comte de). 71, 76. VERGNIAUD (P.-V.), 408.

V ESTRIS (G.), 98.

VtEUSBEUX, 263.

VIGÉE (L.-J.-B.-E.), 88. VILLBIUUVE-BARGEMONT (l'abbé de), 315.


VI RIEU (comte de), 205. VOLFIDS, constituant, 233. VOLTAIRE (A. de), 18, 99, 101. VOULLAND, constituant, 204.

W

WEIDSBAUPT, 404, 405. WESTERMANN, général, 420.

X

x AINTFTAILLES (sire de), 2.

y

YVERNOIS (F. d'), 69, 70, 77, 263.

Z

ZÈDE (de), musicien, 96.



TABLE

AVANT-PROPOS I CHAPITRE PREMIER

LES ORIGINES

Le Béarn. — La Chalosse. —Aspect du pays. — Caractère général des habitants. — Description du polygone géographique où évoluèrent les Batz. — Souche de la famille. — Diverses branches.

— Noms d'origine. — L'évêque de Dax et les combats singuliers.

— La Gascogne anglaise. — Rôle des Batz pendant l'occupation.

— Robert, Jean, Bernard de Batz et Henri III d'Angleterre. — Bernard de. Batz et Édouard Ier. — Lettre de ce roi. — Fortaner et Raymond de Batz. — Lettres d'Édouard II à ces deux seigneurs.

— Lettres d'Édouard III à Raymond de Batz. — Le prince Noir. — Retour de la Guyenne et de la Gascogne à la France. — Confiscation des biens de Bertrand de Batz. — Le patriotisme à cette époque. — Charles VII. — Louis XI. — Manaud de Batz et le roi de Navarre. — Lettres de Henri IV à Manaud. — La prise d'Eauze. — La prise de Fleurance. — La bataille de Cahors. —

Fin mélancolique de Manaud. — Charles de Batz dit d'Artagnan.

— D'Artagnan capitaine des mousquetaires. — Son mariage. —

Ses enfants. — Mission d'Isaac de Batz près de Cromwell. — État des diverses branches de la famille de Batz en 1789 1 CHAPITRE II

LA JEUNESSE DE JEAN DE BATZ

Naissance du baron. — Son père. — Sa famille. — Son enfance, — Son éducation. — Retour à Tartas. — Projets d'avenir. — La recherche des origines. — Les démêlés de Bertrand de Batz et de d'Hozier. — Le voyage à Trenquelléon. — Jean de Batz entre au


service. — Son caractère. — Il est nommé sous-lieutenant. — Il sert en Espagne. — Il est nommé colonel en Espagne. — Retour à Paris comme capitaine de dragons. — Ses plans pour parvenir. — Les papiers de famille. — M. du Lau du Lin de Marsan. — Le marquis de Batz-Castelmore Artagnan. — Le baron de Batz et Chérin. — Opérations financières. — La Compagnie des Indes. — D'Epréménil. — Son amitié pour Jean. — Lutte avec Chérin. — La commission d'examen des titres. — Lettres patentes du roi. — Le baron monte dans les carrosses du roi. —

Il est nommé colonel à la suite au régiment des dragons de la reine. — Ses travaux historiques et littéraires. — Ses recherches sur les origines du régime fiscal de la France. — Le baron de Breteuil. — Jean de Batz entre en rapport avec Clavière et les Genevois expulsés 29 CHAPITRE III

LES DÉBUTS DANS LES AFFAIRES

Genève en 1780. — Étienne Clavière. — La Société du dimanche.

— La Révolution de 1782. — Exil de Clavière. — Son séjour à Londres. — Clavière à Paris. — Il rencontre le baron de Batz. — Projets d'affaires. — Les eaux de Paris et les assurances contre l'incendie. — Le baron fonde la compagnie des assurances sur la vie. — Il en obtient le privilège exclusif. — Ses lieutenants Delessert et Clavière. — État des esprits en 1788. — Les relations du baron. — Son logement rue Ménars. — Charonne. — Marie Grandmaison. — Mouvement mondain. — Préparation des troubles. — Propagande antireligieuse. — Francs-maçons. — Protestants. — Opinion du baron à leur égard. — Les loges maçonniques. — Les assurances en danger. — Le baron sauve la situation. — Lutte entre les banquiers genevois. — Le baron les départage. — Clavière et Necker. — Le baron publie la première partie d'un dialogue politique. — Effet produit. — Il est mandé par le roi. — Ses opinions sur le système de Necker. — Il achète la baronnie de Sainte-Croix près Tartas. — Il se décide à se présenter aux États généraux. — Il est nommé grand sénéchal du duché d'Albret 67 CHAPITRE IV

LES DÉBUTS DANS LA VIE PUBLIQUE

La conjuration d'Orléans. — La reine et la cour décident d'opposer le comte d'Artois au duc d'Orléans. — Premier acte de la contrerévolution. — Le baron de Batz est chargé de faire élire le comte d'Artois. — Les provisions du grand sénéchal. — État d'çsprit


des nobles de province. — Lettres du baron de Batz-Mirepoix. Curieux renseignements. — Enthousiasme de la noblesse provinciale pour Necker. — Opinion contraire de Jean de Batz. — Les Parlements. — L'élection aux États généraux. — Cahiers de la noblesse d'Albret. — La crise financière. — Opinion du baron de Batz. — Il arrive à Nérac pour présider aux élections des États généraux. — Il est élu député de la noblesse de la sénéchaussée de Nérac. — Il se rend à Tartas. — Il prépare l'élection du comte d'Artois. — Il est nommé député de la noblesse de la sénéchaussée de Tartas. — Il refuse. — Le comte d'Artois est nommé par acclamation. — Lettre des électeurs au roi Louis XVI. Départ pour Paris

CHAPITRE V

LE DÉPUTÉ AUX ÉTATS GÉNÉRAUX

Séance d'ouverture des États généraux. — Refus du roi de laisser siéger le comte d'Artois. — Lettre du baron de Batz à Louis XVI. — Plan politique de contre-révolution. — Vérification des pouvoirs du baron. — La chambre de la noblesse veut que le comte d'Artois soit élu. — Opposition de Ch. de Lameth. — Refus du comte d'Artois. — Sa lettre à la noblesse. — Réponse du roi au baron. — Premiers actes de l'Assemblée. — Désappointement du baron. — Triomphe du duc d'Orléans. — Entourage du comte d'Artois. — Les liaisons de Clavière. — Préparation de Jean de Batz aux luttes financières. — Brochures sur les finances. — Seconde édition du dialogue du roi et de l'évêque. — Résumé des opinions politiques du baron. — Son récit des journées d'octobre. — Il dépose contre le duc d'Orléans. — Le pendu décroché. — Madame Beauprez. — Les cavaliers mystérieux. — Prisonnier dans le château. — Faiblesse du roi en face de l'émeute. — L'enquête sur les journées d'octobre. — Le rapporteur Chabroud. Élisabeth Girard. — La sentimentalité d'un révolutionnaire. — L'Assemblée innocente d'Orléans et Mirabeau. — Dégoûts du baron i ^ CHAPITRE VI

LE CONSTITUANT

Aspect de la Constituante. — La salle du Manège. — Les couloirs.

— Coup d'oeil sur l'Assemblée. — Les chefs. — Les états-majors.

— Les comparses. — Les comités. — Comment se nommaient les comités. — Élection des premiers comités. — Les comités de règlement, de vérification, de subsistances. — Où se réunissaient les comités. — Les comités de constitution, des finances, des rap-


ports, des recherches. — Le baron est élu du comité des rapports. — Il va en Hollande pour affaires. — Première discussion des projets de Necker. — Discussion. — Discours du' baron de Batz. — Son projet de budget. — L'abbé Maury et le baron. — Le département des Landes. — Critique de cette division géographique. — Jean décide d'entrer au comité de liquidation. — Il veut retarder l'aliénation des biens nationaux pour entraver la marche de la Révolution. - Il se fait élire membre du comité de liquidation. — Sa composition. — 11 y prend la première place. — Il est nommé rapporteur. — Nouvel incident avec l'abbé Maury. — Il lit son rapport sur les attributions du comité. — Son habileté pour atteindre son but. — Premières attaques contre lui. — Il met dans son jeu le député Demeunier. — Discussiqn de son rapport. — L'abbé Gouttes et les fournisseurs. — Rancune et vengeance de Ch. de Lameth. — Le baron réussit. — La Fédération. — Les soirées royalistes de d'Epréménil. — Les travaux de Clavière. — Nouveaux projets du baron 19D CHAPITRE VII

LE PRÉSIDENT DU COMITÉ DE LIQUIDATION

Les coulisses d'un comité de l'Assemblée constituante. — Situation politique du baron de Batz. — D'Épréménil et Camille Desmoulins. — Discours de Batz sur la dette publique. — Sa fameuse prophétie sur les assignats. — Mirabeau et l'abbé Maury. — AUaques contre le comité de liquidation. — Le baron de Batz le défend aidé de Cazalès. — Nomination de douze commissaires. — Batz présente la justification du comité dans un rapport sur ses fonctions. — Il est élu président. — Il en devient le' maître " absolu. — Son habileté. — Son rapport sur la dette publique. —

Il essaie d'augmenter les pouvoirs du comité. — Le scandale de la compagnie des Eaux de Paris. — Virulent rapport du baron de Batz contre cette compagnie. — Il attaque les frères Périer.

Les frères Périer. — La j^ompe à feu de Chaillot, leur œuvre.

— Rivalité de protection entre le duc d'Orléans et le baron de Breteuil. — Batz propose de casser un arrêt du Parlement. —L'Assemblée accepte. — Prieur fait voter l'impression du rapport. — Duport ministre de la justice. — Protestation des frères Périer appuyée par Regnauld de Saint-Jean d'Angely. — Le baron de Batz soutenu par Brissot. — L'agiotage. — La rue Vivienne. — Décision de Camus et autres de changer le comité de liquidation. — Comité chargé de ce soin. — Le baron y a la majorité. — Camus et la liquidation de la dot de la reine d'Espagne. — Camus suspecté de complaisance pour le duc d'Orléans. — Le baron a un dossier documenté sur cette question. — Protestations de Camus. — Sa vengeance. — Il fait remplacer le comité dont


le baron est maître et président par un comité central. — Protestation indignée de Jean de Batz. — Lutte acharnée entre Camus et le baron. — Séance du 8 mars. — Le baron se promet de séduire Camus 267 CHAPIT RE VIII

LE CAISSIER DU ROI

Commencements de gêne du roi et de la reine. — Lettre de MarieAntoinette dévoilant le plan du baron. — Il accepte la nouvelle organisation de la liquidation. — Noms de divers liquidés. — Batz défend l'ancien comité. — Refus de certaines créances équivoques. — Incohérence de l'Assemblée. — La duchesse de Brancas-Lauraguais. — Prêt d'argent pour le roi. — Mode d'opérer du baron. — Brissot continue à le soutenir. — Malversations du bureau central de liquidation. — Interpellation orageuse. — Camus force les liquidés à abandonner sur leurs créances une contribution patriotique. — La Cour des comptes. — Rapport remarquable du baron sur l'organisation de la comptabilité des finances de l'État. — Opinions de divers constituants sur Jean de Batz. — Sa réponse à ces opinions. — Son rôle dans les couloirs. — L'Assemblée pendant la fuite du roi. — Opinion de Taine sur l'Assemblée. — Nouvelle tentative pour liquider la réclamation de Philippe d'Orléans au sujet de la dot de la reine d'Espagne. — Menaces du baron à ce sujet. — Son caractère généreux. — Les dénonciations de Clavière. — Bon tour joué à Camus. — Nouvelles et intéressantes liquidations de créances. — Deuxième lettre de la reine sur Batz et la liquidation. — Derniers jours de l'Assemblée constituante. — Dernière apparition du baron à la tribune. — Preuve d'amitié de Regnauld de SaintJean d'Angely. — Blanc-seing dans l'affaire des Eaux donné au baron. — Séparation des députés. — Batz signe la protestation du côté droit 323 CHAPITRE IX

LONDRES — COBLENTZ — VERDUN

Plans de contre-révolution. — Incessants besoins d'argent du roi.

— Le baron promet d'en trouver. — Négociations d'assignats. — Séjour à Londres. — Opérations de Bourse. — Spéculations. — Sa manière d'opérer. — La mission Chauvelin-Talleyrand. — Retour à Paris. — Lettres de Coblentz. — Perplexités du baron et du prince de Saint-Mauris. — Marie Grandmaison et la rue Ménars. — Ordres du roi. — Ils se décident à émigrer. — Clavière, ministre des finances. — Discours de Brissot détrompé.1'- Arrivée


du baron et du prince à Coblentz. — Accueil glacial. — Il est nommé aide de camp du prince de .Nassau-Siegcn. — Désillusions. — Retour à Paris. — Témoignage de satisfaction du roi.— Vente fictive de la maison de Charonne à Grandmaison. — Préparation des futurs complots. — Clavière procure des passeports.

— Michelle Thilorier. — Départ pour l'Angleterre. — L'invasion.

— Entente des francs-maçons allemands et français. — Discussion sur l'arrêt de l'armée prussienne. — Causes probables. —

Le baron est au courant. — Guerre religieuse. — Il part pour Bruxelles avertir le baron de Breteuil. — Madame Atkyns. — Entrevues avec Fersen. — Il porte à Breteuil les lettres de Fersen. — Séjour à Verdun. — Plans proposés au baron de Breteuil et refusés. — Il part pour Boulogne-sur-Mer. — 11 décide de lutter seul en plein Paris. - Il prête le serment civique. — Jean Batz négociant 369 CHAPITRE X

LE 21 JANVIER

Valmy. — Les négociations de la retraite. — Le baron de Breteuil éclairé. — Le baron de Batz à Londres. — Son signalement. — Opérations en Angleterre avec les frères Clavière. — Clavière et les Genevois. — Retour de Batz à Paris. — Court séjour en France. — Jean repart pour Londres. — Il recueille des fonds considérables. — Il forme le projet de sauver le roi. — Départ de Londres. — Passage en Belgirrue. — L'abbé d'Espagnac. — Arrivée à Paris. — Son projet. — Son état-major. — Les fidèles. — Les achetés. — Le quartier où logent les conspirateurs. — Devaux et Marsan. — La cachette du roi. — Les derniers préparatifs. — La voiture de Clavière. — Le 21 janvier. — Les angoisses. — Le terre-plein Cléry. — La tentative pour sauver Louis XVI. — L'impression qu'il eut en ce moment écrite de sa main. — La clef du mystère. — Projets de vengeance contre la Convention. — Il faut sauver la reine. — Correspondances de tout genre. — La famUle^Arnault. — Le nez du baron. — Il repart pour l'Angleterre «■ » 419 APPENDICES 45f INDEX ALPHABÉTIQUE ........ . • 469



CALMANN-LË V Y, ÉDITEURS

DERNIÈRES PUBLICATIONS

— 1 .rmat în-S" —

DUC D'AUMALE

Histoire des princes de Condé

7 volumes 52 50 1 volume index 3 50 H. DE BALZAC

Lettres à l'Étrangère, 2 vol. 15 1) C. DE BARANTE

Souvenirs du baron de Barante, 8 volumes 60 »

LOUIS BATIFFOL

La Vie intime d'une Reine de France, 1 volume 7 5(1 MADAME OCTAVE FEUILLET Souvenirs et correspondances

1 volume 7 5U PHILIPPE GONNARD

Les Origines de la Légende Napoléonienne. 1 volume .. 7 50 COMTE D'HAUSSONVILLE Mon Journal pendant la Guerre (1870-1811.), 1 volume 7 50 COMTE 0. D'HAUSSON VILLE La Duchesse de Bourgogne, tomes 1, II et 111 22^50 COMTE O. D'HAIISSONVILLE et G. HANOTAUX Souvenirs sur Madame de Maintenon, 3 volumes...... 22 50 J. LEMOINE et A. LI C H TE N BER GER R De LaVallière à Montespan, 1 v. 7 50 J. LEMOINE

Sous Louis le Bien-Aimé, 1 vol. 7 50 PIERRE LOTI

Œuvres complètes t. 1 a IX.. 67 50

PRINCE HENRI D'ORLÉANS

Autour du Tonkin, 1 volume, 7 50 LUCIEN PEREY

Une Reine de Douze ans — Marie Louise Gabrielle de Savoie, 1 volume.... 7 50 VICOMTE DE REISET Maric-Carolinc, duchesse de Berry, 1 volume 7 50 ERNEST RENAN

Cahiers de Jeunesse{i845-1846h

1 volume 7 50 Nouveaux Cahiers de J ci m—m;, (1846), 1 volume 7 5" E. RENAN et M. BEBTH EUJT

Correspondance, 1 volume,... 7 -A) LÉON SAY

Les Finances e la France sous la Troisième République, 4 volumes 30 .

MARQUIS DE SÉGUfl

Le Tapissier de Notre-Dame.

(1tiî8-169b), 1 volume. 7 5u Julie de Lespinasse, 1 vol ume 7 50 -GASIMIR-STRUENtU

Le Gendre de Louis XV, 1 vol. 7 50 PRINCE DE TALLEY6AND Mémoires, avec une préface-du duc de Broglie, 5 volumes.. 37 50 COMTE DE YILLENEUYE-GUIBEIT Correspondance entre Mademoiselle de Lespinas,.;e et le comte de Cfeuiberi. 1 \',d. 7 50

• EU GÈNE *ELVE!T

Lendemains Révolutionnaires,

1 volume ................ 7 50