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Title : Histoire des peintres de toutes les écoles.... Tome 3 / [par M. Charles Blanc,... et al.]
Author : Blanc, Charles (1813-1882). Auteur du texte
Author : Chaumelin, Marius (1833-1889). Auteur du texte
Author : Lafenestre, Georges (1837-1919). Auteur du texte
Author : Mantz, Paul (1821-1895). Auteur du texte
Author : Demmin, August (1817-1898). Auteur du texte
Publisher : Renouard (Paris)
Publication date : 1861-1884
Set notice : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb36575469s
Type : text
Type : printed monograph
Language : french
Format : 14 vol. : ill., pl. ; 36 cm
Format : Nombre total de vues : 436
Description : Avec mode texte
Rights : Consultable en ligne
Rights : Public domain
Identifier : ark:/12148/bpt6k9739070s
Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, SMITH LESOUEF S-194
Provenance : Bibliothèque nationale de France
Online date : 29/08/2016
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HISTOIRE
DES PEINTRES l> 1-.
TOr T ES LES ÉCOLES
PARIS. — IMPRIMERIE POITEVIN, liUE I) A M I E T T E , 2.
HISTOIRE
DES PEINTRES
DE TOUTES LES ÉCOLES
ÉCOLE HOLLANDAISE
PAR
M. CHARLES BLANC ANCIEN DIRECTEUR DES BEAUX-ARTS
TOME PREMIER
PARIS
VVK JULES RENOUARD, -LIBRAIRE - ÉDITEUR DIRECTEUR-GÉRANT : G. ÉTHIOU-PÉROU
RUE DE TOURNON', X" 6, FAUBOURG S A IN T - G E R M A I N
M DCCC LXI
INTRODUCTION
A L'HISTOIRE
DES PEINTRES DE L'ÉCOLE HOLLANDAISE
[texte_manquant]
E voyageur qui va de Bruxelles il Amsterdam n'a pas plutôt mis le pied sur le sol de la Hollande, qu'il s'aperçoit d'un grand changement. Le climat sans doute reste le môme, le ciel demeure voilé ; la terre, humide et verte, présente encore ces grandes lignes planes, coupées çà et là par la flèche d'une église de village ou par la voilure d'une chaloupe éloignée qui semble voguer sur les prairies ;
mais si l'aspect physique ne change point ou ne change guère, il n'en est pas de même du caractère moral. On est averti tout à coup, à certains détails, que les habitants de la Hollande vivent sous l'empire d'une autre religion, sont mus par d'autres pensées que les populations flamandes. La Flandre est catholique : aussi tout y est large, public et en dehors; les habitations sont spacieuses et facilement ouvertes, les mœurs sont détendues ; la peinture est décorative, pompeuse et grande ; l'art est expansif. La Hollande, au contraire, est protestante ; aussi est-elle fortement marquée à l'empreinte de l'invidualisme et de la vie de famille. Chaque maison est une citadelle défendue par une grille ou par un fossé; les portes sont étroites et closes ; les mœurs sont sévères ; la peinture est privée, recueillie, intime ; l'art est concentré.
Ces lignes, que nous écrivions en 1857, en allant voir la grande exhibition de Manchester, exprimaient l'impression toute récente que nous avions éprouvée dans un quatrième voyage en Hollande
Du reste, si l'art des Hollandais a une si frappante originalité, cela tient à plusieurs causes la différence de religion est une des principales ; mais il y en a d'autres encore, dont les plus puissantes, après celle-là, sont l'indépendance des Provinces-Unies et la forme républicaine de leur gouvernement. Tant que la Hollande a subi le joug étranger, tant qu'elle a vécu sous la domination des ducs de Bourgogne ou sous l'empire de la maison d'Autriche, ses artistes n'ont eu aucune physionomie propre, et les plus illustres d'entre eux n'ont eu aucun caractère national. Au quinzième et au seizième siècle, il n'y a lias de différence notable entre les Hollandais, les Flamands et les Allemands. Corneille Engelbrechts suit les traces des frères Van Eyck, et peint à Leyde comme depuis soixante ans on peignait à Bruges. Lucas de Leyde, son élève, sauf les nuances, pourrait passer pour un compatriote d'Albert Durer. Jean Schoorel, de la NordHo!!ande, du moins avant son voyage en Italie et en Palestine, n'a pas une autre façon de comprendre l'art que Jean Gossaert de Maubeuge, dit Mabuse. Une seule et même manière de voir la nature caractérise alors toutes les écoles septentrionales. Cette manière consiste dans une imitation naïve et littérale du modèle, dans l'expression outrée du détail, dans le scrupuleux rendu de toute chose. Le dessin est curieux, étroit, raide et sec; la coloration est intense, violente et crue. Il semble que les sept couleurs primitives ne se sont pas encore fondues, mêlées et modifiées, chaque ton demeurant ce qu'il est, sans se sacrifier à aucun autre, sans se perdre dans le tout. Les données du peintre sont toujours puisées dans la Bible ou dans le Nouveau Testament. On ne songe encore à peindre ni l'histoire ni les mœurs, parce que l'histoire serait une ,humiliation, et que les mœurs sont celles qu'a introduites le Bourguignon, ou l'Autrichien, ou l'Espagnol.
Vers la fin du seizième siècle, la peinture des Hollandais prend une face nouvelle; mais ce n'est pas encore une physionomie purement hollandaise : c'est une imitation pesante du style italien. Trois peintres célèbres, Martin Heemskerk, Corneille de Harlem et Henri Goltzius, sont les représentants de ce style bâtard, qui procède originairement de Michel-Ange, et qui se corrompt et s'alourdit en passant par les conceptions du génie batave. Durant la période florissante de ces artistes on vit le naturalisme septentrional se mêler étrangement à l idéale élégance des styles romain et florentin. Un Raphaël dépaysé, un Michel-Ange
1 Les 7 résors de l'art à Alanchester. Paris, Pagnerre. -1857.
tudesque et barbare, un alliage malencontreux de vulgarités inévitables et de noblesse aflectéc : voilà ce que devaient enfanter les idées italiennes importées en Hollande par des artistes hollandais.
Et chose remarquable ! ce qui servait d'enseignement à la peinture batave, c'était justement la décadence italienne, car la Hollande était encore bien près de ses débuts, quand l'Italie était déjà dans la phase de son déclin. On vit alors les artistes de Leyde, d'Utrecht, de lIarlern, faire étalage de leur savoir, torturer leurs figures pour leur donner une désinvolture élégante et florentine, accentuer les muscles outre mesure et avec pédantisme, parce que Michel-Ange les avait accusés avec une science profonde ; rechercher les mouvements contrastés et prétentieux, les inutiles raccourcis, et prendre enfin la rhétorique de l'art pour l'art lui-même. A peine avait-elle commencé, comme partout l'on commence, par l'ingénuité d'une imitation enfantine, l'école de Hollande, faute de principes ou faute d'un maître capable de lui en tenir lieu et de s'imposer, donnait tète baissée dans les extravagances de l'ostentation, chargeait sans raison l'ampleur, la vigueur de ses formes, étirait ses figures pour plus de grâce, les gonflait pour plus d'énergie, et en tourmentait la pantomime pour plus d'expression; de sorte qu'elle présentait, dans la période de son épanouissement, le spectacle de cette dépravation qui ne se montre, dans les autres écoles, qu'à la fin de leur carrière. La gravure elle-même, qui, maniée d'abord par Lucas de Leyde, avait été si délicate, si naturelle dans ses procédés, si discrète; la gravure, qui devait dans le siècle suivant produire tant de merveilles, offre en Hollande, au seizième siècle, les mêmes excès que la peinture, les mêmes folies, je veux dire des tournoiements affectés de burin, des redondances, de vains tours de force. Les plus nobles antiques, les plus calmes et les plus sérieux ouvrages sont traduits par des travaux ondoyants et boursouflés qui leur donnent l'aspect d'un maniérisme inattendu, et l'art du graveur tombe dès son origine dans les paraphes de la calligraphie. Voilà ce que la Hollande nous otfre quand elle puise à l'étranger ses inspirations, c'est-à-dire tant qu'elle n'a pas arraché aux Espagnols son territoire et aux inquisiteurs sa foi.
Mais après bien des luttes héroïques, après les guerres qui ont immortalisé les gueux des bois et les gueux de nier, l'unité de la Hollande se constitue, la nationalité se forme et se prononce. L'indépendance des Provinces-Unies, proclamée une première fois par l'Union de Dordrecht, en 1572, est de nouveau jurée en 1579, par l'Union d'Utrecht. Une république puissante, grave et silencieuse s'établit sous la présidence d'un stathouder qu'elle surveille, et alors s'ouvre pour la Hollande une ère de prospérité, de force et de gloire qui durera
plus d'un siècle. Une fois délivrée du duc d'Albe et de ses tribunaux de sang, une fois échappée aux fureurs de l'inquisition et au régime humiliant de la monarchie espagnole, les gueux se recueillirent pour jouir en paix des grandes libertés qu'ils avaient conquises : l'indépendance de la nation, la liberté de conscience et le gouvernement populaire. Ce sont là les trois causes de l'originalité hollandaise dans tous les genres, et l'époque où ces trois grandes causes ont agi dans toute leur force, peut s'appeler l'âge d'or de la Hollande. Libre, elle va offrir un asile à toutes les hardiesses de l'esprit, un cabinet d'étude à toutes les investigations de la science, une hospitalité paisible à Spinosa et à Descartes. Enrichie par le commerce des colonies lointaines et par la persévérance dans l'économie, elle aura des trésors accumulés pour payer dignement les œuvres d'art qui vont de tous côtés se produire, et malgré quelques intermittences de combat avec les plus puissants souverains de l'Europe, elle aura du loisir pour cultiver, pour encourager les arts de la paix.
Les premières années du dix-septième. siècle sont marquées par la naissance des peintres hollandais qui ont fait école, de ceux qui ont donné l'impulsion dans un sens contraire au style étranger : Rembrandt, Van der Ilelst, Albert Cuyp, Gérard Terburg, Metsu, Adrien van Ostade, Adrien Brauwer. Déjà étaient nés Jean Wynants qui annonce W ouwermans et Van de Velde, Van Goyen qui précède Jacques Ruysdael, et Théodore de Keyser qui devine Rembrandt. Lorsque ces artistes ont vingt ou vingt-cinq ans au plus, la scène change, l'école se transforme, le génie indigène fait des prodiges, et cela sans sortir de la sphère étroite où volontairement il s'emprisonne. Le principe de la pure imitation est substitué aux conventions italiennes, à la fausse noblesse des Corneille Cornelisz de Harlem, des Heemskerk, des Goltzius, des Bloemaert. Les personnages historiques du pays même remplacent, dans les tableaux des maîtres hollandais, les vieux saints de la Légende, les muses désorientées du Parnasse batave, et ces allégories, moitié familières, moitié solennelles, qui encombraient la peinture de leurs devanciers. Le peintre prend ses modèles dans la vie commune. Les acteurs qu'il met en scène ne sont plus des princes, mais des bourgmestres, et pour peindre un héros, il n'a besoin que de faire poser devant lui un brave capitaine de la garde civique, un arquebusier du tir de Saint-Sébastien ou du tir de Saint-Georges.
La religion, cependant, qui était le sujet sans cesse renouvelé de l'art italien, n'est pas abandonnée par la peinture hollandaise; mais les textes sacrés y sont interprétés dans un esprit tout nouveau; les figures de la Bible et 'de l'Evangile apparaissent sous un autre
jour que dans les fresques catholiques, si peu chrétiennes par le fond, si païennes par la forme. Vivant au milieu d'une population nourrie de la Bible, les artistes protestants s'inspirent de l'interprétation légendaire qu'en avait faite l'imagination du peuple, et c'est par là qu'ils la rajeunissent. A l'aspect des compositions de Rembrandt, avons-nous dit ailleurs, il semble que nous revivons dans le crépuscule du moyen âge, que les clartés de la Renaissance se sont obscurcies, et qu'un voile de mélancolie s'étend sur toutes les nations de la vieille Europe. Et pourtant, c'est au dix-septième siècle, au moment où s'ouvre l'époque fastueuse et romaine de Louis XIV, qu'il se trouve dans un coin de la ville d'Amsterdam, ville à moitié juive, un homme, un grand peintre, qui, pour la première fois, saisit le côté humain du christianisme, pénètre le sens des paroles de Jésus et découvre cette ineffable poésie, cette tendresse qui ne serait pas plus pénétrante chez les plus grands maîtres de la catholique Italie. Encore une fois, Rembrandt est peut-être le seul peintre qu'ait visité l'inspiration chrétienne, évangélique. Voyez ses contemporains : Poussin traite les sujets de la religion en pur philosophe; les peintres italiens s'occupent de mythologie; le Dominiquin, le Guide cherchent avant tout la beauté, peignent l'Aurore et les jeux de Diane; Ribéra et Zurbaran ne songent qu'à faire frémir le spectateur par la représentation des supplices les plus atroces ou de la grossière terreur du moine espagnol; Murillo s'abandonne aux douces visions d'un pieux enthousiasme, d'une dévotion exaltée; mais personne ne fait entrer dans l'art, autant du moins que Rembrandt, le véritable génie du christianisme; personne ne parait comprendre l'humaine divinité de Jésus-Christ. Rembrandt seul remonte à l'interprétation des grandes hérésies du moyen âge, en même temps que, par un pressentiment héroïque, il vient rejoindre la pensée moderne. Chose étonnante! en effet, le peintre qui avait si profondément senti la sublimité et la poésie de l'Évangile n'a paru un grand poëte qu'aux générations du dix-neuvième siècle. C'est quand la foi s'est affaiblie, quand la religion s'écroule, que tout à coup le sens des Écritures nous touche, et, comme dit Rousseau, que leur sainteté parle à nos cœurst. « Dans ses saintes images de la vie du Christ, Rembrandt a emprunté tous ses types à la Hollande, et cet Évangile hollandais a paru plus vrai, plus naturel, malgré l'innovation des formes et l'anachronisme des costumes, que le Christ et les apôtres empruntés par les maîtres italiens aux traditions de l'art antique. Le Christ de Rembrandt, pauvre,. souffreteux, est le Christ des humbles misères ; ses rabbins sont les docteurs de la
L'0Et/1:re ccrnjilct de Rw.brœndt, décrit et commenté par M. Charles Blanc... Catalogue raisonné de toutes les eaux-fortes du maître et de ses peintures. Paris, Gide. 1859.
persécution, son Pilate est le lâche instrument d'une populace en délire, et cette vérité profonde vaut bien les magnificences de l'art italien. t »
Il faut en convenir, toutefois, Rembrandt est, sous ce rapport, une exception dans l'école de Hollande, et la peinture historique ou religieuse n'y est guère pratiquée que par lui et par quelques-uns de ses disciples. Les maîtres contemporains sont lancés dans une tout autre voie. Cette patrie qu'ils ont conquise avec tant de peine, cette terre qu'ils ont trempée de leur sueur et de leur sang, les Hollandais vont en faire l'objet presque unique de leur contemplation, et les artistes vont se partager l'honneur de la peindre sous toutes ses faces. Chacun va explorer un coin de ce domaine cher à son cœur. Ceux-ci étudieront le paysage, le ciel, les vertes prairies qui se perdent au loin dans une brume sans fin; ceux-là représenteront la mer, tantôt calme, lorsqu'elle vient expirer sur les pâles grèves de Scheveling, tantôt pleine de tempêtes et de naufrages. Les uns nous introduiront dans les] appartements de l'honnête bourgeoisie pour nous faire assister, soit aux collations de la famille, soit aux conversations intimes du foyer domestique; les autres nous conduiront dans un monde plus galant où nous verrons les précieux cavaliers, les gens du bel air, en partie fine avec des femmes élégamment vêtues, doucement coquettes, sans malice et sans défense, mais non sans grâce. Ostade, par contre, peindra les bons paysans dans leur chaumière et les plus naïfs épisodes de la vie agreste. Brauwer, lui, représentera les joyeux fainéants, les ivrognes de bas étage, la lie du musico et du cabaret. Mais tandis que les rustres boivent et fument tranquillement, ou manient des cartes grasses auprès du foyer rustique, les cavaliers d'Albert Cuyp chevauchent au soleil avec leurs écuyèrs et vont rejoindre la voiture d'un grand pensionnaire. Gérard Dow, résumant à lui seul tout un côté de la peinture hollandaise, nous ouvre une fenêtre sur la vie privée, une jolie fenêtre ombragée de vignes et décorée d'un bas-relief d'Amours qui lutinent des chèvres. Sur l appui de cette fenêtre fleurit un pot de géranium; aux montants de pierre est suspendue la cage aux serins. Dans cet encadrement gracieux apparaissent successivement tous les modèles du peintre : la ménagère qui veut marchander une volaille ; la jeune fille qui vient soigner son petit jardin par amour pour ses fleurs et aussi pour montrer un peu sa fraîche figure, et de blonds enfants qui s'amusent à souffler des bulles de savon et a les suivre dans l'air, traversées par les couleurs du prisme. Si nos regards plongent dans l intérieur de ce logis égayé de fleurs et d'oiseaux, ils y rencontrent tantôt
Le Trésor de la Curiosité, dans la lettre à l'auteur sur la curiosité, qui sert d'introductioa au premier volume. Paris, Renouard. 1857. Cette lettre est de M. Adolphe Thibaudeau.
les joies, tantôt les douleurs de l'intimité : ici, une partie de cartes éclairée par une autre fenêtre; là, une lecture de la Bible par les grands parents, ou bien les angoisses de la femme hydropique attendant son arrêt, au milieu de sa famille en pleurs. Quelquefois le peintre se fait voir lui-même jouant du violon ou tenant encore sa palette, à celte fenêtre de prédilection qui embordure toutes ses pensées. Pendant ce temps, Wynants est le premier à peindre la campagne, non plus comme Paul Bril et Roland Savery, dans ces grands aspects sauvages, hérissés et crus de tons qui ne rappellent que des contrées étrangères, mais dans ses détails les plus simples, telle qu'on la voit dès qu'on met le pied hors la ville. Pour charmer nos regards, il lui suffira d'un morceau de terrain sablonneux, d'un tronc d'arbre renversé à l'écorce grisonnante, d'un ourlet de verdure qui court au bord des sentiers ou le long des ornières de la route.
Mais il est dit que toute la Hollande passera devant ce miroir magique de la peinture. Il y aura un artiste pour chacun des usages de la vie, pour chaque nuance du paysage, que (lis-je ? pour chaque heure du jour et de la nuit. Les diverses conditions, les plus humbles comme les plus hautes, auront leur peintre. La cabane du pauvre sera illustrée avec autant de soin et d'amour que les palais aux escaliers de marbre et aux vestibules ornés de statues. Une seconde génération d'artistes complétera cette vaste monographie de la Hollande où va figurer la nature entière. A partir de 1635 ou environ, l'école voit surgir un nouveau groupe de maîtres modestes qui seront tous des peintres illustres, et quelques-uns, à leur manière, de grands peintres : Jean Steen, Paul Potter, Jacob Ruysdael, Hobbema, Wouwermans, Berchem, Karel Dujardin, Pierre de Hooch, Jean Vermeer de Delft, Bakhuisen, Guillaume et Adrien Van de Velde, François Miéris, Arendt Van der Neer. Grâce à ces talents originaux, rares, exquis dans leur petite sphère, presque tous parfaits dans leur genre, il ne manque plus rien à la peinture des Provinces-Unies pour devenir une Histoire des divers États de la Hollande, comme celle qui a été peinte en France par la plume d'Alexis Monteil.
A coté des garnements de Brauwer enfumés dans leurs tabagies, auprès des auberges de campagne où s est arrêtée la charrette d'Isaac Ostade, passent à cheval, en chapeaux à plumes et en bottes à genouillères, les gentilshommes de Wouwermans qui partent pour la chasse, accompagnés de leurs pages, suivis des valets de chiens et des piqueurs. Du haut de son perron aux balustres de pierre, la châtelaine les suit du regard et de loin les salue encore. Quelques damoiselles du château ont voulu être de la chasse, et, montées sur des haquenées blanches, gracieusement penchées sur leur selle de velours noir, elles caressent de grands levriers qui bondissent follement jusqu'à la croupe de leur monture. Elles feignent ainsi de
ne pas entendre les lestes propos que leur adresse le Bassompierre de la troupe. Déjà la harde glapit, la trompe résonne, les faucons chaperonnés s'ébattent sur le perchoir ; mais la marche s'est un instant ralentie, parce que l'un des chasseurs s'est arrêté devant la boutique d'un maréchal de campagne pour faire panser ou ferrer son alezan. Ici, Adrien Van de Velde, plantant son chevalet dans le sable, dessine les promeneurs qui viennent respirer l'air de la plage, les pêcheurs qui leur offrent de la marée et les pauvres qui leur demandent l'aumône, tandis qu'au troisième plan, on voit s'avancer le carrosse à six chevaux du prince d'Orange, qui débouche du bois de la Haye. Là, c'est Pierre de Hooch qui nous ouvre une seconde fois les intérieurs où Terburg et Metsu nous avaient introduits; mais pour nous faire admirer les jeux inattendus de la lumière dans ces demeures honnêtes, silencieuses et propres, où ne pénètre aucun visiteur indiscret, autre que le spectateur, et dont les portes entr'ouvertes et les escaliers tournants ménagent à l'œil une échappée sur les jardins du maître, sur une rue déserte, ou bien sur l'arrière-cour destinée aux soins du ménage. Plus loin, c'est Karel du Jardin qui prétend nous intéresser à lapins humble des pastorales, à un bout de pré où son âne paît, où sa vache dort, à une cour de ferme rendue pittoresque par un groupe de cochons dans leur auge, à une muraille ruinée, tachetée de mousses ou lustrée de lierre, sur laquelle s'enlève un vieux cheval blanc, et le peintre nous fait trouver un charme indéfinissable dans la contemplation de toutes ces choses naïves.
Voici un bocage tranquille et solitaire : les arbres commencent à jaunir, les feuilles d'automne couvrent déjà le chemin qui serpente sous bois ; le ciel est voilé, le vent frais. Sur une colline, à quelque distance, on aperçoit le pittoresque château de Benthem. Jacques Ruysdael est venu promener ses rêveries dans ce bocage ; il est venu prêter l'oreille au bruit du ruisseau qui tombe de la colline et au frémissement des chênes. S'il dessine ce petit chemin mystérieux, ces chênes, ce ruisseau, pour en graver une eau-forte à ses heures; s'il contemple, s'il étudie, pour en faire un tableau, ce paysage fermé qui n'ouvre que sur le ciel, il répandra sur sa peinture, sur son eau-forte même, une mélancolie profonde. Ses feuillages aigus sembleront agités par la brise ; son ciel sera traversé par des nuages ambulants, venus de la mer et d'un ton monotone. Tout ce bocage sera imprégné d'une poésie intime, de cette poésie que la plume ne saurait exprimer, mais qu'il a su faire sentir si bien par la pointe et par le pinceau. Maintenant, si Berghem, l'ami de Ruysdael, vient à passer au bord du même ruisseau, sous les mêmes ombrages, il les fera retentir d'une chanson rustique. Il y amènera toute une famille joyeuse de paysans avec leur petit troupeau. La fermière accorte, fraîche et haute en couleurs, sera montée sur un bœuf et vêtue d'un jupon rouge. Les servantes
laveront leurs pieds dans le ruisseau, les enfants y chercheront des écrevisses, le pâtre portera «
dans ses bras un agneau blessé, et ce bois tout à l'heure si mélancolique, sera égayé d'une manière inattendue par le génie de Berghem.... C'est toujours la même Hollande ; mais Hobbema la voit sous un autre jour et avec une humeur différente. Il insiste sur le côté agreste et même un peu sauvage de son pays, ou, pour mieux dire, de sa province. Il ravive la campagne d'un rayon de soleil qui, passant entre deux nuages, va frapper une vieille masure de briques ou la roue d'un moulin isolé, couvert en tuiles rouges. Armé d'un fusil, suivi de deux chiens, le robuste peintre s'enfonce avec délices dans ce paysage boisé, tantôt accompagné de Wintranc, chargé de peindre les canards qu'ils rencontreront barbotant dans les mares, tantôt avec Philippe Wouwermans ou Adrien Van de Velde, qui doivent animer le tableau par quelques figures de leur façon.
Vienne le grand peintre de la nature, son imitateur inimitable, Paul Potter, et aussitôt la scène change. Nous sommes au milieu d'une prairie sans bornes, coupée de canaux et d'étangs ; quelques clochers bleuâtres apparaissent vaguement à l'horizon, perdus dans l'immensité du lointain. Un troupeau de bœufs et de moutons paissent l'herbe humide. Une vache repue s'endort auprès d'une clôture en planches, et de grands cils blonds couvrent ses yeux à demi clos ; un bœuf se frotte à un vieux tronc d'arbre, un autre baisse la tête après son image réfléchie dans une flaque d'eau ; le feuillage de quelques saules se dessine sur un ciel couvert dont la couleur tranquille fait valoir la variété des pelages. Déjà on voit venir la laitière avec les seaux qu'elle doit remplir, tandis qu'un garçon palefrenier ramène à l'écurie deux chevaux frisons... Rien n'égale pour un Hollandais le charme des peintures de Paul Potter. Il y revoit son pays sous l'aspect le plus familier, le plus aimable et en même temps le plus vrai. Il y respire avec délices les arômes pénétrants de la vie champêtre : c'est là son la Fontaine et son Théocrile : « Ici, le troupeau épars des brebis couvre les tertres de la prairie et, broutant l'herbe à la hâte, remplit le pâturage de ses bêlements ; plus loin, la troupe pesante des bêtes à cornes s'étend sur le tendre gazon et goûte en ruminant deux fois le trèfle fleuri. »
« Dans la soirée, dit M. Viardott, vous traversez une contrée riante où paît à l'abandon un gros bétail dont les pasteurs, embouchant leurs pipeaux, sub tegmine fagi, semblent chanter leurs rustiques Amaryllis; vous avez sous les yeux une idylle comme l'écrirait un Virgile néerlandais, et vous dites à l'instant : voici le peintre de la nature aimable et sereine, Adrien Van de Velde. Plus tard, la lune vient à s'élever au-dessus d'un trône de
1 Musées d'Angleterre, de Belgique et de Hollande. Nouvelle édition. Paris, Hachette. 1860.
nuages, mirant son: disque argenté sur la face immobile d'un étang, qu'entourent quelques chaumières cachées dans l'ombre des aunes et des peupliers ; et vous dites : voici le peintre et le poëte des nuits, Arendt Van der Neer. Une plage d'où s'étend à perte de vue, soit une nappe d'eau calme et transparente sur laquelle se balancent gaiement au soleil des embarcations pavoisées, soit le flot noirâtre de la mer du Nord tourmentant quelque navire en détresse : c'est Guillaume Van de Velde. Un fleuve qui se perd à l'horizon, réfléchissant un ciel gris terne, brumeux : c'est Van Goyen. Une forêt aux futaies gigantesques, aux profondes et lointaines percées . c est Waterloo. »
Dans aucune autre école, on ne trouverait des peintres aussi amoureux, aussi attentifs aux moindres détails, pourvu que ces détails tiennent au sol de la patrie, aux habitudes de la vie familière, aux foyers de ceux que l'on aime et qui vous aiment. Pour les peintres hollandais, chose touchante ! la Hollande tout entière est au sein de l'Europe septentrionale comme un vaste intérieur. Ils peignent les banalités du dehors avec autant de soin et de précieux que l'on peindrait ailleurs les intimités du dedans. Retournez-vous du pâturage à la ville? vous rencontrerez un artiste qui a établi son atelier en plein air, à l'angle d'une place, et qui s'occupe avec délices à peindre un à un les pavés de la rue et les brins d'herbe qui poussent dans les interstices, à compter du bout de son pinceau le plus délicat les tuiles d'une toiture, les briques d'un édifice public ou même d'une maison privée, à exprimer, par des touches, d'une ténuité indicible et d'un scrupule inouï, chacune de leurs nuances, pâles, rosées, cendrées, rougeâtres, et les lignes presque imperceptibles du ciment qui les joint, et des gerçures et des cassures qui seraient à peine aperçues, aujourd'hui, par l'instrument du photographe. A force de patience, à force d'amour pour ces pierres, ces briques, ces tuiles et ces pavés, V an der Heyden parvient à faire un tableau attachant, qui le croirait ? Il rompt, par la perspective linéaire la régularité des surfaces; il rachète l'uniformité des teintes par la perspective aérienne qui en fait sentir les distances inégales et les varie par cela même. En un mot, avec de simples murailles qui n'ont pas même la saveur d'une ruine, ni les pittoresques accidents d'une dégradation quelconque, il compose un spectacle qui ravit nos yeux, parce que l'artiste y a consacré de longues journées de plaisir et de peine, parce qu'il y a mis je ne sais quel minutieux patriotisme et comme une partie de son cœur.
Mais comment ne pas entrer dans cette maison dont les pierres extérieures ont déjà tant de charme? A peine y aurons-nous mis le -pied que nous la verrons toute remplie de
peintres ingénieux et délicats, jaloux d'en illustrer chacun une partie. Le vestibule est déjà un tableau de Van Iloogstraten, où s'élèvent colonnes et statues, où reluisent les pavés de marbre, les murailles de stuc et les rampes de l'escalier. Ici s'ouvre la porte du cellier : c'est par là que Nicolas Maas vient surprendre les servantes en bonne fortune et les galants qui s'oublient à boire. En montant quelques marches, nous entrons dans la salle à manger. Des lustres en cuivre poli sont suspendus an plafond et tordent leurs bras avec élégance. Des tapis de Turquie recouvrent les tables, sur lesquelles scintillent les fines ciselures des aiguières d'argent. C'est bientôt l'heure de la collation, et voici une robuste ménagère de Jean Vermeer de Delft, qui en fait les préparatifs dans l'office. Pendant qu'elle est penchée sur la vaisselle du buffet, tournant le dos à la fenêtre, un rayon de soleil glisse sur ses épaules charnues, accuse les pommettes de ses joues épaisses et modèle son buste avec une rare énergie. Dans l'arrière-cuisine se tient Guillaume Kalf, tout entier à la provision de bouche, qu'il caresse du regard et du pinceau. Un autre artiste s'attachera de préférence aux ustensiles, c'est-à-dire à rendre le luisant du fer gris, les reflets du cuivre rouge, le couvercle foré de la bassinoire et le chatoiement de la lumière au fond des chaudrons polis : ce sera Van Toi. Un autre ne peindra que les huîtres ouvertes, les écrevisses bouillies, les fruits mûrs, et le citron à demi pelé dont le zest tombe en spirale, et le verre de Bohême à demi plein d'une liqueur dorée : ce sera David de IIeeJn. Kalf s'en tiendra, lui, à reproduire les bottes d'oignons et de poireaux, à exprimer le vert tendre du chou et le vert jaune de la citrouille. Ainsi, pour le seul département de la cuisine, — sans parler des modèles de IIondecoeter, que nous entendons piauler dans la basse-cour, — nous avons à nos ordres trois peintres excellents, qui se sont divisé cet humble domaine, et qui savent mettre tant de régal dans leurs peintures, qu'ils feraient oublier à leurs hôtes leur déjeuner véritable.
Dans le salon de conversation nous attendent les gentilshommes de l'art, les officiers élégants de Metsu, qui font avec grâce une solennelle, révérence à la dame de leur pensée; les bourgeoises de Slingelandt, en spencer de velours écarlate et jupe de satin à fleurs, et ses riches bourgeois qui consentiront à poser, s'il le faut, trente séances, pour qu'on puisse piquer un à un tous les points de leur rabat de dentelle... Cependant, au premier étage de la maison, se passent des scènes intimes qui nous seraient inconnues sans l'indiscrète curiosité de maître Jean Steen, qui s'est déguisé en vieux docteur, pour avoir un libre accès dans les petits boudoirs et dans les chambres à coucher. Grave, pensif et capable
en sa robe noire, il tâte le pouls à la jeune fille malade ; de par Galien il ausculte la blanche poitrine des femmes évanouies; il parle sans rire de clysterium dotiare, et il assure, du reste, qu'il a un élixir infaillible pour tous les maux, pour le mal de dents comme pour le mal de cœur, c'est-à-dire pour le mal d'amour. Parmi tant d'artistes qui se bornent à imiter la vie réelle, Jean Steen fait exception par une pointe d'humeur philosophique et par une satire sans aigreur, qui rappelle tantôt la gaieté pantagruélique de Rabelais, tantôt le comique saisissant de Molière. Je ne dis pas le Molière sublime du Tartufe ou du Misanthrope, mais le Molière plaisant et familier de Sganarelle, de Scapin et de Monsieur Purgon. Avant de sortir, ce jovial docteur, qui n'a de noir que son habit, amusera les enfants et s'amusera d'eux; il leur fera tomber dans les mains, dans les poches, des dragées, des gâteaux et des polichinelles, et le mauvais garçon, puer improbus, sera puni en trouvant une verge dans son soulier. Son dernier conseil aux jeunes gens, sera « de jouer de la flûte comme les vieux chantent, » suivant le proverbe hollandais. Mais, à la porte du logis ou à l'angle du quai, Jean Steen va rencontrer son ami François Miéris, et s'il nous prend fantaisie de les suivre tous les deux, ils nous mèneront avec eux dans ces maisons qui peuvent être suspectes à la ville, mais qui sont charmantes en peinture. Les Lais d'Amsterdam feignent de s'y endormir pour avoir l'occasion de livrer leurs épaules d'ivoire aux regards d'un beau cavalier qui entre à pas de loup sur les tapis, conduit par la duègne soudoyée. Pour plus de décence, François Miéris s'appelle un peintre de modes (Terburg et Metsu, Dieu me pardonne! sont qualifiés souvent de la sorte), et cela parce qu'il recherche la beauté et l'élégance, les peaux délicates, les jolies têtes, le satin des jupes et la soie des épagneuls. Partout ailleurs, la mode est un croquis aussi vite effacé qu'il est vite fait. Ici, grâce à Miéris, à Terburg, le costume prend une importance extraordinaire, anormale. Une robe de satin, portée par une jeune fille à qui son père fait la remontrance, forme presque à elle seule un tableau.
Ainsi une galerie de peintres hollandais est une histoire complète de la Hollande du beau siècle, une histoire à la fois morale, politique et naturelle. La vie de tout un peuple, le climat qu'il habite, le sol qu'il a conquis, la mer que sillonnent ses vaisseaux et que ses dunes ont barrée; ses mœurs locales, ses cités, ses demeures, son luxe, ses grands hommes d'Etat, ses vaillants arquebusiers, ses intègres bourgmestres, tout cela est présenté sous les plus aimables couleurs et les plus vraies. Et à ce vaste tableau composé de tant de scènes partielles, il ne manque rien, ni les animaux domestiques, ni ceux du pâturage, ni les oiseaux de la basse-cour, ni les pierres, ni les meubles, ni les plantes. Toute la Flore
hollandaise est dans les bouquets de Van Huysum. Pas un insecte de la Hollande ou de ses colonies, pas un papillon, pas un coquillage qui ne soit précieusement peint par Sibylle Merlan, Héda, Rachel Ruisch. Enfin, pour clore cette petite encyclopédie pittoresque, sans exemple et sans pareille dans le monde, les serpents, les couleuvres, les lézards ont leur peintre; il s'appelle Otho Marcellis.
L'école de Hollande n'est pas seulement originale parce qu'elle ne ressemble ni aux Flam ands, ni aux Français, ni aux Italiens, ni aux Espagnols; elle est originale encore par un privilège que n'ont point la plupart des autres écoles : je veux dire qu'elle est le produit d'un principe, qu'elle est primesautière, comme on disait jadis. A vrai dire, il n'y a d ans l'histoire que trois écoles bien distinctes, parce qu'il n'y a que trois manières d'envisager la nature et de comprendre l'art. Les Grecs ont choisi dans la nature les formes qui étaient absolument belles, et ils en ont composé des figures idéales, des types. Ils sont remontés de l'étude des individus à la conception de l'espèce, et chacune de leurs créations a été l'image d'une des grandes variétés du genre humain. Par exemple, pour caractériser Hercule, ils ont choisi tous les traits qui expriment la force : la tête petite, le col robuste et gros, la poitrine vaste et nourrie, les muscles saillants et fermes, les hanches fines, la jambe déliée par le bas, le front court, les cheveux drus, les frontaux proéminents. Et tous ces caractères physiologiques, ils les avaient harmonieusement rassemblés dans un seul et même modèle, devant servir à jamais de type, de règle, de canon. Appliqué à l'étude de l'humanité tout entière, ce système avait enfanté pour chaque espèce et même pour chaque nuance, un idéal de perfection dont la nature n'avait fourni que les éléments. Lorsque après le long sommeil du moyen âge, l'art antique ressuscita en Italie, des écoles se formèrent, qui, mêlant à diverses doses la nature vivante et l'idéal retrouvé, préparèrent les grands maîtres dans l'art moderne par excellence, la peinture.
Mais, parmi les écoles italiennes, une seule fut dirigée par un principe, et ce principe n'était pas celui des Grecs. Ceux-ci avaient généralisé les formes pour atteindre à la beauté inconditionnelle, absolue, typique : les Florentins procédèrent différemment. La nature leur parut, non-seulement le répertoire des plus belles formes, mais l'artiste le plus habile à créer des types. Ils crurent remarquer que la vie fournissait elle-même, aussi complets, aussi harmonieux qu'on pouvait les désirer, les modèles de force, de imajesté, de grâce, de naïveté ou d'élégance. Pour eux la dignité du commandement, je suppose, devait exister quelque part, et l'on en devait trouver une image vive, une image parfaite parmi les hommes, parce que la nature ne se trompait point quand une fois elle créait des caractères
et ne se démentait alors dans aucune partie du tout. En d'autres termes, ils jugèrent que la beauté était individuelle, que Vénus avait un nom propre, qu'Apollon n'était pas une abstraction pure, mais un être vivant qu'il fallait chercher, et qu'une fois ces types naturels trouvés dans le monde, il suffisait de les copier au vif, d'en bien discerner la physionomie, de la mettre vigoureusement et finement en relief. Le Florentin qui voyait passer sur le pont de l'Arno un bourgeois fier ou une jeune fille délicate, modeste et pure, un reître farouche ou un prêtre austère et digne, s'attachait immédiatement à ce modèle tout façonné, à cet idéal tout venu, et il les introduisait dans sa peinture pour leur faire représenter un podestat ou une vierge, un bandit ou un philosophe. Mais quand le modèle avait été choisi entre mille, le peintre florentin se gardait bien d'y rien changer : il s'en tenait aux accents que lui offrait cet original vivant et agissant; il se contentait d'accuser les traits que présentaient, dans leur réalité et dans leur distinction, les individualités heureuses.
En dehors de l'école florentine, les choses se passèrent autrement : les Vénitiens, les Milanais, les Parmesans, les Romains se distinguèrent, non plus par la manière de voir la nature, mais par la manière de la rendre. Raphaël, qui avait été un Florentin avant d'installer à Rome son existence et sa gloire, Raphaël embellit le modèle, et, selon ses propres expressions, il peignit la nature, « non comme elle est, mais comme elle doit être. » Il rectifia, épura toutes les formes; il jeta le voile officieux de son génie sur les imperfections des plus beaux individus ; mais dans son éclectisme lumineux, il se tint à égale distance de l'école grecque, qui avait créé par l'étude et par l'esprit tous les types humains, et de l'école florentine, qui s'était reposée sur la nature du soin de former elle-même ses types et de les offrir au peintre. Raphaël fut donc -un très-grand maître, mais qui mêla plusieurs systèmes, concilia plusieurs tendances et ne représenta pas un principe entier. Il en fut de même des Vénitiens : ils furent, pris en masse, des décorateurs merveilleux. De même que Raphaël avait vu le dessin en grand, Titien vit en grand la couleur; mais loin de colorer la nature selon leur fantaisie, la plupart des peintres de Venise se laissèrent entraîner aux séductions du ton local. Ils n'obéirent ni au principe de l'idéalisation, qui était celui des Grecs, ni au principe des Florentins, qui était de copier religieusement et tout d'une pièce les individus qui paraissaient être l'incarnation d'un caractère. Le principe des Vénitiens fut d'imiter la nature, sinon précisément comme elle est, du moins comme on l'aime à Venise, vêtue et parée de riches couleurs, animée par le plaisir, égayée surtout par le soleil. Mais ce n était là qu'une méthode mixte, une école croisée.
De même en Espagne, de même en France. Les Espagnols poussèrent l'imitation
quelquefois jusqu'au réalisme le plus grossier, toutefois, en la relevant par l'expression du sentiment religieux; une foi sombre, une dévotion fanatique leur tinrent lieu d'idéal. L'école française, tout en se distinguant par la raison, l'esprit et le goût, ne fut, dans son éclat, qu'une dérivation illustre de l'Italie et de la Grèce. Enfin, les trois principes qui régissent les arts du dessin, l'imitation, l'interprétation et l'idéal, ont été fondus de diverses manières dans toutes les écoles. Mais du jour où la Hollande, secouant la domination étrangère, eut renoncé du même coup au style étranger, elle inaugura son art national sous l'empire d'un des trois principes ; elle se voua tout entière à la pure imitation. Ses artistes ont reproduit la nature telle quelle, triviale et laide quand elle était laide et triviale ; mais ils l'ont vue avec une naïveté si touchante, avec un amour si sincère et si profond, qu'ils sont parvenus à nous intéresser à elle, absolument comme le poëte dont parle Horace, qui nous fait pleurer parce qu'il pleure lui-même. Rien dans le monde, ou plutôt dans leur patrie, ne leur a paru grossier, vulgaire ou insignitiant. Les matelots s'enivrant à la fête, les marauds au cabaret, les fumeurs de Brauwer, les paysans d'Ostade, c'étaient les gueux de mer qui avaient battu l'Anglais à Dunkerque et l'Espagnol à la bataille des Dunes ; c'étaient les vieux soldats de Martin Tronlp et de Guillaume : ils avaient le droit de se reposer et de boire. Le plus simple paysage était pour eux plein de charme, pourvu que ce fût un coin de leur pays, et ils savaient en dégager celte poésie latente, cette âme du monde que nous appelons le panthéisme. Une grève déserte où vient expirer la mer jaunâtre du Zuyderzée, un horizon brumeux et sans fin, un ruisseau, une vache couchée, un pont de bois vermoulu, un peu de gazon sur la route... que sais-je? tout leur semble digne d'attention. Et si Ruysdael a promené sa mélancolie sur ce rivage monotone, si Wynants s'est arrêté devant ces cailloux et ces brins d'herbe, si Van Goyen a peint ce vague horizon, si Wouwermans ou Isaac Ostade ont passé sur ce pont en ruine, si Paul Potter a dessiné cette vache, voilà que nous prenons un plaisir inattendu à nous repaitre d'un spectacle qui, dans la réalité, n'aurait pour nous aucun attrait, aucune saveur, ni même aucun sens. Voilà comment les Hollandais, en partant du principe de la pure imitation, se sont élevés jusqu'à l'expression du caractère et ont produit des chefs-d'œuvre incomparables en leur genre. Voilà comment l'école de Hollande est une des trois écoles vraiment originales de la peinture, et comment, à ce titre, elle peut être placée en troisième ligne, après les Florentins et les Grecs.
Que si l'on veut résumer ces trois écoles par les trois maîtres qui les ont représentées avec le plus d'éclat, il faudra reconnaître que, parmi les grands artistes du monde, les plus originaux ont été Phidias, Léonard de Vinci et Rembrandt, parce qu'ils ont été l'expression la plus
haute du génie grec, du génie florentin et du génie batave. Mais Rembrandt, bien qu'il personnifie l'école hollandaise en ce sens qu'il en est le peintre le plus étonnant, Rembrandt a une physionomie à part, et c'est lui qui a fait entrer dans la peinture de son pays l'élément qui devait un jour la transformer. Tout jeune, il commença, comme les autres, par une imitation naïve, mais forte et serrée. Ensuite sa fantaisie personnelle se fit jour ; il éclaira la nature à sa guise, et, pour lui faire exprimer ce qu'il sentait, il la fit passer par tous les drames du clair-obscur. En l'enveloppant de mystère, il en sauva les vulgarités. Il demeura fidèle sans doute au principe de l'imitation, c'est-à-dire que le premier venu, beau ou laid, lui servit de héros. Ainsi les personnages de la Bible, les rôles les plus illustres étaient joués dans ses tableaux par un modèle pris au hasard ou peu s'en faut. Tel juif qui venait de traverser la rue, lui représentait Abraham; tel garçon misérable, défait, déchu, lui donnait l'idée de l'Enfant prodigue. Tous les hommes étaient égaux devant son génie, et tous, sans distinction, il les admettait aux honneurs de sa peinture, comme le Christ les avait tous admis au bienfait de sa parole et de son sang. Par ce côté, Rembrandt restait dans les données de l'art hollandais ; mais par sa manière d'envisager la nature, il s'écartait sensiblement du principe de l'école, et ce fut lui, je le répète, qui contribua à lui faire perdre son originalité, qui consistait justement dans le naïf de l'imitation. Le paysage, le portrait, l'histoire, la Bible, il vit tout en grand, comme Raphaël, comme Titien. Il subordonna les détails à l'ensemble, les figures au tableau, le feuillé de l'arbre à l'effet de l'arbre, les éléments du paysage à l'effet du paysage. Pendant que Van der Helst, par exemple, guidé par l'imitation, ne voulait rien sacrifier de ce qui frappait et charmait ses regards, ni un bout de dentelle, ni un bouton, ni une ganse, Rembrandt éteignait l'accessoire, mettait à leur place ou noyait dans l'ombre les figures secondaires et jetait un rayon dp- soleil sur les figures qu'il voulait principales ; il dominait la nature de toute la hauteur de sa volonté, et cette réalité que les autres reproduisaient scrupuleusement, il la soumettait à l'arbitraire de son génie. Indifférent sur le choix des modèles, il ne fut Hollandais que par là, car il violenta le principe de la pure imitation, et ces modèles, qui tous lui étaient bons, parce qu'étant des hommes, ils avaient tous une âme, il modifia leur aspect, il interpréta leur physionomie et il les fit servir à l'expression de son humeur propre, de ses pensées. Il est donc permis de dire que Rembrandt introduisit dans l école de Hollande le principe qui devait altérer le caractère de cette école et la rendre plus ou moins semblable à toutes les autres. C'est de lui, en effet, que les Hollandais apprirent à se mettre au-dessus de la nature, alors que leur gloire consistait à l'avoir aimée au point de n'y changer rien, à l avoir reproduite fidèlement en lui abandonnant le soin d'être aimable.
Donc, si Rembrandt est le premier artiste de son pays, il n'en est pas le plus Hollandais, puisqu'il se rattache par un côté de son génie à la famille des autres grands peintres, et que dans une école d'imitateurs prodigieux, il a introduit un idéal nouveau, non pas l'idéal des formes, mais l'idéal du clair-obscur, non pas l'idéal de la beauté, mais l'idéal de l'expression. Aussi, lorsque les Hollandais veulent personnifier leur école, ils nomment Paul Potter; lorsqu'ils veulent l'illustrer, ils nomment Rembrandt. Ces deux noms brillaient en lettres d'or dans la salle d'exposition ouverte en 1858, à Amsterdam, par la société Arti et amicitiœ, et personne ne réclama.
Mais ce qui fait l'originalité profonde de l'école hollandaise est en même temps ce qui fait sa faiblesse et la subordonne. 11 en est des peintres comme des écrivains : ils ne sont grands qu'à la condition de voir en grand, de généraliser. Or, cette puissance de généralisation, elle n'exista point chez les Hollandais, durant la belle époque de leur art. On ne la trouve que dans les œuvres de Rembrandt, et c'est pour cela qu'il ne faut pas juger d'après lui toute l'école, parce qu'il y fait une exception glorieuse. Lui seul a eu assez de génie pour voir l'humanité dans un homme, pour peindre toute la tendresse paternelle dans un père qui voit revenir son fils malheureux, toute la charité évangélique dans l'action du Samaritain qui relève un blessé. Ses figures, ses héros, ses portraits mêmes vivent de la vie universelle ; il en efface les contours pour les marier avec l'air que respirent les autres hommes ; il généralise dans toute la force, dans toute la noblesse du mot. Tandis que les autres font descendre l'histoire à une réunion de portraits, il sait élever un groupe de portraits à la hauteur de l'histoire. Mais Rembrandt, encore une fois, est unique en Hollande sous ce rapport. Considérée dans son ensemble, l'école est allée terre à terre ; si elle a eu le charme de l'intimité, elle est restée dans la petitesse du relatif ; elle a peint certains Hollandais d'Amsterdam, de la Have ou d'Ltrecht, mais non des hommes ; elle a représenté telle dune, tel canal, telle nature, tel paysage, mais non point le paysage universel et l'universelle nature.
Et cependant il faut féliciter les peintres hollandais, —j'entends ceux du bon temps,—de n'avoir pas eu la tentation du style, quand ils étaient si peu faits pour le comprendre. Car la Hollande, telle que l'avaient constituée ses conditions géographiques, ses luttes avec la mer, ses patientes conquêtes et la plus belle de toutes, sa liberté, la Hollande devait trancher sur tous les autres peuples de l'Europe et conserver une nationalité d'autant plus prononcée qu'elle était restreinte. Mal lui en prit de franchir ces frontières et de revenir, sur la fin du dix-septième siècle, au style étranger. Alors parurent de faux peintres d'histoire, des allégories
empruntées, une froide mythologie, toute surpris^^éir^aîr^olépaysée. Alors se forma, sous
l'influence de Gérard de Lairesse, une secte qui, voulant ennoblir la peinture, la sophistiqua par une fade résurrection de la Fable antique, préférée à l'histoire nationale. La Prudence, la Tempérance, la Justice vinrent prendre la place de Kortenaar, de Tromp et de Ruyter. Thésée et Ariane ornèrent les murailles étonnées de l'Hôtel-de-Ville ; Lycurgue, Fabricius, Curius Dentatus, Fabius Maximus, furent substitués à ces braves capitaines d'arquebusiers, à ces fiers bourgmestres qu'avaient immortalisés Théodore de Keyser, Van der Helst, Rembrandt, Govert Flinck, et, au lieu des mâles figures de ses amiraux et de ses échevins, la Hollande eut à contempler les images insipides de la Vigilance, de la Paix, images rapportées d 'Italie ou de France et changées en route. Ce fut là le signal de la décadence. L'école de Hollande tombait précisément par où les autres s'élèvent. Le paysage, la marine, tout se transformait à la fois. Le souffle du Poussin agitait les arbres mythologiques de Van Huysuln, les ordres de Vitruve remplissaient de leurs colonnades les environs de Harlem ou de Delft métamorphosés en campagnes arcadiques, et les eaux de l'Amstel, qui n'avaient porté que des ballots de marchandises, des clous de girofle, du gingembre et des fromages, se voyaient traversées par le cortège imprévu de Neptune, entouré de ses tritons et de ses néréïdes. Ainsi l'ancienne bonhomie était remplacée par une dignité factice, on passait de la naïveté à la boursouflure, et l'école perdait sa virtualité en perdant son caractère.
Il faut le dire, toutefois, les vrais Bataves résistèrent longtemps à cette invasion de divinités grecques et romaines et de héros exotiques. Au dix-huitième siècle, Gersaint, l'habile expert de Paris, étant allé en Hollande rendre visite à un célèbre curieux, Vassenaer d'Opdam, celui-ci, en montrant à Gersaint un tableau d'Ostade, lui disait : « Quand on voit chez vous de « ces tableaux supérieurs de nos maîtres, où la nature est rendue avec autant de finesse, de « vérité et d'art que dans celui-ci, peut-on nous reprocher encore d'être trop attachés à • « leurs ouvrages, et de ne point nous sentir frappés du mérite de ceux des autres nations? « Nous avons peut-être tort, mais nous aimons ces sortes de pièces qui nous représentent « au vrai ce que nous sommes dans l'habitude de voir tous les jours. Nous y reconnaissons « les usages, les plaisirs et les tracas de nos paysans, leur simplicité, leurs amusements, a leurs joies, leurs peines, leurs caractères, leurs passions, leurs vêtements; tout y est « exprimé avec la plus exacte vérité ; rien n'y est fardé. Ils y sont peints selon leur nature : « nous croyons les voir et les entendre, tout y parle : voilà ce qui nous séduit ' »
De nos jours, cette façon de comprendre l'art hollandais a prévalu en Hollande, et la
1 Catalogue raisonné des bijoux, porcelaines, bronzes, tableaux, dessins, estampes de M. Angran, vicomte de Fonspertuis, par E. Gersaint. Paris. 1741.
critique de ce pays, redevenue nationale ainsi que l'avait été autrefois la peinture, regarde la période d'imitation, ou, si l'on veut, de naturalisme, comme celle qui a jeté le plus d'éclat sur l'école hollandaise. « Le principe naturaliste une fois établi, dit M. Van Westrheene l'âge d'or de l'art hollandais s'ouvrit dans toute sa gloire. C'est un fait dont conviendront certainement ceùx-là mêmes qu'il laisse le plus froids. Dès ce moment on s'abandonna avec enthousiasme au bonheur de reproduire tous "les objets de la nature, toutes les scènes pittoresques qui se déroulaient constamment sous les yeux. Bannis du domaine de l'Eglise et décidés à n'y retourner que sous la condition de liberté absolue, les artistes hollandais auraient encore pu se réfugier, fidèles à leur principe, sur le terrain de l'histoire. Si nous devons reconnaître que leur éducation et leur position sociale s'y opposaient bien évidemment, nous ajouterons qu'il n'y avait aucun autre motif puissant qui les portât à renoncer à une tendance où l'abondance des sujets a sans doute bien naturellement aussi contribué à les retenir... A chaque nouvel effort des artistes pour reproduire, jusqu'aux plus vulgaires, tous les objets de la vie domestique, recommença l'étude du caractère individuel. Plus tard, lorsque les données historiques leur présentèrent quelques sujets de tableaux, nous devons avouer qu'ils ne firent guère que donner un titre important à une scène de la vie de l'époque. Toutefois, on ne peut se refuser à reconnaître que, de temps à autre, ils y ont fait preuve d'un talent remarquable et d'une conception dont le caractère individuel de l'œuvre n'a point altéré la grandeur. Enfin, en exploitant la Fable et l'Olympe, l'école hollandaise avait déjà perdu beaucoup de son originalité. Quoi qu'on pense de la nouvelle carrière que l'art s'était ouverte et des procédés qu'il y adopta, il me semble que la Hollande ne s'est transportée qu'avec trop de facilité et d'ardeur vers ces horizons nouveaux. »
En résumé, trois grandes causes : l'indépendance nationale, la démocratie, le protestantisme, ont imprimé à l'école hollandaise son caractère. Une fois libre du joug espagnol, les sept provinces ont eu leur peinture, qui, à son tour, s'est affranchie du style étranger. Profondément affectionnés à leur patrie nouvelle, à cette patrie qu'ils venaient de conquérir sur la mer, de disputer aux armées de Philippe II et d'arracher à l'inquisition, les Hollandais y ont concentré tout leur amour, tous leurs soins, tous les talents que la liberté fait éclore. La forme républicaine, une fois reconnue, les, a délivrés de l'art purement décoratif que commandent les cours et les princes, de ce qu'on nomme la peinture d'apparat. Elle leur a fourni des héros dans la personne de leurs grands citoyens, tels que Barnevelt et Jean de Witt, de leurs
1 Jean Steen. Études sur l'art en Hollande, par T. Van Westrheene. La Haye, Martinus Nijlloff. 1856.
savants, tels que Nicolas Tulp, Huyghens, Boerhaave, et des braves capitaines de leurs compagnies d'arquebusiers, tels que Banning Cook de Purmerland et Corneille Witsen. La liberté de conscience une fois proclamée, les artistes des Provinces-Unies ont abandonné le terrain brûlant de la religion, et lorsqu'un peintre supérieur a voulu toucher aux figures du Christ. de la Vierge et des saints, il a interprété l'Evangile dans un sens qui pouvait convenir à toutes les sectes religieuses, réunies dans un commun respect pour la lettre des Écritures. Enfin, la vie de famille que développe le protestantisme, où chaque père est un prêtre, la vie de famille favorisée d'ailleurs par les intempéries d'un climat sombre, a créé ces innombrables et charmants tableaux de genre qui ont à jamais illustré la peinture batave. parce qu'il a fallu orner les murs de ces demeures intimes devenues les sanctuaires de la curiosité. Mais une autre considération se dégage de toutes celles que nous venons de présenter: c'est que les trois écoles les plus originales de ce monde, savoir : l'école grecque, l'école florentine et l'école de Hollande, se sont toutes trois épanouies sous la protection du gouvernement populaire. Ainsi tombe d'elle-même cette fausse opinion propagée par la courtisanerie, que les beaux-arts ne sauraient fleurir qu'à l'ombre de la royauté. Si la monarchie et le pape ont eu leurs grands peintres, la démocratie a eu les siens. Sa gloire a été de montrer ce diamant qui s'appelle l'art sous ses faces les plus brillantes, les plus caractérisques, et d'ouvrir les trois écoles que personnifient dans l'histoire, Phidias, Léonard de Vinci et Rembrandt.
CHARLES BLANC.
15 septembre 1860.
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LUCAS DE LEYDE NÉ EN 1494. — MORT EN 1533
Heureux temps pour l'épanouissement des arts, que les dernières années du quinzième siècle! Partout le génie humain marche rapidement à la perfection ; partout il est près de l'atteindre~ Les mêmes années qui voient grandir Le Titien à Venise, Raphaël à Pérouse, André del Sarte à Florence, Albert Dure à Nuremberg, voient naître le Corrège dans le duché de Modène, Holbein à Augsbourg, Lucas de Leyde en Hollande. Oui, c'est le plus bel instant dans la vie, que celui qui précède l'apogée, car l'idée de la décadence n'est pas encore présente à l'esprit; c'est aussi l'époque la plus intéressante à étudier dans l'art. A la veille du seizième siècle, la
peinture est encore jeune, il lui reste encore des progrès a faire, des magnificences a inventer; elle touche aux saveurs de la maturité sans avoir perdu toutes les grâces de la jeunesse, elle promet plus de splendeurs qu'elle n'en montre et en annonçant les merveilles qu'elle est sur le point d'accomplir, elle laisse par cela même à notre imagination le plaisir inexprimable de les prévoir.
Lucas de Leyde vint au monde la même année que le Corrège, en 1494, et dans la ville qui un siècle, plus tard, devait donner le jour à Rembrandt, dans cette ville de Leyde qu'il a illustré en lui prenant son Born. Tous les grands artistes de la Renaissance, à l'exception d'Holbein, étaient donc nés avant lui ; mais, grâce il l'étonnante précocité de son génie, Lucas de Leyde eût bientôt pris rang parmi eux et se trouva leur contemporain. Cette précocité fut telle qu'on se demande s'il n'y a pas quelque erreur dans la date de sa naissance, et s'il est possible que l'homme qui a composé et gravé en 1508 l'estampe du j/oine Sergius n'eût pas alors plus de quatorze ans. Que dis-je ? selon Carel Van Mander, Lucas de Leyde aurait commencé dès l'âge de neuf ans à publier des estampes de son invention, et Sandrart qui le dit après Van Mander, ajoute que ces estampes, si elles ne portent point de date, sont tout-a-fait semblables, omnino similes. à celles qui sont marquées du monogramme et de l'année. Ce qui est certain, c'est que les premières planches de Lucas de Leyde sont aussi belles que les dernières, si même elles ne sont pas, sous quelques rapports préférables, et qu'ainsi l'on peut dire de lui ce qu'un proverbe latin a si bien exprimé d'une façon générale : La vocation démange de bonne heure ceux en qui elle doit persister : Urit maturè quod vult urtica manere.
Bien qu'il n'eût pas besoin de maître, pour ainsi dire, ayant reçu de la nature les notions infuses de l'art, Lucas de Leyde fut d'abord l'élève de son père qui s'appelait Hugues Jacobs et qui était lui-même un habile peintre; il devint ensuite le disciple de Corneille Engelbrechts qui suivait la manière des Van Eyck. Telle était son ardeur au travail, que souvent il y passait les nuits, malgré les tendres remontrances de sa mère qui craignait pour lui les suites d'une application aussi excessive. Ses instruments de jeux, dit Sandrart, étaient le charbon, la craie, les plumes, les pinceaux, le burin et il ne voulait d'autres compagnons que les apprentis orfèvres et les enfants qui fréquentaient comme lui les ateliers de peinture. Sans cesse il dessinait tout ce qui est du domaine de l'art, les têtes, les pieds et les mains, les figures entières, les costumes , les fabriques, les paysages, et il apprenait ou plutôt il devinait si aisément toute chose qu'avant d'avoir atteint sa douzième année, il savait déjà pratiquer la peinture à l'huile, à la détrempe et sur verre, et, sans parler du génie de la composition que personne ne lui avait enseigné, il possédait à fond le talent de couper le cuivre et celui de l'eau-forte, qu'il avait appris en voyant un armurier faire mordre des ornements sur des cuirasses. C'est ainsi qu'à l'âge de douze ans, il peignit en détrempe une histoire de saint Hubert pour le seigneur de Lockorst, qui lui en donna douze florins, autant de florins qu'il avait d'années
Le moine Sergius tué par Mahomet fut gravé en 1508, avons-nous dit, quand le peintre avait quatorze ans et c'est la première pièce .de Lucas de Leyde qui porte une date. Ce qui frappe tout d'abord dans cette estampe, d'ailleurs si étonnante par l'invention des raccourcis et sous bien d'autres rapports, c'est qu'elle ne peut émaner d'un novice, bien qu'elle émane d'un enfant. Il est clair qu'un tel morceau est l'œuvre d'un artiste déjà consommé, qui non seulement possède tout ce qu'on a su avant lui, mais qui devine un élément de perfection dont le modèle ne se trouvait encore nulle part, du moins en Hollande, la perspective aérienne Le fond du paysage, le groupe d'arbres qui s'élève sur la gauche dans une demi-teinte grise, les lointains gravés avec une légèreté qui en fait sentir la distance, tout cela est nouveau dans l art du graveur et même dans la peinture. Aussi les Italiens en furent-ils étonnés, et Vasari, en faisant l éloge des estampes de Lucas de Leyde, alla jusqu'à dire qu'elles avaient ouvert les yeux à beaucoup de peintres, en ce qui touche la dégradation insensible des objets à mesure qu'ils s'éloignent de nos regards. « C est à peine, dit l'artiste écrivain, si l'on obtiendrait avec des tons de couleur un effet aussi juste. »
En vérité, plus on examine ces précieuses gravures de Lucas, plus on est surpris de trouver tant de science associée à tant de jeunesse. Qui pourrait croire, par exemple, en voyant le grand Ecce Homo, gravé en 1510 , que c est l ouvrage d 'un artiste de seize ans? Avec quelle aisance il y a groupé et remué plus de cent figures! Quelle grandeur dans la mise en scène! Quel beau fond d'architecture fuit en perspective et encadre toute l'ordonnance! Sans doute, un maître moins naïf aurait conçu d'une autre manière
l'arrangement du sujet; il eût donné plus d'importance à la figure du Christ: il ne l'eût pas rejetée au troisième plan de la gravure, j'allais dire du tableau; mais personne, assurément, n'aurait su mettre plus d'intérêt dans ces groupes variés, plus d'expression dans leur pantomime ni autant de naturel; personne n'eut mieux fait parler cette populace dont les gestes et les cris demandent la mort de celui qui veut donner son sang pour elle. Rembrandt s'inspirera un jour de cette magnifique estampe et lui seul en égalera la beauté, en répandant la chaleur de son génie et le prestige de sa dramatique lumière sur une composition
1, E CHIRURGIEN.
qui, évidemment, était présente à ses souvenirs, lorsqu'il grava d'une main si émue son- Christ présenté (111 peuple. Tempérament calme et doux, esprit délié , attentif et profond , Lucas de Leyde, sans atteindre au même degré d'émotion, a plongé tout aussi avant dans l'âme humaine; il a vu tout aussi clair dans I;t nature, et l'on peut dire de lui ce qu'en a dit Vasari. « Il semble que les scènes représentées par Lucas n'ont pu se passer autrement qu'il ne les représente »
Van Mander assure que Lucas de Leyde bien qu'il fut graveur, ne laissait pas de peindre assidûment. Il
1 Sono le compositione delle storie di Luca molto proprie e fatte con tan ta chiarezza e in modo senza confusione che par proprio, ehe il fatto ch' egli esprime, non dovesse essere altrimenti. Vasari, parte terza, primo volume.
cite même un certain nombre de peintures qu'il a sans doute vues de ses yeux, car il les décrit en détail. Il mentionne une Rebecca d la Fontaine que possédait, à Leyde, le sieur Zonnevelt, une Histoire de Joseph peinte à la détrempe pour un brasseur de' Delft, un Jugement dernier qui fut fait pour décorer l'hôtel-de-ville de Leyde et qui s'y voit encore, un tableau du Veau d'or qui était à Amsterdam dans la rue appelée Kalverstraat, un triptyque appartenant, du temps de Van Mander, à l'empereur Rodolphe et représentant, sur la tablette centrale, une Vierge au raisin et, sur les volets, une Annonciation et une femme agenouillée à qui la Madeleine montre le Christ; enfin un vitrail où Lucas de Leyde avait peint les filles de Jérusalem qui viennent en dansant au devant du jeune David, vainqueur de Goliath. Ce vitrail était en la possession du fameux peintre Goltzius, qui avait aussi acheté et payé un très-grand prix le dernier tableau de Lucas, l' Aveugle de Jéricho. De tous ces morceaux, il n'en existe aujourd'hui qu'un seul, du moins à notre connaissance : c'est le Jugement dernier, que l'on conserve pieusement à l'hôtel-de-ville de Leyde et que nous y avons vu il y a cinq ans. Le panneau du milieu contient une multitude de petites figures des deux sexes, et de figures nues. Le type des femmes est plein de douceur ; les chairs sont traitées d'un pinceau tendre et délicat, mais avec un naturalisme naïf qui accuse toute la roture des formes, des jambes cambrées, des pieds plats, des corps à la fois potelés et pauvres. La vérité néanmoins n'est pas aussi cruelle chez Lucas que chez Albert Durer et l'on ne trouve point, parmi ses femmes nues, de ces laideurs repoussantes que le peintre allemand a si souvent gravées d'une pointe inexorable, comme par exemple, la Grande fortune. Sur les volets sont peints les apôtres saint Pierre et saint Paul assis, dessinés et drapés d'un meilleur goût que le figures du Jugement dernier, lesquelles présentent les contours ressentis et anguleux de la manière tudesque. Quant au coloris, c'est celui que Lucas de Leyde tenait de son maître Corneille, qui se rattachait à l'école de Bruges. Cependant les tons exaltés des Van Eyck sont rompus en fines nuances dans le tableau du peintre hollandais. Lucas s'élève comme eux aux notes les plus aigües de la gamme, mais dans un mode mineur, si l'on peut ainsi parler, de façon que ses couleurs éclatent sans violence et que l'œil en est caressé autant qu'ébloui.
Quoi qu'en dise Van Mander, Lucas de Leyde a du s'occuper beaucoup plus de graver que de peindre. En effet, c est à peine si dans toute l'Europe on compterait aujourd'hui quinze ou vingt tableaux authentiques de sa main, non compris ceux que Van Mander a cités. Or, bien qu'on ait perdu la trace de ces derniers morceaux, il n'est pas possible d'admettre qu'on ait laissé périr en grand nombre les peintures d'un homme qui fut de son vivant si célèbre et dont les moindres estampes sont, depuis plus de trois siècles, si religieusement conservées par les amateurs. Et ce qui prouve qu'on a toujours estimé très-haut ces peintures, c est que les magistrats de Leyde ne voulurent se dessaisir à aucun prix du Jugement dernier, et résistèrent aux offres brillantes que leur firent des souverains. Mais lors-même que Lucas de Leyde n aurait mis au jour que ses estampes, il n'en serait pas moins un artiste de premier ordre. Là se trouvent du reste, toutes les qualités de son génie : l'originalité dans l'invention, la finesse, la curiosité d'un dessin qui entre dans les plus intimes secrets de la nature, l'expression par le geste, l individualité profonde des physionomies, tantôt ingénument gracieuses, tantôt d'une difformité qui touche au grotesque et demeure pourtant sérieuse, enfin une variété inépuisable de figures et de costumes, d observations sur le vif et d'ingénieuses pensées.
Heureux celui qui possède, en bonnes épreuves, toutes les estampes de Lucas de Leyde! Pour nous, qui avons eu à notre disposition l'œuvre si magnifique et si rare du Cabinet des Estampes, nous avons éprouvé les plus vives jouissances à le parcourir attentivement, à l'étudier de près, à regarder faire le graveur comme s 'il eût manié le burin sous nos yeux. Il n'est pas d'heure mieux employée pour qui cherche le bonheur dans les régions de l 'ai-t. Les grandes scènes de la Bible ont passé devant nous, depuis la légende tragique du premier homme jusqu'à l'histoire de Suzanne et des vieillards. La férocité de Caïn, la désolation de sa mère à la vue du cadavre d 'Abel, la luxure de Loth enivré de vin et d'amour par ses la douleur d 'Agar chassée au désert, la trahison de Dalila, la douce émotion de Saül écoutant la harpe de David, le dépit d'Aman condamné à mener lui-même le triomphe de Mardochée... tout cela est
exprimé d'une manière neuve et bien sentie, naturelle et néanmoins imprévue. La main de l'artiste a toujours ëté guidée par son cœur. Elle est touchante aussi et curieuse, l'histoire de Joseph. Il n'est pas une figure qui n'y exprime une intention, pas d'accessoire qui. soit inutile. La composition n'est ni vide. ni
VIRGILE DASS UN PANIER.
encombrée; elle a du mouvement et du repos. Ajoutons que le peintre y a mis un" tel accent, de vérité qu'il paraît tout simplement retracer ce qu'il aurait vu. Nous ne savpns si' cette jolie suite est la même que graveur peignit en détrempe pour un. brasseur de Delft. Il est certàin que Lucas de Leyde avait une si fertile imagination qu'il aurait pu varier à l'infini les formes --de" sa pensée, sans sortir des limites d'une vraisemblance parfaite. Ainsi le péché d'Adam et Eve, le crime de Caïn, le renvoi d'Agar sont
représentés plusieurs fois, dans son œuvre, sous différents aspects, et chaque fois l'on peut dire aveè Vasari : il semble que la scène n'a pu se passer autrement, non dovesse essere altrimenti.
La même facilité d'invention se fait voir dans les sujets du Nouveau-Testament où Lucas de Leyde a multiplié les variantes de son génie. « Lucas a gravé le Christ à tous les âges, dit M. Renouvier, d'après un modèle petit, placide et triste, la barbe rare, les cheveux négligemment ordonnés. La Vierge, faite aussi à des âges différents et sous des costumes variés, est une Hollandaise aux traits arrondis et au maintien rassis, tenant avec aisance un enfant grassouillet et mignard; l'agencement du groupe est toujours plein de naturel et de sentiment; les draperies sont amples, à plis empesés, mais très-habiles 1. » J'ajoute ici que la variété est un des traits caractéristiques de Lucas de Leyde. Non-seulement il a remué toutes choses, comme eut dit Montaigne, mais il a introduit dans chacune de ses représentations les diversités les plus intéressantes de physionomie et d'ajustements. Personne n'a vu dans sa pensée ou plutôt n'a observé dans la nature des airs de tête plus singuliers, de plus étranges costumes. Ses types sont si originaux qu'ils mordent sur la mémoire et ne s'y effacent plus. Son œuvre est tout un monde : on y voit les saints du Paradis et les dieux de la Fable, les gentilshommes et les gueux, les lansquenets et les paysans, la gente demoiselle et la sorcière édentée, la grande dame au bois et la laitière à l'étable, des pélerins, des moines, des fous, des chasseurs, le diable, la mort; et des animaux domestiques, et des rinceaux d'ornements, des mascarons, des armoiries, des portraits parlants comme celui de l'empereur Maximilien, des scènes familières, des paysages. Ici un opérateur de campagne va inciser l'oreille d'un villageois qui déjà grimace de peur; là un charlatan, entouré de ses drogues, arrache les dents à un rustre qui crie la douleur, pendant qu'on lui vole son argent dans sa giberne ; plus loin, c'est le poète Virgile qu'une courtisane a suspendu à une fenêtre dans un panier; car le peintre hollandais, comme d'autres artistes de son temps, a illustré ce conte ridicule inventé au moyen-âge par les contempteurs du génie païen 2. Mais à cette variété de héros et de sujets se joint une variété non moins curieuse, celle des costumes. Ainsi les estampes de Lucas de Leyde sont comme un vaste répertoire de toutes les manières imaginables de se vêtir et de se coiffer. L'ethnographie de la Renaissance est là tout entière et même celle du moyen-âge, grâce à la persistance de certaines modes. Les femmes portent la résille espagnole, le chapeau à bourrelet, le béguin monastique, ou le béret enrubanné, assez haut placé pour laisser voir les tresses et les bandeaux. Les hommes se coiffent pompeusement du chapeau à plumes ou élégamment du bonnet de mezzetin à crevés; les uns ont des casquettes de loutre, les autres des capuchons à glands; le juif fait briller à son turban des pierreries, le malade rabat ses mentonnières, le page relève ses oreillettes, le docteur enfonce gravement sa barette sur les yeux, l'ecclésiastique porte dignement son aumusse. Et au moyen de cette variété de costumes qui semble faite uniquement pour amuser l'œil, le peintre a quelquefois atteint un but plus élevé : ainsi dans sa belle estampe du Calvaire, il laisse voir clairement l'intention de réunir sur la montagne sainte des individus de toutes les nations, comme s 'il voulait exprimer que tous les peuples de la terre participent au bienfait du sang versé sur la croix.
C est encore un trait remarquable, chez Lucas de Leyde, qu'il s'est plu souvent à rejeter dans les plans reculés de sa composition le principal personnage de son tableau. Plusieurs de ses grandes pièces, l'Ecce homo et le Calvaire, par exemple, nous font voir Jésus-Christ dans l'éloignement, tandis que les devants sont occupés par des groupes secondaires, ou même par des figures tout-à-fait accessoires. On dirait que
1 Des Types et des Manières des maîtres graveurs, par Jules Renouvier, Jlontpellier, 1853-1855. Excellent ouvrage.
Le vieux roman ces tait s merveilleux de Virgile, représente ce grand poète comme un fameux magicien. Quand Virgile, pour se venger de la courtisane, a éteint tout ce qu'il y avait de feu dans la ville de Rome, l'Elupereur lui demande conseil : « Vous ferez, répond Virgile, ung escharfault au marché et en iceluy escharfault vous ferez monter toute nue en sa chemise la damoiselle qui devant hier me pendit en la corbeille, et ferez crier par toute Rome que qui vouldra avoir du feu vienne à 1 escharfault en prendre et allumer à la nature d icelle damoiselle, ou autrement ils n'en auront point, et sachez que l'un n'en pourra donner à l 'alitre, ne vendre, ne prester, ne autrement n 'en pourra nul allumer. » Ce sujet bizarre a été reproduit en estampe. V oy. dans le Peintre graveur de Bartsch l'OEuvre de Georges Pencz.
le peintre veut que nous traversions tout le tableau pour aller trouver le groupe essentiel, et qu'il n'a éloigné son héros que pour nous inviter plus vivement à nous en approcher. La même observation s'applique à d'autres estampes de Lucas, au Baptême du Christ, à quelques pièces de la Passion, et à la fameuse planche de Virgile, où le poète est représenté suspendu à une fenêtre très-éloignée, dans un panier que l'on apercevrait à peine si les figures du premier plan n'attiraient sur ce panier l'attention du spectateur en le lui montrant du doigt. Mais, quelle charmante pièce! que d'originalité dans l'arrangement! quelle fermeté dans le dessin! les raccourcis de certaines figures annoncent déjà le sentiment de l'élégance
LA LAITIÈRE.
italienne; les têtes sont expressives et vivantes, or l'estampe entière offre deux éléments nouveaux dans l'art des Pays-Bas, le clair-obscur et la perspective aérienne. Le poète en son panier, et la courtisane qui le regarde de la. fenêtre voisine, sont à une grande distance du premier plan, non seulement parce que le graveur a su affaiblir graduellement ses teintes, mais aussi parce que les vigueurs du groupe de devant, placé sous un vestibule, forment un repoussoir décidé qui fait encore mieux fuir le lointain. Vasari trouvait si belle cette estampe de Virgile, qu'il supposa qu'Albert Durer, piqué d'émulation, avait imaginé et gravé son célèbre Cheval de la Mort, pour soutenir la concurrence d'un rival si redoutable ; je dis qu'il le supposa, car il ne prenait pas garde que la planche d'Albert Durer avait été publiée en 1513, c'est-à-dire douze ans avant le Virgile de Lucas de Leyde, qui porte la date de 1525 \
1 Il est assez singulier que cette remarque ait échappé à Bartsch et aux auteurs du Manuel des Amateurs, qui ont cité Vasari.
Mais, si Vasari s'est trompé sur ce point, il n'est pas moins vrai qu'il exista, entre Albert Durer et Lucas de Leyde, une noble rivalité, qui loin de jamais dégénérer en jalousie, se changea au contraire en une amitié fraternelle. Albert Durer raconte lui-même dans son journal de voyage, que se trouvant à Anvers en 1521, il reçut une invitation de maître Lucas. « C'est un petit homme, » dit-il; « J'ai fait son portrait au crayon. » Et nous savons en effet par Van Mander, que Lucas était fluet, petit et chetif, autant qu'Albert Durer était grand et fort, et que ce contraste fit l'étonnement naïf des deux artistes. Quelques biographes ont même écrit, je ne sais sur quel fondement, que les deux peintres se virent à Leyde et peignirent leurs portraits sur un même panneau. Quoiqu'il en soit, on peut regarder Albert Durer et Lucas de Leyde comme les princes de la gravure dans les Pays-Bas. Dire quel fut le plus grand de ces deux grands artistes, ce serait difficile. L'un paraît plus poète, parce qu'il s'élève dans les régions nuageuses du fantastique ; l'autre avec autant d'imagination, se tient plus près de la nature et demeure plus naïf. Si le dessin d'Albert Durer est plus savant et plus fin, Lucas de Leyde l'emporte à son tour par le génie de la composition, je veux dire seulement par le talent d'agencer un grand nombre de figures et de les distribuer en groupes heureusement balancés. Sous le rapport de l'exécution, les deux maîtres ont poussé aussi loin l'un que l'autre, l'art de couper le cuivre et d'exprimer par la conduite des tailles, la diversité des substances, comme par exemple, la rugosité des troncs d'arbres, le mouvement des feuilles, le poli des métaux, le soyeux ou la raideur des étoffes, le poil des fourrures; mais ce qui est admirable, chez Lucas de Leyde, c'est l'art de diminuer insensiblement la profondeur des hachures, de façon à rendre la dégradation des objets telle que nous la voyons se' produire dans la nature, au fur et à mesure de leur éloignement. Tandis qu'Albert Durer voit ses-lointains avec une netteté impossible et aussi rigoureusement accentués que s'ils étaient tout près de son œil, Lucas de Leyde réserve pour le devant de sa composition, sinon ses travaux les plus larges, du moins ses noirs les plus fermes, car les différences de largeur dans la taille n'étaient pas encore imaginées : c'est un progrès qui restait à faire ; on ne le fit que du temps des Goltzius. Enfin si les gravures d'Albert Durer sont plus attachantes par un côté mystérieux et poétique, et par les sentiments ou les idées qu'elles font naître, l'œuvre de Lucas de Leyde est plus amusant, plus instructif, par cette incroyable variété de costumes qui nous fait vivre, pour ainsi dire, au quinzième siècle et de la vie intime d'alors. Le parfait naturel de ses mouvements et de ses attitudes est aussi une qualité qui rend les estampes de Lucas extrêment intéressantes pour le peintre, et il est évident pour nous, que, cent ans plus tard, tandis que le Guide étudiait ces précieuses estampes et en tirait, de son propre aveu, de grands secours, Rembrandt les dévorait des yeux et y puisait souvent de belles idées, bientôt transformées il est vrai par son génie. Ce fut une des plus vives admirations de Rembrandt que les gravures de Lucas de Leyde, et Sandrart rapporte que dans le temps même ou le sieur de Spiring, envoyé de Suède en Hollande, payait cinq cents florins pour une épreuve de la Grande Agar et quatre cents florins pour l Espiègle (une des plus rares et des plus charmantes pièces du maître]), Rembrandt poussait à plus de mille florins, dans une vente publique, quatorze estampes de Lucas de Leyde, parmi lesquelles se trouvaient le Calvaire, ] 'Ecce homo, la Danse de la Madeleine, la Conversion de saint Paul. Il faut ajouter ici que Lucas ne faisait paraître aucune épreuve qui eut un défaut quelconque. Sa fille a raconté, (dit Van Mander), qu elle lui avait vu brûler une quantité énorme d'épreuves mal imprimées, ou déflorées par quelque maculature. On doit en conclure que toute épreuve de Lucas de Leyde qui n'est pas belle d'impression, n'a pas été tirée du vivant de l'auteur.
Un homme qui aimait son art avec tant de passion a dû vivre heureux. Van Mander nous apprend du reste, que Lucas de Leyde, jusqu'à l'âge de trente-trois ans, eut tous les genres de bonheur. Marié à une noble et riche demoiselle de la famille Van Boschhuysen, il était riche lui-même du produit de ses estampes. Il put donc satisfaire et son amour de la vie intime et le goût du luxe qui était chez lui très-prononcé. A l'âge de trente-trois ans, en 1527, ayant formé le projet d'aller visiter tous les peintres illustres des Pays -Bas, il fit équiper à ses frais un yacht de gala et se donna le plaisir de voyager comme un grand seigneur. A Middlebourg, il rendit visite à Jean Gossaert de Maubeuge, dit Mabuse, et il lui offrit un
magnifique festin. Mabuse, qui aimait aussi la dépense, le faste et la bonne chère, accompagna Lucas de Leyde dans son voyage, et parcourut avec lui le Brabant, la Flandré, la Zélande. Ils s'arrêtèrent à Garni,
I.' I- s Il E C; 1, E.
a Matines, à Anvers, et partout, Lucas traita ses confrères dans de somptueux banquets, dont le moindre lui coûtait soixante florins. Mabuse y figurait habillé de drap d'or, et Lucas de Leyde vêtu d'un camelot de soie jaune, plus brillant encore que le pourpoint de son ami '.
1 l'raecœteris autem cum Johanne Mabusaeo qui splendido utebatur vcstitu, aureà plerumque inchitus téta, magna utebalin falniliaritate, vestilus et ipse veste sericà splendidiore. Sandrart, Acadcmia nobilissimœ ortis ]Jictoriœ, p. 230.
Ce voyage avait été une longue fête; mais, au retour, Lucas se sentit malade, ses forces l'abandonnèrent, et il dut bientôt se mettre au lit pour ne plus se relever. Un affreux soupçon se glissa dès-lors dans son esprit : il imagina que quelque artiste, jaloux de sa renommée et de son luxe, l'avait empoisonné durant son voyage. Cette idée ne le quitta plus, et contribua encore au dépérissement de sa santé, en ajoutant une inquiétude morale à ses douleurs. A vrai dire, ce noir soupçon ne paraît avoir eu aucun fondement, et il n'est pas besoin d'avoir recours à l'hypothèse du poison pour s'expliquer la fin prématurée de Lucas de Leyde. Dans le portrait qu'il nous a laissé de lui-même, on voit un homme imberbe, d'une constitution très-délicate, qui semble atteint de phthisie et qui a du être facilement épuisé par l'excès d'un travail aussi pénible que celui du graveur. Malade, affaibli, et toujours alité pendant les cinq ou six dernières années de sa vie, Lucas ne cessait pourtant de penser à son art et même de le cultiver assidûment, car il s'était fait pratiquer un chevalet et des instruments au moyen desquels il lui fut possible de peindre et graver dans son lit. Ainsi, jusqu'au dernier moment, il mania le burin. Lorsqu'il mourut, il travaillait encore à une petite planche représentant Pallas qui porte la main sur son égide et tient une lance. On la trouva presque terminée sur son lit de mort. Comme il sentait sa fin approcher, il se fit transporter à la fenêtre, voulant respirer une dernière fois l'air pur et libre du dehors, et contempler les magnificences du firmament, magnificumque cœli opus contueri, dit Sandrart. Il mourut âgé de trente-neuf ans, en 1533, peu de jours après la procession dite Claude de Leyde, fète demeurée fameuse en cette ville parce que plusieurs personnes y périrent suffoquées de chaleur. De son mariage avec la demoiselle Van Boschhuysen, Lucas n'avait eu qu'une fille. Cette fille eut elle-même un fils qui vint au monde neuf jours avant la mort de son grand'père'. Quand on eut baptisé l'enfant, Lucas demanda quel nom on lui avait donné; on lui répondit qu'il se nommerait aussi Lucas. «Je vois bien, dit-il, qu'on désire ma mort, puisque déjà on m'a substitué un autre Lucas!» On aurait pu lui répondre que la nature ne fait pas tous les jours des hommes de la trempe de Lueas de Leyde.
CHARLES BLANC.
1 Ce petit-fils, qui s'appelait Lucas Damissen, mourut à Utrecht, en 1602, après avoir été lui-même un peintre habile, ainsi que son frère, Jean de Hooy, qui fut employé à la cour de France. Damissen, on le voit, était le nom du gendre de Lucas de Leyde. C est donc par une étrange erreur que Bartsch appelle Lucas de Leyde, Lucas Dammicsz. Bartsch commet aussi une erreur en disant que Lucas Damissen fut employé à la cour de France ainsi que son frère. Ce n'est pas là ce que porte le texte latin de Sandrart. Les deux frères n'eurent de commun que leur profession de peintre.
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Lucas de Leyde a gravé, tant à l'eau-forte qu'au burin , 174 estampes dont la description détaillée se trouve dans le septième volume du Peintre-graveur d'Adam Bartsch. En voici une indication sommaire, mais complète :
1-6. L'Histoire de la Création et dela Chûte de l'homme. Suite de six estampes, en hauteur. La première de ces estampes a été gravée en l'année 1519. Les cinq autres sont datées de l'année 1529.
7. Le Péché d'Adam et Ève. Cette estampe est une des premières productions de l'artiste ; elle paraît avoir été gravée avant ou vers l'an 1508.
8. Le Péché d'Adam et Eve, gravé en 1519
9. Le Péché d'Adam et Ève, 1529.
10. Le Péché d'Adam et Ève, 1530.
11. Adam et Ève fugitifs, après avoir été chassés du Paradis, 1510.
12. Caïn tuant son frère Abel. En haut, un peu vers la gauche, est l'année 1520 et la lettre L. Cette pièce est gravée à l'eau-forte et terminée, en quelques endroits, au burin.
13. Ca'in tuant son frère Abel. Il y a une copie de ce morceau, gravée en petit par un. anonyme de mérite. L'année 1526 est gravée sur une tablette.
14. Lamech et Ca«iit, 1624.
15. Abraham et les trois Anges, gravée en 1513.
16. Loth enivré par ses deux Filles. Cette pièce paraît être le pendant du no 10 ci-dessus.
17. Abraham, renvoyant Agar, et gravée vers l'an 1508; elle est d'une rareté extrême : Sandrart rapporte que déjà de son temps un amateur, M. de Spiring, envoyé de Suède, avait payé une épreuve de celte estampe, au prix de 500 florins.
18. Abraham renvoyant Agar, 1516.
19-23. L'Histoire de Joseph, 1512.
24. La Fille de Jephté allant au-devant de son père, 1508. 25. Dalila coupant les cheveux de Samson.
26. David victorieux de Goliath, 1514.
27. David jouant. de la harpe devant Saiil, gravée vers 1508, ainsi que la suivante.
28. David en prière.
29. David en prière, 1520. Ce morceau est à l'eau-forte. 30. Salomon adorant les idoles, 1514.
31. Esther devant Assuérus, 1518.
32. Mardochée mené en triomphe, 1515.
33. Les deux Vieillards apercevant Suzanne dans le bain, 1508.
34. Saint Joachim et sainte Anne. La lettre L. est au bas, presque au milieu de l'estampe.
35. L'Annonciation, gravée en 1514.
36. La Visitation, 1520.
37. L'Adoration des Mages, 1513. Cette pièce est une des plus considérables de l'œuvre de Lucas.
38. Repos en Égypte, gravée vers l'an 1508.
39. Repos au retour de l'Égyl)te. Ce morceau est d'une rareté extrême; 1508.
40. Le Baptême de Jésus-Christ. Cette pièce paraît de la même date.
41. Jésus-Christ tenté par le Démon. 1518.
42. La Résurrection de Lazare. Cette pièce est des premières manières de Lucas. 1508.
43-56. La Passion de Jésus-Christ. Suite de quatorze estampes datées de l'année 1521.
57-65. La Passion de Jésus-Christ. Elles ont été faites pour être peintes sur verre; Lucas les a gravées en 1509, n'étant âgé que de quinze ans. Ces neuf pièces sont des plus rares de l'œuvre.
66. Jésus-Christ en prière à la montagne des Oliviers. Suivant Bartsch, cette pièce doit être de l'an 1520, tandis que la première est de l'an 1509.
67 Le Portement de croix.
68. Couronnement d'épines. Gravée vers 1513.
69. Couronnement d'épines. 1519.
70. Jésus-Christ présenté au peuple. 1513.
71. Jésus-Christ présenté au peuple. 1510. Cette pièce est une des plus considérables de l'œuvre de Lucas.
72. Jésus-Christ portant sa croix.
73. Des soldats faisant boire Jésus-Christ avant de le crucifier. Cette pièce, vraisemblablement gravée en 1513, est dans la même manière que les pièces 68 et 70.
74. Le Calvaire. Cette pièce est une des plus parfaites de l'œuvre de Lucas.
75. La sainte Vierge et saint Jean au pied de la Croix. 76. L'Homme de douleurs. Année 1517.
77. Jésus-Christ apparaissant à Madeleine sous la figure d'un jardinier. 1519.
78. Le Retour de l'Enfant prodigue. 1510.
79. La Vierge avec l'Enfant, accompagnée de sainte Anne. 1516.
80. La Vierge. debout sur un croissant, dans une gloire. 1512.
81. La Vierge debout sur un croissant, dans une niche. Cette pièce paraît être de l'an 1518.
82. La Vierge debout sur un croissant, dans une gloire, 1523. 83. La Vierge avec l'Enfant Jésus, assise au pied d'un arbre. 1514.
84. La Vierge avec l'Enfant Jésus, assise dans un paysage. 1523.
85. La sainte Famille. Cette pièce, sans date, doit être de l'an 1508.
86-99. Jésus-Christ et les Apôtres représentés debout. Suite des quatorze estampes. 1511.
100-103. Les quatre Évangélistes representés à mi-corps.
Année 1518.
104. Saint Luc. Gravé vers 1508.
105. Saint Pierre et saint Paul tenant le suaire. Année 1517. 106. Saint Pierre et saint Paul. 1527.
107. La. Conversion de saint Paul. 1509. Cette pièce est une des plus considérables et des plus rares de l'œuvre de Lucas.
108. Saint Christophe.
109. Saint Christophe. 1521.
110. Saint Jean-Baptiste dans le désert. 1513.
111. La Décollation de saint Jean-Baptiste. 1513.
112. Saint Jérôme. 1513.
113. Saint Jérôme. 1516.
114. Saint Jérôme. 1521.
115. Saint Sébastien. 1518.
116. Saint Antoine l'Ermite, 1521.
117. Tentation de Saint Antoine. 1509. Lucas n'avait que quinze ans lorsqu'il a gravé cette belle pièce.
118. Saint Dominique. 1514.
119. Saint Gérard Sagrédius, évêque et martyr, 1517. 120. Saint François d'Assise. 1514.
121. Saint Georges. 1508.
122. Marie Madeleine se livrant au plaisir du monde.
L'année 1519. Cette belle pièce que Lucas a gravée dans le temps de sa plus belle force, est un de ses meilleurs ouvrages.
123. Sainte Madeleine dans le désert. Extrêmement rare. 124. Sainte Madeleine debout sur des nuages, 1518.
125. Sainte Catherine. 1520.
126. Le moine Sergius tué par Mahomet. 1508. Cotte estampe est la première pièce de Lucas que l'on trouve avec une date.
127-133. Les sept Vertus. Suite de sept estampes en hauteur.
134. Lucrèce. 1512.
135. Pyrame et Thisbé. 1514.
136. Le poéte Virgile suspendu dans un panier. 1525.
Morceau des plus curieux, des plus beaux et des plus rares.
137. Mars et Vénus. L'année 1530 .et la lettre L. sont marquées vers la droite d'en haut. Cette belle pièce qui est du nombre de celles que Lucas a faites durant le peu de relâche que lui laissait une longue maladie, est une des mieux gravées de son œuvre.
138. Vénus et l'Amour. Au-dessous de cet amour est l'année 1528 et la lettre L. f.
139. Pallas. Pièce sans monogramme ni date.
140. Un Enseigne. On rapporte cette pièce à l'année 1510.
La lettre L. est au milieu d'en bas.
141. Quatre Guerriers dans une Forêt. Sans monogramme. 142. Un jeune homme à la tête d'une troupe de gens armés. Un écriteau-avec la lettre L. est à la gauche d'en bas.
113. Les Gueux. Vers 1508.
144. La Promenade. Année 1520.
145. Le Seigneur et la Dame. Premières productions de Lucas. Paraît être de l'année 1508,
146. La Dame au Buis. Vers l'année 1509.
147. L'Homme à la torche. Année 1508.
148. Un Homme et une Femme assis dans une Campagne.
Année 1520.
149. Les Pélerins. Cette pièce est une des premières productions de Lucas en 1508.
150. Le Fou. Année 1520.
151. La Vieille avec la Grappe de Raisin. Cette pièce
est admirablement bien touchée, elle est du meilleur temps de Lucas, et paraît avoir été faite vers l'an 1523.
152. Le Garçon avec la trompe. Cette pièce de Lucas est de celles qu'il a faitesdans sa plus grande jeunesse, avant 1508.
153 La Femme et la Biche. Année 1509.
154. La Femme et le Chien. Année 1510.
155. Les Musiciens. Année 1524. Cette pièce est une des mieux gravées de Lucas.
156. Le Chirurgien. Année 1524. Cette pièce est encore un des morceaux distingués de Lucas
157. L'Opérateur. Année 1523.
158. La Laitière. Année 1510. Ce morceau est très-rare, il y a peu de pièces, dans l'œuvre de Lucas, qui soient dessinées aussi bien que celle-ci.
159. L'Espiègle Hi20. Ce morceau est d'une très-grande rareté.
160. Tête d'un guerrier. 1527.
161. Une composition d'ornements. 1527.
462. Une composition d'ornements. Année 1528.
163. Deux rinceaux sur une planche. Cette pièce parait avoir été gravée vers l'an 1529.
164. Un panneau d'ornements. Année 4528.
465. Les Enfants guerriers. 4527.
166. Un écusson vide. Cette pièce paraît avoir été gravée vers l'an 1519.
167. Un écusson rempli par un mascaron. Année 1527. 468. Les armes de la ville de Leyde au milieu de quatre ronds. Vers 1510.
169. Deux rinceaux d'ornements. Cette pièce paraît être pareillement de l'année 4540.
470. Deux ronds. Cette pièce paratt avoir été gravée en. 1517, ainsi que la suivante.
171. Deux ronds.
172. Portrait de l'empereur Maximilien Ier. 1520.
173. Le Portrait de Lucas de Leyde. Ce portrait est dessiné et gravé à l'eau-forte par lui-même en 4525. Il le représente âgé de trente et un ans. Il est touché d'une manière légère. Vers la gauche, à mi-hauteur de la planche, est la lettre L.
174. Portrait d'un jeune homme. Cette planche parait avoir été gravée en 4549. C%portrait passe pour être celui de Lucas.
Il n'existe aucun tableau de Lucas de Leyde au musée du Louvre, ou du moins la nouvelle notice du musée a changé les attributions des quatre tableaux mentionnés dans les anciens inventaires et dans le précédent livret, comme étant de Lucas de Leyde.
GALERIE DU PALAIS DE KENSINGTON, à Londres. — Saint Pierre et sainte Dorothée. Figures, entières.
MUSÉE D'ANVERS. — On y compte huit tableaux de Lucas de Leyde, qui sont : L'Anneau, David et Saiïl, saint Luc et saint Marc, saint Mathieu, l'Adoration des Mages. — Triptyque, panneau principal: Une Adoration des Mages , volet de droite : Saint Georges ; volet de gauche : Le Donateur.
BOLOGNE. Au palais de Malvezzi Campeggi. — Plusieurs Tapisseries exécutées sur les dessins de Lucas de Leyde et
données au cardinal Campeggi par le roi Henri VIII d'Angleterre.
GALERIE DE HAMPTON-COURT. — Le Martyre de saint Sébastien et Joseph vendu par ses frères.
Sainte Agnès, saint Barthélemi et sainte Cécile. Figures de demi-grandeur naturelle. Au fond un tapis tissé d'or et un paysage. Tableau du milieu peint sur bois.
Saint Jean l'Évangéliste et sainte Marguerite. Figures de demi-grandeur naturelle. Au fond un tapis tissé d'or et un paysage. Peint sur bois. Sainte Marie est assise sur un trône sous un portique ouvert, tenant l'enfant Jésus sur ses genoux, à côté d'elle, se trouve sainte Madeleine, devant elle un homme dans une position suppliante, qu'on prend pour le peintre. Figures jusqu'aux genoux. Peint sur bois.
La Circoncision du Christ. Petites figures, peintes sur cuivre.
MUSÉE ROYAL DE MADRID. —Deux tableaux: 1° La Vierge tenant son enfant dans ses bras.
La Vierge dans une gloire.
PINACOTHÈQUE ROYALE A MUNICH. — La sainte Vierge. assise dans une chambre, donne le sein à l'Enfant Jésus. Figures jusqu'aux genoux. Tableau peint sur bois. — Sainte Christine et saint Jacques-le-Mineur. Figures rie demi-grandeur naturelle. Au fond un tapis tissé d'or, et un paysage peint sur bois.
VENTE DE TALLARD, 1756. — La Madeleine chez. le Pharisien. Tableau sur bois peint avec une exactitude et une propreté singulières. Il porte 34 pouces de haut sur 43 pouces de large. 60 livr.
VENTE MARIETTE, 1775. — L'Œuvre de Lucas de Leyde dans un volume in-folio, maroquin rouge, composé de 230 pièces dont plus de 20 sur bois. On y trouve les pièces fameuses et rares, notamment l'Espiègle, la Laitière, li, Calvaire, la Danse, de la Madeleine. J.-C. présenté au peuple. 2lio fr.
VENTE BASAN, 4797. Recueil d'estampes de Lucas de tl'yde. composé de 13 ï morceaux (parmis lesquels sont la plupart des pièces capitales', in-folio relié. 279 fr. 95 c. Alibert.
VENTE VAN DEN ZANDE,4855.
Adam et Eve fugitifs après avoir été chassés dit paradis terrestre. Très-belle épreuve. 115 fr. Guichardot.
L'Histoire de Joseph. Suite de 5 estampes (le no 21 manquer 4 pièces. Très-belles épreuves. 456fr. Clément.
David en prière. Morceau gravé à l'eau-forte. Très-belle épreuve. 22 fr. M. Thiers.
Saint Jean-Baptiste dans le désert et Saint Antoine l'hermite. Très-belles épreuves. 150 fr. Guichardot.
Une Femme nue assise, cherchant les puces il son chien.
Superbe épreuve. 185 fr. Idem.
VENTE Il. DE LASSALE, 1856. — Les deux Vieillards apercevant Suzanne dans le bain. Très-belle épreuve. 49 fr. Evans.
La Promenade. Épreuve un peu restaurée. 45 fr. M. Thiers. La Laitière. Épreuve très-faible mais ancienne. 29 fr. Lucas de Leyde a mis un monogramme à la plupart de ses eaux-fortes et gravures. Nous donnons ici ce monogramme et ses variantes.
<§>co/e %oItanclatde. fi'atf!/:at£.7J re/éaiea,cc.
JEAN SCHOOREL NÉ EN 1495. — MORT EN 1567.
La biographie, de Jean Schoorel nous a été longuement racontée par Korel Van Mander, qui fut son contemporain, et Descamps a reproduit les principaux traits de éette biographie; mais il semble avoir évité, de parti pris, tous les détails gracieux donnés par Van Mander, dont nous allons, d'après une traduction manuscrite, redire fidèlement le naïf récit. Jean naquit le 1er août 1495, dans le village de Schoorel, près d'Alkmaar, en Nord-Hollande, et il a rendu célèbre le lieu qui lui a donné son nom. Il perdit fort jeune son père et sa mère, et fut recueilli par de proches parents, qui le mirent à l'école d'Alkmaar, où il demeura jusqu'à l'âge de quatorze ans. Il y fit de grands progrès dans la langue latine ; mais il montra un goût particulier pour l'art du dessin, en sculptant avec son canif sur des écritoires de corne blanche, des figurines, des animaux, des arbres et des fleurs. Voulant favoriser son inclination, ses parents le placèrent à
Harlem, chez Guillaume Cornelisz, assez bon peintre. Celui-ci ne l'accepta pour élève, ou plutôt pour apprenti, selon l'usage du temps, qu'à la condition d'un engagement de trois ans, et les parents de Schoorel s'obligèrent par écrit à payer, en manière de dédit, une forte somme, dans le cas où Schoorel viendrait à quitter l'atelier de son maître avant le temps de son apprentissage. Guillaume Cornelisz portait toujours cet acte d'engagement sur lui, et lorsque le jeune élève faisait mine de trouver le temps trop long, il lui disait : « Jean, sache bien que je te tiens dans ma poche, et que, si tu te sauves, tes parents me répondront
de toi; » et il répétait constamment ces paroles. La première année, le travail de Jean rapporta plus de cent florins à son maître, et cela explique suffisamment l'impatience de l'élève et les menaces que lui faisait continuellement Cornelisz pour le retenir. Un jour Schoorel, qui était las de ces menaces , ayant vu que son maître, rentré au logis en état d'ivresse, était allé se mettre au lit, se glissa dans la chambre de Cornelisz et s'empara du papier qui portait l'engagement et la signature de ses parents. C'était un soir d'hiver où le vent soufflait avec violence ; il courut vers le pont de hois, déchira l'acte en tout petits morceaux et se donna le plaisir de les voir emporter par le vent dans la rivière. Cela fait, Jean revint chez son maître, bien résolu à finir le temps de son apprentissage, mais ravi de penser qu'à l'avenir on ne lui parlerait plus de ce malencontreux papier.
Il y avait alors, auprès de Harlem, un bois charmant où Schoorel allait tous les dimanches et tous les jours de fête, non pour se divertir, mais pour faire des études d'arbres qu'il lavait en couleurs d'une manière agréable, légère et vaporeuse, complétement différente de l'exécution raide et sèche qui était alors commune aux autres peintres. Aussi, Cornelisz employait-il son disciple à peindre les fonds de paysages dans les tableaux qu'on lui commandait, et l'on voyait à Alkmaar une Descente de Croix, appartenant à la famille Van der Nijenburg, où le paysage, de la main de Schoorel, n'était pas la partie la moins remarquable du tableau. L'auteur de cette Descente de Croix était Jacques Cornelisz, d'Amsterdam, chez lequel Jean était entré, à l'expiration des trois ans qu'il avait dû passer chez Guillaume. Bon dessinateur, habile peintre et fin coloriste, Jacques eut bientôt apprécié les qualités naturelles de son élève, et, non content de lui donner une gratification annuelle, il lui permit de peindre, de temps à autre, pour son propre compte ; de façon que Schoorel put se ménager quelques économies. La fille de Jacques Cornelisz, âgée alors de douze ans, était d'une beauté rare, que rehaussaient encore les grâces de l'esprit. Quoique si jeune, elle inspira de l'amour à Schoorel, qui, ne pouvant la demander sitôt en mariage, se promit de l'épouser un jour, et de revenir, s'il le fallait, des extrémités du monde pour obtenir sa main. Tels étaient les sentiments du jeune peintre, lorsqu'il prit congé de son maître et fit ses adieux à la fille de Cornelisz.
Voyager était, dans ce temps-là, une des conditions de l'art. Cette pérégrination que font encore aujourd'hui les compagnons du tour de France, les jeunes peintres d'autrefois devaient l'accomplir dans tous les pays où la peinture se pratiquait. Utrecht fut la première étape du voyage de Schoorel, et ce qui l'avait attiré dans cette ville, c'était la renommée de Jean de Mabuse, alors au service de l'évêque, Philippe de Bourgogne. Mais la vie de débauche que menait ce grand artiste, aussi grossier dans ses mœurs que délicat dans ses peintures, ne tarda pas à dégoûter Schoorel d'étudier sous lui ; car, tantôt il se voyait obligé de payer l'écot de son nouveau maître, tantôt il se trouvait compromis dans des querelles d'ivrognes, et rien n était moins conforme à son humeur. Il quitta donc Mabuse pour se rendre à Cologne, d'abord, et ensuite à Spire, où il rencontra un ecclésiastique très-savant en perspective et en architecture, et qui voulut bien lui enseigner ces parties de l'art, en échange de quelques tableaux dont Schoorel lui fit présent. Ensuite, le jeune peintre visita Strasbourg et puis Bàle, s'arrêtant, sur son chemin, chez tous les maîtres qui pouvaient avoir besoin de son aide, et partout bien récompensé, car il avait le travail très-facile et terminait en une semaine ce qui eût demandé à d'autres des mois entiers.
L illustre Albert Durer florissait à Nuremberg : Schoorel n'eut garde d'oublier cette ville, et il se présenta chez le grand peintre pour mettre à profit ses leçons. Mais Durer était alors sous l'empire des premières prédications de Luther, et, déjà converti à la réforme naissante, il cherchait lui-même à faire des prosélytes. Cette circonstance éloigna Schoorel, qui n'était pas venu pour disputer sur les matières de religion ; il s'en alla donc à Styer, en Carinthie, où il fut occupé par la plupart des grands seigneurs du pays. Un de ces barons allemands, grand amateur de peinture, le logea chez lui, le paya généreusement, le combla d'honnêtetés, et en vint à lui offrir sa fille en mariage. C était pour lui un parti très-avantageux et une fortune inespérée ; mais son premier amour appartenait à la fille de Cornelisz, dont l'image était toujours vivante au fond de son cœur, et il ne songeait qu 'à se rendre digne d'elle en devenant un excellent maître.
Jean Schoorel était alors un Hollandais pur sang, ou plutôt il était, par ses ouvrages, un Allemand pur;
car il n'existait pas encore d'école hollandaise et l'on ne connaissait, en dehors de l'Italie, qu'un seul style qu'on aurait pu appeler germanique, malgré ses variantes, c'est- à-dire, bien qu'il fût adouci à Bruges par les descendants de Van Eyck, francisé à Colmar par Martin Schoen, légèrement assoupli à Bâle par Holbein, et profondément accusé à Nuremberg, par le pinceau et le burin d'Albert Durer. Naïvement amoureux de la
LA MORT DE LA VIERGE (Académie de Bruges).
nature, Schoorel avait commencé par s'attaquer avec force à l'individualité des physionomies et des formes, et cependant il avait adopté déjà un certain type de figure qui ressemblait un peu à celui des peintres de Bruges. Ses femmes ont de grands fronts démesurés, le nez droit et fin, la bouche mignonne, le sourcil délicat et souvent à peine indiqué ; leurs mains aussi fines, mais moins longues que celles des femmes de Martin Schoen, ont autant de distinction avec moins de maniérisme; leurs joues pleines sont florissantes de santé, et leurs tempes élargies laissent voir la naissance de cheveux blonds ou d'or. Quant à ses draperies, elles sont collantes par places, peintes dans toute la vigueur de leurs tons éclatants, et l'on y retrouve
le système conventionnel adopté par tous les peintres allemands de cette époque, bien qu'elles soient étudiées primitivement sur nature, d'après les camelots raides et anguleux du seizième siècle.
Mais Schoorel devait subir, comme tant d'autres, l'attraction et l'influence de l'Italie. Vers l'année 1520, il alla de Styer à Venise. La ville des doges commençait à se remplir de merveilles, que l'on venait admirer de tous les points du monde, et notre voyageur y trouva des peintres d'Anvers et quelques amateurs allemands, parmi lesquels un nommé Daniel, célèbre curieux de Bamberg. Jean Bellin et Giorgion étaient morts, laissant d'admirables ouvrages, et déjà brillaient du plus vif éclat les peintures du grand Titien. Nul doute que ces peintures n'eussent retenu longtemps à Venise le peintre hollandais, s'il n'eût fait la connaissance d'un religieux, originaire de Gouda, en Hollande, homme très-instruil et passionné pour les arts. Ce bon père avait inspiré à plusieurs personnes l'idée d'un pèlerinage en terre sainte, et il entraîna son compatriote à partir avec lui pour Jérusalem, car il était lui-même du voyage. Schoorel s'embarqua de bon cœur, emportant tous ses ustensiles de peintre. Durant la traversée, il fit le portrait des passagers, tint un journal de ses aventures de mer, et pendant qu'on relâchait à Candie, à Chypre et en d'autres lieux, il dessina de beaux paysages, des vues de villes, des montagnes'boisées, des châteaux-forts. Ces études de pays que la peinture n'avait encore jamais explorés, nous les retrouverons dans les tableaux de Schoorel ; nous verrons les plus jolis ports, les golfes les plus charmants de la Méditerranée, servir de fond aux compositions religieuses du maître, et cette échappée de vue sur une nature moitié sauvage, moitié riante, ne sera pas le côté le moins agréable ni le moins original de son œuvre.
Arrivé à Jérusalem, le peintre, grâce à son compagnon de voyage, le père Béguin, se lia d'amitié avec le supérieur du monastère de Sion, qui jouissait d'une grande considération auprès des Turcs et même auprès des Juifs. En la compagnie de ce digne homme et sous sa protection, il parcourut les environs de la Cité sainte et vit les bords du Jourdain; mais, tout entier à son art, il dessina très-exactement à la plume diverses vues de Jérusalem, et tous les lieux sanctifiés par les paroles, les miracles ou la Passion de Jésus-Christ, les rives du Jourdain, la montagne des Oliviers, le Calvaire, le saint sépulcre, et il se promit bien de tirer plus tard un grand parti de ces esquisses, comme il le lit en effet lorsqu'il peignit les Enfants d'Israël passant le fleuve à pied sec, sous la conduite de Josué; VEntrée de Jésus-Christ dans Jérusalem et la Prédication sur la montagne. Cependant, lorsque les pèlerins songèrent à s'en retourner, le supérieur du monastère voulut retenir Schoorel auprès de lui, au moins pour une année ; mais le père Béguin en dissuada l'artiste, et il n'eut pas de peine à le décider en lui parlant de son pays. Toutefois, comme il prenait congé du supérieur, le peintre lui promit un tableau destiné pour la chapelle de Bethléem et qu'il devait composer pendant le trajet. Le vaisseau qui ramenait Schoorel ayant relâché à Rhodes, celui-ci se présenta chez le grand-maître de l'ordre teutonique, reçut de lui un excellent accueil, et, avant de quitter l'île, prit une vue de la ville de Rhodes et des environs : cela se passait deux ans avant la prise de Rhodes par les Turcs. De retour à Venise, il se souvint de la promesse qu'il avait faite au supérieur du monastère de Sion, et il lui envoya un tableau représentant l'Incrédulité de saint Thomas, qui fut exposé dans la chapelle de Bethléem, à la place même où est né Jéslls-Christ.
Les voyages lointains ne sont jamais inutiles à un peintre bien organisé, à la condition, toutefois, de regarder plutôt la nature que les maîtres : car, en voyant de nouveaux modèles et des paysages nouveaux, il augmentera son originalité, s'il les étudie ; tandis qu'en admirant d'autres peintres, il perdra son originalité, s'il les imite. Schoorel tira profit de ses pérégrinations. L'Italie le modifia légèrement, il est vrai, et quelques traits de maniérisme s'introduisirent dans son style naïf; toutefois, il ne cessa pas d'être Hollandais et ne perdit point le goût des écoles septentrionales et gothiques où il avait appris son art. Des physionomies profondément individuelles vinrent se mêler à ses types féminins, si délicats et si purs; les chevaliers, les pèlerins dont il avait peint le portrait à Jérusalem, figurèrent dans ses peintures, de dévotion ou d'histoire, à côté des jolies filles allemandes qu'il avait choisies pour les saintes ou les héroïnes de ses tableaux. Quant à sa couleur, elle resta éclatante, comme celle de toutes les écoles du Nord, depuis Van Eyck jusqu'à Martin Schoen et Albert Durer; mais elle fut plus claire, dans les carnations surtout, et
plus reflétée. L'exemple des maîtres vénitiens du seizième siècle dut certainement contribuer à rompre son coloris, à l'harmoniser, à l'adoucir.
Schoorel, cependant, ne pouvait quitter l'Italie sans voir Rome. Une circonstance particulière l'y attirait,
SAINTE CHRISTINE ET SAINTE GUDULE.
d'ailleurs : c'étaitl'exaltation d'un pape hollandais, Adrien IV, natif d'Utrecht. Ce pontife était peu favorable aux arts, particulièrement à la peinture que Jules II et Léon X avaient encouragée, celle des nudités mythologiques, dont l'admission sur les murailles du Vatican était pour lui un scandale; mais Adrien était Hollandais, et il s 'en souvint lorsqu 'on lui présenta Schoorel. Non-seulement il lui commanda son portrait, qu'il envoya il l Université de Louvain, mais il lui donna la conduite des travaux du Belvédère. C'est du moins ce qu'affirme Van Mander, et on peut l'en croire, si l'on se souvient combien fut profond le découragement des artistes
italiens, à l'avènement d'Adrien IV, et de quelle manière en parle Vasari. « Heureusement, dit ce biographe, Dieu ne tarda pas à rappeler à lui ce pape hostile aux beaux-arts. » Adrien n'ayant occupé le Saint-Siége que pendant vingt mois, la faveur de Schoorel ne fut pas longue. Il eut. le temps, toutefois, de peindre quelques tableaux pour son compatriote, et, avant de retourner en Hollande, il fit de nombreuses études d'après Raphaël, qui venait de mourir, et d'après Michel-Ange, qui vivait encore. Le dernier de ces deux grands maîtres fit une impression si forte sur le peintre hollandais, que celui-ci ne put se défendre, par la suite, de mêler à son naturalisme quelques-unes des désinvoltures michelangesques, et ces fiers contrastes de mouvements qui deviennent si fatigants et si affectés dans les simples imitateurs.
Arrivé à Utrecht, il apprit que la fille de Cornelisz avait épousé un orfèvre d'Amsterdam, et il en ressentit une si vive douleur, qu'il ne voulut pas aller jusque dans la ville où il aurait pu rencontrer l'objet de ses premières amours. Il s'arrêta donc à Utrecht, chez le doyen du vieux monastère (Oudmunster), nommé Lockorst, personnage très-considéré et grand amateur de peinture. C'est pour lui qu'il peignit le tableau dont nous avons parlé, l' Entrée de Jésus-Christ dans Jérusalem. La ville était représentée d'après les dessins que le peintre en avait pris sur les lieux mêmes. On y voyait Jésus monté sur une ânesse et traversant une multitude de Juifs, empressés à étendre leurs manteaux sur son passage ou à répandre des fleurs. Cette peinture, si intéressante par l'exactitude inusitée du costume et la vérité des couleurs locales, fut placée, après la mort du doyen, sur sa tombe, dans la cathédrale d'Utrecht.
Vers ce temps-là, des troubles éclatèrent à Utrecht, par suite des querelles de l'évèque avec le duc de Gueldre. Schoorel ne voulant pas être mêlé aux luttes sanglantes de la guerre civile, alla s'établir à Harlem. Là se trouvait un commandeur de l'ordre de Saint-Jean, Simon Saan. Le peintre avait connu à Rhodes le grand maître de l'ordre; il se présenta donc chez le commandeur, qui lui fit bon accueil et lui commanda plusieurs tableaux, notamment le Baptême de saint Jean. « On y remarquait, dit Van Mander, de belles figures de femmes, aux airs de tête gracieux, dans le goût de Raphaël, et levant les yeux vers le Saint-Esprit, qui descend du ciel sous la forme d'une colombe; puis, dans le lointain, un paysage orné de figures nues. » C'est un côté charmant, en effet, dans l'œuvre de Schoorel, que le paysage, et cet élément occupe chez lui plus de place encore que chez Albert Durer ou chez Mabuse. Ayant beaucoup voyagé et beaucoup vu, ayant dessiné les plus beaux sites de l'Italie, les côtes de l'Adriatique et les grandes îles de la Méditerranée, dans leurs plus magnifiques points de vue, il n'est pas étonnant que Schoorel ait donné tant d'importance et tant de place à une partie de l'art qui relève si direetement de la nature. Il n'est presque pas une de ses peintures où l'on ne voie se dérouler, dans le fond, un port de mer italien, un de ces heureux golfes que protégent des montagnes rocheuses, au pied desquelles s'étendent les plus riantes prairies. Rien n égalé la variété et la saveur pittoresque des paysages de Schoorel. Tantôt ce sont des pays creusés de ravins profonds, accidentés de roches bizarres, qui relient des ponts naturels suspendus sur des précipices; tantôt ce sont des montagnes percées de grottes qui témoignent des bouleversements produits par le déluge. Quelquefois, le peintre oppose à des hauteurs inaccessibles, à des pics sourcilleux, les onduleux mouvements d une chaîne de collines boisées, où l'on aperçoit, parmi la verdure, de petits villages bâtis en amphithéâtre. Toujours le sommet des pics est couronné d'un château-fort, dont les murailles, taillées dans le roc, se hérissent de clochetons et de tourelles. Il va sans dire que les fabriques jouent un grand rôle dans ces paysages, dont les dessins avaient été rapportés des plus belles contrées de la terre, Celles qui embellissent les fonds de Schoorel appartiennent, soit au style oriental, soit à l'architecture italienne du quinzième siècle, soit au gothique allemand, tel que nous le voyons figurer dans les estampes de Durer. Ainsi ombragés de forêts, rafraîchis par des fontaines, sillonnés de rivières dont les ponts en ruines ajoutent au pittoresque de la vue, les paysages du maître hollandais sont d'autant mieux appropriés aux scènes de l'Évangile, que voyageant lui-même dans les pays que la Sainte Famille avait parcourus, il a pu se représenter à chaque pas la Vierge se reposant pour allaiter l'Enfant, au bord d'un ruisseau, et Joseph grimpant sur les tertres pour y cueillir des fruits au nourrisson de Marie, dès lors encadrée justement dans la nature qui fut témoin de ses angoisses maternelles et des pérégrinations du jeune Dieu.
La réputation de Schoorel, qui l'avait mis en relation avec les plus grands seigneurs des Pays-Bas, se répandit au dehors, et arriva jusqu'aux oreilles de François Ier. Ce prince, qui avait attiré à sa cour tant de peintres illustres, Primatice, Niccolo dell'Abbate, André del Sarte et Léonard de Vinci, crut devoir y appeler Jean Schoorel ; mais celui-ci refusa de s'expatrier. Connu du roi de Suède Gustave Ier, il prit la liberté de lui adresser, avec recommandation, un architecte hollandais auquel il confia un tableau de Vierge destiné au
LA FUITE EN EGYPTE.
roi. « Gustave, en échange de ce tableau, fit expédier au peintre un cadeau royal, savoir une bague de prix, un manteau de martre zibeline, un traîneau qui servait ordinairement à Sa Majesté suédoise, tout le harnachement d un cheval, et un fromage pesant deux cents livres. Mais ces présents n'arrivèrent pas jusqu 'à Schoorel : il ne reçut que la lettre portant la signature du roi, et dont le sceau avait été enlevé. »
Ori peut juger par ces faits du crédit dont jouissaient alors les artistes supérieurs, et nul doute qu'il ne faille compter dans ce petit nombre un homme qui fut si célèbre dans le pays et dans le temps où florissait Lucas de Leyde. Mais la plupart des peintures qui avaient établi sa réputation n'existent plus aujourd'hui. Celles qu 'il executa pour Notre-Dame d'Utrecht, église fondée par l'empereur Henri IV, furent transportées
en Espagne par ordre de Philippe II, lorsqu'il reçut l'hommage des Pays-Bas, en 1549. D'autres périrent en 1566, par la fureur des iconoclastes. Les grandes abbayes de Saint-Vaast, à Arras, de Marchiennes, en Artois, ': et de Groot-Ouwen, en Frise, possédaient des tableaux d'autel dont nous ne connaissons que les sujets c'étaient, pour la plupart, des peintures à volets, représentant : les onze mille Vierges, le Martyre de sainte Étienne, un saint Laurent, la Cène. Figures, paysages, accessoires, tout était rigoureusement peint d'après nature. Chaque personnage était un portrait, chaque paysage une vue, et chaque objet était pris dans les habitudes de la vie intime. Est-il besoin d'ajouter que le moindre détail était aussi soigné que la principale figure? Là, sans doute, comme dans les tableaux qui se conservent à Munich, on voyait des fenêtres aux petits vitraux et à châssis de plomb, des rideaux historiés, des lambrequins, de beaux tapis, des morceaux précieux d'orfévrerie, tels que bijoux, flambeaux, chapelets, livres d'heures enluminés, à fermoirs d'or, bénitiers ornés de médaillons, encensoirs rehaussés de pierreries, et jusqu'à la vergette qui servait à épousseter tous ces délicats ouvrages. Malgré ce luxe d'accessoires, si indiscret et si mal venu dans la grande peinture, il faut convenir que les têtes de Schoorel demeurent encore principales dans ses tableaux, non-seulement parce qu'elles se détachent, en tons très-clairs, sur l'opulence des fonds et des draperies, mais encore parce qu'elles ont ou une beauté réelle, ou un caractère si fortement accusé d'individualité et de vie, qu'elles attirent et retiennent l'attention du spectateur, alors qu'on s'attendrait à les voir se noyer dans un déluge de détails.
Jean Schoorel mourut le 6 décembre 1562, la même année que Jean de Mabuse. Il avait ouvert à Harlem une école d'où sortirent deux peintres illustres, Martin Hemskerk et Antoine More. Ce dernier fit le portrait de son maître en 1560, et l'on écrivit, au bas, des vers latins qui sont rapportés dans l'ouvrage de Descamps.
Comme les grands maîtres de la renaissance italienne, Schoorel eut les talents les plus variés. Il fut poëte, musicien, orateur. Il composa plusieurs pièces dans le genre comique; il parla plusieurs langues : le latin, le français, l'italien, l'allemand ; il fut enfin d'une habileté extraordinaire à tirer de l'arc. Mais ce qui assure à jamais sa renommée, c'est qu'il fut le rival, sinon l'égal des Mabuse, des Lucas de Leyde et des Martin Schoen, et qu'après avoir vu l'Italie, qui en absorba tant d'autres, il sut conserver, en dépit de quelques réminiscences, l'originalité de son talent et celle de son pays, c 'est-à-dire un naturalisme naïf, pénétrant et fort, qui se traduit par un contour très-ressenti, par une coloration exaltée, et qui est plein d'amour, d'intimité et de saveur.
CHARLES BLANC.
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Les œuvres de Schoorel n'ont jamais été gravées que nous sachions ; mais on trouve d'assez belles lithographies faites par Strickner ou sous sa direction, d'après les tableaux de ce maître, dans la Galerie des peintres allemands, publiée par les frères Boisserée et Bertram. En voici la liste :
Le Repos en Egypte. La Vierge et l'enfant, assis sur un tertre, dans un magnifique paysage.
Le Christ en croix. A droite est saint Jean debout; à gauche, une des saintes femmes; la Madeleine est à genoux au pied de la croix. Trois petits anges recueillent dans des calices d'or le sang qui sort des plaies du Seigneur.
La Mort de la Vierge. Grande et belle composition de treize figures. Cette composition diffère de celle que nous avons fait graver ici, d'après le tableau de Bruges.
Sainte Christine et Sainte Gudule avec les deux portraits des femmes donataires.
Sainte Christine. C'est une des figures du tableau précédent.
Saint Georges et Saint Nicaise. Ce dernier a le crâne coupé au milieu du front, et il tient d une main sa mitre épiscopale.
Les tableaux de Schoorel que les frères Boisserée avaient fait lithographier avec tant de soin sont passés de leur galerie dans celle du roi Louis, et ils sont maintenant à la pinacothèque de Munich.
MUSÉE D'AMSTERDAM. La Fille de Sion. Elle est assise dans un paysage rocheux.
ACADÉMIE DE BRUGES. La Mort de la Vierge. PINACOTHÈQUE DE MUNICH. On y trouve tous les tableaux qui étaient auparavant dans la Galerie des frères Boisserée, plus un Saint Jérôme.
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MARTIN HEEMSKERK.
:'lE E\ 1498. — MORT EN 1574
Martin Willemsz Van Veen a pris et illustré le nom du village de Heemskerk, où il naquit en 1498. Son père, Jacques Willemsz Van Veen, était un laboureur, et son premier maître de dessin fut Corneille Willemsz de Harlem, père de Lucas et de' Flore, qui étaient l'un et l'autre d'assez bons peintres. Le vieux Jacques Willemsz, n'ayant pas une idée avantageuse de la profession que son fils voulait embrasser, rappela Martin à sa ferme pour l'employer aux travaux rustiques. Celui-ci, qui avait pris un goût très-vif à ses premières études, laissa voir beaucoup de chagrin de ne pouvoir les continuer. Un jour qu'il venait de traire les vaches, fort mécontent d'avoir à faire une telle besogne, et qu'il portait sur sa tête un seau de lait, il fit exprès de se heurter contre une branche d'arbre, de manière que le lait fut répandu sur le pré. Le père, d'autant plus irrité de cette maladresse qu'il la soupçonnait volontaire, courut sur son fils avec un bâton ; mais Martin prit la fuite , et pour plus
de sûreté , il ne rentra pas le soir au logis et passa la nuit sur une meule de foin. Le lendemain, sa mère
lui porta secrètement un paquet de liardes et quelque argent, au moyen duquel il gagna le jour même la ville de Delft. Il entra d'abord dans l'atelier de Jean Lucas et il y montra autant d'application que d'aptitude. Mais, peu de temps après, ayant ouï parler de Jean Schoorel, qui revenait d'Italie avec la réputation d'un peintre consommé dans son art et initié il de nouvelles manières, Martin l'alla trouver à Harlem et se fit admettre dans son école. L'élève en sut bientôt assez pour inquiéter son maître, qu'il imitait à s'y méprendre, si bien que Schoorel se voyant sorré de si près, en conçut, dit-on, de la jalousie et congédia Martin Heemskerk.
Martin se retira chez Jean Fopsen, qui, voulant mettre il profit les talents de son hôte, lui fit faire dans sa maison diverses peintures, notamment deux figures d'Adam et Eve, représentées entièrement nues, de grandeur naturelle , et deux autres figures , Apollon et Diane , que Martin peignit dans une chambre il coucher, sur le bois du lit. La femme de Fopsen , qui admirait beaucoup ces peintures, et qui avait un faible pour l'artiste, ne voulait pas qu'on l'appelât Martin tout court; elle disait il ceux qui venaient le demander qu'ils devaient l'appeler maître Martin pour rendre hommage à la supériorité de son savoir. Il est vraisemblable que Fopsen prit ombrage des sentiments que le peintre semblait inspirer il sa femme; car maître Martin ne tarda pas à changer de domicile et s'en alla demeurer chez un orfèvre de la ville. nommé Josse Cornelisz, qui était aussi un curieux et pour lequel il fit quelques ouvrages.
Cependant Heemskerk avait la plus vive impatience de voir cette belle Italie d'où son maître Schoorel était revenu si habile et si fier. Mais ayant été reçu dans la communauté des peintres de Harlem, qui était placée, comme toutes les confréries de ce genre , sous l'invocation de saint Luc, Heemskerk, avant de partir, offrit pour son chef-d'œuvre il la communauté un grand tableau représentant saint Luc qui peint la Vierge et l'Enfant-Jésus. Ce tableau, destiné j'I la chapelle des peintres, était exécuté dans la manière de Schoorel, manière encore sèche et dont les formes raides , les draperies anguleuses trahissaient un reste de style gothique. « La tête de la Vierge est fort belle, dit Van Mander, et son attitude est pleine de grâce. Sur ses genoux est jetée avec élégance une étoffe indienne aux couleurs variées, dont les plis sont rendus avec une vérité irréprochable. Les traits de l'Enfant respirent une douceur divine ; l'a tète du saint Luc, fidèlement copiée d'après celle d'un boulanger de IInrlem, exprime l'attention d'un artiste qui peint d'après nature, et sa main gauche, de laquelle il tient sa palette, est tellement en relief qu'elle semble sortir du panneau. Derrière saint Luc, on remarque la figure d'un poète couronné de lierre, qui passe pour être le portrait de Heemskerk lui-même. A-t-il voulu faire entendre qu'il cultivait la poésie en même temps que la peinture, ou que les peintres doivent être animés de l'esprit des poètes? Je l'ignore. » On voyait encore dans ce tableau iiii ange qui tient un flambeau allumé, et comme si la naïveté flamande ne perdait jamais ses droits, l'artiste avait orné sa composition d'un perroquet perché sur le bâton de sa cage. Dans le bas, il avait figuré une feuille de papier, collée contre la muraille avec de la cire, et sur laquelle on lisait : Ce tableau est l'ouvrage de Martin /Jeemskerh:, qui l'a peint en l'honneur de saint Luc et en a fait présent à ses confrères. Nous devons le remercier nuit et jour de ce précieux cadeau et prier Dieu qu'il l'ait en sa sainte garde. Le panneau a été terminé le 22 mai 1 532. Martin était donc âgé de trente-quatre ans lorsqu'il peignit ce chef-d'œuvre que les magistrats de la ville achetèrent plus tard de la communauté et firent placer dans la chambre méridionale (zuid-kamel') de la cour des Princes.
Après avoir dit adieu à ses confrères, il partit pour Rome, muni de lettres de recommandation, qui, à son arrivée, lui valurent les bonnes grâces et l'hospitalité d'un cardinal. Au lieu de mener joyeuse vie en compagnie des peintres flamands, qui lui en donnaient, l'exemple, Heemskerk s'appliqua avec beaucoup d'ardeur à étudier les sculptures antiques et les ouvrages de Michel-Ange. Chaque jour il dessinait d'après ces grands modèles, mais, comme l'amour de la nature n'abandonne jamais un homme du Nord, il variait ses occupations en copiant les monuments et les ruines qui remplissent la ville éternelle et en peignant les paysages de la campagne de Rome avec tous les accidents qu'il y rencontrait. Il passa ainsi trois ou quatre ans à travailler avec tant d'assiduité qu'il acquit une science et une fermeté de dessin extraordinaires. La dernière année de son séjour, en 1536, on fit à Rome de grands préparatifs
pour y recevoir magnifiquement l'empereur Charles-Quint à son retour d'Afrique. Antoine de San Gallo, qui était l'ordonnateur de la fête, y employa, dit Vasari, tous les artistes italiens ou étrangers, bons ou mauvais qui se trouvaient à Rome, buoni e cattivi, entre autres Martin (Ileemskcrk) avec quelques jeunes aHemands. Celui-ci, charge d'une partie des grisailles qui devaient orner l'arc de triomphe érigé il SaintMarc1, s'en acquitta si bien que sus peintures et celles de Salviati furent estimées les meilleures de toutes. Martin représenta sur l'arc des sujets de batailles entre les Chrétiens et les Turcs, qui étaient touchés
LES VIERGES SAGES ET LES VIERGES FOLLES (Fac-similé d'une graiure attribuée au maître)
avec tant de fermeté et de résolution, qu'il n'est pas possible de mieux faire. Comme l'ouvrage pressait extrêmement, les peintres allemands y travaillaient avec une promptitude merveilleuse et ne le quittaient point; on leur apportait souvent à boire, et du meilleur cru, de sorte qu'étant échauffés par le vin et ayant d'ailleurs une grande pratique , il n'était pas surprenant que leurs ouvrages se ressentissent du feu dont ils étaient animés. » Après avoir cité ce passage de Vasari, Mariette ajoute dans ses notes sur l 'Ahi,,cedario : « Je ne vois rien qui puisse faire douter que ce ne soit Martin Heemskerk dont il entend parler, car c'est précisément le temps qu'il étoit à Rome; il estoit. dessinateur, il inventoit facilement, mais il estoit surtout grand praticien. Tout s'accorde avec ce que dit Vasari. 2»
1 C, 'est-à-dire auprès du palais de Saint-Marc, sur la place de Venise, à une des extrémités du Corso. ~i
31 .Ma venuto t anno 1536, mettendosi a ordine un grandissimo e sontuoso apparato da Antonio da San Gallo per la venuta di
Martin Heemskerk habitait Rome depuis quatre ans environ, lorsqu'une aventure lâcheuse lui lit quitter précipitamment cette ville. Un jour qu'il était allé dessiner des ruines dans la campagne, un Italien de sa connaissance se procura l'entrée de son atelier, détacha deux toiles de leur châssis et les emporta avec quelques autres objets d'art. Heemskerk, iJ son retour, conçut des soupçons contre le véritable auteur du vol, alla droit chez lui et se fit rendre ce qui avait été volé; mais, craignant de la part de cet homme quelque noire vengeance, il partit de Rome et s'en retourna dans son pays. «Il revint ici, dit Van Mander, riche d'une ample provision de dessins et la bourse garnie de pièces d'or. » Mais il n'avait échappé à des dangers peut-être imaginaires que pour en courir de'réels et de terribles. Il avait reçu, à son départ de Rome, une lettre de recommandation pour un aubergiste de Dordrecht, dont la maison devint plus tard la Brasserie de l'Ancre. Heemskerk s'étant présenté à l'auberge, y l'ut retenu il souper et invité à passer la nuit. Il aurait accepté, bien qu'un amateur nommé Pierre Jacobsz lui eut offert l'hospitalité, lorsqu'ayant aperçu un navire qui allait sortir du port, il eut l'heureuse idée de s'y embarquer. Quelques jours après, on apprit que cette auberge était un coupe-gorge ; l'hôte et ses gens furent arrêtés, et la justice, ayant fait une descente dans la maison, y trouva une fosse pleine de cadavres. Une des filles de l'aubergiste s'était enfuie -,i Venise où elle vivait avec le peintre Jean de Kalcker. Mandée par les magistrats de Venise, elle déclara qu'elle avait fui la maison paternelle pour n'être pas témoin des horreurs qui s'y commettaient; mais que les sentiments de la nature ne lui avaient pas permis de dénoncer elle-même ses parents. Cet aveu parut sincère, et on lui rendit la liberté.
Heemskerk, de retour chez lui, se livra tout entier il son art. Sa première manière, qui tenait de celle de Schoorel, s'était beaucoup modifiée; ses contours n'étaient plus découpés aussi sèchement sur le fond,
ses draperies étaient moins anguleuses, ses formes moins roides et moins pauvres. Toutefois, les habiles gens, dit le biographe flamand, jugeaient que Martin avait plus perdu que gagné à ses transformations; mais il était, lui, convaincu du contraire; si bien qu'un de ses élèves étant venu lui rapporter ce qu'on pensait de son nouveau style comparé il l'ancien : Mon fils, répondit-il, je ne savais pas alors ce que je faisais 1. Les premiers ouvrages où se montra le changement qui s'était opéré dans son esprit furent les volets d'un tableau destiné pour l'autel des drapiers. L'intérieur de ces volets représentaient la Nativité de Jésus-Christ et l' Adoration des rois, et le dehors, la Salutation aJlfJfHique. Bien que ces peintures fussent traitées d'une manière large et dans un goût beaucoup plus italien que tudesque, on y retrouvait pourtant ce naturalisme qui prête à des ligures historiques ou sacrées la physionomie d'un portrait. Toutes les têtes étaient copiées tidèlement, Oll, pour mieux dire, strictement d'après nature, et Martin s'était peint lui-même parmi les hommes du peuple qui lui avaient servi de modèles. Par un autre genre de contradiction, très-explicable d'ailleurs chez un artiste qui s'est dépaysé, Heemskerk avait multiplié les accessoires dans ces volets; il s'était complu à y rendre minutieusement les détails d'un pavé de marbre tellement poli que l'image de l'ange qui vient saluer Marie s'y réfléchissait comme dans une glace. Il avait ainsi méconnu ce principe que lui avaient enseigné les grands maîtres italiens et que lui-même il répétait toujours à ses élèves - «Tout peintre qui veut réussir doit éviter les enjolivements. »
Le style fier et violent, mais bâtard, que Martin Heemskerk lit voir il son retour d'Italie, fut désormais le sien. Il ne put jamais se défaire d'un certain goût barbare d'autant plus frappant chez lui qu'il est
<;ar)o Quinto imperatore... egli (Battista Franco) si porto molto meglio che non fecero alcuni di coloro che fecero le storie (Ici l'arco di san Marco; nel quale turono otto storie, cioè quattro per banda, che le migliori di tutte furono parte fatte da Francesco Salviati, e parte da un Martino ed altri giovani tedeschi, che pur allora erano venuti a Roma pt r imparare. Ne lascero di dire a questo proposito che il detto Martino, il quale molto valse nelle cose di chiaroscuro, fece alcune battaglie con tanta fierezza e si belle invenzioni in certi affronti e fatti d arme fra Cristiani e Turchi che non si puo far meglio. E quello che fu cosa maravigliosa. fece il detto Martino e suoi uomini quelle tele con tanta sollecitudine e prestezza, perche l'opera fusse finita a tempo, che non si partivano mai dal lavoro; e perche era portato loro continuamente da bere. e di buon greco, fra lo stare sempre ubriachi e riscaldati dal furor del vino e la pratica del fare, feciono cose stupende.
1 Traduction manuscrite de Van-Mander. par M. Kolloff.
associé à une prétention qui lui est commune avec tous les imitateurs de Michel-Ange, et qui met en relief l'extravagance de ses inventions, de ses mouvements et de ses contours. Dans ce style, qui pourtant sur la fin s'était un peu agrandi et- tranquillisé , Heemskerk fit quantité de grands ouvrages pour lés églises et les communautés religieuses. Van Mander en cite quelques-uns. «A Amsterdam, dit-il, dans l'église vieille , Oude-Kerk, Martin peignit les deux volets d'un tableau d'autel où son maître, Schoorel, avait déjà peint
JÉSIIS DEVANT PILATE.
le Christ el" croix. Le dedans de ces volets représentait la Passion et la Résurrection de notre Seigneur; Je dehors était décoré de figures en couleur de bronze; le tout d'une fort belle exécution. A Alkmaar, on voyait de lui, dans la grande église, au maître-autel, un autre Christ en croix, entre deux volets figurant la Passion de Jésus-Christ et le Martyre de saint Laurent. A Medenblick, le principal tableau de l'église était de sa main. Au village d'Eerstwoude, en Nord-Hollande, il fut chargé de composer deux volets qui devaient protéger le rétable seulpté du maître-autel. Divisés en compartiments, ces volets étaient consacrés, sur la face intérieure, aux miracles de Jésus-Christ, et, sur l'autre côté, à divers épisodes de la vie de
saint Boniface. A Delft, où il avait travaillé pour l'ancienne et la nouvelle église, il fit, dans celle de Sainte-Agathe, un triptyque représentant les rois mages, disposés de façon qu'il se trouvait un des mages sur le panneau central et sur chacun des deux volets. A l'extérieur du triptyque, Martin peignit en grisaille l'histoire du Serpent d'airain. Ce morceau capital lui valut une rente annuelle de cent florins.
Heemskerk, si hardi dans sa peinture, était un homme très-paisible, fort timide et accessible à tous les genres de peur. Sa poltronnerie était si grande, que pour voir passer la revue des arquebusiers, il montait au haut du clocher de Harlem, croyant que c'était le seul endroit où il fût à l'abri de l'explosion fortuite des armes à feu. Lorsque les Espagnols vinrent assiéger la ville de Harlem, en 1572, le bourgmestre, connaissant les frayeurs de Heemskerk, eut pitié de lui et lui permit de sortir de la ville; Martin se retira à Amsterdam, chez son élève et ami Jacques Ranwaart. Mais la plus vive terreur de Heemskerk était de tomber dans l'indigence sur ses vieux jours. Aussi voulait-il être payé de ses tableaux en rentes viagères, et il portait constamment sur lui un grand nombre de ducats d'or cousus dans les doublures de son habit. Il avait épousé en premières noces une jeune et jolie personne nommée Marie, fille de Jacques Koning, et leur mariage avait été célébré par une comédie que jouèrent en public les rhétoriciens de Harlem; mais la jeune mariée mourut en couches au bout de dix-huit mois. Quelques années plus tard, IIeemskerk se remaria avec une vieille fille qui n'avait pour toute beauté et pour tout esprit que beaucoup d'argent. Malgré sa fortune, cette femme était si avide du bien d'autrui qu'elle achetait partout sans payer et trouvait ce qui n'avait pas été perdu. Martin, aussi honteux qu'affligé de cette conduite, s'en allait restituer il chacun ce que sa femme avait pris, et supplier qu'on ne la déshonorât point par un scandale. Bien que lui-même il aimât l'argent, moins pour le plaisir d'en avoir que par la crainte d'en manquer, il était plein d honnêteté et de droiture. Un jour, il venait d'achever pour son élève, Jacques Hanwaart, un de ses plus beaux ouvrages ; les Quatre Fins dernières de l'homme; c'était un tableau rempli de figures nues, très-variées d attitude et de caractère, et particulièrement remarquables par l'expression des frayeurs de la mort et des joies du paradis. Ranwaart, qui 'était un riche amateur de peinture et un grand admirateur de Heemskerk, lui versait sans compter des doubles ducats; mais l'artiste l'arrêta, en disant ; « En voilà assez. »
On ne peut énumérer, dit Van Mander, tous les rétables, tous les tableaux commémoratifs, tous les portraits peints par Heemskerk, qui eut à la fois le goùt incessant du travail et une prodigieuse facilité d'exécution. Lorsque la ville de Harlem fut prise par les Espagnols, ceux-ci s'approprièrent quantité d'ouvrages de Heemskerk et les envoyèrent en Espagne. Vint ensuite la fureur des iconoclastes, qui détruisirent tout ce qu'ils en purent trouver, de sorte que, du temps de van Mander, il en existait déjà fort peu en Hollande. Peu d artistes pourtant ont été plus féconds que Martin Heemskerk. Il est surprenant par l'abondance de ses inventions, par le nombre et la variété des figures que lui suggèrent son imagination, sa mémoire ou ses portefeuilles; car il avait beaucoup vu, beaucoup retenu et immensément dessiné ; enfin, par le rôle que joue dans ses tableaux une architecture inventée, dont les ruines de Rome ne lui ont fourni que les éléments. Heureusement que Théodore Cornhert, Philippe Galle, Jérôme Cock, Jacques Matham, Jérôme Wierix, Herman Muller, Corneille Bos et autres nous ont conservé dans leurs estampes le plus grand nombre des ouvrages de Heemskerk. Ce peintre, s'il faut en croire Sandrart, aurait gravé lui-même à l'eau-forte quelques-unes de ses compositions' ; et en effet, il est dans son œuvre quelques pièces qui sentent la main du peintre, par exemple l'estampe d'Adam et Eve, qu'on peut d'autant plus lui attribuer qu elle ne porte pas d'autre nom que le sien. Cependant, Van Mander, qui fut le contemporain de Heemskerk, et qui le connut personnellement, dit en propres termes : « On ne peut pas compter le nombre des estampes faites d après Martin et la quantité de sujets ingénieux qu'il a mis au jour, bien qu'il n'ait pas gravé lui-même. »
m methodo quoque utebatur elegantissimâ, tam calamo delineandi. quam œri roso exhibendi qiuepiain. Academia nobxhssimœ ..... artis pictoriœ (Nuremberg, 1683).
Quoi qu'il en soit, on peut dire que Heemskerk est presque tout entier dans rœuvre de ses graveurs. Dessinées le plus souvent de pratique, ses figures nues le sont avec beaucoup de science et de fermeté, dans un goût moitié italien, moitié barbare. Elles sont énergiques, rudes et assez fières, mais sans élégance dans les mouvements, sans grâce dans les airs de tête et peintes sèchement. Sa manière de draper est assez bonne, parce que, voulant montrer son savoir et faire paraître les formes du corps sous les draperies,
EXÉCUTION DES PRÊTRES ET DESTRUCTION DES AUTELS DE BAAL.
il a évité de multiplier les plis et s'est ainsi maintenu, par pédantisme, dans une heureuse sobriété. Quelquefois, par la bizarrerie -de ses costumes et le caractère de ses compositions, il rappelle Lucas de Leyde, notamment dans la suite des Histoires de Daniel. « La réputation de Martin Heemskerk a été autrefois si grande, dit Mariette, qu'on lui donna dans son pays le surnom de Raphaël des Pays-Bas. Cette dénomination lui convenait cependant très mal; car, loin d'être gracieux, comme Raphaël, il est tout-à-fait sauvage. On aurait pu, avec plus de vérité, l'appeler le Michel-Ange de son- pays. » Martin Heemskerk mourut riche et sans postérité le 1 er octobre 1574. Il fut enterré dans la chapelle du côté nord de la grande église de Harlem dont il avait été vingt-deux ans marguillier. Son testament portait que le revenu d une de ses terres serait employé à l'entretien de l'obélisque en pierre bleue, orné d'emblématiques
sculptures, qu'il avait fait élever sur la tombe de son père, dans le cimetière de Heemskerk, et que le revenu d'un autre domaine serait affecté tous les ans à doter une jeune fille qui viendrait se marier sur son tombeau.
CHARLES BLANC.
' HMMMIŒ M ISDEMTOKL •
LF. MUSÉE DU LOUVRE ne contient aucun tableau de Martin Heemskerk.
LE PINACOTHÈQUE ROYAL DE MUNICH renferme onze tableaux de ce maître.
(1) Saint Benoît ayant un livre dans sa main gauche. Petite figure, sur bois.
(2) Saint Maurice cuirassé tenant un bouclier et portant une enseigne. Petite figure, sur bois.
3) Portrait d'un homme ayant un bonnet noir ; ses deux mains reposent sur une table couverte d'un tapis vert. Derrière apparaît la Mort. Demi-figure, sur bois.
(4) L'empereur Henri-le-Saint, ayant une riche cotte d'armes par dessus son armure brillante, porte, comme fondateur de l'évêché de Bamberg, le modèle de l'église cathédrale de cette ville ; ses regards sont tournés vers sainte Hélène, qui se trouve de l'autre côté portant la Sainte-Croix dans la main droite. Le donateur et ses fils sont à genoux, sur le devant. Figures presque de demi-grandeur naturelle, sur bois.
(5) Saint Jean l'évangéliste tient dans la main gauche la coupe empoisonnée, qu'on lui avait présentée dans un repas, et lève la main droite sur cette coupe en la bénissant. A son côté se trouve Sainte-Catherine, épouse du Christ, parée comme une princesse et tenant un livre. La femme et les filles du donateur sont. à genoux à ses pieds. Figures presque de demi-grandeur naturelle, sur bois.
(6) Flagellation d'un des saints fréres Ewald, missionnaire en Frise. Petites figures. Peinture faite sous l'influence de l'école italienne. Sur bois.
(7) La conversion d'une femme. Petite figure, sur bois.
(8) Saint Evald défend sa foi devant le juge. Petites figures, sur bois.
(9) La Décollation d'un missionnaire en Frise. Petite figure, sur bois.
(10) Un des saints frères Eivald faisant ses adieux. Petites figures, sur bois.
(11) Saint Ewald devant l'Empereur romain. Petites figures, sur bois.
S'il est vrai comme le dit Van-Mander que beaucoup de peintures de Heemskerk aient été envoyées en Espagne, il est surprenant qu'il ne s'en rencontre aucune dans les principaux musées de ce pays, notamment dans le musée de Madrid.
L'Angleterre est plus riche. On trouve à Hampton-Court trois tableaux de Heemskerk -. le Christ guérissant les I/IUlades, Jonas dans la baleine, et le Jugement dernier.
VENTE MARIETTE, 1775. Soixante-dix-huit ruines, statues et monuments antiques dessinés a Rome, à la plume, avec esprit. Au verso de presque tous ces dessins, il y en a d'autres du même-genre qui en doublent la quantité. 179 livres.
La statue équestre de Marc Aurèle, dessinée il la plume.
8 liv. 10 s.
VENTE DU CARDINAL FESCH, Rome. 1845. Le martyre de Saint-Etienne. Le saint est a genoux: la foi. l'espérance et la plus courageuse résignation éclatent en lui et triomphent des douleurs du supplice et de la rage de cinq bourreaux qui, armés de grosses pierres et les bras levés, semblent prêts a frapper leur victime A droite de ce groupe, plusieurs officiers et sénateurs romains assistent avec calme à ce drame religieux : à gauche, le jeune Saiil se tient assis auprès des habits des soldats plus en avant, se voit un chartreux il genoux, probablement le donateur du tableau. Cette scène se passe à la porte d'une ville qu'embellissent de somptueux monuments : ce doit être Jérusalem. Bois. trois pieds quatre pouces sur cinq pieds. 102 fr. 60 c
J/ythe de Prométhée. Allégorie relative aux sciences et aux arts. Sur le devant de la composition, Prométhée, un compas à la main, fait admirer à Minerve les belles proportions de l'homme qu'il vient de former, et supplie la déesse d'animer son ouvrage. Bientôt conduit par elle, Prométhée est monté au ciel et dérobe du feu sacré au char du soleil qui suit sa course à travers le zodiaque. Ce feu se retrouve ensuite sur le devant du tableau, à peu de distance de Prométhée; il brûle dans un vase où une multitude d'hommes nus, ou légèrement drapés, viennent il l'envi allumer leurs flambeaux. On voit plus loin, autour d'une table de pierre. sur laquelle ils consultent un globe céleste, une assemblée de savants qui s'occupent de littérature, de géométrie, de poésie et de musique. Sur la droite de la composition, l'artiste a réuni tous les grands génies de l'antiquité. Le fond du tableau offre les ruines d'anciens monuments remarquables par la richesse de leur architecture ; dans l'éloignement on signale encore des villes entières meublées de somptueux édifices, un fleuve couvert de vaisseaux, enfin tout ce qui dénote la puissance de l'homme et la sublimité de son génie créateur. Bois, trois pieds sur quatre. 94 fr. 50 c.
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ANTOINE MORE ou ANTONIO MORO NÉ VERS 1519. — MORT EN 1588.
Elève de Jean Schoorel et né à Utrecht, Antoine More appartient bien à la Hollande; mais il faut convenir qu'on n'en serait pas averti en voyant ses magnifiques portraits. On se croirait plus volontiers devant un peintre espagnol qui aurait appris son art à Venise. Et quel peintre ! il semble parfois qu'il est supérieur à son œuvre, qu'il la dédaigne et la dépasse, tant il est fier, tant la bravoure du praticien est dominée en lui par la hauteur du gentilhomme, tant l'exécution, si belle qu'elle soit, est primée par le caractère du personnage représenté, par l'expression de la pensée qui l'anime ou du tempérament qui le fait vivre. Il nous souvient qu'étant à l'exhibition des Trésors d'art, a Manchester, en 1857 , nous fûmes saisi ou plutôt ravi d'étonnement à la vue des portraits d'Antoine More, qu'on y avait exposés pourtant pêle-mêle avec tant d'autres trésors. Rien ne faisait pâlir ces peintures, ni les maîtres du Midi ni
ceux dl1 Nord, ni les portraits du grand Titien, ni les têtes si profondément pensives d tiotbetn, III
ces Flamands primitifs jusqu'alors si peu connus et qui firent à Manchester une apparition si éclatante, ni enfin les éblouissantes figures de Rubens. Au contraire, les toiles d'Antoine More subordonnaient la plupart des peintres d'ailleurs excellents qui l'entouraient, tels que Pourbus, Mirevelt, Van Orley et Joost Van Cleef lui-même. On le voyait précéder Van Dyck et annoncer Vélasquez. A partir de cette époque, le peintre hollandais a considérablement grandi dans notre opinion et dans celle de tous les amateurs qui pensaient le connaître parfaitement d'après le Portrait d'homme et le fameux Nain du Louvre. Nous sommes donc heureux de n'avoir pas écrit dans ce livre la notice de More avant d'avoir vu ses véritables chefs-d'œuvre.
Les biographes ne sont pas d'accord sur les dates, au sujet d'Antoine More. D'après Van Mander, il serait mort en 1581, à l'âge de cinquante-six ans, ce qui porterait la date de sa naissance en 1525. Mais cette date est peu vraisemblable, car il est certain que More peignait à l'Escurial, en 1542, le portrait de l'infant, fils de Charles-Quint, depuis Philippe II, et il est peu probable qu'un garçon de dix-sept ans ait eu déjà le crédit et le talent nécessaires pour être sur un tel pied à la cour d'Espagne. La date de 1519, donnée par Pilkington, nous semble la plus raisonnable, et nous la suivrons en l'absence de tout document authentique. Schoorel, avons-nous dit, lorsqu'à son retour de Jérusalem il s'établit à Utrecht, fut le maître d'Antoine More ; aussi les premières œuvres de son disciple sont-elles marquées de l'empreinte de cette naïve sécheresse de contour, de ce naturalisme délicat et intime, mais un peu étroit, qui est commun à tous les peintres du Nord, demeurés fidèles à la manière gothique jusqu'à la fin du seizième siècle. En Angleterre, on le confond souvent avec Holbein, auquel pourtant il n'a ressemblé qu'un instant, et de loin.
Il n'avait guère que vingt ans quand il entra au service de l'empereur Charles-Quint, auquel il fut présenté par l'évêque d'Arras, depuis cardinal de Granvelle. En 1542, il se trouvait à la cour de Madrid, chargé de faire le portrait de Philippe, héritier présomptif de la couronne d'Espagne \ Le fils de Charles-Quint était fiancé à Dona Maria, infante de Portugal. More fut envoyé par ordre de l'empereur à la cour de Lisbonne, pour peindre la future épouse de Philippe, ainsi que le roi Jean et la reine Catherine d'Autriche, qui était sœur cadette de Charles-Quint. Cette mission valut au peintre hollandais un pompeux accueil, de magnifiques présents, une chaîne d'or de la valeur de mille florins, six cents ducats et l'occasion de peindre les plus hauts et les plus riches personnages du royaume, qui lui payaient chacun de ses portraits cent ducats et souvent davantage.
A la cour d'Espagne, Antoine More avait pu étudier les peintures du Titien, qui n'étaient nulle part plus belles ni en plus grand nombre qu'à l'Escurial. Là figuraient alors, dans toute leur fraîcheur, dans toute leur gloire, les superbes portraits de Charles-Quint que l'histoire a célébrés. Le sombre empereur était représenté dans l'un, à cheval, armé de toutes pièces, la lance en arrêt ; dans l'autre, en toque noire et pourpoint de drap d'or, appuyant sa main gauche sur la tête d'un gros chien, son compagnon favori. On y voyait aussi le portrait d'Isabelle de Portugal, femme de Charles-Quint, celui du marquis Del Vasto, et enfin l'effigie d'un bouffon contrefait (un pillo contrahecho), qui était le fou des ducs d'Albe. Ces ouvrages ouvrirent les yeux à Antoine More et furent pour lui une seconde initiation et la meilleure. En admirant, en copiant les peintures du Vénitien, il apprit à voir la nature, non plus en détail, mais en grand, c'est-à-dire à éloigner et à élever son point de vue. Ce qui restait en lui de la manière gothique, il le dépouilla; ses contours, qui étaient encore pauvrement arrêtés, devinrent plus souples, plus tournants, si l'on peut ainsi parler; je veux dire qu'au lieu de découper la silhouette de ses figures, il les fit tourner par un modelé intérieur et en accusant moins les contours. Ses portraits ne furent plus précis jusqu'à la sécheresse, mais plongés dans l'air ambiant, mariés avec le fond sur lequel ils se détachaient, et comme disent les peintres, enveloppés. La seule étude du Titien avait tenu lieu au peintre d'un voyage en Italie, et la fréquentation de ces grands d'Espagne qui
1 « Van Mander écrit « enl552, » mais évidemment par erreur, et cet auteur se trompe lourdement, dit Mariette (dans ses notes sur Walpole), quand il fait peindre à Antoine More le portrait de Philippe II en 1552, et que tout de suite il fait voyager ce peintre en Portugal pour y faire le portrait de la princesse destinée à être l'épouse du monarque espagnol. Leur mariage se fit en 1543, et puisque le portrait de Philippe II précède, il est visible qu'il a dû être fait en 1542, et que c'est ainsi qu'il faut lire et non pas 1552. » Abecedario de P.-J. Mariette, au tome IV des Archives de l'art français. Paris, Dumoulin, 1857-58.
étaient dans ce temps-là les maîtres de la moitié du monde et les plus importants personnages de l Europe, achevèrent l'éducation de ce Batave en lui donnant le style fier et mâle, l'élégance hautaine qui allaient distinguer toutes ses peintures. Aussi nous trouverons dans son œuvre des portraits qui rappelleront ceux que nous venons d'énumérer. Comme Titien, il peindra tour à tour des chevaliers couverts de magnifiques armures ou sévèrement vêtus de noir; il saura représenter comme lui des femmes richement parées, sans que leurs pierreries ou leurs broderies nuisent à la beauté des chairs, au triomphe des têtes qui respirent et
PORTRAIT (Musée de la Haye).
qui pensent, des mains qui frémissent. Il se plaira comme lui à introduire dans ses portraits ces grands chiens qui font repoussoir à la distinction d'un gentilhomme et à la fierté de sa pose, ces dogues énormes dont le rude pelage fait valoir la main blanche et fine qui les caresse. Enfin, à l'exemple de son illustre modèle, il prendra plaisir à dessiner dans sa grotesque difformité le bouffon de l'empereur, et l'admiration de More pour le Titien nous vaudra la vaillante peinture qui se voit au Louvre, le Nain de Charles-Quint, tenant en laisse un chien plus haut que lui.
Le style du peintre hollandais s'était déjà bien modifié, lorsqu'il fut question de marier Philippe en secondes noces avec Marie Tudor, reine d'Angleterre, fille de Henri VIII. Cette l'ois encore, Antonio Moro fut choisi pour aller faire le portrait de la fiancée royale, qui était, on le dit du moins, une des belles femmes de son temps (il est si facile aux reines d'être belles!). Arrivé en Angleterre, le peintre en mission fut aussi
bien reçu qu'il l'avait été en Portugal. On lui donna une chaîne d'or, une somme de cent livres sterling, et une pension annuelle, également de cent livres, d'autres disent de quatre cents 1, en qualité de peintre près Leurs Majestés. Il va sans dire qu'il peignit la reine plusieurs fois, tantôt dans toute la pompe de son costume, in a splendid dress, tantôt plus simplement vêtue, tantôt en miniature, et qu'indépendamment de ces variantes, il en exécuta plusieurs répétitions, dont il fit présent aux chevaliers de la Toison-d'Or. Il eut l'attention de réserver une de ces répliques pour le cardinal de Granvelle, auquel il était redevable de sa fortune.
Ce fut en 1553 qu'Antonio Moro arriva en Angleterre, car cette date se trouve inscrite sur les portraits en pied de grandeur naturelle de sir Henry Sidney et de Marie Dudley, sa femme, père et mère du célèbre écrivain sir Philippe Sidney. Das trois ou quatre portraits qu'il fit de la reine catholique, il n'en existe qu'un seul à notre connaissance dans les collections anglaises (encore est-il contesté comme n'étant pas authentiquement le portrait de Marie); c'est celui que lord Yarborough avait envoyé à l'exhibition de Manchester : il est d'une rare beauté 2. La reine Marie (si c'est elle) est assise et vue de trois quarts. Elle est en robe noire, avec manches rouges, et coiffée d'une cornette. Bien que d'une exécution solide, cette peinture est moins large qu'à l'ordinaire et plutôt allemande que vénitienne. Frappé sans doute des ouvrages d'IIolbein, si profondément sincères dans leur délicatesse, voyant d'ailleurs l'admiration sans bornes que les Anglais professaient pour le peintre de Henry VIII, Antoine More se laissa influencer par le maître allemand, qui du reste vivait encore à Londres, car il ne mourut qu'en 1554, l'année même du mariage de la reine avec Philippe II. C'est ainsi que s'expliquent les différences, ou pour mieux dire, les nuances, de manière que présente l'œuvre de More. Les portraits de lui qu'on voyait à Manchester étaient peints, pour la plupart , dans une manière mixte, participant à la fois d'Holbein et du Titien, c'est-à-dire tout à la fois fine et forte. Le dessin en était fier mais serré ; la couleur, malgré l'énergie des localités, était subordonnée à la valeur de la tète et au caractère sérieux de l'ensemble; la touche était mâle, mais onctueuse, fondue et peu apparente.
Parmi ces peintures qui nous surprirent, on remarquait surtout le portrait d'Antoine More par lui-même, appartenant à lord Spencer. L'artiste s'y est représenté de grandeur naturelle, jusqu'aux genoux, une chaîne d'or au cou et l'épée au côté. Plus fier qu'un grand d'Espagne, plus noble qu'un prince de la maison d'Autriche, le peintre est vêtu d'un pourpoint de satin noir, tournant vers le spectateur sa belle tète, passionnée mais calme, et laissant tomber sa main de gentilhomme sur le pelage d'un gros chien d'Espagne dont on ne voit que la tête. Cette fois le peintre ne ressemblait en aucune façon ni à Ilolbein ni à Van Cleef; il rappelait plutôt les étonnants portraits de Jean de Calcar et du Titien, mais son exécution était plus souple et plus légère. Les noirs du pourpoint étaient d'une transparence admirable; ils offraient dans leurs sourdes lumières des reflets de bronze; les belles mains du modèle s'en détachaient, délicates, halitueuses et vivantes. La tête du chien était supérieurement brossée, mais sans nuire au portrait, malgré ses taches claires et la vérité de son poil. Cette tête nous fit souvenir du superbe chien que l'on admire au Louvre, dans le morceau fameux qui représente le Nain de Charles-Quint. Sans aucune rouerie de procédé, sans aucun excès d'empâtement, et par la seule force d'un modelé ferme et d'un ton juste, ce chien gris fauve, dont le poil s'assombrit autour de l'œil, s'éclaire sur l'épaule et pâlit aux attaches des jambes, est un exemple de la façon dont les maîtres savent rendre la nature inférieure en la laissant à sa place, c'est-à-dire à son rang. Pour ce qui est de l'exécution, si elle est moins brillante dans le tableau du Nain que dans le portrait de More par lui-même, elle est cependant tout à fait magistrale. Autant les riches détails du manteau de cour brodé d 'or sont rendus avec sobriété, ainsi que les ciselures de la chaîne et de l'épée, autant la tête est peinte d un pinceau robuste et généreux dont les accents sont partout caractéristiques, et qui, dans sa marche ferme et sûre, accuse tous les plans de celte tête disgraciée, l'énorme saillie des pommettes, les
1 Walpole dit: A pension of one hundred pounds a quarter, as painterto their majesties.
M. Waagen affirme, sans donner ses raisons, que ce portrait n'est pas celui de la reine : « A ver? delicatc. périrait fl woman, wrongly entilled thas of catholic queen Mary, page 87 du second volume des Treasures of art in Great-Briinin.
protubérances d'un front intelligent, l'écrasement du nez, les dépressions de la tempe, le développement considérable des mâchoires et enfin les rugosités d'une peau vieille et flétrie sur un corps qui a l'air jeune.
Selon Walpole, More demeura en Angleterre jusqu'à la mort de la reine Marie, qui arriva en 1558. Il ne serendit même en Espagne, au dire de Van Mander, que l'année suivante, lorsque le traité de Cateau-Cambresis eut établi la paix entre l'Espagne et la France. Soit qu'il ait rejoint Philippe II, soit qu'il l'ait suivi (followed
LE NAIN DE CHARLES-QUINT (Musée du Louvre).
Philip), il est certain qu'il vivait dans une grande familiarité avec ce prince, qui se plaisait à le voir peindre. Un jour que le roi était venu le surprendre à son chevalet, l'avait assez rudement frappé sur i épaule, par manière de plaisanterie, More se retournant avec vivacité, lui donna sur les doigts un coup d 'appui-maiti, ou, selon d'autres, lui barbouilla la main de vermillon. Il est toujours dangereux, dit à ce sujet Van Mander, de toucher au lion. En effet, cet oubli de la majesté royale envers un monarque aussi terrible que Philippe II pouvait coûter cher au peintre. Le roi, cependant, répondit par un sourire ; mais les courtisans, jaloux d'une telle intimité, feignirent de juger le fait plus sévèrement que ne l'avait jugé le
roi lui-même. L'inquisition s'en mêla, dit-on, et s'il faut en croire Palomino, plus explicite sur ce point que Van Mander, elle aurait accusé Antoine More d'avoir ensorcelé le roi par quelque sortilège rapporté d'Angleterre '. Sentant bien que . malgré la faveur du roi, il n'était pas en sûreté en Espagne, More prit congé de Philippe et partit pour les Pays-Bas, sans aucun esprit de retour, bien qu'il promît de revenir après un court voyage. Au bout de quelque temps, le roi, qui aimait le talent de l'artiste et qui se plaisait en sa compagnie, lui fit écrire à plusieurs reprises pour le rappeler à Madrid. More répondit à la première invitation en demandant un délai. Les autres lettres du roi furent interceptées par le duc d'Albe, qui, charmé d'avoir à sa disposition un tel peintre, aima mieux le prendre à son service que de le renvoyer au roi d'Espagne. Antonio, qui s'était retiré à Utrecht, alla donc à Bruxelles trouver le duc, et il fut employé par lui à peindre ses maîtresses d'après nature : c'est Van Mander qui le dit.
On ne connaît, dans les galeries publiques ou privées, d'autres ouvrages d'Antoine More que des portraits. Cependant, il paraît s'être essayé quelquefois à la peinture religieuse. Il peignit notamment une Résurrection composée de cinq figures. Le Christ y était représenté entre les apôtres Pierre et Paul, avec deux anges au-dessus. Ce morceau, qui appartenait à un peintre, fut porté en France et montré pour de l'argent à la foire Saint-Germain, et vendu par la suite au prince de Condé 2. Il était encore exposé publiquement du temps de Félibien : « Je n'ai vu, dit cet écrivain, qu'un tableau de lui, qu'on estime son chef-d'œuvre et que l'on montroit à Paris, il y a quelques années. Il n'y avoit rien dans l'invention qui pût faire juger avantageusement du génie de ce peintre; l'ordonnance étoit de même. Quant au dessein, il étoit assez correct et les carnations assez bien peintes, mais pourtant d'une manière seiche et un peu trenchée. Il y a apparence que ce qui rend ses ouvrages aussi estimés qu'ils sont en Flandres, c'est qu'il s'en trouve peu. » Cette appréciation de Félibien est faite à la légère, et sur le vu d'un seul tableau qui n'était peut-être pas le chef-d' œuvre du maître, quoi qu'il en dise. Mariette, au surplus, a été choqué, comme nous, du jugement porté par l'auteur des Entretiens, sur Antoine More. « Selon Félibien, dit-il, le tableau de la Résurrection est peint avec soin, mais sèchement, ce qui me laisse quelque soupçon sur son authenticité, car tous les portraits d'Antoine More que j'ai eu occasion de voir sont d'un pinceau large, tel que M. Walpole en a donné l'idée au commencement de cette Vie, et plusieurs m'ont paru dignes du Titien, surtout celui d'un nain avec un gros chien, qui est au cabinet du roi. »
Antonio Moro fut aussi bien traité à Bruxelles qu'il l'avait été à Madrid. Ses enfants avaient été comblés de présents par le roi d'Espagne et dotés par lui de bénéfices et de prébendes. Le duc d'Albe ne fut pas moins généreux pour le peintre de ses favorites. Sachant que More avait marié sa fille à un homme réputé savant et capable, il lui donna, pour ce gendre, la recette générale de la Flandre occidentale, charge énormément lucrative, qui permit à la fille de More et à son mari de tenir un grand état de maison, et de venir à Bruxelles de temps à autre dans leur brillant équipage. Quant au peintre, devenu vieux, il se retira à Anvers et il y mourut, dit Van Mander, « un an avant l'entreprise furieuse tentée par les Français contre cette ville. » L'entreprise dont il est ici question est, sans aucun doute, l'entrée des Français dans Anvers, lorsque François de France, duc d'Alençon, frère de Henri III, fut proclamé duc de Brabant par les Pays-Bas révoltés. Ce fait eut lieu en 1582. S'il est vrai que More fut âgé de cinquante-six ans l'année précédente, il serait né en 1525; mais, comme nous l'avons dit en commençant, cette date est peu vraisemblable; elle l est d'autant moins, selon la remarque de Mariette, qu'avant l'année 1542, qui est celle de son arrivée en Espagne, More avait déjà fait le voyage d'Italie. De ce voyage, dont Van Mander ne parle qu'en passant, il ne reste aujourd hui aucune trace, si ce n'est pourtant le portrait d'Antoine More, par lui-même, que l'on voit à Florence, dans la galerie des Offices; mais, au dire de Baldinucci, cette peinture fut achetée par le grand-duc Cosme III (au dix-septième siècle). Rien ne prouve donc que l'artiste l'ait exécutée à Florence,
1 Cumberland, qui n'a a fait que suivre Palomino, s'explique ainsi dans ses Anecdotes of the eminent painters in Spain : « And they concluded that Antonio Moro being a foreigner and traveller, had either learned the magie, art or more probably obtainrd. in England, some spell or charm where with he had bewitched the king. »
2 Entretien sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres. Paris, 1690, in-4°, tome 1" page 716
ou qu'il ait jamais vu l'Italie. More s'est représenté tenant à la main sa palette, devant un chevalet, sur lequel on ne voit qu'un cartel. Ce portrait a cela de singulier, qu'on lit dans le cartel une inscription
HUGUES GROTIUS.
versifiée en trois langues, en grec, en latin et en italien. Voici la version italienne : elle est de Salvini et ne contient, du reste, que des louanges banales :
Gnaffe ! di chi il ritratto ?
Dell' ottimo pittore ;
Di colui, eh' Apelle, e Zeusi Col restante degli antichi Ei novelli tutti quanti Nell' arte superò.
Egli fu che sua figura Di propria man qui pinse Mirandosi d'acciaro In un forbito specchio.
O excellente fabro!
Poiche questo finto Moro, Forse, o Moro, parlerà.
Antoine More travaillait, lorsqu'il mourut, à une Circoncision qu'il peignait pour l'église cathédrale d'Auvey, et qu'il laissa inachevée. Ce tableau, dit Van Mander, eût été une œuvre magnifique, si le peintre avait pu la terminer. Pour nous, qui n'avons jamais vu de sa main que des portraits, nous ne pouvons juger de ses talents comme peintre d'histoire ; mais ce que nous disons sans la moindre hésitation, c'est qu'Antoine More est, pour les portraits, le Titien de la Hollande.
CHARLES BLANC.
StKMMlllS M IfMCMWHS
MUSÉE DU LOUVRE. — On n'y voit que deux morceaux d'Antoine More: 1° le Portrait d'un homme vêtu d'un pourpoint de satin noir à manches tombantes : il indique de la main droite une montre; 2° le Nain de Charles-Quint. C'est le portrait qui est gravé dans la présente notice.
MUSÉE DE LA HAYE. — Portrait d'homme à mi-corps. Il est assis devant une table. Il a été gravé pour cette notice, voyez page 3.
PALAIS DE MADRID. — Beaucoup de peintures d'Antoine More ont péri dans l'incendie du Prado en 1608. Il en reste cependant deux au palais de la reine, à Madrid. Ce sont les portraits de deux dames assises dans leurs fauteuils, et dont l'une tient à la main une rose, l'autre un petit chien. Ces deux portraits ont été gravés au pointillé par Vasquez père et fils, en 1795.
MUSÉE DU BELVÉDÈRE, A VIENNE. — On y compte sept portraits de More :
1-2. Deux portraits en pendants, homme et femme. Ils sont datés de 1564. La femme a une coiffe garnie de dentelles et une fraise à larges plis.
3-4. Deux autres portraits en pendants: un homme qui tient des gants, et une jeune femme qui relève de la main gauche une chaîne d'or qui pend à sa ceinture.
5. Portrait d'un homme de qualité portant barbe et vêtu de noir. Il tient ses gants de la main gauche et s'appuie de la droite sur une table, sur laquelle on voit un livre et une riche écritoire. Antonius Mor. faciebat. 1549.
6. Portrait du peintre Gilles Mortaertvieux ; cheveux courts, barbe rougeâtre, fraise à dentelles.
7. Portrait de l'Archiduchesse Marguerite d'Autriche, fille de Charles-Quint. Elle est âgée, richement vêtue et chargée de pierreries.
ANGLETERRE. — Au palais de Hampton-Court. Deux portraits de femme.
Chez M. Neels. Portrait de Thomas Gresham, tenant une orange.
Chez M. Holford. Portrait de Walsingham.
SOCIÉTÉ DES ANTIQUAIRES. Portrait de More avec l'inscription Ant. Morus Phi. Hesp. Regis Pict. De scorelio Pictori A 0 MDLX.
Maitland. Portrait du docteur Butts (immortalisé par Shakspeare) et de sa femme.
Petworth. Portraits de Sir Henry Sidney et de Marie Dudley, sa femme, père et mère de Sir Philippe Sidney. Datés de 1553.
Chez le vicomte Dillon. Sir Francis Drake, célèbre marin.
Daté de 1568. En cette année, Sir Francis Drake n'avait que 23 ans, et comme le personnage représenté paraît être dans l'âge mûr, il y a lieu de croire qu'il est nommé par erreur Sir Francis Drake. Ce portrait, exposé à Manchester en 1857, est reproduit au commencement de cette notice.
Chez le comte de Carlisle. Portrait de la reine Marie, seconde femme de Philippe II.
A Bromby. Elisabeth de Valois, troisième femme de Philippe II. Daté de 1569, selon M. Waagen. (Ne serait-ce pas plutôt 1559, année du mariage d'Elisabeth avec Philippe ?) Chez lord Spencer. Portrait de Philippe Il exposé à Manchester. — Portrait de More ; c'est celui qui est décrit et gravé dans cette notice, et qui fut exposé à Manchester. — Une dame vêtue de velours rouge avec manches blanches, coiffure et corsage brodés d'or.
Chez lord Yarborough. Portrait contesté de la reine Marie.
Elle est en cornette et en robe noire, avec manches rouges ; assise et vue de trois quarts. Exposé à Manchester.
VENTE PRINCE DE CARIGNAN. — Portrait d'un architecte tenant une équerre et un compas, 1006 livres.
VENTE WALPOLE A STRAWBERRY-HILL, 1842. — Portrait du duc de Norfolk. 42 guinées, soit 1,092 fr. 50 cent.
Même vente. — Autre portrait du duc de Norfolk en miniature, 35 guinées. Adjugé à M. P. Howard, esq.
Même vente. Portrait de John lord Sheffield, 14 guinées.
Ce portrait provenait de la collection Buckingham.
<%ro/r ffiof/asu/aMf. Sfâtdéo/J'f., JSwifraiAf, - yzylel.
HENRI GOLTZIUS
NÉ KX 1558. — MORT EN 1617.
C'est un ami de Henry Goltzius, Karel van Mander, qui a raconté la vie de cet artiste étonnant, bizarre et célèbre. Nous n'avons donc, pour écrire sa biographie, qu'à suivre pas à pas la notice de l'historien flamand. Henry Goltzius naquit en 1558 au bourg de Mulbrncht, près de Venloo, dans le duché de Juliers. Il était le (ils d'un peintre sur verre qui lui enseigna les rudiments du dessin pour faire de lui son collaborateur. Bien que sa mère fut valétudinaire, Henry Goitzius était un enfant vif, joyeux et plein de santé, et si pétulant que ses parents étaient toujours il son égard dans des transes mortelles. Tantôt il donnait de la tête dans une poêle remplie d'huile bouillante; tantôt il se laissait tomber dans un canal; un jour il eut le nez traversé par un bâton pointu dont il s'amusait; un autre jour il se brûla la main droite il des charbons ardents, et pour comble, une paysanne ignorante ayant ôté les appareils que sa mère lui avait mis pour
le guérir, lui serra cette main dans un mouchoir si fortement que, depuis lors, il ne put jamais entièrement
l'ouvrir. En dépit de cet accident, Goltzius fit voir une habileté précoce dans l'art du dessin « semblable, dit Van Mander, aux jeunes chats qui se montrent de très bonne heure disposés à prendre les souris. »
Dans le temps qu'il travaillait chez son père, qui s'était transporté à Duisbourg, dans le pays de Clèves, Henry Goltzius fut distingué par un fort habile graveur, Théodore Cornhert, plus connu cependant par ses écrits sur les matières de controverse que par ses estampes. Celui-ci ayant employé Goltzius à lui faire quelques dessins, en fut si content qu'il proposa au jeune dessinateur de le prendre avec lui pour deux ans. Mais la perspective de cet apprentissage effraya Goltzius : il aima mieux étudier seul la gravure -et il devint si habile dans la pratique de cet art que-Cornhert l'occupa bientôt, non plus comme un écolier, mais comme un aide. « Ce Cornhert avait une manière de graver très-légère et très-.spirituelle,-dit Mariette, et il semble qu'on n'ait pas fait assez d'attention au mérite de ses estampes, ce qui Tient sans doute de ce qu'il n'a gravé que d'après Hemskerke, Franc Flore et d'autres maîtres qui ne sont pas de premier ordre et dont le goût trop sauvage n'est plus de mode. Béerait à souhaiter qu'il eût travaillé plus longtemps, qu'il ne se fût pas livré à tant d'occupations diverses et qu'il eût. vu l'Italie : c'aurait été un grand homme. 1 » Après avoir été longtemps prisonnier des Espagnols à La Haye, Cornhert, qui s'était enfui à Harlem d'abord, et ensuite dans le pays de Clèves, revînt en Hollande lorsque cette république eût sécoué le joug de l'Espagme, et il s'établit de nouveau dansla ville de Harlem, où il fut nommé secrétaire des États de la province. Mais, jaloux d'avoir auprès de lui Goltziùs, il invita la famille de ce jeune homme à quitter le pays de Clèves pour venir fixer sa résidence à Harlèm, ce quelle fit. Henry, âgé alors de dix-huit ans, travailla pour celui^ dont il avait dû être le disciple, et -aussi pour Philippe Galle, qui gravait avec distinction d'après les dessins de Martin Uermskerke- et de Stradan.
* ' Après trois ans de séjour à Harlem, Goltzius y épousa une veuve qui -était la mère de Jacques Matham ; mais il n'eût pas plutôt contracté ce mariage qu'il s'en repentit, voyant bien qu'il avait aliéné à jamais sa liberté d'artiste. « Quelques reflexions amèresnqu'il fit sur son état, dit Descamps, sur ce qu'il se trouvait marié à l'âge de vingt-un ans et dans la nécessité de renoncer au voyage d'Italie, chagrinèrent si fort Geltzius qu'il tomba dangereusement malade. Il cracha-du sang-pendant trois ans et fut abandonné des médecins; cependant, quoique faible et languissant, il se détermina à voyager pour voir l'antique, disant que puisqu'il fallait périr, du moins il voulait avoir la consolation de voir les beautés de Rome. »
En 1590, après avoir mis au jour plusieurs estampes fort remarquables, il s'embarqua à Amsterdam pour Hambourg, accompagné d'un domestique, et laissant chez lui ses élèves, son imprimeur et son beau-fils Jacques Matham, auquel il avait enseigné la gravure et qui devait à son tour devenir un Maître. « Le gres temps et une tempête qu'il essuya durant sa traversée, l'ayant dégoûté de la navigation, Goltzius entreprit de faire à pied le reste du voyage, et ce fut ainsi qu'il parcourut en effet toute l'Allemagne, sans autre compagnon que son valet. Cependant la vue de tant de pays divers, la connaissance des artistes allemands qu'il allait visiter sans se faire connaître, les distractions-de la route, l'exercice, le grand air, eurent bientôt dissipé le chagrin qui avait été la seule cause de sa maladie, et il commençait à retrouver cette vive et joyeuse humeur qu'il avait montrée dès l'enfance. S'il lui arrivait de rencontrer dais une aukerge des peintres, des graveurs ou d'autres artistes, il s'amusait à faire jouer à son domestique le rêle du maître, et feignant lui-même une ignorance profonde des choses d'art, il se plaisait à écouter les jugements portés par ses confrères sur ses ouvrages, démêla nt à merveille dans la spontanéité de leurs propos, ce qui était dicté par la jalousie et ce qui était apprécié avec justesse et dit de bonne foi. Déjà, du reste, Geltzius était connu en Allemagne par de belles estampes, telles que les Vertus alliées, VAndromède, les Cêmpmgntns
1 Nous avons sous les yeux une traduction manuscrite de la Vie des célèbres peintres de l'Allemagne et des Pays-Bas, par Tau Mander. Cette traduction est de M. Kolloff, du Cabinet des estampes, et l'on peut s'en rapporter pleinement à un homme d'une telle conscience et d'un tel savoir. -- -
2 Abecedario de Mariette et autres notes manuscrites de cet amateur, imprimées dans les Archives de l'Art français, t. IV, page 10. ..
de Cadmus et la Chute de Tantale, d'après Corneille de Harlem, Y Hercule qui tient la corne du fleuve Archeloiis et les admirables portraits du médecin Forestus , du graveur Philippe Galle, d'Adrien Van Westca pelle, de Jean Zurenus et de madame de La Faille. Quelquefois, Je domestique de notre voyageur avant reçu ries invitations à dîner, traitait à son tour les artistes à l'auberge par l'ordre et avec l'argent de son maitre, qui se tenait dans l'attitude la plus humble et laissait trôner le faux amphytrion, riant sous cape
ye J O r il DE A CRÉATION
des compliments solennels que lui adressaient les convives sur la splendeur de ses festins. Arrivé à Munich, il voulut connaître l'illustre graveur Jean Sadeler; il se présenta chez lui comme un marchand de fromages qui voyageait pour son commerce avec un de ses amis. La conversation ayant été amenée sur les gravures, on parla des estampes de Goltzius et notamment de son Hercule, dont Sadeler fit un grand éloge, tandis que le domestique, stylé par son maître , répondait prudemment et soutenait la discussion avec avec l'aisance d'un camarade. Pour ne pas démentir son personnage . Goltzius promit à la femme de Sadeler de lui expédier des fromages de Hollande, et effectivement il en fit venir de Harlem il l'adresse de cette dame.
En cheminant ainsi à travers les épisodes d'un voyage qui le récréait infiniment, Henry Goltzius arriva en Italie, visita Venise, Bologne, Florence et mit enfin le pied dans cette ville de Rome après laquelle il soupirait depuis si longtemps. Le jour de son entrée à Rome fut pour lui un jour mémorable ; aussi ne l'oublia-t-il jamais : c'était le 10 janvier 1591. Pour être plus à l'aise, il résolut de vivre incognito, déguisé en paysan, sous le nom de Henry Bracht. Tout entier à l'admiration des chefs-d'œuvre de l'art, il s'y absorba tellement qu'il semblait, dit Van Mander, que son âme se fût échappée de son corps. Comme un simple écolier, il se remit à copier avec une extrême application les plus belles antiques, étonnant les artistes de Home par la facilité de son talent souple et mâle, de même que le paysan du Danube avait étonné le sénat romain par son éloquence. L'Italie était alors affligée de deux fléaux épouvantables, la famine et la peste. Dans toutes les rues, sur toutes les places de Rome, on voyait se traîner des malheureux atteints de la contagion ou criant la faim, qui venaient expirer sur la voie publique. Mais ni cet affreux spectacle ni l'odeur pestilentielle qui infectait l'air, rien ne put détourner Goltzius de son assiduité au travail. Il dessina la plupart des statues fameuses de Rome, particulièrement celles qu'il a depuis gravées en Hollande, l' Hercule de Glycon, qui était dans le palais Farnèse et qui est aujourd'hui adaptes; l' Apollon Pythien, que Jules II lit placer au Belvédère du Vatican, et l' Hercule Commode, tenant dans ses bras le jeune Ajax, fils de Télamon. Rien de plus vaillant, de plus généreux que la manière dont Goltzius a gravé ces trois figures, surtout les deux Hercule. Il semble que, par l'énergie du burin , le graveur ait voulu traduire les accents ressentis du ciseau grec, rendre la vigoureuse redondance des muscles par le prodigieux renflement de ses tailles, et se montrer lui-même, pour ainsi dire, l'Hercule de son art.
Un des amusements de Goltzius, pendant son séjour il Rome, c'était d'aller se mêler aux curieux qu'il voyait s'arrêter à la devanture des marchands d'estampes pour écouter les observations qu'on ferait sur ses propres gravures. Le plus souvent il les entendait vanter par des hommes qui paraissaient s'y connaître et dont il savourait les éloges; mais il était encore plus content, lorsqu'il avait surpris dans la bouche d'un peintre quelqu'une de ces critiques spontanées et naïves qu'on accepte volontiers comme des leçons parce qu'il ne s'y mêle aucune pensée de pédantisme. Il mit donc il profit les observations des artistes romains, et, au bout de quelques mois de séjour, il eut modifié son style et corrigé un peu le fond de barbarie qu'il y avait dans son talent original et plein de sève, dans son génie mâle. Si l'on rapproche, en effet, les morceaux qu'il avait gravés à Harlem avant son voyage en Italie, de ceux qu'il grava depuis, on reconnaît aussitôt combien Gollzius fit effort sur lui-même pour atténuer les redondances de sa manière, pour tempérer l'ampleur extravagante de ses formes, la prétention de ses contours. Par exemple, quelle différence entre la suite des Muses, qui fut gravée en 1592, aussitôt après le retour du peintre en Hollande, et la suite des Romains illustres qui porte la date de 1586. Autant il y a de sagesse dans les attitudes des muses, autant il y a d'affectation dans la pantomime de Scœvola, d'Horatius Coclès, de Valerius Corvinus et des autres. Ici, on ne voit que des figures sauvages, des membres impossibles, de ridicules armures et des chevaux à l'encolure phénoménale; là, au contraire, ce sont des figures douces, à la contenance calme et quelquefois gracieuse, ajustées d'assez bon goût, et dont les draperies enveloppent avec souplesse les formes qu'elles font sentir en les recouvrant. Si quelques-unes de ces muses, Uranie par exemple et Calliope, présentent encore un reste de style batave, par leurs types courts, par la vulgarité de leurs airs de tête et leurs mains boudinées, en revanche il en est d'autres, comme Erato, Euterpe et Polymnie, qu'on croirait dessinées l'une par le suave Baroche, les autres par un élève de Raphaël.
Gollzius quitta Rome vers la fin d'avril 1591, et ce fut sans doute à cause des ravages de la peste qu'il \ demeura si peu de temps. Il partit pour Naples avec un de ses amis, Jean Mathyssen, orfèvre, et un jeune gentilhomme de Bruxelles, nommé Philippe Van Vinghen , antiquaire distingué. Ils s'étaient tous les trois grossièrement vêtus, pour ne pas attirer l attention des brigands qui infestaient alors les grands chemins. <ioltzius, qui continuait de garder l 'iiicogiiito, s'appelait toujours pour ses compagnons Henry Bracht. Mais ce qu ']*l y avait de plaisant, c est que Philippe Van Vinghen, grand amateur d'objets d'art, parlait souvent dIs belles campes de Henry Goltzius et du vif cl agrin qu'il éprouvait île ne pas avoir rencontré dans son
voyage ce graveur qu'il aurait tant voulu connaître, car il avait, disait-ti, reçu de son ami Ortelius (célèbre
I. A FOI, L'ESPERANCE ET LA C Il A RIT E
géographe d'Anvers) des lettres qui lui apprenaient que Gollzius était en Italie. Dans ces lettres, que Van
Vinghen montrait à Goltzins lui-même, Ortelius donnait le signalement exact du graveur de Harlem. dépeignait sa physionomie, sa personne et parlait de sa main droite estropiée. Goltzius, on le conçoit, avait beaucoup de peine à tenir son sérieux. Quant à Mathyssen, il devina le mystère et ne put s'empêcher de rire en disant au gentilhomme bruxellois : Mais voici Goltzius! Van Vinghen , à qui l'artiste dans ses accoutrements grossiers paraissait un homme du commun, et qui oubliait que lui-même il était fort mal vêtu, Van Vinghen n'en voulait rien croire et répondait : Je parle de Goltzius, de ce fameux graveur hollandais! Enfin, Goltzius, voyant que Van Vinghen jugeait l'homme par l'habit, se prit à rire et sur un ton cérémonieux : Seigneur Van Vinghen, dit-il, ne soyez pas offensé si Goltzius ose marcher à côté de vous — Non, repliqua Van Vinghen, vous n'êtes pas Goltzius, et il parut assez mécontent qu'on essayât de le mystifier. Quand ils furent arrivés à Terracine, Goltzius allongea sa main estropiée et fit voir son linge marqué des initiales H et G entrelacées qui formaient justement le monogramme de ses estampes. Van Vinghen lui sauta au cou, ravi d'avoir été si avant, et sans le savoir, dans l'intimité du grand artiste qu'il admirait tant.
A Naples, Goltzius et ses deux amis partagèrent leur enthousiasme entre les merveilles de l'art et les curiosités de la nature. Naples n'était pas alors sans doute ce qu'elle est aujourd'hui, le plus étonnant musée d'antiquités païennes; mais il s'y trouvait cependant un grand nombre de marbres antiques et de bronzes. Goltzius les dessina avec amour et il copia notamment, dit Van Mander, un jeune Hercule assis , morceau capital de sculpture grecque, conservé dans le palais du vice-roi. Ce morceau ne figure point dans son œuvre et il n'y reste, à vrai dire, aucune trace des études qu'il fit il Naples. Toutefois, Goltzins ne perdait aucune occasion d'exercer son talent, je veux dire son talent de dessinateur, car la gravure n'est pas un art qui se puisse pratiquer en voyage. Lorsqu'il repartit pour Home, il s'embarqua avec ses compagnons sur une des galères du pape et il prit plaisir il voir manœuvrer les rameurs à moitié nus et à crayonner les mouvements de leurs muscles. Mais le mauvais temps ayant contraint le navire de relâcher à Gaëte, Goltzius fit à pied le reste du voyage et se retrouva dans Rome. Celte fois il se fit connaître, se lia d'amitié avec les pères jésuites et visita tous les artistes de la ville donl il dessina le portrait. Ce sont pour la plupart des merveilles que ces petits portraits de Goltzius. Il nous souvient que ce fut une de nos premières admirations, quand nous entrâmes pour apprendre la gravure dans l'atelier de M. Calamatta, et que notre illustre maître, qui en possédait plusieurs, les regardait souvent avec une attention particulière. Dessinés ou plutôt burinés à la plume sur vélin et très précieusement finis, ou crayonnés à la mine d'argent sur un papier préparé tout exprès, les portraits de Goltzius sont extrêmement remarquables par l'accent de l'individualité, par le caractère. La sûreté du trait en est admirable : on dirait des planches d'acier qui seraient gravées à la loupe, et pour un homme qui était si peu maître de sa fantaisie dans ses compositions habituelles, et qui extravague si aisément, ce n'est pas en vérité un petit mérite que de savoir, quand il dessine un portrait, se contenir ainsi dans l'observation délicate, fidèle et même scrupuleuse de la nature.
De même qu'il avait noté dans son journal de voyage le jour de sa première arrivée à Rome, Gollzius marqua le jour de son dernier départ. Ce jour fut le 3 août 1591. Il partit à cheval pour Bologne, accompagné de son ami Jean Mathyssen, et il est vraisemblable qu'il connut dans cette Nille le plus illustre graveur italien de ce temps-là, Augustin Carrache; car lorsqu'il fut de retour dans les Pays-Bas, il eut la modestie de copier la belle estampe de ce maître, qui représente Venus assise au pied d'un arbre et recevant des épis de blé que l'Amour lui présente ; il changea seulement l'altitude de l'Amour que le Bolonais avait dessiné endormi. De Bologne, Goltzius se rendit à Venise, où il s'arrêta quelque temps chez un de ses amis et compatriotes, Thierry de Vries. Cependant un peintre vénitien, instruit de l'arrivée de Goltzius, assura qu'il reconnaîtrait un si habile artiste rien qu'à sa physionomie et à son allure. Goltzius, qui en eut avis, voulut se procurer une fois de plus le plaisir d'intriguer un de ses confrères. Il lit prendre les devants a Jean Mathyssen qui était un homme de haute stature et de fort bonne mine. En l'apercevant, le Vénitien s'écria : « Voilà le Jupiter de l'art, » et après les propos d'usage, il lui demanda comme une insigne faveur un dessin de sa main. Mathyssen s'empressa de le promettre, et Goltzills exécuta, pour l'honneur de son camarade, un dessin sur lequel il mit sa signature, et dont le peintre physionomiste fit des compliments et
des remerciements sans fin à Mathyssen, en présence des autres artistes qui en sopriaient. Il faut croire, au surplus, que le séjour de Goltzius à, Venise ne fut pas de longue durée, car il est à remarquer qu'il n'a jamais rien gravé de Jean Bellin ni de Giorgione, ni de Titien ni de Véronèse, ni même de Tintoret, lequel pourtant vivait encore et dont les principaux disciples étaient des Flamands. Le seul morceau qu'il dessina dans l'intention de le graver, fut un Saint Jérôme en prière, d'après Jacques Palma , le jeune, qui, dans
SATURNE.
ce temps-là, tenait le haut bout de la peinture à Venise, Ce morceatf, dédié au fameux sculpteur et architecte Alexandre Vittoria, qui a rempli Yenise de ses statues de marbre, de stuc, ét de bronze, semble prouver par l inscription même., que Gottzius fut lié d'amitié avec ce grand artiste \
Pour retourner dans son pays, Goltzius passa par Trente et par Munich. Arrivé à Harlem, d'où il était parti si faible et si languissant, il surprit tout 'le" monde par la superbe santé qu'il avait recouvrée sous les climats de l 'Italie. Malheureusement, cet état de prospérité physique -ne dura point. Soit que l'air humide de la Hollande lui fût contraire, soit qu'il eût retrouvé. au foyer domestique les ennuis qui l'en avaient chassé, on le vit retomber peu à peu dans son ancienne maladie d'épuisement. Les médecins le mirent au
Je dis semble prouver, car la dédicace pourrait émaner du peintre; mais il est plus probable qu'elle a été faite par le graveur, eL cela est aussi plus conforme aux usages.
régime du lait de chèvre et ensuite du lait de femme , mais il fut plusieurs années à se rétablir, et il n'y parvint qu'en modérant son ardeur au travail pour se livrer chaque jour au bienfaisant exercice de la promenade Son œuvre, au surplus, à n'y regarder que les pièces datées, ne présente de lacunes que dans les trois dernières années du seizième siècle.
Les premières estampes que Henry Goltzius entreprit à son retour d'Italie furent l'Isaïe, de Raphaël, qu'il grava d'après un dessin de Gaspar Celio, et la Galathée, qu'il avait lui-même dessinée à Rome dans le Palais Chigi. Ce dernier morceau prouve déjà que le graveur s'était amendé en Italie. La taille en est simple, quoique toujours facile et ondoyante. Le caractère des têtes n'y est pas très-bien conservé; mais ceci regarde le dessin. Quant au graveur, bien qu'il ait un peu trop chargé l'accent des muscles, on sent qu'il a mis dans le choix de ses travaux plus de tenue qu'à l'ordinaire, beaucoup moins de caprice et de prétention. Du reste, ici, comme ailleurs, les nus ont un aspect métallique et la netteté même des incisions creusées par le burin, jointe à l'exagération des reflets, fait paraître d'argent des carnations qu'il eut été si facile à Goltzius de rendre dans toute leur morbidesse, avec un burin tel que le sien.
Mais les ouvrages qui suivirent immédiatement la Galathée (1593-94), méritent une particulière admiration - je veux parler des six grands sujets de la vie de Jésus-Christ, dédiés à Guillaume V, duc de Bavière. Aussi les appelle-t-on les Chefs-d'œuvre de Goltzius. Jamais peut-être on ne poussa plus loin le talent du pastiche, ou, pour mieux dire, le génie de l'assimilation, qu'il ne l'a fait dans quelques-unes de ces pièces. Goltzius s'était proposé d'imiter sur le cuivre les manières de plusieurs grands maîtres, savoir: Raphaël, le Parmesan, Jacques Bassan, le Baroche, Albert Durer et Lucas de Leyde, et pour les deux derniers surtout, il y a réussi de façon il tromper les plus habiles connaisseurs. On peut regarder en effet, comme des chefs-d'œuvre, la Circoncision qu'il composa et grava dans le goût d'Albert Durer, et l' Adoration des Mages qu'il fit dans la manière de Lucas de Leyde. Ce n'est pas seulement par les objets secondaires que Goitzius ressemble ici il ses illustres modèles : c'est par l'esprit même de la composition autant que par le faire; c'est par les airs de tête aussi bien que par la conduite des tailles. On dirait qu'il est entré tour à tour dans l'âme de Lucas de Leyde et dans l'âme d'Albert Durer. « Pour ces deux pièces, dit Mariette, on ne pouvait mieux faire. Celle de Lucas surtout est, à mon gré, une pièce inimitable. Sa manière, plus d'art, plus aisée et moins terminée que celle d'Albert, était bien plus difficile à être imitée, et il faut avouer qu'il faut être un grand homme pour se transformer de la sorte. »
Quant à l'estampe de la Circoncision, elle surprit et trompa tous les curieux de l'Allemagne. « L'on rapporte que Goltzius (c'est encore Mariette qui parle, d'après Van Mander) après avoir mis au jour la planche de la Circoncision, en fit tirer quelques exemplaires sur du papier, qui, par sa couleur enfumée, avait un air d'ancienneté capable de faire illusion, et que les ayant envoyés en Italie, on les y acheta fort cher, croyant que c'était un original d'Albert Dure; on y débita même que ce peintre allemand avait ordonné par son testament que cette planche ne verrait le jour que cent années après sa mort, dans le cas où ses ouvrages continueraient à être recherchés. L'on eut même bien de la peine à se désabuser dans la suite de cette fable ; l'on ne pouvait croire que Goltzius eût su si bien imiter la manière du maître qu'il n'y parût rien de celle qui lui était propre; une telle métamorphose passait pour impossible dans l'esprit de bien des gens. Mais ils voulaient être trompés; ils ne l'auraient pas été, s'ils y eussent fait plus d'attention. C'est dans le Jésus-Christ circoncis, que Goltzius a si bien imité la manière (rAlhert; il l'a fait en 1594 et y a mis son portrait, c'est celui qui paraît derrière le vieillard qui tient l'Enfant Jésus. Comment donc était-il possible
t Ce fut sans doute à cette époque, je veux dire lorsque la santé lui revint, que notre artiste composa, avec une pointe d'esprit philosophique, cette jolie suite de dessins emblématiques sur la profession de médecin, qui fut gravée sous sa direction par un de ses élèves, on ne sait lequel. Voici comment le graveur lui-même les explique par des inscriptions latines : 1. Dans le commencement de la maladie, lorsqu'on a recours au médecin, on ne l'estime pas moins que Dieu le Sauveur. 2. Dans la suite de la maladie, on le regarde encore comme un ange descendu du ciel. 3. Mais si le malade entre en convalescence, le médecin n'est plus qu'un homme ordinaire. i. Et ce même médecin à qui l'on donnait le nom de Dieu, est regardé comme un démon, lorsqu'après avoir guéri son malade, il demande le salaire de ses soins
qu'on prît le change? Il faut croire que dans -les premières épreuves que Goltzius envoya en Italie, son
VÉXI S ET L'AMOUR.
portrait n'était pas encore gravé sur la planche. » Cette souplesse de Protée, GÕItzius la fit voir encore, non moins surprenante, dans la suite "des douze estampes sur-la Passion de Jésus-Christ, où i! s'appropria l'e style de Lucas de Leyde, et. dans la pièce deux fois admirable qui représente la Vierge.pleurant sur le
corps mort de Jésus, que l'on prendrait si aisément pour un des plus précieux morceaux d'Albert Durer. Loin de regarder comme humiliant ce rôle d'imitateur qu'il avait pris uniquement par caprice, Goltzius s'en vantait lui-même dans la dédicace en vers latins gravée au bas d'un de ses Chefs-d'œuvre.
Ut mediis Proteus se transformabat in nudis Formosae Cupido Pomonse captus amore Sic varia, princeps tibi nunc se Goltzius arte Commutat, sculptor mirabilis atque repertor.
Cependant, depuis son retour de Rome, Goltzius avait toujours présentes à l'esprit les peintures des grands maîtres italiens. « Il les voyait constamment devant lui comme dans un miroir, dit Van Mander; c'était son plaisir d'en parler, et notre plaisir de l'entendre. » Tantôt il exaltait la grâce divine de Raphaël, tantôt la morbidesse des carnations du Corrège, tantôt ce coloris mâle et magique du Titien, qui se cache sous le voile des glacis, tantôt les riches étoffes de Véronèse, ses ciels légers et profonds, sa couleur d'une gaîté enchanteresse. Après s'être essayé à colorier au pastel des figures nues, il prit enfin une palette, et il peignit à l'huile sur une petite planche de cuivre Jésus-Christ en croix avec la Vierge, saint Jean et sainte Madeleine. Il avait quarante-deux ans lorsqu'il exécuta celte première peinture, destinée à Gisberl Ryckersse de Harlem, et il avait cessé depuis deux ans de se nourrir du lait de femme.
Nous devons l'avouer ici, nous n'avons jamais vu de peinture de Goltzius, et il n'en existe aucune à notre connaissance dans les galeries publiques ou privées de l'Europe. Mais, s'il nous est permis d'en juger par le temps où il vivait, par l'éducation qu'il reçut, par les maîtres qu'il se plût à imiter même dans ses gravures, nous croyons qu'il dut peindre à peu. près comme Lucas de Leyde, avec un peu moins de sécheresse pourtant et plus de légèreté. Fils d'un peintre sur verre, et élevé par lui, Goltzius, plus que tout autre, devait avoir dans sa peinture ces teintes exaltées, cette intensité de coloris, cette précision du rendu en détail, qui tiennent à la pratique des verriers et qui distinguèrent d'ailleurs tous les peintres des Pays-Bas jusqu'à Rubens. Seulement, il cherchait à adoucir les couleurs entières en les hachant ou en les pointillant avec le pinceau, selon le procédé en usage chez les peintres sur verre. C'est ainsi qu'il tempéra la crudité d'une draperie bleue d'outre-mer, dans un tableau qu'il avait exécuté pour Jean Mathyssen, son compagnon de voyage, tableau qui représentait sainte Catherine, vêtue de soie blanche, et s'approchant du séjour des bienheureux pour y épouser le Christ son fiancé. On y remarquait, selon la description de Van Mander, que le peintre avait évité d'ombrer durement le nu et les têtes, afin de les rendre plus agréables, et qu'il avait suppléé à la légèreté des ombres par des rehauts qui faisaient ressortir suffisamment les chairs. Le biographe flamand désigne encore quelques autres peintures de Goltzius : un Christ assis entre deux anges qui sont à genoux tenant des flambeaux allumés et des instruments de la passion, tableau remarquable qui était l'ait sur une planche de cuivre, et qui appartenait au comte Van de Lippe; une Danaë nue et endormie, figure de grandeur naturelle, savamment dessinée et d'un relief de carnation admirable. Ce morceau figurait avec honneur, du temps de GoItzius, dans le cabinet de Barthélémy Ferreris, amateur de Leyde; on voyait à côté de la Danaë une vieille femme décharnée, un Mercure et des amours qui volent autour de la belle endormie en tenant une bourse et d'autres objets. Quant a la peinture sur verre, Gollzius y aurait surpassé tous ses contemporains s'il avait voulu s'y appliquer autrement que par manière de récréation et en mémoire des premiers travaux de sa jeunesse.
L'Honneur vaut mieux que l'argent ; c'était la devise de Goltzius, et par-là on peut déjà se faire une idée de son caractère simple dans sa tenue, mais fier dans ses sentiments : il ne souffrait point que l'on portât la moindre atteinte à la noblesse de son art. L-n jour qu'il avait peint les portraits de deux jeunes princes polonais qui voyageaient en Hollande, il leur demanda un prix qui fut trouvé trop considérable par le majordome de ces princes, dont l'un était le neveu du roi de Pologne: « Si votre art vous rapportait des salaires aussi élevés, disait ce majordome à Gollzius, vous gagneriez plus qu'un négociant. —Votre état, répondit le peintre, ne souffre aucune comparaison avec le nôtre, car il ne faut que de l'argent pour faire le négoce,
tandis qu'avec tout l'argent du monde on ne ferait pas un artiste. » Un trait remarquable encore chez - holtzius, c'est qu'il ne fut jamais content de ses ouvrages,, et ne souffrait point que ses élèves parussent satisfaits de leur mérite. Du reste, il ne sortit de son école que des disciples fort habiles et destinés
HEURES DU JOUR, LE, .M AT LU.
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eux-mêmes à la célébrité, tels que Jacques Matham, son .'beau-'fils, Pierre de Jode, Jacques -de Gheyn, Jean Saenredam, Jean Muller. Goltzius mourut à Harlem le 1er janvier 1617, et il fut enterré dans la grande église de cette ville.
Henri Goltzi us florissait dans un temps où le sentiment naïf-et profond des grands maîtres s'était perdu et avait été remplacé par une. sorte de rhétorique pompeuse. On tenait moins à être savant qu'à faire montre de son savoir. Aussi, la grande science de Goltzius dans, l'art du dessin a-t-elle des allures prétentieuses, pédantesques et, pour ainsi parler ,/calJigraphiques. Si l'on examine particulièrement, dans
son œuvre, les estampes qu'il a gravées d'après sa propre composition, on y trouve toujours des lignes qui se balancent, des contrastes de mouvements, des contours convenus, des raccourcis appris par cœur et violentés, des accents ressentis formant dans la carnation de ses figures des fossettes ridicules qui en rapetissent encore le style et ne rappellent plus la nature. Les poitrines les plus charnues laissent voir toute l'ostéologie du dessous, les bras se tordent, les hanches se gonflent, les jambes se cambrent, les pieds se crispent, les rotules se relèvent , les ventres se ballonnent, et les têtes, souvent mal emmanchées, se retournent avec effort sur la colonne torse d'un col monstrueux. Quelquefois, elles sont couronnées sans motif d'une chevelure qu'agite le vent, et dont les mèches serpentées ressemblent à la coiffure de Méduse... L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a. Il n'est personne il qui ce vers s'applique mieux qu'à Henri (,,oltzius : « Les gestes de ses figures, dit Hagedorn dans ses Réflexions, montrent rarement ce qu'ils doivent montrer. Chez lui, la position tranquille du corps est souvent troublée par l'action des mains. Telle figure dont les doigts sont exagérés et les jointures trop chargées, nous offre un dessin assez correct dans son ensemble, mais dont les extrémités sont dans un mouvement si violent qu'ils ne conviennent qu'au caractère d'un Polyphème qui porte la main sur ses brebis au moment qu'il sent encore la douleur que lui cause la perte de son œil... Pour jeter plus de diversité dans les attitudes qu'on n'en peut attendre d'une modèle vivant, nous avons vu Fehling, premier directeur de l'Académie de Dresde, recommander à ses élèves de dessiner quelquefois d'après les figures de Goltzius. Le dessin fait, le maître le corrigeait et y adoucissait les parties trop chargées; les plus grands artistes ont suivi la même méthode pour leur instruction. »
Que si l'on considère Goltzius comme graveur, on ne peut pas se défendre d'admirer en lui les ingénieux procédés de l'artiste et la dextérité prodigieuse de l'ouvrier. Sauf la sévérité, la pureté du goùt dans le choix des travaux, Goltzius n'a pas laissé grand chose à inventer à ses successeurs. Son principe est de faire suivre à la taille la direction des muscles dans la chair, et celle des plis dans la draperie; mais ce principe, d'ailleurs excellent en lui-même, il l'exagère et il l'applique àvec une telle constance, que souvent il arrive aux effets les plus contraires à son but. Dans les figures de femmes nues, par exemple, l'abus de cette manière, loin de rendre la morbidesse des carnations, leur donne une apparence métallique. En accusant deux fois la rondeur des cuisses, les premières et les secondes tailles de Goltzius prêtent aux jambes de ses Parques l'aspect d'un cylindre creux. L'on peut appliquer la même observation à l'estampe qui représente Vénus percée au cœur par l'Amour. Souvent ces tailles, ainsi conduites selon le sens du muscle, se croisent en carré, et produisent l'effet le plus dur, malgré les quelques points que le graveur insère dans son carré, particulièrement aux approches de la lumière. Que la taille dominante fasse sentir l'insertion des muscles, rien de mieux ; mais il n'en doit pas être toujours de même pour la seconde taille, dont l'office est de fortifier le ton de la première, c'est-à-dire d'y ajouter une somme de noir. Quelquefois, il est vrai, Goltzius, donnant l'exemple qui a été suivi plus tard par Edelinck, a imaginé de faire jouer le principal rôle, tantôt à la première, tantôt à la seconde taille, de manière que chacun laissât triompher l autre à son tour. Ainsi, tel système de hachures, après avoir dominé dans le rendu d'un pan de draperie ou d 'tin grand muscle, reprend en quelques endroits le second rôle, c'est-à-dire, ne sert plus qu'à augmenter le ton, tandis que telle autre rangée de tailles qui n'avait d'abord été employée qu'à ajouter du noir, devient dominante sur un certain point du modelé. Mais donner une égale importance aux deux tailles, c est un abus qui mène aux tournoiements éternels du burin, et qui produit une monotonie fatigante à l'œil.
Là où Goltzius est tout-à-fait admirable, c'est dans le portrait. Pourquoi? parceque se trouvant en présence de la nature, il oublie alors l'extravagance habituelle de ses fantaisies, l'élégance affectée et barbare de ses travaux. De tout temps, les amateurs ont recherché et rechercheront les belles épreuves des portraits de Jean Bol, de Philippe Galle, de madame de la Faille, de Théodore Cornhert, de Zurenus, d Henii IV, et aussi ce morceau étonnant qui est si célèbre sous le nom du Chien de Goltzius. Le pelage du chien en particulier, ses belles soies, longues et lisses sur les oreilles, frisées au poitrail et sur le train de
derrière, sont exprimées à merveille ainsi que la transparence de l'œil et la fermeté des tendons. Ici même, la souplesse de Goltzius est bien préférable à ce que furent plus tard les tours de force d'Antoine
PORTRAIT D r FILS DE THÉ 0 0 0 Rie l-RISIUS, PIÈCE DITE « LI-' CHIEN DE GOLTZIUS. »
Masson, et tandis que le graveur français, dans les perruques de ses magistrats, fait ressembler les cheveux à du fil d'archal, (roltzius donne au poil de son chien le brillant et la moiteur halitueuse du naturel. En regardant ces estampes merveilleuses où le travail du graveur le dispute à la science du peintre, où le cuivre est tantôt délicatement effleuré, tantôt. coupé avec grâce, tantôt fouillé avec énergie, on regrette que Henri (,,olizius n'ait pas sacrifié toujours l'ostentation puérile du métier à la sérieuse dignité de l'art.
CHARLES BLANC.
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Henri Goitzius a gravé au burin deux cent quatre-vingtseize estampes, dont la description détaillée se trouve dans le troisième volume du Peintre-Graveur, d'Adam Bartsch. En voici l'indication abrégée :
Sujets de la Bible.
1. Thomar sous l'apparence d'une courtisane. Vers le milieu du bas, est écrit : Judas et Thamar, Gen., 38. Planche ronde.
2. Moise et les Tables de la Loi. Henricus Goltzius fecit. Grande pièce en hauteur.
3. L'A nge annonçant à M anué et à sa femme la naissance de Samson, Angelus œthera cœli. Grande pièce en hauteur.
4-7. L'Histoire de Rutlt. Suite de quatre estampes moyennes en largeur, datées de 1580.
8-11. L'Histoire du prophète Élie. Suite de quatre estampes moyennes en largeur, avec inscriptions latines.
12. Suzanne à mi-corps. Attentant forma celebremque. Planche de forme ovale.
13. David, Salomon et les autres prophètes. Talis erat Mosi facies. Grande pièce en hauteur.
14. L'Annonciation. Pièce moyenne en hauteur, signée. 15-20. Les Chefs-d'œuvre de Henri Goltzius. Suite de six grandes estampes en hauteur. (1) L'Ange Gabriel annonçant à la sainte Vierge le mystère de l'Incarnation. Pene metum IJirgo. 1594. (2) La sainte Vierge visitant sainte Élisabeth Plena deo virgo. 1593. (3) Les Pasteurs adorant l'Enfant Jésus nouvellement né. Cœli opifex, rerum Dominus. 1594. (4) Jésus-Christ circoncis dans le temple. Cernis et octana. 1,591. (5) Les Mages offrant des présents à Jésus-Christ. Eoi Reges Bethlem. 1594. (6) La sainte Famille ou la Vierge assise au pied d'un arbre tient entre ses bras l'Enfant Jésus qui caresse saint Jean. Prœcursor domini lactantis. 1593. Goltzius, dans ces six estampes, a voulu imiter les manières de Raphaël, du Parmesan, de Bassan, d'Albert Durer, de Lucas de Leyde et du Baroche.
21. La Sainte Vierge et saint Joseph montrant aux bergers Jésus qui rient de naître. Pièce moyenne en hauteur, inachevée. 1615.
22. Jésus-Christ adoré par les mages, qui lui apportent des présents. Quod Abrahae vatumque. Pièce en hauteur.
23. Le Massacre des Innocents. Au milieu de la marge du bas est écrit : J.-C. Vischer excudit. Pièce en largeur. Aux secondes épreuves, l'adresse de Vischer est remplacée par celle de L. Renard.
24. Une Sainte famille. Diva dei genitrix. Ao 89. Pièce moyenne, en hauteur.
25. La Vierge vue de profil, ayant sur ses genoux l'Enfant Jésus, à qui saint Joseph présente une pomme. Planche ovale.
2H. La Vierge à mi-corps au-dessus d'un croissant, et l'Enfant Jésus qui tient des fruits. Planche ovale.
27-38. La Passion de Jésus-Christ. Suite de douze estampes moyennes en hauteur. Toutes ces pièces portent le monogramme du maître et sont datées de 1596 à 1598.
39. Jésus-Christ célébrant la Cène avec les apôtres. Grande pièce en largeur, signée 1585.
40. Jésus-Christ crucifié entre les deux larrons. Au bas des pieds de saint Jean est écrit : Goltzius fecit.
41. La Vierge pleurant sur le corps de Jésus-Christ, qui est étendu sur ses genoux. A droite, près des jambes du Christ, est écrit : Ao 1596. Pièce moyenne en hauteur.
42. Jésus-Christ tenant sa croix. Sustulit humanas culpas. Grande pièce en hauteur, signée.
43-56. Jésus-Christ, les douze apôtres et saint Paul, représentés à mi-corps. Suite de quatorze petites estampes en hauteur. La première pièce porte le nom du maître, et toutes les autres portent son monogramme.
57. La Madeleine pénitente. Pièce ovale, signée. 1582. 58. La Madeleine priant à genoux dans le désert, et s'appuyant sur une tête de mort. Pièce moyenne, en hauteur, signée et datée de 1585.
59. Saint Antoine tenté par le Démon, qui a pris la forme d une femme. Pièce en hauteur, marquée du monogramme.
60. La Miséricorde de Dieu arrachant au Démon un pécheur pénitent. Petite pièce en hauteur, signée.
61-64. L'Enfance, les miracles, la résurrection et les vertus de Jésus-Christ, réprésentés par emblèmes. Suite de quatre estampes moyennes, en hauteur.
65-74. Emblèmes sur la foi chrétienne. Suite de dix estampes moyennes en hauteur. Le Soulagement des affligés, la Rémission des péches, etc. Ces estampes portent toutes le monogramme de Goltzius, avec des inscriptions latines.
75. La Prudence avertissant un homme de considérer ses quatre fins dernières qui sont représentées sur cette même pièce en quatre sujets de forme ronde. Pièce en hauteur. 1578.
76. La Persécution de la foi. Quando obstetricabitis.
Estampe moyenne en hauteur. 1604.
77-92. Les Vertus et les sept péchés capitaux. Suite de seize petites estampes, en hauteur, sans nom ni chiffre, ni numéros. Le frontispice de cette suite représente les figures emblématiques de la Vie éternelle et de la mort aux deux côtés d'un cartouche de forme ovale, où est écrit : Virtutum vitiorumque. Ce cartouche a été ensuite employé en passe-partout pour un portrait de François Draecke, gravé par un anonyme.
93. Les Deux qualités principales d'un imitateur de JésusChrist : la prudence et la simplicité. Pièce ronde, très-rare.
94-103. Les Romains illustres par leur valeur. Suite de dix grandes estampes en hauteur avec une marge en bas. Cette suite a deux frontispices: le premier est la Divinité tutélaire de Rome, le second est la Renommée planant au-dessus de la vertu. Les personnages représentés sont : Horace, HoratiusCocles, Mutius-Scœvota, Curtius, Manlius-Torquatus, Valerius-Corvinus, Titus-Manlius et Calphurnius.
104-107. L'Histoire de Lucrèce. Suite de quatre estampes, des premières manières de Goltzius. Pièces moyennes en largeur, avec une marge en bas : (1) Le jeune Tarquin donnant un repas. (2) Lucrèce s'occupant à travailler avec ses femmes. (3) Tarquin violant Lucrèce. (4) Lucrèce s'enfonçant un poignard dans le sein, en présence de son mari.
108. Le Triomphe de la Guerre. Grande pièce allégorique , en largeur, riche en figure. Impia quos ductet.
109. La Nécessité, l'Avarice et la Prodigalité courant après l'argent. Currite nam pretio. Pièce moyenne en largeur.
110-113. Le Moyen d'acquérir le repos. Suite de quatre petites estampes allégoriques, en hauteur. (1) Le Travail et la Diligence. Cum Labor et Socias. (2) L'Art et la Mode. Quisquis amare bonas. (3) Les Richesses et les Honneurs. Mutua divitiœ et Laus. (4) Le Repos. Mens quoque Terrifjenum 114-117. Les Vertus alliées. Suite de quatre estampes moyennes en largeur, avec une marge en bas.
•118-122. Les Cinq Sens de nature, représentés par des femmes qui en tiennent les attributs. Suite de cinq petites estampes en hauteur, avec une marge en bas.
123. La Clarté, représentée par une femme. Perspicuitas.
Pièce moyenne en hauteur, 1584, avec une marge en bas.
124. La ville de Harlem implorant le secours de Guillaume de Nassau. Pièce en largeur, sans nom ni marque.
125. Un Porte-enseigne, tenant le drapeau de son régiment. Signifer ingentes. Pièce moyenne en hauteur, avec marge en bas.
126. Un Capitaine d'infanterie, une hallebarde à la main. Praevius infractos reddo. Môme dimension que le précédent.
127. Un homme de guerre. Pièce moyenne en hauteur, avec marge en bas.
128. Un Enfant monstrueux, né avec deux têtes. Diet kint hier. Petite pièce en largeur, avec marge en bas.
129. Une Femme debout, tenant un livre. Pièce moyenne en hauteur.
130 Une Femme vue de profil, la main sur son sein. Petite pièce en hauteur.
131. Un Jeune Homme reposant sa tête sur son bras. Petite pièce en hauteur. Les six estampes qui précèdent portent le nom ou le monogramme du maître.
132. Une Femme assise, lisant. Petite pièce à l'eau-forte. 133-137. Cinq petites pièces de forme ovale, représentant des armoiries.
Sujets fabuleux.
138. Pygmalion amoureux de sa statue. Sculpsit ebur. Grande pièce en hauteur.
139. Mars et Vénus surpris en adultère. V. T. Phœbus nitido. Grande pièce en hauteur, avec marge en bas.
140. Apollon jouant de la lyre et remportant le prix sur le dieu Pan. Spectabili juxta... Grande pièce en largeur.
111. Le dieu du Soleil, marchant sur des nuées. Sol rutilus.., Planche ovale.
142. Hercule portant sa massue et tenant la corne du fleuve Achetons. Grande pièce en hauteur. On a de ce morceau une belle copie anonyme avec l'adresse : J. Boscher excu.
143-145. Les trois statues antiques de Rome. Suite de trois grandes estampes en hauteur : Hercule, l'empereur Commode l't Apollon Pythien. Ces trois estampes ont été gravées par Henri Goltzius, sur les dessins qu'il en avait faits à Rome.
146-154. Les Muses. Suite de neuf estampes moyennes en hauteur, avec une marge en bas et des inscriptions latines.
Elles portent le nom ou le monogramme du maître. On en a d'assez bonnes copies en contre-partie , par Jean Florini.
155. Bacchus présentant du vin à Vénus, et l'Amour qui attise un feu. Cum Bacchi et cereris. Planche ronde.
156. Andromède attachée il un rocher pour y être dévorée. Pièce moyenne en hauteur, avec marge en bas.
157. Mercure jouant de la flûte, à côté d'Argus qui s'endort . Petite estampe de forme ovale.
158. Thisbé se jetant sur une épée, près de Pymme étendu mort. Très-petite estampe ovale, portant comme les trois pièces qui précèdent, le nom ou le monogramme du maître.
159. Le pendant de ce morceau, olt est représenté Léandre prêt il passer il la nage l'Hellespont, pour voir Hero.
160. Vénus debout, regardant l'Amour. Planche ovale.
Portrails connus.
161. Boil (Jean;, peintre de Malines,en buste. Cœlatam Vitrici. Pièce moyenne en hauteur.
162. Autre portrait du même, en buste, vu de trois-quarts, dirigé vers la gauche. Petite planche ovale.
163. Brœckhor vJean), bourg-maître de Leyde, en buste. Geluck voor... Pièce ovale.
164. Cornhert (Theodor), d'Amsterdam, peintre et graveur. 1 lanche ovale, imprimée ensuite dans un passe-partout carré.
Les trois pièces qui précèdent portent le nom ou le monogramme d de Goltzius.
165. Dannemarck (Frédéric II, roi de), à mi-corps. Fredericus II. Pièce moyenne en hauteur, avec marge en bas.
166. Autre portrait du même, en buste. Planche ovale. 167. Dwenworden (Jean de), amiral de Hollande. Effigies.
V. N. Pièce moyenne en hauteur.
168. D'Egmont (Françoise), à mi-corps , tenant une tête de mort. Damoiselle Franchoyse Degmont. Pièce moyenne ovale. Les premières épreuves sont avant l'adresse deHermanAdolfz.
169. Forestus (Pierre), médecin à Leyde, à mi-corps. Ceu vivum et videas. Petite pièce en hauteur.
170. Galle (Philippe), graveur à Anvers. In aere lector.
Petite pièce en hauteur.
171. Gols (Jean) de Kaiserswerdt, peintre sur verre, père de Henri Goltzius. Johan Gols. Petite pièce en hauteur.
172. Goltzius (Henri), de grandeur naturelle. Pièce en hauteur, cintrée par le haut. Très-rare.
173. Henri IV, roi de France et de Navarre. Grande pièce en hauteur, avec marge en bas. Il y a de ce morceau une copie assez bonne, faite par Jean Eillart Frisius.
174. Autre portrait du même, armé d'un hausse-col. Planche ovale.
175. Leycestre (Robert, comte de), lieutenant-général des troupes de la reine d'Angleterre. Robertus Comes Leycestriœ. Estampe rare. Planche ovale.
176. Mercator (Gérard), célèbre géographe, à mi-corps. Sans nom, ni chiffre. Pièce moyenne en hauteur.
177. Nicquet, représenté en manteau. Non nec ista quesivi. Petite pièce en hauteur.
178. D'Orange (Guillaume de Nassau, prince), à mi-corps.
Guillelm. D G. pr. Avraicœ. Pièce moyenne en hauteur.
179. Le pendant du morceau précédent, qui représente le portrait de Charlotte-Bourbon-Montpensier. Carola Borbonia.
180. Ortelius (Abraham), célèbre géographe. Spectandum dedit Ortelius. Pièce ronde.
181. Plantin (Christophe), imprimeur à Anvers. Plantinum tibi, spectator. Petite pièce en hauteur.
182. Rantzau (Henri), gouverneur pour le roi de Dannemarck. Henricus Rantzovius. Pièce moyenne en hauteur.
Les quatre estampes qui précèdent portent le nom ou le monogramme de Goltzius.
183. Scaliger (Joseph), en buste Josephus Scaliger Jul Cœsaris. Grande pièce en hauteur; elle n'est pas signée. Ovale.
184. Scaliger (Jules-César), célèbre critique. Julius Cœsar Scaliger. Grande pièce en hauteur. Ovale.
185. Spronck (C. van der), en buste. Amouz le tans se pas C. V. der Spronck. Planche ovale.
186. Stewecchius (Godeschalch). Godescalcus Stewechius.
Planche ovale.
187. Stradan (Jean), peintre de Bruges. Joannes Stradanus.
Flander Brug. Pièce moyenne en hauteur.
188. Westcappelle (Adrien van). A driaen van Westcappelle.
Planche ovale.
189. Zurenus (Jean), à mi-corps. Johannes Zurenus. Petite pièce en hauteur. On a des épreuves avant les armes.
190. Un Jeune homme, fils de Théodoric Frisius, représenté avec un grand chien de chasse et un oiseau de proie. Théodorico Frisio Pictori... Anno 1397. Grande pièce en hauteur. Cette estampe, connue sous le nom du Chien de Goltzius, est une des plus rares de ce maître. On en a plusieurs copies remarquables. La première se distingue au mot représentandi, qui est écrit dans la copie reprefentandi : dans la deuxième, au lieu de H. G., on lit la marque R. G.
Portraits anonymes.
191. Une Femme en buste. In lieden Geduldich.
192. Un Homme en buste. Toujours ou jamais.
193. Jeune Homme en buste. Stantvastich ten eynde. 194. Un Homme en buste, vu de trois quarts. Obdura.
ALtatis suœ 26.
195. Ce même portrait gravé une seconde fois, mais en contre-partie du précédent.
196. Un Homme en buste. Vive moriturus, ut moriendo ni vas.
191. Un Homme en buste. Fortune est telle.
198 Un Jeune Homme en buste, vu presque de face. 199. Homme en buste. Unde eo omnia.
200. Homme en buste. Moderata durant.
201. Un Seigneur Hollandais, en buste Bemindt Gherechticheyt.
202. Jeune Homme en buste. In medio consistit virtus. 203. Un Seigneur Hollandais, en buste. Ænsjet de Tyt. Les douze estampes qui précèdent sont toutes ovales. 204. Un Homme à mi-corps, mesurant avec le compas un globe terrestre L'Homme propose et Dieu dispose. Pièce en hauteur, signée.
205. Autre portrait du même. Très-petite pièce en hauteur; elle porte le monogramme du maître.
206. Un Honime en buste. Godt verzacht. Ovale.
207. Un Homme en buste. Bene agere et nil timere. Ovale. 208. Un Homme en buste. Ut cito prima. Planche ovale. 209. Un Homme à mi-corps. Moribus antiquis... Petite pièce en hauteur.
210. Une Femme avancée en âge. Damnosa quid non. Petite pièce en hauteur.
211. Un homme occupé à écrire. Moribus exornata fides. Planche ovale, pièce moyenne en hauteur.
212. Un Général d'armée (N. de la Faille), représenté s'appuyant d'une main sur son épée. Leges tueri, et patriam. De forme ovale, pièce moyenne en hauteur.
212. Une Dame (l'épouse du précédent), représentée avec un mouchoir à une main, et posant l'autre sur une tête de mort. Sequi parata, sive. Ce morceau fait le pendant du précédent, et a la même dimension.
Portraits en pied.
214. Portrait d'un Gentilhomme hollandais, qui dirige ses pas vers la droite de l'estampe, et tient de la main droite deux fleurs qui sont entourées de ces mots : Sie transit gloria mundi. Pièce moyenne en hauteur.
2-15. Un Officier de guerre, représenté debout. Des lants ivelivaert. Pièce moyenne en hauteur. On a de ce morceau une copie faite par un anonyme.
216. Autre Officier de guerre, représenté debout, et tenant une hallebarde à la main droite. Mortales fugitis mortem. Pièce moyenne en hauteur, 1582. On en a une copie de 1587.
217 Autre Officier de guerre, portant un drapeau qu'il appuie sur son épaule droite. Voyant votre angélique face. Pièce moyenne en hauteur.
218. Autre Officier de guerre, tenant un drapeau de sa main gauche élevée. Pièce moyenne, en hauteur.
219-225. Les Rois d'Angleterre, représentés debout en différentes attitudes. Suite de sept estampes destinées à être collées ensemble. Les trois premières portent dix pouces six
lignes, les quatre autres quatorze pouces de largeur, sur une hauteur de cinq pouces.
Clair-obscurs de trois couleurs.
226. Saint Jean-Baptiste dans le désert. Pièce movenne en hauteur.
227. Sainte Madeleine, penitente, à mi-corps. Petite pièce en hauteur ; elle porte le monogramme du maître.
228. Bacchus, debout. Pièce moyenne en hauteur.
229. Le Dieu Mars, debout, armé de sa lance et de son bouclier. Pièce moyenne en hauteur.
230. Le même dieu, armé seulement d'une lance ; à micorps. Pièce moyenne en hauteur.
231. Hercule tuant Cacus. Grande pièce en hauteur. 232-237. Quelques divinités de la fable. Suite de six estampes de forme ovale. (T Neptune. (2) Pluton. (3) Helius. (4) Galathée. (5) Flore. (6) La Déesse de la Nuit.
238. Un Magicien faisant ses enchantements dans le creux d'un rocher. Pièce ovale de la grandeur des six précédentes.
239. Portrait en buste d'un Homme. Pièce moyenne en hauteur; elle porte le monogramme de Goltzius.
240. Un Jeune H01mne vêtu d'un habit léger et d'un petit mantelet flottant. Petite pièce en hauteur; elle porte le monogramme de Goltzius.
241. Un Paysage. Pièce moyenne en largeur, non signée. 242-245 Différents paysages.Suitedequatre pièces moyennes en largeur. (n Un Moulin. (2) Un Paysage. (3) Une Ferme. (4) Un Rocher escarpé sur le bord de la mer. Ces pièces portent le monogramme de Goltzius, à l'exception de la troisième.
246. Un Sujet de marine avec un vaisseau il plusieurs voiles. Morceau gravé par H. GoltzÍus. d'après 1(' dessin d'un maître inconnu, qui s'est désigné par 1(' monogramme C. ou G. et W. Pièce moyenne en largeur.
247-296. Toutes les pièces comprises sous ces numéros , sont gravées d'après différents maîtres. Polydore. Aug. Carrache, Corneille de Harlem. Raphaël. Palma. Stradan. etc.
LE MrsÉE DIT LOUVRE ne renferme aucun tableau d'Henri Goltzius.
VENTE GERRET BRAAMKAMP, 1771. — Jupiter et Danaè: elle est couchée sur un lit et parait dormir; à côté d'elle est Mercure. (66 pouces sur 78), 4l0 florins. J. L. Van der Dussen.
VENTE MARIETTE, 1775. — Un grand volume in-fol. relié, contenant 220 pièces de Goltzius. sujets de l'Ancien et Nouveau Testament, suites des Métamorphoses d'Ovide, des Muses, des Vertus, etc ; de plus, dans le même volume, se trouvent 88 beaux portraits. 144 fr.
VENTE DE M. E. DURAND. 1819.— Le jeune Frisius sur un chien, appelé vulgairement le Chien de Goltzius. Le portrait d'Henri Goltzius, in-fol., pr. épr. avant la lettre. 200 fr.
VENTE VAN DEN Z\uDE 183"). — La Vierge pleurant sur le corps de Jésus-Christ, très-belle épreuve. 51 fr. — Henri IV. très-rare et belle épreuve avant l'adresse de Herman Adolfz, 152 fr. —Jean Zurenus, avant l'écusson. 19 fr. — Portrait d'homme, en buste ou de trois-quarts, tourné vers la droite, d'oil vient le jour. Pièce non décrite provenant du cabinet de Frèes, 24 fr. Guichardot.
H. Goltzius a signé ses tableaux et ses gravures des marques ci-dessous :
(/''•// ■ *ï '■///(//<////■!/.. /? '/.!//■/,'r.
CORNEILLE DE HARLEM (CORNEILLE COHNELISZ .nr) NÉ EN 15(;2 — MORT EN 1637.
Karel Van Mander, peintre, historien et poète, commence la biographie de Corneille de Harlem par la citation de deux adages populaires qui laissent, dit-il, entrevoir la bonté de Dieu à travers les misères de l'humanité. Le profit de l'un est le dommage de l'autre, dit un de ces proverbes; le second exprime cette pensée consolante : à quelque chose malheur est bon. La ville de Harlem venait de soutenir un siége de sept mois contre le féroce duc d'Albe, et ses habitants avaient déployé un courage héroïque dans une résistance qu'on avait jugée impossible. La ville prise, le duc d'Albe lit massacrer une partie des assiégés, malgré la capitulation. Peu de jours après, le hasard voulut qu'une grande et magnifique maison située sur le Sparen fût confiée il la garde d'un peintre nommé Pierre Aartzen, qui était le fils du fameux Pierre Lelong, d'Amsterdam, et qui portait le mème surnom que son père.
Dans cette maison se trouvait un enfant qui avait été abandonné par ses parents, lesquels s'étaient enfuis
à l'approche des Espagnols : cet enfant était Corneille Cornelisz. Il était né à Harlem en 1562 et il n'avait alors que onze ans. En voyant peindre Pierre Lelong, il sentit s'éveiller en lui un goût naturel pour les images, et il se mit à tailler des figures grossières sur des briques avec un couteau. Pierre Aartzen prit intérêt à cet enfant, dont les inclinations paraissaient se révéler d'une façon si naïve; il le reçut dans son atelier et lui enseigna tout ce que pouvait enseigner un bon maître qui était particulièrement très-entendu, dit Van Mander, dans le mélange et la dégradation des couleurs.
A l'âge de dix-sept ans, Corneille était déjà fort habile, si bien qu'on l'appelait à Ilarlem Corneille le peintre. Ayant eu le désir de voir la France, il se rendit par mer au Havre et remonta la Seine jusqu'à Rouen; mais une horrible peste s'étant déclarée dans cette ville, le jeune peintre reprit bientôt le chemin de son pays et se fit débarquer à Anvers. C'était alors une des plus florissantes villes du monde, et les beaux-arts n'y étaient pas moins honorés que le commerce maritime, le grand commerce. Mais là, comme partout, les artistes étaient organisés en confréries, et par eux l'exercice de la peinture, soumis à une discipline sévère, était devenu un privilège et avait été asservi à une maîtrise de plus en plus jalouse et tyrannique. Pour être reçu franc-maître, il fallait une ou plusieurs années d'apprentissage; il fallait remplir de nombreuses et coûteuses formalités. Corneille, bien qu'il fût, dans sa ville natale, appelé le peintre, dut solliciter l'entrée d'un atelier de peinture, et. n'ayant pas pu se faire admettre par le vieux François Porbus, il se présenta chez Gilles Coignet ', qui le reçut. Coignet était un artiste en renom qui avait vu toute l'Italie et qui s'y était fait connaître par'des peintures de différents genres et de divers styles, notamment par de grandes fresques exécutées à Terni. Les peintres flamands en étaient encore pour la plupart à la raideur des formes gothiques, au coloris violent et au faire sec des maîtres primitifs; mais Coignet, comme tous ceux qui avaient vu les belles œuvres de la renaissance italienne, avait rapporté de ses voyages une manière de voir plus large, un pinceau plus coulant et plus souple. Corneille Cornelisz profita beaucoup à l école de Ciliés Coignet, et s appropriant ce qu 'il y avait de meilleur dans la manière de son maître, il voulut lui donner un échantillon de ses talents en progrès, et il peignit, pour les lui offrir, deux tableaux remarquables par les qualités que nous venons de dire. L'un représentait sans doute quelque sujet mythologique, puisqu'on y voyait plusieurs figures gracieuses de femmes nues, peintes d'un beau ton de couleur, d'une façon moelleuse et bien fondue; l'autre était un simple vase de fleurs. Karel Van Mander, qui vit ces deux peintures, en parle avec éloge, surtout des fleurs, qui étaient, dit-il, si délicatement touchées, si bien tinies, que Coignet déclara qu'il ne consentirait jamais à se défaire d'un tel morceau ; et en effet il le garda précieusement toute sa vie.
En quittant l'atelier de Coignet, Cornelisz se rendit à Harlem et il s'y établit. Il avait alors vingt-un ans. Le premier ouvrage qu'il lit dans sa ville natale fut pour la garde bourgeoise au vieux Doelen, c'est-à-dire à l ancienne butte de cette ville. Il peignit sur une seule grande toile les officiers de la compagnie des arquebusiers. Chacun d'eux fut peint d'après nature, caractérisé dans ses habitudes et rendu reconnaissable non-seulement aux traits de sa physionomie, mais à son attitude ou à sa pantomine. Les commerçants étaient représentés se touchant dans la main comme pour sceller ainsi une convention verbale; ceux qui aimaient à boire figuraient dans le tableau, tenant un cruchon ou un verre; chacun enfin avait la contenance ou faisait le geste qui indiquaient sa profession, sa manière d'être, son humeur connue. Karel Van Mander, qui venait d'arriver à Harlem et de s'y fixer, fut très-surpris, en voyant celte peinture, d'apprendre que la ville possédait un artiste de cette force Cornelisz, en effet, dans cette réunion de portraits, avait su conserver
Descamps commet ici une erreur en disant de Corneille : « [1 entra chez François Porbus et ensuite chez Gilles Coignet. » Van Mander dit positivement : « Ayant demandé à entrer chez François Porbus, il fut enfin reçu chez Gilles Coignet. » Nous avons, du reste, entre les mains une traduction manuscrite de Van Mander, par M. Koloff, et cette traduction nous permettra de rectifier et de compléter en maint endroit la biographie de Descamps, qui est faite très-légèrement, comme on peut en juger par ce seul exemple.
2 On appelait butte le lieu où la milice bourgeoise s'exerçait au tir de l'arquebuse ou de l'arbalète.
une belle ordonnance, et composer, modeler lin tableau, la où d'autres n'eussent modelé qu'une suite de figures juxtà-posées ; il y avait montré la tenue et la supériorité d'un peintre d'histoire, c'est-à-dire qu'il avait eu l'art de donner à chaque tête son importance et son relief, sans aucunement sacrifier l'ensemble. Le dessin, d'ailleurs, en était serrée ferme, et poursuivi jusque dans la finesse des extrémités, les expressions étaient vivantes, et l'exécution,.loin de présenter la sécheresse des anciennes manières, était passée et moëlleuse comme celle dont Pierre Lelong et Gilles Coignet avaient donné l'exemple à Cornelisz.
Van Mander,, depuis lors, suivit de près les travaux de son confrère; aussi les a-t-il soigneusement notés dans sa biographie; et l'on peut croire, à la façon dont il s'y intéresse, qu'il n'a oublié aucun ouvrage
ANTRE DE l'LATON
notable de Corneille. Mais que de peintures décrites par l'historien flamand et qui o-nt péri ou dont la trace est aujourd'hui complètement perdue ! A l'exception de cinq ou'six morceaux qui sont conservés dans les galeries d'Amsteçdam, de La Haye. de Vienne et de Dresde, là plupart des tableaux de Corneille mentionnés par Van Mander ont disparu ou sont confinés chez des particuliers qui peut-être les ignorent. Qu'est devenue, par exemple, la Charité, dont parle 'le biographe en ces termes : « Il fit un grand tableau en hauteur représentant la Charité sous la figure d'une .femme assise ayant auprès et autour d'elle plusieurs enfants, parmi lesquels il y en a un te-nant un chat qu'il a saisi par la queue ; le chat, d'une mine furieuse, a enfoncé ses griffes dans le gras de la jambe de l'enfant, qui crie si naturellement que l'on croit l'entendre. Excellente peinture, d'une belle exécution et d'un aspect charmant, mais qui nef profita guère à Cornelisz, car celui-ci l'ayant confiée à un aventurier; qui l'emportait en France sans doute en faisant1 espérer qu'il en tirerait un grand prix, le drôle oublia de revenir; de sorte que l'artiste ne revit ni l'homme, ni le tableau, ni l'argent. »
L'allégorie était alors une forme dont les peintres affectaient de se servir, non pas au moyen de figures solennelles, mais le plus souvent avec des personnages empruntés à la vie réelle et engagés dans une action significative. Deux préoccupations dominaient les artistes des écoles septentrionales, celle de briller par l'étalage du technique et celle de traduire par le pinceau les moralités même les plus banales. Mais autant les maîtres primitifs, tels que Lucas de Leyde, avaient été naïfs dans leurs intentions morales, autant ceux de la seconde période, à laquelle appartenaient Corneille de Harlem, Goltzius, Spranger et autres, étaient recherchés, sentencieux et pédantesques. Corneille, se conformant au goût de son temps, fit encore une composition de forme oblongue, symbolisant l'extrême avarice et l'extrême libéralité, deux vices qu'il s'efforça de caractériser selon les idées vulgaires, figurant la Prodigalité sous les traits d'une femme qui jette des fleurs aux pourceaux, margaritas ante porcos. Si la pensée n'était pas neuve, en rev3flche la peinture était superbe, toujours au dire de Van Mander.
Sur la fin du seizième siècle, la ville de Harlem vit fleurir un grand nombre d'artistes éminents et il s'y forma une école ayant sa physionomie bien accentuée. Henri Goltzius, revenu d'Italie, avait ouvert un atelier déjà célèbre 011 l'on comptait des peintres-graveurs regardés alors comme admirables de tout point. C'était Jacques Matham, dont la mère avait épousé en secondes noces Goltzius lui-même, Jean Muller, Jean Saenredam, Jacques de Gheyn. Van Mander, qui était l'ami de Goltzius et qui avait lié connaissance avec Cornelisz, imagina de fonder à Harlem une académie de peinture, dont lui et ses deux confrères furent naturellement les professeurs. Comme on pouvait s'y attendre, ce fut le goût italien qui prévalut dans cette académie, car non-seulement c'était le goût particulier de ses fondateurs, mais le style italien avait été répandu dans les Pays-Bas par Lambert Lombard, que Vasari appelle Lambert Suavius, par Franc Floris, par Martin Heemskerk et surtout par les élèves de Raphaël, Michel Coxie et Bernard Van Orlev. Cornelisz, pourtant, n'avait jamais vu l'Italie, mais son éducation et le milieu où il vivait lui avaient donné les tendances italiennes, bien qu'il restât dans tous ses ouvrages un fond quelque peu barbare, joint à un grand amour de la nature. Van Mander nous apprend que Corneille, bien que passé maître depuis longtemps, ne cessait de dessiner d'après le modèle, et qu'il étudiait avec une ardeur toujours juvénile les antiques vivantes et mouvantes qu'il voyait passer dans la rue ou qu'il faisait poser devant lui. Toutefois, doué d'un bon jugement, dit le biographe, il savait discerner dans la nature les plus belles parties et la châtier en la copiant.
Quoi qu'on en dise, Corneille de Harlem n'était ni un imitateur fidèle de la nature, ni tout à fait un peintre de style. Nous avons vu très-peu de ses ouvrages; mais il nous souvient avec précision de son grand tableau du Massacre des Innocents.1, qui est aujourd'hui au musée de La Haye. Ce qui domine dans ce tableau, c est la volonté de paraître dessinateur savant , par des contours ressentis et par un modelé qui exagère le relief des muscles. Les figures, qui sont presque toutes entièrement nues, surtout celles des bourreaux et des enfants, ont une désinvolture qui veut être noble et qui sent l'affectation: elles présentent ces raccourcis recherchés, raffinés, dont se jouait le génie de Michel-Ange et qui paraissent aussi prétentieux chez l'artiste batave qu'ils sont élégants, faciles et fiers dans les œuvres du Florentin. Pas un mouvement, pas une attitude qui ne soient contrastés, c'est-à-dire que si le bras gauche se porte en arrière, la jambe gauche se porte en avant. L'étude de la nature est enfin complètement subordonnée aux conventions de l'école. Aussi rien n'est-il moins juste que cette appréciation de Descamps. inconsidérément répétée par d'autres écrivains: «Comme notre artiste n'avait point vu l'antique, il en amassa des plâtres et autres précieux modèles sur lesquels il se forma le goût. La nature était fidèlement imitée dans ses ouvrages; son goût de dessin n'est nullement maniéré. » Ce qui est vrai, c'est que la couleur de
1 Ce tableau du Massacre des Innocents était à la Cour des Princes à Harlem, et l'on y adapta des volets qui avaient été peints par Martin Heemskerk. Je dis qu'on les y adapta , car Heemskerk étant mort en 1575. les volets ne purent être faits pour le tableau, comme on le croirait d'après le dire de Van Mander. Après avoir appartenu longtemps au Musée d'Amsterdam, le Massacre des Innocents de Corneille Cornelisz est passé par voie d'échange dans le Musée Royal de La Haye.
Cornélisz est beaucoup plus naturelle que son dessin ; qu'il a réussi parfaitement à rendre le ton des chairs dans là vie comme dans la mort, et qu'il en a varié les nuances selon les sexes et les âges, faisant très-bien sentir la tendresse et la fraîcheur des carnations de l'enfance, la morbidesse des femmes, les teintes plus mâles des bourreaux en action, et jusqu'à la peau cadavéreuse des corps vides de sang. Quant aux expressions, elles sont vulgaires mais énergiques, et si l'ensemble du tableau manque de cet effet qui s'obtient par des sacrifices, c'est-à-dire par une répartition iriégale de la lumière, l'ordonnance est grande
LE DRAGON DE B.ÉOTIE DEVO.RANT LES COMPAGNONS DE CÀDMUS.
et. l'on voit. clairement que s'il eût vécu à un autre degré de latitude, s'il avait eu sous les yeux des modèles plus élégants, Corneille de Harlem aurait fait là un chef-d'œuvre académique dans toute la force ad-u mot.
Il suffira, nous le croyons, de jeter un coup d'œil sur les gravures qui accompagnent la présente monographie, pour vérifier notre opinion touchant le caractère maniéré du dessin de Cornelisz. Nul doute que l'école de Goltzius n'ait été séduite par ce défaut même, regardé alors comme une qualité magistrale. Avec quel plaisir Henri Gollzius- dut entreprendre la gravure des quatre grandes figures de Tantale, d'Icare, dè Phaéton et d'Ixion, si connues sous le nom des Culbuteurs ! Il faut convenir que le graveur et le peintre étaient bien faits pour se comprendre ! Autant l'artiste original était osé dans le mouvement et le raccourci
de ces figures jetées en plein air et surprises par la pensée dans les plus étonnantes postures d'une chute imaginaire, autant le traducteur s'est montré hardi, fier ou, pour mieux dire, crâne dans sa manière de couper le cuivre. Comme les tailles ondoyantes de Goltzius, ces tailles surprenantes par le parallélisme de leurs courbures, par la sûreté de leur marche violente, par leurs atténuations subites et leurs renllemen1s extraordinaires, comme ces tailles, dis-je, répondaient bien aux lignes. savantes, audacieuses et imprévues de Cornelisz ! Avec quelle complaisance Goltzius a dû graver le tablenu des Compagnons de "'Cadm:Ús, et faire entrer son burin dans le cuivre comme le dragon fait entrer ses griffes dans les flancs du malheureux qu'il dévore!
Sans doute, il est permis de penser que Henri de Goltzius,- de même que Jean Muller et Jacques Matham ont fait pour Cornelisz comme pour bien d'autres, je veux dire qu'ils lui ont prêté beaucoup de leur propre style en le traduisant. Ainsi, qu'and nous regardons les estampes des Culbuteurs et, par exemple, ce Phaéton précipité du haut du soleil, et enveloppé dans un réseau de tailles qui semblent tourner autour de ses membres comme autant de serpents, il nous est difficile de ne pas confondre le maniérisme du graveur avec celui du peintre. Il en est de même quand nous arrêtons nos regards sur la singulière planche de Caïn tuant Abel, gravée par Jean Muller d'après Corneille de Harlem. Ici, loin d'être mitigés par la version ' du graveur, les%ldéfauts de l'original sont mis en relief, outrés et renchéris. Abel, renversé à terre, montre ses talons au spectateur et l'on ne voit de sa tête que le menton et le-bout du nez; mais ce qu'il y a de violent; de désagréable à l'œil dans ces inutiles raccourcis, paraît' bien davantage par l'affectation du graveur, qui ajoute son pédantisme à celui du maître. Il serait donc injuste -de mettre uniquement sur le compte de Cornelisz les extravagances de style que ses traducteurs ont grossis en les interprétant, et c'est -à Jean Muller, non pas à Corneille, qu'il faut attribuer les monstruosités de la pièce intitulée Arion joutnt de la lyre, où sont prodiguées, sous prétexte de science anatomique, ces fossettes ridicules qui sont l'extrême de l'absurde et du mauvais goût, le dernier mot de la barbarie.
Ce qui prouve qu'il ne faut pas entièrement juger delà manière de Cornelisz par la façon dont ses peintures ont été gravées, c'est qu'il nous paraît beaucoup plus simple sur le cuivre de Jean Saenredam. Nous n'avons pas vu le tableau allégorique qu'on appelle Y Antre de Platon et ne savons où il est, ni s'il existe encore; mais, il est certain que d'après l'estampe de Saenredam, on ne le croirait pas du même peintre que le Cdrïîl ou l'ArÍon. "La composition en est assurément fort étrange; elle est même empreinte d'un germanisme fantastique tout à fait inattendu de la part d'un artiste que Fon dit être exempt d'affectation. Tandis qu'un petit nombre de sages se groupent autour d'une lampe allumée à la voûte d'une caverne, la tourbe des humains se rassemble dans la partie obscure de l'antre, à peine éclairée par un pâle reflet de la lampe, et suivent du regard les ombres de l'Amour, de la Religion, de la Charité, de la Gloire, dont les figures en petit. sont posées sur l'épaisseur d'une muraille qui sépare la lumière des ténèbres, c'est-à-dire la vérité de l'erreur. Cependant, quelle que soit la bizarrerie de cette composition emblématique, on doit supposer que l'exécution du peintre était plus simple et plus magistrale qu'elle - ne _pa'l'aît l'être dans les estampes de Jean Muller.
Sans compter tous les morceaux que la gravure nous a conservés, *Van Mander nous fait connaître plusieurs autres peintures de Cornelisz, qu'il dit avoir été admirables et fort admirées. « Pendant qu'il se livr-ait à ses études d'après nature, dit- ce biographe, Corneille fit un grand tableau sur toile en largeur, représentant le Déluge, qui passa plus tard en . Angleterre, chez le comte de Leicestero-Da-ns son meilleur temps, il peignit un Serpent d'airàin sur une grande toile de forme oblongue et un morceau en hauteur, également sur toile, la Chute des Anges rebelles. Ces deux tableaux sont à. Amsterdam chez Jacques Rauwaart. Le peintre y a parfaitement étudié le nu .dans les attitudes-les plus diverses, et il y a montré. une telle précision de dessin, des proportions si justes et de si beaux mouvements, qu'il est à déplorer qne de pareils ouvrages ne soient pas exposés a la vue de. tout le monde dans un lieu public. Corneille a exécuté, depuis, quantité de peintures grandes ou petites, mais, souvent des nudités, entre autres le Monde primitif-.. ou PAge (for,., que possède Henri-Louwers Spieghel, amateur d'Amsterdam, ouvrage incomparable pour la.
perfection du nu et pour la fidélité avec laquelle sont exprimés tous les muscles et jusqu'aux plis de la peau dans les mains et les autres parties du corps. C'est une des œuvres capitales du maître. On voit encore de sa main chez Barthélemy Ferreris, à Leyde, un autre Serpent d'airain, et à Middlebourg, dans le cabinet de Melchior Wintgens, un excellent tableau d'Adam et Ève, et douze petits panneaux des sujets de la passion de Jésus-Christ, délicatement et artistement touchés, ainsi qu'une composition d'une beauté singulière, la Purification des enfants d 'Israël dans les eaux du Jourdain. »
PHAÉTON
Voilà tout ce que l'histoire nous apprend sur Corneille de Harlem. Van Mander écrivit la biographie de ce peintre en 1604, lorsque son ami avait quarante-deux ans, et c'est par Sandrart et par Houbraken que nous savons la date précise de la mort de Corneille, arrivée le 11 novembre 1637. Il vécut donc soixante-quinze ans, et comme il était tout entier à l'exercice de son art, on peut croire qu'il fit un très-grand nombre d'ouvrages et s'étonner qu'il en existe si peu dans les musées de son pays.
Toutefois, ce que nous connaissons de lui nous permet de le considérer comme un des maîtres les plus savants et les plus forts de cette période durant laquelle on suivit en Hollande le style étranger, et s'il fallait, eu égard au caractère italien de ses œuvres, le comparer à un des grands maîtres d'Italie, nous dirions que Corneille Cornelisz est le Baccio Bandinelli de la Hollande, de même que Martin Heemskerk en est à peu près le Michel-Ange. CHARLES BLANC.
IMIIEMIÏÏIES ili IH'MiGfiTHMS
MUSÉE DU LOUVRE.— On n'y trouve aucun tableau de Corneille de Harlem.
MUSÉE DE TOULOUSE. — Composition allégorique sur les dérèglements des hommes. Ce tableau a été envoyé au Musée en 1812 par le Gouvernement.
MusÉE D'AMSTERDAM. —Adam et Ève dans le Paradis terrestre. — Le Massacre des Innocents, signé et daté de 1590. — Le portrait de D. V- Coornhert.
MusÉE ROYAL DE LA HAYE. — Le Massacre des Innocents, grande composition où presque toutes les figures, au nombre de plus de cent, sont entièrement nues, mais plus petites que nature.
GALERIE DU BELVEDER A ViENNE. — Un sujet de la Fable représentant le Dragon de Béotie qui dévore les compagnons de Cadmus, qu'on voit de loin accourir à leur secours ; il est à cheval et tient une lance à la main. Sur cuivre, 22 centimètres sur 16. C'est le morceau que Goltzius a gravé, et que nous avons reproduit dans la présente biographie.
GALERIE ROYALE DE DRESDE. — Vénus caressant Cupidon; une nymphe jouant de la guitare et Cérès avec la corne d'abondance; figures nues et entières. Toile, 2 m. H c. sur 1 m. 75 c. — Un tableau attribué à Cornelisz. Un vieillard offrant une bourse à une jeune fille, pour l'engager à lâcher un jeune homme qu'il serre dans ses bras.
MusÉE DE STOKIIOL)I. — Cérès, Vénus et l'Amour. — Jugement de Paris.
MusÉE DE COPENHAGUE. — Allégorie sur la briéveté de la vie.
MusÉE DE BERLIN. — Betzabée entourée de quatre servantes et le roi David. — Réunion d'hommes et de femmes nus autour d'une table garnie de mets et de boissons; un vieillard prend des notes, etc.
Les graveurs de l'école de Goltzius et Goltzius lui-même, ont gravé, d'après Corneille de Harlem, un assez grand nombre de pièces qui sont décrites dans le troisième volume du Peintre graveur, par Adam Bartsch.
Goltzius a gravé la suite des quatre estampes de forme ronde, connues sous le nom des Culbuteurs. Elles ont trente centimètres huit millimètres de diamètre. Les sujets représentés sont: -1° la chute de Tantale, pièce datée de 1588. Tantales in mediis residens, etc.; 2° la chute d'Icare; Scire Dei mundus, etc.; 3° la chute de Phaéton, Non ambire
probat, etc; 4" la chute d'Ixion, Cui sibi cor purrit. Ces quatre estampes portent le monogramme du peintre et la signature ou la marque du graveur.
Goltzius a aussi gravé dans les mêmes dimensions les Compagnons de Cadmus dévorés par un dragon. Hosce artis, primitias C. C. pictor invent. simulque Goltzius sculpt., etc., ano 1558. Dirus agenoridœ laniat.
Jacques Matham a gravé cinq pièces d'après Corneille de Harlem : 1° Susanne au bain surprise par les deux vieillards. Illecebris tentata senium.., a' 99; 2° la Vierge vue de profil, ayant dans ses bras l'enfant Jésus qui est assis sur un coussin à mi-corps. Planche hexagone. Ipsa suum Regina ; JO les nymphes de Diane découvrant la grossesse de Calisto. Montinagos inter Triviœ... etc.; 4° Apollon, représenté debout sur les nuages. Astrorum princeps ; 5° Diane pareillement représentée sur les nues. Sortior ex P/KBÔO. Ces deux dernières estampes se font pendant ; elles ont 324 millimètres de hauteur sur 218 de large ; les autres sont de grandeur moyenne.
On trouve cinq morceaux d'après Corneille dans l'œuvre de Saenredam : -1° Adam et Ève, Edicti immemores ; 2° Susanne au bain ; Æstus erat mediisque; Paris assis auprès d'QEnone, dont il grave le nom sur un arbre ; Nudus ad OEnonem ; 4° Vertumne et Pomone dans un jardin, Hortorum Pomona potens, a' 1605; 5" l'Antre de Platon, pièce emblématique. Elle est gravée dans la présente notice. Jean Muller a gravé six estampes d'après le même maître, savoir: 1. Caïn tuant Abel; Impiusecce Ca'in; 2 9 le Combat d'Ulysse etd'Irus ; Sponsos Penelopes (cette planche est aussi attribuée à Goltzius. parce que beaucoup d'épreuves portent son adresse ; elle porte la date de 1689; 3" les trois Parques; Tres tria lanificse; 4° Arion jouant de la lyre ; Quisnam igitur liber. Les premières épreuves portent l'adresse d'Hermann Muller; les secondes, celle de J. C. Visscher ; 5° la Fortune aveugle dispensatrice de ses faveurs. Prudentissimis Reip. Harlemensis.... liO Portrait de Théodore Cornhert, graveur d'Amsterdam, en buste. Theodorus Coornhertius.
Toutes ces pièces sont de grande dimension , à l'exception de la dernière, qui n'a que 1 48 millimètres de hauteur sur 126.
Nous reproduisons la signature de Corneille de Harlem, qui se trouve sur un des tableaux du Musée d'Amsterdam, le Massacre des Innocents, et divers monogrammes.
rScot .ffî/o/Zanc/a/éf. •J&iééotM; J£?a,yda^fa
ABRAHAM BLOEMAERT \E E\ 1567. — MORT EN Ifi47
C'est un phénomène dans la peinture des Pays-Bas, qu'Abraham Bloemaert, et un génie des plus étonnants. A regarder son œuvre, on le prendrait pour un petit-fils du Corrége; on le croirait né sous le soleil de la Lombardie, entre Parme et Bologne, et cependant sa patrie fut celle de tant d'autres peintres, moitié hollandais , moitié tudesques, qui eurent en partage ou une naïveté profonde comme Ostade ou une élégance barbare comme Goltzius. Abraham Bloemaert naquit à Gorcum, dans la Hollande méridionale, en 1567, selon Joachim Sandrart et Van Mander, peu d'accord sur ce point avec d'autres biographes. Corneille de Bie, par exemple, place la naissance de ce maître en 1564, et plus tard, Fuessli, dans son Lexique, le fait naître en 1569. Son père, Corneille Bloemaert, excellent statuaire de Dordrecht, s'étant retiré pendant les troubles des Pays-Bas à Bois-le-Duc, puis à Utrecht, commença dans cette ville l'éducation pittoresque d'Abraham en lui faisant copier des dessins de Franz Floris. De sorte que les premiers enseignements
que reçut Bloemaert lurent ceux d'un imitateur de Michel-Ange. On ne pouvait tenir de plus près à l'Italie ni puiser à une source plus haute le goût du grand style. Il n'est donc pas exact de dire que Bloemaert n'eut pour maîtres que des artistes médiocres, cette qualification ne pouvant convenir à Franz Floris.
Il est assez remarquable que la plupart des anciens peintres joignirent. beaucoup de modestie à leur précocité ordinaire, et que ceux-là eurent précisément le plus de maîtres, qui en auraient eu le moins besoin. C'est ce qui arriva à Bloemaert • « On le mit, dit Descamps, chez un barbouilleur qui lui fit peindre quelques figures pour un maître en fait d'armes. L'élève faisait moins de cas du maître que le maître n'en faisait de l'élève. Il le quitta pour aller à Utrecht chez Joseph de Beer, élève de Franc Flore, qui n'avait d'autre mérite que de posséder de grands modèles, tels que ceux de Blocklant. BIoemaert resta quelque temps à les copier... Il travailla depuis chez Van Keel, qui au lieu d'en faire un élève, l'employa à des fonctions viles. Peu satisfait de cette condition humiliante, il fut placé chez Henri Wilhoeck, à Rotterdam, où il aurait pu profiter, sans la femme de ce maître qui le chassa de l'atelier dans la crainte que le talent de Bloemaert ne discréditât celui de son mari. Fatigué de sa mauvaise fortune, Bloemaert quitta sa patrie à quinze ou seize ans et fut à Paris. Il s'adressa à Jean Bassot et à maître Héry, tous deux peintres médiocres; mais il ne resta avec eux que trois mois, dessinant et peignant toujours de génie. »
A cette époque la peinture en France était purement italienne. On n'y connaissait que l'école de Fontainebleau, c'est-à-dire le groupe d'artistes qu'avaient formés le Rosso, le Primatice et Nicolo de Modène. A part quelques hommes naïfs comme Janet, on ne comptait donc à Paris que des sectateurs de l'art ultramontain. Les peintres en vue étaient l'Italien Roger de Rogeri, qui partageait avec Toussaint Dubreuil la direction de Fontainebleau, Jean Cousin, qui venait de recommencer Michel-Ange et de le franciser dans son Jugement universel, et Martin Freminet, qui, du même âge que Bloemaert, se disposait à partir pour Rome. Abraham Bloemaert n'eut donc rien à modifier à ses idées; il resta dans la voie que lui avaient ouverte les dessins de Franz Floris. Cependant, comme son génie était plus tendre que hardi, plus gracieux que fier, il combina l'élément corrégesque avec l'imitation de Michel-Ange, et se fit une manière qui rappelle en même temps le goût du Parmesan, la douceur du Baroche et quelque chose de ce germanisme que Henri Goltzius avait rapporté dans son pays de ses voyages en Allemagne.
En revenant à Utrecht, Bloemaert passa par Heerenthals et s'y arrêta quelque temps pour recevoir les conseils de Jérôme Franck, autre disciple de Franz Floris, et disciple fidèle, qui le ramena ainsi naturellement au point de départ de son éducation. Sur ces entrefaites, Corneille Bloemaert, le père, ayant obtenu le titre d'architecte de la ville d'Amsterdam et la pension attachée à ce titre, alla s'établir dans cette ville et y emmena son fils, qui, secouant enfin la poussière des écoles, se mit à peindre de grands tableaux avec la facilité et la puissance d'un homme passé maître à son tour. Entre autres ouvrages qui établirent sa réputation, il fit un tableau de la Famille de JViobé percée de flèches. Les figures étaient de grandeur naturelle et d'une tournure héroïque. La gravure ne nous a pas conservé cette composition, dont les biographes ont parlé comme d'une fort belle chose ; mais il est certain que l'empereur Rodolphe, ayant vu le tableau, en fut tellement frappé qu'il en commanda une répétition à Bloemaert.
Ce dont nous pouvons juger, c'est le Festin des dieux que Bloemaert peignit pour le comte de La Lippe et dont il fit également une répétition, au rapport de Van Mander. Ce tableau remarquable figurait au Louvre en 1815, lorsque les alliés reprirent les objets d'art que la conquête leur avait enlevés. Il est aujourd hui au musée de La Haye. Il se compose de quatorze grandes figures à demi nues qui représentent divinités de l Olympe célébrant les noces de Thétis. Assis à table et distingués par leurs divers attributs, les dieux paraissent troublés à la vue de la Discorde, qui fond du haut des airs, portée sur un nuage, et vient lancer au milieu d'eux la pomme d'or destinée à la plus belle. Sur le premier plan, tournant le dos au spectateur, se dessine la figure de Vénus, qui montre sans voile ses divines épaules, sa nuque voluptueuse et ce corps d'une beauté incomparable qui remportera le prix et n'a plus besoin de ceinture pour se faire aimer... Ailleurs qu 'au musée de La Haye, cette peinture mythologique ne serait peut-être pas remarquée plus qu'une autre; mais là au milieu d'une école familière, bourgeoise et protestante, qui évite le nu, qui ignore les conventions académiques et le style, un morceau de ce genre ne peut manquer d'attirer fortement l 'àttention. Abraham Bloemaert, aussi bien que le fameux Corneille de Harlem, a l'air d'un Italien égaré dans ces régions septentrionales. Ces contours nobles et cherchés, ces lignes savantes, ce modelé des
chairs poursuivi par l'un avec un certain pédantisme, rendu par l'autre avec grâce et facilité, enfin ces raccourcis plus ou moins violents, par exemple ceux que présentent dans le Festin des dieux la figure de la
SAINT MARTIN
Discorde et les Amours qui jettent des fleurs ou suspendent à des arbres le rideau qui décore le lieu du festin , tout cela tranche vivement sur la bonhomie et le naturalisme des Hollandais, tout cela trahit l'influence du style étranger, influence qui régna en Hollande au seizième siècle, disparut à l'arrivée de Rembrandt et ne reparut qu'avec Gérard de Lairesse, près d'un siècle plus tard.
Génie plein de feu, toujours éveillé et véritablement universel, Abraham Bloemaert n'avait de répugnance en peinture que pour le portrait, non qu'il ne fût parfaitement capable d'y réussir; mais l'impatience de sa verve ne lui permettait pas de s'astreindre à la scrupuleuse étude qu'exige l'interprétation d'une physionomie individuelle. A part cela, il abordait tous les genres, et il y brillait sans effort. Au début de sa carrière, après avoir imité les fiers dessins de Franz Floris, il s'était exercé à peindre des natures mortes et avait étonné les amateurs par une copie d'après Langen Pier, dont l'humble sujet était une Cuisine avec ses ustensiles. Depuis, il avait parcouru tous les degrés de l'échelle, il avait touché en maître à toutes les variétés de l'art : l'histoire sacrée ou profane, l'allégorie, le paysage, les animaux, les fleurs, les plantes, les coquillages. Et il est à observer qu'à l'exception de la figure humaine et des draperies, qu'il peignait plutôt de pratique d'après un certain idéal qu'il s'était formé, il dessinait d'après nature les divers objets qui devaient entrer dans ses compositions, tantôt à la plume avec un lavis de bistre, tantôt à la sanguine et au crayon blanc. Mais comme la dignité du peintre de style ne l'abandonnait pas un seul instant, quand il voulait reproduire des coquillages avec la curiosité de leurs formes et l'éclatante finesse de leurs nuances, il faisait paraître dans le fond du tableau une Andromède ou quelque divinité littorale, comme pour relever la vulgarité du sujet par la présence ou l'indication lointaine de ces figures héroïques, aimant mieux encore faire d'une Andromède l'occasion d'une étude de coquillages que de passer pour un simple peintre de nature morte, confiné dans les rangs inférieurs de l'art. Cette variété du talent de Bloemaert est du reste un des traits caractéristiques de ce maître. Sandrart y fait allusion dans une épigramme latine où il joue sur le nom de Bloemaert, qui veut dire en hollandais fleuri, épigramme dont le sens est : « Ce peintre, qui eut à peine la nature pour maître, est cependant l'égal des plus habiles. 11 a su représenter les hommes, les animaux des bois, les oiseaux de l'air, les champs, les navires, et fleuri il a peint les fleurs. »
Pinxit aves, naves, homines, herbasque ferasque, Et latos flores. floridus innumeros .
En tant que paysagiste, Bloemaert mérite une attention particulière. Il apporta dans cette partie le même sentiment de grâce maniérée que dans ses tableaux d'histoire. Il tourmenta ses arbres comme il avait tourmenté ses figures d'hommes et de femmes. Ses troncs noueux se penchent, se redressent, se tordent en tous sens comme des êtres endoloris qui ont subi toutes les violences de la tempête; ses branches sont tortues, son feuillage est rond et tient à peine aux rameaux. S'il fait une clôture agreste, elle semble renversée à demi par le vent; si c'est un groupe d'arbres, il les représente croisant leurs branches et poussant dans des directions contraires; si c'est une chaumière, il la construit de planches inégales, mal jointes, et d'un aspect tout il fait champêtre ; ses terrains sont raboteux, ses animaux, qu'il touche avec esprit, sont dessinés et posés, non pas précisément selon la vérité, mais selon la vraisemblance. Quant à ses bergers, loin d'avoir des attitudes et des mouvements rustiques, ils affectent ordinairement de nobles postures et ressemblent à des héros déguisés en villageois On peut aussi observer ce caractère dans le grand tableau de l'Annonciation aux bertjers dont Saenredam a fait une si belle estampe et qui est un des chefs-d'œuvre de Bloemaert.
Pour en revenir aux compositions historiques de ce maître, on y trouve en somme toutes les qualités de la grande peinture, de belles ordonnances, l'entente du clair obscur, qualité toute hollandaise, combinée avec le grand goût des Italiens et leur désinvolture. Quelquefois cette grâce s'exagère jusqu'à l'afféterie, surtout dans les sujets profanes. Les figures de Bloemaert se tiennent alors sur la hanche, balancent leur attitude, se manièrent et s'allongent pour plus d'élégance. Ses mains, d'ailleurs jolies de mouvements, sont rondes et boudinées... Mais quand la scène devient plus grave, il semble que le style de Bloemaert s'épure et prend aussi plus de gravité. Tout le monde connaît ses quatre Pères de l'Église, ne fût-ce que par la magnifique gravure qu'en a faite son fils, Corneille Bloemaert. Là, tout est noble et assagi. Le peintre s'y est élevé de son maniérisme ordinaire à la douce dignité de Louis Carrache. Chacun des Pères de l'Eglise, que
le peintre a groupés au pied d'un autel qui symbolise le christianisme, est caractérisé selon l'idée
ADORATION D KS BERGERS.
que nous ont laissée d'eux leur réputation ou leurs écrits. Saint Jérôme est assis, à moitié nu,
comme au désert, et semble représenter l'ascétisme de l'Église. Les autres, la mître en tête, sont revêtus de leurs habits pontificaux de toile d'or. Debout, sur le premier plan, saint Augustin représente la Foi, et tout dans cette grande figure est admirable, l'expression de la tête, l'ampleur de la draperie, la simplicité de la pose. Saint Grégoire assis, un livre sur ses genoux, personnifie les dogmes de l'Église, comme tout près de lui, saint Ambroise en personnifie le gouvernement. Ainsi toutes les grandes faces du christianisme sont visibles dans cet imposant tableau. Mais ce qui est vraiment digne d'un peintre de premier ordre, ce sont les deux figures d'anges si noblement drapées qui, du haut des cieux, descendent sur l'autel avec une auguste symétrie, et font tout resplendir de leur lumière. Nous avons vu le dessin original d'Abraham Bloemaert d'après lequel a été exécutée, de même grandeur, la superbe estampe de Corneille; mais il faut bien le dire, le burin du fils est encore loin de la plume du père. Accentuées par un trait plein d'esprit, plein de sentiment surtout, largement et habilement ombrées au bistre, les figures d'Abraham Bloemaert ont dans le dessin bien plus d'expression et bien plus de feu que dans la gravure, et cependant cette gravure est demeurée célèbre et elle marque une des époques les plus brillantes de l'histoire de l'art.
Nous avons dit qu'il entrait un peu de germanisme dans la manière italienne de Bloemaert. Et en effet, si on le considère particulièrement sous le rapport des draperies, — et c'est un des côtés les plus remarquables de son talent, — on verra que Bloemaert est, pour ainsi dire, un Albert Durer assou pli. Ce qu'il y avait d'anguleux, de gothique et de barbare dans le dessin allemand est il peu près disparu, mais il en reste encore une réminiscence éloignée. D'un angle à l'autre, la ligne s'adoucit, elle est coulante, mais elle s'arrête brusquement comme pour racheter la mollesse du contour par la vivacité du pli. Le crayon d'Abraham Bloemaert, après s'être complu dans les rondeurs, brise de temps à autre sa direction, tourne court et accuse ainsi les méplats. Et ceux qui n'auraient pas vu les tableaux de ce maître, qui ne sont pourtant pas très-rares, pourraient juger de la justesse de ces observations d'après les gravures que Bloemaert, le père, a faites de sa propre main, car cet artiste a gravé il la pointe au burin, sur bois et en camaïeu.
En regardant ses eaux-fortes, où il laisse courir librement s'a pointe sur le vernis, on le prend sur le fait, pour ainsi parler. Son génie facile s'y abandonne, absolument comme dans ses dessins, aux caprices de l'imagination et aux préférences d'un goût peu châtié. On voit là tout ce qu'il savait, tout ce qu'il osait et comme la science de l'anatomie et des proportions était subordonnée, chez lui, à un certain idéal de la grâce qui varie de la fierté à la mignardise. Rien de plus spirituel, par exemple, de plus résolu et de plus joliment maniéré que son eau-forte de Junon, petite pièce en hauteur, qui dans la pensée du graveur-peintre, caractérise l'Orgueil. Le sentiment de la forme y est exprimé par des tailles qui semblent rencontrer dans leur marche toutes les saillies du corps de la déesse, et se chiffonner avec la fine draperie qui recouvre ce corps élégant. Ailleurs, ce sont des Sainte ¡"famille, qui tantôt rappellent les tournures sveltes du Parmesan, tantôt annoncent la douce manière du Guide. Quant au faire du graveur, il répond tout-à-fait au caractère de l'invention. Sa taille souple s'arrondit presque partout, serpente dans les chairs, enveloppe les jointures, tourne autour des yeux de la draperie, et vise évidemment il la grâce. Bloemaert paraît avoir, de la ligne de beauté, la même idée qu'en donnait Hogarth, deux siècles plus tard, dans ses écrits. Le travail de son burin se ressent du voisinage des Henri GOItzillS el des Mathan, et l'on y retrouve, toutefois avec moins d'exagération, les tournoiements affectés et bizarres de ces burinistes trop adroits, ou plutôt trop jaloux de le paraître.
Quant aux camaïeux de Bloemaert, ils sont à notre avis d'un style plus sévère que ses eaux-fortes, notamment les figures de Moïse et Aaron, et cela s'explique par le surcroît d'attention que le peintre a du y apporter. On sait que les gravures en camaïeu sont des imitations de dessins au lavis, faites avec une ou - deux couleurs, au moyen de trois planches, dont chacune est une. contre-épreuve du sujet. La première imprime le trait, la seconde les demi-teintes en réservant les lumières, et la troisième les fortes ombres. Le plus ordinairement, ces estampes s'impriment sur papier gris, ou teinté de jaune,
de bistre, de bleu-clair, dont le ton seul forme la demi-teinte, et alors on n'a besoin que de deux planches, l'une imprimant les ombres, l'autre les rehauts. Bloemaert s'est servi de ce procédé; mais il s'est écarté de l'usage en ce qu'il a gravé le trait à l'eau-fortè sur le cuivre, et les rentrées avec des tailles sur des planches de bois. Il en est résulté nécessairement un désaccord entre la maigreur du premier contour obtenu à l'eau-forte et la vigueur des ombres gravées dans le bois. Ces morceaux n'en sont pas moins fort recherchés des amateurs, et plus recherchés encore que ne le sont les eaux-fortes du même maître.
LE DEMON SEMANT L' l V R A I E
Bloemaert était un homme de mœurs douces, complètement absorbé non pas tant par l'étude que par l'amour de son art. Il fut marié deux fois et, de ses deux femmes, il eut quatre fils, qui tous les quatre ont été artistes : Henri, qui fut l'aîné et qui mourut le premier, peignit le portrait avec quelque succès ; Frédéric et Corneille , qui se sont appliqués à la gravure et s'y sont inégalement distingués, le premier ayant acquis dans l'histoire une place honorable, le second s'y étant fait un nom illustre ; enfin, Adrien Bloemaert, qui peignit l'histoire et le portrait. « Il se forma en Italie, disent lluber et Rost', passa de là à Vienne, puis à Saltzbourg où il fut tué en duel. » Heinecke rapporte a l'article de ce maître un grand nombre de portraits, dont il croit plusieurs « gravés par Adrien luimême, étant sans nom de graveurs. « Le chef de cette belle famille fut aussi un chef d'école. Etabli
1 Manuel des curieux et des amateurs de l'art, Zurich 1801. Ecole des Pavs-Bas.
à Utrecht, après la mort de son père, il y ouvrit un atelier où se formèrent, avec ses quatre fils, des peintres la plupart devenus célèbres: Corneille Poelenburg, Henri Terbruggen, Gérard Honthorst, Nicolas Kimfer, Jean et André Both, Jean-Baptiste Weenix, Guillaume Van Drillemburg, Dyck Hais et Henry Bylert. Ce fut à Utrecht que Bloemaert mourut en 1647, âgé de quatre-vingts ans.
Les amateurs ont un peu oublié maintenant Ahraham Bloemaert ; mais l'histoire ne saurait faire comme eux. Aimable, brillant, habile en tout genre, il a su mettre dans son dessin incorrect et maniéré une élégance qui amuse et captive. Son principal défaut est d'avoir de la sécheresse dans la touche et un coloris tirant sur le jaune, qui est trop éclatant et pas assez harmonieux. Si la postérité s'est un peu refroidie pour Abraham Bloemaert, cela tient à ce qu'il y a de mixte et d'un peu bâtard dans son génie Il faut croire que ses compatriotes l'ont trouvé trop italien, tandis que les Italiens le trouvaient à leur tour trop batave, et qu'ainsi, il n'a séduit complétement ni les hommes qui courent après le style, ni ceux qui veulent avant tout le naturel. Et de fait, on peut se former une assez juste idée d1Abraham Bloemaert, en le regardant comme le Parmesan de la Hollande.
CHARLES BLANC.
MMlM1ÏS 11 MIMM'KDHS.
Abraham Bloemaert a gravé à l'eau-forte, d'une pointe libre et facile, et d'un burin fort souple, plusieurs pièces dans lesquelles il imitait le dessin à la plume. Il a aussi gravé, en clairobscur ou en camaïeu, quelques morceaux qui sont plus recherchés que ses eaux-fortes. Cependant Bartsch, qui a si longuement décrit l'œuvre des Muller et des Saenredam, n'a pas fait mention d'Abraham Bloemaert dans son Peintre-graveur. Voici l'indication de son oeuvre.
Eaux-fortes : 1. Saint Jean avec son agneau, petit in-4 ;
— 2. La Madeleine pénitente, d'après Callot, in-4 ; -3. Saint Pierre pénitent,sans nom,in-4:—4. Sainte Famille. LaVierge donne le sein à l'enfant Jésus. J. Statems eTc, 1593. petit in-folio en travers. Il existe des épreuves avant l'adresse de l'éditeur. Elles sont avec la date. On lit au bas quatre vers latins commençant par celui-ci : Quid mortem infanti moliris percitus M'a...; — 5. Autre Sainte Famille. La Vierge et l'en. fant tiennent chacun une pomme. Saint Joseph est derrière eux, appuyé sur un tronc d'arbre, un chapeau à larges bords sur la tête. Cette pièce non décrite, est un in-quarto en travers. Elle est datée de 1593 et ne porte pas de nom. — 6. Junon ou l'Orgueil personnifié, petite pièce en hauteur. La déesse est debout, tenant de sa main gauche un sceptre. Elle porte sur la tête une coiffure haute qui ressemble à des ailes, un paon. Au bas, vers la gauche: A. Bloem Je. et à droite. B (Boece) Bolswerd exe. On en connait des épreuves avant l'adresse de l'éditeur. — 7-10. Quatre paysages avec fig., animaux et baraques in-4.
Pièces en camaïeu : 1-2. Moïse et Aaron. Deux figures assises, in-fol. — 3. La Vierge avec l'Enfant emmailloté, in-4. — 4. Marie, Joseph et le petit Jésus, in-4. —5-6. Deux bustes : Saint Joseph et la Vierge, p. in-4.—7. L'apôtre saint Simon,
avec sa scie, d'après le Parmesan, in-4. — S. La Madeleine. Elle est assise devant un crucifix. — 9. Saint JèrÔl/Ir lisant. A. Blo., in-8. — 10. Autre saint Jérôme, d'après le Parmesan. in-8. — 11. Un Enfant nu, d'après le Titien, sans marque. in-8. — 12. Une Femme voilée, vêtue d'une longue tunique, d'après le Parmesan, iu-S.—13. Un Éléphant. Pièce anonyme, attribuée à Bloemaert. gr. in-fol.
A ces pièces, sommairement décrites, lIeinecke ajoute: : Les trois Maries, en demi-fig. ; espèce de clair-obscur ii ,l'eati-forte.
Indépendamment de ces divers morceaux, il existe encore un Livre à dessiner d'Abraham Bloemaert, mis en ordre par Bernard-Picart, en 170 planches. Amsterdam 1740.
MUSÉE DU LOUVRE. 1. La Salutation angélique. — 2. La Nativité, signée: Bloemaert fe. 1612, id. Portrait d'homme : il est coiffé d'un bonnet de fourrure et prend avec une pincette du charbon dans un réchaud. Signée : A. Bloemaert fe. acheté par le musée 800 fr.
LE MUSÉE DE LA HAYE possède le Festin des Dieux et La Distribution des prix d'une course ; et la PINACOTHÈQUE DE MUNICH, la Résurrection de Lazare.
Les ouvrages de Bloemaert ne sont pas d'un grand prix, dit Lebrun ; je doute que le meilleur fut payé plus de 1200 liv.
VENTE JULIENNE, 1767. La Sainte Vierge, assise au pied d'un arbre, tient l'enfant emmailloté ; sur bois, 732 fr.
VENTE NEYMAN, 1776. On y vit les plus beaux dessins d'Abraham Bloemaert, notamment celui de l' Adoration des Rois. connu par l'estampe qui s'éleva au prix de 167 liv., et celui des Pères de l'Église, également connus par l'estampe, qui fut vendu 100 liv.
Ab. Bloemaert a signé presque tous ses tableaux et ses eaux-fortes comme nous l'indiquons ci-après :
Scafe %o!tandaile.
, 1 _ 1
MICHEL MIREVELT ... SE EN I50S. — MOBT &'1 1641.
L'art du portrait fut toujours florissant en Hollande, et il dut. l'être dans ce pays où la double influence de la religion et du climat donnait une si grande importance à la vie de famille. Aussi, depuis les commencements de- l'école de Hollande, ' on y compte de fameux peintres de portraits. Michel- JMirevelt est du nombre et il figure parmi les plus anciens, car il est presque le contemporain d'Antoine More et il a précédé de beaucoup Van der Helst et Rembrandt. Au dire de Carle Van Mander et de Sandrart, Mirevelt naquit à Delft en 1568 ; il était le fils d'un orfèvre. Envoyé aux écoles dès l'enfance la plus tendre, à teneris unguiculis, il y montra un naturel tranquille, patient et rangé, une grande assiduité au travail, et il fit tant de progrès par son application, qu'à l'âge de huit ans il surpassait déjà les plus habiles écrivains, c'est-à-dire les plus élégants calligraphes de la ville de Delft. Son père, lui voyant cette dextérité surprenante
dans un art qui est une manière de dessiner et dont les Hollandais ont toujours fait grand cas, lui apprit le dessin et le plaça dans l 'éc-ole du célèbre gràveur Jérôme Wierix. Là il fit voir encore une précocité extraordinaire, si bien qu 'à l âge de douze ans, il gravait non-seulement d'après les dessins ou les estampes de son maître, mais d'après ses propres compositions, proprio motu. Van Mander décrit même une planche que Michel Mirevelt avait gravée de la sorte; elle représentait la Samaritaine au puits, lorsque Jésus se
manifeste il elle et s'annonce comme le Messie. Dans le fond de l'estampe, on apercevait la ville de Sichar sur 1111e montagne et les apôtres qui venaient rejoindre Jésus-Christ \
Cependant l'inclination de Mirevelt pour la peinture lui fit quitter l'atelier de Jérôme Wïerix pour entrer dans celui d'Antoine de Montfort, dit Blocklandt, dont il eut bientôt pris la manière, mais qu'il imita seulement dans la peinture du portrait. Dessinateur correct, poursuivant le contour en toutes ses finesses, habile il draper ses modèles, dont il ajustait les coiffures avec grâce, et il les peindre d'une touche rapide et légère qui rendait surtout il merveille les cheveux et les barbes, Blocklandt était un excellent maître pour un artiste qui voulait s'attacher au portrait. En se livrant exclusivement presque il ce genre de peinture, Mirevelt y apporta bientôt les qualités qui lui étaient propres, l'attention, la patience, la délicatesse dans le soin du détail, justement tout ce qui pouvait plaire aux amateurs hollandais. Aussi n'est-il pas un seul portrait de sa main où l'on ne reconnaisse de la complaisance à rendre les accessoires, sans trop nuire toutefois à l'importance de la tète. Et c'est là un des écueils du peintre de portraits. Il lui faut une habileté rare pour ne pas détruire, par la grâce attrayante du détail, la vive et franche impression que doit produire l'ensemble. D'autre part, il moins qu'une tète ne soit modelée par la main créatrice du grand Titien, à moins qu'elle 11e soit animée, pénétrée du fluide de la vie par le pinceau magique de Rembrandt, il est nécessaire, dans un portrait, de ne pas sacrifier les accessoires autant qu'on le ferait dans une composition historique, et cela pour deux raisons : d'abord parce qu'un portrait ayant toujours moins d'intérêt dans son immobilité qu'une action où se meuvent les héros ressuscites de l'histoire, il est bon d'y ajouter ce charme de l'éxecution qui captive le regard et qui trouve place surtout dans le rendu de rajustement et des objets précieux qui l'embellissent, tels que bijoux, deutelles, broderies, matières ouvrées d'or i)ti d'argent; 1'1) second lieu, les accessoires, dans un portrait, servent il caractériser le personnage, à exprimer ses habitudes, sa profession, son humeur, et, en ce sens, ils font partie de lui-même, et s'ils doivent être subordonnés ail triomphe de la tète, ils 11e doivent pas être pour cela traites avec négligence.
C'est ainsi que Mirevelt a compris le portrait; mais il est bien surprenant qu'un peintre si soigneux, si attentif aux détails et si délicat dans sa touche, ait pu faire un si grand nombre de portraits. Sandrart affirme •pie Mirevelt disait en avoir peint plus de dix mille, ipse au/cm commémorasse dicitur s('-'piÙs. quod ultrà (/(,ceî)è icomim elaboraverit millia. Dans ce nombre prodigieux, en admettant même qu'il soit exagéré, Mirevelt a fait beaucoup de portraits historiques, et c'est là ce (illi rend SOli œuvre si curieux à parcourir. On y voit figurer, en effet, les plus illustres personnages (III temps, tous ceux du moins qui eurent quelque rapport avec la Hollande 011 qui habitèrent cette petite contrée, alors si grande et si prépondérante en Europe : le poète populaire, Jacob Cab, le célèbre prédicant rytenbogaert, qui eut aussi l'honneur de poser pour une eau-forte de HemhraIHlt; l'immortel (irotius, qui était né il Deift comme Mirevelt tui-même; l'élégant Buckingham, avec sa moustache en paraphe, sa cuirasse garnie de perles fines et sa collerette dont on croit sentir les parfums subtils; Constantin Hllygens, l'électeur Frédéric, roi de Bavière, Gaspard 111 de Coligny, maréchal de France, le président Jeannin, le fameux capitaine Aulbroise Spinola, 1 héroïque Gustave-Adolphe et tous les membres alors vivants de la maison d'Orange, et à côté 1111 vertueux Barncyclt, qui mourut pour la liberté de SOli pays, le cruel et ambitieux Maurice de Nassau, qui le fit mourir.
C est sans doute pour faire diversion il la monotonie d'une besogne qui sans cesse recommençait (car il n était pas de seigneur, pas de riche bourgeois de la Hollande qui ne voulût être pourtraict par Mireveit), que cet artiste infatigable s'exerçait parfois à peindre des bambochades et des cuisines remplies de viandes, de legumes et de gibier. Mais (,ii même temps qu'il y trouvait une distraction, c'était pour lui une manière d étudier ces détails qu'il aimait tant, de chercher dans la nature des localités de ton singulières et d'assouplir son pinceau a traduire l ';ispect, les qualités apparentes des diverses substances végétales 011 animales qu'il avait sous les yeux, le lisse et le grenu, l'uni et le plucheux, le brillant et le mat. Il en revenait ensuite a\ec
Cette estampe, qui serait si curieuse , n est connue que par ta description qu'en donne Vau bander, et que Sandrart a répétée. Elle n 'existe, a notre connaissance, dans arcune collection, et il est probable que la planche, aussi bien que les épreuves qu'on en avait tirées, a disparu.
un nouveau zèle à ses portraits., qu'il s'efforçait de varier, sinon par la pose, qui ne pouvait guère changer, puisqu'il les faisait le plus souvent en buste, du moins par les nuances particulières à chaque physionomie et par la signification des acéessoires. Lui, dont les modèles sont toujours en toilette rigoureuse, toujours dignes en leur collerette empesée, il sait, quand il le faut, défaire les chevelures, déranger la symétrie du vêtement et jeter dans un portrait ce pittoresque désordre qui marque si bien le caractère d'une personne aux libres
GUILLAUME' LE TACITURNE.
allures. Quant aux détails, il les touche avec amour; il se plait à étendre une couche mince de sa couleur onctueuse sur le linon d'une fraise, a les plisser nettement, à les tuyauter, à empâter une guipure sur les manchettes d'une comtesse de Nassau, à piquer un point de malines sur sa guimpe. C'était un jeu pour lui •lue de faire chatoyer bagues et bijoux, de tailler un diamant de la plus belle eau à la' busquière de Louise de Coligny ou de Catherine de Gullenborch, et, s'il avait à peindre une veuve, de saisir la transparence du crêpe et. d'amortir tous le&. tons d'un costume de deuil. Ses portraits d'hommes sont vêtus tantôt de ce. satin noir qu'il peignait aussi bien qu'Antoine 'More (et ce n'est pas peu dire.), tantôt de cuirasses damasquinées où
Mirevelt dessine des arabesques de figures dans le goût tourmenté de Goltzius. Ici, ce sont des crevés qui s'ouvrent à la plus fine batiste; là, ce sont des bouffants qui se terminent en aiguillettes; ailleurs c'est une rivière de pierreries qui étincelle sur la poitrine d'un chevalier de Saint-George. Mais les têtes, comment Mirevelt les peignait-il? Un peu froidement, avec une précision, un fini, une délicatesse qui ne valent pas sans doute la naïveté sublime d'Holbein, mais qui avaient du charme pour les Hollandais, et qui certainement sont préférables aux grossières ébauches de tant de faux imitateurs de Rembrandt.
Charles Ier, jaloux de protéger les meilleurs artistes de son temps et de les entretenir à sa cour, voulut v attirer Mirevelt ; mais la peste qui désolait la ville de Londres empêcha le peintre de répondre à l'invitation du roi d'Angleterre. Il ne quittait guère, au surplus, la ville de Delft que pour aller tantôt à La Haye peindre les portraits des Nassau, tantôt à Bruxelles, où l'appelait souvent l'archiduc Albert. Ce prince avait un goût si vif pour la peinture de Mirevelt et le tenait en si grande estime, que non content de lui faire une pension il lui laissa la liberté de conscience, faveur d'autant, plus singulière de la part du très-catholique archiduc, que Mirevelt appartenait à la secte des mennonites, qui était à cette époque une des sectes les plus redoutables et le plus rudement persécutées. Ainsi comblé de grâces, Mirevelt mena une vie heureuse, tranquille et longue, et il dut amasser de grandes, richesses, puisqu'il faisait payer un simple portrait en buste 150 florins. Il mourut à Delft en 1641, âgé de soixante-treize ans, laissant quelques élèves habiles, dont le plus remarquable fut son fils Pierre Mirevelt. CHARLES BLANC.
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Guillaume-Jacques Delff, le père, ou Delphius, qui avail épousé la fille de Michel Mirevelt, a gravé le portrait de son beau-père d'après Van Dyck ; il a gravé aussi une vingtaine des plus beaux portraits peints par Mirevelt, notamment Jacob Cats, Hugo Grotius, Constantin Huygens, Olden Barneveld, le duc de Buckingham, Gaspard de Coligni, et sir Dudley Carleton, ministre d'Angleterre auprès des états-généraux.
LE MUSÉE DU LOUVRE possède trois tableaux de Mirevelt. Portrait d'homme. Bois, buste grandeur naturelle, 63 centimètres sur 51. On lit sur le fond : Ætatis 69, anno 1617.
Portrait de femme. Bois, 120 centimètres sur 89. Ætatis 34, anno 1634.
Portrait d'homme. Bois, 121 centimètres sur 91.
MUSÉE DE LYON. Portrait d'une dame hollandaise. Bois, 113 centimètres sur 89. Portrait de la femme d'un bourgmestre. Bois, 113 centimètres sur 89. Portrait d'une dame flamande. Toile, 63 centimètres sur 52.
MUSÉE D 'AMSTERDAM. Portrait de Smelsin, général sous Maurice, prince d'Orange. Portrait de Hugo Grotius, à l'âge de quarante-et-un ans. Portrait de 1. van Olden Barnevelt. Portrait de Philippe-Guillaume, prince d'Orange. Portrait de Guillaume 1er, prince d'Orange. Portrait de Jacob Cats.
MUSÉE DE LA HAYE. Le prince Frédéric-Henri avec son épouse Amélie de Solms.
GALERIE DE DRESDE. Portrait d'un homme à barbe blanche, couvert d'un chapeau rond noir. Portrait d'une femme en petite coiffe blanche avec une fraise. Portrait d'un homme aux cheveux courts, à barbe et moustaches noires. Il est habillé de noir et porte une fraise.
Un homme vêtu de noir. Il a la main droite appuyée suc une table ; de la gauche, il tient la garde de son épée.
PINACOTHÈQUE DE MUNICH. Portrait en buste d'un homme avec un chapeau large. Portrait en buste d'un homme vêtu de noir, ayant les cheveux et la barbe blanchis.
VENTE DE LORANGImE, 1744, 60 portraits, la plupart gravés par Delf, Mirevelt et Hondius. 17 fr. 30 c.
VENTE CARDINAL FESCH, 1845. Portrait d'homme. Ce personnage se présente debout, dans une espèce de vestibule à colonnes, devant une table sur laquelle est un livre ouvert. Il tient son chapeau d'une main et ses gants de l'autre : sa tête découverte laisse voir des cheveux roux et courts. Bois, 84 centimètres sur 60. Ce tableau, avec le suivant, 415 fr. 80 c.
Portrait de femme. Elle est également en pied et debout devant une table, le côté droit du corps un peu effacé. Elle tient des gants dans sa main. Elle porte une coiffe blanche et une robe de moire noire. Vendu avec le précédent.
V ENTE GUILLAUME II, 1850. Portrait de femme en costume du dix-septième siècle, d'un beau faire et d'un grand lini d'exécution. Bois, 120 centimètres sur 88. Vendu avec le suivant 430 florins.
Portrait d'homme, dans les mêmes conditions que le précédent. Même dimension.
Portrait de femme âgée. Bois, 63 centimètres sur 48. Portrait d'un capitaine. Bois, 70 centimètres sur 51. 311chel ,Ilirevelt a signé et le plus souvent daté ses tableaux ; nous reproduisons les signatures des portraits de Jacob Cats et Maurice de Nassau, du Musée d'Amsterdam.
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CORNEILLE POELENBURG1
NÉ EN 1586 — MORT EN 1660.
Corneille Poelenburg dut être un homme heureux et tranquille.
Les petits tableaux qui se peignirent dans son imagination respirent un bonheur calme et sont empreints d'une suave poésie. Ils représentent presque toujours des campagnes ornées d'antiques ruines et traversées par des nymphes à demi-nues. Ses paysages, enveloppés d'une vapeur qui, en diminuant la sécheresse des contours et la crudité des tons, adoucirait l'aspect des sites les plus âpres, servent de fond à la blancheur des déesses qui dansent avec des faunes ou se reposent à l'ombre d'un monument abandonné. Quelquefois, comme si la vallée qu'elles habitent n'était promise qu'aux dieux, les nymphes de Poelenburg ne craignent point de
quitter leurs légers vêtements et de se baigner en un lieu découvert où elles ne sont vues que du peintre. Mais le plus souvent, c'est dans le voisinage d'une grotte, au pied des rochers que baigne une eau toujours rafraîchie, qu'on aime à les surprendre nues, frémissantes, d'une blancheur atténuée par le voile transparent de l'air, se jouant dans l'eau qu'elles agitent, se poursuivant à la nage, et un peu cachées par le courant de leurs chastes fontaines.
Ce n'est point dans sa patrie que Poelenburg apprit à voir la nature. Il alla l'étudier dans les contrées méridionales, aux environs de Rome. La campagne de la ville aux sept collines lui fournit l'horizon de ses tableaux. Né à Utrecht, en 1586, il eut pour premier maître Abraham Bloëmaert, celui-là même dont le fils commençait une révolution dans la gravure, comme nous l'expliquerons à l'histoire de ce peintre. Cette révolution consistait à conduire le burin par des dégradations successives et avec des tempéraments infinis, de
1 On prononce Polinbourg.
l'ombre la plus forte à la plus piquante lumière. On allait ainsi faire passer sur l'airain du graveur toutes les complications, toutes les demi-teintes du tableau, et charmer les yeux, non-seulement par la beauté de ce trait fièrement coupé qu'on admirerait chez Marc-Antoine, mais encore par la douceur des transitions ménagées et par l'arrondissement des objets.
A l'école des Bloemaërt, Corneille Poelenburg s'habitua tout d'abord à fondre ses couleurs, à fuir les oppositions tranchées, les anguleux contours. La nature lui apparut estompée. Quand il eut fait le voyage de Rome, il se sentit naturellement des préférences pour les maîtres auxquels il ressemblait déjà d'un peu loin. Il prit les leçons du célèbre Adam Elzheimer, fondateur de l'école du beau fini, comme l'on disait. Tandis que ce maître infortuné s'occupait de mêler précieusement, de noyer sur ses plaques de cuivre toutes les nuances du firmament, et donnait à son clair-obscur la plus savante harmonie, Poelenburg, assez habile déjà pour rester lui-même, imitait avec liberté les procédés exquis de ce nouveau modèle, mais sans vouloir assombrir son imagination par la mélancolie profonde répandue sur les tableaux d'Elzheimer. Dans Rome, un grand peintre devait attirer les regarqs de Poelenburg : c'était Raphaël. Toutefois, le paysagiste hollandais n'étudia, sur les toiles ou les fresques de Raphaël, que le côté gracieux et tendre, les beaux jets de figure, la tranquille plénitude des carnations. Le Raphaël des dernières années, celui dont le voisinage de Michel-Ange avait violenté le génie, ne pouvait séduire en aucune façon le paisible et doux imitateur d'Elzheimer.
Chez Raphaël comme dans la nature vivante, Poelenburg étudia particulièrement les figures de femmes, leurs gestes les plus naturels, la délicatesse de leurs formes arrondies, et la grâce de leurs mouvements et la noblesse facile de leurs attitudes. Il étudia si bien ses deux maîtres, la nature et Raphaël, qu'il arriva bientôt à savoir par cœur les figures dont il voulait orner ses petits tableaux; il se créa une manière de les voir; il s'en fit dans son imagination un type distingué, assez noble pour trouver place dans les paysages du style héroïque. En effet, bien peu semblable à la plupart des peintres de son pays, Corneille Poelenburg n'eut en peinture que des goûts relevés. Loin d'affecter de l'indifférence touchant les sujets, il les puisait volontiers dans les traditions de l'antique mythologie, qui en offre tant de nobles et de gracieux. S'il voyait une femme à la fontaine, elle lui rappelait aussitôt la fille d'Alcinoiis rencontrée par Ulysse après le naufrage de ce prince. S'il apercevait au loin des baigneuses, il les prenait pour des nymphes de la suite de Diane et se plaisait ainsi à élever au rang des divinités les habitants de la terre. Mais à ces femmes nues il fallait un séjour tranquille, riant, pas trop rude, un air tiède, des gazons fleuris et tendres où elles pussent folâtrer et courir, des ombrages pour protéger contre le hâle la sensibilité de leur belle peau, enfin des grottes silencieuses où elles iraient cacher leur sommeil, loin des yeux du satyre.
Poelenburg n'avait qu'à s'égarer dans la campagne de Rome, il y trouvait, non pas précisément la nature qu 'il fallait reproduire, mais tous les éléments du paysage que son imagination devait composer. Çà et là s'élevaient des temples en ruines, des fragments de tombeaux dont l'inscription à moitié effacée ajoutait à l'enchantement des yeux le charme d'un souvenir des anciens temps, et ces grands arbres d'une tournure épique, qui inspirèrent Nicolas Poussin. Mais voyez combien est individuel le sentiment de l'art! Poelenburg se promène avec ses crayons et ses couleurs à travers la campagne de Rome, si fameuse par sa sauvagerie. Les tons en sont d'une crudité effrayante ; les lignes, les angles, les contours viennent à l'œil ; les bleus sont durs, les lointains âpres et es ruines sévères. Eh bien ! parmi tant de peintres qui l'ont ainsi vue et ont essayé de la rendre ainsi, Corneille Poelenburg, comme plus tard Claude Lorrain, y jette un voile de gaze ; il amortit l'arête des rochers, il atténue ang le des ruines. On dirait qu'il contemple le paysage d'un œil humide, et qu'avant de recevoir les impressions dans son âme, il a besoin de les adoucir. Rochers, montagnes rugueuses, arcade aux lignes tranchées, nuages or emen découpés sur l 'aztir, arbres rigides, tout cela se mêle et s'harmonise sur la toile du peintre; tout lui apparaît fondu, moelleux, noyé de vapeur, et la campagne sauvage dont l'aspect eût attristé vos regards ressemble, maintenant, à un paysage de velours. '
La compagnie d'un tel peintre devait être agréable. On raconte que des cardinaux lui rendaient visite dans son atelier et prenaient plaisir à lui voir peindre Céphale et Procris, Mercure et Hersé, aventures d'amour ou galantes métamorphoses dont les princes de l'Église goûtaient si bien alors la poétique saveur. Peut-être étaient-ils les premiers à conseiller au peintre les sources de la fable antique, et je me figure qu'ils lui disaient
dans leurs nobles entretiens : Céphale était aimé de l'Aurore, mais il dédaigna ses baisers de rose et lui préféra la belle Procris. Un jour que Céphale était à la chasse, Procris entendit dans le bocage un bruit de feuilles, et elle se retourna par un mouvement de jalousie; mais comme elle épiait son époux, Céphale la prit pour une biche, lui lança un javelot et lui donna la mort. Jupiter, ému de pitié, changea la mourante Procris en une constellation : l'Aurore fut vengée. — Poelenburg a fait. de ce drame un charmant tableau. Il a représenté Procris couchée sur un tertre et laissant voir à son amant éperdu les développements d'un corps désormais ravi aux étreintes de l'amour. Par un contraste heureux, le paysage n'est ni triste, ni sombre; au contraire, des nymphes y jouent au second plan avec des satyres, et une cascade éloignée, entre des rochers et une touffe d'arbres, semble inviter l'œil à se détourner un instant sur la nature, qui ne sait rien des infortunes humaines.
RUINES DU PALAIS DES EMPEREURS A ROME.
Corneille Poelenburg, malgré ses prédilections pour la mythologie, ne pouvait habiter Rome sans être sollicité à peindre quelques sujets religieux. Il en existe un assez grand nombre de sa main, et il faut convenir que sa manière aimable et le flou de son pinceau devaient s'adapter à merveille aux tableaux pieux, non pas bien entendu à ceux qu'auraient pu commander les églises de Rome, mais à ces peintures précieuses et de petite dimension que les dévots encadrent dans des bordures d'ébène finement sculptées, et qu'ils placent au fond de leurs oratoires. Il y a des natures qui mettent dans leur piété de la tendresse, comme d'autres y apportent de la rigidité. J'imagine que les suaves madones de Corneille Poelenburg et ces petits panneaux où d'une main si délicate il représentait le Christ mourant, la mère de douleur, la Madeleine éplorée, devaient être fort recherchés dans une ville toute remplie de communautés religieuses, et trouvaient surtout un facile accès dans l'intérieur des couvents de femmes, pour y tenir lieu du Crucifix d'ivoire qui surmonte le prie-dieu de la sœur supérieure. A la vente du cardinal Fesch, il parut un Corneille Poelenburg qui était précisément dans ces conditions.
C'était le Christ en croix, tableau éclairé par une sorte de clarté mystérieuse qui émane du Christ lui-même. Le prix auquel fut poussé ce petit tableau, dans une vente à laquelle assistaient les amateurs les plus célèbres, les plus éclairés de l'Europe, prouve bien que le monde des arts pense encore de Poelenburg ce qu'en pensait le grand Rubens. On sait en effet que Rubens ne se borna pas à faire l'éloge de Corneille, mais qu'ayant logé dans la maison de ce peintre, pendant son séjour à Utrecht, il lui acheta plusieurs tableaux pour en orner son cabinet à Anvers, ce même cabinet qui fut acheté par le duc de Buckingham.
Après ces peintures commandées par la Rome catholique, Poelenburg revenait à ses préférences pour les sujets païens et à ses nudités mythologiques, surtout à ce sujet dont il a fait tant de fois la variante : le Bain de Diane. Quelquefois c'est Mercure qui, apercevant du haut de l'Olympe les provoquantes épaules du groupe des baigneuses, descend de la nue pour enlever une nymphe, qui n'en est pas aussi indignée que le peintre l'aurait voulu. De semblables données permettaient à l'artiste de mettre au jour son talent pour peindre les femmes nues, dans tout le naturel de leurs poses élégantes et dans la rondeur de leurs formes nobles, et toujours choisies. Cette robuste et fière beauté, dont le type est ce qu'on appelle la maîtresse du Titien, Poelenburg la peignit une fois dans un charmant tableau qui représente une Esclave à l'encan. Un juif paraît la vendre à un riche voluptueux qui, d'une main en paie déjà le prix, tandis que l'autre est déjà familièrement appuyée sur l'épaule de l'esclave, qui maintenant va commander. Quand les tableaux du maître sont petits, car il en a fait de diverses grandeurs, il lui est arrivé souvent de pousser jusqu'à la perfection le rendu de ses figurines. Si quelquefois il les a un peu lourdement dessinées, comme on lui en a fait le reproche, il est juste de dire qu'en des dimensions aussi étroites on court facilement le risque de tomber dans le mesquin en cherchant la sveltesse. Des formes grêles seraient, en pareil cas, plus désagréables encore que la plénitude pesante des carnations. Celui qui peint une figure en petit ne doit pas s'en tenir à une réduction mathématique des grandeurs naturelles. Il est des parties qui ne doivent pas diminuer exactement dans la même proportion que les autres. Les statuettes antiques, d'un modelé si sommaire et d'un effet si puissant, ne produisent une si étonnante impression de grandeur qu'à cause de certains artifices sublimes, qui consistent à exagérer l'accent des divisions principales et l'importance des parties essentielles.
Dans ses figures d'un pouce de haut, Poelenburg a observé ces règles d'un ordre supérieur, dont la délicatesse, inconnue à la plupart des artistes du Nord, était familière aux habitants de Rome, toujours entourés des chefsd'œuvre de l'art grec.
11 existe une telle différence entre les Poelenburg que l'on voit dans les grands musées de l'Europe et ceux qui se rencontrent chez les particuliers, qu'il est impossible de ne pas reconnaître, bien souvent du moins, dans ces derniers des pastiches habilement faits par les disciples ou les imitateurs du maître. Ils sont nombreux, et il ne sera pas sans utilité pour les amateurs que nous en donnions ici la liste. Houbraken cite d'abord Jean Van der Lis, de Breda. « Celui-là, dit-il, l'a approché de si près, tant dans le choix des sujets que pour le mélange des couleurs et le maniement du pinceau, que ses ouvrages ont été pris souvent pour ceux de son maître. Daniel V ertangen, de La Haye, se fit un nom, presque, en reproduisant la manière de Poelenburg dans de petites compositions qui représentaient des Baigneuses, des Chasses au faucon, des Danses de bacchantes, le tout encadré dans de riants paysages. Varrège, Kolenburg, Corneille Willars ont tellement copié le maître, que leurs tableaux se vendent presque partout pour des Poelenburg. Mais quand on parle de ces imitations, on comprend qu'il s'agit de l'aspect du tableau, de cet effet qui tout d'abord séduit l'œil et le trompe. Quant aux vraies qualités du peintre, elles sont plutôt escamotées que reproduites. Aussi Lebrun dit-il que Varrège, Kolenburg W illars ont suivi la manière de Corneille Poelenbourg, mais au détriment de sa gloire t. Ce n'est pas tout : François Verwilt de Rotterdam et AVarnar Van Rysen furent aussi les disciples de Corneille. Mais le premier ne l'imita que pour les nudités et les chairs; quant aux paysages et ruines, il les faisait, au dire de Sandrart, dans Je goût de Van Boyde-Lenbourg. Le second alla se perfectionner en Italie, et, de retour dans son pays, devint le maître de Gérard Hoët. Enfin le plus habile, le plus trompeur des copistes de Poelenburg, fut Jean Van Hansbergen.
1 Galerie des peintres flamands allemands et hollandais, tome 1, page 173. Paris, 1793.
Que de fois n'a-t-on pas gratté le monogramme de J. V. H. pour y substituer celui de C. P ! Si l'on y regarde de bien près, on reconnaît que les figurines de Hansbergen, comparées à celles de son modèle, ont les mains larges, les doigts courts, les attaches engorgées, et qu'elles manquent d'élégance. Que si maintenant le maître gagne beaucoup à être comparé à son élève, il est juste de dire qu'à son tour il a encouru le reproche d'avoir mis quelque lourdeur dans ses femmes nues, de les avoir dessinées plutôt longues que sveltes, quoique toujours aimables, et d'être enfin tombé systématiquement dans une teinte générale approchant de la lie de vin, et un peu forcée. a Les compositions de Poelenburg, dit M. Georges, reproduisent toutes les richesses des ruines de l'ancienne Rome et toutes les beautés de sa célèbre campagne. C'est aux magnifiques montagnes qui bornent cette campagne et forment autour d'elle une merveilleuse ceinture, qu'il a constamment emprunté l'horizon de ses
LES BAIGNEUSES.
tableaux. Il avait là, sous les yeux, tant de beaux motifs d'étude à recueillir qu'il se crut dispensé d'en aller chercher ailleurs. Mais aussi il sut choisir dans cette grande nature ce qu'elle offre de plus beau comme agencement de terrains, comme dégradation de plans, et ses choix parmi les ruines et les monuments antiques ne furent pas moins heureux. C'est toujours ce qu'il y a de plus intéressant et de plus pittoresque, c'est toujours ce que l'antiquité a laissé de plus remarquable et de plus élégant. Ajoutons à cela de jolies figures nues, toujours décentes et si gracieuses que, malgré une certaine lourdeur de dessin, on a de la peine à se les figurer d'un peintre hollandais... »
Sous le rapport de la peinture proprement dite, le mérite de Corneille Poelenburg consiste dans une rare vigueur de ton. Cette vigueur rachète heureusement ce qu'aurait de fade une peinture aussi moelleuse. L'expert Lebrun assure que Poelenburg, dans sa première manière, poussa la vigueur jusqu'à la sécheresse (un tel mot peut-il être appliqué à un tel peintre!), mais que plus tard il se fit une manière plus coloriée, plus argentée»
plus précieuse. On conçoit du reste, quand on connaît un peu la peinture, que ce n'est point par les contours mais par les milieux, que les figures de Poelenburg se détachent si vigoureusement de leur fond. Touchées d'un pinceau gras et nourri, comme le sont en grand celles du Corrège, elles ont à la fois beaucoup de suavité et beaucoup de relief. Les draperies qui les recouvrent à demi sont très-vives de ton; le bleu y domine, mais un bleu intense, qui serait cru à l'œil s'il n'était tempéré par les dégradations de la perspective aérienne. C'est ce qui a fait dire à M. de Burtin, docte connaisseur, que le ton général de Poelenburg tournait à la lie de vin. Toujours est-il qu'au milieu d'un paysage fondu, adouci, et qui semble vu au travers d'une gaze, les figures de Poelenburg, grâce à la fermeté du ton et à la solidité de leurs menus empâtements, conservent une importance capitale dans le tableau, et, loin d'être les accessoires du paysage, en sont au contraire la partie dominante, d'autant que ces figures, ordinairement empruntées aux fables des temps antiques, ne sauraient jamais être d'un intérêt secondaire. Comment, en effet, la nature elle-même ne s'effacerait-elle point, lorsqu'elle devient le théâtre des amours d'une nymphe et d'un demi-dieu, lorsqu'on peut s'y intéresser aux jalousies d'un satyre à la poursuite d'une dryade, ou surprendre les chasseresses de la suite de Diane au moment où elles quittent leurs tuniques pour se baigner dans un fleuve, sous quelque pont ruiné dont 'les arches profondes et obscures serviront d'abri à leur pudeur?
La manière de Poelenburg était suave ; sa touche, quoique fondue, ne manquait pas, disons-nous, de fermeté. Ses tout petits tableaux eurent d autant plus de succès en Italie que jamais on n'y avait vu le Corrège en miniature. Ce peintre hollandais eut assez de goût pour comprendre qu'il fallait beaucoup de repos dans une petite toile; aussi n 'avait-il garde d adopter un parti pris de lumière. Il préférait la tranquillité d'un clair-obscur sagement conduit à ces accidents qui occupent les yeux jusqu 'à distraire la pensée. Les ciels de Poelenburg, d'une coujeur chaude, lumineuse et dorée/ donnaient à ses tableaux le degré de température qui rend vraisemblables des bains pris dans le fleuve en plein air. Car la scène que forment des groupes de baigneuses était celle que Poelenburg choisissait de préférence. Elle s'est variée à l'infini sous son pinceau, et a reçu plus d'une fois le nom de Bain de Diane. Ordinairement l'attitude des principales figures est tranquille et simple. Le corps est dessiné dans la posture où il présente de larges développements, de grandes et belles lignes. Ce n est qu 'au second plan, dans les demi-teintes, qu'on voit les suivantes de la chaste déesse se jeter à la nage, folâtrer avec le courant, ou sommeiller à fleur d'eau, étendues et immobiles sur la couche liquide. De beaux chiens, seuls témoins enviés de cette agréable scène, indiquent assez que ces groupes de femmes nues sont les nymphes de la chasse, et quand on abandonne tant d'aimables figures pour plonger dans les bocages qui bouchent la vue, on voudrait savoir si quelque faune curieux et lascif ne s'est point caché dans ces enfoncements mystérieux.
Eu égard à la petitesse des dimensions, rien n'est mieux dessiné, ni posé avec plus de sûreté et de grâce que les figures du Bain de Diane. Ce sont les imitateurs de Poelenburg qui ont fait accuser ce maître de dessiner parfois lourdement. Ils se sont mieux approprié le goût et le style de ses paysages, goût excellent, style héroïque. Des ruines tapissées de plantes et d'arbustes y introduisent un sentiment de douce mélancolie; s'il se présente quelque ligne sévère de l ordre dorique aux durs profils, une jeune vigne ou une pousse d'ormeau viennent tout exprès interrompre l 'architecture, la varier, l'enrichir ; des lierres, des plantes grimpantes épargnent à l'œil ce qu 'un mur vertical aurait de choquant, et un bas-relief semble continuer sur la pierre la vie qui s'agite aux pieds des ruines.
De retour à Utrecht, sa patrie, Poelenburg y vit rechercher ses ouvrages. Les peintres de son pays, auxquels il ne ressemblait guère, et qui ne peuplaient leurs paysages que de pâtres, de troupeaux et de rustres, lui empruntèrent son talent pour les petites figures de style et les femmes nues. Berghem et Jean Both lui demandèrent plus d'une fois des dryades ou des nymphes. Rubens lui acheta plusieurs tableaux : c'était le plus bel éloge qu 'il en pût faire. Le roi Charles Ifr, connaissant, peut-être par Rubens, le mérite de Poelenburg, l appela à Londres, lui commanda des travaux, et voulut même le retenir à son service; mais le Hollandais préféra sa république au fastueux esclavage des cours. Il refusa les offres du roi d'Angleterre et repartit pour Utrecht, où il mourut en 1660, à l'âge de soixante-quatorze ans.
Poelenburg-a senti tout ce qu'il y avait de friand dans le mystère. Il me souvient d'une certaine gravure en manière noire, d'après ce maître, qui représentait deux femmes nonchalamment couchées sur la même draperie, dans le crépuscule, tournant la tête du côté d'une touffe d'arbres d'où semble leur être venu un frémissement de feuillage, et regardant si elles n'ont point été aperçues. Le procédé de la gravure anglaise traduisait, on ne peut mieux, l'intention voilée du peintre, veloutait les formes, amortissait le jour et servait de store à une scène de tendresse que la grande lumière eût trahie. La chasteté, du reste, est un des caractères de
LES NYMPHES 1.
Poelenburg. Ses nymphes, quoique nues et voluptueuses, ne sauraient éveiller que la rêverie du plaisir. La petitesse du tableau les fait paraître dans un éloignement qui permet la nudité et rassure la pudeur, car elles sont si loin, si loin que, s'il vous prenait fantaisie de les approcher, elles auraient le temps de rentrer dans leurs grottes humides ou de s'enfuir dans les bois.
CHARLES BLANC.
1 Ce tableau, un des plus charmants du maître, faisait partie de la collection de la Malmaison. Il appartient à M. Jules Duclos qui, dans son rembranesque ermitage de la rue Saint-Victor, possède en tout genre tant de belles choses, et voit venir tous nos citadins d'outre-Seine.
Corneille Poelenburg a peint le plus souvent sur cuivre et sur bois, rarement sur toile. Une chose digne de remarque, c'est que, malgré l'extrême fini de ses peintures, il en a laissé un très-grand nombre. Aussi, ses tableaux sont-ils répandus partout, non-seulement dans les galeries publiques, mais dans les cabinets des amateurs où ils ont trouvé facilement accès pour toutes sortes de raisons, d'abord à cause de leur dimension qui n'a pas empêché le peintre de renfermer de grandes compositions dans un petit espace, ensuite à cause de la poésie du sujet, de la grâce des figures et de la manière précieuse dans laquelle ils sont traités, enfin, à raison de leur prix relativement modéré.
On peut se faire une idée parfaite du talent exquis de Poelenburg, en parcourant le Musée du Louvre qui renferme huit tableaux de ce maître, dans tous les genres, sacrés ou profanes, qu'il a si bien traités.
En voici la liste :
1° Sara présente Agar à Abraham, signé C. P.
2° L'Annonciation aux Bergers. C'est une des œuvres les plus parfaites du maître. Elle fut estimée, sous l'Empire, 6,000 fr. et sous la restauration, 2,500 fr. ; tant il y a eu de changement dans l'opinion qu'on s'est faite en France des Hollandais. Celui-ci, pourtant, était assez pur, assez choisi, assez classique pour ne subir aucune dépréciation aux époques où triomphait le goût le plus exclusif.
3° Les Baigneuses. Elles sont dans un paysage orné de ruines; l'estimation fut de 500 fr. et de 400.
4° Femmes nues sortant du bain. Signé C. P.
5° Le Bain de Diane. On trouve, dit le récent catalogue du Louvre, dans les registres des dépenses des bâtiments, à la date du 22 septembre 1688, que ce tableau a été acheté pour le roi, 1,400 livres, au sculpteur Gaspard Marsy. L'inventaire de l'Empire attribue le paysage de ce tableau à Breemberg, dont la manière ressemble beaucoup, on le sait, à celle de Poelenburg.
6° Ruines du Palais des Empereurs et du Temple dé Minerva Medica à Rome. On y voit des bœufs qui paissent et un paysan conduisant un cheval. Il est signé C. P.
7° Des Nymphes et un Satyre.
8° Un Pâturage. Il fut estimé 400 fr. C'est assurément le plus bas prix auquel puisse descendre un tableau de ce maître, quelque peu important qu'il soit.
On trouve de ravissants tableaux de Corneille Poelenburg à la galerie Hamptoncourt en Angleterre, dans le musée de Dresde, dans le musée de Berlin où l'on voit une scène tirée du Pastor Fido de Guarini, d'autant plus remarquable, indépendamment du sujet, qu'elle est de proportions colossales, eu égard à la manière finie du peintre et à ses habitudes, puisque ce tableau a plus d'un mètre carré.
Parmi les tableaux que l'on rencontre dans les galeries privées, nous citerons celui de M. Jules Duclos, que nous avons reproduit, et celui qui se voyait encore en 1853, dans le cabinet de M. de Mastrella, à Versailles; c'est un noble paysage orné de figures : à gauche, un jugement de Pâris; à droite, la Toilette de Vénus qui est le vrai sujet du tableau.
Bien que Poelenburg ait été fort connu, célèbre même de son vivant comme après sa mort, ses ouvrages ont été assez peu gravés, sans doute à cause de la difficulté de rendre la
suavité et le fondu de ses couleurs. Voici les principales pièces de son oeuvre :
Quatre paysages ornés de grottes, de figures et d'animaux, par Morin.- Une suite de neuf pièces représentant des ruines par Bonkhorst. — Un petit paysage, dans le cabinet de Boyer d'Aguilles, à Aix.
Une Adoration des Rois, par Perelle.
Un paysage en hauteur, orne de baigneuses, pièce en manière noire, par Lens.
Les Bains de Vaucluse, paysage gravé par Lebas. Ruines d'une ville d'Italie, par Daudet.
Vestiges de monuments romains, par Weisbrod et Leveau. Portrait de Corneille Poelenburg, d'après son dessin, par L. Waumans.
A LA VENTE DE LAVALLIÈRE, en 1781, trois tableaux de ce maître, renfermés dans le même cadre et représentant : celui du milieu, Le Repos de la sainte Famille ; les deux autres, Madeleine pénitente et Jésus-Christ, sur un nuage, donnant la communion à une sainte, fut adjugé à 1,650 francs.
Un autre, La Vierge portée sur un nuage et entourée de chérubins, fut vendu 720 fr.
Un troisième, l'Apparition des Anges à saint Jér6me, fut vendu seulement 360 fr.
A LA VENTE LENGLIER, en 1788, un paysage orné de fabriques et de neuf figures de femmes, fut poussé à 681 fr.
A LA VENTE DE M. DE CALONNE, en 1788, un paysage orné de ruines et de vingt-huit figures, satyres, faunes, bacchantes, enfants, chèvres, bestiaux, fut adjugé à 1,200 fr.
Un autre, des Nymphes et des Satyres sur le de vant d'un paysage, fut acheté 1,900 fr. ; un autre,960; un quatrième, 300 fr.
A LA VENTE DU CHEVALIER ÉRARD , en 1832 , un paysage avec figures, représentant une Bacchanale, s'éleva au prix de 1,050 fr.
A LA VENTE CASIMIR PÉRIER, en 1838, La Nativité de N.-S. fut payée 650 francs.
A LA VENTE VASSEROT, en 1845, la Fuite en Égypte fut adjugée à 920 fr.
Varrège, Kolenburg, Corneille Willars et quelques autres ont tellement imité la manière de ce maitre et l'ont suivi de si près que la plupart de leurs tableaux, dit Lebrun dans sa Galerie des Peintres flamands, etc., se vendent pour des Poelenburg.
Jean Van Hansbergen a aussi beaucoup imité Poelenburg et l'a souvent copié. En effaçant les lettres J. V. H. par lesquelles il marquait ses tableaux, on les a donnés souvent pour des ouvrages du maître.
Corneille Poelenburg signait ses tableaux de ses initiales :
C. P.
&ce/e %oÆtlldaúe ■9ïoM/o/->'f, [Jcensj cie Iltai, J^orfaaiâ).
GÉRARD HONTHORST NÉ EN 1592. - MORT EN 1666.
L'absence d'originalité et de chaleur sont les caractères distinctifs de Gérard Honthorst; mais, à voir la direction donnée à ses études, on peut croire que cet homme intelligent fut secrètement averti des facultés qui lui faisaient défaut; car il rechercha tout ce qui pouvait donner le change aux autres et à lui-même sur la nature de son talent. Dépourvu de vigueur et d 'initiative, il imita le peintre le plus énergique et le plus original de son temps, Michel-Ange de Caravage ; peu fait pour arriver, par les moyens ordinaires, à produire une impression forte, il s attacha de préférence aux effets de nuit, comme pour suppléer par la magie du clair-obscur à l'insuffisance de l'émotion, et cacher sa froideur dans la poésie du mystère.
Gérard Honthorst était né à Utrecht en 1592. Il y avait eu pour maître Abraham Bloemaert, maniériste plein d'attrait, génie batave assoupli à l'élégance italienne; mais, de cette première éducation, il ne reste aucune trace dans les ouvrages de Honthorst.
Nul doute, cependant, que ce fut Bloemaert qui conseilla à son élève le voyage d'Italie; car, dans sa
bonne ville d'ÏJtrecht, ce Hollandais méridional était toujours préoccupé de la grâce du Baroche, de la sveltesse du Parmesan, des désinvoltures ondoyantes et des lignes flamboyantes que les Italiens du seizième siècle avaient héritées de Michel-Ange. Gérard Honthorst se rendit donc à Rome, et, selon toute apparence, il y arriva vers 1610. Le Caravage venait de mourir; mais sa manière était en grand honneur parmi les Romains : elle avait séduit beaucoup de peintres, tous les tempéraments robustes, tous les caractères ardents et rudes; elle séduisit Gérard Honthorst parce qu'il y vit le côté fort qui lui manquait. Témoin des effets puissants qu'avait obtenus le Caravage avec de grands partis de lumière et d'ombre, il s'efforça de les imiter et fut des premiers à suivre ce qu'on appelait en Italie la maniera forte. On raconte aussi qu'à son arrivée à Rome, le peintre hollandais, ayant couru tout d'abord aux fresques du Vatican, fut frappé surtout do celle qui représente la Délivrance de saint Pierre, fresque étonnante, en effet, où Raphaël n'avait pas dédaigné de combiner différentes sortes de lumière, les tranquilles lueurs de la lune, la vive clarté des flambeaux et les rayonnements miraculeux émanés de l'ange. A la vue de cette imposante peinture, Gérard Honthorst aurait pris la résolution d'étudier les effets de la lumière comprimée et factice1. Il est certain qu'un jeune homme originaire des contrées du naturalisme, qui voyait pour la première fois l'Italie et n'avait aucune notion du grand style, devait être plus facilement impressionné par la Délivrance de saint Pierre que par les autres fresques des loges ou des chambres.
Du reste, on s'occupait volontiers dans ce temps-là des phénomènes du clair-obscur, phénomènes 'qui paraissent grossières relativement aux expressions sublimes que Raphaël et son école avaient poursuivies. Il y avait alors à Rome un gentilhomme d'Utrecht, le comte palatin Henri de Goudt, qui s'était appliqué à la gravure sans croire déroger, et qui employait un très-remarquable talent de buriniste à traduire, dans leurs mystérieuses profondeurs, les tableaux nocturnes d'Elzheimer. Il est probable que Gérard Honthorst connut à Rome son compatriote, le comte de Goudt, et il est possible que l'amour passionné de ce gentilhomme pour les Nuits d'Elzheimer ait entraîné le jeune artiste d'Utrecht à étudier aussi les jeux de la lumière artificielle. Gérard Honthorst peignit en grand ce qu'Adam Elzheimer avait peint en petit, et Sandrart en fait le rapprochement lorsqu'il dit : In nocturnis viventium quantitate pictis tantam adeptus estnominiscelebritatem, (juantam in minutis Adamus Elzheimerusi.
Mis en œuvre dans des compositions religieuses ou historiques, et pour des ligures de grandeur naturelle, les effets de lumière de Gérard Honthorst firent sensation à Rome d'autant plus aisément que l'école romaine roulait alors dans. sa décadence. Au surplus, il est, dans les livres saints en particulier, certains épisodes qui deviennent plus touchants à la lueur des flambeaux qu'à la lumière banale du jour. C'est ainsi que Gérard Honthorst fit un tableau saisissant, pathétique et d'une poésie imprévue, en représentant Jésus-Christ devant Pilate, comme si la scène se fût passée de nuit. Ce tableau, qui fut peint à Rome pour le prince Giustiniani, est aujourd'hui à Londres chez la duchesse de Sutherland, et je n'oublierai de ma vie l'impression extraordinaire que j'éprouvai en le voyant. Au premier abord, on ne distingue pas clairement le sujet ; le principal personnage, pauvrement vêtu d'une tunique blanche sur une robe rouge, a l'air d'un accusé vulgaire, de quelque malfaiteur amené d'urgence, la nuit, devant le juge, qui l'interroge; l'effet de lumière est si vif que l'œil, un instant ébloui, ne discerne pas sur-le-champ l'intention du peintre; mais bientôt le sujet s'éclaircit; le visage de l'accusé prend une expression de douceur ineffable et de sublime résignation ; la divinité se débrouille : ce malfaiteur garrotté est le fils de Dieu.
Il faut le dire, Gérard Honthorst s'est surpassé lui-même dans ce tableau, et jamais il ne poussa si loin l éloquence du clair-obscur; car l'expression résulte ici de l'ensemble, du grand sacrifice des fonds ténébreux et néanmoins transparents, où semblent remuer des figures indistinctes, et la concentration d'une lumière rougeàtre sur la tête du Christ contribue à l'émotion presque autant que le sentiment exprimé dans les traits de la victime. L exécution même est cette fois caravagesque ; l'inspiration morale a soutenu l'artiste jusqu'au
I ... Si propose di dipingere a lume serrato e quasi sempre notturno. —Ticozzi, Dizionario clcgli architetti, pitfori.
- Academia nobUissimce artis pictoriae; Norimbergæ, in-fol., 1683.
bout, donnant à son pinceau, d'ordinaire timide et froid, une résolution inaccoutumée, une vigueur en rapport avec la pensée profonde qui planait sur le tableau.
C'est aussi à la lueur des flambeaux que Gérard Honthorst peignit, pour l'église Sainte-Marie della Scala, une Décollation de saint Jean-Baptiste, un de ses chefs-d'œuvre, opus quasi palmarium, dit Sandrart, et beaucoup d'autres sujets religieux que lui commandèrent les cardinaux et les princes romains. Le cardinal Scipion Borghèse avait fait construire une église dans la rue de la Porte-Pie, en reconnaissance du présent qu'on lui avait fait de la fameuse statue de l'Hermaphrodite, trouvée en cet endroit (celle que possède aujourd'hui le musée du Louvre), et cette église, dédiée d'abord à saint Paul, le fut ensuite à sainte Marie
HOMME QUI MANGE DU JAMBON.
de la Victoire, de sorte que la découverte d'un marbre deux fois profane avait valu à la Vierge un nouveau temple., Honthorst fut chargé d'y peindre le Ravissement de saint Paul, et il fit entrer dans cette composition des figures d'enfants dans le goût de François Flamand, qui commençait à modeler ses types admirables de vérité, de grâce et de morbidesse. Le cardinal Spada lui demanda ensuite une scène de nuit, le Christ aux Oliviers-,qui se voit encore à Rome dans l'ancien palais Capo di Ferro, appartenant à la famille Spada. Chacun voulait avoir un morceau de la main de Gérard des Nuits : c'était* le nom qu'on lui donnait, car, bien que l'artiste hollandajs ne se fût pas interdit de représenter des effets de jour, les Romains l'appelaient Gherardo della Notte pu delle Notti, non-seulement parce que la .plupart de ses peintures étaient des scènes nocturnes, mais. parce que c'était vraiment le. genre où il excellait.
De retour-à Utrecht, où.. sa réputation l'avait devancé, Gérard Honthorst fit un mariage avantageux,
et il ouvrit une école de peinture, où des familles distinguées s'empressèrent d'envoyer leurs enfants. Sandrart, qui fut du nombre, rapporte que de son temps l'école de Honthorst comptait vingt-quatre élèves et plus, payant chacun cent florins par an \ La Bible, l'histoire, la fable antique, étaient les sources où le maître puisait le thème de ses compositions qu'il concevait facilement et qu'il exécutait devant ses élèves avec une extrême rapidité, s'il faut en croire Sandrart : velocissime consummare solebat. J'avoue que cette vivacité de conception et d'allures ne se montre pas dans les ouvrages de Gérard Honthorst, et que si elle n'était affirmée par son élève, on ne la soupçonnerait guère. Voyez au Louvre sa grande Bacchanale, son tableau de Pilate se lavant les mains, ses portraits, rien n'indique une main facile ou du moins rien ne révèle cette rapidité qui émane d'un tempérament nerveux et suppose une manière de sentir prompte et vive. Au contraire, la touche de Honthorst paraît lente, parce qu'elle est nette et précise jusqu'à la sécheresse. Le Pilate se lavant les mains est un morceau à la fois mince et ligneux. Les empâtements qui accusent les lumières, qui accentuent les phalanges des doigts et tous les plis d'une peau ridée, sont étroits, maigres et superposés à une peinture lisse. On dirait d'un Ribera débilité. La Bacchanale, ou la Marche de Silène, qui est un effet de jour, est mieux peinte et d'un faire plus généreux. La couleur en est agréable : les tons de chair rappellent bien la nature; mais on ne peut regarder ce tableau sans penser à la façon dont l'aurait exécuté un élève de Rubens, et tout de suite l'on sent que Honthorst n'est ici qu'un Jordaens affaibli et refroidi. L'enfant monté sur la chèvre est d'un effet lanterneux, et l'ensemble, du reste assez flatteur pour les yeux, est plus remarquable par la science du dessin que par la pratique du pinceau. Cependant, puisque nous en sommes à examiner l'exécution de Gérard Honthorst, il est juste de convenir qu'il y a beaucoup d'habileté, de franchise et même d'éclat dans le Concert du Louvre, qui n'est pas non plus un effet de nuit. Si les petits maîtres hollandais, Netscher, par exemple, avaient peint en grand, j'imagine qu'ils auraient obtenu ce résultat; mais telle manière peut être suffisamment savoureuse dans un petit tableau, qui paraîtra froide dans un grand. C'est ce qu'on peut dire au sujet de Gérard Honthorst.
Dans le temps où florissait l'école de ce maître, vers l'année 1627, Rubens passa par Utrecht, et il voulut connaître les artistes célèbres de cette ville. Il rendit visite au vieux Abraham Bloemaert, qu'il complimenta en lui achetant quelques-uns de ses tableaux, et à Corneille Poëlemburg dont il eut la bonté d'admirer les tendres figurines et les paysages de velours. Il vint ensuite chez Honthorst qui lui montra ses ouvrages et ceux de ses élèves, entre autres un Diogène cherchant un homme avec sa lanterne sur la place publique d'Athènes. L'invention en parut ingénieuse à Rubens; mais comme la peinture trahissait la main d'un novice, il demanda qui en était l'auteur; Honthorst lui désigna un jeune homme qui était présent, Joachim Sandrart. Rubens félicita le peintre sur. ses débuts, l'encourageant à mieux faire et lui prédisant qu'il ferait mieux. Honthorst, après avoir offert à son hôte un festin magnifique, s'excusa sur l'état de sa santé, de ne pouvoir accompagner Rubens dans son voyage à travers la Hollande. Rubens ayant témoigné alors le désir d'emmener avec lui Sandrart, celui-ci prit congé de son maître et se fit avec joie le modeste cicerone du grand peintre, qu'il conduisit ou plutôt qu'il suivit jusqu'aux limites du Brabant, donec ad limites Brabantiœ perveniremus. 2
1 Sic enim et meo tempore, viginti quatuor et plures numerabamur, singuli didaclri loco quolannis cenlenos ipsi erogantes florenos. — Academia..., page 298.
s Voici le texte de Sandrart; il importe de le citer : Cumque inter alia Diogenes lucerna interdiu in foro Atheniensium frequentissimo homines quœrens ipsi offerretur, Rubenius, cui inventio quidem arridebat, sed pictura novitii cujusdam esse videbatur, quo auctore hoc opus inchoatum esset interrogabat ? et ostendente Hundhorstio meam tenuitatem, qui inter junior es plures tum adstabam, laudatis initiis istis ad ulteriora me instigabat... Cumque porro et Abrahamum Blomartum et Cornelium Pullenburgium aliosque visitaturus esset, Hundhorstius autem ob quamdam corporis indispositionem eumdcm comitari non posset, me comitem desiderans, convivio prius ab Hundhorstio honoratus abibat, qui omnia quoque magna cum satisfactione ejus demonstravi. Cette anecdote, déjà défigurée par les annotateurs de Walpole, l a été aussi par d'autres biographes, notamment par l'auleur du livre intitulé : Rubens et l'Ecole d'Anvers. D'après ce livre, Sandrart, se trouvant à Gouda, serait allé à la rencontre de Rubens et l aurait conduit ensuite chez Honthorst, qu'ils auraient trouvé peignant le Diogène avec sa lanterne. Ainsi, le tableau, qui était l'œuvre de Sandrart,devient l'ouvrage de son maître, et, au lieu d'être présenté à Rubens
Averti des talents de Honthorst, Charles Ier le fit inviter à passer en Angleterre, car il était jaloux d'attirer à sa cour tous les grands artistes de. son temps. Le post-scriptum d'une lettre adressée le 5 avril 1628, par sir Balthasar Gerbier, au secrétaire du duc de Buckingham, porte : « Je crov que vous noublieres pas « d'amener monsieur Honthorst, car monsieur le Duc prétend de luy donner de l'employ joint à Sa 'Iahe « qui lui donnera subject de ne plaindre le passage de la mer. Mais il faut que sa femme demeure chez « elle puisqu'elle crains tant le lIarlcmmcrl. » Une autre lettre, de Honthorst au vicomte de Dorchester, datée du 29 décembre 1628, nous fait savoir qu'il avait quitté l'Angleterre le 8 de ce même mois et s'était embarqué il Gravesend. C'est donc entre le mois d'avril et le mois de décembre 1628 que se place le
I.E DENTISTE.
voyage de IIonthorst en Angleterre. Durant ce court espace de temps, le peintre d'Utrecht fit le portrait du duc et de la duchesse de Buckingham avec deux de leurs enfants, à mi-corps, de grandeur naturelle, et le portrait de la reine en costume de bergère. 11 peignit encore le duc de Buckingham entouré de sa famille dans un tableau que nous avons vu à Hamptoncourt, et qui est son chef-d'œuvre en ce genre. On y compte neuf figures en pied, plus petites que nature. Certaines têtes, celle du duc entre autres, sont d'une rare beauté, et le ton général en est assez brillant, assez chaud pour rappeler Gonzalès Coques. Mais la
dans l atelier de Honthorst, Sandrart marche a la rencontre de Rubens, ce qui eùt été ridicule de la part d'un écolier qui était alors fort obscur. Pour un fait qui concernait Sandrart, il était bien simple de consulter Sandrart lui-même. En prenant celle peine, l'auteur se fût épargné les erreurs que nous signalons.
1 Ce précieux document et trois lettres autographes de Hunthorst, adressées au vicomte de Dorchester et au sieur Edouard >icholas, ont été trouvés dans les archives royales par M. Carpenter (aujourd'hui conservateur des estampes au British Muséum), qui les a publiés en entier dans l intéressant ouvrage : Pictorial notices consisting of a manoir of sir Antony Vau Dyck, etc. ; London, 1844. ,
plus importante de ses peintures fut une grande décoration allégorique où figuraient, assis sur des nuages, le roi et la reine d'Angleterre, l'un en Apollon, l'autre en Diane, et le duc de •Buckingham qui, sous les traits de Mercure, leur présente les arts libéraux, tandis que des génies repoussent l'Envie et la Malice. Cette allégorie, qui orne aujourd'hui l'escalier de la reine à Hamptoncourt, est peinte à la manière du Guerchin, c'est-à-dire avec des ombres ressenties et lourdes, manière si peu convenable à une scène qui se passe au milieu des nuages. Tous ces travaux furent terminés en six mois.
Pressé de revenir dans sa patrie où on l'attendait avec grande dévotion, ainsi qu'il le dit lui-même, Gérard Honthorst s'embarque le 11 décembre, touche à Flessingue et se rend à La Haye. Il était nanti d'une lettre pour la reine de Bohême, sœur de Charles Ier, à laquelle il devait remettre les portraits du roi et de la reine d'Angleterre : « J'ay adressé (dit-il) et livré la lettre et les deux portraicts de Sa Majesté à la « Royne de Bohêmez, et en ouvrant trouvoit Sa Majesté grand contentement et lui estoit fort agréable de « voir la Royne d'Engeleterre en cette facçon d'habit', en quoy elle prins plaisir d'estre peincte en telle et « semblable facçon en la pièce laquelle je feroy Sa Majesté et tous ses enfancts pour Sa Majesté d'Engeleterre. » Il résulte de cette lettre que Gérard Honthorst avait commission d'envoyer à Charles Ier les portraits d'Elisabeth, reine de Bohême et de ses enfants, réunis en la même pièce. Aussi, non content de payer à Honthorst quatre cent vingt livres sterling pour les peintures qu'il avait exécutées pendant son séjour en Angleterre (comme le prouve un acte du seing privé du 11 novembre 1628), Charles Ier lui constitua, le 4 mai de l'année suivante, une pension de trois cents livres par an.
En 1630, Honthorst, ayant achevé le grand tableau qui représentait le roi et la reine de Bohême et leurs sept enfants, et qui n'était qu'une répétition avec d'autres ressemblances de celui de Hamptoncourt \ envoya son frère porter la toile à Londres; en même temps il écrivit au vicomte de Dorchester et au sieur Nicholas, secrétaire du conseil, pour les prier de hâter son paiement, et demanda qu'on prît en considération le temps et les sommes que lui avait coûté un tableau pour lequel il avait dù faire plusieurs fois le voyage de La Haye. Il ne reste dans les papiers de la Trésorerie aucune trace de paiements effectués au sujet de ce tableau ; mais une troisième lettre de Honthorst nous apprend qu'il fut chargé de peindre, avec l'aide des artistes les plus distingués d'Utrecht, divers morceaux tirés de la vie d'Ulysse 3. On ne sait ce que sont devenues ces peintures, dont une seule, la Scène des compagnons d'Ulysse changés en pourceaux, est aujourd'hui connue pour être dans la collection Blundell Veld à Ince 4. Ce qui est certain, c'est que, par suite de ses rapports avec la reine de Bohême, Honthorst devint le maître à dessiner de cette reine et de ses enfants, parmi desquels trois se distinguèrent comme artistes, la princesse Sophie, l'abbesse de Maubuisson et ce fameux prince Rupert, qui fut l'inventeur de la gravure en manière noire.
Les derniers ouvrages de Honthorst furent pour le roi de Danemark. Il nous souvient de les avoir vus à Copenhague, et voici la note que nous en avons conservée sur notre calepin de voyagé : « Honthorst, froid a et pauvre dans les sujets de jour; peinture lisse, inconsistante, à laquelle il faut, pour valoir, des effets de « nuit. » Le prince d'Orange ayant donné à Honthorst le titre de peintre de la cour, celui-ci se fixa à La Haye, où il finit ses jours, après avoir décoré de compositions poétiques la maison du Bois et les châteaux
1 Dans une lettre autographe de Charles 1er, citée par M. Carpenter, comme faisant partie des manuscrits du British-Museum, on trouve le post-scriptum suivant qui a sans doute rapport à ce tableau : « Commend me to my wife and deliver her this « inclosed, and let me know if Hunthorst has ended his pictur. » Rappelez-moi au souvenir de ma femme, remettez-lui le billet ci-inclus, et faites-moi savoir si Honthorst a achevé son portrait.
2 Cette répétition est maintenant à Cashiobury, chez lord Essex.
3 On lit dans cette lettre, qui est écrite en italien et qui est datée du 6 septembre -i630 : « Conformément aux instructions du « cousin de V. E., j'ai chargé les peintres les plus distingués de notre ville d'exécuter ces tableaux dont deux seront de ma propre « main. Les sujets que j'ai choisis sont tirés de la vie d'Ulysse. Les tableaux susdits, je me suis arrangé pour les avoir à deux cents « florins chacun (a dugento fiorini luno), c'est là un prix raisonnable, car j'ai fait entendre à mes artistes qu'ils avaient à travailler t' pour moi (per mio justo). Autrement, s'ils avaient su qu'ils travaillaient pour Y. E., ils n'auraient pas manqué de lui demander « trois cents à trois cent cinquante florins pour chaque tableau. »
* Waagen, Treasures of art in Great Britain ; London, 1854.
de Hommslaerdyck et de Riswick, dans l'un desquels il peignit, pour huit mille florins, les habitants, les costumes, les animaux, les fruits et autres productions des diverses contrées du globe. Sandrart dit que son maître mourut en 1660 ; mais, selon Descamps, il paraîtrait que Honthorst travaillait encore à La Haye en 1662 1.. Ce qui est certain, c'est qu'il laissa deux fils qui suivirent la carrière paternelle et dont l'un,
LE CHRIST DEVANT P1LATE.. ,
nommé Guillaume Honthorst, est regardé par M. AVâagen comme l'auteur d'un bon portrait du prince Rupert, qui est à Wilton-Hôuse, dans la galerie de lord Pembroke.
CHARLES BLANC.
-I
1 Nous lisons dans la Notice des tableaux du Louvre : « Certains documents portent à croire que Honthorst mourut en 1683, « à l'âge de soixante-huit ans (c'est quatre-vingt-onze ans qu'on a voulu dire). » Cela n'est pas croyable. Sandrart, qui, en cette même année 1683, publia son Académie, écrivait dans ce livre que Honthorst était mort en 1660. Or, on ne peut admettre que si Honthorst eût été encore 'vivant, ce fait eût été ignoré d'un homme qui était son élève, son ami et son biographe. Sandrart a pu se tromper de deux ans; mais non pas de vingt-trois ans. Il est probable que les documents dont parle la Notice du Loutre se -rapportent à Guillaume Honthorst.
laClïMiaS K ISBDH(EMII®ÏÏSo
Gérard Honthorst a gravé une pièce qui n'a pas été connue de Bartsch, mais qui se trouve sommairement décrite dans le Manuel des Amateurs de Huber et Rost, lesquels disent l'avoir possédée :
Le Banquet de Neptune. G. Honthorst fecit, grand in-folio en travers.
Les tableaux de Gérard Honthorst sont en général de grande dimension et ne se trouvent guère que dans les musées.
LE LOUVRE en renferme sept, dont un seul, Pilate se lavant les mains, est un effet de nuit, circonstance assez remarquable au sujet d'un peintre qu'on appelle toujours della Notte.
Les six autres tableaux de Honthorst sont : un Concert, signé et daté de 1624; le Triomphe de Silène, cinq figures de grandeur naturelle. Ce tableau fut donné au roi par le marquis de Caraman, en 1827; Femme jouant du luth, figure en buste, drapée de bleu, signée et datée de 1614; Jeune Berger : il est vêtu d'une peau de mouton et joue du chalumeau; il est en buste; deux portraits : ceux du prince Rupert et de son frère Charles-Louis; ces deux princes, neveux de Charles l'r, furent les élèves de Honthorst.
MUSÉE DE ROUEN. On y voit une superbe répétition du Jésus devant Pilate, dont il existe d'autres exemplaires en plusieurs endroits, notamment dans la galerie Sutherland, à Londres.
GAND. Dans la cathédrale, il y a deux tableaux de Honthorst, une Descente de croix et un Saint Sébastien.
MUSÉE D'AMSTERDAM. On y compte quatre morceaux du maître, savoir : le portrait de Guillaume II, prince d'Orange, qui s'y trouve deux fois; celui du prince Frédéric-Henri avec sa femme Amélie de Solms, et une figure d'homme tenant un violon d'une main, un verre de l'autre.
GALERIE DU BELVÉDÈRE A VIENNE. Jésus devant Pilate, effet de lumière souvent répété par Honthorst. Sept figures. Un jeune garçon agaçant un chien auquel il montre un gâteau, effet de lumière. Saint Jérôme en prière, autre etfet de nuit, demi-figure.
MUSÉE DE DRESDE. Cinq tableaux, dont trois sujets de nuit : l'Arracheur de dents, une Vieille qui tient une chandelle, une Vieille qui compte de l'argent à la lueur d'une chandelle ; les deux autres tableaux sont : Moïse sauvé des eaux et le portrait d'un homme qui tient un miroir.
PINACOTHÈQUE DE MUNICH. Quatre tableaux: Saint Pierre
délivré de prison, Cérès change en lézard le fils d'une vieille femme, Cicéron nourri par sa fille dans sa prison, l'Enfant prodigue.
MusÉE DE BERLIN. Trois tableaux : Délivrance de saint Pierre, Repas de soldats et de femmes, Esaü vendant son droit d'afnesse.
MUSÉE DE MADRID. Incrédulité de saint Thomas. FLORENCE. On y conserve, parmi les portraits de peintres peints par eux-mêmes, celui de Gherardo della Notte, plus un chef-d'œuvre du maître, une Adoration des Mages.
ROME. Il s'y trouve quelques tableaux de Honthorst, notamment dans l'église Santa-Maria della Scala, où l'on admire la Décollation de saint Jean-Baptiste, et dans la galerie Doria, où sont deux effets de nuit.
L'Angleterre possède aujourd'hui les plus beaux ouvrages de Honthorst : à Londres, dans la galerie Sutherland, est le fameux Jésus devant Pilate, le chef-d'œuvre de l'artiste, celui qu'il avait peint à Rome pour le prince Giustiniani.
A Windsor, dans la chambre d'audience, est le portrait de Frédéric-Henri, prince d'Orange.
A Hamptoncourt, sans compter le grand tableau allégorique qui est placé dans l'escalier, il y a deux morceaux remarquables : celui qui renferme les portraits du duc de Buckingham et de tous les membres de sa famille, et le portrait de la reine de Bohême.
On trouve encore des ouvrages de ce maître à Thirlestaine House , à Combe Abbey, à Castle Howard, à Ince, chez M. Blundell Weld, et àGrove Park.
VENTE DU BARON DE BANCKEIM, 1747. Jahel qui enfonce un clou dans la tête de Sisara, général de l'armée de Jabiu; six figures, soixante-trois pouces sur soixante-seize. 150 livres.
VENTE DUFOULEUR, 1856. Les Bergers adorant Jésus nouveau-né. 60 francs.
L'an dernier (1857), un Concert (effet de jour) , où sont groupées dix ou douze figures d'hommes et de femmes, de grandeur naturelle, et en costumes élégants, un peu plus qu'à mi-corps, fut vendu environ 1,000 francs. Ce tableau appartient à M. T***, ancien avoué à la Cour d'appel de Paris.
Nous donnons ci-dessous divers monogrammes de G. Honthorst et la signature qui se voit sur un des tableaux du Musée d'Amsterdam, représentant le portrait du prince Frederik Hendrik et la princesse Amelia Van Solms.
éco/e £7ë'o//unc/a/,j-e. (MmtiSoc/iac/ea.
PIERRE DE LAER (DIT LE BAMBOCHE).
NÉ EX 1595 — KORT EN 1655.
Au commencement du dix-septième siècle, les peintres étrangers, qui étaient venus à Rome pour y étudier la peinture, formaient dans cette ville une compagnie joyeuse où chaque nouvel arrivant était reçu par ceux de sa nation. La cérémonie se passait dans un des plus célèbres cabarets de Rome : elle consistait en un repas somptueux qui ne durait pas moins de vingt-quatre heures, et dont le récipiendaire faisait à lui seul presque tous les frais. C'était alors le bon temps, dit l'historien Passeri, l'argent se laissait voir, on riait de grand cœur, on buvait de même, et des barils entiers de vin se vidaient bravement
dans ce festin de bienvenue qu'on appelait pourtant la Fête du Baptême, la Festa del Battesimo . Il était
1 On nous saura gré peut-être de reproduire ici le curieux passage de l'écrivain italien : « Jn quelli ternpi l'oltramontani ch' erano di nazione diversa, s'univano tutti assieme, cioé francesi con francesi, l'olandesi tra di loro, e li Fiamenghi con li loro
d'usage, en effet, d'y baptiser le novice et on lui donnait un surnom qui tantôt se tirait de sa figure, tantôt des travers de son humeur ou des vices de sa conformation physique. Pierre de Laer, étant bossu et contrefait, fut surnommé Bamboche, Bamboccio, qui, en italien, veut dire poupée, marionnette, polichinelle; et ce fut une singulière coïncidence, dit l'auteur italien, car il se trouva précisément que ce peintre tourna son génie vers les sujets familiers et populaires qu'on appelait bambochades t, sans doute parce qu'on attacliait alors ridée de grotesque à tout ce qui s'écartait de la noblesse du style historique.
Un artiste qui connut Bamboche, qui vécut même dans son intimité, nous a laissé sur cet homme étrange les plus curieux détails. Pierre de Laer était de sa personne une vivante caricature. A son buste trop court s'attachaient des jambes d'une longueur démesurée, formant les deux tiers de la hauteur de son corps; et son cou était si bref qu'il paraissait ne faire qu'un avec sa poitrine. Il était impossible de ne pas rire en le voyant passer ainsi fait, la tête dans les épaules et le tronc sur des échasses. Mais ce corps ridicule renfermait une âme bien née, une agréable humeur et beaucoup d'esprit. Lui-même faisait bon marché de sa burlesque tournure, se prêtait volontiers aux plaisanteries et y répondait par des facéties nouvelles. Venu à Rome, après avoir reçu en Hollande une excellente éducation, honestwima educazione, il était aimé de tout le monde es comptait pour ami les artistes les plus distingués du temps, tels que NicolasPoussin, Claude Lorrain, tes frètes Both ses compatriotes, et Joachim Sandrart, qui a été son biographe. fes tenait en gaieté par, gB&ù saillies continuelles et même par des bouffonneries de sa façon. Tantôt il ex ses camarades à innoflf 9
pour avoir le plaisir de passer au dessus de leurs têtes ses longues jambes et 1-ll téeater ainsides nTTlflffljf impossibles; tantôt il égayait la fête du Baptême en se blotissant dans un coin derrière la chausse attaché par devant, de manière à effrayer les visiteurs qui -le prenaient Mur un ring» cotas*!,
dit Sandrart, nous étions sortis à cheval, le Poussin, Claude,Pierre de Laer et mDî, pour aller ^IRH)MS|H
nature les charmants paysages de Tivoli; Bamboche, craignant la #Mie, disparut nfmn"
nous prévenir. Comme il avait toujours en tête quelque facétie, il rentra dans ville en àè selle, et, en se couvrant de la housse du cheval qui lui donnait la figure -dun paquet.
quand nous fûmes aux portes de Rome, nous demandâmes à la sentinelle si nôtre JMMHIBI On nous répondit qu'on avait vu passer au galop un cheval sans cavalier, n*ayaâvl^FW.^p|^^BH| surmontée d'un bonnet avec des bottes pendantes à droite et à gauche. -Se fat pour lui-même, dès que nous le retrouvâmes, une superbe partie (te rire. » - ^ r
Ce plaisant personnage, ce bouffon, avait pour la peinfupe des dès l'enfance à l'étude du dessin, et il avait montre tout dé suite ..Ia faculté A»
nazionali, e perche allora erano tempi d'allegria, perche il denaro si Uucima vedere più attà recreazioni, e quando giungeva in Roma qualched'uno di loro chiamato novizio, faeeva "»»» frgt»
osteria delle più celebri, nel quale ciasched'uno spendeva la sua parte,.nia la 'ftpéjjl recreazione durava almeno 24 ore continue senza mai levarsi di tavola, neUa (palj il ^
chiamavano questa recreazione' la Festa del Battesimo... La chiamayano cosi perche anprwpftnAwfno 4 yini diverso dal suo proprio, e questo lo cavavano o della figura, o della fisonomia, o pure dall pnrtflmwntft che dovea battezzarsi. Vite de pillori, sculiori et architetti d'air anno 1641 ri.. all' anno 1673. Dm PtimrLm- WffM
ce passage d'après le manuscrit qui fait partie de la riche bibliothèque de M. Jules.Goddé manuscrit diffère en quelques endroits du livre imprimé, publié à Rome en 1772. ~ - " ^■'
t Il ne nous semble pas exact de dire, comme l'ont dit et répété tant d'historiens, que le donna des Bambochades ; le mot et la chose existaient avant lui. C'est ce qui résulte des remarques de Passeri à ce il Bamboccio... e fu una fatalila perche il suo genio nella pittura fu solo di dipingere Bambocciatr, e ia^odttfi^ ^ri «fcêfti vili di Baronate e di basse spezzi, che rendono tanto diletto alla plebe... » Ou cette observation n'a pas dtuw,# èlîêS8alj|f^
qu un appelait tfamoocnaaes les spectacles vulgaires etgrossiers qui plaisent à la foule, alla plebe, et qu'ainsi le nom de * convenait d autant mieux à Pierre de Laër, qu'il excellait à peindre ces sujets populaires, auxquels s'attachait la dénominati6l*ïè bambochades, avant que le génie du peintre en eût consacré l'admission dans le domaine de l'art. Dans ce sens, nous avons ptt dire à l'article Wouwermans, que Bamboche, avec ce surnom, portait non-seulement la qualification plaisante de sa personne , mais encore le sobriquet de son génie.
configuration des objets et de la retenir si bien dans sa mémoire, qu'il pouvait longtemps après la reproduire avec une rare fidélité,, sans rien changer ni au caractère de tes objets, ni à l'impression qu'il en avait reçue Ce talent naturel se développa rapidement. Pierre de Laer en était possédé à ce point qu'il passait son temps à peindre de petites figures, des paysages, des édifices, des ruines, des animaux de toute espèce, des gens et des costumes de toutes les nations; il observait aussi les diverses saisons de l'année, les différentes heures du jour, les nuances infiniment variées du soleil, depuis la blancheur de l'aube jusqu'à la pourpre où il s'endort, et il se
ANES ET COCHONS. !
pénétrait si profondément des spectacles de la nature, qu'avant de les porter sur sa toile, il les avait pour ainsi dire tout figurés et colorés dans son esprit.
Sandrart, bien qu'il fût l'ami intime de Bamboche, comme il le déclare lui-même, ne connaissait guère soli compatriote que pour l'avoir fréquenté à Rome. Il le croyait né à Harlem; il parait cependant, d'après le témoignage de l'historien Houbraken, que le Bamboche était né à Laer, village près de Naarden, en Hollande, et, suivant Passeri, qu'il était le dernier fils d'un marchand mercier, dont tous les autres enfants, garçons ou filles, s 'étaiert appliqués au commerce. La date récipse de la naissance de Pierre ne se trouve que dans l'historien romain. Houbraken conjecture que Pierre était né au commencement du dix-septième siècle, vers l'an 1613. Mais plusieurs circonstances tendent à prouver que cette date n'est pas la bonne. Passeri dit en effet que Bamboche
vint à Rome au printemps de 1626, une année après l'exaltation d'Urbain VIII, qu'il avait alors trente à trente et un ans, étant né en 1595, et ce qui nous fait pencher pour cette version, c'est que, d'une part, il est impossible de supposer que Pierre de Laer ait pu venir de Harlem à Rome à l'âge de treize ans, pour y étudier un art que déjà il pratiquait avec facilité , et, d'un autre, côté, que Sandrart affirme qu'en 1539, lorsque Bamboche quitta Rome, il sentait approcher déjà la vieillesse, appropinquante senio. Encore une preuve que Pierre de Laer était né bien avant 1613, c'est que Jean Miel, né en 1599, travailla dans son genre et fut son imitateur. Il est donc raisonnable de fixer la naissance de Pierre de Laer un peu avant celle de Jean Miel, et de s'en tenir à la date de 1595, indiquée par l'historien Passeri, contemporain du Bamboche.
De Harlem où il avait fait son éducation, Pierre de Laer se rendit à Rome en passant par la France. Dans cette cité de la grande peinture, Bamboche ne modifia en rien sa manière; génie tout d'une pièce, il vit les chefs-d'œuvre d'autrui et n'eut pas envie de les copier. Son originalité s'y conserva et se fortifia même au contact des grands hommes dont il gagna en peu de temps l'amitié. A fréquenter des peintres de premier ordre, tels que Nicolas Poussin et Claude Lorrain, le Bamboche ne pouvait rien perdre. Un artiste médiocre se fût éclipsé dans l'imitation de ces fiers modèles ; un homme de primesaut, comme Pierre de Laer, sut se défendre d'être absorbé et fut plus que jamais lui-même. Aussi le voyons-nous emporter hardiment dans la cité de Rome, sur la terre classique du grand style, ses petites figures familières, ses tabagies, ses foires, ses cavaliers en voyage, ses chiens en laisse, tout ce monde de paysans, de muletiers, de valets, de goujats suspects et d'aventuriers pittoresques, qu'il tira de leur obscurité et de leur taverne pour leur donner les honneurs de la peinture, à côté des héros du Poussin et des nymphes de l'Albane.
Son ami Sandrart, qui l'a vu tant de fois travailler, nous apprend qu'il apportait dans ses petites compositions autant de méthode, autant de science que d'autres en pouvaient mettre dans les plus vastes tableaux. Il est rare que les peintres en petit tiennent compte des règles de l'art et des principes de l'optique; il est rare surtout qu'ils observent et fassent bien sentir la diversité des plans, leur dégradation; il leur suffit le plus souvent d'avoir trouvé des figures d'un heureux mouvement, d'une tournure agréable. Bamboche était plus scrupuleux. Il écrivait nettement ses petits sujets, calculait ses lignes, marquait les distances par la touche, accusait la présence de l'air dans ses fonds et respectait si bien les principes qu'on retrouve sur ses tableaux grands comme la main, jusqu'à la perspective des pavés, et pavimentorum observaret prospectus. Et tout cela, dit Sandrart, il le peignait quelquefois d'après nature, mais le plus souvent de mémoire, s'en rapportant à son génie et à cette prodigieuse faculté de retenir les formes et les tons, qui le dispensait d'avoir recours aux gravures t. Aussi les Italiens disaient-ils de lui qu'il avait plus de tableaux dans sa tête que sur son chevalet 2.
Des éloges que donne complaisamment le biographe allemand à son ami, il en faut bien un peu rabattre. Ainsi, quoique Bamboche connût les lois de la perspective aérienne, dont les phénomènes étaient si bien rendus par son compagnon Claude Lorrain, il y a manqué plus d'une fois, notamment dans les deux tableaux de lui qui sont au Louvre, le Départ de l'hôtellerie et le Loisir du pâtre. Ce dernier surtout présente un grand fond de ciel monotone et lourd, dont le ton orangé sale n'est pas nuancé et perdu comme il devrait l'être pour les besoins de la perspective. Le même défaut reparaît, moins sensible toutefois, dans le Départ de l'hôtellerie, un des tableaux du Bamboche qui caractérisent le mieux sa manière. Toutes ses qualités sont là : l'esprit avec lequel il saisit un geste, une physionomie, un ridicule; son dessin naïf et juste, la largeur, la liberté de son pinceau, la fermeté de sa touche piquante et sa couleur forte, brillante mais sans finesse, maintenant noircie et devenue triste par l effet du temps. Les deux chevaux de cette composition sont charmants de vérité ; leurs taches blanches font opposition au ton rembruni de la méchante auberge où nos deux voyageurs viennent de boire le coup de l 'étrier; ce sont des montures assez fines pour des gentilshommes, et assez solides pour faire une longue traite. Il y a là une intelligente bonhomie d'observation qui n'est pas sans intéresser l'esprit, malgré
4 ... Eaque proprià arte omnia, non adhibità figurarum calcographicarum ope. Sandrart, Academia nobilissimœ arlis pÍc(oriœ, in-fol. Nuremberg, 1683.
2 Houbraken, traduction manuscrite du hollandais, par madame Bernard Picart.
la simplicité du sujet; quant à -celui des deux cavaliers qui, plus gros et plus pesant que son compagnon, monte sur une grosse pierre pour. se mettre en selle, c'est une de ces figures que Bamboche voyait une, seule fois et un seul instant pour ne lès jamais oublier. - 1 , -- ...
LES VOLEURS DE NUIT. '
A Rome, les petits tableaux du Bamboche eurent beaucoup de succès, mais peut-être un succès de scandale. Ce n'était pas sans doute la première fois qu'on avait vu le domaine de la peinture s'ouvrir aux sujets champêtres ou familiers, aux tabagies, aux noces de village, aux haltes de chasse, aux animaux, aux marines et à ces attaques de coche où Pierre de Laer excellait; déjà le vieux' Brèùghel èn avait donné l'exemple même dans Rome. Mais sans être une nouveauté, la manière du Bamboche restreinte aux pastorales et aux bambochades,
cette affectation de ne peindre que des palefreniers, des voleurs, des caravanes attaquées par des bandits, des auberges de mauvaise mine et des cavaliers équivoques, tout cela devait produire un saisissant contraste avec les éternels martyres, les saints du paradis, et toute la légende religieuse qui défrayait depuis si longtemps la peinture romaine et couvrait les murailles de tant de couvents et de tant d'églises dans la cité du pape. Aussi les Italiens acceptèrent le Bamboche et ses tableaux comme deux exceptions grotesques; la haute idée qu'ils avaient de la peinture ne leur permit pas de prendre au sérieux ces compositions pourtant si spirituelles, si agréables, qui avaient la prétention d'entrer dans le royaume de l'art et de n'en être pas indignes. Ils choisirent pour les caractériser le même mot qui avait tourné en caricature la personne de l'ingénieux Hollandais; ils les appelèrent bambochades, expression qui se prenait alors en mauvaise part et que nous ne comprenons plus aujourd'hui, nous qui avons émancipé les genres. Cela est si vrai, qu'André Sacchi chassa de son atelier son élève Jean Miel, qui s'était avisé d'oublier la majesté de l'histoire, pour peindre des cavaliers à la flamande, et lui dit brusquement d'aller peindre ailleurs ses bambochades i; et quand notre Yalentin allait chercher au fond des tavernes ses modèles de chanteurs ambulants et de bandits virtuoses, Nicolas Poussin l'en dissuadait au nom de ce même sentiment de dignité qui régnait alors dans la peinture. Néanmoins, les sujets populaires de Pierre de Laer réussirent, et il eut en peu de temps de nombreux imitateurs, en dépit des académies d'alors et à cause du petit scandale qu'ils avaient causé parmi les prôneurs du beau style, du style noble. L'historien Passeri s'en plaignait encore avec amertume au siècle suivant, et se servait des termes les plus énergiques pour flétrir « cette quantité de tableaux laids et vils 2, étrangers aux convenances de l'art, au décorum de la peinture, et qui la réduisaient à donner en spectacle les farces des cabarets et des mauvais lieux, à secouer la vermine des pouilleux, des voleurs et de la canaille. »
C'était pourtant un artiste que ce Bamboche et un artiste dans le sens le plus profond du mot. Qui le croirait? L'âme de ce bouffon aux moustaches fantastiques, était accessible à la poésie, à la rêverie même. Aimable, doux et enjoué quand il était en compagnie de ses camarades, il se plaisait à la méditation, il avait du goût pour la solitude. Quelquefois, avant de commencer à peindre ses toiles de sept à huit pouces où il semble que la réflexion n'a rien à voir, il demeurait longtemps pensif devant son chevalet. Souvent, pour exciter sa verve, il jouait de la pandore; car c'était un des bons musiciens de son temps, et lorsqu'il avait ainsi éveillé l'inspiration par la musique, il prenait sa palette et de son imagination échauffée sortaient alors les petits drames dont son œuvre est rempli. Deux cavaliers se poursuivent à coup de pistolet dans un bois, et traversent le tableau comme ils ont traversé l esprit du peintre ; ou bien ce sont des bandits qui, la nuit, au clair de lune, ont attaqué une pauvre chaumière et mis le feu à la haie qui l'environne. Le paysan, sorti en chemise pour défendre sa cabane, a été r en versé mort par terre d 'un coup de .carabine, et pendant que sa femme le pleure en joignant ses mains, un des bandits la chasse brutalement devant lui, tandis que l'autre, la carabine sur l'épaule, amène par un licou les deux chevaux du paysan assassiné. La scène est éclairée par la lueur de l'incendie, lueur lugubre que balancent faiblement les paisibles clartés de la lune, qu'on aperçoit à travers des arbres. En regardant ce petit tableau sur la belle estampe qu 'en a gravée le célèbre Corneille Visscher, quelqu'un faisait observer que les bandits n aiment pas le clair de lune, et choisissent volontiers les nuits noires pour leurs mauvais coups. Mais un aussi léger scrupule sur la vraisemblance ne pouvait arrêter un artiste que séduisait le jeu piquant des deux lumières, de l incendie et de la lune. Les vrais peintres sont peintres avant tout.
Malgré sa prédilection marquée pour les détrousseurs de grands chemins, le Bamboche prenait aussi ses modèles dans des conditions plus honnêtes. Il peignait parfois de tranquilles pastorales dans un goût naïf qui,
Perche quel suo novo modo fù gradito dall' universale, già che tutte le cose nuove piacciono, hebbe un concorso numeroso tori, et a suo tempo, et anche dopo, non si vedeva altro che una quantita di pitture laide vili e inconvenienti al beli decoro Ila pittura, che séra ridotta nelle publiche piazze, a fare spettacolo di risate nelle taverne, ne postriboli e delle calcare, a spidocchiare li baroni, et a grattar la rogna a tutti li monelli della birbanteria. Passeri, ubi suprà.
rGa forte si con esso, e venuto in colleria gli disse, che egli se ne andasse a dipignere le sue bambocciate. Baldinucci, Notizie de' professori del disegno, tome xvii, page 35. Firenze 1772.
plus tard, fut celui de son élève Asselyn, des haltes de chasse, des foires, des marchés, des jeux d'enfants. Ses promenades dans les environs de Rome, en compagnie de Claude et de Poussin, ont laissé des traces fréquentes dans ses ouvrages. On y voit passer les sauvages buffles de la campagne romaine ; ses paysans sont enveloppés de manteaux en laine brune ; ses pâtres sont vêtus de la peau de mouton comme ceux d'Italie, et à chaque instant on reconnaît que le peintre a longtemps vécu dans ces contrées héroïques. Ses animaux même, car il en faisait de toute espèce, chevaux, ânes, mulets, chiens, chèvres, bœufs, moutons et pourceaux, se ressentent un peu du
CHEVAUX.
caractère local ; ils n'ont pas la physionomie douce et calme des bêtes de la Hollande. Ses chevaux surtout paraissent rudes, violents, ombrageux, comme le sont la plupart des chevaux dans le midi de l'Italie, par -t,ieulièremeiit dans le royaume de Naples. Ils ont des boulets énormes, des pieds lourds, et c'est même à ce défaut qu'on les distingue au premier coup d'œil de ceux des autres peintres ; ils ne sont ni étrillés ni peignés, c omme les fi ingantes montures de W ou^ermans ; on dirait qu'ils appartiennent à une race non encore dégrossie. Il est vrai que !e plus souvent ils sont conduits par des rustres, attelés à la charrue, montés par des sbires qui attaquent un convoi, ou menés à la foire par des maquignons. Ordinairement ses scènes les plus familières, ses plus grossières bambochades sont rehaussées, pour ainsi dire, par la noblesse des fonds. Des fabriques d'un grand goût, des ruines romaines se font voir au loin et achèvent le paysage en donnant du style au tableau. La moindre action est relevée, ce me semble, quand elle se passe au milieu de ces campagnes historiques; elle emprunte jc
ne sais quel intérêt sérieux de la dignité d'un tel cadre, et l'œil s'attache plus volontiers au vulgaire spectacle de deux rcitres jouant aux cartes, s'il peut se reposer au loin sur les coteaux où fut le camp de Marius.
La réputation du Bamboche avait passé les monts et s'était répandue jusqu'en Hollande. Joachim Sandrart était retourné à Francfort, son pays natal; mais ayant quitté l'Allemagne, à cause de la famine, il était allé s'établir à Amsterdam, portant avec lui une belle collection des tableaux que Pierre de Laer lui avait donnés ou vendus. Ces charmants tableaux, de nature à plaire à des Hollandais beaucoup plus qu'à des Romains, et l'autorité de Joachim Sandrart, qui était à la fois un amateur fort lettré et un peintre en renom, firent parler du Bamboche. Ses parents le désirèrent ; de notables habitants d'Amsterdam lui écrivirent, et Sandrart joignit lui-même à ces sollicitations une lettre affectueuse, où il pressait son ancien camarade de revenir dans sa patrie, lui promettant qu'il y jouirait de son talent mieux encore que dans Rome. Toutes ces considérations n'auraient pas suffi peut-être; car l'ami de Sandrart était fort aimé des Romains pour la bonté de son caractère autant que pour son esprit. L'originalité des ses petites compositions les faisait rechercher par les peintres eux-mêmes, qui en admiraient l'expression, la vérité surtout et le naturel1. On pouvait les comparer, dit Passeri, à une fenêtre ouverte par laquelle on aurait aperçu les objets qu'il avait si bien peints. Mais le Bamboche était poursuivi par un grand sujet de tristesse. Il avait perdu, en Italie, deux de ses frères : l'aîné, Roëlant de Laer, qui était mort à Venise, et le plus jeune, qui venait de périr misérablement aux environs de Rome, en passant un pont de poutres jeté sur un torrent d'une montagne à une autre. L'âne qu'il montait étant venu à broncher, le précipita dans le torrent.
Pierre de Laer se résolut donc à retourner dans sa patrie. Au témoignage de Sandrart, qui n'a pu se tromper sur ce point, il partit de Rome en 1639 ; il y était donc resté environ quatorze ans et non pas seize, puisqu'il y était arrivé au printemps de l'année 1626, un an après l'exaltation d'Urbain VIII, suivant la date si précise indiquée par l'historien Passeri. Les Hollandais firent un excellent accueil à leur compatriote, qui demeura quelque temps à Amsterdam, recevant tous les honneurs possibles, jusqu'à ce qu'il se retirât à Harlem, chez un de ses frères, qui était un fameux maître de pension. C'est là qu'il peignit pour Sandrart un tableau dont cet écrivain nous a laissé la description. « On y voyait, dit-il, des cavaliers partant au lever du jour pour aller chasser dans la plaine, avec une femme de qualité et une escorte de valets et de chiens. Ils vont passer un grand pont, sous lequel les rayons du soleil levant font étinceler les ondes et dont l'arche s'emplit de reflets. »
Ne croirait-on pas qu'il s'agit ici d'un de ces départs pour la chasse qui ont illustré Philippe Wouwermans ? Au surplus, lorsque Bamboche vint à Harlem, le génie de Wouwermans commençait à se faire jour. Philippe avait alors quelque vingt ans, et dans le genre des haltes, des campements, des manéges et des combats de cavalerie où il excellait déjà, il allait devenir bientôt le rival du Bamboche. Celui-ci, pourtant, garda longtemps la vogue. Les amateurs de la Hollande raffolaient de ses attaques de voleurs, de ses foires et fêtes publiques, de ses coups de pistolet, de tous ses tableaux enfin, qui montraient en un si petit espace, les grands souvenirs de l Italie mêlés à la vérité de l'observation hollandaise. On admirait aussi beaucoup ses paysages, embellis de ruines, qui représentaient quelquefois les rivages de la mer. On raconte cependant' qu'un marchand de tableaux, nommé de Witte, ayant demandé à Pierre de Laer un sujet de cavalerie dont l'artiste voulait 200 florins, sans en rien rabattre, de Witte, qui trouvait le tableau trop cher, en commanda un semblable à Philippe W ouwermans, qui l'exécuta parfaitement pour le prix que Bamboche avait refusé. De Witte, heureux d avoir obtenu un rabais, fit sonner bien haut le talent de Wouwermans, invita les amateurs à venir voir le tableau de ce jeune maître, disant qu'il était plus moelleux que ceux du Bamboche, plus agréable, plus flou, et qu après tout il n'était pas nécessaire, pour bien peindre, d'avoir vu l'Italie. A partir de ce jour, ajoute
1 ... Egli era singolare nel rappresentare la verita schietta e pura nel esser suo, che li suoi quadri parevano una finestra aperta per la quale si fossere veduti quelli suoi successi senza alcun divario et alterazione, e vi erano delle pittori, anche di qualche stima, che guardavano le cose del Bamboccio con molto diletto, et procuravano d'averne qualched'una appresso di se per esemplare di quel vero cosi bene espresso. Passeri, ubi suprà.
* Voir la vie de Philippe Wouwermans.
l'historien Houbraken, le Bamboche fut moins recherché, et il vit la réputation de Wouwermans grandir aux dépens de la sienne.
Cette anecdote n'a rien que de très-vraisemblable. Il est certain que, dans l'estime des acheteurs, Wouwermans finit par l'emporter sur son rival, et, si l'on y réfléchit, cela devait être. Les Hollandais ont toujours eu du goût pour la peinture précieuse, pour le fini : c'est même en cela que leur école se distingue des Flamands. Sans être heurtée, la manière du Bamboche était large, son allure libre et vive. Wouwermans, au contraire, finissait avec soin, fondait ses couleurs, et allait même jusqu'à velouter son paysage. Il devait donc séduire ses compatriotes et se faire aisément préférer, puisqu'il mettait ces qualités de plus dans ses compositions,
,LES CHIENS.
d'ailleurs aussi agréables que celles de Pierre de Laer. Entre Bamboche et Wouwermans, il y a la différence de l'énergie à la grâce, de la rusticité à l'élégance. Le premier, plus capricieux et plus fier, excite l'admiration des artistes plutôt que celle des amateurs; l'autre, plus fini, plaît aux. amateurs plus qu'aux artistes. On sent que Bamboche a vu les grands peintres, qu'il a l'esprit ouvert, et qu'il a contracté en Italie quelque chose de la rudesse et de la grandeur romaines. Aussi est-il incapable de s'attacher à cet extrême fini que Gérard Dow avait mis à la mode parmi les Hollandais, et qui, du reste, est si conforme à leur goût. Assurément, à ne considérer que l'art en lui-même, la manière du Bamboche est supérieure a celle d -e Wouwermans. C'est ainsi que la question serait résolue dans un atelier de peinture. Mais l'art n'est pas fait seulement pour les artistes, et si le Bamboche nous entraîne par sa verve comique, par -le mordant et la tournure fantasque de ses tableaux, par le.mouvement qu'il a su imprimer à ses cavalcades ruantes et à ses voleurs empistolés, comme on disait alors, il faut
reconnaître que W ouwermans a son mérite aussi, et ne pas lui ôter ce charme indéfinissable qui dure encore après deux cents ans.
Quelques-uns ont pensé que la préférence des Hollandais pour Philippe \Y ouwermans avait été la cause du profond chagrin qui empoisonna la vieillesse du Bamboche. Il paraît que ce peintre, autrefois si gai, finit ses jours dans la plus noire mélancolie. Quant à sa mort, il est difficile d'en savoir la date précise et d'en connaître les circonstances, grâce à toutes les fables dont cette mort a été l'objet. Samuel van Hoogstraten, qui écrivait en 1675, rapporte, comme un on dit, que Pierre de Laer se noya volontairement dans un fossé. Ce simple bruit fut répété en 1699 par de Piles et Florent Leeomte ', avec les commentaires dont il était accompagné. Mais ce qui n'était qu'un bruit en 1675, était devenu, au bout de vingt-quatre ans, une certitude. Voici en quels termes s'exprime M. de Piles : « Le Bamboche mourut à Harlem, âgé de soixante ans, s'étant laissé tomber dans un fossé où il se « noya. Il semble que, par ce genre de mort, Dieu voulut tirer vengeance d'un crime dont Bamboche était « coupable. Étant à Rome avec quatre autres Hollandais, dans une maison qui était sur le bord du Tibre, ils «furent tous cinq surpris plusieurs fois mangeant de la viande en Carême, sans aucune nécessité un « ecclésiastique, qui les avait souvent avertis de ne le plus faire, les surprit encore une fois ; et comme il vit que les « voies de la douceur étaient inutiles, il les menaça, comme ils soupaient, de les déférer à l'Inquisition, et la « chose s'étant extrêmement aigrie, ces protestants jetèrent l'ecclésiastique dans la rivière. On a remarqué que « ces cinq Hollandais ont tous péri par les eaux. »
Voilà une histoire qui a tout l'air d'un conte fait à plaisir pour la plus grande gloire du saint-office. Que cinq protestants aient pu tuer un prêtre en le jetant dans le Tibre, sans que personne en ait rien su, pas même la police de Rome, il faut convenir que cela n'est pas facile à concevoir. Et si maintenant ce fait, parfaitement inconnu à Rome, ou il s'était passé, se trouve répandu en Hollande du temps de Samuel Hoogstraten, que peut-on en penser, sinon que Jean Both et Pierre de Laer, qui étaient, avec leurs frères, du nombre des' cinq Hollandais accusés de ce meurtre, n'ont rien eu de plus pressé que de s'en vanter une fois rentrés dans leur pays. On a vu, du reste, d après le récit de Sandrart, que Bamboche ne se résolut à quitter Rome que sur les instances de ses parents, auxquelles se joignirent des lettres affectueuses de Sandrart lui-même. Comment expliquer une sécurité pareille dans un homme qui aurait eu sur la conscience, lui protestant, le meurtre d'un prêtre dans la grande cité catholique ? C'est ainsi pourtant qu'on écrivait l'histoire des arts au dix-septième siècle, et faut-il s 'étoiiiier si elle est remplie des fables les plus absurdes, quand un écrivain sérieux comme de Piles, pousse l ardeur du zèle religieux jusqu'à faire périr dans l'eau des peintres qui l'ont si bien représentée, suivant le mot de Hagedorn, et tout cela pour arranger un miracle dans l'intérêt de la Sainte Inquisition?
La mort de Pierre de Laër a été racontée plus simplement par son fidèle ami Sandrart, qu'il eût été facile de consulter. « Il approchait, dit-il, de la soixantième année, quand son tempérament mélancolique, et par conséquent infirme et débile, déclina dans la proportion de ses forces, si rapidement diminuées sous le poids de 1-âge, qu'il avait déjà perdu la mémoire. Enfin, au grand deuil des amateurs, cet homme pieux et admirable fut tire du trouble temporel pour passer à un repos éternel3. » Parlerait-on ainsi de la mort d'un suicide? s'écrie 1 auteur des Éclaircissements historiques \
Florent Lecomte, qui publia son livre en 1699, la même année que M. de Piles, ne manqua pas de reproduire
' Abrégé de la vie des Peintres, avec des réflexions sur leurs ouvrages. Paris, Langlois, 1699.
.. arites d 'arcititeclui-e, peinture, sculpture, gravure, dédié à M. Mansart, surintendant des bâtiments dit lloy, par Florent Lecomte. Paris, 1699.
3 Ces dernières expressions qui se trouvent dans le texte allemand, ont été négligées dans l'édition latine, dont voici les propres termes : « Interea cù m sexagesimus œtatis ejus annus appropinquaret et complexio ejus, quœ, utpotè melancholiœ soboles, 6 erat, crescentibus annis cum insigni virum diminutione, sic decresceret, ut memorià quasi excideret . 7 . (m Harlemi.summo cum dolore graphicophilorum, mortalitatis suae exuvias deponebat. Acadrmia n,,)bilissittfoe arti.ç ptetonw, pages 305-306.
Lett ,-p à un amateur de la peinture, acec des éc'aircissements historiques sur un cabinet et les auteurs des tableaux qui le umrmrvl. Dresde, 1755. Cet ouvrage est de Hagedorn. auteur des Réflexions sur la peinture.
lui aussi l'anecdote miraculeuse de cinq Hollandais morts dans l'eau; mais il le fit en termes si burlesques et si grossiers, que nous les rapportons ici pour que l'on sache enfin de combien d'inepties sont remplis tous ces livres d'art, dont beaucoup d'amateurs font grand cas, parce qu'ils les ont payés fort cher et qu'il ne s'en trouvait pas d'autres. « Pierre de Laer, dit-il, revint s'établir à Harlem, où il passa ses jours dans une grande liberté; « mais étant tombé dans un fossé, il est à croire qu'ayant trop bu d'une liqueur, il en voulut boire d'une autre, « et que n'ayant pas assez de raison pour se ménager, voulant tout boire, il y mourut âgé de 60 ans. Longue
LE COUP DE PISTOLET.
« vie pour un homme de ce caractère; mais qui fait v-oir, comme remarque un autheur, que tôt ou tard, l'on « est payé; caril avait aidé lui cinquième à noyer un ecclésiastique, etc. » Il était juste que l'ingénieux Florent Lecomte ajoutât une petite variante de sa façon au fait de la vengeance céleste. On voit ici que ce malheureux Bamboche est mort dans l'eau pour avoir bu trop de vin. Houbraken qui commença de publier sa Vie des peintres flamands en 1718, un an avant sa mort, s'est bien gardé de passer sous silence le bruit rapporté par son maître vénéré, Samuel Hoogstraten; mais il avoue, que l'auteur de ce bruit était un peintre qu'il rencontra en Angleterre. Nous sommes donc enfin arrivés à la source: c'est un peintre anglais qui nous apprend le fait d'un prêtre
jeté dans le Tibre, à l'insu du peuple romain! Voilà comment on écrivait l'histoire ; voilà comme on ne l'écrit plus, comme on ne l'écrira plus.
En revanche, un homme d'esprit, dont le style mordant et crû se fait lire agréablement, l'historien Passeri, nous donne sur le Bamboche quelques détails qui ont un caractère d'authenticité sous la plume d'un écrivain qui s'imprimait à Home, au milieu des traditions conservées par la société joyeuse des peintres. Pierre de Laër, dit-il eût gagné une fortune, car ses tableaux étaient fort recherchés et bien payés; mais il avait pour les femmes libres (le donne di hbfrtà) une passion qui brûlait tout son argent1, ces dames, dit l'auteur italien, étant un de ces feux lents qui consumeraient les bronzes les plus solides et les plus infusibles. Il retourna en Hollande... Mais comme en matière de femmes on a pour patrie le monde entier, le Bamboche fut à Harlem ce qu'il avait été à Rome. Il mourut dans son pays des suites de sa passion ou plutôt des remèdes qu'il dut faire pour se guérir, et que sa faible complexion ne put supporter. C'est en l'année 1642 que Passeri fait mourir cet ami de la joie et du bon temps, comme il l'appelle, amico della recreazione e del buon tempo*. En cet endroit, Passeri se trompe. Le Bamboche ayant vécu soixante ans, au dire de ses contemporains, n'a pu mourir en 1642, puisqu'il était né, suivant Passeri lui-même, et tout porte à le croire, en 1595. C'est donc en 1655 que doit être placée la mort de Pierre de Laer.
On connaît les belles estampes à l'eau-forte de Pierre de Laer ; elles furent de tout temps fort recherchées. On y trouve en effet un grand sentiment du pittoresque et ce ragoût qui amuse l'œil. La planche est toujours peu couverte et le blanc du papier très-ménagé. Le jeu de la lumière et de l'ombre est bien entendu, de manière à donner du relief à chacune de ses figures, et à ses animaux, car il a gravé surtout des chevaux, des buffles, des chiens, des ânes, des cochons et des chèvres. La pointe de ce peintre graveur est spirituelle, libre, hardie; les formes y sont bien senties sous des indications vives, quelquefois brutales. Il y a souvent beaucoup de finesse dans sa gravure; par exemple, dans celles de la Famille et des Mulets; mais cette finesse ne dégénère point en mesquinerie; dans la marche rapide de sa pointe, il accentue en passant ce qui en vaut la peine, et il néglige savamment le reste. Il fait très-bien servir la liberté de l'eau-forte à exprimer la tournure agreste des claires-voies, la surface grenue des vieux murs, la vétusté des clôtures de chaumières, et la laine embrouillée de la quenouille que filent les gardeuses de mouton. Les ânes occupent aussi une place honorable dans ses petites estampes; mais ils ne sont pas observés d'aussi près que ceux de Wouwermans ; en revanche, ils sont plus nature que ceux de Berghem. Il n'y a rien de creusé, rien de profond dans l'œuvre de Bamboche; c'est la surface vivement éclairée des choses, leur manière d'être ou de se mouvoir, saisie à la hâte par le coup d'œil d'un artiste bien organisé. Voyez la gravure qu'on appelle les Chiens. Un chasseur se baisse pour donner à manger à un des trois lévriers qu'il tient en laisse : rien de plus ordinaire pour le passant; rien de plus charmant pour le peintre. Mais on peut lire dans l'ouvrage du savant Bartsch les quelques lignes qu'il a consacrées à l'appréciation des eaux-fortes de Pierre de Laer.
« .le connais, dit Lecarpentier 3, un tableau de Bamboche extrêmement curieux pour le trait historique et pour la beauté du faire. Il représente un maréchal occupé à ferrer un cheval dont l'attitude est tellement vraie
I Ben evero che le donne di libertà erano gran cagione a queir arsura di moneta in che si trovava sempre, per esser quelle un fuoco lento, che consuma anche li bronzi più sodi e più incombustibili. Si risolse di maniera di ritornare in Olanda suo cielo nativo... ma perche in materia di fennne tutto il mondo e paese, il Bamboccio si trovò sempre il medemo. In Ai-lem sua patria acquistò certo, male che gl' apportò poco diletto, benche l'avesse guadagnato con suo piacere, et empitosi di doglie, et altre infettioni gli convenne per procurare remedio alla sua salute, andare alla stufa seca, ma perche la sua complessione e la sua figura non fu bastante a soffrire quell' incommodi, distruggendo si sudore, gli convenne cedere al male e alla natura, finalmente tu ila stagione autunnale del 1642 se ne mori, era egli allora d'anni 47 in 48. Passeri ubi <Mprd.
■ Quand nous avons dit dans l'histoire de Wouwermans que le Bamboche était mort en 1673 ou 1674, nous n'avions pas sous les yeux le manuscrit de Passeri, et nous n'avions pas pu faire encore les divers rapprochements qui nous ont conduit à rectifier cette date. Nous avons donné alors celle qu'indiquent tous les historiens, tous ceux du moins qui en ont indiqué une. Du reste, Houbraken lui-même déclare qu'il n'est pas du tout sur de ses dates.
'• Galerie des peintres célèbres, tome Ier, pige 283. Paris, 1821.
et expressive, qu'on se persuade entendre le coup de marteau qu'il a l'air de frapper avec force. On croirait aussi, à l'expression de son visage, entendre les paroles qu'il prononce en même temps avec véhémence. Ce tableau précieux à tous les égards retrace un événement de la vie malheureuse et agitée de Charles II, roi d'Angleterre, qui, se dérobant déguisé en paysan à la fureur de ses entremis, s arrête chez un maréchal de village pour faire ferrer sa monture, et qui n'a pour tout équipage et pour selle qu 'un mauvais manteau rouge. Le monarque, absolument seul avec le maréchal, tient le pied de son cheval, au moment même où le maréchal, qui était un partisan de Cromwell, dit, en parlant du roi et en levant son marteau avec force : Si je le tenais, je
LE MARÉCHAL FERRANT.
le frapperais ,du mtmz coup. Ce tableau, qui pourrait aisément passer pour être de Jean Miel, si son origine n'était pas constatée, est du plus grand intérêt et pour le mérite de l'exécution, et pour le trait historique qu'il représente. Cette anecdote de la vie du Bamboche, ignorée même des écrivains de son temps, est aussi échappée à la plupart de ceux auxquels a appartenu successivement ce tableau précieux. »
A la suite de la description de ce tableau, Lecarpentier ajoute en note que Bamboche a gravé, d'après cette composition, une fort jolie eau-forte devenue très-rare. En consultant le catalogue de Bartsch qui s'ouvre précisément par l'œuvre de Pierre de Laer, nous y avons vainement cherché cette prétendue eau-forte, que personne n'a jamais vue et qui n'eut certainement pas été inconnue au célèbre iconographe. Lecarpentier doit avoir confondu, dans ses souvenirs, ce qu'il avait pris pour une eau-forte, avec la gravure de" Corneille
Visscher t, dont la reproduction accompagne notre texte, et qui a pour titre : le Maréchal. Cette estampe, du reste, est traitée dans le sentiment de l'eau-forte, et le burin n'y a fait qu'une partie du travail. L'erreur de Lecarpentier est donc facile à comprendre. Ce qui l'est moins, c'est la différence qui existe entre la gravure de Visscher et le tableau tel que cet écrivain le décrit. Quoi qu'il en soit, Pierre de Laer n'était pas homme à traiter un sujet d'histoire autrement que dans les conditions familières du tableau de genre. S'il connut le récit des aventures de Charles II, et s'il est vrai qu'il voulut peindre ce monarque fugitif dans l'étrange rencontre où il entendit retentir sur l'enclume d'un maréchal les sentiments de haine qu'il inspirait, il est certain que l'intention du peintre est restée muette, et que Charles II n'a été pour lui qu'un cavalier. Il est des hommes
1 CORNEILLE VISSCHER.
Corneille Visscher est au premier rang des graveurs. Il était contemporain de Rembrandt, et florissait en Hollande vers le milieu du dix-septième siècle. Sa famille, établie à Amsterdam, a fourni beaucoup de graveurs et de marchands d'estampes : Jean et Lambert Visscher, frères de Corneille, Nicolas Visscher, qui a gravé des paysages de sa composition et d'après d'autres maîtres, et enfin Louis Visscher. Mais de ces cinq artistes, le plus célèbre et le plus habile, celui qui a le plus approché du parfait, c est Corneille. Il s était mis d abord sous la discipline de Pierre Soutman, élève de Rubens ; mais doué d'une intelligence vive , il eût trouvé bientôt les secrets de l 'art, et il passa maitre à son tour. Ce n'est qu'après avoir fait des études sévères de dessin, qu 'il se livra tout entier à la gravure, et il en tira ce bénéfice qu'il put non-seulement traduire les maîtres, mais graver d'après ses propres inventions.
Rubens avait appris aux graveurs qui travaillaient sous ses yeux, que la gravure peut exprimer, sinon la couleur des objets, du moins le rôle que joue cette couleur dans le clair-obscur du tableau. Il leur démontrait qu'un ton clair apporte une masse de lumière, tandis qu 'un ton obscur étend une masse d'ombre ; que, par exemple , le jaune de Naples étant une couleur plus claire que le cinabre, devait ètre représenté sur le cuivre par une plus forte somme de blanc. Cette observation lumineuse fit faire un étonnant progrès à la gravure ; forcée de se préoccuper du ton local, elle se vit obligée de varier ses moyens, d agrandir ses ressources, de beaucoup oser. Corneille Visscher arriva au moment où cette révolution s'accomplissait dans l 'art, et achevant ce qu avaient commencé les conseils de Rubens, il porta la gravure à sa perfection dernière.
Rendre la couleur des objets, ou, si l'on veut, indiquer leur substance par le choix des travaux, les faire toucher au doigt, telle fut l ambition de Corneille Visscher. Pour cela il inventa le plus ingénieux procédé; il tenta de la manière la plus heureuse le mélange du burin avec l'eau-forte, mélange extrêmement difficile, car la netteté et le brillant du burin fait ressortir la rudesse de l'eau-forte. Mais Visscher eut le talent d'accorder ces contraires et de sauver l'harmonie en profitant du contraste. On en peut voir un exemple dans la belle estampe des Voleurs, d'après le Bamboche, ainsi que dans le Joueur de vielle, d après Adrien Van Ostade, une des plus admirables planches de Corneille. Quelquefois en gravant au burin pur une estampe entière, comme il fit pour le fameux portrait de GeUit? de Itouma, il imite les charmantes irrégularités de la pointe, les tailles inégales et tremblottées de l eau forte ; avec ces tailles en apparence négligées, que d'autres graveurs eussent employées à rendre des corps bruts et des étoffes grossières, Corneille Visscher exprime la soie la plus fine et ses moindres plis; la barbe blanche du vieillard est rendue avec un bonheur inoui par un jeu de burin qui ressemble au plus adroit et au plus libre badina0e de la pointe , on en voit se détacher légèrement les poils, on en saisit très-bien les masses, et la bouche cachée en partie par la moustache qui tombe, est touchée avec une justesse et un sentiment que le moëlleux du pinceau égalerait à peine.
Corneille Visscher a gravé d après ses propres compositions ses estampes les plus célèbres qui sont : le Vendeur de mort aux rats, dont les premières épreuves sont avant l'adresse de Clément de Jonghe, les secondes avec cette adresse, et les troisièmes ec celle de Jean Visscher, qui a été effacée ensuite par Basan lorsqu'il a retouché la planche, ce qui peut faire ressembler les quatrièmes épreuves aux premières; la Bohémienne, représentant une femme qui donne à téter à un de ses enfants et en 1 )orte un autre sur son dos; la Faiseuse de baignets ou la F i@icassetise ; les deux Chais (le plus petit est fort rare); les p )ortraits de Gelius de Bouma, ministre de Zutphen, de Guillaume de Ryck, oculiste d'Amsterdam, et de Scriverius, connus us les trois sous le nom de Grandes barbes ; enfin le portrait d'André Deonyszoon Winius, dit l'homme aux pistolets, parce q voit dans le fond diverses armures et entre autres des carabines que les premiers amateurs auront prises pour des pistolets. En prenant au hasard une de ces estampes merveilleuses pour y étudier le burin de Visscher, on y découvre au I )remier coup d 'ceil toutes les richesses de son génie. Voyez, par exemple, la Frirasseuse, tout y est surprenant de hardiesse corps polis et durs comme la lame du couteau, les chenets, les pincettes, la cruche de cuivre sont gravés par s droites et croisées carrément : ce qui donne un travail uni et froid. Le linge blanc de la vieille, la chemise et le bonnet de sont faits ^ Une légère, fine et propre. Les bûches du feu, le chapelet d'ognons qui est suspendu au-dessus de atre, les écheveaux de laine fine accroches à la soupente, le bonnet de loutre qui couvre l'enfant, la lanterne en ferblanc, •ossiiee en vingt endroits ; tout cela est indiqué par des travaux heureux et divers, t uitôt grenus, tantôt moelleux et bien rentrés,
qui regardent le spectacle de la vie commune comme suffisamment historique. Un gentilhomme délabré qui attend dans la cour d'une forge qu'ont ait ferré la monture de son compagnon de voyage, leur paraît aussi intéressant qu'un Stuart en peine de sa couronne et de sa vie. Bamboche est un des peintres qui ont inauguré avec le plus d'esprit cette nouveauté, car c'en était une à Rome au commencement du dix-septième siècle, que d'apercevoir le côté humain de la peinture, et d'imaginer que la dignité de l'art n'était pas seulement dans le choix de ses héros.
Que si nos lecteurs, possédés un jour de l'émulation d'acquérir des tableaux, ou simplement de s'y connaître, veulent savoir à quels traits l'on peut distinguer un Bamboche de tous les maîtres qui l'avoisinent et lui ressemblent, nous leur dirons que c'est surtout par l'esthétique du sujet qu'on peut discerner les œuvres de ce peintre. Dans ses pastorales, il a plus de rudesse que Berghem, plus de puissance qu'Asselyn, plus de sauvagerie que Paul Potter. S'il traite une halte dans le goût de Wouwermans, il est moins grand seigneur que son rival ; s'il peint des mendiants, il les fait plus sombres et plus redoutables que ceux de Jean Miel. Mais, du reste, où on le retrouve aisément, c'est dans les petits tableaux de voleurs et d'embuscades, tableaux pleins de cris et de coups de feu, où les voyageurs dévalisés vident les arçons et roulent au pied des chevaux. Au dramatique mouvement de ces compositions, on reconnaît sur-le-champ un Bamboche. Quant à son exécution, elle n'est pas aussi fondue que celle de AVouwermans, ni aussi soignée; sa touche n'a pas les coquetteries de Berghem ni le brillant de ce maître; elle est gaillarde et décidée. On peut dire enfin de Bamboche que, dans sa manière de concevoir ses sujets comme de les peindre, on voit toujours percer la pointe de cette moustache retroussée, extravagante et crâne, qui constitue l'originalité de son portrait, tel qu'il fut dessiné à Rome d'après - nature, par Joachim Sandrart.
CHARLES BLANC.
exprimant par leur magie l'effet des parties luisantes, l'àpreté des corps frustes, le ragoût des détails rustiques et pittoresques. Pour ce qui est des chairs, elles sont gravées par des tailles qui suivent le muscle, elles sont empàtées et nourries de points et d'une perfection que les Edelinck et les Nanteuil ont seuls égalée. Les chairs du vieillard qui allume sa pipe sont habilement interrompues, reprises, contrariées suivant les méplats du modèle ; celles de la vieille tremblent, tandis que les joues de l'enfant et de la jeune fille sont rondes, fermes et reluisantes comme des pommes d'api. Corneille Visscher a également excellé à traduire sur le cuivre cette dégradation des plans, cette perspective aérienne que les peintres expriment par la vaguesse du pinceau et l affaiblissement des teintes. La tète de la servante, qui est au troisième plan dans la Fricasseuse, est, pour ainsi dire, peinte avec le burin, tant l'indécision du contour des yeux, du nez et de la bouche fait sentir la présence de l'air.
Corneille a dessiné d'après nature presque tous les portraits qu'il a gravés, et, « ce qui est étonnant, dit Hecquet dans son Catalogue raisonné de l'œuvre de Corneille Visscher, c'est que, quoiqu'il ne les ait gravés que d'après des dessins, on v remarque les couleurs des carnations et des étoffes, comme s'ils avaient été faits d'après des tableaux. » Voici les prix les plus élevés de ses estampes : A la vente Debois, une première épreuve de Gélius de Bouma, avant l'écriture sur le livre, fut adjugée pOlir 520 fI'. ; une rarissime épreuve de l Homme aux pistolets, avant le chiffre 1000 sur la barrique et avec d'autres remarques, se vendit 1,660 fr. ; la mème, sans remarque, 620 fr. ; une avant la lettre de la Mort aux rats fut portée à 400 fr.; une idem de Guillaume de Ryck à 1,000 fr. ; une superbe et vigoureuse épreuve du Joueur de vielle, 550 fr. ; la Fricasseuse avant l'adresse de Clément de Jonghe, 255.; la Bohémienne, avant la lettre, 350 fr.
Corneille a gravé d après le Bassan, le Guide, Tintoret, Véronèse, Rubens, Berghem, Van Ostade, Brauwer, Soutman et Pierre de Laer. Il a su conserver à chacun de ces maîtres son caractère. Quant à ce dernier, il en a parfaitement rendu la fougue, le relief la rudesse et la vie dans les belles gravures du Convoi attaqué, du coche volé qu'on nomme aussi le Coup de pistolet, des Voleurs au clair de lune, et dans l estampe qu 'on appelle le Four, où l'on voit une assemblée de faux monnayeurs, de contrebandiers, de lazzaroni en haillons, porteurs des mines les plus farouches ; les uns, couchés à plat ventre, se livrent aux émotions du jeu ; d autres quittent leurs chemises trouées et se débraillent en plein soleil. On ne sait où le Bamboche a pu rencontrer une pareille bande de bohèmes et d'aussi affreuses guenilles. (CH. BL.)
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Pierre de Laer a gravé vingt estampes qui représentent pour la plus grande partie des animaux. Voici comment Adam Bartsch s'exprime dans le Peintre graveur sur le mérité de cet artiste : « On admire dans ses estampes une grande variété « dans les attitudes, une vérité frappante dans les caractères, « et un dessin ferme joint à une pointe légère et pleine d'es« prit. Ce qu'on y blâme, c'est qu'il a donné à ses chevaux « des pieds beaucoup trop lourds, même pour les chevaux dé « charrue, tels que sont tous ceux que nous voyons dans ses « estampes. » Voici le titre de ces vingt estampes.
1. Le Frontispice, au bas de la gauche on lit : Pelrus di Laer fe.
Animaux divers, suite de huit estampes.
2. Les Chevaux.
3. Les Bœufs.
4. Les Cochons et les Anes.
5. Les Chèvres.
6. Les Chiens.
7. Les Buffles.
8. Les Mulets.
Différents chevaux, suite de six estampes.
9. Le Paysan conduisant un cheval, marquée P. D. Laer fe. 1.
10. Le Cheval buvant. P D L fe 2.
if. Le Cheval qui pisse. P. D. L. fe. 3.
12. Le Cheval et le Chien. P D L fe 4.
13. Les deux Chevaux au pâturage. P D L fe 5.
14. Les deux Chevaux morts. PD L fe 6.
15. La Famille. Est écrit à la gauche : P. V. Laer F.
16. Les deux Paysans et le Cheval. Avec le chiffre van Laer.
17. Les deux Cavaliers.
18. Le Paysage.
19. La Femme assise.
20. Le Cavalier.
On joint ordinairement, ajoute Bartsch, à l'œuvre de Pierre. de Laer une estampe d'un très bon goût, gravée d'après un de ses dessins par Jean van Noordt, artiste contemporain de ce maître ; elle représente un troupeau de moutons, composé de béliers, boucs et chèvres, au nombre de sept, de deux bœufs et d'un chien. Cette estampe est rare. Au haut de la gauche est écrit : Petrus van Laer, inv. 1. V. N. fecit 1644.
L'oeuvre complet de ce maître, -en épreuves de choix, vaut 1-00 à 130 fr. A la vente Rigal, en 1817, quinze pièces se vendirent 54 fr.
Les tableaux de Pierre de Laer sont rares dans les collec-
tions publiques, chez les amatéurs et dans le commerce.
Au Louvre, on n'en possède que deux : le Dépari de l'hôtellerie et un Pâtre jouant du chalumeau. Sous l'Empire, les experts du Musée les estimèrent 600 fr. chacun, et sous la Restauration, 500 fr.
Au Belvédère, à Vienne, il y a également deux tableaux de cet artiste : l'un représente une Auberge sur un place dans un quartier écarté de la ville de Rome, où des paysans boivent el dansent sous une fentl'. L'autre, c'est un Garçon d auberge qui présente une bouteille (le vin à un paysan qui est assis sur un tronc d arbre el qui tient derrière lui son cheval par lu bride.
A la Pinacothèque royale de Munich, il n'y a qu'un seul tableau de Pierre. de Laer ; il représente des Soldats tués et blessés sur ùn champ de bataille, qui sont dépouillés cl déshabillés.par des cavaliers.
Dresde est plus riche, la Galerie royale possède quatre tableaux de cet artiste original : une FatM&oc/M dr 'italienne ; — plusieurs Hommes jouant à la lotie ; — des Beligieux à lit porte d'un tinfire, — enfin un Homme à côté d'un cheval -blanc près d'unè chaumière.
Chez les amateurs anglais, on trouve : dans la collection de la famille Methuen, un tableau du Bamboche représentant des Bestiaux, tableau bien traité, mais ayant poussé au noir comme presque tous les tableaux de ce maître.
Quant aux prix, voici les renseignements que nous fournissent les catalogues : à la vente du chevalier de la Roque, en 1745, une Attaque de voleurs fut adjugée pour 300 livres 1 sol. A cette époque, les Wouwermans, les Gérard Dow et presque tous les grands maîtres de l'école hollandaise ne se vendaient pas beaucoup plus cher.
M. le prince de Conti possédait un Bamboche qui fut adjugé j pour 47t livres lors de la-vente de son cabinet, en 1777 ; iL représentait l'Adoration des bergers. Il était peint sur cuivre, forme ovale et de petite dimension.
A la vente Robit, en 4801, une composition de Pierre de Laer, Plusieurs cavaliers et chien.1f à ta porte d'une masure fut vendue 500 fr.
Lebrun, le fameux appréciateur, et de Burtin écrivaient, au commencement de ce siècle, qu'un beau tableau de Pierre de Laer valait 2,000 fr. Cette évaluation n'a rien d'exagéré, et ce prix, sans aucun doute, serait dépassé aujourd'hui s'il se présentait dans les ventes une toile bien réussie de ce maître. ■
Pierre de Laer a signé un grand nombre de ses eaux fortes, rarement ses .tableaux. Voici sa signature.
A*.
Sco/e ^faaffanc/atde, $fl& cie ffîbut'/.
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LÉONARD BRAMER NÉ EN 1596. — MORT EN .....
Il n'est qu'heur et malheur, aussi bien en peinture, qu'en toute autre chose. Pourquoi Léonard Bramer est-il moins connu que tant d'autres artistes qui lui sont inférieurs, et dont le nom se trouve à chaque instant sous la plume des critiques et des biographes? Est-ce la rareté de ses tableaux qui le fait oublier? Mais d'autres peintres ont aussi peu travaillé que lui et n'en sont que plus recherchés. Est-ce le peu d'intérêt des scènes qu'il a représentées? Mais, au contraire, toutes ses peintures sont rehaussées par le prestige des effets de flambeaux et s'enveloppent des mystères de la nuit. Lorsque sa pensée est élevée, il l'exprime avec force et y répand une poésie profonde ; lorsque son intention est familière et toute flamande, elle intéresse encore par les drames du clair-obscur et par une touche aussi légère, aussi fine dans les petits tableaux, qu'elle est mâle et fière dans les grands. Il n'est donc pas
concevable que Léonard Bramer soit demeuré si loin des courants de la renommée, et que son nom se
rencontre si rarement dans les livres d'art, alors qu'il surpasse tous les imitateurs de Rembrandt, et qu'il est celui de tous les peintres hollandais qui a le plus approché de ce grand maître.
On a souvent dit que Léonard Bramer avait été l'élève de Rembrandt : mais cela ne peut s'accorder ni avec les faits, ni avec les dates. Né à Delft en 1596 , Bramer était de dix ans plus âgé que Rembrandt, et quand celui-ci n'avait encore que huit ans, Léonard avait déjà quitté la Hollande. Vers 1614, il fit un voyage en France , passant par Arras et Amiens pour venir à Paris où il s'arrêta quelque temps. Il se rendit ensuite à Marseille et s'y embarqua pour Rome. Lorsqu'il arriva dans cette ville, on s'y occupait beaucoup d'un peintre allemand aussi renommé pour ses infortunes que pour l'originalité de sa manière; je veux parler d'Adam Elzheimer. Ses petits poèmes nocturnes, traduits en gravure par le comte de Goudt, avaient fait à Rome Sautant plus de sensation, qu'ils tranchaient avec tout ce qui avait illustré l'école romaine. Il est assez probable que l'artiste hollandais, imbu de ce naturalisme particulier aux hommes du Nord, fut frappé des Nuits d'Elzheimer et qu'il les admira jusqu'à les imiter, à l'exemple de son compatriote Gérard Honthorst, qui florissait à Rome dans ce temps-là. C'est ainsi que par sa prédilection pour les fantômes du clair-obscur, Léonard Bramer se trouve avoir eu de la ressemblance avec Rembrandt, sans avoir été pourtant son élève, car bien avant d'avoir pu même le connaître, il chercha les effets de cette lumière factice et comprimée que les Romains appellent lume serrato.
Les biographes italiens ont parlé de presque tous les peintres étrangers qui sont allés en Italie ; mais ils n'ont fait aucune mention de Léonard Bramer. Ni Passeri, ni Baglione, ni Pascoli, niZanetti, ni Lanzi, ni aucun autre écrivain de ce pays, que nous sachions, n'a cité le nom de Bramer, et cependant c'est en Italie qu'il a fait ses plus grands et ses plus beaux ouvrages. Descamps, qui a suivi IIollbraken et Campo Weyerman, nous apprend que Bramer peignit pour le prince Marie Farnèse, duc de Parme, et qu'il travailla aussi à Mantoue, à Padoue, il Venise, à Naples. Que sont devenues ces peintures? Nous n'avons pu le découvrir. Ce qui est certain, c'est qu'on n'en trouve ni à Mantoue, ni à Pacjpue, ni à Venise, du moins dans les lieux publics, et que les descriptions modernes de ces villes ne portent la trace d'aucune peinture de Bramer. Heureusement, pour nous, que nous avons vu il y a quelques années, à Dresde, un des morceaux les plus étonnants de ce peintre, Jésus succombant à la douleur. C'est le titre qu'on a donné, dans la galerie de Dresde, à un tableau qui, de loin, nous avait produit l'effet d'un Rembrandt. Le Christ y est représenté au milieu des soldats qui viennent de lui enfoncer la couronne d'épines. Assis sur une pierre, il agonise de douleur et sur son front ruisselle la sueur de sang; mais tout cela est noyé dans une obscurité tragique, de sorte qu'à l'expression des figures, qui est saisissante, se joint encore ce genre d'expression qui résulte du clair-obscur. Plongé dans ces limbes de désolation, le Fils de l'homme paraît plus touchant, car il y a quelque chose de pathétique dans les ténèbres, lorsqu'elles oppriment la douleur. Fortement senti, librement touché, ce Couronnement d'épines nous fit une impression qui, après huit ans, ne s'est pas encore effacée, et il est rare que les drames de Rembrandt lui-même nous aient plus vivement émus. Ajoutez que le tableau de Bramer est tout palpitant d'une exécution rapide, comme si le peintre n'eût fait qu 'y jeter le feu de son âme. Du rêste, que Rembrandt et Bramer se soient connus, cela n'est pas douteux, et s 'il est vrai que le peintre de Delft avait déjà contracté en Italie, en étudiant Elzheimer et le Bassan,
l habitude de peindre des effets de nuit, on peut croire que, lorsqu'il fut de retour en Hollande, l'influence de Rembrandt acheva de le pousser dans cette voie et lui donna un nouveau gont pour le clair-obscur. Il existe en Angleterre, dans la galerie de lord Carlisle, un portrait de Léonard Bramer qui m'a intéressé à double titre, car il est peint par Rembrandt. Exposé dans les salles de la British Institution, en 1853, où j'ai eu la bonne fortune de le voir, ce beau portrait attirait les regards de tous les amateurs, et chacun d'eux y revenait avec plaisir après avoir fait le tour de l'exposition. Bramer a une vraie figure d'artiste. Il porte sur la tête un chapeau à grands bords, et il tient dans ses mains un cahier de dessin et un crayon. Sa tête intelligente se détache en clair sur la masse brune du chapeau et en vigueur sur la masse claire que forme une large collerette. Le tout est peint d'un ton mordoré et profond, par touches heurtées, comme l'admirable portrait de jeune homme que nous avons au Louvre. Rembrandt a un peu négligé les mains, comme il lui
arrive souvent de le faire; mais bien que légèrement sacrifiées, ces mains délicates, ces mains de peintre, sont encore charmantes dans leur vive indication, et la physionomie, la tournure, l'action du modèle, sont d'une noblesse que Van Dyck n'aurait point surpassée.
Il est donc certain que Bramer, s'il n'a pas été l'élève de Rembrandt, a été du moins son ami et s'est trouvé engagé dans la manière rembranesque autant par ses prédilections antérieures, que par l'ascendant qu'un si grand maître devait exercer naturellement sur tous les peintres qui l'approchaient. Revenu à Uc!ft, Bramer y eut moins d'occasions de peindre en grand, et pour se conformer au goût des curieux de
PYRAME ET THISBÉ.
son pays, il lit beaucoup de dessins et de petits tableaux sur cuivre. Ses dessins sont toujours à l'effet, soit que le peintre ait employé une plume grasse pour les contours et du lavis pour les ombres, soit qu'il ait mis des rehauts de blanc sur du papier bleu. Presque tous ceux que l'on connaît de lui ont trait au .Nouveau Testament. Quant à ses petits tableaux, qui d'ordinaire représentent des incendies de nuit, des scènes de voleurs, des souterrains éclairés aux flambeaux, ils sont touchés avec infiniment d'esprit, empâtés d une excellente couleur, et ils amusent l'œil par le piquant des lumières. On peut s'en faire une idée d'après celui de Pyrame et Thisbé que Le Brun a fait graver dans sa Galerie des peintres flamands, et qui est aussi remarquable par l'expression que par le jeu des clairs et des ombres. Un trait auquel on peut reconnaître les tableaux de Bramer, c'est qu'il aimait à y introduire des vases d'or ou d'argent, parce qu 'il excellait a les rendre et qu'il en tirait souvent avec bonheur des effets accessoires et d'agréables
prétextes à des échos de lumière. Il y en a deux exemples frappants dans la galerie du Belvédère, à Vienne. Pour avoir l'occasion de montrer son talent à peindre les objets inanimés, Bramer a composé deux allégories des Vanités du monde, et l'on y voit, étalés avec complaisance, groupés avec esprit, des vases précieux , des instruments de musique , des bijoux, des armures qui ont presque autant d'importance dans le tableau, que les figures humaines qui en achèvent la composition. Celui de ces deux tableaux qui représente une femme se regardant au miroir et un jeune homme qui joue du luth en chantant, a été gravé à l'eau forte par Léonard Bramer lui-même, et non par un Jean Bramer qui n'a jamais existé autre part que dans le Dictionnaire de Heinecken. L'épreuve que possède le Cabinet des Estampes, de cette pièce rare , est très-lisiblement marquée L. Bramer inv. et à la suite de cette inscription, sont écrits à la main, d'une écriture ancienne, les mots et fec. Nous ne doutons pas pour notre compte que cette pièce soit de la main de Bramer, d'autant que sur l'épreuve en question, on peut eoir d'intelligentes corrections au fusain et l'addition d'une épée sur le devant, corrections et addition qui sont évidemment le fait de l'artiste lui-même. Au surplus, graveur ou peintre , Bramer est un maître et il mérite de figurer à une place honorable dans l'école de Hollande et à la première place parmi les satellites du génie de Rembrandt.
CHARLES BLANC.
31KIMMK M IIIMMHIIS
Léonard Bramer a gravé à l'eau-forte son tableau des Vanités du monde qui est au musée du Belvédère, à Vienne. On y voit sur le devant, à gauche, plusieurs instruments de musique, une contrebasse, deux violons, une mandoline, une flûte; à droite, plusieurs armures, et du même côté une femme assise, vue de dos, se mirant dans une glace. Cette glace est posée sur une table couverte de vases précieux et de bijoux, derrière laquelle un gentilhomme, drapé dans un manteau à l'espagnole, parait chanter en s'accompagnant de la mandoline. Le fond est entièrement couvert de tailles , mais la figure du gentilhomme s'enlève en vigueur sur la partie claire de ce fond ; au bas de la gauche est gravé L. Bramer invent. Cette pièce est gravée dans le goût des peintres. — L'éditeur en a fait exécuter une copie fac simile placée en tête de cette notice.
Le MusÉE DU LOUVRE ne renferme aucun tableau de Bramer. MusÉE D'AMSTERDAM. Portrait du célèbre poète et historiographe hollandais P. E. Hooft, celui que l'on appelait un autre Tacite, alter Tacitus.
GAI.ERIE ROYALE DE DRESDE. Jésus-Christ succombant à la douleur. Il est assis entre, les soldats qui viennent de lui mettre la couronne d'épines. Tableau peint sur bois.
GALERIE DE ViENNE. Allégorie. La Vanité, représentée par différentes choses précieuses étalées sur une table; une personne richement ajustée se regarde dans un miroir, et un homme joue du luth en chantant. Tableau peint sur bois, c'est celui que le peintre lui-même a gravé.
Autre allégorie. L'Instabilité, représentée par différents objets ruinés, parmi lesquels la Mort est assise, une tête demort
à la main ; à côté de celle-ci un homme lisant dans un papier oit sont écrits les mots : MÉMENTO MORI. Tableau peint sur bois VENTE DE LA ROQUE, 1745. Une tête de vieillard peinte sur bois, de vingt-six pouces de haut sur vingt-un de large, avec bordure sculptée. 13 livres 12 s.
VENTE FONSPERTUIS, 1747. Le jeune David jouant de la harpe devant Sattl; tableau peint sur bois. Il a vingt-quatre pouces de haut sur dix-neuf pouces de large. Ce morceau est si bien peint, qu'il paraît aussi beau que s'il était de Rembrandt. 120 livres.
Une tète de Turc peint sur bois. Elle est si belle qu'elle passerait facilement pour un ouvrage de Rembrandt. Elle porte dix pouces un quart de haut sur huit pouces un quart de large. 32 livres M s.
VENTE JULLIENNE, 1767. Deux dessins lavés à l'encre, rehaussés de blanc sur papier bleu; l'un représente Judas qui vend N. S., l'autre Pilate qui se lave les mains ; ils portent chacun 14 pouces de haut sur -1 1 de large. 24 livres 5 s.
Cinq autres de même grandeur, idem. Les sujets sont : les Docteurs de la loi assemblés, A\ S. devant Pilate, le Reniement de saint Pierre. un Portement de croix, et le Christ que l'on porte au tombeau. 13 livres.
Huit, idem. Différents sujets dont un Marchand de chansons dans une place publique. 36 livres.
VENTE BOUCHER, 1771. Vingt. compositions à la plume, et lavées sur papier gris. 26 livres 1 s.
Quarante-neuf, idem, plus petites que les précédentes, sur papier gris et sur papier bleu. 20 livres.
ecol::. ■ /■//(////////-H. JCayàa^fd, Wanau-cr.
JEAN VAN GOYEN NE EN 1596. — MORT EN 1656.
Hoogstraten raconte, dans le sixième livre de sa Haute Ecole de Peinture, que Van Goyen, Knipbergen et Parcelles firent un jour une gageure à qui peindrait le mieux un tableau dans la journée et cela en présence d'autres artistes leurs amis.
Knipbergen porta une grande toile et y commença un paysage où il semblait improviser toute chose. On eût dit qu'il prenait sur sa palette des ciels, des lointains, des rochers, des ruisseaux et des arbres tout faits et qu'il ne faisait que les appliquer sur la toile : son tableau fut le premier fini des trois et il n'était pas sans mérite. Van Goyen prit un panneau (car c'était son habitude de peindre sur bois) et sans y avoir rien dessiné, il se mit à le
trotter partout jetant ça et la du clair et du brun, avec une telle contusion qu il n était pas possible de prévoir ce que cela produirait. Mais peu à peu ce chaos se débrouilla, et en s'éloignant de quelques pas comme le peintre, les spectateurs distinguèrent un ciel léger dominant un paysage agreste et des hameaux perdus dans le lointain. Un reste de fortifications s'offrait au second plan et une porte d'eau y laissait voir une
chute considérable, une rivière avec des bateaux et des chaloupes remplies de petites figures; sur le devant des masses larges vigoureusement rembrunies faisaient fuir le paysage et achevaient dans la perfection un tableau touché d'ailleurs ou plutôt heurté avec esprit et d'une couleur excellente. Mais Parcelles dérouta ceux qui le virent commencer. Tenant à la main sa palette et ses pinceaux, il demeura longtemps immobile devant sa toile, à réfléchir sur ce qu'il allait faire; chacun pensait que Parcelles n'aurait jamais fini dans le délai voulu et qu'il perdrait la gageure, lorsque tout à coup on le vit entamer son ouvrage avec une extrême vitesse, et l'on fut très-étonné qu'il eut fini dans le temps convenu : c'était une Marine qui enleva tous les suffrages. Ce tableau, dit Hoogstraten, était produit avec réflexion; l'auteur l'avait conçu avant de le faire, pendant (lue les deux autres n'avaient pensé au leur qu'en l'exécutant. Les morceaux de Knipbergen et de Van Goyen étaient faits avec esprit et pleins de goût : mais Parcelles avait pour lui toutes ces parties et de plus la vérité d'une étude qui eut été peinte d'après nature, au lieu de l'être sur l'impression vague d'un souvenir éloigné. Il gagna donc le pari, grâce à la réflexion qui avait précédé son travail, et le narrateur en tire cette conséquence qu'il faut penser avant que d'agir.
Cette anecdote, une des plus charmantes de l'histoire des peintres, nous donne sur-le-champ une idée du caractère et du talent de Van Goyen. Peut-être faut-il en conclure seulement qu'il y a différentes manières de sentir et de peindre, et que par divers moyens, comme dit Montaigne, on arrive à pareille fin. Ce qu'il y a de certain, c'est que les vrais peintres obéissent avant tout à leur tempérament : les uns méditent leur sujet, et le retournent plusieurs fois dans leur esprit: ainsi faisait Nicolas Poussin, ainsi M. Ingres; les autres peignent d'abondance, comme Lesueur, et leur œuvre n'est, pour ainsi parler, qu'une effusion de leurs sentiments intimes; ils travaillent sous la dictée du cœur plutôt que sous l'impulsion de l'esprit. Quelques-uns labourent péniblement leur sillon, s'ils s'appellent, par exemple, le Dominiquin ou Léopold Robert. Celui-ci est possédé de la fièvre comme.le Tintoret ou Eugène Delacroix; celui-là calcule ingénieusement son effet; cet autre, vivement impressionné par la vue des choses extérieures, c'est-à-dire de tout ce qui vit et se meut sous le soleil, exprime à la hâte son impression, comme David Teniers, et l'on peut croire qu'en mûrissant son ouvrage, en le ruminant, il ne le réussirait pas mieux, et que bien au contraire il risquerait de laisser refroidir et s'éteindre cette flamme légère qui est la définition même de son talent. Van Goyen appartient précisément à cette race d'improvisateurs aimables qui font toujours vite et facilement bien.
Jean Van Goyen, né à Leyde en 1596, eut pour père un amateur de dessin et de peinture à qui n'échappèrent point les dispositions naturelles de son fils. Flatté de lui trouver des goûts parfaitement semblables aux siens propres, Joseph Van Goyen fit entrer successivement son fils chez plusieurs maîtres, et d'abord chez un paysagiste, nommé Schilperoort, qui peut-être lui inspira cette préférence qu'il a toujours eue pour le paysage. Jean Van Goyen ne resta pas longtemps dans l'atelier de Schilperoort; il en sortit pour prendre les leçons de Jean Nicolaï, bourgmestre et bon peintre; mais, avec une mobilité de caractère qui était la contre-partie de son talent facile et vif, il ne put se fixer sous la discipline de ce nouveau maître, et alla chercher les conseils de Jean Adrien de Man, avec lequel il ne demeura aussi que fort peu de temps. Son père, ayant envie d'en faire un peintre sur verre, le mit chez Henri Klok ; mais cet art, qui demande beaucoup d'attention, de patience et de soins, ne convenait pas à Van Goyen autant que la peinture à l'huile, qui se prête aisément aux rapides créations du pinceau. L'écolier quitta donc encore une fois son maître, et son père l'envoya à Horn, dans la Nort-Hollande, achever son éducation sous Guillaume Gerritz. C'était son cinquième maître et ce ne fut pas le dernier; mais celui-là du moins sut le retenir deux ans auprès de lui.
A l'âge de dix-neuf ans, Jean Van Goyen fut pris de l'amour des voyages; il vint en France, en visita les principales villes, et resta quelque temps à Paris, où il exerça son talent. A l'époque de son séjour à Paris, c'est-à-dire vers l'année 1615, il ne s'y trouvait aucun homme de marque surtout dans le genre des marines et des paysages qui était celui où Van Goyen excellait. Ce qu'on a plus tard appelé la peinture de genre n'existait pas encore dans l'école française, et, à l'exception des frères Le Nain qui commençaient à introduire dans la peinture des éléments et des personnages jusque-là regardés comme secondaires, personne n'était en état de faire concurrence à Van Goyen pour ses plages, ses vues de fortifications maritimes et ses paysages agrestes. Le
Poussin était encore inconnu. Claude, Valentin, Blanchard et Philippe de Champagne n'étaient que des enfants, et l'art historique, le grand art particulier à la France, était lui-même à créer. C'est là ce qui explique pourquoi tant de peintres étrangers vinrent alors à Paris. On y comptait Ferdinand Elle de Malines, François Porbus de Bruges, George Lallemant de Nancy (la Lorraine n'était pas alors à la France), et le dix-septième siècle n était qu'en gestation des grands génies qui l'illustrèrent.
De retour de son voyage en France, Van Goyen en savait certainement assez pour se passer de maître. Cependant, dès qu'il fut revenu à Leyde, son père le conduisit à Harlem chez un peintre fort en renom, Isaïe Van de Velde, qu'on suppose être le frère aîné de Guillaume Van de Velde, premier du nom. Isaïe, très-habile paysagiste, était aussi peintre de batailles; il représentait des rencontres de cavalerie, des attaques de voleurs, et dut enseigner à son élève comment on campait une figure sur ses pieds. Van Goyen s'en est souvenu. Il ne
BESTIAUX AU BORD D'UNE RIVIÈRE.
demeura qu'un an chez Van de Velde, et il y fit des progrès si surprenants qu'enfin il put secouer pour toujours la poussière des écoles. Passé maître à son tour, il retourna se fixer à Leyde, s'y maria, et s'y fit une réputation parmi les amateurs, qui recherchèrent ses tableaux.
La ville de Leyde, où Van Goyen avait pris naissance, était aussi la patrie de Rembrandt. Quoique plus jeune que son compatriote, Rembrandt s'était fait connaître avant lui et déjà son génie jetait de l'éclat. Il est difficile de penser que ces deux peintres ne se connurent point à Leyde dans l'intervalle de 1625 à 1630, d'autant plus qu'un des maîtres de Van Goyen portait précisément le nom de Gerritz, et pouvait bien être parent du grand peintre. Quoi qu'il en soit, il y eut entre ces deux artistes ce point de ressemblance que l'un et l'autre ils virent la nature largement et trouvèrent leurs tableaux suffisamment finis, quand ils reproduisaient vivement ce premier aspect de la vie et du monde extérieur qui frappe un homme bien organisé, un homme d'élite, de manière à n'être jamais oublié. Seulement Van Goyen s'en tint à la surface visible, tandis que Rembrandt alla jusqu'au fond, jusqu'à l'âme des choses, et sut prêter à la nature même ses plus intimes émotions.
Les amateurs de peinture, j'entends ceux qui aiment l'art pour lui-même et n'estiment pas un tableau suivant le cours moyen des ventes publiques, se sont demandé plus d'une fois pourquoi une marine de Van Goyen ne se vendait guère que cent écus, alors que des paysages de certains maîtres qui ne le valent pas se vendent facilement cinq et six mille francs. Ce phénomène, étrange au premier aperçu, peut s'expliquer cependant par deux raisons : d'abord c'est que la rareté est toujours un élément essentiel dans l'appréciation des tableaux, et que les peintres qui ont eu le talent facile, la touche leste et de la promptitude dans la conception, sont naturellement censés avoir beaucoup produit et ont, en effet, produit beaucoup. D'un autre côté, il existe en fait d'art une qualité qui échappe à la plupart des hommes, et n'est comprise que des artistes et d'un fort petit nombre d'amateurs. Je veux parler de ce feu rapide qui anime certains peintres et fait qu'une impression est par eux aussitôt rendue que sentie. De même qu'il y a la fleur du sentiment pour les poètes, il y a aussi une fraîcheur de pinceau qui enchante les connaisseurs d'élite. De là ce goût passionné de quelques amateurs pour les dessins de maîtres, pour ces croquis même qui, souvent sous une forme brusque, imparfaite, inégale, recèlent le pressentiment d'un chef-d'œuvre. Van Goyen eut au plus haut degré cette qualité rare du premier jet qu'il montra si étonnante le jour de sa gageure avec Parcelles, lorsque, précipitant sur sa toile de hâtives indications de lumière et d'ombre, il faisait, pour ainsi dire, jaillir sa pensée du sein même de l'exécution. Malheureusement le gros des amateurs, sans parler du reste, n'estime que les tableaux finis, caressés, terminés avec amour. Tout ce qui porte les traces de la facilité ne pèse que peu de chose dans la balance de l'appréciateur vulgaire et surtout dans celle de l'acheteur. La plupart des hommes ne veulent donner un haut prix que des ouvrages qui paraissent avoir coûté beaucoup de peine.
Ainsi doit s'expliquer la disproportion énorme qui existe, dans l'ordre des estimations, entre un Van Goyen et un Ruysdael, par exemple, et si l'on ne veut pas entendre ici Jacques Ruysdael, si haut placé par la profondeur du sentiment et la finesse de l'exécution, au moins peut-on rapprocher Van Goyen de Salomon Ruysdael, dont les tableaux plus sombres et souvent dépourvus de transparence ont pourtant plus de valeur que ceux de Van Goyen qui fut son maître et qui, à notre sens, lui est supérieur. Que si la question était portée devant un tribunal d'artistes, elle serait tout autrement résolue par eux que par les amateurs; nul doute que Van Goyen ne fût replacé au rang qui lui appartient, à côté de Guillaume Van de Velde et de Jacques Ruysdael, mais cependant un peu au-dessous.
Du reste Van Goyen n'aborda jamais d'aussi grandes difficultés que ces deux maîtres. Ses sujets sont simples comme sa manière. Ce sont ordinairement des vues de rivières dont l'eau tranquille porte des bateaux marchands ou des barques de pêcheurs; sur le rivage et presque à fleur d'eau s'étendent ces terrains d'alluvion qui composent presque tout le sol de la Hollande; on y voit des hameaux sur pilotis, et souvent le clocher d'une église de village dont le peintre fait contraster les formes pittoresques avec les lignes de l'horizon. Quelquefois c'est une tour ruinée qui sert de motif principal à la composition de Van Goyen, et rappelle l'idée des longues guerres dont la Hollande fut le théâtre, en opposition avec la paix profonde qui règne sur le tableau du maître. Car c'est un des traits caractéristiques de Van Goyen que ses marines ou plutôt ses paysages maritimes sont toujours calmes, paisibles et un peu mélancoliques. Sans doute ce n'est point la tristesse amère qui nous saisit et nous remue à l'aspect des bocages de Ruysdael; c'est une mélancolie douce qui berce l'imagination et fait rêver. Le soleil n'apparut jamais dans les tableaux de Van Goyen. D'humides nuages voilent constamment ses ciels qui, dans les parties claires, affectent les tons argentins de Teniers. La plage est enveloppée d'une brume grisâtre qui estompe les lointains. Au mouvement des nuages, à la voile inclinée des navires, on devine le souffle du vent et l'on croit l'entendre gémir le long de la grève. Ces plaines, sans accident et sans fin, ces incolores solitudes ne sont animées que par le passage d'un bateau pêcheur ou d'une chaloupe qui porte des paysans et leurs denrées. La Hollande est le pays du monde où l'on entend le moins de bruit, précisément à cause des innombrables canaux qui la divisent et la traversent en tous sens. Voyages, promenades, transports, communications, tout se fait par eau. Le chariot du pauvre est une barque. Le chemin d'un village à l'autre est un canal. Les manœuvres les plus bruyantes se font là sans effort apparent et sans bruit. Cette impression de silence et de paix est reproduite à merveille dans les tableaux de Van Goyen. La
teinte en est monotone et attristée. Aucun ton brillant ou coquet ne vient troubler l'uniformité de ces paysages pleins d'eau, ni en déranger l'harmonie. Derrière les nuages qui traversent le ciel, on voit un peu transparaître la lumière du soleil; mais éloignée et assourdie comme l'est un flambeau dont la lueur est interceptée par un store. On dirait que le peintre, ayant la main remplie de lumière, n'a voulu l'ouvrir qu'à moitié.
Cette mélancolie des marines de Van Goyen a été vivement sentie et exprimée avec bonheur par M. Alfred Michiels, lorsque examinant l'influence qu'a dû avoir le sol de la Hollande sur la peinture de ses maîtres, il a dit1 : « L'humidité excessive de la Hollande, sa position critique, son sol partout effondré augmentent la
MARINE.
tristesse qu'y répand le climat. Guichardin affirme d'un air très-sérieux que le pays entier flotte sur l'eau comme une barque. La chose est difficile à croire; mais on éprouve dans cette région noyée un sentiment d'où a pu naître une telle fable : on s'imagine habiter un navire et l'on est pris d'un lourd malaise, d'une vague inquiétude. Pendant les mois les plus chauds, pendant les jours les plus purs de l'été, si le vent change tout à coup et souffle du nord, on se trouve au bout d'une heure en plein décembre. Une bise glaciale vous refroidit le corps et vous chagrine l'âme par son murmure. Des nuages profonds voilent le soleil, un épais brouillard inonde les campagnes. Du haut d'un pyroscaphe, la scène est vraiment lugubre. Vous n'apercevez au loin qu'une onde terne et des côtes à demi effacées. Un bâtiment vous apparaît çà et là dans la brume ainsi qu'un
1 Histoire de la Peinture Flamande et Hollandaise, tome 1, chapitre n.
vaisseau-fantôme. Des centaines d'oiseaux, mouettes, pétrels, grues et plongeons, s'envolent en criant des îles basses que la marée envahit et n'abandonne qu'un petit nombre d'heures. Vous cherchez des yeux les phoques, les lamentins du cercle polaire et le morse aux dents gigantesques. Il n'est donc pas surprenant que la plupart des toiles des Hollandais, les dunes de Wynants et d'Adrien Van de Velde, les eaux de Van Goyen, les sites de Ruysdael expriment une sombre mélancolie. »
Faute d'avoir saisi ce côté poétique, les auteurs qui ont écrit sur la peinture ont cherché une explication matérielle à ce ton monotone qui enveloppe les marines de Goyen et ses paysages. Descamps et après lui beaucoup d'autres ont dit de ces tableaux que s'ils sont maintenant gris et uniformes de couleur, ils n'étaient pas comme cela quand Goyen les peignit, mais que ce peintre s'étant servi d'un certain bleu qu'on appelait bleu de Harlem, y fut trompé ainsi que bien d'autres, et ne prévit point que cette couleur subirait les altérations qui l'ont depuis fait mettre entièrement hors d'usage. Cette observation, qui se trouve dans Houbraken, a été reproduite par Descamps et ensuite par les divers compilateurs qui ont réédité l'Histoire des maîtres hollandais, et même par M. Deperthes dans son estimable ouvrage sur les paysagistes1; mais il est clair qu'une telle explication n'explique rien, du moins relativement à la monotonie qu'on remarque dans les tableaux de Van Goyen. Si ces tableaux, maintenant semblables à des grisailles, ont été bleus autrefois, cela ne les empêchait point d'être uniformes de ton, tout comme ils le sont aujourd'hui. Que la teinte dominante ait été bleue au lieu d'être grise, le peintre n'en est pas moins monotone. Et s'il était prouvé que la vérité charmante des marines de Goyen fut un simple effet de l'évaporation de certaines couleurs et du temps écoulé, il ne faudrait pas en féliciter le maître, car il aurait commencé par peindre faux. Et comment alors se rendre compte du succès qu'eurent, de son vivant, ses ouvrages, de la réputation qui lui attira tant d'amateurs et tant d'élèves, du nom qu'il a laissé dans t histoire? Non, ce n'est pas le vernis du temps qui a donné aux tableaux du peintre une telle harmonie. C'est la nature, la nature même de son pays, naïvement observée, rendue avec une grande délicatesse de sentiment, qui s'est chargée de passer le glacis sur les paysages de Van Goyen. Quand on a voyagé en Hollande, on s'explique parfaitement, et sans avoir besoin d'avoir recours à l'altération possible des couleurs, on s'explique la teinte grisâtre de ses tableaux, si semblables à ceux de Ruysdael pour le ton des ciels légèrement ardoisés et pour la brume qui efface les derniers plans du paysage et en exagère encore l'éloignement. Il me souvient qu'en allant de Rotterdam à Delft, sur ces petits bâtiments légers à un seul mât qu'on appelle trekschuit, nous disions quelquefois avec mon compagnon de voyage, quand un rayon du soleil de trois heures venait se jouer dans la voile ou éclairer le clocher d'un village bâti à fleur d'eau : voici un Albert Cuyp. Mais le plus souvent le ciel était couvert; des nuages qui semblaient sortir de l'eau voilaient la lumière; de petits navires marchands, ronds et ventrus comme leurs maîtres, passaient à côté de nous avec leur voilure couleur d'orange; des cabanes éloignées dont on n'apercevait que les pignons faisaient comprendre que le sol est en quelques endroits au-dessous du niveau du fleuve. L'onde était jaunâtre et blonde; le ciel, la terre et l'eau participaient d'une même teinte grise et mélancolique : nous disions alors : voici bien un paysage maritime de Van Goyen.
Marié à Harlem, Van Goyen était allé s'établir à Leyde : il y demeura jusqu'à l'année 1631. Des raisons que son biographe Houbraken ne dit point le forcèrent à quitter cette ville pour prendre séjour à La Haye, où il mourut en 1656. C'est à Leyde qu'il ouvrit l'école de peinture d'où sortirent tant de peintres illustres, les Berghem, les Vanderkabel, les Herman Zaftleven. Il n'eut pas, du reste, que des paysagistes pour élèves. L'un d'eux fut cet amusant et joyeux Jean Steen qui est si célèbre en Hollande par ses plaisanteries et par l'esprit qu'il mettait dans ses tableaux. Van Goyen était un homme simple, paisible, laborieux, un Hollandais de pur sang. Marguerite Goyen, sa fille, s'étant laissé séduire par les bons mots et la gaîté de Jean Steen, celui-ci vint trouver son maître et lui confessa qu'il était grand temps de le marier avec Marguerite, puisqu'aussi bien elle ne tarderait pas à lui donner un petit-fils, à lui Van Goyen. Le bonhomme, voyant les choses aussi avancées, en prit son parti et consentit au mariage de sa fille avec Jean Steen.
* Deperthes, Histoire de l'Art du Paysage, Paris, 1825.
Il y a quelque chose de Teniers dans la manière de Van Goyen. Sa touche est facile, légère comme celle du maître flamand. Ses figures sont dessinées avec goût et de façon à jouer le rôle secondaire qui leur est assigné dans une marine. Sous le rapport du sentiment, Van Goyen, nous l'avons dit, se rapproche des deux Ruysdael,
1, A FERME.
de Salomon d'abord, qui fut son élève et l'imita ; de Jacques Ruysdael aussi, qui semble lui avoir emprunté ses ciels à la fois couverts et transparents et ses nuages arrondis, variant du gris perle au gris de plomb, dont il a poussé l'exécution à son dernier terme. On peut dire de la singulière poésie des marines de Van Goyen qu'elle est peu profonde, comme sa peinture. Ruysdael a creusé la mélancolie de la nature : Van Goyen ne l'a qu'effleurée.
CHARLES BLANC.
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Bartsch, par une omission inconcevable, n 'a pas compris Van Goyen au nombre de ses peintres-graveurs de l 'école hollandaise dont il nous a laissé les précieux catalogues en cinq volumes.
Van Goyen a cependant gravé à l'eau-forte plusieurs paysages et marines de sa composition. II est vrai que ces eaux-fortes sont d'une extrême rareté, si rares même qu'on ne les trouve pas mème au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale. C'est ce qui explique que Bartsch n'en ait pas eu connaissance.
En voici la description ou du moins la désignation :
1° Paysage avec un bac.
2° Vue d'un village où l'on voit un homme à cheval et deux chiens.
3° Vue d'un village, avec une femme et un enfant après lequel aboie un chien.
3° Vue d'un village avec une église.
Ces quatre pièces sont in-4°. On en distingue trois états. Les premières épreuves sont avant l'adresse d'Ottens (c'est le mème qui fut l'éditeur de la plupart des planches de Waterloo) ; les secondes sont avec l'adresse de ce marchand ; aux troisièmes, l'adresse d'Ottens est effacée.
5° Vue d'un village avec une église et un petit pont de bois que passent deux hommes, également in-4°.
6° Vue d'une enceinte de ville, garnie de tours et d'un moulin à vent. Sur le devant il y a un bateau et trois pêcheurs. Cette pièce est en travers. Elle porte environ quatre pouces de hauteur sur 6 de largeur. C'est la plus rare et la plus recherchée des eaux-fortes de Van Goyen. Elle est mentionnée par Heller dans son Dictionnaire des graveurs en allemand, comme ayant été vendue 20 thalers, ce qui fait 75 francs. Spilmann a reproduit cette eau-forte en grand avec cette inscription : Te Amsterdam by S. Cruys S. V. Goyen del. H. Spilmann sculp.
On nous a montré au musée d'Amsterdam une eau-forte traitée avec beaucoup de légèreté et d'esprit, et de forme octogone en travers. Elle porte le monogramme de Van Goyen et la date de 1650. Cette pièce est regardée comme unique.
Malgré leur rareté, les pièces i, 2, 3 et 4 n'ont été vendues à la vente indiquée par Heller que un ou deux thalers. Peutètre étaient-elles en mauvais état de conservation et faibles d'épreuves.
Les dessins de Jean Van Goyen sont pleins de facilité, d'esprit et faits de peu. Ils sont le plus souvent à la pierre noire et à l'encre de Chine sur papier blanc. Quelquefois ils sont lavés de bistre. Le musée du Louvre en possède quelques-uns qui sont charmants et qui paraissent faits d'un souffle.
Les tableaux de Van Goyen ne sont pas rares; ils ne sont pas chers non plus, pas si chers mème qu'ils devraient l'ètre, si on compare le maître à ses contemporains, à ses émules. Aussi parfait que Ruysdaël, aussi vrai dans ses canaux et ses rivières que l'est ce grand maitre dans ses forêts, Van Goyen est plein de charme ; ses marines, si légères de touche, ont beaucoup de profondeur, le sentiment en est exquis. On peut cependant pour quelque cent écus se procurer ces admirables paysages où l'allure des barques à voiles est aussi bien observée que le mouvement des mariniers du port. Les plus beaux Van Goyen ne sont pas montés, que nous sachions, au delà de douze cents francs (M. de Burtin dit 1,500 francs).
Cette modération de prix est sans doute la raison pour laquelle on ne voit point de Goyen dans les galeries célèbres, particulièrement dans celles de l'Angleterre. L'ostentation étant pour beaucoup, il faut bien le dire, dans ces collections que des millionnaires forment ou laissent former par les personnes qui ont leur confiance, on évite d'acheter des tableaux que déprécieraient sans doute le bon marché auquel on les trouve. Nous voudrions dans les possesseurs de galeries un
peu moins de vanité et un peu plus de lumières, un peu plus d'art.
Nous ne trouvons dans les fameuses galeries de Londres qu'un seul Van Goyen. Il fait partie de la galerie Sutherland et représente comme toujours les bords d'une rivière où l'on voit trois pècheurs et, à droite, un vieux château en ruines. Il est daté de 1648. Madame Jameson l'apprécie ainsi : eminently beautiful, soft, cool and light. (Voyez l'ouvrage qui a pour titre : Companion tu the most celebrated privale galleries of art in London. London, 1844.
Le MUSÉE DU LOUVRE possède quatre Van Goyen :
fo Bords d'une rivière en Hollande, un bateau à voiles remonte le courant. Une barque montée par trois pècheurs. De l'autre côté de la rivière, un pàtre fait embarquer des bestiaux sur un bac.
Ce tableau est signé V. G. 1653.
2° Un Canal en Hollande. On y voit deux grandes barques à voiles et deux canots, des bœufs qui paissent sur une langue de terre qui avance dans l'eau. Adroite, une maison bâtie sur pilotis, et dans le fond une grande quantité de barques.
Signé V. G. 1647.
30 Une Rivière ; à gauche, trois pêcheurs retirent leurs filets; à droite, des maisons juchées sur un vieux rempart, baignées d'un côté par la rivière et donnant de l'autre sur un chemin exhaussé. Un homme tenant un panier descend quelques marches pour aller rejoindre deux autres hommes qui l'attendent dans un canot. Un château, une tour élevée et en ruines, un moulin à vent, des barques chargées de farines, un homme qui porte un sac, des barques à voiles, des arbres et une église très-éloignée complètent cette composition pittoresque, signée V. G. 1644.
Ce tableau est gravé dans le tome 111 du Musée Filhol par Chataignier, et dans le Musée Laurent par Beaujean et C. Laurent.
4° Marine. La nier est couverte de barques à voiles et de canots. A droite paraissent trois moulins à vents, une ville et une église avec une grande tour carrée. Au premier plan un canot qui porte huit personnes. Signé V. Goyen 1647.
Le MUSÉE ROYAL DE BERLIN ne renferme qu'un tableau de Van Goyen; c'est un paysage avec figures, peint sur bois et signé : J. Goyen f.
Basan, Vivarès, le capitaine Baillie, Bacheley et quelques autres ont gravé de jolies pièces d'après ce maitre.
Il nous reste à indiquer les prix auxquels les tableaux de Van Goyen se sont élevés dans quelques ventes publiques :
VENTE DU PRINCE DE CONTI, en 1777; deux marines dont une est la Vue de Mordeck; elles sont chargées de vaisseaux, chaloupes, et ornées de figures : 460 francs.
VENTE RANDON DE BOISSET, 1777; un Paysage où sont plusieurs maisons et des arbres, à gauche, sur le devant, un bras de rivière, des passages dans un bac et plusieurs chaloupes : adjugé au vicomte de Choiseul pour 906 francs.
VENTE D'ARGENVILLE, 1778; deux dessins à la pierre noire, lavés de bistre : l'un 24 francs, l'autre 20 francs.
Nous reproduisons la signature de Van Goyen apposée ail bas de la Marine du Musée du Louvre, et ses divers monogrammes.
111PR. BEMRD ET COUP., RUE DAMIETTE. 2 L PAlUS
Scafe .^yû/fa//(/wJe. $ahklted, J£a-y.(ta^.ed.
ISAIE VAN DE VELDE NÉ VERS 1597. — MORT EN 1648.
C'est un grand nom dans l'histoire de l'art en Hollande que celui de Van de Velde, et il est vraisemblable que les cinq artistes qui l'ont porté étaient tous de la même famille. Il paraît du moins certain, comme l'affirme le continuateur de Ploos Van Amstel, J osi 1, hollandais très-versé dans la connaissance des arts de son pays, qu'Isaïe et Jean Van de Velde étaient frères du vieux Guillaume Van de Velde, dessinateur de marines, pour les États-généraux, et qu'ainsi ils étaient les oncles du fameux peintre de marines Guillaume Van de Velde le jeune, et suivant toute apparence, du fameux peintre d'animaux et de paysages, Adrien Van de Velde. C'est là le détail le plus curieux, le seul, pour mieux dire, qui nous ait été transmis sur ces deux maîtres, Isaïe et Jean, qui forment,
comme peintres et comme graveurs, une sorte de transition entre le seizième et le dix-septième siècle.
D'Isaïe Van de Velde, en effet, on ne sait presque rien, ainsi que de tant d'autres peintres hollandais. A peine cOlllmit-oll le lieu et la date de sa naissance. Il passe cependant pour être né à Leyde, vers 1597, et avoir été le disciple de Pierre Deneyn, originaire de la même ville. C'est surtout par des eaux-fortes,
1 Collection d'imitations de dessins, commencée par Ploos Van Amstel, continuée par Josi. Londres, 1820.
exécutées d'une pointe ferme et sobre, qu'Isaïe Van de Velde s'est fait une réputation parmi les amateurs. Ses tableaux sont si rares et si peu connus, que par induction, Mariette lui-même-, n'en ayant jamais vu,' sans doute, le suppose peintre ainsi que son frère Jean. Il nous est arrivé deux fois seulement, dans nos excursions pittoresques en Hollande et en Allemagne, de rencontrer des peintures d'Isaïe Van de Yelde, et c'est à Amsterdam que nous les avons vues, l'une au Musée de cette ville, l'autre dans le cabinet de M. Six Van Hillegom, descendant de ce même bourguemestre Six à jamais illustré par l'amifié de Rembrandt. La première de ces peintures est une composition emblématique, relative à la vie et au' génie du prince ' ' Maurice de Nassau; mais nous en avons conservé un souvenir trop vague pour "fa décrire; la seconde, signée et datée de 1625 , représente une grande fête, à laquelle assiste ce même prince Maurice, que l'on y voit avec sa famille dans un carrosse découvert. Il paraît fatigué, sérieux et vieilli, et l'on sait ^ que Maurice mourut- du chagrin que lui fit la prise de Breda par les Espagnols en cette-même jinnée.
C'est en effet l'année même de sa mort que le tableau d'Isaïe Van de Velde a été peint. Autour de la voiture du stathouder, comme dans tout le reste de la composition, se presse une grande foule qui présente des personnages -de toute espèce, de toute condition, et des épisodes variés. Le gentilhomme, le marchand, le villageois y sont caractérisés par leur costume autant que par leur manière d'être, leur démarche, leur geste, leur attitude. Un peu à l'écart du tumulte de la kermesse, se tiennent des dames élégantes, aux collerettes empesées, qui regardent passer le prince Maurice, et des cavaliers dont l'habillement, conforme à la mode espagnole de ce temps-là, rappelle certaines eaux-fortes de. costumes, sans nom d'auteur et * sans monogramme, que l'on attribue quelquefois à Isaïe Van de Velde. Cavaliers et dames, sont entourés de leurs valets, de leurs chevaux et de leurs chiens. Le nombre des figures -qui se "meuvent dans ce tableauest considérable; il n'y a guère que Breughel de Yel'ours qui ait su faire tenir une pareille multitude, sanstrop de confusion, dans un si petit espace; car ce n'est ici qu'un tableau de cheyàlet. Ceux-ci se livrent à des danses effrénées, ceux-là se disputent et se battent. avec non moins d'ardeur ; d',autres suivent curieusement du regard et les scènes de pugilat et les mouvements -fle la danse rustique. Les perrons, les fenêtres, les toits des maisons regorgent de spectateurs, et comme toute fête devient facilement une foire, on voit çà et là des marchands qui débitent leurs denrées, les fripiers qui jetaient leurs friperies; mais la majorité de la foule ne songe qu'à rire, à boire et à passer cet heureux jour en joie et en liesse.
Ce n'est pas seulement sous le rapport de la disposition et du nombre des figures que ce tableau d'Isaïe Van de Velde ressemble à un Jean Breughel, c'est encore et surtout par la vivacité, l'intensité des couleurs. Les tons y sont éclatants et un peu crus, comme ceux de ce fameux maître et de ^presque tous les peintres du seizième siècle ; mais la perspective y est un peu mieux observée qu'elle ne l'est chez Breughel; je parle de la perspective aérienne, de celle qui veut que la présence de l'air soit rendue, par une certaine dégradation des couleurs proportionnée à la distance des objets, et que leur éloignemènt soit exprimé par l'indécision des formes et le flou de -la touche, tout autant que par leur petitesse relative. Dans cet ouvrage d'Isaïe Van de Velde, les, plans sont très-bien indiqués, et j'ajoute que les fonds du tableau sont encore plus charmants que les devants de la composition, qui sont pourtant fort soignés. Quand au dessin, il est ferme, moins spirituel peut-être que celui de Breughel, mais aussi savant, aussi juste. En somme, cette peinture est exèellente, et comme l'artiste y a mis évidemment tous ses soins, elle peut servir de base au jugement que l'on porterait sur Isaïe Van de Velde, considéré comme peintre..
Des rencontres de cavalerie, des escarmouches, des batailles, des attaques dé coches et de petites scènes de voleurs, occupèrent aussi le pinceau de Van de Velde. Quelques-unes de ces compositions ont été gravées au burin par Jean Van de Velde son frère t, et d'autres par G. Y. Grèen, entre autres cellequi représente un vieillard offrant son coeur et ses richesses à une jeune personne, car les sujets familiers^ comme on le disait un sièéle plus tard, les tableaux de conversation, n'étaient pas non plus étrangers
1 INous trouvons une preuve décisive du lien de fraternité qui existait entre Isaïe et Jean Yan de Velde, dans ce titre gravé sur la première feuille d'une des suites de paysage gravées à Teau-ioi 'te. par Jean : amœnjssimae. aliquôt reinunculse a Joa. \M\o juniore delinoatse... etc.
au talent d'Isaïe. Mais en tant que graveur, ce maître n'a guère composé que des paysages et des bambochades, des paysages surtout. On connaît de sa main plusieurs suites de vues hollandaises, dans lesquelles il entre de l'architecture .et des ruines; l'arrangement en est toujours pittoresque sans être recherché, et l'exécution en est légère sans être maigre. En général, Van de Velde fait ses planches à peu de frais; il épargne les travaux et il indique l'effet plutôt qu'il ne l'obtient. En cela, il ne ressemble guère à Jean Van de Velde, qui, dans un grand nombre de ses eaux-fortes auxquelles il mêlait du burin <niand il voulait les terminer, s'est servi de tailles fines, serrées, comme celles qu'employait le comte de Goudtdans ses belles estampes d'après Elzheimer et qui, couvrant son cuivre de travaux, est arrivé aux plus admirables effets -de clair-obscur. L'Aurore, la Sorcière, la Cérès représentée lorsqu'elle métamorphose en
PAYSAGE.
lézard le. petit Stellion, et celui-des Quatre Éléments. qui caractérise le feu, Ignis, sont des exemples de cette maifière précieuse particulière à Jean Van de Velde , et qui ne se retrouve jamais dans l'œuvre d'Isaïe. Les deux frères ne se ressemblent que dans la façon de graver le paysage, et c'est une observation qui n'a pas échappé à l'oeil exercé de Mariette. L'un et l'autre y introduisaient de jolies figures ; c'étaient quelquefois des pâtres, des paysans en marche, des villageois au cabaret; mais le plus souvent, ces figures étaient ajustées avec élégance et représentaient des gentilshommes à cheval, des bourgeois maniérés, des dames en pro'ïnenade fort bien attifées et toutes fières de leur toilette. Les costumes à la mode en Hollande au temps de Henri IV et au commencement du règne de Louis XIII, ou pour mieux dire à l'époque du, comte Maurice de Nassau, ces costumes, très-curieux parce qu?ils forment une transition, et que d'ailleurs, la mode française y est modifiée par l'influence espagnole, sont dessinés avec beaucoup d'art, et l'on peut en deviner les détails jusque dans les plus petites figures. Les hommes sont -coiffés de chapeaux ronds très-petits bords qui sont parfois ornés d'une plume roulée autour du feutre. Ils ont autour du .cou des fraises très-évasées et très-coquettes, qui n'ont pas encore la solennité- des fraises de Van Dyck. Ils portent une sorte de casaquin léger, des manchettes, un haut de chausses à gros boutons
qui se noue avec des rubans au genou, des bas de soie et des souliers à bouffette. Une courte épée leur bat le mollet. Les bottes à genouillière ne sont pas encore importées en Hollande. Les cavaliers d'Isaïe Van de Velde, tiennent le milieu entre le mignon de Henri III et le raffiné Louis XIII, entre Quélus et Bassompierre. Quant aux femmes, elles sont coiffées haut, elles encadrent leur figure dans la majestueuse collerette de Marie de Médicis, elles dessinent leur taille immédiatement au dessous du sein, elles retroussent leur robe à la bourgeoise et cachent sous des jupes longues les hauts talons qui les grandissent. Ainsi, les paysages d'Isaïe Van de Velde, sont doublement intéressants : outre qu'ils sont fort pittoresques et pleins de motifs heureux, que nos peintres devraient étudier plus qu'ils ne font, ils renferment de très-utiles renseignements sur les costumes d'alors, tels que les nuançaient les peuples des Pays-Bas dominés par les Espagnols, de sorte que les peintres, en peine d'ajustements historiques, peuvent puiser dans ces jolies eaux-fortes d'Isaïe Van de Velde, de même que dans celles de Jean, des modèles aussi sûrs que le sont pour nos modes françaises les costumes d'Abraham Bosse ou de Rabel.
Bien qu'on ne sache pas précisément l'année de la mort d'Isaïe, on croit qu'il mourut avant 1650. Nous avons de lui une suite de douze paysages datée de 1645 : c'est celle dont Beerendrecht fut l'éditeur. Toutes ses estampes sont antérieures à cette époque, et il ne paraît pas avoir travaillé depuis. Il y a donc lieu de présumer qu'il mourut peu de temps après, et de regarder comme exacte la date de 1648, donnée par M. Balkema dans sa Biographie des peintres Flamands et Hollandais. Isaïe Van de Velde eut pour disciples ou pour imitateurs deux peintres renommés, Palamèdes Stevens qui fit comme lui, des campements, des marches de troupes, des batailles, et Jean Asselyn, qui, après avoir peint des combats de cavalerie dans la manière de son maître, devint célèbre en Hollande pour avoir importé dans le paysage le grand goût de Claude, et quelques rayons du soleil de l'Italie.
CHARLES BLANC.
Les tableaux d'Isaïe Van de Velde, nous l'avons dit, sont rares. Le Musée du Louvre n'en possède pas un seul.
MusÉE D'AMSTERDAM. Tableau emblématique sur la vie et le génie du prince d'Orange, Maurice de Nassau. —Chez M. Six Van Hillegom à Amsterdam , une Fête de village à laquelle assiste le prince Maurice en voiture, signée et datée de 1625.
GALERIE DU BELVEDÈRE A VIENNE. Un Combat de cavalerie dans une plaine. On aperçoit une ville dans le lointain.
Les dessins d'Isaïe Van de Velde et de son frère, que l'on peut se procurer à des prix modiques, dit Josi, et cet auteur fait autorité en ces matières, ne sont point payés en raison de leur mérite réel. Les meilleurs d'Isaïe, dessinés à la pierre noire, au bistre et à l'encre de chine, sont rarement vendus au-delà de cinq louis. Ses Douze mois en petit, étaient à la vente de M. Fertama en 1758. Ils y furent vendus huit louis, prix considérable pour ce temps-là. M. Goll en acheta deux des plus beaux dans la collection de M. Folk.
VENTE JULIENNE, 1767. Un paysage où l'on voit des canards dans l'eau, et un chasseur, 80 fr. Il faut dire qu'à cette vente tous les prix furent très-modérés. Quelques Rembrandt s'y vendaient presque au même prix.
VENTE NEYMAN, 1776. Cette vente, qui fut dirigée à Paris par Basan, est demeurée célèbre pour les dessins; il s'y en trouvait dix à douze de la main d'Isaïe Van de Velde. Ils furent vendus de 30 à 40 fr. l'un.
Quant aux tableaux de ce peintre, il est fort rare d'en trouver dans les ventes.
Isaïe Van de Velde a gravé une soixantaine de pièces à l'eau-forte. Pierre-Jean Mariette en a dressé le catalogue. Aux morceaux indiqués par Mariette, il faut en joindre d'autres, et notamment une pièce capitale du maître, et fort rare. Elle représente la Vue de la digue d'Utrecht, rompue par le dégel et l'inondation du Zuyderzée.
Une estampe fort curieuse d'Isaïe Van de Velde, que Mariette ne mentionne pas et qui doit être fort rare, est celle qui représente d'après le dessin de Buytenweek, le crime et le supplice d'un assassin célèbre. Cette estampe est oblongue et divisée en deux parties. Celle du haut représente l'exécution d'un homme dont on brise les membres. Une grande foule assiste à ce spectacle. Au haut de la droite on lit : T'hojf van Hollant ; c'est-à-dire la cour de Hollande. Celle du bas est elle-même divisée en trois compartiments. Le milieu représente l'assassinat d'un homme qui s'appelle sans doute Van Velly, car ce nom est écrit à ses pieds. La victime égorgée s'appuie sur une table, à la muraille est accrochée une mandoline. Dans le compartiment de droite, on voit un homme étendu mort contre le mur d'un jardin. Un passant rencontre ce'cadavre, et témoigne sa frayeur. Le fond représente un paysage avec ces mots : As-put. Dans le compartiment de gauche sont deux portraits en buste. On lit en haut de la droite : Lavigne. Au bas de cette pièce en trois parties, on lit à gauche, W. Buytenweek inventer, et à droite, Esaias Fan de Velde fecit.
êmâ ,7bôtl;t?lr!cthJr. ■ fy^adea, &rtu6> êÇ . % e,4
DAVID DE lit:KM NE EN 1600. — MORT EN 1674
En Hollande, on appelle souvent les tableaux de David de Heem des déjeuners. Ces tableaux , en effet, représentent presque toujours un déjeuner délicieux et appétissant à voir : des huîtres ouvertes, une écrevisse bouillie, des raisins, des pêches, des noisettes, un gobelet rempli de vin vieux, quelquefois un faisan rouge et le plus souvent un citron entamé. Il n'est pas de mangeur si repu, de gourmet si blasé, que la vue d'un tableau de David de Ileem ne put guérir de son inappétence; car tout y est exquis, le fond et la forme, les mets ou les fruits qu'on y sert aussi bien que la manière de les servir. Il faut que i'œii dîne, dit le proverbe, et cela est vrai surtout des festins ou des collations que l'on fait en peinture. Mais l'arrangement du peintre doit être bien plus habile encore que celui du maître-queux. Ce dernier prétend charmer les yeux par une symétrie vulgaire, dont les règles sont connues et invariables. Son dessert, par exemple, sera parfaitement dressé si les fruits de même nature se
correspondent en diagonale, si les compotiers se regardent, si les pâtisseries se font pendant. Au contraire, le peintre, dans la disposilion: des éléments de son déjeuncr, obéit à des lois beaucoup plus raffinées et
moins précises. L'équilibre de sa composition se dissimule sous les apparences d'un aimable désordre. Le balancement des masses, l'inégalité des parties correspondantes sont aussi rigoureusement calculés, niais sans qu'il y paraisse, parce qu'elles se trouvent cachées par des négligences qui sont les coquetteries de l'art.
Voilà pour la forme, c'est-à-dire pour la disposition des objets qui devront composer le tableau ; mais si nous entrons dans l'analyse du tableau lui-même, ce n'est plus notre œil seulement qui sera ravi, c'est notre palais, pour ainsi dire, qui se sentira chatouillé. Voyez ces belles huîtres qu'on vient d'ouvrir: quelle fraîcheur! quelle saveur exquise! Rien n'est plus difficile à rendre en peinture, et cependant l'illusion est complète. L'artiste nous les fait toucher du doigt, ou plutôt des lèvres; il nous fait sentir les rudes bords de leur coquille si grossièrement feuilletée à l'extérieur, si fine au dedans, si transparente. si polie, si joliment nacrée. Avec une incroyable délicatesse, il y a laissé tomber ces gouttes d'eau où la lumière se joue, ces perles qui sont une maladie de l'huître, comme la poésie est une maladie de l'homme. Il semble qu'après avoir posé devant le peintre assez longtemps pour être reproduites avec une telle vérité, des huîtres auraient dù perdre de leur fraîcheur; mais le pinceau de David de Heem leur a conservé jusqu'à cet âcre parfum de marée qu'elles exhalent en sortant des mains de l'écaillère. Avec le même soin, avec le même bonheur il a exprimé la qualité de chaque fruit, sa surface rude ou polie, mate ou luisante et jusqu'à son degré de maturité, la prune violette à peau mince , tachée de rouge et de chamois, le léger duvet de la pêche avec ses tôns pâles et pourpre, l'enveloppe plucheuse dans laquelle se cache la noisette, le brou vert et déchiré à travers lequel on aperçoit le cerneau. Et cette diversité de substances n'est pas seulement rendue par le ton local, elle l'est aussi par certaines variantes dans le maniement du pinceau, par les plus fines nuances de la touche. Cependant, sur la table de chêne ou de marbre est posé un énorme vidrecome taillé à facettes, verre patriarcal dont toutes les saillies pétillent à la lumière, et dont le cristal ouvré laisse transparaître une liqueur d'or, des topazes en fusion. Quelquefois c'est un l'oerner. c'est-à-dire un vase cylindrique en verre de Bohême, terminé par une coupe très-évasée, au-dessus de laquelle on peut flairer le bouquet du vin de Champagne ou respirer l'arome du vin du Rhin; des montures en argent ou en cuivre doré lui servent de protection et d'ornement et en font un ustensile précieux que les générations se transmettent... Voilà un tableau de chevalet qui vous transporte en Hollande, au milieu de la vie intime de ces hommes casaniers, attentifs à toutes les délicatesses du confort intérieur, et dont les habitudes nous sont pour ainsi dire révélées rien que par la présence de ces objets inanimés. Il semble que dans un moment on assistera au déjeuner d'une famille hollandaise.
On sent bien que le peintre, occupé de ces naïves représentations, dut avoir lui-même une existence tranquille et savourer toutes les douceurs de la paix domestique. Marié fort jeune à Utrecht, où il était né en 1600, il y succéda à la clientèle de son père qui s'appelait David comme lui, et qui était peintre de fruits et de fleurs. « Ses tableaux, dit Descamps, furent mis au-dessus de tout ce qui avait paru jusqu'alors. Ses ouvrages furent si recherchés et poussés à un si haut prix, qu'il n'y eut bientôt plus que les princes qui pussent y prétendre. On ne sait par qui il fut anobli et nommé chevalier. Sa vie tranquille ne fut traversée par aucun malheur; il fut le plus grand peintre en son genre et le plus occupé de son temps. Il jouissait d'une fortune méritée par ses assiduités et ses talents; mais la guerre de 1671 et la désolation de sa patrie lui firent quitter Utrecht et son repos. Il choisit Anvers pour sa retraite; il n'y vécut que peu d'années, mais assez cependant pour former des établissements honnêtes à ses six enfants. Il mourut en 1674. » C'est à quoi se bornent les renseignements que nous ont laissés les biographes hollandais touchant David de Heem.
Quel que fut son talent, on ne peut disconvenir que Van Huysum ne l'ait surpassé dans l'art de peindre les fleurs, d'en saisir les attitudes, d'en dessiner les raccourcis, d'en reproduire les tons fins, les pétales impondérables, la grâce, la fraîcheur, le parfum; mais il faut avouer aussi que David de Heem a été supérieur à tous les artistes de son pays, comme peintre de fruits, de cristaux, de vases d'or, d'argent ou de marbre, et qu'il a dans ce genre primé son père qui passait pour un fort habile homme. Les
déjeuners , les desserts, les natures mortes en général, d'autres peintres contemporains de David de Heem les représentaient sans doute avec un égal talent, mais pas un avec un égal fini. Sneyders, par exemple, peignait ses garde-manger, ses fruiteries comme de splendides motifs de décoration, et il les attaquait avec la brosse de Rubens; mais de Heem, observateur patient et recueilli comme le sont les Hollandais, regardait les choses de plus près, par leur aspect le plus intime. Aussi quand il lui arrivait d'ajouter des fruits, des légumes, du gibier- et de beaux ustensiles précieux à quelque tableau d'un peintre flamand,
FRUITS (Collection de 1. Duelos).
on distinguait tout de suite sa touche précieuse, de la manière large et franche, familière aux Anversois. Nous avons vu figurer à Paris dans la vente Mecklembourg, en 1855 1 , une Cuisine de Teniers dans laquelle ce grand petit maître avait représenté son père et lui-même sous les traits d'un maître d'hôtel et d'un cuisinier : chaudrons, légumes, fruits, tous les accessoires étaient .peints de la main de David de Heem; mais on sentait parfaitement que, des deux collaborateurs, l'un était un praticien consommé dans un genre spécial, l'autre un homme supérieur capable de briller dans tous les genres. Ce tableau, du reste, nous suggéra une observation qui se place naturellement ici. Les grands peintres impriment leur cachet sur toute chose. Un Rubens, par exemple > peindra des melons, des raisins, des pêches, av-ec vérité sans doute, mais en les subordonnant à sa manière, en y mettant sa griffe, sa signature. Ses fruits paraîtront venus sur l'arbre de son génie. Au contraire, les maîtres confinés dans un petit coin de la . nature, sont au-dessous de leur sujet au lieu de le dominer. Souvent on né reconnaît pas leur main,
1 Ce tableau, doublement précieux, fut adjugé à M. Thibaudeau, pour la somme de 5,500 fr.
parce qu'elle a été l'esclave des modèles qu'ils avaient à copier. David de Heem, dans ses tableaux de fruits, n'est qu'un imitateur fidèle jusqu'au scrupule. A-t-il sous les yeux une écrevisse? Sa touche va se piquer à tous les piquants de la patte, s'effiler aux antennes, se heurter à toutes les articulations ql1i laissent voir la chair molle du crustacé au défaut de la cuirasse. Veut-il représenter un citron? Il le transporte sur sa toile avec une vérité criante. Vous sentez le grenu du zeste qui s'est roulé en spirale sous le tranchant du couteau. Ce citron à demi-pelé fait venir l'eau à la bouche, surtout lorsque la lame d'argent, dépassant l'épaisseur du zeste, laisse voir, dans les cellule% du fruit entamé, ce qui doit rafraîchir et réjouir le palais. Il est rare qu'il ne se trouve pas un citron dans les peintures de David de Heem, car c'est là le fruit qu'il peint le mieux • c'est son triomphe. Il est également fort rare qu'il ne s'y trouve pas quelque vase d'or ou d'argent. Personne ne les a fait tourner et reluire avec plus d'illusion. Le poli de leur surface, où se réfléchissent comme en un miroir, les fenêtres du logis, la transparence de leurs demi-teintes, les reflets qui égaient leurs ombres, les délicates niellures qui s'y relèvent en bosse, sont rendus avec un art surprenant et par des roueries de métier poussées au dernier degré de la finesse.
Quant on connaît le goût des Hollandais, leur manière de vivre, leur manière de voir, on ne s'étonne pas du prix qu'ils attachent aux déjeuners ou aux natures mortes de David de Heem. Descamps raconte à ce sujet une anecdote assez curieuse. De Heem avait peint un beau tableau, une guirlande de fleurs, pour Jean Van der Meer, peintre estimé, qui possédait une fameuse manufacture de blanc de plomb, et il en avait reçu 2,000 florins. Van der Meer ayant été ruiné par les événements de la guerre de 1672, se trouva n'avoir plus d'autre ressource que le tableau de son confrère. On lui conseilla d'en faire présent au prince d'Orange, Guillaume III, depuis roi d'Angleterre, et il suivit ce conseil après avoir fait peindre le portrait de ce prince dans la guirlande de fleurs que représentait le tableau de David de Heem. Guillaume fut enchanté du présent et l'emporta avec lui en Angleterre ; mais pour témoigner sa reconnaissance à Van der Meer, il lui fit obtenir dans la ville d'Utrecht la charge de contrôleur des droits du canal qui passe à Vreeswyck et à Vianen. Heureux tableau, qui en faisant la gloire d'un peintre, faisait le salut d'un autre !
CHARLES ULAJN'C.
IMllKMMS M MMMTRMS.
Mtsiiii DU LOUVRE. — Deux tableaux représentant l'un et l'autre des fruits et de la vaisselle sur une table.
.MusÉE DE BRUXELLES. — Bouquet.de fleurs.
GALERIE DE DRESDE.- Des huîtres, une écrevisse bouillie, des raisins, un citron entamé et un faisan rouge.
Une guirlande de fleurs, au milieu de laquelle il y a un verre rempli de vin et au bas un moineau sur une branche.
Sept autres tableaux du même genre, plus un huitième représentant une Vanité, un verre rempli de fleurs, une coquille, une tête de mort et un panier avec l'inscription.
MUSÉE D'AMSTERDAM. — Verre et vaisselle antiques, près d'une assiette garnie d'un citron coupé et autres objets.
PINACOTHÈQUE DE MUNICH. — Sur une assiette d'argent et une tasse de porcelaine se trouvent des abricots, des citrons, des raisins et d'autres fruits. '
VENTE JULLIENNE, 1767. — Un hareng pec sur une assiette. des grenades ouvertes du raisin, des cerises, du pain et deux verres posés sur une table. 240 fr.
VENTE BLONDEL DE GAGNY, 1776. — Un tableau représentant des fruits sur une table couverte d'un tapis bleu. 721iv,
VENTE DU PRINCE DE CONTI, 1'777.— Des raisins, des péclies. des huîtres, des crevettes, deux écrevisses, un citron, deux verres et un sucrier d'argent, tableau daté de 1659. 381 liv.
VENTE DE M. GÉRARD VAN DER POT DE GROENEVELD, — Tableau offrant toutes sortes de fruits, d'insectes et d'autres accessoires. 385 fr.
Autre tableau du même genre, représentant de beaux fruits bien choisis, arrangés sur un plat de porcelaine posé sur une table de marbre; des insectes, un homard. 385 fr.
VENTE PAILLET ET DELAROQHE, 1802.— Une guirlande de fleurs et fruits, distribués avec beaucoup de grâce el retombant sur une' table où l'on voit des huîtres, une montre et d'autres accessoires. On y remarque encore un groupe d'oiseaux morts... 550 fr..
Un autre tableau offrant un déjeuner d huîtres, de fraises et citrons : le tout groupé avec des roses et autres accessoires sur une table couverte d'un tapis. 298 fr.
VENTE CARDINAL FESCH, 1845.— Un déjeuner. 340 scudi, soit environ 1 ,80'0 fr. L'OEil de la Providence, composition emblématique ornée de fleurs. 425 scudi, soit environ 2,300 fr.
&co/e /Y6'o(¡;/JIrk,jl'. ÆOJ'¡'MrtJ, ^aéïeaux c/c t.'o;yle'nr
THÉODORE DE KEYSER
NÉ VERS 1595? — MORT VERS 1660?
Plusieurs peintres ont porté en Hollande le nom de Keyser.
Celui dont nous allons nous occuper s'appelle Théodore de Keyser, mais c'est à peu près tout ce que l'on sait de sa personne. Aucun des anciens biographes ne parle de lui, ni Sandrart, ni Iloubraken, ni Campo Weyermann, ni Van Gool, ni Descamps, et cependant un artiste supérieur, Jonas Suyderhoef, son contemporain, avait gravé d'après ce maître une peinture que l'on pouvait croire des plus remarquables, à en juger par les touches du plus mâle et du plus savant burin de la Hollande. L'expression des têtes, dont le modelé était poursuivi sans petitesse jusqu'aux rides caractéristiques et jusqu'aux plis les plus intimes de la peau, le rendu des mains exprimées dans les plans particuliers des doigts, étudiées dans les moindres détails, l'ordonnance magistrale d'un tableau qui ne représentait pourtant que des échevins assemblés autour d'une table, la tranquillité, la convenance du fond, tout cela devait
inspirer le désir de remonter à la peinture originale, et de savoir quel était ce Keyser dont le nom se trouvait écrit par un graveur tel que Suyderhoef, au bas d'une aussi magnifique estampe.
C'est de nos jours seulement qu'on s'est informé de Théodore, et ce qu'on a dit sur ce peintre se borne à des conjectures1. On le croit né à Amsterdam, quelques années avant Rembrandt, c'est-à-dire vers la fin du seizième siècle, ou tout au commencement du dix-septième. Il serait le neveu ou le fils de Henri de Keyser, qui fut architecte et sculpteur attitré de la ville d'Amsterdam, où il a bâti plusieurs églises, et qui passe pour l'auteur de l'excellente statue d'Erasme placée à Rotterdam, sur la place du grand marché. Le portrait de ce Henri de Keyser, mort en 1621, a été peint ou du moins dessiné par Théodore en cette même année, et cette circonstance rend très-vraisemblable la parenté que l'on suppose avoir existé entre l'architecte et le peintre. Ce qui est certain, c'est que Henri eut un fils, nommé Pierre, qui lui succéda dans la charge d'architecte et sculpteur de la ville d'Amsterdam, et qui a érigé en Hollande plusieurs monuments, entre autres le mausolée de l'amiral Tromp, à Delft, et celui de Guillaume Louis de Nassau, à Leeuwarden, en Frise. Quant à Théodore, qu'il ait été ou non le frère de Pierre, on ne connaît de lui qu'une douzaine, au plus, de tableaux authentiques, et, pour notre compte, nous n'en avons jamais vu que quatre, savoir : deux au musée de la Haye, un dans la galerie Van Steingracht, aussi à la Haye, et un au musée de Bet-lin ; mais il faut dire que ces peintures sont de première force, au point qu'on se demande si un autre que Rembrandt, dans l'école de Hollande, a pu exécuter de pareils morceaux.
Le tableau gravé par Suyderhoef, l'Assemblée des bourgmestres d Aînste-î-dam à l'arrivée de Marie de Médicis, en 1638, est au musée de laHaye. Il représente, en effet, quatre bourgmestres réunis autour d'un tapis vert, dans une salle austère, dontlefond est un mur uni etgrisâtre, interrompu par une statue dans sa niche. Ces personnages, tout de noir habillés et coiffés d'un feutre noir sans plumes, sont vieux, graves et imposants. Un cinquième entre de profil dans le tableau et les salue avec respect, le chapeau à la main. C'est l'avocat Davelaer, qui vient annoncer à ces fiers bourgeois l'arrivée de Marie...de Médicis à Amsterdam. Un artiste qui aurait pratiqué toute sa vie la grande peinture n'aurait pas mieux fait. Aucun meuble inutile, aucun accessoire, aucun détail pittoresque d'ajustement ne vient troubler la solennité de cette petite scène, devenue grande, malgré ses dimensions, par la manière simple dont elle est conçue. A l'exception de Rembrandt, je ne connais pas un peintre hollandais, pas même Van der Ilelst, accoutumé pourtant aux grandes toiles, qui n'eût rapetissé son tableau, soit par l'élégance de la touche et le précieux du fini, soit par la richesse des costumes ou des armes, soit par l'effet voulu d'un tapis diapré de mille couleurs. J'imagine que Gérard Terburg, en dépit de sa dignité habituelle, aurait trouvé un prétexte quelconque pour introduire dans sa composition une belle épée avec son baudrier, une arquebuse, un lustre ; que Metsu aurai t fait naître l'occasion de mettre sur la table une aiguière d'argent ciselé ou un gobelet d'or; il me semble que par cette porte que vient d'ouvrir l'avocat Davelaer, Pierre de Hooch aurait laissé voir l'antichambre du conseil avec de hauts siéges en velours d'Utrecht, ou un escalier tournant, ou bien une autre porte éloignée, ouvrant sur le jardin, donnant sur la me, que sais-je? De sorte que l attention eût été infailliblement distraite par des accessoires trop voyants, ou par le prestige purement optique d'un effet de clair-obscur. Ici, rien de semblable; pas une faute de convenance. A la gravité de leur attitude, on comprend que ces quatre citoyens, élus d'un peuple libre, qui se tiennent assis et couverts, portent en eux la majesté des Provinces-Unies, et se croient d'aussi bonne maison que la reine de France dont on leur annonce l'arrivée ; on devine qu'ils mettront un orgueil plébéien à recevoir magnifiquement cette princesse, originaire comme eux d'une république de marchands. Tous les habits étant noirs, de ce beau noir chaud, soyeux et transparent, particulier à Vélasquez et à Antoine More, on ne remarque dans le tableau que les mains et les têtes. Les têtes ont une expression qui se grave à jamais dans l 'esprit, tant le peintre les a profondément accentuées, tant il en a mis en relief la ressemblance physique et la physionomie morale. Malgré leur individualité saisie dans levif, elles ont un caractère étonnant de grandeur, de sorte que le tableau se trouve réunir deux qualités opposées, l'intimité et le style ; mais ce qui est un trait de maître, c est la neutralité du fond, c'est la sobriété exquise de ce ton de muraille dont les
1 Les biographes de notre temps qui ont parlé de Théodore de Keyser sont MM. Van Eynden et Van de Willingen, auteur de t ouvrage qui a pour titre : Geschiedenis der raderland'sche Schilderkunst, M. Immerseel et le compilateur Nagler.
beaux gris rappellent ceux du grand peintre espagnol ; car sur la teinte de ce mur s'enlèvent avec une égale vigueur le noir mitigé des pourpoints et le blanc modéré des collerettes. Oui, ce fond est d'un maître, et j'admire aussi comment la statue, qui seule en rompt l'uniformité, vient à propos racheter le sens horizontal de la composition et la faire pyramider à souhait, mais naturellement et sans la moindre affectation. Quant à la touche, elle est aussi d'une qualité supérieure. Tout en accusant les détails les plus fins du modelé, tout en entrant dans les moindres traces de la vie, en sculptant les rides, le pinceau marche avec liberté, il est conduit par une main à la fois sûre et nerveuse, qui exprime vivement dans chacune de ces
ASSEMBLÉE DES BOURGMESTRES
têtes mâles et fortes, leurs jones flétries, l'enchâssement des prunelles, creusé, agrandi par l'âge, I attendrissement des tempes, et qui, tantôt appuyant, tantôt glissant sur les accidents de la peau, les indique sans pauvreté, eu égard aux dimensions de la toile, et toujours dans le sens de l'expression.
Tous nos lecteurs, sans doute, connaissent la superbe gravure de Jonas Suyderhoef, d'après cette Assemblée de bourgmestres que le graveur a ainsi rendue célébré. L'estampe, qu'on croirait faite d'après un tableau de proportions historiques, est pourtant de la même grandeur que la peinture de Keyser, et il faut ajouter que, si on la possède en belle épreuve, elle peut, en quelque sorte, tenir lieti de l'original; du moins, elle en donne une idée parfaitement juste, car Suyderhoef, qui est un maître, lui aussi, a traduit son peintre dans cette manière chaude, nourrie et ferme, enrichie de travaux grenus et emmêlée de points brillants, qui reproduit à merveille les empâtements, la saveur et le corps des peintures les plus généreuses. Quiconque a vu l estampe en premières épreuves, nous croira sans peine lorsque nous dirons que Rembrandt
aurait pu signer la peinture qu'elle représente. Toutefois, pour en bien juger, il ne faut pas avoir sous les veux une épreuve trop chargée de noir et qui serait alourdie par l'impression. Il faut choisir une de ces épreuves qui conservent de la transparence dans le velouté, de la légèreté dans l'énergie.
On trouve au musée de la Haye un autre morceau de Théodore de Keyser, et tout aussi beau : c'est le portrait en pied d'un magistrat. Il est décrit par M. Burger, dans ses Musées de Hollande, et nous lui empruntons sa description d'autant plus volontiers que ce portrait n'est pas tout à fait aussi présent à nos yeux que l' Assemblée des bourgmestres : « L'homme est assis, vu de trois quarts, devant une table couverte d'un tapis rouge des Indes. Il feuillette, de la main gauche, un livre posé sur un pupitre, mais il ne regarde pas le livre, il regarde le spectateur. 11 a des cheveux gris, assez courts, et une moustache; l'œil plein de feu, la physionomie très-expressive. Il est coiffé d'un large chapeau noir; une fraise blanche éclate sur son pourpoint de soie noire ouvrée ; bas de soie noirs et souliers à belles rosettes. La main droite, qui est superbe, s'étale sur la cuisse droite. Le parquet est dallé de pierre noire et de pierre grise. Le fond, très-sobre, ne sert qu'à faire valoir la figure; il y-a cependant une indication de bibliothèque sur la gauche. Le personnage est assez grand, cette fois : au tiers à peu près de la proportion naturelle. »
Quand on a vu ces deux peintures de Keyser, on le connaît à fond, car elles sont de sa plus grande force et de son meilleur temps. Mais quel était le bon temps de Keyser? En quelles années faut-il le placer, ou, pour parler comme autrefois, à quelle époque florissait-il? Malheureusement, les deux tableaux du musée de la Haye ne sont ni datés ni signés, et peut-être, sans la gravure de Suyderhoef, ne saurait-on pas aujourd'hui quel fut l'auteur de l' Assemblée des bourgmestres ; mais comme ce tableau représente un fait qui s'est passé en 1638, on peut croire qu'il a été peint en cette même année, sous l'impression d'une fête qui avait si vivement remué la ville d'Amsterdam. La réception d'une reine aussi intéressante que l'était alors Marie de Médicis, fugitive, proscrite par son propre fils, était un événement dans la vie de ces bourgmestres, et ils durent être impatients d'en faire consacrer le souvenir, en le rattachant à leurs portraits; d'autre part, l'estampe de Suyderhoef qui représente Henri de Keyser est gravée d'après un dessin de Théodore, daté de 1621. Ce peintre a donc commencé sa carrière avant Rembrandt, dont les premiers ouvrages connus sont de 1630 environ, tout au plus de 1628, et il florissait quelques années avant lui; ce n'est donc pas Rembrandt, selon toute apparence, qui a été sou maître. Toutefois, il est impossible, en regardant l' Assemblée des bourgmestres, de méconnaître une certaine parenté entre la manière de Keyser et celle que Rembrandt adoptera dans ses tableaux, à partir de 1642, c'est-à-dire de la Ronde de nuit, et qui éclatera avec tant de vigueur et d'autorité dans la fameuse peinture des Syndics. Maintenant, quel que soit celui des deux qui ait influencé l'autre, ce n'est pas pour Keyser une petite gloire que d'avoir fait une peinture qui peut être placée, comme valeur d'exécution, entre la Paix de Munster de Gérard Terburg et les Syndics de Rembrandt.
CHARLES BLANC.
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Le Musée du Louvre n'a aucun ouvrage de Th. de Keyser, mais il existe au Musée de Versailles, sous le n° il 33, un tableau de lui : c'est le portrait d'un inconnu, il est signé et daté 1631.
Il n'en existe pas non plus au Musée d'Amsterdam; mais il y a dans le palais royal, sur le Dam, une peinture de lui qui représente Ariane abandonnée.
MUSÉE DE BERLIN. — Une peinture de famille. On y voit un père entouré de ses cinq enfants. L'âge du père et celui de chacun de ses enfants sont écrits sur la toile à côté du personnage, suivant la coutume gothique.
MUSÉE DE LA HAYE. — L'Assemblée des bourgmestres d'Amsterdam, à l'arrivée de Marie de Médicis. Il est peint sur un panneau de la grandeur de l'estampe de Suyderhoef. — Portrait en pied d'un magistrat.
MusÉE DE BRUXELLES. — Collection Dubus de Gisignies.
«
On y remarque deux petits portraits eh pendants; le miri et la femme. Le premier daté de 1639 et signé T. D. Keijser. Le second est daté de 1640, avec les lettres T. D. K.
PINACOTHÈQUE DE MUNICH. — Une vieille Femme assise et un homme debout. Daté de 11i50.
NATIONAL-GALLERY, à Londres. — Un Marchand assis près d'une table el son commis qui lui remet un paquet.
INSTITUT DE FRANCFORT-SUII-LE-MEIN. — Portrait d'un Cavalier avec deux lévriers.
GOTHA. — Il se trouve dans la collection de cette galerie trois tableaux de Keyser. On y remarque Un Bourgmestre avec sa famille, dans un paysage.
VENTE DE BRAAMCAMP. 1771. — L'Assemblée des bourgmestres, auxquels l'avocat Davelaer vient annoncer l'arrivée de Marie de Médicis. 510 liv.
rffco& 5GolI/zndcude. JSaudape.
HERMAN SW ANE VEL T NÉ VERS 1600. — MORT EN 1655.
Encore un peintre hollandais dont les biographes ne nous disent presque rien. La Hollande semble l'avoir oublié comme on oublie un transfuge, et l'Italie, qui le regarde pourtant comme un peintre de son école et qui fut pour lui une patrie d'adoption, l'a traité comme un étranger lorsqu'il s'est agi de lui donner sa place dans l'histoire. Toutefois le peu que nous savons de lui nous a été transmis par un écrivain romain, Jean-Baptiste Passeri, qui a tellement estropié le nom de Swanevell qu'il était vraiment difficile de le reconnaître. Aussi les trois pages qui dans l'ouvrage de Passeri se rapportent
à Herman Swanevelt n'ont-elles été remarquées de personne, et depuis d'Argenville et Descamps jusqu'à nos jours, tous ceux qui ont touché à l'histoire de l'art, y compris Adam Bartsch, ont répété sans examen et sans critique ce qu'on avait dit, dans l'origine, de ce peintre1.
t J'en excepte M. Villot, qui a cité le témoignage de Passeri dans sa notice sur les tableaux flamands du Louvre, mais qui fait dire à ce biographe que Swaneyelt mourut en 16o9, tandis que le texte italien porte en deux endroits 1649.
« On ne sait, dit Descamps, en quelle ville Herman Swanevelt prit naissance vers l'an 1620; on ne sait pas « plus quelle était sa famille. Les Hollandais qui ont écrit la Vie des peintres de leur pays n'ont point parlé « de cet artiste. Corneille de Bie, écrivain flamand, fait en général l'éloge de ce peintre; mais il ne nous en « apprend rien de particulier. On croit qu'il eut pour maître Gérard Dow. Ce qui est certain, c'est qu'il alla « fort jeune à Rome. Il y trouva beaucoup de jeunes gens de son pays qui étudiaient comme lui la peinture. « Au lieu de les rechercher pour perdre son temps avec eux, il les évitait. Ils ne purent le voir que le crayon « à la main et dessinant des vues ou des ruines autour de Rome. Cette vie farouche et retirée lui fit donner « le nom d'Ermite, et ses talents celui d'Erman d'Italie. Il faut quelquefois fuir le monde pour lui être plus « utile. »
De son côté, Jean-Baptiste Passeri, qui parle d'Herman comme d'un homme qu'il a connu ou sur lequel il a eu des renseignements précis et qui l'appelle Vincenzo Armanno, nous apprend qu'il était déjà fort habile quand il vint à Rome. Il était, dit-il, Flamand de naissance, c'est-à-dire né dans les Pays-Bas, Fiammingo. Il arriva en Italie avec un talent tout formé, et il y excellait à peindre des paysages qu'il ornait de petites figures spirituellement touchées1. — Après une assez longue appréciation de la manière de Swanevelt et quelques détails sur son caractère, Passeri rapporte que ce peintre mourut à Venise en 1649, et il ajoute qu'il devait avoir quand il mourut autour de cinquante ans, intorno agli anni cinquanta. Or s'il avait ou s'il paraissait environ cinquante ans en 1649, il est impossible qu'il fut né en 1620, puisqu'il était, suivant le témoignage du même écrivain, plein de santé, frais, uomo fresco, et d'une bonne constitution. — De ces divers passages du biographe romain, il faut conclure qu'Herman Swanevelt était né vers le commencement du dix-septième siècle; qu'il n'y a point de vraisemblance qu'il ait été l'élève de Gérard Dow, avec lequel il n'a d'ailleurs aucune espèce de rapport et qui était, selon toute apparence, de dix ou douze ans plus jeune que lui; enfin que la vie de Swanevelt s'est écoulée non pas entre 1620 et 1690, comme on le dit toujours, mais entre 1600 et 16o5, cette dernière date étant celle de sa mort d'après les registres de notre ancienne académie de peinture, dont il fut membre.
Cela posé, il est facile de comprendre que Swanevell, lorsqu'il vint à Rome, fût déjà un habile homme. Avant de recevoir les conseils de Claude Lorrain, il connaissait son art; mais ce qui est certain jusqu'à l'évidence, c'est que dès son arrivée à Rome, il devint l'élève de Claude, qu'il adopta entièrement son système de composition et apprit de lui tout ce qui dans le génie de ce grand maître se pouvait apprendre. Il est de tradition que Swanevelt et Claude Lorrain se promenaient souvent ensemble aux environs de Rome; souvent on les rencontrait s'en allant étudier en pleine campagne les radieux spectacles du matin ou les magiques effets du soir, observer le balancement des lignes, choisir les rochers les plus pittoresques, les plus beaux arbres, les horizons le mieux faits pour le plaisir des yeux, le mieux ouverts aux élans de la poésie. Mais Claude Lorrain, on le sait, quand il s'égarait dans le paysage romain, ne portait avec lui ni crayons, ni toile, ni pinceaux. C'était dans sa mémoire qu'il dessinait les nuages, les bouquets d'arbres, les collines, les cascades; sa tête se remplissait de ces vives images, son génie en exagérait encore la grandeur, et il rentrait dans son atelier l'œil ébloui des magnificences de la création, l'âme enchantée, l'imagination fortement émue et tout éclairée des rayons du soleil. Herman, au contraire, visitait la nature comme un disciple studieux et docile. Le crayon à la main, il notait les lignes heureuses, étudiait les hauts chênes et les larges plantes, et copiait un à un tous les édifices, les monastères et leurs campaniles, le Colysée et ses arcades en fleurs. Il n'était pas homme à s'affranchir de la réalité autant que son maître, à la dominer, à se mettre au-dessus de la nature elle-même, s'il est permis de le dire. Pas à pas il la suivait dans ses caprices, il admirait les variantes de sa beauté, il écoutait ses mystérieux enseignements, et pour n'être pas troublé dans ses contemplations, il allait
t « Non era chiamato con altro nome, che con quello di Monsieur Armanno, ed era di nazione Fiammingo. Venne a Roma che giâ era in uno stato di perfezzione, ed il suo genio maggiore era di far paesi, et vi accompagnava le figure, ma piccole con un accordo e valore uguale. » Vite de' pittori, scultori ed arclâtetti, che hanno lavoralo in Roma, morli dal 1641 fino al 1673. Roma MDCCLXXII.
ordinairement seul. De là le surnom d'Ermite que lui donna la société des peintres hollandais et allemands établie à Rome.
Herman SwaneveJt avait trouvé tant de charme dans ses continuels entretiens avec la nature, qu'il en était devenu sauvage. Son humeur, du reste, le portait à fuir les hommes. Bien que sa présence ne fût pas désagréable, il était plutôt rude et difficile à vivre, rozzo piuttosto ed impraticabile. Il n'entrait pas volontiers en conversation, si ce n'est avec quelques-uns de ses compatriotes, et n'abordait les Italiens qu'avec défiance comme s'il eût toujours craint d'être trompé par eux. Mais si le goût de la solitude avait assombri encore son caractère naturellement sombre, en revanche ses tableaux y avaient gagné, et cette sauvagerie même, tempérée par l'influence de Claude
TENTATION DE S AI N T - A N T 01 N E. Eau-forte du Maître.)
Lorrain, avait profité à son paysage. Il se trouva dé la sorte unir avec la dignité que son maître lui avait apprise un sentiment profond des beautés agrestes, sentiment que sa vie solitaire avait exalté. Et c'est là précisément le trait distinctif du talent d'Herman Swanevelt. Le paysage de Claude est toujours parfumé d'idéal; il nous reporte aux temps merveilleux de l'âge d'or; l'aspect en est majestueux et doux, antique et suave. On n'y rencontre ni sentiers raboteux ni collines hérissées, et les dryades qui l'habitent y peuvent fuir les embrassements du satyre sans se déchirer à des broussailles épineuses. Herman Swanevelt, avec les mêmes intentions de style, se tient plus près de la réalité. On retrouve à chaque instant dans son œuvre les plantes, les arbres de la campagne de Rome. On pourrait nommer les édifices qu'il y a introduits. Ses fabriques ne sont point des villas imaginaires, des palais enchantés qui s'avancent jusque dans la mer et dont les escaliers sont battus des vagues; ce sont les monuments ruinés de la Sabine, les augustes vestiges des temples païens ou les élégantes façades des églises et des cloîtres catholiques. Le paysage italien est resté sur la toile du peintre ce qu'il était vraiment aux environs
de la ville éternelle, imposant, solennel et poétique. Ce n'est pas dans ses souvenirs qu'Herman a puisé les motifs de ses compositions héroïques, c'est au sein de la nature elle-même. Ce qu'il y a mis d'arrangement et d'invention est justement ce qu'il tenait de Claude Lorrain, et par ce côté il lui ressemble. Comme lui, il dispose ordinairement dans les coins de son tableau les coulisses de son paysage, qui sont des montagnes boisées ou de "rands arbres ; quelquefois il les place au milièu même du cadre, pour les opposer franchement à un fond trèslumineux, — le beau paysage de son œuvre, qu'on appelle le Bouquet d'arbres, en est un exemple—mais toujours les éléments du tableau sont reconnaissables à cet accent de vérité que donnent les études d'après nature.
Moins brillant que son maître, moins chaud de couleur, Herman Swanevelt ne l'a pas égalé non plus pour l'harmonie de l'ensemble. Il n'a pas su envelopper la campagne de cette vapeur lumineuse qui, dans les paysages et les marines de Claude Lorrain, dévore les contours, dégrade insensiblement les plans du tableau , marie et fond toutes les surfaces, toutes les nuances, et semble formée des rayons du soleil réduits en une poussière d'or. Les tons de Swanevelt manquent souvent d'accord et sa touche laisse à désirer plus de fermeté. Aussi y a-t-il du vrai dans cette appréciation d'un connaisseur qui avait beaucoup vu et qui voyait sainement1 : « S'il eût moins peint d'après ses études et plus souvent d'après la nature, Herman eut été rival de son maître; mais un grand amour pour le travail et une facilité extrême l'ont jeté dans une manière crue et tranchante qui a nui à sa réputation. Ses compositions piquantes n'offrent pas assez celte douceur harmonieuse qui séduit l'âme du spectateur. Souvent il a placé un monument de brique bien rouge sur un ciel bien bleu , et à côté de son monument, il mettait un arbre du plus beau vert. Cette discordance de tons a fait du tort à ses ouvrages. Néanmoins lorsque le choix en est plus heureux, ses tableaux font l'ornement des plus belles collections. J'en ai vendu un en 1791 qui pouvait aller de pair avec les plus beaux de Claude. » Il serait injuste, en effet, d'appliquer la sévérité de ce jugement à certains ouvrages d'Herman d'Italie, qui sont vraiment dignes de son maître, et au sujet de ces œuvres de choix on peut dire, par exception, avec Jean-Baptiste Passeri, que Swanevelt fut des premiers à introduire dans le paysage cette douceur de teintes et celte vaguesse de pinceau que les paysagistes primitifs n'avaient point connue et qui enchantent l'œil au premier aspect2.
Ce même Passeri nous raconte, qu'un jour ayant été dénoncé à l'inquisition comme se permettant de manger de la viande le vendredi, Monsieur Annanno, c'est ainsi qu'on l'appelait à Rome, fut arrêté, mis en prison et condamné par le saint-oftice aux peines qu'il prononçait contre ceux qui professent le catholicisme, tout en vivant dans l'hérésie, selon les expressions de l'auteur. Néanmoins on voulut bien considérer que ce Hollandais était sans doute mal instruit des commandements de l'Eglise, et après lui avoir fait promettre de s'amender et de ne plus désobéir, on lui imposa pour toute pénitence un certain temps de réclusion dans le monastère des Dominicains de Santa-Maria della Minerva. Il employa les loisirs de sa prison à peindre dans la sacristie de l'église de ce couvent, deux paysages à fresque, l'un au-dessus delà porte en dedans, l'autre de la même grandeur au dehors. Ce dernier, ajoute le biographe italien, fut détruit bientôt par suite de la construction d'une chapelle que les pères dominicains firent bâtir en cet endroit, parce qu'on y voit, au travers d'une grille, la petite chambre qu'on disait avoir été habitée par sainte Catherine de Sienne lors de son séjour à Rome. Quant au paysage que Swanevelt avait peint sur la porte, dans l'intérieur de la sacristie, il s'y trouvait encore du temps de Passeri ; mais il faut croire qu'il n'existe plus, puisque l'Itinerario de Vasi, qui décrit minutieusement tous les objets d'art que renferme l'église de Sainte-Marie-sur-Minerve, n'en fait aucune mention.
Au sortir de sa prison, Swanevelt, qui avait naturellement peu de goût pour le monde, n'en fut que plus sauvage. Il se sentait d'ailleurs peu disposé à continuer son séjour dans la capitale de l'inquisition. Il quitta donc la ville de Rome avec l'intention de retourner dans sa patrie, « mais en passant par Venise, dit Passeri, il fut
1 Lebrun, Galerie des peintres flamands, hollandais et allemands. Paris, 1791.
« Aveva un stue di tingere e di srondeggiare assai diverso dagli altri e nelle sue cose si conosceva la maniera di una certa imitazione del vero. Rendeva pure gran diletto la sua vaghezza di tingere, et fu Ira i primi, che introdusse nel far de' paesi quella placidezza di colore che sù allettare cosi facilmente alla prima apparenza. » Vile de' pittori, scullori, etc., page 170.
saisi d'une fièvre lente que les médecins ne connurent point et de laquelle il mourut en 1649. » C'est ici que Passeri se trompe. Herman Swanevelt passa peut être par Venise, mais il est certain qu'il n'y mourut point, car nous le retrouvons à Paris en 1652 peignant en concurrence avec Patel, notre paysagiste français, les lambris du Cabinet de l'amour, dans ce même hôtel Lambert que décoraient alors Eustache Lesueur et Charles Lebrun. Nous voyons aussi dans la liste chronologique des membres de l'Académie de peinture et de sculpture, depuis son origine jusqu'à sa suppression ', que Swanevelt fut reçu de cette Académie le 8 mars 1653 et qu'il mourut en 1655, la même année que Lesueur. Cette date est-elle exacte? Tout porte à le croire, et cependant il est
SITE D'ITALIE.
remarquable que les registres, qui, à l'article des autres peintres, donnent le mois et le jour de leur mort, ne donnent pour Swanevelt que l'indication de l'année. Toujours est-il qu'Herman ne retourna plus en Italie, puisque les Italiens le disent mort depuis 1649, et que la date de 1690, répétée par tous ceux qui le font mourir à Rome, est évidemment controuvée.
Les peintures de Swanevelt à l'hôtel Lambert ne sont pas les seules traces de son séjour à Paris ; nous en voyons encore des preuves dans quelques eaux-fortes qu'il fit en collaboration avec Israël Silvestre et qui sont : la Nymphe de la Seine, la Vue de l'isle Louvier, le Palais d'Orléans, vu du côté des chartreux (c'est le palais du Luxembourg), et le Château de Gondy, maison de plaisance de l'archevêque de Paris. Les bâtiments ont été
1 Ce document précieux m'étant tombé sous la main quand j'avais l'honneur d'ètre directeur des beaux-arts, j'en lis faire une copie par un calligraphe, et cette copie, livrée à l'impression , a servi à redresser bien des erreurs biographiques et à rectifier ou compléter la liste précédemment publiée par M. Dussieux dans l'Univers pittoresque. On trouve aujourd'hui le document en question dans les Archives de l'art français. Paris. Dumoulin, 1852.
gravés, dans ces pièces, par Israël Silvestre, le paysage par Herman. C'est là qu'il faut voir le génie du maître. C'est dans ses eaux-fortes que ses qualités brillent et que ses défauts disparaissent. Beauté des formes, grandeur et bonheur de la composition, légèreté de la pointe, touches du burin, harmonie, effet, tout y est admirable; l'exécution en est libre, et le fini cependant en est parfait. Rien de plus merveilleux que les premières épreuves de ces estampes quand elles ont conservé leur fraîcheur et tout le velouté de leur noir. Elles sont alors pour lp. moins aussi recherchées que celles de Waterloo, et, suivant nous, elles sont encore plus belles. Parmi tant d'illustres peintres qui ont gravé des paysages, Herman est en première ligne, et peut-être le seul Claude Lorrain pourrait-il lui être préféré. On peut du reste s'en rapporter à ce qu'en a dit un juge exercé, Adam Bartsch : « Swanevelt avait une manière de graver qui lui était particulière et qui fait aisément distinguer ses estampes de celles que Goyrand a publiées d'après ses dessins, quoique ce graveur n'ait pas mal réussi à imiter la pointe de son modèle. Notre artiste a exprimé les feuilles de ses arbres par un assemblage de petits traits horizontaux, un peu courbés, qui sont très-propres à en représenter la situation naturelle sur les branches. Il n'a tracé des contours plus déterminés que quand il en a eu besoin pour dégager les parties. Il employa la pointe sèche et plus encore le burin pour étendre l'harmonie dans ses estampes; mais il imprima plutôt des points qu'il ne grava des traits, surtout dans le feuillé. »
On a dit et répété que Swanevelt avait surpassé Claude Lorrain dans l'art de peindre les figures. Il les dessinait en effet plus purement que son maître. Mais ce n'est pas tant au dessin des figures qu'il faut regarder en fait de paysage, c'est à leur caractère, à leur mouvement, à leur sentiment. Herman, du reste, est sous ce rapport fort inégal, même dans ses eaux-fortes les plus belles. Il en est où les figures sont assez faiblement dessinées pour qu'on les supposât d'une autre main que la sienne si par le faire elles ne lui appartenaient. Ce qu'il entend à merveille, c'est le choix des figures et leur parfait accord avec le paysage qui doit les encadrer, soit qu'il tire ses petits sujets de la Fable, soit qu'il les emprunte à l'Écriture ou à la vie des saints. Quand le site est sauvage, montagneux, hérissé de rocs chevelus, entrecoupé de bois, il y fait grimper les chèvres et jouer les faunes. On y voit des dryades qui dansent au son de la flûte, tandis qu'un satyre s'accrochant au tronc d'un arbre en cueille les fruits pour la nymphe qui les reçoit dans sa draperie relevée Si les bois sont assez touffus pour que Diane et sa suite s'y reposent à l'ombre, si le paysage, rafraîchi par des ruisseaux, se couvre de verdure et présente un aspect assez riant pour que Vénus y puisse venir dans son char traîné par des colombes, le peintre met alors en scène l'Histoire d'Adonis, depuis le moment où Myrrha le met au monde jusqu'à celui où la déesse qui l'aima, le trouvant étendu mort sous la dent du sanglier, se précipite de son char pour l'embrasser en pleurant. Enfin si le peintre a rencontré quelque solitude bien aride, bien triste, des chemins pierreux, des montagnes brûlées par le soleil, il y place les premiers ermites, ou Madeleine pénitente, ou saint Jérôme en méditation, de sorte qu'il trouve à la fois dans les environs de Rome des paysages chréliens et des contrées païennes, là, le séjour enchanté des dieux antiques, ici, l'austère asile des saints pénitents. Il n'est pas jusqu'aux animaux que le peintre n'ait fait servir à rappeler de grands souvenirs. L'humble compagnon de saint Antoine et le fier compagnon de saint Jérôme, les chameaux de l'Écriture, l'aigle qui porte le pain à saint Paul ermite, viennent ajouter encore à l'intérêt historique du paysage, et si l'artiste a vu passer un âne près de la vigne du pape Jules, sur la voie Flaminienne, il se représente aussitôt la fuite en Égypte ou l'âne de Balaam. Et pourtant les plus belles pièces de l'œuvre sont encore celles où les figures ne jouent qtiun rôle secondaire, telles que les paysages en hauteur que Bartsch appelle la Montagne, la Grande cascade, l'Anier, le Bouquet d'arbres. Ces paysages, dont les figures n'ont point de nom, sont, je crois, les plus parfaits. Les personnages et les animaux en sont admirables et, malgré leur importance, très-habilement subordonnés. Je ne connais rien de plus beau dans l'œuvre d'Herman Swanevelt. Ce sont des personnages rustiques et grandioses tout ensemble. Les lointains paraissent inondés de lumière et embrasés, tandis que les devants sont rafraîchis par des ombres transparentes. J'admire aussi dans cette belle suite la distribution du clair obscur et comment la lumière y est moins diffuse que dans la suite des Pénitents, où on la voudrait plus ménagée, plus discrète. Ces vastes solitudes au fond desquelles se retiraient les anachorètes doivent être, ce me semble, représentées ombreuses. On y comprend mieux alors le recueillement de-l'ermite. Des campagnes boisées, silencieuses et
subobscures paraissent plus propres à inspirer de graves méditations. Le tableau d'ailleurs s'en trouve mieux, et l'art n'y perd rien.
Naturellement rude et farouche, Herman Swanevelt a imprimé à ses paysages quelque chose de son propre caractère. Par là il se distingue de Claude et se rapproche un peu du Guaspre. Il aime comme ce dernier les
LA PETITE CASCADE. (Iau-rerle du lattre.
montagnes couvertes de bois épais, les ravins profonds, les lieux solitaires, les torrents qui bondissent parmi les rochers. Ainsi tout en suivant les pas de son maître, Herman s'est fait une place à part. Il a su conserver dans ses paysages une physionomie originale en mêlant les beautés agrestes avec le style héroïque, et en prouvant que la vérité étudiée de près et sévèrement rendue n'était pas incompatible avec le goût le plus élevé et le plus pur.
CHARLES BLANC.
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Herman Swanevelt a gravé à l 'eau-forte, avec beaucoup d'habileté pratique, de sentiment et de goût, 116 pièces qui sont décrites dans le tome II du Peintre-graveur.
1 -24. — Suite de vingt-quatre estampes ovales en travers. Vues prises dans la campagne de Rome. Sur le titre on lit : Varice campestrum fantasiix a Hermano Swanvelt invent.... Suite sans numéros. — Vente Rigal, 36 francs.
25. — Satyre jouant de la flûte à deux tuyaux. Devant lui deux femmes et un enfant. Plus loin un autre satyre. — Pièce ovale en travers. Très-rare.
26-32. — Paysages avec animaux. Suite de sept feuilles, chameaux, bœufs, ànes, chèvres d'angora, cochon. Herman Swanevelt fecit et l'adresse d'Audran. — Il y a des épreuves avant toutes lettres dont Bartsch ne parle pas.
33. — Satyre à genoux devant un vase plein de raisins que regarde un enfant. Une femme est assise, une coupe à la main; une autre, debout, porte un vase. Herman Swanevelt fec et l'adresse d'Audran.
34. — Saint Jean-Baptiste au désert. Sur une pierre : H. V. S. ; dans la marge , apresso gio batta Rossi Aux secondes épreuves, l'adresse de Rossi est remplacée par celle de Carlo Lozi, 1773. — Goyrand l'a copié en séns inverse.
35. — Jésus tenté par le démon. Le démon ayant une jambe de bois, montre des pierres à Jésus-Christ. Dans la marge, les lettres H. V. S. réunies. Aux premières épreuves, l'adresse de Rossi; aux secondes celle de Lozi. — Les cinq articles précédents, vente Rigal , 24 francs.
36-48. — Diverses vues de Rome. Au titre, sur une draperie, on lit : illustrissimo viro Gedeoni Tallamant; dans la marge, diverses veuës desseignées..... Aux secondes épreuves, il y a l'adresse de Bonnart. On l'a ensuite effacée pour faire ressembler les troisièmes épreuves aux premières. — Vente Rigal, 62 francs.
49-52. — Paysages ornés de satyres. Suite de quatre feuilles portant dans les marges : Herman Van Swanevelt inventor et fecit. Aux secondes épreuves, l'adresse de Bonnart; aux troisièmes elle est effacée; aux quatrièmes on ne trouve plus aucune lettre. — Vente Rigal, 30 francs,
33-65. — Diverses vues de Rome. Suite de treize estampes. Au titre, Minerve au bas d'un piédestal où on lit : Diverses veu'e'sau dedans et dehors de Rome... dédiée aux t'crtMe:/.r... 1653; il la troisième feuille, l'inscription est en latin, et le millésime est 1652; les autres ont seulement H. V. S. fec. et ex. cum. pr. re.; aux secondes épreuves l'adresse de Bonnart. — Vente Rigal, 74 francs.
66-69. — Quatre paysages ornés de sujets de l'Ancien Testament, Abraham, Agar, Tobie, Élie. Aux deux premiers numéros sur les ciels, aux deux autres en bas, on lit : H. Sw(tîèet,elt fe. Rom; au dernier il y a fecit au lieu de fe. Les premières épreuves sont avant les numéros et l'adresse de K. Audran. Aux secondes épreuves, les mots K. Audran ex. sont écrits au-dessous du nom de Swanevelt. Les numéros e trouvent aux troisièmes épreuves avec l'adresse de Mariette.
70-71. — Deux paysages. Dans l'un Pan et Syrinx ; dans l'autre Salmacis et Hermaphrodite. Dans les marges, l'adresse de Rossi; aux secondes épreuves on a substitué celle de Lozi 1775. — Goyrand les a copiés en contre-partie.
72-75. — Quatre t'lies de Paris : l'ile Louvier, le Luxembourg (palais d'Orléans), le château de Gondy', la nymphe de la Seine. L'architecture est gravée par Israël Sylvestre.
76. — Vue de la ville de Rome. L'architecture est encore de Sylvestre. — Avec les quatre pièces précédentes, vente Rigal, 112 francs.
77-80.—Paysages avec figures et animaux. Suite de quatre : les Deux pécheurs, la Fileuse et les Quatre bœufs, les Deux cavaliers, la Petite cascade. Herman Sivanevelt in et fe et ex cum pre gis. Aux secondes épreuves, les mots et ex sont effacés.
81-82. — Le Soir, le Petit pont de bois (deux paysages en largeur). A gauche, dans les marges, H. V. S. fe et ex. cum pr. Re. Aux secondes épreuves, les mots et ex sont effacés.
83-94. — Douze paysages ornés de fabriques: le Cardinal, les Ruines, la Dame au parasol, etc. Dans les marges, à gauche, Herman Van Sivanevelt inventor fecit et excudit; à droite, cum privilegio Regis. Aux secondes épreuves, les mots et excudit sont effacés.
95-96. — Deux paysages : Mercure impose silence à Battus; Battus transformé en pierre. A gauche, Swanevelt fecit Rome ; à droite, J. Valdor excu Aux épreuves postérieures, l'adresse de Valdor est effacée.
97-100. — Quatre compositions différentes de la Fuite en Egypte. A gauche, Herman Swanevelt inventor fecit et excudit. Aux secondes épreuves, les mots et excudil sont effacés. — Vente Rigal, 101 francs avec l'article précédent.
101-106. — L'Histoire d'Adonis. Suite de six feuilles numérotées. Les mots et excudit qui sont aux premières épreuves sont effacés dans les secondes. — Vente Rigal, 91 francs.
107-110. — Les Pénitents. Quatre sujets: Madeleine, Antoine, Jérôme, Paul, ermite. Les premières épreuves portent le nom de l'auteur avec les mots et excudit, qui sont effacés dans les secondes. Celles-ci ont aussi des numéros. Aux troisièmes, sur le no 1, l'adresse de Van Tleck.
Il ,1. — Balaam. Aux premières épreuves le nom de Swanevelt, aux secondes l'adresse de K. Audran, aux troisièmes celle de P. Mariette, aux quatrièmes celle de Poilly.
112-115. — Quatre paysages en hauteur : l'Anier, la Montagne, la Grande cascade, le Bouquet d'arbres. Aux premières épreuves le nom de Swanevelt- avec l'excudit. Aux secondes, les mots et exetidit sont effacés. Celles-ci portent des numéros et l'adresse de Bonnart.
116. — Le Chevrin. Morceau à l'eau-forte pure. Très-rare.
— Vente Rig-al, 59 francs avec les trois articles précédents.
A la vente Dehois, en 1843, l'œuvre entier de Swanevelt en premières épreuves fut acheté par un amateur distingué , M. Simon, au prix de 3,130 francs.
LE LouvRE possède cinq tableaux de Swanevelt dont un paysage de forme ovale qui décorait le Cabinet de l'Amour à l'hôtel Lambert. — Les MUSÉES DE LA HAYE, DE BERLIN, DE STOCKHOUI, DE MADRID, renferment aussi des SWANEVELT.
VENTE LEMPEREIR, 1773. — Paysage, 280 livres. — Un Coup de vent et une Chute d'eau (dessins), 1 H et 200 livres.
VENTE PRINCE DE CONTI, 1777. — Paysage et chute d'eau.
On y voit cinq figures, dont une femme montée sur un âne ; 752 livres. — Beau paysage où l'on voit des fabriques et une rivière; sur le devant deux hommes, dont un sur un mulet; 523 livres. — Autre paysage montagneux ; sur le devant, trois hommes, une femme et trois vaches dans t'cau ; 148 livres.
VENTE ÉRARD, 1832. — Fuite en Égypte, 1,;)00 francs. Nous donnons ci-dessous la signature des tableaux, des eaux-fortes et le monogramme de H. Swanevelt.
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PAUL REMBRANDT NÉ EN 1606. — MORT EN 1674.
L'impression qu'on reçoit en entrant dans le Musée d'Amsterdam, lorsqu'on aperçoit tout à coup la Ronde de nuit de Rembrandt, est une de celles qui font époque dans la vie d'un homme dont l'âme est ouverte aux émotions de la grande peinture. Non-seulement les yeux sont étonnés du relief, du pas des figures; non-seulement ils sont éblouis de la lumière étrange que le tableau semble réfracter ; mais l'esprit lui-même- se sent plongé dans un domaine nouveau qui n'est ni le monde réel ni le royaume de l'impossible, car la réalité s'y confond avec le prestige d'une vision singulière. L'incertitude même du sujet et le voile qui couvre encore aujourd'hui l'intention du peintre, ne font qu'ajouter le ressort du mystère à la force d'une peinture sans exemple. Les héros de Rembrandt ne sont là que des bourgmestres, des arquebusiers, des soldats, des tambours; mais leur
action est si incertaine, leur geste si extraordinaire, qu'il n'est pas possible de comprendre s'ils partent pour la guerre ou pour une ronde nocturne, s'ils marchent au tir de l'arquebuse ou s'ils en reviennent, s'ils vont se disputer le prix ou si déjà ils ont couronné le vainqueur. A vrai dire, ce n'est là qu'un rêve de nuit, et personne ne pourrait décider quelle est la lumière qui tombe sur ces groupes de figures. Ce n'est ni la clarté du soleil, m un rayon de la lune, ni la lueur des flambeaux; c'est un éclair du génie de Rembrandt. Les personnages qu'on
croyait pris dans la nature ressemblent à une apparition de fantômes. On dirait que Rembrandt a vu passer en songe des héros qu'il connaissait, mais dont le souvenir se peignait à son esprit tantôt avec précision, tantôt vaguement, comme il arrive pour les figures qui nous visitent durant le sommeil. Ceux-ci paraissent s'enfoncer dans la toile, ceux-là n'y tiennent déjà plus. En dehors du tableau s'avancent deux personnages armés, couverts d'un large feutre, dont l'un est vêtu de noir et l'autre vêtu de lumière. Dans le parti d'ombre qui les suit et les pousse en avant, la transparence est demeurée telle qu'on y distingue la couleur et le mouvement d'un chien qui aboie au tambour. Plusieurs hommes diversement ajustés, et dont le visage fait saillie sur de grandes ombres, descendent l'escalier d'un palais. L'un d'eux s'élance comme s'il menaçait de son arquebuse qu'il vient de charger. A la droite du bourgmestre en noir, on distingue une jeune fille blonde, aux cheveux ardents, que l'on croirait effrayée, car elle semble remonter précipitamment l'escalier que les autres descendent. Une lumière d'un ton nacré la fait paraître, d'un peu loin, couverte de satin et enrichie de tous les trésors de l'Orient ; c'est sans doute une jeune odalisque du sérail, ou peut-être la nièce d'une fée... Cependant, si vous approchez du tableau, vous reconnaissez que cette figure, ainsi interprétée, n'est qu'une création de votre esprit, un effet magique du clair-obscur et de la couleur de Rembrandt. La jeune fille éblouissante de trésors n'est qu'une enfant d'Amsterdam, revêtue, non pas de satin, mais d'une étoffe hollandaise aux clairs ramages ; elle n'a d'autres perles que ses yeux, d'autres lingots d'or que les boucles de sa chevelure, d'autres trésors que les splendeurs du rayon qui la caresse. A sa ceinture est suspendu un coq blanc, qu'on suppose être le prix du vainqueur : nouveau problème à résoudre dans la compréhension de ce tableau mystérieux. Entre la petite princesse et le bourgmestre vêtu de noir, s'agite un objet qui demeure quelque temps inexplicable; c'est seulement après un long examen qu'on y démêle les formes d'un soldat à demi-caché derrière la grande figure sombre, et portant à son casque une couronne de chêne; mais encore une fois, il est impossible de concevoir pourquoi cette figure se cache et. semble fuir. Il y a là tout le vague d'un rêve et toute la précision d'un souvenir d'hier; la fantasmagorie d'une invention chimérique, jointe à l'effrayante vérité de corps palpables, mouvants et lumineux; la réalité enfin, rehaussée de poésie, baignée dans une lumière d'or et se détachant comme du sein des ténèbres d'un songe.
C'est dans le monde du merveilleux que nous transporte Rembrandt, lorsque arrivé lui-même à l'apogée de son mâle génie, il abandonne les effets ordinaires de la nature pour se créer un royaume à part qu'il puisse éclairer des feux magiques de sa lumière. Qui le croirait? ce peintre tant de fois accusé de n'aimer que la nature basse, d'être passionné pour l'ignoble, il éprouve au contraire le désir de relever par un prestige inattendu la vulgarité de ses modèles. Il veut prêter à la laideur même le charme d'une obscurité transparente et ce genre de poésie qui est le mystère; il l'enveloppe dans la mélancolie de ses demi-teintes; il lui donne un caractère sérieux, fantastique, imprévu. Rembrandt est un poète profond qui porte en lui-même un idéal nouveau. Après avoir consulté la nature, il rentre avec elle dans le monde intérieur de ses pensées, pour la peindre suivant son caprice, l'habiller à sa guise, la soumettre à toutes les bizarreries de son humeur. La beauté qui l'attire et qu'il poursuivra n'est point celle dont la plastique n'ose déranger les lignes, c'est la beauté que l'expression a déjà fatiguée et vieillie, que les passions de l'âme ont altérée, ridée ou crispée. Les froides convenances de la règle, Rembrandt les ignore ou les méprise; la tradition lui est inconnue, la banalité du grand jour lui déplaît et l'incommode. Il vient ajouter à l'art de peindre l'art d'éclairer la peinture. Rien de purement trivial, rien de grossier n'échappe à sa brosse de peintre, à sa pointe de graveur. S'il voit dans la nature la vérité, la laideur, il n'y voit jamais la prose. Car tout ce qui sort de ses mains a profondément occupé son esprit et y a pris un caractère d'étrangeté sublime. On dirait que sa boîte à couleurs contient une âme comme celle qui était renfermée dans le violon de Crémone.
Ce poète était le fils d'un meunier nommé Herman Gerretsz et surnommé Van Ryn, c'est-à-dire du Rhin, parce que son moulin était situé sur un bras du Rhin, non pas près de Leyde, entre le village de Leyerdorp et celui de Koukerck, comme l'a dit Houbraken, mais bien dans la ville même de Leyde, sur le rempart, auprès de la Porte-Blanche (Wittepoort) t. Sa mère, Cornélie Van Zuitbroeck, le mit au monde le 15 juin 1606, et
J'ai recueilli ce renseignement précieux à Leyde dans un voyage que j'y ai fait tout exprès au mois de novembre 1852. Il a
il reçut au baptême le nom, devenu si célèbre, de Rembrandt. Destiné à l'étude des lettres, Rembrandt fut envoyé fort jeune à l'université de Leyde; mais déjà le démon de la peinture l'agitait, et trouvant bientôt moins de charme aux auteurs latins qu'aux estampes, il quitta Suétone pour le clair-obscur. S'il faut en croire Sandrart, son contemporain, Paul Rembrandt entra d'abord chez Van Swanenburg qui lui donna les premières leçons. Houbraken, au contraire, rapporte que Rembrandt eut pour premier maître Pierre Lastman, peintre qui jouissait à Amsterdam d'une grande réputation; qu'au bout de six mois, il quitta Lastman pour aller travailler
LA GARDE DE NUIT.
chez Jacques Pinas. Rien n'est plus probable que cette assertion de Houbraken, puisqu'on découvre dans les ouvrages de Pinas et de Lastman les rudiments de la manière qui devait immortaliser leur élève. Quelle que
été puisé dans les registres de l'état civil de la commune de Leyde par M. Elsevier, dernier descendant des célèbres imprimeurs, et cet archéologue distingué, en me conduisant sur les lieux, me fit voir le jardin où sont encore les fondements du moulin de Rembrandt, tout contre le mur de fortification baigné par le Rhin. Pour plus amples détails sur ce point, qui n'est pas sans intérèt pour les curieux, on pourra consulter l'ouvrage spécial que nous avons consacré à Rembrandt et qui a pour titre l'Œuvre de Rembrandt, reproduit par la photographie, décrit et commenté par M. Charles Blanc. Paris, Gide et Baudry, 1854; in-folio. — Cet ouvrage, basé sur nos propres recherches et sur les documents nouveaux récemment découverts aux archives d'Amsterdam par M. Scheltema rectifie beaucoup d'erreurs commises jusqu'à présent par les biographes et dans lesquelles nous avions dû tomber nous-mèmes avant cette découverte, dans les premières éditions de l'Histoire des peintres.
soit l'originalité du génie, il tient toujours par des affinités obscures à des aspirations plus anciennes. Il a été précédé par de vagues lueurs, pressenti par des devanciers, car dans le Corrége même il y avait un germe de Rembrandt, et on en pourrait suivre le développement sourd en passant par Elzheimer et Lastman. Quoi qu'il en soit, il est bien naturel que beaucoup de peintres se soient disputé l'honneur d'avoir dirigé la jeunesse d'un artiste qui en sortant de leur atelier eût été leur maître. C'est ainsi que Van Leuwen, dans sa description de la ville de Leyde, assigne à Rembrandt un quatrième professeur, George Schooten.
Rembrandt a pris soin lui-même de nous peindre sa personne, ou du moins son visage, depuis sa jeunesse la plus colorée jusqu'à la plus pâle vieillesse. Lorsqu'il revint d'Amsterdam au moulin de son père, il avait quelque vingt ans. C'était un homme tout à la fois robuste et fin. Son front spacieux, légèrement bombé, présentait les développements qui annoncent l'imagination. Il avait de petits yeux enfoncés, vifs, intelligents. pleins de feu. Sa chevelure abondante, d'un ton chaud tirant sur le roux et naturellement frisée, semblait trahir en lui le type juif. Sa tête avait beaucoup de physionomie en dépit de sa laideur; un nez gros, épaté, des pommettes saillantes, un teint couperosé, imprimaient à sa figure une vulgarité que relevaient heureusement le dessin de la bouche, le mouvement fier des sourcils et l'éclair des yeux. Tel était Rembrandt; et le caractère de ses figures devait se ressentir du caractère de sa personne, c'est-à-dire qu'elles devaient avoir de l'expression sans noblesse , beaucoup de sentiment et pas de style.
fn artiste ainsi fait ne pouvait être qu'un homme profondément personnel, original, indépendant, tout • entier à ses caprices. Aussi, dès qu'il se mit à étudier la nature, il apporta dans son étude, non pas cette naïve bonhomie qui est le trait distinctif de tant de peintres hollandais, mais une disposition native à marquer chaque objet de son empreinte, à mêler sa fantaisie avec l'observation attentive des choses réelles. De tous les phénomènes de la création, celui qui le tourmentait le plus, c'était la lumière; de toutes les difficultés de la peinture, celle qu'il voulait vaincre avant les autres, c'était l'expression. Dans les estampes de sa jeunesse on trouve déjà la trace de ces deux préoccupations dominantes : éclairer le corps, exprimer l'âme. Suivons Rembrandt pas à pas depuis les premiers griffonnements que sa main légère essayait en se jouant sur le vernis, jusqu'à ces grandes et belles gravures où éclate une lumière prodigieuse, jamais nous ne le verrons aborder la nature par le contour; jamais il ne perçoit de préférence la silhouette d'un objet, mais toujours sa rondeur, son relief, sa perspective. Ce qui le frappe dans chacune des têtes qui passent par le moulin paternel, c'est l'ombre portée que le chapeau jette sur les yeux du modèle ; c'est le tranquille reflet qui fait tourner la joue non éclairée; c'est enfin la manière dont la tête se marie au champ du tableau, ou s'en détache, tantôt en vigueur si le chapeau se projette sur un fond clair, tantôt en clair si le crâne nu et dépouillé s'enlève sur un mur sombre. Les sujets qui traversent le cerveau de Rembrandt, qu'ils soient tirés d'un passage des livres saints ou empruntés au roman de la fantaisie du peintre, il leur fait subir toutes les gradations de la lumière et de l'ombre. L'action se dramatise, alors; il intervient quelque rayon du couchant ou de la lune pâle, et si les astres ne s'en mêlent point, Rembrandt allume lui-même ses flambeaux.
Combien de fois la peinture n'a-t-elle pas représenté la tragédie du Calvaire? Depuis Daniel de V oltelTe jusqu'à Rubens, combien de peintres n'ont-ils pas choisi surtout le moment où le Christ mort descend du gibet? Eh bien! dès que Rembrandt aborde le même sujet que ces grands maîtres, il le met en scène avec une sublimité imprévue. A la considérer du haut de ces convenances qu'on appelle le style, le costume, les nobles traditions, la Descente de croix serait sans doute un tableau insoutenable : la tête et le corps du crucifié sont d'une affreuse laideur; les hommes qui l'ont décloué, ceux qui tiennent le linceul ou qui supportent dans leurs bras le cadavre tombant, les spectateurs de la scène, les trois Maries, appartiennent par leur accoutrement bizarre et déchiré, par leurs coiffures et leurs formes, aux espèces les moins nobles, les plus déchues. Debout, sur le premier plan, dans une attitude d'indifférence, se pose une sorte de bourgmestre coiffé d'un turban et couvert d'un manteau brodé, doublé de fourrures. Il appuie sa main sur une canne de commandement, et ressemble si bien à un commissaire qu'aurait envoyé la justice pour assister à l'enlèvement du cadavre, qu'on pourrait se croire à la morgue de Jérusalem. Mais Rembrandt, par un coup de maître, va prêter à cette scène de deuil une étonnante poésie. Voici qu'une lumière tombe
d'en haut, comme un regard de Dieu, sur le corps de la victime. Une pluie de rayons perce l'obscurité du
LA DESCENTE DE CROIX.
ciel et inonde le tableau; tandis que la triste Jérusalem paraît noyée là-bas dans les demi-teintes, une clarté glorieuse fait vivre et resplendir l'image de la mort. Ces serviteurs en guenilles n'ont plus rien de
vulgaire : on ne remarque plus que leur geste expressif, leurs précautions délicates et passionnées, leur douleur. Et comme elle est sentie! comme elle est profonde! Quel contraste entre l'impassibilité de l'homme à turban et la tendresse de ces pauvres qui sont si pleins d'âme sous leurs haillons : véritable troupeau du Christ, dont un supplicié sera le Dieu!.... Voilà comment il est prouvé que la noblesse ne tient pas seulement aux formes, mais au sentiment qui les anime. La représentation de quelques chrétiens émus ou pleurant aux funérailles de leur Dieu pouvait bien se passer de la beauté antique, de la beauté païenne. Il suffisait de souffler une âme au tableau, et c'est ce qu'a fait Rembrandt en y jetant la lumière de son génie. Comment ne pas s'intéresser à une telle scène, quand le ciel même s'y intéresse!
Celui qui a devant soi l'œuvre de Rembrandt et qui le suit, je ne dis point d'un œil attentif, car l'inattention serait impossible, celui-là, dis-je, se sent conduit au travers d'un pays inconnu, et au bout de quelques heures il a l'esprit plein de rêves. Je suppose que le peintre nous transporte au lendemain de sa Descente de croix. Le Christ enveloppé dans un linceul va être porté au tombeau. Le ciel est gris, le temps froid; on sent dans l'air comme une humidité pénétrante. Quatre figures portent un brancard autour duquel sont groupées plusieurs personnes qui pleurent. Ici, pas d'effet, pas de clair-obscur. Les enterreurs passent comme des ombres légères; la pointe du graveur les a dessinés d'un trait vague; un simple nuage d'eau-forte a glissé sur eux. Le brancard se dirige vers une caverne que l'on aperçoit sur la gauche de l'estampe. Mais si je retourne un feuillet du livre, j'entre avec les saintes femmes dans la grotte du sépulcre, et ici commencent les grands mystères. Rembrandt, par une suite de gravures qui ne seront que des épreuves d'une même planche, va exprimer les insensibles gradations de sa forte pensée. D'abord l'inhumation se fait sous une voûte éclairée; une vive lumière s'attache aux parois du caveau funèbre. Puis, à mesure que le corps descend dans la tombe — c'est du moins l'effet produit, — la clarté diminue, s'affaiblit, baisse; tout se confond, tout s'efface. A la quatrième épreuve, les figures et le cadavre se plongent dans une obscurité sinistre; les lumières sont éteintes, la nuit du tombeau a commencé. Il ne reste sur cette gravure inimitable qu'un souvenir de la lampe disparue, un reflet lointain, sourd, presque invisible de quelque chose qui fut la lumière, un reflet semblable aux suprêmes vibrations de l'air lorsque le bruit s'apaise et, s'éloignant peu à peu, finit par devenir le silence.
Retiré dans le fond du moulin de son père, le fils du meunier avait longtemps admiré la nature sans songer encore à s'admirer lui-même. Néanmoins quelques amateurs l'avaient remarqué. La Hollande était remplie alors de connaisseurs et de curieux ; l'art y était en grand honneur. Il n'était pas possible qu'une toile, une estampe, un dessin de Rembrandt ne fissent pas sensation dans un monde qui était fou de peinture. Chez un peuple réfléchi, qui n'a pas une vie de surface, comme les Italiens, mais une vie intérieure, recueillie, patiente, profonde, les œuvres de Rembrandt devaient être facilement comprises : élles le furent. Un des premiers tableaux du jeune peintre ayant attiré l'attention, on lui conseilla de le porter à La Haye, et on lui indiqua un riche amateur chez lequel il serait bien reçu. En effet, l'artiste, à son grand étonnement, se vit accueilli et payé au-delà de toute espérance; on lui acheta son tableau cent florins.... Mais laissons parler ici l'historien Decamps, et ne changeons rien à la naïveté de son récit : « Cette somme de cent florins faillit faire tourner la tête au jeune artiste. Il avait entrepris son voyage à pied; mais pour arriver plus promptement chez lui et faire part à son père d'une si grande fortune, il se mit dans le chariot de poste, et il évita par là le sort du Corrége. Tout le monde sortit lorsque la voiture arriva à la dînée. Rembrandt ne descendit point. Inquiet de son trésor, il ne voulut point s'exposer à le perdre. Le garçon d'écurie, en retirant l'auge portative dans laquelle il avait donné l'avoine aux chevaux, ne les avait ni dételés ni attachés; ils continuèrent de marcher sans qu'on pût les arrêter, et menèrent le chariot à Leyde, où ils entrèrent dans l'auberge ordinaire. Notre peintre sauta promptement de la voiture et porta son argent au moulin de son père. »
Enhardi par ce premier succès, Rembrandt résolut d'aller en chercher d'autres sur un plus grand théâtre, à Amsterdam. Il s'établit donc dans cette ville dès l'année 1630, à l'âge de vingt-quatre ans. Le sentiment du moi était chez Rembrandt développé outre mesure. Dans l'année même de son établissement à Amsterdam, comme pour bien faire connaître sa figure à ses nouveaux hôtes, il se peignit et se grava de cent manières, dans toute sorte de costumes, tantôt couvert d'un riche manteau et d'une toque de velours, tantôt portant un
oiseau de proie ou un sabre flamboyant, tantôt avec une fraise à dentelles plissées; quelquefois, enfin, nu-tête, les cheveux hérissés et s'échappant de son front comme les rayons ondoyants de la chevelure du soleil. Une fois connu, il ouvrit une école, et en divisa le local en cellules, où chaque élève devait séparément étudier le modèle, le modèle vivant. Il craignait sans doute que le travail des élèves dans un atelier commun, en présence les uns des autres, ne fît perdre à chacun d'eux sa manière propre de sentir; on eût dit qu'il était jaloux de l'originalité d'autrui autant que de la sienne. Que de peintres devaient sortir de ces cellules, sans se
LE BON SAMARITAIN.
ressembler, il est vrai, mais non sans emporter chacun un lambeau du génie de leur maître : Ferdinand Bol, Fictoor, Gérard Dow, Van Eeckout, Van Hoogstraten, Govaert, Arnould de Gelder, Flinck et bien d'autres !
Quant au chef de cette école monacale, c'était un homme fantasque, rêveur, un homme en dedans, plein d'originalités, de contradictions, de bizarreries. Il avait dans une vaste armoire des turbans, des écharpes à franges, d'anciennes étoffes à paillettes, de vieilles armures, des épées rouillées, des hallebardes, et il disait en les montrant aux visiteurs : Voilà mes antiques. Toutefois il ne laissait pas que d'acheter les gravures de Marc-Antoine d'après Raphaël; il possédait même un ample recueil de belles estampes venues d'Italie; mais à l'inverse de tant d'autres qui affectent de dédaigner ce dont ils profitent, Rembrandt admirait tout et n'imitait rien. Amateur autant que peintre, il courait les ventes, il recueillait des objets d'art, des dessins, des armes, des costumes, des tableaux, et dépensait ainsi l'argent qu'il gagnait lui-même et la fortune que sa femme lui avait apportée en dot, car il s'était marié en 1634 avec une assez riche héritière, Saskia Uylenburg, originaire de Leuwaarden, capitale de la Frise. Il en eut un fils, nommé Titus, qui mourut avant lui.
On a dit et répété que Rembrandt était avare; l'on s'est plu à raconter à ce sujet des anecdotes plus ou moins piquantes et à faire de ce grand peintre un ignoble type d'avarice. Mais on verra plus bas que ces accusations, légèrement lancées par Houbraken, et qui depuis ont été, comme il arrive toujours, grossièrement amplifiées jusqu'au roman, sont démenties et par les lettres autographes de Rembrandt et par les actes dont nous parlerons bientôt. En lisant ces actes et ces lettres, il est impossible de croire que ce grand homme ait ouvert son cœur à l'ignoble passion de l'argent, du moins à la façon des héros de Plaute et de Molière. Ce qui est certain, c'est qu'il eut au plus haut degré le sentiment de la reconnaissance, car il n'est aucun de ses amis dont il n'ait peint et gravé plusieurs fois l'image : c'est la gratitude des artistes. Dès le temps de ses débuts, il avait eu pour protecteur le médecin Tulp, professeur d'anatomie à Amsterdam, beau-frère du fameux bourgmestre Six. Deux ans après son installation dans cette ville, il peignit ce professeur entouré de ses élèves et lui donna l'immortalité par son tableau si connu sous le titre de la Leçon d'anatomie.
Quand nous visitâmes le musée de La Haye, nous étions en compagnie d'un physiologiste éminent et profond, enthousiaste comme nous du génie de Rembrandt; mais l'un et l'autre nous revenions d'Amsterdam, et le souvenir trop récent de la Ronde de nuit nous poursuivait de son éclat. Nous n'étions pas encore revenus de l'éblouissement que nous avait causé cette peinture incomparable. La Leçon d'anatomie nous parut un peu froide et manquer de ce relief de l'ensemble par où excelle toujours Rembrandt. Le peintre n'est arrivé ici qu'au relief des parties; chaque tête, prise séparément, est vivante, remplie d'expression, modelée finement, très-finement et avec force; mais chacune aussi veut sa part d'attention, et nuit par cela même à l'effet; aucun parti bien décidé, aucun sacrifice ne concentre l'intérêt sur un point : le cadavre étendu sur la table forme, par sa position diagonale et la monotonie de sa teinte verdâtre, la seule unité du tableau ; les visages, du reste, sont beaux, fiers et pleins de pensée : le professeur, son chapeau sur la tête, devant ses élèves découverts, tient du bout de ses pinces les muscles fléchisseurs de la main, et il en explique à ses disciples le simple mécanisme; il instrumente seulement avec l'indifférence de l'anatomiste et comme un homme cuirassé contre les émotions de l'amphithéâtre. Chose assez étrange! Ce fut le physiologiste qui, cette fois, remarqua le côté moral de la composition, tandis que l'amateur de peinture ne pensait qu'à l'unité optique, à l'insuffisance du raccourci et même à l'infériorité de la touche, eu égard aux peintures du musée d'Amsterdam. Au moment où l'esthétique se taisait chez nous, en présence d'une exécution moins admirable que celle de la Ronde de nuit, le médecin prit la parole et nous fit observer qu'une telle scène devait être émouvante par sa froideur même : que les grands effets de clair-obscur n'eussent pas été convenables là où il fallait, non pas poétiser la réalité, mais la montrer, au contraire, sans prestige et sans voile. La lumière d'or, qui donne un charme si magique à la Ronde de nuit, n'était pas celle qui devait luire dans l'enceinte glacée d'un amphithéâtre; et, quant à l'unité du tableau, elle était dominée ici ou du moins suppléée par une sorte d'unité morale. Voyez, nous disait-il, comme les sept auditeurs à qui l'anatomiste explique le jeu des muscles dont la fonction est de fléchir la main, expriment par leur geste, leur regard et les soucis de leur front, les diverses manières d'écouter un enseignement. Les nuances de l'attention sont tout simplement des degrés de l'iiitelil,,ence : les uns saisissent la parole du maître au moment où elle tombe de ses lèvres; les autres écoutent en eux-mêmes la pensée qu'ont éveillée les paroles précédentes; celui-ci semble devancer la leçon, celui-là dont l'esprit est en retard ne suit le professeur que de loin et ne le regarde même plus. A la mort, personne n'y songe Quelle philosophie profonde! continua le docteur. Oublions un instant que la poitrine du sujet est beaucoup trop bombée, que le bras est grossièrement taillé dans son raccourci. Quelle odyssée que l'existence de ce misérable, qui pour dernière couche n'a plus que la dalle d'un amphithéâtre et dont les muscles disséqués instruisent encore ceux que, vivant, il a servis,
Et lorsque sur la paille
Tu dormiras, la faim crira : Debout;
Chair à scalpel, chair à canon, partout
Tu souffriras
Et pourtant si le professeur est impassible, n'en soyez pas surpris; sa tranquillité même prouve sa science
consommée. Il n'appartient qu'à l'ignorance de se troubler à la vue des œuvres de Dieu. — Ainsi parlait le médecin devant4a Leçon d'anatomie.
LA RESURRECTION DE LAZARE.
Copier la nature en poursuivant le modelé jusqu'en ses moindres finesses et lui donner une force aussi extraordinaire, un tel accent, un tel relief, c'est sans doute le dernier mot de l'art. Ce n'est pourtant là que le secret, j'allais dire l'habitude de Rembrandt. Dans sa première manière, il finissait beaucoup, et, par exemple, chaque tête de la Leçon d'anatomie, analysée de très-près, offre une infinité de tons extrêmement
fins, ne fût-ce que dans un œil, et cependant, vu à une distance convenable, l'objet ne présente que les trois éléments du modèle : le clair, l'ombre et la demi-teinte. Quoique cette manière ne manquât pas de vigueur et qu'elle eût à Amsterdam un succès d'enthousiasme à cause de la passion des Hollandais pour le beau fini, Rembrandt, devenu plus hardi à force de pratique, se créa une autre manière, preste, heurtée, brutale même en apparence, mais d'un éclat éblouissant et d'une vérité qui allait jusqu'à la magie. Quelque fin que pût être le modelé, il en dissimulait le travail par des rehauts fiers ; sans altérer les formes, sans déranger les masses, il y frappait aux endroits lumineux des touches mâles, raboteuses, dont la fougue même était le prompt calcul d'un artiste consommé ; car on n'arrive à une telle crânerie d'exécution que par des études profondes et quand on est le maître souverain de sa palette. Tel coup de pinceau qui semblait jeté rudement et au hasard sur la toile, comme du ciment sur un mur, touchait cependant si juste qu'il imprimait le caractère, le mouvement, la vie, faisait respirer les narines, mouillait le regard; et s'il est vrai, ainsi que l'affirme Descamps, que les originaux de ses portraits dussent patiemment subir les longues indécisions du peintre sur le choix de la pose, sur la nature et la tournure de l'ajustement, il est certain qu'ils en étaient amplement dédommagés par le cri de la ressemblance, par la vérité des carnations, parla belle lumière au sein de laquelle ils se voyaient revivre; heureux quand ils n'avaient pas à essuyer quelque boutade du plus fantasque des peintres, car tout modèle devait subir les caprices de Rembrandt ou renoncer iJ être l'original d'un chef-d'œuvre.
La simple imitation de la nature était, du reste, si fort au-dessous du génie de Rembrandt qu'il s'en faisait presque une manière de jeu. Dans l'intervalle de ces compositions poétiques, où son âme passait tout entière, c'était un pur divertissement pour lui que le vulgaire trompe-l'œil. S'il est facile de faire illusion aux sens, en représentant des objets inanimés, tels que fruits, fleurs, coquillages, papillons, et en général tout ce qu'on appelle nature morte, il n'est aisé à personne d'imiter la vie au point d'en imposer aux regards. Rembrandt l 'essaya plus d une fois avec un succès effrayant : il imagina un jour de peindre sa servante ouvrant un volet comme pour regarder dans la rue; il avait coupé sa toile exactement dans la dimension de sa fenêtre, de sorte qu'ayant ôté le châssis et le volet véritabte, il pût boucher l'ouverture avec son tableau. Le mouvement de la ligure était si naturel, la main si bien détachée, la tête si pleine de vie, que tout le monde y fut pris. Ce tour de force, si semblable à ceux qu'on nous raconte des artistes grecs, ou plutôt si supérieur, puisqu'il s'agit ici non pas d'une grappe de raisin ou d'un rideau, mais de la nature vivante, ce tour de force ressemblerait peut-être à un conte s'il n'était rapporté par Roger de Piles, qui ajoute : « Je conserve aujourd'hui cet ouvrage dans mon cabinet. »
Diétrich, qui fut un des imitateurs de Rembrandt, disait à l'ingénieux amateur Hagedorn : « Lorsqu'on veut ordonner ou éclairer un tableau dans le goût de Rembrandt, il faut aussi adopter sa manière de draper et d ajuster les figures, sans quoi l'ouvrage serait privé de ce ragoût qui en fait le charme. » Cette observation est remplie de justesse. Ce qui est fait pour surprendre, c'est qu'un amateur distingué comme M. de Hagedorn n'ait pas senti la bonté d'une telle remarque et l'ait accompagnée dans son livre des lignes suivantes : « Cependant je crois que si Rembrandt, cet heureux coloriste, avait étudié les autres parties de la peinture comme le Poussin, il n'en serait que plus admiré, et que la correspondance de deux perfections, la vigueur du coloris et la fidélité de l'histoire, ne pourrait qu'ajouter à sa célébrité. »
On ne peut, ce nous semble, porter plus à faux. Eh! si Rembrandt dessinait à la façon du Poussin, ce ne serait plus Rembrandt ! Comment un peintre qui s'adressait à l'imagination des autres et puisait tout dans la sienne, pouvait-il respecter la fidélité de l'histoire, celle du costume, le beau idéal des formes, les convenances, la tradition? Le pinceau ne saurait obéir tout ensemble à la discipline de la raison et aux élans de la fantaisie. Si l'artiste fait passer devant nos yeux les nobles théories de jeunes filles qui marchaient doucement dans la fête des Panathénées, qu 'il nous laisse admirer la pureté de leurs profils et deviner leur beau corps sous la fine draperie qui les accuse. Que la plastique triomphe ici, car les caprices de la lumière sont inutiles ; l'antique est né dans la patrie du soleil, il ne serait guère décent de l'enfermer dans le caveau d'un alchimiste. Les héros de Rome et d'Athènes, ceux qui portent le cothurne ou drapent la toge, qu'auraient-ils à faire au fond de ces
souterrains où le docteur Faustus croit voir briller des lettres cabalistiques? Si Rembrandt nous conduit dans le crépuscule d'une synagogue, irai-je lui demander pourquoi il n'y a pas dessiné la tête de César ? Non, il ne faut point regretter chez Rembrandt l'absence de qualités qui lui ôteraient son mérite : l'originalité; son talent propre : l'expression dans la laideur ; son génie de peintre : l'effet. A quoi lui serviront la correction du dessin, la netteté du contour, si ce contour doit être noyé dans l'ombre? De quelle utilité lui sera la connaissance de ce qu'on entend par costume, s'il veut parler à notre âme et non pas à notre érudition; et d'ailleurs, les porte-balles, les astrologues, les enchanteurs, les gueux, ont-ils une histoire, une tradition, uncosftiwie? Ce père que Rembrandt a représenté au moment où il va égorger sa lignée pour plaire à Dieu , qu'importe
LA SAMARITAINE.
qu 'il s appelle Agamemnon ou Abraham, qu'il porte le casque des Grecs ou le turban des Orientaux ? Rembrandt veut, avant tout, nous intéresser à la jeune victime qui naïvement porte elle-même le bois du sacrifice ; car c est le côté humain qui le frappe beaucoup plus que le côté historique, et lorsqu'il est sublime dans la triple expression du patriarche, de son fils et de l'ange, penserons-nous à critiquer l'accessoire d'un ajustement, l insuffisance d'un contour? Non, sans doute ; pas plus que nous ne songerions à reprocher au peintre des Bergers d Arcadie l'absence d'un puissant effet de clair-obscur, sachant bien qu'il a visé d'abord à l'effet moral, au cœur.
On entend dire assez souvent que Rembrandt était d'une extrême faiblesse dans le dessin, que cette partie de l'art lui a manqué ; c'est là une hérésie des orthodoxes. Sans doute Rembrandt n'a pas dessiné avec la correcte élégance qu'enseigne la tradition classique ; il n'a pas connu les formes châtiées ; il n'a pas étudié le nu, celui du moins dont l'antique a déterminé les proportions exquises, les purs contours. Ses Bethsabés sont
des matrones hollandaises dont les nudités informes ne sauraient séduire le roi David que par leur ton chaud, leurs carnations sanguines et palpitantes ; ses chastes Susannes sont des servantes qu'on ne serait guère jaloux de surprendre à la sortie de leur bain, à moins qu'une ombre fantastique ne vînt faire illusion sur la trivialité de leurs charmes à demi-nus, et jeter du mystère sur la prose de leur beauté ; mais il y a dans le dessin des qualités essentielles que Rembrandt possède au plus haut degré : l'expression et la perspective. « Peut-être même, dit à ce sujet le savant et classique auteur du Traité complet de la Peinture, peut-être était-il supérieur dans ce sentiment naturel, à Jules Romain lui-même, et j'oserai dire à Annibal Carrache. » L'expression, celle qui résulte du mouvement de la figure, de son attitude, il serait difficile de la rencontrer plus naïve, plus forte, plus pénétrante qu'on ne la trouve chez Rembrandt. L'étonnement, par exemple, fut-il jamais mieux exprimé que dans la Résurrection de Lazare ? Et quelle variété de gestes ! comme le même sentiment est modifié par des tempéraments divers? La foi, la tendresse, l'incrédulité, l'épouvante, chacune de ces nuances peut se lire dans l'étonnement des figures, qui reculent ou avancent ou demeurent pétrifiées, quand, au signal de Jésus, le cadavre sort, livide et vivant, de son linceul. La pantomime du Poussin n'a pas, que nous sachions, plus d'accent. Quel peintre fit mieux sentir l'indulgence paternelle, le repentir et la componction d'un fils, que ne l'a fait Rembrandt dans son eau-forte de l'Enfant prodigue? C'est un affreux griffonnage, dira-t-on , sans doute, et que signifient ce grimoire, ces lignes incertaines, corrigées, croisées, enchevêtrées, courant l'une sur l'autre? Mais de ce grimoire indéchiffrable est sortie l'expression des plus intimes sentiments du cœur. Il me souvient qu'entre toutes les Vierges de Rembrandt, il en est une qui se penche sur son nouveau-né et le serre dans ses bras avec une tendresse si triste, si profonde , que la Vierge à la chaise de Raphaël, dans sa divine beauté, ne l'emporte pas, pour l'expression du sentiment maternel, sur cette femme pauvre, qui, malgré sa laideur, a cependant une manière d'être sublime.
Parlerons-nous de l'architecture de Rembrandt? Elle est tout aussi extraordinaire que son style, et tout aussi poétique. C'est une suite de constructions barbares qu'on dirait imaginées pour l'habitation des fées et des gnomes. Des personnages aussi bizarres par leur accoutrement, aussi étranges par leur physionomie et leur geste, ne sauraient habiter des palais de l'ordre corinthien ou ionique. Imagine-t-on quelle figure feraient des Polonais, des Arméniens, des Juifs de Rembrandt, sous la noble et grave symétrie des bâtiments de Vitruve? A ces gueux armés de sabres, couverts d'oripeaux, de haillons et de fourrures, à ces rabbins chassieux, barbus, enfumés et rances, il faut des demeures mystérieuses, remplies de portes secrètes, d'escaliers tournants et obscurs, des labyrinthes; il leur faut des synagogues aux voûtes inégales, aux murs suintants et noircis ; des colonnades d'un style inconnu au travers desquelles la lumière se puisse jouer en allongeant des ombres imposantes. De même qu'il est satisfaisant pour l'esprit de rencontrer une Livie au pur profil dans les murs de Rome, à deux pas de l'arc d'Antonin, et de saisir ainsi le rapport qui existe entre la régularité d'un beau visage et les proportions savantes d'une construction romaine, de même on se plaît à visiter les modèles de Rembrandt dans leurs palais chimériques. Antiquaires, alchimistes, nécromanciens, marchands de faux bijoux, revendeurs des friperies du sérail, charlatans, magiciens, bohèmes, tout ce monde suspect, mais riche, prestigieux et coloré, qui a passé par la tête de Rembrandt, tous ces êtres singuliers, laids, expressifs, huileux, qui ont été mordus par son eau-forte ou qui traversent ses tableaux, on aime à les entrevoir dans ces temples où le clair-obscur du peintre produit la fantasmagorie d'un espace immense. Quelle imagination architecturale! Quelle fantaisie! En regardant le Siméon au temple, du Musée de la Haye, et le Mariage de Jason et de Créuse, on croit lire un conte des Mille et une Nuits. Le mauresque, le persan, le byzantin, se mêlent dans une confusion adultère; les chapiteaux ressemblent à des panaches de cacique; des arceaux qui n'appartiennent à aucun style sont ornés de rubans de pierre; la courbe qui allait décrire un plein cintre vise tout à coup à l'ogive. Quelquefois, par une audace inverse, les fenêtres rectangulaires du style grec se trouvent encadrées entre deux pilastres gothiques, ou bien des colonnettes du moyen âge sont brusquement interrompues par des saillies de l'ordre toscan. C'était, je crois, la dernière injure que Rembrandt pût faire à l'architecture antique, que de l'admettre parfois dans ses tableaux.
Quelques auteurs ont pensé que Rembrandt avait fait un voyage à Venise. De Piles l'a même affirmé
d'après certaines planches où l'on a cru voir gravé : Rembrandt Venitiist, 1635. On croirait, en effet, lire ces mots griffonnés sur les trois Têtes orientales, mais il est aujourd'hui certain que Rembrandt n'a pas fait ce voyage. Au surplus ce n'est pas des Vénitiens que Rembrandt aurait pu emprunter son style si personnel, si fortement marqué à l'empreinte d'un génie primesautier, si reconnaissable enfin à la moindre de ses eaux-fortes antérieures à 1635. Dès l'âge de vingt-deux ans, date de ses premiers travaux connus, — ses premières gravures sont de 1628, — il avait révélé son secret. Il connaissait déjà le plus important personnage de ses tableaux, qui était la lumière.
LES TROIS ARRRES.
Le grand moyen d'expression de Rembrandt, dans sa peinture surtout, c'est le clair-obscur. En désespoir d'imiter le soleil, il lui ferme sa porte, il lui bouche sa fenêtre et le laisse seulement pénétrer par un soupirail. Après l'avoir emprisonné, pour ainsi dire, il en dispose à son gré; il promène dans son obscure demeure le rayon captif, et le fait tomber, suivant sa fantaisie, sur le crâne d'un solitaire en méditation ou dans l'alcôve d'une femme alitée qui, peut-être, sera celle de Putiphar. Il n'est pas un sentiment, pas une idée que ce peintre n'ait su exprimer avec du clair et du noir. Que Jésus vienne dire à Lazare enseveli : « Lève-toi et marche, » Rembrandt va traduire le miracle de la Résurrection de Lazare par un miracle de clair-obscur. La scène se peint à son imagination comme s'étant passée dans un caveau sombre, tout à coup
1 Nous avons dit dans l'OEuvre de Rembrandt reproduit par la photographie décrit et commenté, etc., que ce mot qu'on croit ètre Fenitiis pourrait bien ètre Rhenetus, c'est-à-dire du Rhin (van Ryn).
illuminé. Pour Rembrandt, la vie c'est la lumière, la mort c'est la nuit. Quelquefois il semble avoir voulu représenter le silence, et alors une suave harmonie de tons doucement dégradés produit sur les yeux le même effet que produirait le silence sur l'organe de l'ouïe. Bien souvent nous nous sommes arrêté au Musée du Louvre à contempler les deux Philosophes de Rembrandt. Un rayon amorti par des vitres grasses, aux châssis de plomb, visite la demeure tranquille du solitaire. Devant lui sont des livres ouverts; mais le penseur ne les regarde plus; il songe. La lumière glisse le long du mur, rampe sur le sol, indique à peine les marches d'un escalier tournant, et se perd insensiblement dans la maison pour aller ensuite se confondre avec la nuit. Il règne au sein de celte retraite voûtée une telle paix qu'on se sent gagné à l'aspect du tableau par le goùt de la solitude. Après l'avoir longtemps regardé, on aperçoit sur l'escalier deux figures de femmes dont la couleur se distingue si peu de celle de la masse d'ombre, qu'elles ne dérangent absolument rien à l'harmonie, et, pour continuer la métaphore, ne font aucun bruit dans cette peinture silencieuse.
D'autrefois, c'est par des coups, de jour que va éclater la pensée du peintre. Est-elle concentrée sur un objet de prédilection? la lumière ira tomber sur ce point et appellera vivement les regards. Entrez dans cette chaumière délabrée, obscure. C'est la triste maison d'un charpentier. Une jeune femme tient son enfant entre ses bras; l'aïeule se penche pour contempler son petit-fils, et près de la fenêtre qui laisse voir un ciel gris et lourd, le charpentier promène son rabot sur une planche. Cependant, de ce ciel nuageux s'est échappé un étroit rayon du soleil, qui se glissant par une invisible ouverture, vient frapper l'enfant, le réchauffe, le dore, l'inonde de lumière, et se reflète sur toutes les parties de la chambre, naguère plongée dans la pénombre. Le visage de la jeune mère brille et s'épanouit; celui de l'aïeule s'éclaire par le contre-coup de cette clarté soudaine; l'enfant semble être lui-même un corps lumineux, Mais quoi! nous sommes dans la maison de Marie... cette mère est une vierge, et son enfant nous promet un Dieu.
Il existe un livre espagnol1 assez obscur, écrit par le juif Manassé-ben-Israël, pour lequel livre Rembrandt composa quatre sujets à l'eau-forte. Nulle part il ne mit plus de magie dans l'art d'assourdir la lumière, de la dégrader jusqu'au point où elle semble avoir disparu, quand elle est encore présente; car chez Rembrandt il n'y a jamais de ténèbres, mais un crépuscule mystérieux au sein duquel la lumière épouse la nuit. Le Songe de Jacob est la première de ces mystiques compositions. Des anges montent et descendent doucement une échelle qui est éclairée seulement à son extrémité supérieure. Le songeur, qu'on suppose au bas de l'échelle, est dans la nuit la plus noire: c'est le premier état de l'estampe; mais dans une seconde épreuve, on l'entrevoit couché au pied de l'échelle et à travers les barreaux. Le rayon céleste a descendu les degrés et vient en mourant dessiner les vagues contours du voyageur endormi. Le mystère est immense, l'effet est sublime. Un homme qui, du fin fond d'un cachot, apercevrait à la voûte un fantôme lumineux et s'y attacherait comme à l'image de l'espérance, ne serait pas plus saisi, plus ému que ne doit l'être le petit-fils d'Abraham durant son sommeil. Les anges qui le frôlent de leurs ailes ne sont point légers ni aériens, sans doute, mais ils sont formidables dans leur pesanteur et d'une puissance auguste. Ici, du reste, la distribution de la lumière allège tout ; elle supplée à la poésie du sujet, ou plutôt c'en est la poésie même. C'est par là que l'effet s'élève à une grandeur inouïe... Que dis-je ! l'estampe, destinée à un petit livre, est plus petite que la main du graveur. Mais le génie de Rembrandt lui donne, en dépit de l'exiguité matérielle, des proportions gigantesques. Dans ce même livre, il représente la Vision d'Ézéchiel, et il se plaît encore à la faire passer par toutes les variations de sa lanterne fantastique. En haut brille une gloire au sein de laquelle apparaît Dieu entouré d'anges qui l'adorent. En bas se remuent les quatre animaux dont le prophète a parlé, bêtes immondes aussi effrayantes que le sont les gnomes inventés naguère par Goya; et qui, dans le crépuscule où elles agitent leurs ailes hideuses, servent de contrastes aux splendeurs du ciel. Cette gravure n'a que trois pouces; elle renferme cependant l'un et l'autre monde : l'enfer en bas, l'éternel en haut ; les rayonnements du Paradis et les horreurs de la géhenne ; elle commence par le rêve d'un bienheureux, elle finit par le cauchemar d'un condamné.
1 Ce livre a pour titre : Piedra gloriosa ô do la estalua de Nabuchadnezar, con muchas y diversas authoridades de la S. S. y anlignos sabios; j'en ai donné une analyse dans l'ouvrage spécial déjà cité.
La peinture n'était pas peut-être l'élément principal de l'immense réputation de Rembrandt. C'est surtout pur ses immortelles eaux-fortes qu'il se fit connaître dans le monde des arts, depuis la Hollande jusqu'à Home. Des marchands venaient du fond de l'Italie lui offrir des Marc-Antoine en échange de ses épreuves de remarque. Lui, renfermé dans son atelier sombre, il gravait silencieusement, sans témoin. Sa porte était close aux visiteurs. Il tenait à faire croire qu'il était en possession de secrets merveilleux - il espérait que la moindre estampe sortie d'un laboratoire où personne n'avait pénétré, aurait un plus grand prix pour
LE RETOUR DE L'ENFANT PRODIGUE.
les amateurs: il les connaissait bien! Il tirait d'abord quelques épreuves de sa gravure ébauchée; il la continuait ensuite sur la transparence d'un second vernis, y faisait de légers changements, soit avec l'eau forte, soit à la pointe sèche, et trouvait ainsi le moyen de vendre comme des gravures différentes, les épreuves diverses d'une même planche. Il est certain que ses estampes étaient d'autant plus recherchées en Europe, qu'il les faisait payer fort cher. Et cependant, s'il faut en croire Houbraken et les autres biographes, il en rehaussait encore la valeur par des ruses dignes d'un patriarche de la synagogue. « Tantôt il les exposait en vente publique, pour aller lui-même les enchérir; tantôt il envoyait son fils les vendre clandestinement comme des estampes dérobées. Quelquefois, sûr de l'engouement qu'il inspirait à ses compatriotes, il menaçait de se retirer en Angleterre; de sorte que, toujours incertains du temps qu'il devait rester, les curieu\
s'empressaient d'acheter ses estampes à tout prix. Un jour il fit courir le bruit de sa mort, afin de se donner le plaisir de ressusciter après l'adjudication de ses portefeuilles, au milieu des enchérisseurs ébahis. Il y avait dans son œuvre des pièces qu'il ne voulait pas vendre au premier venu, même au prix de cent florins. Il fallait lui faire sa cour pour en obtenir. C'était une mode, une fureur. On était presque ridicule quand on n'avait pas une épreuve de la petite Junon couronnée et sans couronne, du petit Joseph avec le visage blanc et du même avec le visage noir, de la femme avec le bonnet blanc auprès du petit poulain, et la même sans bonnet. » On va même jusqu'à raconter que ses élèves connaissaient si bien l'avarice de leur maître, que plus d'une fois ils s'amusaient à peindre des pièces d'or sur des cartes qu'ils oubliaient par terre, dans quelque coin où le peintre ne manquait pas de les ramasser, mais que, dans sa bonhomie, il n'avait garde de punir ceux qui avaient si bien trompé un œil tel que le sien.... Tout cela nous paraît aujourd'hui une série de contes faits à plaisir. Il se peut que Rembrandt ait aimé l'or, mais non pas comme l'aimait Harpagon, et comme l'aiment en général les avares, c'est-à-dire pour l'or lui-même. Rembrandt savait tout ce qu'il y a de servitude dans la pauvreté; l'or était pour lui une rançon; c'était aussi la représentation des nobles jouissances, des plaisirs délicats que procure la possession des belles choses. Rembrandt était si peu ménager de son argent, qu'on lui voyait pousser dans les ventes publiques à des prix fous les estampes rares, les belles épreuves, les dessins ou les tableaux des anciens peintres, ou même de ses confrères; et cet emploi de sa fortune est prouvé par l'inventaire de ses objets d'art, tel qu'il fut dressé en 1656, dans les circonstances que nous raconterons.
La fortune de Rembrandt était devenue considérable. Son atelier, rempli d'élèves que lui adressaient les principaux bourgeois d'Amsterdam, lui valait des sommes énormes. Sandrart, son contemporain, nous apprend que chacun des élèves de ce grand peintre ne lui payait pas moins de cent florins par an, émolument auquel s'ajoutait le produit d'un grand nombre de copies retouchées par le maître, et vendues par lui comme des originaux: c'étaient des peintures de Ferdinand Bol, Fictoor, de Flinck, de Van Eeckout; et ce commerce lucratif rapportait à Rembrandt jusqu'à 2,500 florins , sans compter les trésors qu'il créait lui-même avec le pinceau, la pointe ou la plume, car ses dessins où se mêlaient des traits d'esprit et des traits de feu, s'estimaient aussi à des prix très-élevés. Au milieu de tant de richesses, le peintre de la Ronde de nuit vivait avec une simplicité primitive, toujours comme le fils du meunier Gerretsz. Sa vie était pauvre; ses repas se composaient, dit HOllbraken, d'un hareng salé ou d'un morceau de fromage; ses mœurs, ses goûts le retenaient dans la compagnie du peuple ; et comme on le lui reprochait un jour il répondit : « Quand je veux me délasser de mes travaux, je ne cherche pas les grandeurs qui me gênent, mais la liberté. »
Cependant le farouche humoriste, ainsi que l'appelle Robert Graham, avait des amis dans les classes privilégiées. Le professeur Tulp, Renier Ansloo, ministre anabaptiste', le vieux Haaring, le grand amateur d'estampes Abraham France, le fameux orfèvre Janus Lutma, et enfin le plus intime des amis de Rembrandt, le bourgmestre Six, eussent volontiers conduit dans le monde un artiste dont la personne eût éveillé au moins autant de curiosité que ses estampes; mais il s'y refusa. Son humeur, du reste, ne lui fit jamais perdre un ami : il sut les conserver par sa bonhomie et les rendre à jamais célèbres par son burin. Jean Six, lorsqu'il n'était encore que secrétaire de la ville d'Amsterdam, avait composé une tragédie de Médée: Rembrandt grava en l'honneur de son ami, et comme pour illustrer cette tragédie, l'admirable estampe du Mariage de Jason, qui semble créée par la baguette d'un enchanteur. On y voit un temple merveilleux, resplendissant de clarté, un sanctuaire où fume l'encens des faux dieux, mais accidenté de rayons et d'ombres, particulièrement sur la rampe et les degrés d'un escalier qui parait aboutir aux coulisses d'un théâtre ; car dans l'obscurité on distingue une actrice richement habillée; c'est Médée qui, dans l'ombre, médite la plus atroce vengeance. Là se trouve la statue de Junon qui, suivant qu'elle était couronnée ou sans couronne, donnait plus ou moins de prix aux épreuves de l'estampe. Il est bien difficile de comprendre qu'avec du noir et du blanc, on puisse arriver à une pareille magie d'effet.
1 Selon le témoignage de l'historien Baldinucci, Rembrandt appartenait à une secte des Anabaptistes, fort répandue en Hollande. et il me parait certain, après les recherches auxquelles je me suis livré à Amsterdam, que cette secte était celle des Mennonites.
Tous les curieux, tous les artistes, tous les amis de l'art, connaissent le Portrait du bourgmestre Six, représenté debout, adossé à une fenêtre d'où vient le jour, et occupé à lire un livre dont les reflets éclairent seuls son visage. Ce portrait est gravé d'une pointe tellement fine, que le travail du graveur ressemble plutôt à un vigoureux dessin à l'encre de Chine et au lavis qu'à une morsure du cuivre. Les amateurs y ont toujours attaché un très-haut prix, et, pour eux, le bourgmestre Six sera, durant des siècles, un personnage de l'histoire, uniquement parce que son portrait leur a été transmis par Rembrandt, sur une de
JÉSUS CHASSANT LES VENDEURS DU TEMPLE.
ces feuilles volantes dont la dernière vivra plus longtemps peut-être que la mémoire de bien des empereurs.
Ce furent les petits voyages que faisait Rembrandt, de la ville d'Amsterdam à la campagne du bourgmestre Six, qui inspirèrent à ce grand peintre le goût du paysage. Il apporta dans l'étude de la nature ce sentiment de sombre poésie qui ne le quittait point, et souvent il y représenta les combats de la tempête et du soleil. Les paysages de Rembrandt sont pour la plupart d'une tristesse héroïque : un bateau sur un canal immobile , un chemin perdu, un taureau attaché par une corde à un vieux tronc, il ne lui en faut pas davantage pour nous donner à penser, ou du moins à rêver devant la nature. De grandes ombres enveloppent quelquefois la campagne, et d'une scène en plein air, le graveur-peintre fait un drame intérieur; il traite son paysage comme une vaste chambre dont le plafond serait la voûte des cieux, et n'y laisse tomber le soleil que par échappées de lumière, auxquelles il oppose sur le devant des arbres noirs. Le Paysage aux trois arbres, que nous
reproduisons, est l'ait dans ce sentiment. Il passe avec raison pour un des plus beaux de l'œuvre. Ajoutons qu'il est aussi le plus rembranesque. Celui qu'on nomme le Pont de Six, devenu aujourd'hui extrêmement rare, vaut la peine qu'on le mentionne à cause de l'aventure racontée à ce sujet par Gersaint dans son Catalogue: « Un jour que Rembrandt était à la campagne du bourgmestre, un valet vint les avertir que le dîner était prêt ; au moment qu'ils allaient se mettre à table, ils s'aperçurent qu'il n'y avait point de moutarde. Le bourgmestre ordonna au valet d'aller en chercher promptement dans le village. Rembrandt, qui connaissait la lenteur ordinaire de ce valet, et qui avait, lui, le caractère vif, paria avec son ami Six qu'il graverait une planche avant que ce domestique fùt revenu. La gageure fut acceptée, et comme Rembrandt avait toujours des planches toutes prêtes au vernis, il en prit aussitôt une et grava dessus le paysage qui se voyait du dedans de la salle où ils étaient. En effet, la planche fut achevée avant le retour du valet; Rembrandt gagna son pari. »
Combien de fois n'a-t-on pas essayé des copies, des imitations, des fac-simile de Rembrandt? Ses moindres griffonnements ont été l'objet de contrefaçons plus ou moins habiles. Sans parler des copies trompeuses de Basan, de Folkema, de Watelet, de Vivarès, de Richard Wilson, de Jacques Hazard et de M. Denon, qui fut le directeur de nos musées, sans parler des retouches exécutées sur la Pièce aux cent florins par le capitaine anglais Guillaume Baillie, une infinité de peintres et de jeunes graveurs ont tenté, depuis Bernard Picart, la fortune de ces innocentes impostures, comme il les appelle. L'auteur de cette histoire, étudiant la gravure chez MM. Calamatta et Mercuri, fit lui-même, il y a quelques années, une copie du Janus Lutma, moins pour arriver au difficile succès d'une imitation parfaite que dans le but de découvrir les prétendus secrets de Rembrandt. Amateurs ou artistes, nos lecteurs nous sauront gré peut-être d'entrer ici dans quelques développements.
Dès qu'un grand peintre se mêle de gravure, le procédé pour lui n'est rien; le résultat seul est tout. Mettre bien à leur place le clair et l'ombre, dessiner avec la pointe sur le cuivre comme il eût fait avec un crayon sur du papier, c'est là son unique préoccupation. Ne lui parlez pas de la discipline académique, ni des tailles militairement alignées, ni du fameux losange où il convient de piquer le point de rigueur Que lui importent les règles connues et les méthodes consacrées, pourvu que sans elles il puisse rendre sa pensée, traduire son tableau? Les traditions du métier, se dit-il à lui-même, sont insuffisantes à celui qui n'a pas le génie de l'art, assez inutiles à celui qui le possède. Aussi voyez comme Rembrandt, dans ce beau portrait de Lutma, sabre vigoureusement les grandes masses du repoussoir! Fourrure, soie ou velours, il attaque tout avec la même liberté d'allure; il laisse courir sa main au gré d'une indépendance qui pourtant est toujours guidée, même à son insu, par un instinct de la forme, par un sentiment exquis de ce qui doit avancer ou fuir, de ce qui est mat, dur, poli, chatoyant, ligneux ou friable. Ici, la pierre du mur, le chêne de la table, le fer du maillet, la boîte remplie de poinçons, et la soucoupe d'argent qui brille à une place où toute autre matière s'éteindrait, toutes ces choses sont rendues par des tailles d'un grain plus carré, plus égal et par conséquent plus froid, que celles qui expriment la doublure fourrée du manteau et les aspérités du crépi de la muraille. Mais, encore une fois, c'est comme en se jouant et à travers le désordre pittoresque de ses nombreuses hachures que le graveur en a changé à propos le mouvement, nuancé la touche, varié l'accent. Du reste, si les estampes de Rembrandt nous ont appris qu'on pouvait se passer de la tradition et y suppléer par le sentiment, en revanche elles ont ajouté à la richesse des procédés connus, en nous enseignant à effacer dans certains cas la transparence du papier. Ici se place naturellement l'explication des secrets du graveur, si tant est qu'il en ait eu d'autres que son génie.
Le chevalier de Claussin distingue jusqu'à sept différents procédés que Rembrandt aurait mis en usage. L enthousiasme d 'un amateur qui avait consacré trente-six années de sa vie à étudier l'œuvre de Rembrandt fait assez comprendre que le chevalier de Claussin ait eu l'émulation de découvrir dans son grand maître plus de secrets que n'en avaient découvert ses prédécesseurs, Bartsch, Pierre Yver, Helle, Glomy et Gersaint. Mais d apiès l explication même de ces divers procédés, il est évident pour nous que les sept prétendues manières de Rembrandt se réduisent à trois. Ainsi, qu 'il ait employé des pointes de différentes grosseurs afin d'obtenir les forces et les finesses du premier coup sans avoir besoin de retouches sur un second vernis, cela n'a rien de i
particulier à Rembrandt. Le graveur est demeuré ici dans les procédés inhérents à Peau-forte, et il n'y a là aucun secret, non plus que dans le procédé qui consiste à faire remordre en passant sur les premiers travaux un vernis clair dont la transparence permet de. les apercevoir, de les fortifier en les croisant. La véritable innovation de Rembrandt, et celle-là est immense, c'est d'avoir introduit dans la gravure à l'eau forte des
PORTRAIT DU BOURGMESTRE SIX,
salissures imitant le passage d'une légère couche de lavis à l'encre de Chine, et des parties sourdes, veloutées comme la manière noire; c'est d'avoir imaginé, en un mot, Fart de peindre le cuivre. Comment y est-il arrivé? très-simplement, et c'est bien à tort qu'on a voulu y supposer encore, après deux siècles, un profond mystère; car il y a au moins trois façons d'obtenir cette teinte qu'on pourrait appeler le glacis de la gravure. :-'oÏt que l'on fasse mordre le cuivre à nu avec le pinceau trempé dans l'eau forte, soit qu'on dépolisse avec la pierre-ponce les parties de la planche que l'on veut assourdir, soit enfin qu'on y passe des roulettes fines dont le grain demeure invisible, on parvient sans peine à l'imitation des tons étouffés de Rembrandt. Mais comme ces travaux n'altèrent que la superficie du métal et I\e le pénètrent point, ils ne sauraient résister
longtemps au tirage, parce que la main de l'imprimeur les a bientôt effacés. Rembrandt, pour donner de la consistance à son procédé, s'est servi le plus souvent de la pointe sèche, qui, par un léger badinage de hachures très-fines et très-serrées, produit la teinte voulue; ensuite, selon qu'il désirait un ton vigoureux ou tendre, froid ou velouté, il enlevait plus ou moins les barbes, et ces barbes, accrochant, retenant le noir de l'impression, formaient des demi-teintes grises de lavis ou des ombres semblables à la manière noire.
Dépolir le cuivre avec la pierre-ponce, comme on en voit un exemple dans le Pêcheur à la barque, égratigner la planche avec des tailles fines de pointe sèche, sans ébarber entièrement, comme le graveur l'a exécuté dans le portrait du bourgmestre Six, et principalement dans la Pièce aux cent florins : tels sont les deux procédés ordinaires de Rembrandt, et telle est, suivant nous, toute l'histoire de ses secrets. Cependant il lui restait encore une troisième ressource : c'était de se réserver l'impression de ses propres gravures et de manier en peintre le tampon de l'imprimeur.
On a dit et nous avions dit nous-même, d'après Houbraken et de Piles, que Rembrandt était mort ou en 1668 ou en 1674; mais la véritable date de cette mort a été retrouvée tout récemment par M. Scheltema dans les registres mortuaires de l'église du Westerkerk, à Amsterdam. Rembrandt fut enterré le 9 octobre 1669. Il mourut pauvre, malgré sa prétendue avarice. Ayant perdu sa femme Saskia en 1642, il fut obligé de rendre des comptes à son fils Titus, qui était mineur. Mais toute sa fortune se trouvait représentée par des objets d'art, et la guerre dans laquelle la Hollande était engagée contre l'Angleterre avait déprécié ces sortes de valeurs. Possesseur d'une maison située dans le Breestraat (quartier des Juifs), à Amsterdam, Rembrandt fut exproprié par le subrogé-tuteur de son fils; mais les circonstances étaient si désastreuses que l'on dut ajourner la vente de sa maison, faute de trouver un seul acquéreur. Quant à ses collections de tableaux, d'estampes, de dessins, de bronzes, de plâtres, d'armes et de costumes, elles furent inventoriées et vendues à l'encan parla Chambre des insolvables et ne produisirent guère plus que les sommes dues par Rembrandt à divers créanciers, dont le principal était le bourgmestre Corneille Witzen. Après la vente de ses portefeuilles, Rembrandt se retira sur le Rosengracht (quai des Roses) à Amsterdam. Il y vécut avec une jeune paysanne qu'il avait épousée en secondes noces et de laquelle il eut deux enfants qui furent ses uniques héritiers, son fils Titus étant mort avant lui. Ainsi tombent ces accusations d'avarice dont on avait noirci la mémoire de Rembrandt. Avare! si ce grand homme l'eût été, il n'aurait pas dépensé sa fortune en objets d'art, il ne se serait pas laissé entraîner, dans les ventes, à des enchères fabuleuses; il n'aurait pas été saisi, exproprié; il ne serait pas mort insolvable.
Grand poète, inimitable graveur, Rembrandt est trois fois digne de la statue qui lui a été élevée à Amsterdam. Comme peintre, il n'a point de maître dans ces trois parties essentielles de l'art : le clair-obscur, la touche, l'expression. S'il ignore le style, sa trivialité du moins est sublime. Si son dessin manque de noblesse, s'il est incorrect dans les proportions, il est relevé par une qualité supérieure, le sentiment; il va droit au cœur du sujet. Ses défauts, du reste, sont de la nature de ceux qu'il ne faut pas ôter. Génie tout d'une pièce, Rembrandt est incorrigible : c'est là sa grandeur.
Dans le domaine du clair-obscur il n'a point de rivaux, ayant su produire à la fois le relief des parties et le relief de l'ensemble. En tant que praticien, il réunit au maniement de toutes les roueries du métier la plus fine intelligence de l'art. Il a dans le clair tant de vigueur, dans l'ombre tant de transparence, qu'il ne le cède ni à Giorgion ni au Corrége pour la solidité, pour le charme de la peinture. Sa manière, souvent rude et strapassée, devient quand il lui plaît suave, fondue, précieuse : ce fut la part d'héritage de Gérard Dow. Tantôt Rembrandt adoucit les teintes, tranquillise les ombres, mêle et noie dans l'huile ses tons dorés, reposant ainsi la vue sur un tout harmonieux et calme. Tantôt il est heurté, il brusque l'exécution, il affecte des empâtements monstrueux; mais ses coups frappent si juste qu'ils produisent à distance l'accord des couleurs. Quelquefois il finit les cheveux et la barbe avec la hampe du pinceau. Ses tons sont superposés ou juxtaposés avec une notion tellement sûre de la parenté qui seule doit les unir, que le peintre n'a pas eu besoin d 'en altérer la fraîcheur en les mêlant; il lui a suffi d'un glacis pour achever de les fondre. Mais si quelqu'un voulait examiner de près ces hardis rapprochements de couleurs, ces épais rehauts, il le repoussait
en disant que la peinture était malsaine et ne devait pas être flairée. Il faut posséder à fond la perspective de la touche pour se permettre de ces mots-là. Quant à ses portraits, il nous suffira d'ajouter ici le jugement qu 'eil porte de Piles : « Loin de craindre la comparaison d'aucun peintre, ils mettent souvent à bas par leur présence ceux des plus grands maîtres. »
LA CHAUMIÈRE ET LA GRANGE A FOIN.
Jugé séparément, Rembrandt semble se détacher de la tradition et avoir rompu la chaîne de l'art. Pourtant si on le rapproche des peintres de premier ordre, de Raphaël, du Corrége, du Poussin, de Rubens, on reconnaît qu'il appartient à la grande famille, et que son absence ferait dans l'art un immense vide. On peut dire que Rembrandt a passé au milieu des astres de la peinture comme font ces comètes qui semblent venues pour troubler les grandes lois du monde et qui cependant jouent aussi leur rôle dans l harmonie des cieux.
CHARLES BLANC.
MŒIŒMIIS lï IHMŒfiTOHSo
L'œuvre de Rembrandt est un des monuments de l'art. Pendant la vie de ce grand artiste , comme depuis sa mort, il a été attaché un si haut prix aux moindres de ses productions, qu'on nous saura gré de multiplier cette fois lesrenseignements curieux spécialement destinés aux amateurs. Ce travail étant d'une étendue extraordinaire, nous le diviserons pour plus de facilité en trois parties.
PREMIÈRE PARTIE.
BAUX-FORTES.
Comme graveur à l'eau-fortc , Rembrandt est sans rival. De tous les maîtres qui ont gravé , il n'en est aucun dont les estampes aient joui d'une aussi constante faveur, et les volumes qui ont été imprimés sur l'œuvre de Rembrandt suffiraient pour en témoigner.
Gersaint a consacré une partie de sa vie à faire des recherches sérieuses sur l'œuvre gravé de Rembrandt; la mort surprit cet amateur avant la publication de son travail. Helle et Glomy se mirent en possession de son manuscrit, le corrigèrent, l'augmentèrent de leurs propres matériaux, l'enrichirent des observations qu'ils avaient tirées de l'examen des œuvres les plus connues, et publièrent, en 1751, un volume in-8". — Pierre Yver, courtier d'Amsterdam, très-renommé par ses connaissances, fit paraître, en 1756, un autre volume pour servir de supplément à l'ouvrage de Gersaint, Helle et Glomy. — Postérieurement, en 1797, un docte Autrichien , graveur lui-même d'un grand mérite , Adam Bartsch , publia un
Catalogue raisonné de toutes les estampes qui forment l'œuvre de Rembrandt. Enfin , le chevalier de Claussin fit paraitre , en 1824 , un nouveau catalogue qui, bien que venu le troisième, n'est pas le moins curieux.
Les Catalogues que nous avons cités font connaitre que Rembrandt a gravé 367 pièces, dont 173seulement portent l'année dans laquelle elles ont été faites. Les plus anciennes portent le .millésime de 1628 , et les dernières celui de 1661. Suivant ces dates, Rembrandt n'aurait commencé à graver qu'à l'âge de vingt-deux ans, et n'aurait quitté la pointe que treize ans avant sa mort.
Pour faciliter les recherches des amateurs, nous conserverons dans notre travail, sinon toutes les divisions adoptées par Bartsch et Claussin , du moins les principales.
Kumrros du Catalogne PORTRAITS.
de Butsch.
18. Portrait de Rembrandt tenant un sabre, état unique non mentionné , adjugé en octobre 1847 , à la vente Verstolk , à Amsterdam 1844 , 495 fr.
21. Rembrandt appuyé , provenant de la collection Pole Carew, payé à lamème vente 620 fr. Belle épreuve.
22. Rembrandt dessinant, de la collection \Vi)son , 1" état, payé 360 fr. — A la vente de William Se-uier , a Londres , cette épreuve fut vendue 52,i fr.
23. Portrait de Rembrandt en ovale, de la collection Denou, le 1er état, épreuve magnifique, atteignit, à la vente du mème amateur Verstolk), 4,060 fr.
271. Portrait de Renier Ansloo, ier état, sur chine, 1,685 fr. 273. Celui d'Abraham France, 1er état, chine, 900 fr.
277. Celui de Jean Asselyn, 1er état, chine, 830 fr.
278. Ephraïm Bonus, fer état, presque unique, 3,700 fr.; le 2e état450 fr.; il provenait de la collection Denon. 279. Wtenbogardus, 1" état, 1,230 fr.
281. Le Peseur d'or, 1 er état, à la vente Hevil, 650 fr. (1838). 282. Le Petit Coppenol. Le 1er état sur chine, de la collection Haaring, fut vendu (Verstolk) 1,685 fr., le 2e état 390 fr.
288. Le Grand Coppenol , provenant des collections Denon et Wilson, 1er état, chine, fut adjugé, même vente (Verstolk) , 2,800 fr.; le 2e état, de la collection Buckinghan , sur chine également, atteignit 1,100 fr. 284. Tolling avocat , état presque unique , magnifique d'épreuve, provenant des cabinets Barnard et Pôle Carew, fut vendu 4,050 fr. — Cette épreuve avait coûté à M. Verstolk 5,610 fr.
285. Bourgmestre Six , 1er état, chine, conservation parfaite, 2,OJ 0 fr.; une pièce du 2e état, provenant de R. Dumesnil , 3,000 fr., à la vente Debois ; le 3e état, vente Revil, 2,700 fr. (en 1838).
292. Homme chauve, 1er état, 330 fr.
357. Mauresse blanche, 1er état, 225 fr.
ANCIEN ET NOUVEAU TESTAMENT
36. Quatre sujets pour un livre espagnol, 1er état, chine, épreuve magnifique, collection Wilson (vente Verstolk), 675 fr.
06. Fuite en Egypte, épreuve unique, sur parchemin, de la collection Wilson, vente Verstolk, 850 fr.; sur papier du Japon, vente William Seguier, 1,627.
73. Résurrection de Lazare, état unique , décrit par Claussin , 1,350 fr. ; 2C état, très-rare, collection R. Dumesnil, 680 fr.
74. La Pièce aux cent florins, le 1er état, sur chine, épreuve magnifique, collections Denon et Wilson , fut payé, à la vente Verstolk, 3,600 fr. ; 2e état, papier chine, collection Revil et Dubois, 2,800 fr. ; 2e état , papier ordinaire, 1,260 fr. — Le f cr état, vente Esdaïle , fut adjugé 5,890 fr. Il n'existe de cette gravure que huit épreuves connues du fer -état, deux sont au Musée britannique, une à celui d'Amsterdam, une à la Bibliothèque de Paris, une autre à celle de Vienne, les trois autres entre les mains d'amateurs.
76. Jésus présenté au temple, décrit par Claussin; f cr état, chine , vente Verstolk, 1,220 fr.
77. L'Ecce homo, 1" état, très-rare, collections Michel et Debois, 2,025 fr.; 2e état, belle épreuve, 600 fr.
78. Les Trois croix, 1er état, très-rare, 345 fr.
Si. Descente de croix, 1er état, vente Verstolk, 560 fr.— Il n'y a que trois épreuves connues ; celle vendue ici provenait du cabinet Robert Dumesnil.
90. Le Bon samaritain , 1er état, épreuve superbe, 795 fr.
La mème pièce fut vendue 1,800 fr. à la vente Debois; elle était magnifique, avec l'essai de paysage dans la marge de côté.
107. Saint François à genoux, sur parchemin, collection Pole Carew ( vente Verstolk), 550 fr.
PAYSAGES.
208. L(,- Pont de Six, pièce non mentionnée et presque unique, vente Verstolk, 445 fr.
211. Le Chasseur, première épreuve, collection Wilson, 450 fr.
212. Les Trois arbres, 1er état, collection Debois, 401 f,',Celle que possède la Bibliothèque royale , même état, n'a été payée que t50 fr.
Vue sur Amsterdam, sur chine, non décrite, collection Esdaïle, vendue 560 fr.
214. Les Deux maisons avec pignon pointu, sur chine, 630 f. 215. Paysage au carrosse, retouché au pinceau, 560 fr. 217. Paysage aux trois chaumières, 1er état, épreuve magnifique avec les barbes, 825 fr.; le 2C état, 490 fr.
Une épreuve, 1er état, fut payée à la vente Debois 1,700 fr. ; elle venait de la collection Claussin.
223. Paysage à la tour, 1er état, sur chine, 780 fr.
227. L'Obélisque , toute première épreuve, 900 fr.
230. Paysage aux deux allées, 1er état, 675 fr.
232. La Chaumière entourée de planches, collection R.
Dumesnil, 1er état, 675 fr.
234. La Campagne du peseur d'or, 1er état, papier de chine, 765 fr.
240. Le Canal à la petite barque, ter état. chine, collection Pole Carew , 560 fr. Il a été exposé à la Bibliothèque royale, sous le n° 117, la Vue d'un canal, regardée comme presque unique par M. Duchesne aîné , conservateur de cet établissement.
SUJETS LIBRES. GUEUX ET MENDIANTS.
118. Trois figures orientales, lerétat, très-rare, vendu 280 fr., vente Verstolk.
122. Le Vendeur de mort aux rats, presque unique, 675 fr. 142. Petite figure polonaise, très-rare, 560 fr.
159. La Coquille , 1er état, payé par la Bibliothèque royale 800 fr. Cette épreuve a appartenu au bourgmestre Six.
186. Le Lit à la française, 1 er état de la plus grande beauté, 270 fr., collection Haaring.
197. La Femme devant le poêle, toute première épreuve, 450 fr.
DEUXIÈME PARTIE.
TABLEAUX.
Le livret du Museo del Rey à Madrid indique seulement, de Rembrandt, le portrait d'une dame très-richement vètue, vue jusqu'aux genoux ; il est signé et daté de 1634.
La GALERIE D'EGLI UFFIZI de Florence, si riche et si complète, ne possède cependant que deux portraits de Rembrandt.
La NATIONAL GALLERY de Londres renferme diverses œuvres de ce maître , deux portraits: celui d'un marchand juif et celui d'un capucin ; l'un et l'autre fort beaux et fort énergiques. — Une Descente de croix en grisaille, aussi vigoureuse que ses meilleures gravures à l'eau forte. — Une esquisse représentant une femme du peuple qui relève ses jupons pour entrer dans l'eau. Enfin deux vrais tableaux d'histoire : la Femme adultère et l'Adoration des Bergers.
A la GALERIE DE HAMPTON-COURT on ne trouve qu'un Rabbin juif de Rembrandt, répété par Gainsborough. Mais c'est dans les collections particulières et notamment au palais de la Reine, que sont les plus beaux tableaux du maitre hollandais ; car les Anglais professent pour Rembrandt la mème admira- tion que pour N. Poussin , Claude , Murillo et Watteau.
-Yoga. D'un inventaire des estampes d" la Bibliothèque royale de P,uÜ, dressé au 1er janvier 1840, il résulté que cet établissement renferme l'énorme eliaffre de 900,516 pièces diverses. L'oeuvre de Rembrandt y ligure pour 1,803 pièces : t,03K originales et 767 copies, les pièces doubles comprises. Il est intéressant de ft,i-e connaître que, borné aux pièces originales des divers étals, cet œuvre ne se compo." que de 687 eolampes, et qu'à ce chiffre la collection de la Bibliothèque est considérée comme la plus complète de l'Euroe.
Au CHATEAU D'ALTHORP , ayant appartenu à lord Spencer, on remarque, indépendamment de la plus riche bibliothèque qu'un particulier ait jamais possédée et dans laquelle se trouve le fameux Boccace de 1471, que le marquis de Blundfort paya 56,000 francs à la vente du duc de Roxburghe , on remarque, disons-nous, quelques toiles de prix, entre autres la Circoncision de Rembrandt, petit tableau d'un fini précieux, et un portrait de femme qu'on croit ètre celui de la mère de Rembrandt, malgré la richesse de son vètement.
Dans la GALERIE DE GROSVENOR, formée par le marquis de Westminster, à Londres, on voit cinq tableaux de Rembrandt, la Visitation, datée de 1640; deux portraits : l'un d'un jeune homme, l'autre d'une jeune fille ; enfin ceux de N. Berghem et de sa femme, portant la date de 1644.
Au milieu des Rubens et des Van Dyck qui ornent le musée de Bruxelles, un beau portrait d'homme de Rembrandt fixe tous les regards ; il est daté et signé.
Si l'on peut oublier quelques-uns des beaux tableaux qui ornent la riche galerie de Munich, il est impossible de ne point se rappeler le chef-d'œuvre que Rembrandt y a laissé dans la célèbre Descente de croix : ce tableau n'a pas plus de 2 à 3 pieds carrés.
Autour de ce chef-d'œuvre sont groupés : une Mise en croix par un temps sombre et ombrageux, une Mise au tombeau dans l'obscurité d'une voùte profonde, une Résurrection illuminée par un rayon fantastique en pleine nuit; une Nativité aux reflets d'une lampe, une Ascension où le Christ éclaire toute la scène de sa propre lumière. La Pinacothèque renferme encore plusieurs portraits, celui d'un Turc trèsrichement paré, celui de Rembrandt vieux , celui de Govaert Flinek, son élève , et de sa femme , et quelques autres, beaux et précieux , notamment celui d'un vieillard assis dans un fauteuil , sa canne à la main ; ouvrage vraiment capital.
Dans le BELVÉDÈRE DE VIENNE , dix ouvrages de Rembrandt, tous portraits : celui de sa mère, le sien deux fois, celui d'un Juif en costume asiatique, etc.
La GALERIE DU PRINCE LICHTENSTEIN, à Vienne, contient deux portraits de Rembrandt, jeune et vieux , par lui-mème, une Marine, sujet rare dans son œuvre, et une Rencontre de Diane et d'Endyniion , d'un grotesque incroyable, mais du plus bel effet de lumière.
La COLLECTION DU PRINCE ESTERHAZY, dans la mème capitale, renferme l'Ecce homo de Rembrandt qui absorbe toute l'admiration des visiteurs.
Le MUSÉE DE DRESDE ne compte pas moins de seize tableaux de Rembrandt : le Sacrifice offert par Manné et sa femme, l'Enlèvement de Ganimède, et divers portraits, entre autres, celui du peintre lui-même, représenté le verre à la main, le rire sur les lèvres, embrassant sa femme qu'il porte sur ses genoux, et accompagné d'une fille adolescente qui tient un œillet il la main. Rien ne surpasse ces derniers portraits, même dans la belle collection de Buckingham palace.
Dans la GALERIE DE BERLIN, sur huit tableaux de Rembrandt, figurent encore deux fois son portrait ; puis un Tobie aveugle et l'Ange parlant à Joseph endormi, petits pendants signés et datés de 164o,—le duc Adolphe de Gueldre, menaçant son vieux père, peint en 1637, tableau célèbre et gravé.
Aucune ville, pas même Munich, ne peut se glorifier (dit M. Viardot) d'avoir une aussi nombreuse collection des œuvres de Rembrandt que Saint-Pétersbourg ; l'ERMITAGE en contient 43, et dans cette quantité se trouvent tous les genres, paysages, marines, portraits. Le plus beau peut-être parmi les portraits porte le grand nom de Jean Sobieski.
Au nombre des tableaux d'histoire : Sacrifice d'Abraham ; un Retour de l'enfant prodigue, peinture d'un puissant effet, malgré l accoutrement des personnages ; l'Éducation de la
Vierge par sainte Anne; une Sainte famille; Saint Pierre au prétoire, composition absurde, mais d'une admirable couleur; une Descente de croix, effet de lumière dans la nuit. Le plus beau morceau de Rembrandt à l'Ermitage est la Danaé, « horrible nature, dit notre critique, art incomparable. »
Le MUSÉE D'AMSTERDAM n'est pas le plus mal partage ; il possède la fameuse Garde ou Ronde de nuit, le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre de Rembrandt,— les Syndics de l'ancienne, corporation des marchands de drap, — la Décollation de saint Jean-Baptiste, — un portrait d'homme.
A son tour, le MUSÉE DE LA HAYE s'enorgueillit de montrer la Leçon d'anatomie du professeur Tulp, — un admirable tableau de chevalet : Siméon au temple, composition d'un effet magique et terminée comme un Gérard Dow;- Susanne au bain, et enfin deux portraits.
Le MUSÉE DU LOUVRE ne contient pas moins de dix-sept tableaux de Rembrandt ; entre autres, quatre portraits de Rembrandt lui-mème, admirables de touche et de coloris, surtout celui qui porte une chaîne au cou, la tète nue et les cheveux crépus, — deux Philosophes en méditation, — le Ménage du menuisier, petite perle d'un mérite infini, et, avant tout, cette expressive ébauche représentant Tobie et sa famille.
TROISIÈME PARTIE.
PRIX DES TABLEAUX.
Les beaux tableaux de Rembrandt sont, à un très-petit nombre près, classés dans les galeries publiques ou dans les riches collections particulières d'où ils ne sortent pas. Aussi n'est-ce que rarement qu'on rencontre, aujourd'hui surtout, des ouvrages capitaux de ce maître dans les ventes publiques. — Il est intéressant toutefois de faire connaître le prix de ceux qui y ont été offerts, et qui varièrent pour Rembrandt comme pour tant d'autres.
A la VENTE DU CHEVALIER DE LA ROQUE, en 1745, dirigée par un excellent appréciateur (Gersaint), il fut vendu, qui le croirait? pour 79 livres 19 s. un très-beau paysage, et très-pittoresque de Rembrandt, dit le catalogue, peint sur bois, dans une bordure de bois sculpté.
A la VENTE DU DUC DE TALLARD, en 1756, par Remy et Glomy, une Mariée juive, les cheveux épars et une couronne de fleurs sur la tête , figure grandeur naturelle, « et peinte dans de ton de couleur vigoureux qu'on admire dans les ouvrages de Rembrandt, » fut vendue 602 livres.
VENTE DE JULIENNE, en 1767 , par Julliot. Le portrait de la mère de Rembrandt, assise , tenant un livre fermé sur ses genoux, daté de 1643 ; il fut adjugé pour 3,401 livres.
Sainte Anne assise dans un fauteuil, la sainte Vierge à genoux, les mains jointes, ne monta qu'à 1,801 liv. Le Bon Samaritain, la composition de l'estampe n° 77 du catalogue Gersaint, fut vendu 1,551 livres. — Deux bustes de femmes, l'un vu de face, l'autre de trois quarts ; sur l'un d'eux on lit : Rembrandt van Ryn , 1632, furent adjugés à 1,210 livres.
VENTE DE LA LIVE DE JULLY, en 1770, par P. Remy. Un portrait de femme, grandeur naturelle, vu jusqu'aux genoux, 1,850 livres 15 sous.
VENTE DE BLONDEL DE GAGNY , en 1776, par Remy, un tableau représentant Vertumne et Pomone à mi-corps, grand. natur., fut porté à 13,708 livres.—La servante de Rembrandt, connue sous le nom de la Crasseuse, ne s'éleva qu'à 3,998 liv.
VENTE DE RANDON DE BOISSET, en 1777, par Julliot , les deux tableaux que l'on voit au Musée du Louvre sous les n'" 661 et 662, et inscrits au livret sous le titre : les Philosophes en méditation, furent adjugés pour 10,900 livres. — Les
mêmes, à la vente Choiseul, s'étaient élevés à 18,000 fr.
Le Jésus à Emmaus , qui est également au Louvre sous le ir 658, fut payé 10,500. — Les Arquebusiers, réduction de la Garde de nuit, 7,030 livres.
A LA VENTE DE M. DE CALONNE , en 1788, deux portraits forme ovale, l'un d'un homme vu de trois quarts, à longue barbe, coiffé d'une toque noire et ajusté d'un manteau à boutonnières d'or; l'autre, celui d'une jeune femme aussi vue de trois quarts, coiffée en cheveux avec deux plumes, 3,407 fr.
A LA VENTE DU DUC DE CHOISEUL-PRASLIN (Paris, 1792), un portrait d'homme, vu presque à mi-corps, la tète tournée de trois quarts et portant moustache, cheveux châtains et grand chapeau rabattu , fut laissé au prix de 5,201.— Le portrait d'une belle Juive vue presque de face, la poitrine découverte et ornée d'un collier de perles, 3,001 livres.
Une Sainte famille, le même tableau que l'on peut admirer dans la galerie du Louvre et qui a été catalogué sous le n° 663, avec le titre de : Ménage du menuisier , se paya 17,120 fr.
L'Adoration des Rois, riche composition de vingt-deux figures, à la vente de M. Vincent Donjeux, 6,700 fr.
VENTE CITOYEN ROBIT , 1802. Le denier de César, composition de seize figures, dont douze principales forment un groupe dans le milieu du sujet. L'on y distingue un personnage richement vêtu qui présente à Jésus-Christ une pièce de monnaie ; 8,850 fr. — Le portrait de Rembrandt dans un costume militaire, sous le titre de Porle-Drapeau , 3,095 fr.
VENTE CHEVALIER ERARD, 1832. Portrait de deux époux, n° 118 du catalogue , fut adjugé à 4,600 fr.
Le Portrait de Martin Kappertz Tromp, amirai hollandais: il est vu de trois quarts, le visage dans la demi-teinte et la main gauche appuyée sur un bâton. Son corps, développé jusqu'aux hanches, est couvert d'un surtout à manches tailladées. Il a une écharpe en sautoir ; 17,100 fr. — Le portrait de ln. mère de Rembrandt, mi-corps, presque de face , avec une cornette de batiste fine, 4,000 fr.
VENTE HERIS, 1841. - Bethsabée au bain. Ce tableau avait fait partie de la collection de sir Thomas Lawrence.— Beth-
sabée , en partie enveloppée d'un linge, accompagnée de ses deux suivantes, vient de sortir du bain ; un magnifique tapis de Smyrne est à ses pieds ; à côté d'elle, et sur un drap bleu, une aiguière en argent avec un vase en or ; sur la gauche, une autre aiguière en argent ciselé ; vers la droite , un paon couché; 7,880 fr.
Deux portraits de Rembrandt ont été vendus, en novembre 1842, à Amsterdam, à M. Nieuwenhuys, marchand de tableaux à Bruxelles, plus de 35,000 florins avec les frais ( environ 75,000 fr.)
VENTE PAUL PERRIER (1843). Portrait de la mère 'de Rembrandt, 7,001 fr. —Suzanne au bain, 6,350 fr.
VENTE CARDINAL FESCH, Rome, 1844.— La Prédication de saint Jean-Baptiste fut adjugée au prince de Canino moyennant la somme de 79,380 fr. (14,700 écus romains, droits de vente compris). Le prince a cédé ce tableau à lord Ward.— Un portrait d'homme , de la jeunesse du maître, atteignit le chiffre de 17,064 fr., et fut adjugé à M. Artaria.— Un chefd'œuvre de Rembrandt, le portrait de la veuve Lipsius, s'éleva à 19,332 fr. M. George, le savant directeur de la vente de cette célèbre collection, s'en rendit adjudicataire. Les autres tableaux de Rembrandt restèrent dans des prix ordinaires, par la raison que le n° 193 était usé et repeint ; et que deux autres, les n0' 194 et 195, Portraits de Rembrandt et de sa femme , étaient exécutés par ses élèves.
VENTE DURAND DUCLOS, 1847. Portrait d'un vieillard il barbe blanche, 7,200 fr.
Rembrandt a peint sur bois et sur toile ; ses peintures comme ses estampes sont ordinairement signées de son nom entier ou de ses initiales. AD.
NOTA. Depuis la première édition de cet ouvrage, tirée à 4,400 exemplaires, en 1849, et complètement épuisée , nous avons assisté à Londres à la fameuse vente d'autographes faite par un de nos compatriotes, M. Donnadieu, en février 1852, et sur ces autographes vendus à des prix fabuleux , nous avons pu décalquer l'écriture et la griffe de Rembrandt.
Les Recherches et Indications ci-dessus sont de M. Armengaud.
NOTA. —Si l? ^aute valeur des œuvres du maitre n'était suffisamment fixée par les recherches qui précèdent, nous aurions pli ajouter ici série de prix élevés que les tableaux de Rembrandt ont obtenus dans les ventes récentes; faute d'espace, nous nous bo. .ns à citer la VENTE MECKLEMBOURG, 1854. Un portrait du bourgmestre Six-, de la première manière de Ht'mbrandt, y a été adjugé au baron Sellières pour 28,000 fr.
Nous devons encore mentionner l'OEuvuE DE REMBRANDT, reproduit par la photographie, décrit et commenté par M. Cn\RLES BLANC, magnifique publication de MM. Gide et Baudry , 1854. 'Note des éditeurs. - 3e édition, 1855.)
êco/é Mio/âmdaioe. J&iyéapea, . Ammaux, ^ara/eé.
ALBERT CUYP Mi EN 1 606. — BORT EN 1 667 '
L'année 1606 vit naître à Leyde un des plus grands peintres de l'humanité, Rembrandt, et à Dordrecht un des plus grands peintres de la Hollande, Albert Cuyp. La vie de ces deux hommes se passa d'un bout à l'autre au milieu d'une société profondément troublée par les querelles de religion, et en proie à toutes les horreurs de la guerre civile; cependant il ne reste dans leurs œuvres aucune trace du sang versé autour d'eux. L'un fait passer sous les lueurs de sa lampe magique tous les drames de la vie humaine, sans s'occuper de ceux que met en scène l'histoire particulière de son pays; l'autre, ne voyant rien de la tragédie dont la Hollande est le théâtre, n'écoutant ni le bruit de la guerre de Trente ans, ni les rumeurs de la place publique, ni le cri des querelles religieuses, se retranche paisiblement dans la contem-
plation de la nature, partage son admiration entre le paysage et la mer, peint avec le même amour les grands bœufs du pâturage et les navires qui s'inclinent au loin sous le vent, représente enfin sa brumeuse patrie réchauffée par les rayons du soleil, et parcourue en tous sens par des bergers menant leurs troupeaux, par des cavaliers en chasse, des mariniers qui naviguent sur la Meuse, ou des pêcheurs qui retirent pesamment leurs filets.
C'est un surprenant contraste en effet que cet épanouissement de l'art le plus intime et le plus calme au sein
1 On n'est d'accord ni sur la date de la naissance d'Albert Cuyp ni sur celle de sa mort. Les uns le font naitre en 1605, d autres en 1606, ceux-ci fixent sa mort en 1664, 1667, ceux-là après 1676.
même des discordes civiles. On se souvient des disputes religieuses des Gomaristes et des Arminiens qui agitèrent la Hollande au XVIIe siècle. « La querelle, dit Voltaire avec son bon sens accoutumé, fut semblable en « plusieurs points à celle des thomistes et des scotistes, des jansénistes et des molinistes, sur la prédestination, « sur la grâce, sur la liberté, sur des questions obscures et frivoles dans lesquelles on ne sait pas même définir « les choses dont on dispute. » Cette controverse enfanta bientôt deux partis violents qui prétendirent vider, les armes à la main, un débat théologique. Le sang coula de toutes parts. Les villes furent armées contre les villes : les habitants de la même cité s'égorgèrent dans des rixes furieuses. Barnevelt, jugé par le synode calviniste de Dordrecht, et accusé de conspiration, eut la tête tranchée, et son jeune frère perdit la vie pour n'avoir pas révélé le complot. La jeunesse d'Albert. Cuyp se passa au milieu de ces sinistres événements : plus tard, il dut assister à l'invasion de la Hollande par Louis XIV, à la mort tragique de Jean et de Corneille de Witt, nés à Dort comme lui, et massacrés par les bourgeois de La Haye. Tant de désastres, tant de blessures faites à la patrie et à l'humanité ne semblent pas avoir jeté une heure de tristesse dans la vie d'Albert Cuyp. Pendant qu'une fureur aveugle répandait le sang de ses compatriotes, il s'en allait sans doute voir filer la voiture d'eau, assister à la pêche du saumon, faire une étude du doux soleil de l'après-midi. Apparente ou réelle, cette insensibilité d'un artiste, capable de se désintéresser de ces luttes sanglantes, nous a valu des peintures pleines de sérénité et de grandeur, de radieux chefs-d'œuvre, des tableaux qui font sentir profondément la douceur de vivre. Mais peut-être doit-on regretter que le peintre n'ait pas ressenti dans la solitude de son atelier, le contre-coup des fortes émotions du dehors, et ne se soit pas élevé aux accents de douleur, aux poétiques élans de passion que rencontrèrent la grande âme de Ruysdaël et le sombre génie de Rembrandt.
Le maître d'Albert Cuyp fut son père Jacob Gerritzoon Cuyp, peintre fort estimé, inventeur du genre où son fils devait se faire une si grande place. Jacob Gerritzoon eut la même destinée que la plupart des maîtres du xvie siècle, auxquels il fut donné de créer leurs successeurs et d'être surpassés par eux. C'est ainsi que David Teniers le père se vit éclipser par un fils qui confondit la gloire paternelle dans la sienne propre, au point que la postérité fit la même confusion et ne connut qu'un seul peintre de ce nom deux fois célèbre. On en peut dire autant de Paul Bril, qui eut le pressentiment du paysage héroïque; de Simon de Vlieger, que dépassa en renommée son élève Guillaume Van de Velde; de Nicolas Moyaert, que Berghem fit oublier si complétement. Wynants fut le seul qui conserva sa supériorité dans le paysage agreste, dont il avait donné le modèle. L'histoire ne tient jamais compte aux artistes de ce qu'ils ont voulu, mais seulement de ce qu'ils ont accompli. Houbraken nous apprend avec une charmante naïveté qu'Albert Cuyp peignait, plusproprement que son père. Toujours est-il qu'il attacha son nom pour jamais à ces compositions qui, sur des sujets toujours les mêmes, se distinguent si facilement de celles des Van de Velde, des Berghem, des Paul Potter, des Wouwermans, des Karel Dujardin et des Ruysdaël, des Pierre de Hooghe et des Hondekoeter, des Kalf et des Zorg, des Gonzalez Coques et des Yan der Neer.
Dans l'inépuisable variété de son talent, ou, pour mieux dire, de son génie, Albert Cuyp embrasse la nature entière. Il touche à tous ces maîtres et à bien d'autres. Il les égale tour à tour et souvent il les dépasse dans la spécialité même où ils se sont illustrés. Figures humaines, animaux, natures mortes, paysages, marines, intérieurs d'église, scènes d'hiver, clairs de lune, cuisines, poissons, basses-cours, Albert Cuyp a traité tous les genres et toujours en maître. Il fut doué de cette fécondité merveilleuse qui ne consiste pas à faire cent fois le même tableau, mais à varier son sujet en le dominant. Toutefois, le trait qui caractérise le mieux Albert Cuyp, c'est que, pour arriver aux plus grands effets, il n'a pas besoin de chercher le pittoresque là où tant d'autres l'ont trouvé, je veux dire dans la bizarrerie des lignes contrastées et la rudesse des surfaces, dans les guenilles des paysans et des gueux, dans la maigreur accidentée des animaux, lorsque, étendus sur le pré, ils présentent à la lumière la saillie de leurs os, leurs flancs creux et les inégalités de leurs pelages, dans la singularité des effets de jour les plus rarement observés. Nicolas Berghem, Rosa de Tivoli, Jean-Baptiste "Weenix, Philippe Wouwermans, dans ses paysages agrestes et ses écuries, Karel Dujardin surtout, s'étaient formé de ce qu'on nomme le pittoresque une idée agréable et ingénieuse, que leur admirable talent fit
triompher. C'est au point que les amateurs de tous les pays se sont depuis habitués à regarder comme pittoresque tout ce qui est irrégulier, imprévu, non symétrique et en désordre, parce que ainsi l'avaient compris ces maîtres aimables qu'on ne se lasse point d'aimer. Les lézardes d'un vieux mur, çà et là couvert de mousse et taché de lichens, le mélange inattendu d'un toit rustique avec une noble ruine, la mine piteuse d'une pauvre bête efflanquée et décharnée, d'une brebis galeuse, d'une jument dont la jambe malade est enveloppée de linges, l'intéressante allure d'un petit âne pelé et grisonnant... tels sont les objets que la plupart des peintres de la Hollande ont choisis tout exprès sous le rapport purement pittoresque. Ils ont su, les grands maîtres! donner de l'attrait en peinture à ce qui, dans la réalité, nous repousse, faire des
BÉTAIL S'ABREUVAIT
chefs-d'œuvre pleins de grâce, en représentant les animaux malades, les hommes appauvris, la nature attristée, les ronces et les épines du chemin; ils ont eu l'art de composer des trésors avec des haillons. Au contraire, Albert Cuyp, puisant à une source plus élevée, rencontre les moyens du beau pittoresque dans les objets même qui paraissaient le plus rebelles à ce genre de beauté. Laissant là les misères du rustre et les curiosités de sa guenille, les pauvretés du paysage et ses recoins inexplorés, il ne met en scène que des hommes bien portants et bien vêtus, il étudie la nature en pleine campagne, il peint les animaux en pleine santé et le soleil en plein midi.
Un amateur anglais, William Gilpin, chanoine de Salisbury, fit au siècle dernier un charmant opuscule sur le beau pittoresque'. Il y soutenait la doctrine que Berghem, Karel Dujardin, Ostade et les autres avaient si bien mise en lumière. « Nous admirons, dit-il, dans le cheval, considéré comme objet réel, l'élégance des
1 Trois essais sur le beau pittoresque, sur les voyages pittoresques, et sur la manière d' esquisser le paysage, suivis d un poème sur la peinture de paysage, traduit de l'anglais par le baron de B. (Blumenstein). Breslau, Théophile Korn, 1799.
« formes, la fierté de l'allure, la légèreté du mouvement, le lustre du poil ; nous l'admirons aussi en peinture; « mais comme objet de beauté pittoresque, nous lui préférons un vieux cheval de charrette, une vache, une « chèvre, un âne. Leurs contours inégaux et la rudesse de leur poil sont bien plus propres à faire ressortir « les grâces du pinceau... La richesse de la lumière dépend des brisures et des ressauts qui se rencontrent «sur la surface des corps. Ce sont en effet ces différentes surfaces qui, pouvant se présenter au jour de «plusieurs côtés, donnent au peintre un choix pour masser et graduer les ombres et les lumières. » Assurément, ce n'est pas la contemplation des œuvres d'Albert Cuyp qui eût suggéré de telles idées au chanoine anglais. Le peintre de Dordrecht ne demande pour nous plaire que des vaches bien nourries, des chevaux bien étrillés et la lumière splendidement épandue sur la prairie. Cette manière de sentir particulière à Cuyp est vraiment ce qui le distingue de ses rivaux et de presque toute son école. Appliquant sans le savoir et devançant les théories que Gérard de Lairesse devait professer un siècle plus tard au sujet du paysage pittoresque, théories tout à fait contraires à celles du chanoine de Salisbury, Albert Cuyp vit avec une certaine noblesse la nature champêtre, comme Claude Lorrain avait vu sous un jour héroïque même la campagne de Rome, les cascades de Tivoli, le golfe de Naples, ajoutant ainsi la poésie et la grandeur de son âme à une nature déjà si grande et si poétique.
L'abondance et la variété même du génie de Cuyp nous amènent naturellement à le comparer aux différents maîtres dont il a traité les genres. Souvent il a peint des haltes de chasses, mais dans un autre sentiment que Philippe Wouwermans. Ses chevaux ne sont pas de même race, et ses gentilshommes ont d'autres allures. Quiconque a passé une heure au Louvre, doit y avoir remarqué les deux beaux Cuyp qu'on appelle le Départ pour la promenade et le Retour.
Un beau seigneur, vêtu d'écarlate, vient de monter sur un superbe cheval gris pommelé, tandis qu'un écuyer, en houppelande verte, vu de dos, se baisse pour lui offrir l 'étrier. Le groupe principal, éclairé d'une lumière vive, est soutenu par l'ombre de la maison d'où paraissent sortir le seigneur et un cavalier de sa suite. A droite, l'ombre de l'édifice, tombant sur le terrain, fait opposition à la lumière brillante qui remplit le fond du tableau; deux bergers et un troupeau exposés sur une colline aux rayons du soleil, forment une demi-teinte légère, transition bien ménagée entre les ombres du premier plan et le ton clair des lointains. On ne pourrait trouver nulle part une image plus saisissante de la vie, dans la force du mot, de la tranquillité des heureux du monde, de la chaleur et de la splendeur du jour.
Plus loin, on voit sortir d'une forêt trois cavaliers, parmi lesquels on reconnaît un seigneur à la magnificence de son costume, à la beauté de son cheval, à sa bonne mine. Un chasseur à livrée tenant deux chiens en laisse, présente une perdrix à l'un des écuyers, et cette circonstance arrête un instant l'attention des trois personnages. D'un côté, une touffe d'arbres entremêlés de broussailles fait venir en avant les cavaliers; de l'autre s'ouvre et s'enfuit un vaste paysage inondé de lumière où l'on aperçoit des vaches, des habitations au pied d'une colline et de vieilles tours; c'est sans doute le manoir où retournent le seigneur et sa suite. Cela épanouit l'âme, de parcourir des yeux ces lumineuses campagnes, et de venir fixer ensuite ses regards sur la digne attitude de ce beau gentilhomme à l'habit de velours bleu galonné d'or, à la chevelure flottante, et qui est élégamment coiffé d'une espèce de turban formé par les replis d'une draperie blanche. Le jeu du clair-obscur tient ici principalement à la diversité des couleurs locales. Les teintes mâles de deux chevaux bai-brun et noir, sont opposées à la monture du maître, dont la robe claire et tigrée offre des détails chatoyants, d'une vérité à produire l'illusion. Et le peintre a contrasté les vêtements de ses cavaliers aussi habilement que les tons du poil des chevaux, sacrifiant le velours mordoré des écuyers au velours éclatant du seigneur.
Il ne faut pas croire, du reste, qu'Albert Cuyp soit un peintre sans défauts. A côté même de ses qualités les plus brillantes, on peut relever certains morceaux peints lourdemeut, et, par exemple, deux chiens touchés avec mollesse dans le tableau du Départ. Mais ces fautes sont tellement accidentelles, que les vrais amateurs, ceux qui comprennent le génie de Cuyp, ont de la peine à les lui attribuer, et j'en ai vu qui aimaient mieux soutenir que ces deux admirables tableaux du Louvre étaient de la main de Jacques-Gérard Cuyp, le père, tant il leur répugnait de reprocher une erreur considérable à un peintre de la taille et de la
force d'Albert. Au surplus, quelle que soit l'importance du faire, chez Cuyp, et l'excellence de sa touche, souvent grasse et heurtée, parfois piquante et ferme; quelle que soit la beauté de son coloris, chaud, riche et harmonieux, il est peut-être plus remarquablé encore par le sentiment que par l'exécution même. Les mœurs qu'il traduit portent l'empreinte de son individualité, tout en demeurant conformes il la vérité historique; les idées qu'il réveille prennent la teinte de son tempérament personnel. Ces mêmes gentilshommes qui
LE DÉPART POUR LA PROUE N'A DE.
apparaissent dans les chasses de Wouwermans, élégants, rudes et fiers, montés sur des chevaux fringants, prompts à se cabrer, on dirait qu'Albert Cuyp les voit sous un autre jour et leur prête quelque chose de son propre caractère. Ses modèles ressemblent aux bourgeois opulents du XVIIe siècle qui menaient la vie des grands seigneurs sans en prendre les allures dégagées, l'air éventé et les façons hautaines. Les cavaliers de \Y ouwermans ont une allure décidée, et le spectateur croit entendre leurs lestes propos; armés pour la guerre et l'amour, ils portent de belles plumes à leur feutre aux larges bords; ils ont des éperons dorés, des bottes à genouillère, des pistolets à l'arçon. Les héros d'Albert Cuyp ne sont pas d'humeur si pétulante; leur physionomie est calme et grave, leur ajustement est riche, étoffé, mais sans coquetterie; leurs chevaux fins et solides; vigoureux, dociles et bien dressés, vont le pas, le trot ou le galop, mais ne connaissent ni les ruades,
ni les écarts, ni les soubresauts, ni la course à bride abattue, ni les charges à fond de train, ni les changements de pied et autres gentillesses du manège. Ceux qui les montent sont des hommes paisibles, des protestants recueillis et compassés qui veulent marcher de front, d'une douce allure, en devisant sur les affaires publiques. Le père de famille que Terburg, Netscher et. Metzu nous montrent dans l'intérieur de sa maison, faisant une remontrance à sa fille, assistant à sa leçon de musique ou présidant à la collation de l'après-midi, Albert Cuyp le voit passer à cheval accompagné de ses gens, suivi de ses chiens, faisant de ses promenades équestres une simple question d'hygiène, ou une distraction à heure fixe.
Combien ne doit-on pas déplorer l'indifférence des annalistes et des biographes du XVIIe siècle qui n'ont rien transmis à la postérité de la vie et des habitudes de ces grands artistes de la Hollande ! La biographie d'Albert Cuyp n'existe pas. Fut-il élevé dans l'aisance, ou sa jeunesse se passa-t-elle à lutter, comme tant d'autres peintres, contre les soucis de la misère? Fut-il riche ou pauvre? Grande question. Eut-il une femme, des enfants, des amis, des protecteurs? Nous l 'ignorons, et pourtant si ces détails nous étaient connus, que de lumières on en pourrait tirer pour comprendre, pour expliquer le génie particulier du peintre! Sa vie dut être tranquille, réglée, heureuse, de ce bonheur qui donne une longue suite d'années, une indulgente et vigoureuse vieillesse. Mais quoi! nous ignorons même la date précise de sa mort. Il paraît cependant, au dire de M. Immerzeel d'Amsterdam-, que Cuyp vivait encore en l'année 1680. Tout ce que nous savons, d'après un de ses tableaux où il a représenté une Pêche du saumon, et qui se voit au musée de La Haye, c'est qu'il eut pour patron le fermier de la pèche de Dordrecht', renseignement vague qui ne nous apprend rien ni sur le protecteur ni sur le protégé. J'imagine, quant à moi, qu'il n'y eut point d'existence plus honnête, plus laborieuse, et moins éprouvée par les passions que la sienne. Il dut trouver de bonne heure dans son talent des ressources suffisantes pour n'être jamais troublé par l'inquiétude de manquer du nécessaire. D'un tempérament pacifique, d 'un caractère doux, calme et ferme, il vécut sans doute en amitié avec les meilleurs hommes de son temps. Il semble même qu'il ait été lié avec Maurice de Nassau, que plusieurs fois il peignit dans ses rendez-vous de chasse, et cela seul le range parmi les calvinistes purs. Ancien de l'Église réformée, il pratiqua avec une régularité sans ostentation les devoirs religieux comme on les entendait alors. A en juger enfin par cette histoire d'eux-mêmes que les peintres trahissent toujours dans leurs tableaux, comme les écrivains dans leurs livres, Cuyp fut un homme simple, réglé dans ses moeurs, On peut dire que la tranquillité de ses paysages, plongés dans l'éther indiscernable, accuse la sérénité de son âme, et que le choix de ses sujets montre clairement la simplicité de ses goûts.
Lebrun nous apprend que les Anglais furent les premiers à estimer selon leur valeur les tableaux de Cuyp. « Les Français, dit-il, ont été longtemps sans apprécier le mérite des ouvrages de Cuyp : je les ai vu vendre « 3 ou 400 louis en Angleterre. Ce grand peintre, continue Lebrun, a traité tous les genres avec un succès « égal, et il s'y est montré si parfait que nous ne saurions dire dans lequel il a été le plus habile. Le portrait, « le paysage, les animaux, les fruits, rien ne lui était étranger... Le soleil semble animer ses productions... » Ce dernier trait suffit à nous expliquer l'admiration des Anglais pour Cuyp, et comment ils donnèrent le ton à tous les amateurs de l 'Europe, en ce qui touche ce maître. Le soleil! c'est à le contempler dans ses plus grands effets et à le peindre dans tout son éclat que s'est employé le génie d'Albert Cuyp. Il n'est donc pas surprenant qu 'il ait excité par là l enthousiasme d'un peuple aussi amoureux du soleil ; car si les Anglais font tant de folies pour notre Claude, c est parce qu'il a peint ses marines et ses paysages avec un rayon de cet astre. Il semble que pour la nébuleuse Angleterre, ce soit une compensation, un attrait de plus de voir briller le soleil à l horizon de la peinture. Aussi le plus grand éloge — et j'ajoute le plus mérité — qu'aient donné les Anglais à Albert Cuyp, ç'a été de l appeler le Claude de la Hollande. Ce beau nom lui fut appliqué pour la première fois par M. Ralph dans une des notices qui accompagnent la collection d'estampes publiée par Boydell vers la fin du siècle dernier 2. Cet écrivain ajoute qu'Albert Cuyp n'est pas inférieur à Claude pour le
1 V. Les principaux tableaux du Musée royal de La Haye, par J. Steengracht van Oostkapelle. La Haye, 4828.
2 A collection of prints engraved after the most capital paintings in England, published by John Boydell. Londres, 1769.
coloris, mérite d'autant plus louable, suivant lui, que l'artiste hollandais n'a jamais quitté sa patrie, et n'a pu s'inspirer « de ces campagnes riantes, superbement décorées, qui font la beauté des régions du midi. »
Tout cela est écrit à propos d'un paysage d'une rare magnificence et pourtant d'une parfaite simplicité. C'est précisément cette Vue de la Meuse près de Maëstrecht que nous avons reproduite ici. Mais quel admirable paysage en effet! Comme l'ordonnance en est heureuse, le fond transparent et la perspective profonde' Les arbres qui poussent au bord du fleuve n'y sont point tourmentés et bizarres : au contraire, ils s'élèvent avec noblesse et se balancent au souffle de la brise comme pour saluer de leur panache le fleuve qui les baigne. Le ciel est délicat, brillant et chaud; l'eau rafraîchit la vue, et les montagnes éloignées l'attirent au fond du tableau et l'invitent au voyage de l'horizon. Cuyp à rassemblé là les divers objets qu'on aime à rencontrer
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dans le paysage. On y voit un de ces cavaliers auxquels il savait donner une si bonne tournure, un pâtre à l'air rustique et naïf sans grossièreté, gardant des vaches au poil varié, un taureau superbe et des moutons; enfin des chênes d'un aspect, d'une solennité à faire envie au plus habile faiseur de paysages héroïques, et un beau fleuve où l'on entend jaser un bataillon de canards, qu'un chasseur à genoux tient au bout de sa canardière. Plongé dans un effet de soleil, pris à l'heure où la chaleur du jour diminue, tout cet ensemble magnifique, imposant et calme, exhale une senteur de poésie inexprimable. Il faut lire la description minutieuse de l écrivain anglais, qui a cru devoir désigner une à une toutes les couleurs propres, comme s 'il eût craint qu 'tin aussi bel ouvrage venant à se perdre, on ne pût un jour le recomposer entièrement à l aide de l 'est,ampe. « La figure principale qui est à cheval a une veste de jaune doré dont la manche est « blanche; son manteau est d'un pourpre pâle glacé de bleu; l'homme près de lui est vêtu de noir. Dans la .< figure humaine, les proportions de Cuyp sont courtes et peu élégantes. Celle qui est moins proche et porte « un bâton sur l'épaule est revêtue d'une draperie d'un violet-rougeâtre. Le taureau couché est noir et la « vache derrière lui est blanche. Les autres vaches sont différemment marquées de taches fauves et brunes.
« Dans le groupe le plus éloigné, la femme porte une draperie bleu-céleste pâle, avec des manches blanches, « et le jeune garçon est vêtu de brun tirant sur le rouge. Le chasseur visant aux canards a un pourpoint « jaunâtre à manches rouges que le voisinage des arbres teinte d'un reflet vert. »
Quand on a vu des bœufs et des vaches de Potter, de Berghem, de Van de Velde, de Karel Dujardin, et des moutons de Yan der Does, on se demande s'il est possible qu'il y ait une autre façon de comprendre les animaux du pâturage et de les peindre. Et cependant Albert Cuyp, qui fut l'aîné de tous ces maîtres dans la carrière, trouva une manière grande et simple de voir ces animaux, une manière qui n'a été celle de personne, si j'en excepte Rembrandt. La puissance, la majesté, la force tranquille, voilà ce que vit Albert Cuyp dans les animaux, en les regardant au travers de son propre génie. Toujours il a soin de les observer par le côté où ils présentent les lignes les moins rompues, les mieux développées et les plus superbes. J'allais presque dire qu'il leur prête ce genre de dignité que le Poussin prêtait à ses héros. Comme leurs larges fronts sont terribles! Comme la courbe de leurs cornes est fière ! Comme leur épais fanon se balance pesamment entre leurs jambes courtes! Comme ils vivent enfin de la vie universelle qui anime le ciel, la terre et l'eau! « Les troupeaux d'Albert Cuyp, dit M. Thoré', sont toujours dans l'air, enveloppés d'une lumière blonde qui harmonise les détails dans l'ensemble, et qui dévore les contours extérieurs pour fixer l'attention sur la tournure générale. Sont-ils grands et forts ces taureaux couchés, avec leur échine noueuse et leurs mufles allongés qui mugissent contre le ciel! Mais, à la vérité, on ne distinguerait point avec la loupe la plus phénoménale, le grain de leurs naseaux, la ciselure imperceptible de leurs cornes, et. les mille accidents de leur pelage. »
Conçoit-on maintenant qu'un tel peintre ait été si longtemps inconnu en France, lorsque tant de maîtres inférieurs à Cuyp y avaient déjà conquis une renommée ! Il n'y a guère en effet plus de soixante ans que le nom d'Albert Cuyp s'est fait jour parmi les amateurs et a pris place dans les catalogues fameux. Les ventes qui se firent au XVIIIe siècle, sous la direction des Gersaint et des Pierre Remy, ne mentionnaient aucun tableau de Cuyp. Chez le duc de Choiseul et dans le célèbre cabinet Poullain, on comptait, il est vrai, deux ou trois ouvrages de ce maître, mais qui étaient loin d'être remarqués autant qu'ils l'eussent été dans ce temps-là même en Angleterre, et qu'ils le seraient aujourd'hui en France. Ce n'est guère qu'au xixe siècle que le peintre de Dordrecht a repris son rang parmi nous dans l'estime des amateurs, après avoir subi l'épreuve décisive des enchères. Du reste, le goût des Hollandais et des Anglais pour Cuyp, et leur empressement à l'admirer avant nous, tient à une cause qu'il est aisé de comprendre. Non-seulement ils ont aimé en lui le rayonnement du soleil si cher aux hommes du Nord; mais ils l'ont aussi recherché pour ses vues de fleuves, ses canaux, ses navires et ses marines. Les peuples qui se sont regardés toujours comme les souverains de la mer ont dû affectionner les peintres de leur empire. Aussi ont-ils reporté sur Albert Cuyp une partie de l'enthousiasme que leur inspiraient Backuysen et Guillaume Van de Velde.
Un peintre qui savait mettre tant d'air, de lumière et de profondeur dans ses tableaux, ne devait pas avoir grand effort à faire pour exceller dans les marines. Celles de Cuyp ont toutes les qualités de ses paysages : un caractère de vérité qui vous transporte sur la mer et dans les ports de la Hollande, une ordonnance grande et simple, une exécution sûre, magistrale, du plus grand effet. L'une des plus célèbres et des plus justement admirées représente le canal de Dort, rempli de vaisseaux. Ils sont rangés en ligne, la proue tournée vers le centre du tableau : on dirait d'un régiment d'hommes de guerre prêts à répondre à l'appel de leur capitaine. En effet, le canot où l'on aperçoit trois trompettes et une société de gens de qualités est celui du prince d'Orange et de sa suite, s'apprêtant à passer en revue la flotte hollandaise. On les voit par le travers, on compte ceux qui occupent les premiers plans, puis ils s'éloignent, s'enfoncent, disparaissent dans la brume d'une fraîche matinée d'été que le soleil n'a pas encore dissipée. Si nous parlions de la lumière répandue sur cette scène, de la transparence de l'air, de la science de la perspective, nous ne ferions que nous répéter. De loin, on admire la clarté du miroir des eaux où se reflètent les flancs bruns des navires; en regardant de plus près, on s'étonne encore davantage : avec quelle franchise et de quelle main de maître tout cela est
1 Salon de 1846, in-12. Paris, 1846.
traité! Quelle assurance dans l'exécution! Aucun peintre, à l'exception de Van de Velde, ne saurait donner ' une idée plus vive et plus juste de la vie des Hollandais sur leurs vaisseaux
Le Louvre possède aussi une marine de Cuyp. Cette fois le pacifique Hollandais s'est hasardé à peindre une tempête. Le ciel est chargé de nuages, la foudre s'en échappe, et sillonnant d'une longue traînée de feu toute la largeur de la toile, vient tomber près d'une chaloupe qui lutte péniblement contre la violence des flots. « Cette
PATURAGE AU BORD DE LA MEUSE.
marine, d'une invention poétique, dit M. AVaagen, est trop faible dans le mouvement de l'eau pour être de Cuyp. » L'argument ne me paraît pas décisif. Tout ce que nous avons dit jusqu'à présent explique au contraire comment Cuyp a dû rester au-dessous de lui-même, lorsqu'au lieu de scènes tranquilles, bien ordonnées, il a voulu peindre des spectacles terribles et le désordre de la nature.
Les vrais peintres portent en eux le pittoresque. De même que les femmes aimées sont toujours charmantes, de même la nature ne manque jamais d'être belle pour ceux qui l'aiment. Albert Cuyp, en parcourant les bords de la Meuse, son fleuve favori, a rencontré d'admirables points de vue, là où cent autres seraient passés
1 Waagen, dans l'ouvrage qui a pour litre: les Arts et les artistes en Angleterre (Künstler ou Kiinstwerke in England), nous apprend que M. Édouard Solly, qui possédait ce chef-d'œuvre, en avait refusé 3,000 livres sterling.
vingt fois peut-être sans découvrir un aspect suffisamment pittoresque. Il en était, lui, si vivement frappé que souvent il en improvisait le tableau, traduisant son impression aussi promptement qu'il l'avait reçue. Des barques de pêcheurs, des navires de différents tonnages, les uns à l'ancre, les autres sous voiles, deviennent, par la vertu de son pinceau, des motifs ravissants, pour peu qu'un rayon de soleil, prenant la flottille en écharpe, se joue dans les cordages, les poulies et les mâts, se réfracte dans les eaux profondes du fleuve, enlève la silhouette de quelques matelots de l'équipage, fasse briller enfin la rame du canotier et les perles d'eau qu'elle soulève. C'est tout le tableau et souvent il est fait d'un souffle. Je me trompe : il faut encore le compléter par la vue du clocher de Dort, si cher au peintre, et dont la forme en aiguille se dessine si souvent dans les paysages de Cuyp, ou, pour mieux dire, dans ce que les amateurs appellent naïvement ses Vues d'eme t. En ce genre, Albert Cuyp est presque unique, son seul rival, Van Goyen, étant plus superficiel et plus monotone. Et pour y exceller, il ne fallait rien moins que l'universalité de son talent, car il y faisait entrer tout ce qu'il savait peindre : des chevaux passant la rivière sur un bac, des chaumières bucoliques, enveloppées de feuillage, plantées au bord d'un canal et habitées par des Hollandaises qui portent des chapeaux peints; des figures de marins descendant la Meuse ou remontant l'Escaut, des bateliers menant des trains de bois à Flessingue, ou la voiture d'eau remplie de voyageurs, tirée par un cheval de halage.
Cette voiture d'eau est ce qu'on nomme en Hollande Trechtschuyt, petit bâtiment très-léger, à un mât, dans lequel on peut voyager moyennant un sol par mille. On y peut louer, pour peu de chose de plus, une petite chambre séparée, qu'on nomme le Roof; elle est placée à l'arrière du navire et éclairée de chaque côté par deux fenêtres. La location de cette chambre fournit un exemple de l'ordre que les Hollandais mettent dans leurs petites transactions. Pour le peu de sous qu'elle coûte, on reçoit une quittance imprimée, d'un commissaire placé à la porte de la ville où il n'a d'autre occupation que de régler les comptes du Trechtschuyt. Cette manière silencieuse de voyager par eau, si particulière à toutes les Yenises du nord, ne pouvait échapper aux regards d'Albert Cuyp, qui observait tout et qui aimait la Hollande d'un amour de peintre. L'homme qui s'entendait si bien à faire resplendir le grand jour du dehors, la pleine lumière du soleil inondant les champs et les prés, eut le talent, qu'on croirait être tout spécial, de représenter des intérieurs d'église à la façon d'Emmanuel de AVitt ou de Nikkelen, des clairs de lune aussi beaux que ceux d'Arent Van der Neer. Que dis-je? il précéda tous ces maîtres et leur montra sans doute le chemin. Il fut un des premiers à rendre l'impression grave qu'on éprouve dans l'intérieur d'une cathédrale, lorsque du fond d'une chapelle obscure, on voit la lumière tomber par les hautes fenêtres de la nef, faire étinceler la rose dentelée du portail, et dessiner vaguement sur les dalles le grimoire coloré des vieux vitraux.
Sans parler des tableaux d'histoire, qu'Albert Cuyp traita rarement — j'en pourrais citer ici pour exemple le Baptême de l'eunuque, qui se voit à Londres dans la galerie du duc de Buckingham — je ne sache pas qu'aucun genre de peinture ait fait défaut au génie d'Albert Cuyp. On sait que certains peintres hollandais se sont illustrés en écrivant l'humble histoire des basses-cours. Eh bien, Cuyp n'a pas attendu l'exemple de Hondekooter pour peindre les drames héroïques du poulailler. On peut voir à Paris, dans la collection de M. le docteur Leroy d'Étiolles, un Combat de coqs où l'action est fort animée et rendue avec beaucoup d'énergie. L'un des deux combattants s'est élancé sur son adversaire : ses deux ailes étendues le soutiennent un peu au-dessus de la terre; il enfonce ses ongles dans la poitrine du vaincu et déchire à coups de bec sa crête ensanglantée : celui-ci a ramené ses ailes ouvertes derrière son corps, et tâche, en appuyant leurs extrémités sur la terre, de s'y soutenir comme sur deux arcs-boutants. L'effort désespéré de l'animal pour prévenir sa chute est exprimé avec une vérité saisissante. Dans le fond, à gauche, on aperçoit la tête d'une poule qui regarde d'un air mêlé d'effroi et de coquetterie ce combat, dont sans doute elle sera le prix. Cette idée ingénieuse donne à la scène l'attrait d'un apologue comme les aimait La Fontaine. Un peintre français, François Desportes, a trouvé dans la même donnée le sujet d'une de ses meilleures compositions. Cette
1 La plus belle Vue d'eau que nous ayons jamais admirée de Cuyp, est celle que possède à Londres M. Holford, dans sa magnifique collection, provisoirement logée Russell square, et qu'attend le palais que ce riche amateur fait bâtir en vue de Hyde-Park.
peinture de Cuyp est d'un ton un peu gris, et d'une exécution moins riche que les autres toiles de ce maître, dont nous avons parlé jusqu'ici. On y trouve moins d'air et de perspective. Elle doit appartenir aux essais de sa jeunesse, au temps où il s'appliquait à l'étude spéciale des animaux. Car j'imagine que ce fut dans ce genre que Cuyp excella d'abord. Il existe pourtant des tableaux de basse-cour d'Albert Cuyp, qui appartiennent à sa meilleure époque. Tel était le Poulailler, toile de petite dimension, qui figurait à la vente de la galerie du cardinal Fesch. M. George en parle comme d'un morceau où la vérité de l'observation le dispute à l'énergie du
LE CAMP.
pinceau. Si la série des œuvres de Cuyp devait être rangée par ordre de date, on se confirmerait sans doute dans cette idée que les grands paysages, où les animaux ne sont que l'accessoire de la composition, se rapportent à cette époque de sa vie où son talent, sûr de lui-même, n'avait plus de progrès à faire. Dans les tableaux où l'on ne sent pas encore la maturité du génie, les animaux occupent la première place ; les hommes et le paysage n ont qu'une importance secondaire. Telle est cette étrange composition, qui ressemble un peu aux Paradis de Jean Breughel, où l'on voit Orphée, assis sous un arbre, apprivoiser les animaux aux accents de son violon. Comme il avait à représenter là des tigres, des éléphants, des léopards, qu'il connaissait moins bien, sans aucun doute, que les animaux domestiques, le digne Batave a joué cette fois de finesse. Tout près du divin artiste, il a placé une vache, un cheval, un chien, un chat, des lièvres, et il a relégué dans l'indécision des plans éloignés les bêtes féroces, dont la structure lui était moins familière. Albert Cuyp n'a pas songé que la puissance merveilleuse du musicien perdait quelque chose à cet arrangement, et qu'il n'y a pas beaucoup de mérite à dompter les hôtes tranquilles de nos étables et de nos basses-cours : mais il est juste de dire que l'on ne s'avise jamais de tout.
Lorsque Albert Cuyp mourut — on ne sait au juste en quelle année — « on ne trouva chez lui, dit « Houbraken, aucun modèle, ni aucun dessin de maître ; ce qui montre qu'il ne se servit d'autre guide que
« du naturel. Aussi n'était-ce pas son humeur d'employer de l'argent à cela; car il usait fréquemment de ce « proverbe : la teigne ne se met pas dans les écus. » Rien ne serait plus puéril que d'attribuer à l'avarice l'ignorance volontaire d'Albert Cuyp. S'il n'étudia pas les travaux de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, c'est qu'il n'en avait pas besoin : la nature lui parlait un langage assez clair pour que les interprètes lui fussent inutiles. Dans un homme de génie, toutes les facultés concourent au même but : son œuvre, c'est sa vie, et tout ce qui pourrait s'opposer à l'accomplissement de cette œuvre doit périr fatalement : les passions même qui paraissent le plus contraires à la grandeur, à la dignité de l'artiste, ne sont que des moyens dont la destinée se sert pour l'engager dans la voie où elle a résolu de le conduire. Si l'avarice entra pour quelque chose dans l'indifférence de Cuyp, à l'endroit de ses productions et de ses rivaux, s'il lui dut d'échapper il l'engouement de son siècle pour les gravures des vieux maîtres, n'est-il pas évident que cette parcimonie lui fut donnée comme la gardienne de son originalité? Heureuse faiblesse! elle l'a préservé de tout plagiat, elle lui a donné cette physionomie particulière dont la noble simplicité et l'ampleur le distinguent de tous les artistes de la Hollande, et cette manière de peindre, pleine d'aisance et d'abandon, qui déconcerte les efforts des imitateurs.
Une originalité sans recherche, telle est la définition du grand peintre qui nous retient si longtemps en admiration. Si les tableaux où il a peint de riches bourgeois, des maisons de plaisance, des promenades équestres, nous laissent deviner ses habitudes et la société où il avait coutume de vivre, c'est en voyant ses vastes prairies où l'herbe haute monte jusqu'au genou des grasses génisses, ses fleuves dont les flots, traversés par le soleil, prennent la couleur et la transparence de l'ambre jaune, ses horizons infinis, vagues comme un rêve, légers comme une vapeur, ses puissants animaux , ses grands et beaux arbres, qu'on peut reconnaître en lui ce sentiment profond et original de la nature, inné dans les grands paysagistes, et qui fait qu'elle se manifeste à chacun d'eux selon son cœur. Le Louvre possède une de ces compositions, et toujours on voit les amateurs y revenir plusieurs fois. C'est un chef-d'œuvre composé à peu de frais. Six vaches paissent dans un pré. L'homme qui les garde est assis à gauche, il joue du chalumeau. Deux enfants, charmants de naïveté, écoutent religieusement cette musique champêtre. On aperçoit dans le fond un clocher dont l'aiguille se reflète dans l'eau d'un canal ou d'une rivière qui traverse le plan du milieu. Tout est admirable dans ce morceau. Les animaux, plus grands qu'on ne les voit d'ordinaire dans les paysages hollandais, ont une majesté tranquille indéfinissable. Dessinés avec une justesse, une précision rares, mais sans minutie de détail, ils sont peints d'une main puissante, par touches continuées, et d'une beauté de ton extraordinaire. L'herbe, où l'une des vaches, vue de dos, s'est paresseusement couchée, est épaisse, soyeuse, d'un vert frais et tendre : voilà vraiment ce velours des prés dont les mauvais poëtes ont tant abusé. Tout est lumière. A l'horizon une vapeur safranée colore les eaux du canal, les plantes, les bois, les maisons qui se perdent dans le lointain. La transparence de l'air dépasse l'imagination; les devants sont bordés de plantes larges, fortes, plantureuses, de ces bardanes qu'affectionnaient Wynants et Pynaker. Ce paysage nous transporte au milieu des riches contrées que baigne la Meuse : tout y sent la fécondité, l'abondance, le bonheur. Le soleil se prodigue, les bestiaux déjà repus ont à peine entamé leur pâture surabondante ; l'eau partout répandue assure l'éternel rajeunissement de la terre; le berger confiant, sÚr du lendemain, écoute les échos qui lui renvoient les sons de sa flûte. L'homme qui conçut et exécuta une telle peinture fut un homme heureux. Dans sa vie douce, unie et calme, sans mystère et sans ombre, il ne connut ni les tourments de Ruysdaël, ni les visions fantastiques de Rembrandt, ni les sauvages excursions d'Everdingen. Son âme fut sereine comme la lumière de ses tableaux.
Les splendides campagnes de l'Italie, où le contour des objets se dessine net et ferme sur un ciel pur borné par des horizons sans nuage, ont inspiré au génie français, épris de la régularité de l'ordonnance en toutes choses, le genre du paysage historique. Il fut permis d'arranger la nature, de lui donner une grandeur assortie aux idées d'héroïsme que la tragédie française avait mises en honneur dans toute l'Europe. On composa des paysages comme on compose une scène historique, on corrigea l'œuvre divine, on transforma les collines en montagnes, les montagnes en collines, les arbres furent anoblis, les fonds ornés de temples grecs ou de ruines romaines. A force de génie, Poussin surmonta les écueils de ce genre factice; il mit sa
pensée au sein de cette nature artificielle, et tout à coup elle parut si grande qu'elle imposa silence. Mais les imitateurs et les disciples du Poussin, Guaspre, Francisque Milet, Locatelli, Orizonti, Van Huysum, ne furent pas assez forts pour déguiser plus longtemps les défauts de ce qui n'était que le sentiment individuel d'un grand homme, érigé en système. Chez eux, ces défauts se montrèrent dans toute leur nudité. Il en est de leurs tableaux, je parle toujours des imitateurs, comme de ces définitions de la vertu des stoïciens où le sage s'élève
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si fort au-dessus de l'humanité qu'il n'a plus rien de l'homme : leurs paysages ont tant de majesté, tant de noblesse convenue, qu'on y cherche l'image vraie de la nature et la naïve émotion qu'elle inspire. Tel ne fut pas Albert Cuyp : il aime, lui aussi, les arbres noblement élancés vers le ciel, les horizons reculés, les ondulations majestueuses des fleuves; mais il sait bien que tout cela n'a pas besoin d'être imaginé, ordonné, corrigé par un artiste devant son chevalet; il sait que tout cela existe dans la création, et qu 'il ne faut que les yeux de l'intelligence et de l'âme pour les voir. Il porte en lui le sentiment de la grandeur, et son sentiment se communique à la nature entière.
Albert Cuyp avait une répugnance tellement innée pour les fortes ombres, pour les ciels nuageux, pour l'aspect que présente la campagne voilée de mélancolie et de ténèbres, que même quand il observe de préférence les scènes d'hiver, les fleuves couverts de glace, les effets de la neige blanchissant le toit des chaumières, et dessinant les plus menues branches des arbres nus, il veut que les brumes se déchirent, s'éparpillent à l'horizon pour laisser passer les froides mais transparentes lueurs du soleil de janvier. Telle est cette belle composition, gravée par Fittler, qui représente la Pêche sous la glace. Ce merveilleux tableau, quand je le vis chez le duc de Bedfort, à Belgrave Square, prit à lui seul une heure entière de ma visite. Plusieurs fois Cuyp a représenté des pêcheurs cassant la glace pour jeter leurs filets, des traîneaux, des patineurs, mais jamais il n'a essayé de peindre le ciel triste et bas de l'hiver qui pèse sur la terre comme un couvercle de marbre gris sur un tombeau. Étrange peintre et presque unique en vérité, qui a trouvé le moyen de peindre des hivers sans froideur, et des clairs de lune sans mélancolie !
Il existe, dans les cabinets et chez les marchands d'estampes, huit petites pièces gravées à l'eau-forte par Albert Cuyp. Bien qu'Adam Bartsch, Huber et Rost, le catalogue de Brandes, celui de AVinckler, n'en fassent aucune mention, non plus que le Catalogue de la vente Rigal, il suffit de jeter un coup d'oeil sur ces huit pièces pour être assuré qu'elles sont bien de la main du maître. Elles ont le caractère, l'accent de ses tableaux, et il serait impossible de les attribuer à d'autres qu'à lui. Ce sont des études de bœufs et de vaches, gravées d'une pointe libre et ferme.
Nous avons parlé du mélange d'élévation et d'ingénuité qui fait le fond du génie de Cuyp. C'est l'impression qu'on éprouve tout d'abord en examinant ses paysages. Mais il faut ajouter qu'aucun paysagiste hollandais n'a poussé plus loin la connaissance de la perspective aérienne. Nul n'a répandu plus d'air, plus de transparence, de profondeur et de clartés pures dans ses tableaux. Il faut que ce Hollandais, né au milieu des brouillards de sa patrie qu'il ne quitta jamais, ait eu au fond de son âme tranquille je ne sais quelle lumière intérieure et sereine, pour avoir vu tous les objets plongés dans l'éther impalpable et impondérable qui baigne pour ainsi dire ses radieux tableaux. On l'a appelé le Claude de la Hollande, et cet éloge n'est exagéré qu'en apparence. Si l'on demandait au Cuyp la poudre d'or des soleils du Lorrain, ses vagues vertes et argentées, la chaude vapeur qui se joue dans les entre-colonnements de ses palais italiens, on oublierait que ces deux peintres ont travaillé aux deux extrémités opposées de l'Europe. Claude passa toute sa vie à Rome ou à Naples, Cuyp ne s'éloigna guère de la ville de Dort, et ne vit point d'autre ciel que celui des Pays-Bas. On ne sera donc pas surpris que sa lumière ne soit pas celle du Lorrain. Son soleil est plus pâle, d'un or plus clair et plus tendre, mais aussi on sent dans l'air, qui en est irradié, je ne sais quoi de frais, de pénétrant et de pur qui assainit l'âme et la ravive : l'air de Claude est brûlant, il embrase les poumons -, chargé de tous les parfums de la poésie, il conseille l'indolence et l'amour; celui de Cuyp répand la fraîcheur, éveille le désir de voyager, donne la force, l'activité et la vie. Ces deux maîtres si différents sont vrais tous les deux. Quelques degrés de latitude entre les deux pays qu'ils habitaient, ont fait la différence de leurs génies. Mais il est permis de remarquer que le Lorrain eut au service de son pinceau une nature bien plus riche en inspirations, pour un peintre épris de la lumière. Claude n'avait qu'à errer sur les bords du golfe de Naples pour y trouver chaque jour le sujet de ses peintures éblouissantes. En Hollande, au contraire, le ciel n'a que de rares et rapides jours de splendeur : il lutte presque toute l'année, comme l'antique Ormuzd, contre les ténèbres. N'est-il pas singulier qu'on ne trouve dans les œuvres de Cuyp aucune trace de ce combat du jour et de la nuit dont le spectacle passionnait si fort l'âme de Rembrandt? N'est-il pas étonnant que cet artiste %
du Nord se soit attaché d'un amour si fidèle au culte de la lumière? N'est-ce pas enfin une physionomie intéressante et remarquable au plus haut degré, que celle d'un peintre qui en pleine Hollande, au xvne siècle, c'est-à-dire avant la seconde invasion du style étranger, chercha le pittoresque autre part que dans le désordre, l'effet autre part que dans le contraste, et rencontra la grandeur dans la simplicité, comme il trouvait le bonheur dans la quiétude?
CHARI.ES BLANC.
M lUDIMTOim
Albert Cuyp a gravé à l'eau-forte, d'une pointe vive et savante, une série de huit petites pièces dont Adam Bartsch, Brandes, Huber et Rost ne font aucune mention. Le capitaine Bagelaar, amateur passionné des Pays-Bas, en a fait de très-jolies copies en contre-partie. Voici la description des six pièces que possède le cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de France. Il en est deux fort rares que nous n'avons pu nous procurer.
Ko 1. Deux vaches, dirigées vers la droite, une debout vue de profil, l'autre couchée et vue de trois-quarts; au second plan, deux pâtres, dont un s'appuie sur un bâton. Le fond est orné de quelques bestiaux. Sur la droite, on lit les initiales A. C.
N° 2. Deux vaches vues de profil et dirigées vers la gauche : la première couchée, l'autre debout. Sans marque.
1\0 3. Un groupe de trois vaches : deux vues de profil.
Celle-ci dirigée vers la gauche et couchée ; l'autre dirigée vers la gauche et debout; la troisième également debout et vue de face. Marquée A. C. sur la gauche.
N° 4. Deux vaches dirigées vers la gauche : une debout, l'autre couchée. Dans le fond, une rivière et deux voiles. Cette pièce ne porte pas de marque.
No 5. Deux vaches : une couchée vue de profil dirigée vers la droite, l'autre debout et vue de face. Marquée A. C. vers la droite.
NI 6. Deux vaches : l'une vue de profil et dirigée vers la gauche; l'autre couchée, la tète tournée vers le spectateur. Sur la droite sont assis deux pâtres, dont l'un parait endormi ; l'autre plus jeune est vu de dos.
Cette pièce n'est pas marquée.
Ces eaux-fortes ont sept centimètres dans tous les sens. La collection des huit pièces s'est vendue en Hollande 240 francs.
Les six seulement que nous venons de décrire n'atteignent pas le dixième de cette somme.
John Smith, dans son Catalogue raisonné des plus grands peintres, donne la description, tome V, pages 286 et suivantes, et tome IX, pages 649 et suivantes, de 335 tableaux attribués à Albert Cuyp ; mais il ne faut point s'en rapporter ni au nombre indiqué par Smith, ni aux descriptions qu'il en fait, parce que, trompé par les variantes de la description. il compte plusieurs fois les mêmes.
Nous allons nous borner à citer les plus remarquables, en faisant connaître la place qu'ils occupent.
MUSÉE DU LOUVRE. Albert Cuyp est représenté au Louvre par six tableaux : un Pâturage sur le bord d'un fleuve, un des ouvrages les plus capitaux du maître, estimé 45,000 fr. sous l'Empire, et 35,000 fr. sous la Restauration. Le Retour de la promenade et son pendant, le Départ pour la promenade , fins de ton et d'une couleur transparente et chaude. Ils furent estimés, le premier, 20,000 fr. sous l'Empire, et 15,000 sous la Restauration; le second 30,000 fr. et 25,000 fr. Une Jeune fille donne à manger à une chèvre, tableau inférieur aux précédents, et qui pourrait bien être l'œuvre de Jacques-Gérard Cuyp, père de notre artiste; le Musée, aux époques de 1810 et 1816, l'estima 2,000 et 1,500 fr. Le cinquième représente un Chasseur tenant une perdrix, et le dernier une Marine, qui laisse à désirer sous le rapport du mouvement de l'eau, et qui pourrait bien ne pas être d'Albert Cuyp.
VIENNE. La Galerie impériale et royale contient un seul tableau de ce maître, représentant Cinq vaches dont quatre couchées.
MUNICH. La Pinacothèque royale possède deux tableaux de Cuyp; l'un représente : un Cavalier tenant par la bride un cheval blanc sellé; l'autre un Coq et une poule sur un fumier.
DRESDE. Une fileuse assise et un homme couché. L'un et l'autre endormis près de la porte d'une habitation rustique.
AMSTERDAM. Le musée renferme deux tableaux de ce peintre si varié : un Paysage montueux, orné de figures et 'animaux, et un Choc de cavalerie.
LA HAYE. Il y a de Cuyp au musée royal de cette ville une Vue des environs de Dordrecht.
L'ERMITAGE A SAINT-PÉTERSBOURG. Quelques petites marines, un Coucher de soleil, et une auberge, auprès de laquelle un jeune valet d'écurie tient par la bride un cheval gris-pommelé.
LONDRES. La Galerie nationale possède un beau tableau de ce maitre. C'est : un Paysage, effet du soir, orné de figures et d'animaux. Il a été gravé par J.-C. Bently et par E. Goodall. Il avait orné la collection de sir Lawrence Dundas, et, plus tard, celle de M. Angerstein, duquel il fut acquis d'ordre du parlement, en 1824, pour la Galerie nationale.
DULWICH COLLEGE renferme dix-huit tableaux de Cuyp. Les uns représentent des paysages ornés d'animaux de toute espèce; d'autres, des intérieurs de maison, des marines enrichies de barques et de pêcheurs.
HAMPTON-COURT n'en possède qu'un seul : il représente des fruits.
Les musées des départements de la France ne sont pas riches en tableaux d'Albert Cuyp.
MONTPELLIER. Au musée Fabre est une Vue des bords de la Meuse.
IIOUE.N : un autre : un Intérieur d'église.
Nos amateurs de Paris ne sont guère mieux pourvus.
Nous en connaissons pourtant quelques échantillons dans le cabinet si bien choisi de M. Leroy d'Étiolles, le célèbre opérateur.
L'Histoire des Peintres possède un important et superbe tableau de Cuyp. C'est une grande et belle Fue de Dordrecht, prise du côté de la jetée, animée de barques et de vaisseaux dont quelques-uns portent le pavillon hollandais. Un ballot de marchandises débarqué d'une goëlette dans une chaloupe est à l'adresse d'A. Cuyp. Une multitude de vaisseaux filent à l'horizon, d'autres entrent en rade et tirent le canon de salut. Au premier plan à gauche est un groupe de trois barques chargées de marchandises et de nombreuses figures. Sur le flanc de la plus rapprochée on lit : A. Cuyp. f t 640 ; c'est l'époque où l'artiste, âgé de trente-quatre ans, était dans toute la force de son talent. A droite on voit la ville de Dort avec sa jetée couverte de monde ; dans le canal sont deux autres barques montées : l'une par deux personnes, l'autre par quatre.
Le nombre des figures qui animent cette scène s'élève à plus de cinquante. Ce tableau est peint sur panneau et il porte 1 mètre 47 centimètres de largeur sur 91 centimètres de hauteur.
C'est incontestablement une des plus belles et des plus importantes compositions du maître.
Deux autres Cuyp également délicieux, mais d'une moindre importance, se voient dans les salons de M. James de Rothschild. Ce sont une Vue d'eau et un riant Paysage sur les bords de la Meuse. Là c'est une ville endormie dans un brouillard lumineux, sur un canal immobile où un gros navire de commerce est à l'ancre. Ici l'on voit deux cavaliers élégants, dont l'un en manteau rouge est monté sur un cheval noir, l'autre a mis pied à terre pour arranger la bride de son cheval blanc vu de croupe. Un pâtre assis leur parle. A droite, sur un plan plus éloigné, trois vaches et deux figures. Au fond, dans une vapeur d'or, une église à deux tours ruinée.
Si les tableaux de Cuyp sont rares en France, ils sont • nombreux, au contraire, en Angleterre, où il n'est pas de collection particulière un peu importante qui ne possède quelque composition de ce célèbre artiste.
COLLECTION SIR ABRAHAM HUME. Vue de la ville de Dort et des rivages de la Meuse. Tableau admirable, dont le propriétaire a refusé i 5, 000 fr.
LORD ASIIBURTON. Deux chasseurs à cheval s'entretiennent avec des campagnards, une des productions principales de ce maître. Paysage rocailleux traversé par une rivière. Ce dernier provient de la collection Talleyrand.
M. T.-H. HOPE. Cinq vaches, dont l'une est couchée près d'un rivage. Tableau chaud et brillant, de la meilleure époque du maître.
COLLECTION PRIVÉE DEGEORGES IV. Quatre tableaux de Cuyp. 1. Un Cavalier debout à côté de son cheval blanc.
2. Un Nègre tenant deux chevaux, l'un blanc et l'autre brun, pendant la conversation de leurs cavaliers; deux chiens ; quelques vaches.
3. Un Cavalier s'entretenant au milieu d'un groupe de paysans avec un berger, dont l'enfant, son chien et son petit troupeau sont à côté de lui.
4. Un groupe de trois vaches couchées, et une debout à côté d'un pâtre et de sa compagne.
LORD YARBOROUGII. Une Rivière glacée, ornée de traîneaux et de patineurs.
M. SANDERSON. Le Départ pour la chasse, grand tableau d'une exécution soignée. Il porte le nom de Cuyp.
DUC DE BEDFORD A LONDRES. La Pêche sous la glace, gravé par Fittler.
Duc DE BEDFORD A WOBURN-ABBEY. Paysage arrosé par une rivière. Sur le premier plan, un petit garçon endormi auprès de ses brebis, et deux gentilshommes à cheval.
MARQUIS DE BUTE A LUTONIIOUSE. Orphée attire les animaux par les accords de sa lyre.
SIR ROBERT PEEL. Trois tableaux d'Albert Cuyp :
1. Un Groupe de vaches près d'une rivière. Ce tableau fut payé, en 1 822, à M. Joseph Burckard, 400 guinées ( 10,000 fr.).
2. Des Cavaliers et des besliaux dans une prairie. Admirable peinture payée par sir Robert Peel à M. Woodburn 500 livres (12,500 fr.).
3. Un Vieux château, surmonté de tours, se réfléchit dans l'eau qui l'entoure. Sur le premier plan, un cavalier, un berger et quelques brebis. Tableau prodigieux d'effet et de lumière. Sir Robert Peel l'a payé 350 guinées ( 8,750 fr.).
GALERIE BRIDGEWATER. Vue de la Meuse près de Dort, avec un grand nombre de vaisseaux. Dans un canot, trois trompettes et le prince d'Orange suivi de ses officiers se disposant à passer la revue de la flotte hollandaise ; cette œuvre est une des plus célèbres de l'artiste. Elle fut payée 3,000 livres sterling, soit 75,000 fr. — Un Cavalier et une dame à cheval s'entretiennent avec des villageois.
LORD LANSDOWNE. Vue des bords de la Meuse, effet du soir; une Femme en chapeau de paille trait une vache.
GALERIE GROSVENOR. Quatre tableaux de Cuyp : un Paysage, — un Clair de lune, — une Scène de rivage, — un Paysage orné d'un groupe de brebis. Tableau très-fin d'exécution.
Les tableaux d'Albert Cuyp ont pénétré tardivement en France, avant 1777. Il n'est pas mention de ce maître dans les ventes publiques. L'Espagne, l'Italie, ne connaissent pas ses productions ; elles sont rares en Allemagne.
Voici ce que nous fournissent les catalogues, quant aux prix des tableaux de ce maître produits dans les ventes publiques.
VENTE PRINCE DE CONTI, 1777. Un groupe de sept personnes, dont six jouent. Deux vaisseaux se voient à gauche dans la mer. Prix: 260 livres. — Vue de la Meuse chargée de plusieurs vaisseaux marchands et de chaloupes : 2,001 livres.
VENTE RANDON DE BOISSET, 1777. Deux vaches couchées l'une auprès de l'autre, deux autres debout : 1,904 livres VENTE DUC DE PRASLIN, 1793. Vue de la Meuse du côté de Dort. Vers le milieu du tableau six vaches, dont une vue de face ; la droite est occupée par un bateau monté par deux matelots. Prix : 2,350 livres.
VENTE ROBIT, 1801. Vue des bords de la Meuse; à gauche, un riche coteau élevé où sont plusieurs vaches ; celle du premier plan est debout ; une femme trait son lait. Prix : 10,100 livres.
Un autre point de vue de la Meuse, effet de clair de lune. Prix : 2,820 livres.
VENTE LEYDEN, 1804. Vue de la ville de Flessingue. Sur la rivière, des vaisseaux et des barques de différentes formes : 4,000 francs.
VENTE LEBRUN, 1811. L'intérieur d'une habitation de village. Sur le premier plan, à droite, une femme tenant un chou rouge à la main. Autour d'elle, plusieurs bottes d'oignons, un pot au lait, et autres accessoires; plus loin, deux vaches, dont une debout. Prix: 2,600 fr.
VENTE CLOS, 1812. Bords de la Meuse. Sur le devant d'une prairie, quatre vaches, dont une boit dans une mare; sur un monticule, deux villageois se reposent : 1,910 fr.
VENTE LAPÉRIÈRE, 1817. Un vieux château surmonté de tours se réfléchissant dans l'eau ; un cavalier, un berger et quelques brebis. Prix : 8,000 fr.
C'est sans contredit le même qui figure dans la galerie de sir Robert Peel, et que Lafontaine, marchand de tableaux de France, vendit au noble baronnet 8,750 fr.
Paysage où l'on voit deux pâtres, dont un assis gardant trois vaches. Prix : 6,010 fr.
Deux intérieurs d'églises de protestants enrichies de beaucoup de figures, vendus, l'un 1,045 fr., et l'autre 800.
Paysage et marine. Sur un terrain couvert de verdure, sept figures; du côté opposé, des barques et plusieurs matelots : 1 705 fr.
Un militaire auprès d'une chaumière, arrangeant la bride de son cheval blanc légèrement moucheté de noir : 794 fr.
VENTE LE ROUGE, 1818. Pâturage de la Hollande, traversé par une rivière, sur le bord de laquelle un pâtre vient puiser de l'eau. Un peu plus loin, quatre vaches, trois roussâtres, la quatrième noire : 7,*200 fr.
VENTE LAPÉRIÈRE, 1823. La Partie de chasse. Un jeune prince d'Orange, monté sur un cheval brun de petite taille, s'arrête pour donner des ordres aux chasseurs. Il est accompagné de deux écuyers montés sur des chevaux noir et gris pommelé. Vers le second plan, un lièvre, des chiens, un piqueur à cheval, et un valet courant à pied : 17,900 fr.
Les Environs d'un camp. Chevaux, soldats, tentes, charrette, et sur les bords d'une rivière se développe un village : 3,510 fr.
Paysage. Effet d'orage. Vers la droite, des bestiaux et des villageois; à gauche, une vaste étendue de pays terminée par les ruines d'un vieux château : 3,603 fr.
VENTE DENON, 4826. Paysage orné sur le devant de deux cavaliers arrêtés près d'un pâtre : l'un d'eux est descendu et rajuste la bride de son cheval : 1 4,000 fr. C'est celui qui est à M. de Hothschild.
VENTE CHEVALIER ERARD, 4832. Paysage. Adroite, une bergère, la houlette à la main, est debout dans un sentier. A l'abri d'un monticule, deux hommes se reposent : l'un a un panier à côté de lui ; un troisième puise de l'eau à une fontaine. Sur le sommet du monticule un pâtre garde un troupeau de vaches et de brebis; plus loin, des bergers ramènent leurs troupeaux des champs : 1 5,000 fr.
Voyageurs à la porte d'une hôtellerie : 3,200 fr.
Un portrait d'homme : 870 fr.
VENTE DUC DE BERRI, 1837. L'Avenue du vieux château et la ville de Durdrecht. Sur le premier plan , un gentilhomme portant un manteau écarlate, est descendu d'un beau cheval bai; il le tient par la bride, ainsi qu'un autre cheval noir; près de là, une vache couchée, et une autre qui descend de la prairie. Du côté opposé, un canal et la ville de Dordrecht : 18,000 fr.
VENTE COMTE PERIIEGAUX, 48il. Le Pâturage. Sur un tertre, six vaches sont couchées; une septième debout regarde devant elle : 4 8,100 fr.
VENTE CARDINAL FESCH , 1845. Vue d'une ville maritime; cinq bateaux pêcheurs sont amarrés aux poteaux de la jetée; trois autres cinglent au large : 9,180 fr.
Le Pâturage fut vendu 1,431 fr., et le portrait d'un jeune enfant: 772 fr.
Cuyp a signé ses eaux-fortes A. C., et quelquefois ses peintures comme suit :
AD.
(Scafe %oæu'daUe. ... °/£' / ' ftf) , ■ >J(9£é£ûi/<e, J£ arércufa
- - JEAN LIE Y EN S "É E:'i 1607. — MOUT EN ,o.,'.
Jean Lievens (ou Livens) passe pour l'élève de Rembrandt : il n'était que 5on condisciple et son ami. Né en 1607 et par conséquent du même iÎge que Rembrandt, à un an près, il était comme lui de la ville de Leyde, et comme lui, il eut pour maîtres Georges Schoten et Pierre Lastman. La parenté qui existe entre la manière de Rembrandt et celle de Lievens, s'explique donc tout naturellement par cette communauté d'origine et par l'intimité qui dut s'établir entre deux jeunes peintres qui avaient grandi côte à côte, dans les mêmes écoles. Cependant il n'est pas douteux que Lievens n'ait subi l ascendant de l'homme de génie qu'il eut de bonne heure pour ami, et en "Ce sens, on peut considérer Rembrandt comme ayant été le troisième maître de Lievens.
Il en est des peintres hollandais tout autrement que des nôtres. Au lieu que la plupart des artistes en France sont jetés dans la carrière par le hasard des circonstances au moins autant que par l'entraînement
oca ion, ceux de Hollande nous offrent, presque lous, les plus frappants exemples d'un tempérament décidé, d'une native et irrésistible inclination. « L'historien de la ville de Leyde (dit Descamps) en parlant de l'émotion populaire qui éclata dans cette ville en 1618, lorsque les bourgmestres furent obligés d'armer les troupes bourgeoises pour apaiser le désordre, raconte que pendant que tout le monde
se sauvait ou prenait les armes, Lievens seul resta dans sa chambre à dessiner. A peine sut-il le danger qu'il avait couru pendant plusieurs jours. » Voilà un de ces traits qui ont dû se rencontrer souvent dans la vie des artistes de la Hollande, car c'est l'endroit du monde où la secrète influence du ciel a fait naître, relativement, le plus de peintres.
Du reste, si la nature a tout fait pour eux, en revanche elle a été l'unique objet de leur contemplation, de leur amour. Ils y ont découvert des beautés nouvelles, un charme inconnu aux artistes antiques; ils ont inauguré pour elle un principe nouveau, celui de la pure imitation, et l'admirant dans sa simplicité, dans sa laideur même, ils ont mis toute leur ambition à la reproduire, tout leur plaisir à la voir. Lievens est un de ceux qui ont été le plus fidèles à la nature. Il. la regardait de près, il n'en dérangeait pas uni' ligne, il n'y changeait rien, et n'y mettait du sien que dans la manière de l'éclairer. Le clair-obscur fut en effet la principale préoccupation de Lievens, comme c'était le grand moyen de Rembrandt et son souverain génie. C'est par là que les deux amis se ressemblèrent le plus. Le tableau qui commença la réputation de Jean, représentait un écolier tenant un livre devant un feu de tourbes; la figure était grande comme nature. Le prince d'Orange l'acheta et en fit présent au roi d'Angleterre, Charles pr, qui venait de monter sur le trône en y apportant les goûts et les connaissances d'un curieux.
« Livens apprenant le cas que l'on faisait de ses ouvrages à la cour de Londres, dit Houbraken, passa en Angleterre où il fut bien reçu. Il y fit les portraits du roi et de la reine, du prince de Galles et de plusieurs autres seigneurs ; c'était en 1636 ; il n'avait alors qu'environ vingt-quatre ans. » Ces portraits de Charles 1er et d'Henriette, qu'il serait si intéressant de comparer à ceux de Van Dyck, nous ne savons et; qu'ils sont devenus. Nous avons visité cependant les divers palais de la reine, qui sont accessibles au public, tels que Windsor et Ilampton-Court ; nous avons même, par un heureux privilège, pénétré dans la galerie de Buckingham-Palace qui n'est jamais ouverte aux étrangers, et nous n'y avons vu aucun des ouvrages de Lievens. En fait de portraits, Van Dyck a si bien éclipsé tout le monde en Angleterre, que l'on n'y connaît pas d'autre maître, et ceux mêmes qui vinrent après lui ne firent sensation que parce qu'ils étaient ses élèves ou qu'ils imitaient sa manière. Cependant il est juste de dire qu'il est certains portraits de Lievens, ceux de Nicolas Lanier par exemple et de Jacques Gouterus (l'un, directeur de la musique du roi Charles, l'autre, musicien au service de ce prince), qui n'ont pas moins de noblesse que ceux de Van Dyck et qui ont peut-être plus de naturel. L'attitude en est à la fois simple et distinguée. L'individualité du modèle est accusée par tous les traits qui la caractérisent, et son talent, ses habitudes, sa profession sont indiqués par des attributs qui deviennent un motif heureux de pose et d'ajustement. Celui de Gouter, gravé par le peintre lui-même, d'un burin incisif et pittoresque, qui joint le ragoût de l'eau-forte à la fermeté de la taille-douce, est un chef-d'œuvre. Quel que soit l'intérêt optique que présentent les divers accessoires, le luth que le personnage tient de la main gauche, le coussin sur lequel il appuie sa main droite, l'ample manteau dont il est drapé et le paysage qui meuble le fond, la physionomie du musicien est ce qui nous frappe le plus vivement. C'est une figure sui generis, qu'il est difficile d'oublier. Et je ne parle encore que d'après l'estampe du maître; mais quand on connaît la manière de peindre de Lievens, on se représente aisément ce que durent être le modelé et la touche dans la peinture originale. Il est remarquable, au surplus, que les portraits que Lievens fit en Angleterre se rapprochent beaucoup plus de la manière de Van Dyck que de celle de Rembrandt, c'est-à-dire qu'ils sont peints dans un ton gai et clair. Et cela s'explique peut-être par la présence simultanée de Van Dyck et de Lievens il la cour de Charles pr, car Lievens demeura plus de trois ans il Londres, et lorsqu'il en partit, Van Dyck y était déjà depuis deux ans, puisqu'il y était arrivé an commencement de 1632.
En 1634, Lievens revint dans les Pays-Bas; mais au lieu de retourner dans sa ville natale, il alla s'établir à Anvers, où il épousa la fille de Michel Colins, habile sculpteur. Anvers était alors la cité artiste par exemple. Rubens et ses illustres élèves la remplissaient de leurs peintures; mais le zèle des prêtres et des communautés religieuses pour la décoration de leurs églises et de leurs couvents, trouvait à employer tout le monde, et Lievens put d'autant mieux s'y faire place, que son mariage l'avait naturalisé Anversois.
Dans les tableaux de dévotion, il reprit la manière de Rembrandt; il en revint à ce clair-obscur mystérieux qui ajoute tant de poésie aux sujets de l'Écriture. Je ne crains pas de dire que, sous ce rapport seulement, la Résurrection de Lazare de Lievens n'est pas inférieure à celle de son ami ; car on y trouve, à un haut degré , ce genre d'expression que Rembrandt savait tirer des seuls ménagements du clair et de t 'oml)re. Rien de plus saisissant que le Lazare qui, du fond du sépulcre où il est enseveli, tend ses deux mains à la lumière, c 'est-à-(Iii-e à la vie. La peinture est souvent plus admirable par ce qu'elle nous laisse deviner que par ce qu'elle nous montre. Quant au Christ de Lievens, il est étrange et sublime parson étrangeté même. Il n est point fier, impérieux, assuré du miracle qui va s'accomplir, comme l'est
I S A A C BENISSANT JACOB.
celui de Rembrandt; il est, au contraire, suppliant et gémissant, et malgré l'auréole de lumière qui l enviionne, il a une expression purement humaine. 11 semble pousser vers son père un cri de détresse, comme si lui-même il était couché dans le cercueil d'où Lazare va se lever. Debout, les mains jointes, L's bras tombants, cette figure aux lignes simples, a quelque chose de solennel et d'héroïque dans son iM)lcniLnt. Que si l 'oii considère le tableau, non plus dans l'eau-forte du maître qui n'en est que l 'ébauche, mais dans l'épreuve terminée au burin et dans l'estampe que Louys en a gravée, on y voit tout ce qu'un peintre peut emprunter de poésie aux effets du clair-obscur. Sur le fond noir du caveau se détachent à la fois les deux mains décharnées de Lazare., la figure du Christ, dont la tête est nimbée d'une douce lumière, et le grand linceul qui tout à l'heure recouvrait le trépassé. La négresse qui soulève c ette draperie blanche, semblable de loin à un fantôme, est une de ces figures que les peintres inventent quelquefois pour la seule utilité d une opposition vigoureuse. Sa tête de bronze se confond du reste avec l obscurité du caveau et ne s'en distingue que par les luisants de la peau et par un lambeau de linge clair.
De tous les tableaux d'histoire que fit Lievens, tant pour les églises et les particuliers d'Anvers que pour le prince d'Orange, les biographes du peintre n'en mentionnent que deux, celui qu'il peignit pour les bourgmestres de la ville de Leyde, qui représentait la continence de Scipion, et celui que nous avons vu dans l'ancien hôtel-de-ville d'Amsterdam (appelé aujourd'hui le Palais Royal). Ce dernier, placé au-dessus d'une belle cheminée de marbre, retrace un des traits remarquables de l'histoire romaine : (Jllintus Fabius Maximus étant consul, vit venir à lui son père (lui s'avançait sans descendre de cheval, contrairement au cérémonial de rigueur; il lui fit ordonner de mettre pied à terre. Alors le vieux Humain courut à son fils et l'embrassa en disant ; Je voulais voir, mon fils, si vous saviez ce que c'est que d'être consul. A part les convenances secondaires de ce qu'on appelle le costume, ce tableau est peint avec sentiment et l'expression y tient lieu de style. Lairesse l'eût condamné : Rembrandt dut en être satisfait.
Deux autres morceaux de Lievens, le Sacrifice d'Abraham, David et Bethsabé, sont mentionnés dans les vers de Philippe Angels qui a écrit un poëme sur la peinture. Nous ne savons où sont aujourd'hui ces tableaux, et il en est de même de la plupart des compositions de Lievens; aussi n'est-il guère connu des amateurs que par quelques bustes de rabbins, d'ermites et de philosophes, par quelques beaux portraits et par les précieuses et rares eaux-fortes qui font considérer son œuvre comme un appendice presque indispensable à l'œuvre de Rembrandt. Graveur ou peintre, Lievens a balancé ce grand homme dans certains portraits, de même que dans certains autres, il a égalé Van Dyck. Avec moins de génie que Rembrandt et moins de feu, avec un coloris moins doré et qui tire sur le violâtre, avec un dessin plus correct, mais plus froid, il a su aller cependant presque aussi loin que lui, quand il s'est agi seulement de rendre la nature, d'exprimer la chair et la vie. Pour ce qui est de ses eaux-fortes, attaquées d'une pointe maigre dont les travaux trop serrés se sont confondus souvent à la morsure, elles deviennent tout à fait admirables, quand il les reprend au burin, et l'on peut dire que dans les portraits gravés par lui, de Daniel Heinsius, de Jacob Cats, d'Ephraïm Bonus et de Jacques Goûter, il s'est élevé, comme peintre-graveur, au rang des plus grands maîtres.
CHARLES BLANC.
IMilMMS lE T RMMMMM.
Adam Bartsch a décrit au nombre de soixante-six, les pièces gravées à l'eau-forte et au burin par JEAN LIEVENS. Nous signalerons les principales et les plus belles.
Le docteur Ephraim Bonus, médecin jiiif; in-fol. Joannes Lyvyus fecit... etc.
Joost ou Juste Vondel, fameux poète hollandais ; J. Livius del... A. de Wees exc. In-fol.
Daniel Heinsius, professeur d'histoire à Leyde. Joannes Livius pinx et fecit. M. Van den Enden exc. In-fol.
Jacques Gouter, musicien anglais, à mi-corps, tenant un luth. Joannes Livens fecit et excud. In-fol.
Buste d'homme coiffé d'un turban dont le haut est garni de fourrure. J. Livens fecit. In-4°; belle pièce d'après Rembrandt.
Buste d'un jeune homme en bonnet de mezetin avec une robe ouverte, dans le goût de Rembrandt. Lievens. In-4°.
Buste d'un homme coiffé d'un bonnet qui laisse apercevoir son oreille gauche. Pièce marquée I. L., in-12, dans le goût de Rembrandt. C'est la copie du buste d'Oriental que nous avons appelé Jacques Cats dans notre OEuvre de Rembrandt.
La Vierge assise tenant l'enfant Jésus sur ses genoux et lui présentant une poire. Joannes Livius fecit. Morceau très-beau et très-rare, in-fol.
La Résurrection de Lazare, grande composition et pièce rare dont l'effet est aussi beau, dit Bartsch. que s'il était de Rembrandt. J. Livens fecit. In-fol. Il y a des épreuves à l'eau-forte.
Saint Jérôme nu assis dans une grotte. J. L. In-fol. Aux premières épreuves, la planche est plus grande, de 74 centimètres; aux troisièmes, l'adresse de Wyngarde est effacée.
Saint François assis dans une grotte les mains croisées.
J. L. fecit. Gr. in-4". Il y en a deux épreuves : la planche plus grande, l'adresse et le chiffre sont les signes de la première. — Saint Antoine assis, la tête couverte d'un capuchon pointu; dans le milieu de la marge : S. Antonius, et vers la gauche : Joannes Livens fée. et exc. Très-rare; in-fol.
Mercure et Argus. I. L. fec. Gr. in-4°.
Le MUSÉE DU LOUVRE ne possède qu'un seul tableau de Livens : La Vierge visitant sainte Élisabeth. Grand. natur.
PINACOTHÈQUE DE MUNICH. — Portrait en buste d'un vieillard vêtu de noir, cheveux blancs et longue barbe.
Un vieillard à barbe grise tient un sablier. Demi-figure.
Il est bien rare que des tableaux de Lievens se produisent dans les ventes publiques. Ce que nous pouvons affirmer, c'est qu'ils se vendent en Hollande presque aussi cher que ceux de Rembrandt. Ils sont du reste beaucoup plus rares.
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ADRIEN BRAUWER NE A HARLEM EN 1608. — MORT EN 1640.
Je ne sais si Van Dyck prêtait à ses modèles une partie de la noblesse qui était en lui ; mais à voir l'élégant portrait qu'il nous a laissé d'Adrien Brauwer, on se figure malaisément qu'un gentilhomme de si bonne mine, qui savait retrousser sa moustache avec tant de fierté et draper son manteau avec tant de grâce, ait été le peintre en titre des paysans avinés, des libertins et des joueurs de bas étage. Il faut convenir que si le portrait de Brauwer n'est point flatté, ce maître n'a pas trahi sa personne dans les figures favorites de son pinceau. Malheureusement il est trop certain que ses habitudes furent celles qu'il se plaisait à représenter, qu'il vécut comme les ivrognes, pour s'en aller mourir à l'hôpital, et fut un de ces enfants prodigues incapables de retour, auxquels il sera beaucoup pardonné parce qu'ils ont beaucoup aimé la peinture.
IIoubraken a raconté la vie de Brauwer de manière à jeter sur lui quelque intérêt et à se montrer lui-même fort bien renseigné. Une lettre de Nicolas Six, bourgmestre, citée par Houbraken, prouve que Brauwer naquit à Harlem et non pas à Oudenarde,
comme l'ont dit Corneille de Die, écrivain flamand, et M. de Piles. Brauwer était venu au monde dans
nue famille pauvre, avec un génie naturel que ses parents n'étaient pas en état de développer par l'éducation, mais qui n'attendait qu'un hasard pour éclore. Sa mère était brodeuse et faiseuse de modes pour les paysannes. Les fleurs, les oiseaux, les petits ornements qu'elle devait broder sur la toile des bonnets et des gorgerettes, c'était le jeune Brauwer qui les lui dessinait à la plume. Un jour, vint à passer devant leur modeste boutique un peintre en grande réputation, François Hals, qui voyant ce petit garçon dessiner, s'arrêta, et, frappé de la facilité et du goût qu'il faisait voir, lui demanda s'il n'aurait pas envie de devenir peintre. Brauwer répondit qu'il le voulait bien si sa mère le permettait. Mais celle-ci n'y donna son consentement qu'à la condition que le maître nourrirait son élève en attendant qu'il put se suffire, car, comme dit un vieux proverbe, durant le temps que l'herbe met à croître, le cheval meurt de faim.
Adrien Brauwer, installé dans l'atelier de liais, eut bientôt tenu ses'promesEes; mais le maître, en revanche, tint fort mal les siennes. Devinant tout le parti qu'il pourrait tirer d'un talent qui s'annonçait déjà plein de franchise et d'originalité, François Hals sépara Brauwer des autres élèves et le mit en séquestre dans un petit grenier. Là il le faisait travailler du soir au matin sans relâche, ne lui donnant que tout juste la nourriture nécessaire pour ne pas mourir. Cependant la disparition d'Adrien éveilla la curiosité de ses camarades, qui épièrent le moment de la sortie du maître pour aller visiter son prisonnier. Ils montèrent au grenier chacun à leur tour, et par une petite lucarne ils le virent qui peignait de fort jolis tableaux. Un d'eux lui proposa de faire les Cinq sens à quatre sous la pièce. Brauwer traita ce sujet, tant de fois rebattu, avec beaucoup de naïveté et d'une manière tout à fait neuve, car il n'avait encore rien vu. Un autre lui commanda les Douze mois de l'année, toujours au prix de quatre sous, mais en promettant d'augmenter la somme si le peintre voulait finir avec plus de soin ces vives compositions qu'il se contentait d'ébaucher avec esprit.
C'était une bonne fortune inespérée pour le pauvre reclus que de trouver ainsi l'emploi de quelques heures de loisir dérobées à l'avarice de son maitre. Mais François Hais et sa digne épouse, plus avare encore que lui, ne furent pas longtemps à s'apercevoir que la besogne languissait et qu'il fallait surveiller le jeune drôle : on ne lui laissa plus un instant, et, par manière de correction, l'on diminua sa pitance. Heureusement qu'il en est des écoliers comme des jeunes filles : voulez-vous donner de l'adresse au plus ingénu? Vous n'avez qu'à l'enfermer. Brauwer ne songea plus qu'à s'enfuir. Mais laissons parler ici le biographe Descamps, traduisant à sa façon la prose d'Arnold Houbraken : « Il s'échappa et parcourut toute la ville sans savoir où il allait ni ce « qu'il deviendrait. Il s'arrêta chez un marchand de pain d'épice; il en fit provision pour toute la journée et « fut de là se placer sous le buffet d'orgues de la Grande-Église. Pendant qu'il cherchait dans son imagination « les moyens de se procurer un état moins malheureux, il fut reconnu par un particulier qui allait souvent chez « son maître et qui devina à la tristesse et à l'habit de Brauwer une partie de son inquiétude. Il lui demanda « d'où venait son chagrin. Brauwer, aussi simple qu'on peut l'être, lui conta naïvement son aventure. Il insista « sur l'avarice excessive de Hais et de sa femme, qui non contents du profit qu'ils tiraient de son travail, le « laissaient mourir de faim et presque nu. La pâleur et les haillons de l'historien rendaient son récit plus que « probable; il intéressa celui qui l'écoutait, qui le ramena chez son maître et lui promit un meilleur traitement. »
Sur les remontrances de son protecteur de hasard, Brauwer obtint en effet d'être mené plus doucement par son patron et d'être habillé de neuf à la friperie. Là-dessus il se remit à l'œuvre avec une ardeur nouvelle, mais toujours au bénéfice de son hôte, qui vendait fort cher ses petits tableaux, les faisant passer mystérieusement pour être d'un peintre étranger et inconnu, et piquant ainsi la curiosité des ama'eurs. Lui, Brauwer, joyeux de ses beaux habits, travaillait de plus belle et se laissait aller aux inspirations naturelles d'un talent que lui seul ignorait, mais qui commençait à faire quelque bruit au dehors et dont tous ses camarades étaient avertis. Parmi eux se trouvait un futur grand peintre, Adrien Van Ostade, plus capable que les autres de comprendre tout ce qu'il y avait de finesse, de chaleur et d'harmonie dans les ouvrages de Brauwer. Indigné de la conduite de Hals, Ostade représentait à son condisciple qu'il était bien fou de ne pas s'affranchir d'une telle servitude; qu'il était assez habile dans son art pour en vivre et en retirer non-seulement le profit mais l'honneur; qu'avec un peu d'énergie, il pourrait reconquérir sa liberté et se faire un nom, et il lui conseilla d'aller chercher fortune à Amsterdam, où il savait de bonne part que ses tableaux se vendaient à haut prix. Brauwer, aisément
persuadé, s'échappa une seconde fois de sa prison et prit le chemin d'Amsterdam, où il n'avait ni parents, ni amis, ni recommandation aucune. Arrivé dans cette ville, son bon génie le fit entrer à l'auberge de l'Ecu-dcFrance, chez un certain Van Sommeren, qui s'était dans sa jeunesse exercé à la peinture et dont le fils, Henri Sommeren, peignait habilement le paysage et les fleurs. On ne pouvait mieux tomber.
Les Van Sommeren s'intéressèrent au jeune vagabond qui, trouvant dans leur auberge une cuisine meilleure que celle de madame Hals, reprit courage, et, rouvrant sa boîte à couleurs, improvisa quelques petits tableaux de conversation qui surprirent ses hôtes, au point qu'ils lui firent cadeau d'une belle planche de cuivre sur laquelle il put déployer tout son talent. Brauwer y peignit une querelle survenue au jeu entre des paysans
LA DISPUTE AU CABARET
et des soldats. On y voyait les tables renversées, les cartes jetées par terre, des joueurs qui se lançaient les pots de bière à la tête et l'un d'eux grièvement blessé, écumant de rage sur le sol de la taverne, à moitié ivre, à moitié mort. Ce tableau plein de verve était peint d'un ton chaud, avec beaucoup de vivacité dans la pantomime, beaucoup d'énergie et de vérité dans les expressions. On reconnut enfin cet artiste prétendu étranger dont François Hals avait vendu si cher les ouvrages. M. du Yermandois, amateur distingué, voulut connaître l'auteur; il marchanda le tableau sur cuivre, ou plutôt sans le marchander il en donna bien vite le prix de cent ducatons. Brauwer n'en pouvait croire ses yeux, lui qui avait débuté par des tableaux qu'on lui payait quatre sous! Il prit l'argent, le répandit sur son lit, se roula dessus; puis il le ramassa et s 'en alla sans rien dire, résolu d'en voir bientôt la fin, car la vue de tant de richesses n'avait éveillé en lui que le désir de mener quelque temps joyeuse vie. Au bout de neuf jours, il reparut chantant et souriant, et comme on
lui demandait ce qu'il avait fait de ses ducatons : « Dieu soit loué, dit-il, je m'en suis débarrassé. »
Ce trait nous peint au vif le caractère de Brauwer. Son rude apprentissage dans le grenier de Hals et sans doute aussi l'ardeur de son tempérament le poussèrent à jouir librement de la vie; mais, n'ayant reçu aucune éducation, il prit pour le plaisir ce qui n'était que la débauche, de même que nous verrons son humeur joviale dégénérer en bouffonnerie. En général, les grands artistes aiment leur art. Cependant la peinture ne fut que la seconde passion de Brauwer. Vivre, boire, se divertir, c'était là son but, j'allais dire son talent, car dans cette vie même il puisait ses inspirations, d'autant plus habile à peindre les ivrognes qu'il était sans cesse avec eux, donnant l'exemple à ceux qui lui servaient de modèles. Son atelier était ce bouge dont il a fait le théâtre de ses querelles de joueurs et dont le mobilier se compose du tonneau sur lequel un des rustres vient d'abattre-les quatre as, d'un balai, d'un chaudron que la lumière emplit de reflets d'or, et du baquet retourné qui porte le réchaud des fumeurs, sans compter la charge accrochée au mur, comme on en. voit toujours dans les cabarets de Teniers. C'est de là que, pour répondre aux importunités d'une hôtesse qui voulait être payée, il envoyait vendre aux amateurs ses ouvrages. Si on ne lui en donnait pas le prix qu'il avait fixé, il les brûlait ou en recommençait d autres avec plus de soin, jusqu'à ce qu'il eût obtenu la somme demandée.
Il n'est sorte-de facéties que les biographes flamands ou hollandais n'aient attribué à Brauwer. Il passe pour l'inventeur de cette triviale plaisanterie qui consiste à passer la tête à travers ces châssis de papier huilé dont les fileurs de laine se font des fenêtres et à demander l'heure qu'il est aux boutiquiers ébahis,.sans attendre bien entendu leur réponse. Corneille de Bie rapporte qu'un jour Adrien Brauwer ayant été dépouillé par des pirates sur les côte„s de la Hollande, s'avisa de se tailler un habit de grosse toile écrue, et d'y peindre des fleurs et des ramages, de façon à imiter les étoffes de l'Inde. Ayant ensuite donné du lustre à sa toile avec du vernis ou de la gomme, il alla se promener par les rues, attirant l'attention des dames qui s'empressèrent de demander ce que pouvait être cette nouvelle étoffe et où l'on pouvait s'en procurer. Brauwer, après avoir ainsi intrigué les passants, se rendit le soir à la comédie et fit en sorte de se glisser sur le théâtre à la fin de la pièce. Là, tenant une éponge mouillée à la main, il se tourna et se retourna plusieurs fois, se mit à jouer la parade, invita les dames à bieji regarder ces étoffes, dont il était le seul fabricant et dont il portait sur son dos l'unique pièce ; puis, au grand ébahissement du parterre, il essuya la peinture de son habit avec l'éponge mouillée, et montra sa grosse toile comme une image de la vie humaine, dont il fallait, disait-il, faire aussi peu de cas que du méchant habit qui leur avait paru d'abord si précieux et si beau. Cette intention de philosophie, d'ailleurs assez banale, reparut encore dans une autre circonstance de la vie de Brauwer. Ses parents, dit d'Argenville, l ayant invité à une noce, à cause qu il avait un habit de velours tout neuf, il choisit parmi les plats ceux dont la sauce était la plus grasse, et il en barbouilla son habit, disant que c'était au velours de faire bonne chère, puisque c était le velours qu 'on avait invité. Il jeta ensuite son habit au feu et alla reprendre ses haillons au cabaret.
Jacques Houbraken, qui grava d'un excellent burin les portraits qui ornent la Vie des Peintres de son père, eut l idée de placer un singe à côté du portrait de Brauwer. Il voulait exprimer par là cette humeur bouffonne qui, loin de diminuer avec l'âge, ne fit, chez Brauwer, que croître et enlaidir. En effet, ce qu 'on eût appelé des espiègleries dans un enfant n'était plus, dans un homme, que farces grossières, (lui se sentaient des lieux où fréquentait l'auteur. Heureusement que Brauwer a fait en sa vie autre chose que des pasquinades, et a rendu son nom impérissable par quelques chefs-d'œuvre d'expression, de couleur et de touche, auxquels le burin des Visscher a donné une seconde vie. Leur rareté, d'ailleurs, en a rehaussé le prix, de sorte qu'il n est pas jusqu'à la paresse de ce buveur incorrigible qui n'ait profité à sa gloire. Mais aussi quelle verve! quel mouvement et quelle justesse d'observation! Où rencontrer de telles grimaces et d'aussi rouges trognes, et cette grosse gai té des goujats en guenilles, et ces indescriptibles et insaisissables postures de l 'ivresse, si ce n est en présence de la réalité même? Quelle imagination pourrait deviner ces physionomies de joueurs, le gagnant qui chante à tue-tête et la figure altérée, allongée de son adversaire, et les rasades qu engloutissent à cette occasion les spectateurs du combat. Non, il n'y a qu'un habitué de la taverne qui puisse s'élever à la hauteur ou plutôt descendre à la bassesse de ces représentations; c'est dans le vin que Brauwer a trouvé la vérité de ses peintures : In vino veritas.
Il vaudrait mieux sans doute pour un tel peintre que sa vie nous fût inconnue et qu'il ne restât de lui que ses admirables petits tableaux d'après lesquels on ne pouvait que soupçonner son goût pour le cabaret. Mais il semble que l'histoire ait a son tour une prédilection pour le scandale, à voir comme elle a su complaisamment
LE JOUEUR DE VIOLON.
enregistrer toutes les folies de ses héros, alors qu'elle a gardé le silence sur tant d'artistes charmants qui, faute d'avoir l'éclat de quelque vice, n'ont fait aucun bruit dans la postérité. Brauwer vécut à Amsterdam jusqu'au moment où, ayant gagné beaucoup et tout dissipé, il se vit contraint de fuir ses dettes. Il sortit donc secrètement de la ville et prit la route d'Anvers. Mais comme il était moins au fait des intérêts des princes que des drames
t'e la tabagie, il eut l'imprudence de se présenter aux portes d'Anvers, sans passeport des États-Généraux, qui étaient alors en guerre avec l'Espagne. Il fut arrêté comme espion et mis en prison dans la citadelle. « Il y trouva, dit Houbraken, le duc d'Aremberg aussi détenu par ordre du roi d'Espagne. Le prenant pour le gouverneur de la place, il lui conta, les larmes aux yeux, son malheur, en lui affirmant qu'il était peintre, qu'il avait quitté Amsterdam pour venir exercer son talent il Anvers, et il offrait d'en donner des preuves, pourvu qu'on lui procurât une palette et des pinceaux. Le duc envoya le même jour demander à Rubens tout ce qui était nécessaire, lui faisant dire qu'il voulait occuper un artiste qui courait les plus grands dangers; Rubens se hâta de faire passer une toile et des couleurs. Cependant, quelques soldats espagnols s'étaient mis dans la cour devant la lucarne du peintre il jouer aux cartes : Brauwer les prit pour sujet de son tableau. Il peignit ce groupe de joueurs avec beaucoup d'espiit et de vérité, observant le caractère, l'attitude, la physionomie de chacun. Derrière eux on voyait un vieux soldat assis sur ses talons qui était comme le juge des coups. Sa figure était originale et l'on entrevoyait dans sa grande bouche ouverte les deux seules dents qui lui restaient. Jamais l'artiste n'avait mieux réussi, ni peint avec plus d'entrain, avec plus de feu. Le duc d'Aremberg en voyant le tableau éclata de rire et envoya prier Rubens de le venir voir, pour juger si l'œuvre de son barbouilleur valait la peine d'être conservée. Rubens arriva chez le duc; à peine eut-il jeté les yeux sur le tableau qu'il s'écria : « Il est de Brauwer; lui seul peut peindre des sujets en ce genre avec autant de force et de beauté. » Pressé de faire l'estimation du tableau, Rubens en offrit 300 ryksdalers. Le duc répondit : vous jugez bien qu'il n'est pas à vendre; je le destine à mon cabinet, autant pour la singularité de l'aventure que pour la beauté dont il est. »
Rubens employa tout son crédit à faire sortir Brauwer de prison. Il alla trouver le gouverneur et parvint à l'intéresser par quelques anecdotes à ce prétendu espion qui était tout simplement un peintre de génie, selon lui, Rubens. Ce grand homme s'étant, du reste, porté caution de Brauwer, obtint la liberté de son confrère, )e mena chez lui, lui offrit sa table, un logement et des habits convenables ; mais celui-ci, moins touché de ces prévenances qu'il n'en était embarrassé, ne tarda pas à se déplaire dans la maison de Rubens, maison honnête et bien rangée où un libertin acoquiné au cabaret et au jeu devait se trouver en effet mal à son aise. Au bout de quelques jours, notre homme prit la clef des champs, vendit ses nippes et retourna au vice, déclarant que la maison de Rubens, par la vie réglée qu'on y menait, lui était aussi insupportable que les prisons de la citadelle.
Il y avait alors à Anvers un boulanger natif de Bruxelles, Jo eph Van Craesbeck, lequel faisait profession d'aimer la peinture et se mêlait aiusi de brocanter. Brauwer, ayant fait la connaissance de Craesbeck, s'aperçut qu'il avait une jolie femme et n'eut rien de plus pressé que d'en devenir amoureux. Mais comme s'il était dit que les maris doivent toujours courir au devant de leurs infortunes, il arriva précisément que le boulanger offrit l'hospitalité à Brauwer, à condition que celui-ci lui enseignerait à peindre. Jamais proposition ne fut accueillie avec plus d'empressement; jamais aussi deux hommes ne furent mieux faits pour s'entendre : ils avaient les mêmes goûts, les mêmes entraînements; ils eurent bientôt la même manière. A force d'admirer Brauwer, Craesbeck finit par avoir du talent, et il n'en fit pas meilleur usage que son maitre, puisqu'il l'employa le plus souvent à peindre les ivrognes, les débauchés et les tripots. Il parait au surplus que nos deux peintres eurent, à la suite de quelque orgie sans doute, certains démêlés avec la justice et que Brauwer dut quitter la Belgique pour se réfugier à Paris. Il y travailla peu, dit son biographe, et fut obligé de retourner à Anvers, où il eut des ressouvenirs cuisants dé son voyage et mourut, en 1640, à l'hôpital. Il fut enterré au cimetière des pestiférés, c'est-à-dire sur une couche de paille et de chaux au fond d'un puits. En apprenant cette mort et ces tristes détails, Rubens en fut ému jusqu'aux larmes. If ne voulut pas cependant que la dignité de l'art fùt à ce point méconnue dans les restes d'un grand artiste : il lit exhumer le corps de Brauwer et paya les frais de ses funérailles, qui eurent lieu en grande pompe à l'église des Carmes. Roger de Piles a avancé un peu trop légèrement que Rubens avait fait ériger un tombeau magnifique à Brauwer dans cette même église des Carmes. La vérité est que Rubens conçut le projet de ce mausolée et en dessina le modèle ; mais la mort qui l'enleva lui-même peu de temps après, ne lui en laissa pas le loisir, et, comme l'observe Mariette, l'épitapha qu'a impi imée Corneille de Bie, en vers flamands, n'est qu'un jeu de son imagination.
Ce qui p:o:fve l'originaliié, la force de Brauwer, c'èst qu'étant l'élève de François Hais, il sut fe créer une
manière qui différait complètement de celle que son maître lui avait enseignée. La manière de Hals est heurtée et consiste dans des touches fières, hardiment posées pour dissimuler la précision souvent pénible de l'ébauche, et de nature a produire leur effet à une certaine distance. Au contraire le pinceau de Brauwer est précieux ; il exprime et finit les objets sans peine, sans minutie et sans froideur. Quelquefois ses tableaux ne sont que des
LES BUVEURS.
esquisses terminées, dont l'empâtement est si mince qu'on y voit transparaitre le fond d'impression de la toile ou le ton du panneau. Mais à côté de cette manière inconsistante et soufflée, Brauwer s'en est fait une autre plus empâtée et à touches visibles, où le flou se marie à la fermeté et la délicatesse à la largeur. Spirituel et fin autant que Teniers, il est plus chaleureux dans ses tons, plus mordoré, et se rapproche par là d'Ostade et de Rembrandt. S'il faut tout dire en un mot, Brauwer est pour le peintre un modèle excellent à suivre sous le rapport diÀaire autant qu'il serait dangereux à imiter quant au choix des sujets. Ostade, Rembrandt ne furent
jamais ignobles, parce que jamais ils -n'etirerit l'intention de l'être, tandis que Brauwer, ayant franchement et comme tout exprès renoncé à la décence, ne manque pas de produire l'impression de dégoût que doit éprouver tout homme tant soit peu délicat à la vue d'un truand dans son bouge... Et cependant Brauwer, malgré la grossièreté de ses modèles et la bassesse de leurs actions et la laideur de leurs physionomies, n'en a pas moins réussi à captiver depuis deux siècles les amateurs, à les enchanter par la finesse, la chaleur et l'harmonie de ses tableaux.
CHARLES B-L.ANC.
MtElIMÉIS lï MWfBMIllSo
Adrien Brauwer ou Brouwer a gravé à l'eau-forte, avec beaucoup d esprit, quelques pièces dont M. de Heinecke nous a donné le catalogue ; elles sont au. nombre de 19.
1. Compagnie de quatre paysans, au bas les mots : T sa vrienden, etc. In-fol.
2. Autre assemblée où une paysanne en chapeau joue du flageolet, et où deux paysans dansent : Lustig spell, etc. In-fol.
3—6. Trois paysans qui fument. On lit : Wer aent smoken.. Petit in-fol.
7. Paysan endormi sur le devant; au fond, trois paysans ivres. Brouwer. In-4".
8-10. Deux paysans, pièce marquée (au lieu d'Adrien) : Abraham Brouwer fecit. In-4o.
11. Un homme grand et une petite femme avec un singe qui fume, charge qui porte l'inscription : Wats dit voor en gedroeht, etc. Grand in-40.
12. Une paysanne faisant des galettes, pièce ronde. In-4"? 13. Un paysan allumant sa pipe à un réchaud tenu par une femme. In-4".
14-19. Suite de paysans et de paysannes, six pièces sans marque; la première représente une femme qui demande l'aumône. In-4°: , •
Le portrait de Brauwer, peint par Van Dyck, a été gravé par Schellje à Bolswert. Jean Gole l'a. pareillement gravé en manière noire ; Boulonnois l'a copié.
Adrien Brauwer est un des peintres hollandais qui ont été le plus gravés. Voici les noms de ses graveurs :
Meyssens, Blooteling, Mac Ardell, Lebas., Basan, Bary, Bremden, Delfos, Demouchy, Wenceslas Hollar, Jean Gole, T. Major, MalOfuvre, Mathan, Marinus, Nicholds, PloÕs Van Âplstel (dans ses imitations de dessins -d'après les principaux maîtres flamands ■et hollandais), Riedel' père et fil^ Van Schagen, Seiler, Schenck, Van Sommer, Spilsburg, Spooner, Jonas Suyderhoef, Wallerant Vaillant, Le Vasseur, VerJçolje.
Il faut distinguer dans cette nomenclature des graveurs hors de ligne, tels que Blooteling, Lebas, Hollar, Jean Gole et Suyderhoef, et il faut ajouter à la liste le grand nom de Visscher. On a de Corneille Visscher, d'après Brauwer, deux pièces de la plus grafide beauté et très-recherchées des amateurs : le Chirurgien qui panse le pied d'un homme, dont les premières épreuves sont avant l'inscription ure, seca, purga; et une tabagie où l'on voit un homme qui joue du violon en clignant de l'œil, trois autres qui chantent et un qui va boire. Ce tableau, que nous avons reproduit, est appelé en Hollande ' le Joueur de violon.
Jean de Visscher a aussi gravé, d'après Brauwer, une suite de quatre tabagies ; ce sont également d'excellents morceaux pleins de couleur.
Ce n'est pas tout ; l'illustre Lucas Wostermann a gravé d'après ce maître les Sept Péchés capitaux; représentés par des figures à mi-corps. La Volupté s'y trouve dessinée de.
dèux manières, ce qui fait que les sept péchés sont en huit pièces ; elles portent le chiffre V ; et-les Cinq Sens de nature ?
, cinq 'Pièces.
« On voit dans les dessins de Brauwer, dit d'Argenville, un contour arrêté à la plume, aidé d'un petit lavis d'encre de la
. Chine et de quelques touches hardies, et des hachures à- la plume qui font tout 1 effet qu'on en peut attendre. Des figures courtes, ramassées, leurs grimaces, le caractère des têtes garnies de cheveux tout droits, vous disent sans hésiter le nom de leur auteur. » ■
Lebrun nous avertit que David Teriiers a peint dans sa première manière (ce n'est pas celle -qui est d'un beau gris argentin) des tableaux que l'on ne manque .pas' d'attribuer à Brauwer pour en avoir un plus grand prix, et parce qu'on ne les trouve pas assez beaux pour les donner à Teniers. * Voici les prix de quelques tableaux de Brauwer.
VENTE LA RnuE, Gersaint, 1745. Petit paysage dans sa bordure de-bois doré, 16 livres 19 sols. Ce sont là de bien modestes commencements. • ' VENTE CAULET D'HAUTEVILLE, Joullain, 1774.-Une Dispute au jêu, contenant six figures et faisant pendant à un Corneille Dusart, -fut vendue 48 francs seulement. Il est vrai qu'à la même vente un beau Rembrandt, gravé par Mac-Ardell en manière"-Ilojre, n'allait pas à 600 francs.
^ENTE RANÇON DE -BbISSET, 4777. Une tabagie représentant un homme assis qui -allume sa pipe à un tison, un autre, penché sur le dos de sa chaise, rend la fumée du tabac ; une femme tient un pot, 4tc. ; tableau capital de 40 centimètres environ de hauteur, 2,400 livres.
VENTE BURGRAÀF , lebrun, 1811. Un petit tableau où l'on
voit deux paysans qui fument près d'un tonneau renversé, un troisième dans le fond, -63 francs! Brauwer, sous l'Empire, était naturellement tombé, avec tous les flamands, dans un grand discrédit. '
VENTE ËRARD, 1832. Un Intérieur de Cabaret, sur bois, provenant du cabinet de Wille. Dix figures : 950 francs.
VENTE .CARDINAL FESCH, 1845. Les Joueurs de Cartes.
Quatre paysans assis sur des baquets renversés, le coup parait décisif. Une cloison "en planches sépare ce groupe de trois autres personnages qui se chauffent à une large cheminée : 780 francs.
Le LOHVRE ne possède qu'un seul tableau d'Adrien Brauwer, l'Intérieur de Tabagie. Un homme vu -de dos dort sur une table, un fumeur allume sa pipe et un autre embrasse la servante. Dans le fond, deux hommes qui causent avec une petite fille. 1
Brauwer a laissé pour élevés GQnzàlès, Craesbeek, Tiiborg, Bernard Fouchers et .Jean Steen, qui fui aussi l'élève de Van Goyen.
- Nous donnons ci-dessous fe monogramme d'Adrien Brauwer.
êco/e YGolhndatde. 'ëonveréMfeana.
GÉRARD TERBURG NÉ EN 1608. — MORT F.N 1681.
Entre Gérard Terburg et Metsu, il y a des traits de ressemblant; tellement marqués qu'il est impossible de n'en être pas frappé à la première vue. Mais s'il est aisé de voir par où se ressemblent ces deux maîtres, en revanche, il est bien difficile d'exprimer, sinon de sentir la délicate nuance qui les sépare. L'un et l'autre ont relevé l'école hollandaise de l'état d'abaissement moral 011 l'avaient jetée des peintres de cabaret, toujours occupés de mettre en scène des buveurs, et de boire en les peignant. La vie élégante, la beauté des visages, la grâce des manières et des formes leur parurent des sujets tout aussi dignes des honneurs de la peinture que les joyeusetés du magot et ses goinfreries. Terburg et Metsu s'attachèrent donc à représenter de préférence ce qu'on appelait alors des sujets de mode, expression singulière qui pourrait passer pour la désignation ironique de ces tableaux où le satin, le velours, la dentelle, le damas des tentures et la qualité des
tapis jouent un si grand rôle. Seulement, de Terburg à Metsu, il y a la différence de la bonhomie à la finesse; l'un a été naïf et gracieux, l'autre ingénieux et piquant.
Gérard Terburg était fils d'un peintre. Il naquit à Zwol dans l'Over-Yssel, en 1608, tout au commencement de ce dix-septième siècle qui fut, je ne dis pas la plus grande mais la plus brillante époque de la peinture. Le père de Terburg, au dire d'Houbraken, avait longtemps travaillé à Rome; mais il faut croire qu'il ne s'était guère façonné aux habitudes et aux idées de l'art italien, car il n'en reste aucune trace dans les ouvrages de son fils, qui pourtant reçut de lui cette première éducation de peintre qui ne s'efface qu'avec peine et ne s'oublie jamais entièrement. Le second maître de Gérard Terburg fut un artiste de Harlem dont on ignore le nom; et il serait difficile de le savoir, si l'on n'avait d'autre indication pour le retrouver que la similitude des genres; car Terburg fut le créateur du sien. Sorti de l'atelier de ce peintre inconnu, Terburg se sentit le goût des voyages. Il était déjà bon peintre de portraits, et il savait donner à ses modèles de la distinction et ce caractère qui est la ressemblance morale, plus essentielle peut-être que la ressemblance physique. C'est là sans doute ce qu'a voulu exprimer l'historien d'Argenville, dans son Abrégé, lorsqu'il a dit si naïvement que Terburg savait imiter même le caractère.
A l'époque où Terburg était déjà dans la pleine possession de son art, il fit la connaissance d'un personnage (lui eut sur sa destinée une grande influence, le comte de Penaranda, l'un des plénipotentiaires envoyés par le roi d'Espagne au congrès de Munster, et voici comment se nouèrent leurs relations. Un peintre accrédite auprès de l'ambassadeur d'Espagne, ayant ouï parler de l'artiste hollandais, le rechercha et lui demanda son amitié. C'était dans l'intention d'avoir bientôt recours à lui pour l'achèvement d'un certain tableau du Calvaire, destiné au comte de Penaranda et que le peintre favori de ce seigneur ne pouvait terminer à son goût. Terburg vint en aide à son confrère et mit la dernière main au tableau, mais avec tant de bonheur que l'ambassadeur d'Espagne reconnut sur le champ l'intervention d'une main étrangère. L'auteur fut donc obligé de convenir qu'il avait secrètement emprunté le pinceau d'un ami, et il dut présenter au comte de Penaranda, désireux de le connaître, cet aide obligeant et habile qui allait sans doute devenir un rival.
Dès la première entrevue, l'ambassadeur pria Terburg de faire son portrait, et le peintre, sensible à un honneur si peu attendu de la part d'un homme qui, comme les rois, avait à son service un peintre ordinaire, se mit à l'œuvre avec une ardeur extrême, ne voulant pas rester au-dessous de la haute opinion qu'on avait conçue de son talent. Houbraken raconte que Terburg avait une manie qui était de chanter en peignant. Il est rare que les peintres n'aient pas quelque habitude de ce genre. Guillaume Bauer, par exemple, s'échauffait tellement au travail qu'il ne cessait de parler tout haut à son modèle, même quand c'était un objet inanimé, et le Bamboche, lorsqu'il était devant son chevalet, s'interrompait à chaque instant pour retrousser sa moustache. Terburg se mit donc à chanter, pendant que le comte de Penaranda posait devant lui; mais le fier et ombrageux espagnol, surpris d'un tel acte de familiarité et le prenant pour un manque de respect, se leva brusquement et allait se retirer, si Terburg ne se fût bien vite excusé sur une habitude dont il n'était pas le maître. Le peintre ajouta, pour mieux apaiser son grave modèle, que cette irrésistible envie de chanter lui venait toujours dans les moments où il était en bonne veine et se sentait content de sa peinture : « Puisqu'il en est ainsi, reprit l'ambassadeur, continuez de chanter, » et il se remit en place. Terburg acheva le portrait, à la grande satisfaction du comte de Penaranda et de ses amis. « Ce premier tableau, dit Houbraken, lui en procura plusieurs autres pour le même seigneur; il n'y eut même aucun des ambassadeurs qui se trouvaient au congrès de Munster, qui ne voulût avoir son portrait peint par Terburg. »
C'est ici le cas de rectifier quelques erreurs semées dans les livres au sujet de Terburg et de son puissant protecteur. La Biographie universelle, par exemple, dit que Terburg connut à Rome le comte de Penaranda dont le nom est défiguré en celui de Pigoranda. Or ce n'est pas à Rome que put se faire cette connaissance, puisque le comte de Penaranda n'était jamais sorti de l'Espagne avant l'année 1645 \ époque où il fut envoyé à Munster en qualité de plénipotentiaire de Philippe IV. Pour le dire en passant, don Gaspar Bracamonte, comte de Penaranda, cadet d'une famille noble, avait d'abord été homme de lettres, puis professeur à l'Université de Salamanque. La mort de ses frères aînés le constitua l'héritier de sa maison,
1 Voyez le P. Bougeaut, Histoire du Traité de Weslphalir.
ce qui le. fit changer tout-à-coup d'inclinations et de vues. Ayant épousé la plus belle personne de toutes les Espagnes, jj fut par elle introduit à la cour de Madrid; mais la beauté même de cette femme qui lui avait ouvert l'accès de la cour, fut bientôt cause de son éloignement. Elle lui fit donner une ambassade, - brillante faveur qpi devait sans doute consoler le courtisan des disgrâces de l'époux. Cela est si vrai que longtemps on lui refusa la permission de retourner auprès de sa femme, quoiqu'il représentât qu'étant
L A LEÇON DE MUSIQUE.
sexagénair e, on lui ôtait ainsi l'espoir d'avoir des enfants. Pour en revenir à Terburg, rien ne prouve qu'il ait voyagé en Italie et le contraire parait plus vraisemblable, si l'on considère qu'il ne reste pas dans ses peintures la moindre trace d'un tel voyage. Nous le verrons, en effet, après avoir connu à Munster le comte de Penaranda, le suivre à Madrid., quitter l'Espagne pour l'Angleterre, venir en France et rentrer enfin dans son pays pour s'y marier et y finir paisiblement ses jours à Deventer. Quoi qu'il en soit, il est certain que Terburg ayant fait le portràit de la plupart des ambassadeurs et députés présents aii congrès de \llInster; fut naturellement amené à composer le fameux tableau qui, par suite d'une longue erreur, a passé
jusqu'à ce jour pour représenter la Paix de Westphalie. Nous lisons au bas de la belle gravure excutée par Suyderhœf d'après l'œuvre capitale de Terburg, cette inscription latine :
ICON EXACTISSIMA QUA AD VIVUM EXPRIMITUR SOLEMNIS CONVENTUS LEGATORUM PLENIPOTENTARIORUM HISPANIARUM REGIS PHILIPPI IV ET ORDINUM GENERALIUM FOEDERATl BELGlI, QUI PACEM PERPETUAM PAULO ANTE SANCtTAM , EXTRADITIS UTRINQUE INSTRUMENTIS , JURAMENTO CONFIRMARUNT , MONASTERII WESTPHALORUM IN DOMO SENATORIA, ANNO CI3 13 CXLVIlI, IDIBUS MAII. Suyderhoef, sc.
Il est impossible de ne pas reconnaître que cette inscription a été faite avec soin et par un lettré, car elle est en bon latin, et les mots en ont été évidemment pesés et choisis. Or, cette légende, au lieu de désigner les plénipotentiaires des souverains qui conclurent la célèbre paix de Munster, ne désigne précisément que les ambassadeurs des deux puissances qui ne signèrent point au traité. Chose vraiment singulière! le roi d'Espagne, Philippe IV, et les États généraux des Provinces-Unies, qui avaient pris part aux conférences de Munster : le premier, dans la personne du comte de Penaranda, les autres, dans la personne de M. Paw, furent mis, ou plutôt se mirent eux-mêmes en dehors du traité de Westphalie. Après trois années d'intrigues diplomatiques, le comte de Penaranda, qui n'avait aucune envie de faire la paix, et qui ne cherchait qu'à détacher les Provinces-Unies du parti de la France, quitta Munster pour se rendre à Bruxelles. Son départ, constaté par les dépêches de M. de Servien, l'un des ambassadeurs français, eut lieu au commencement d'avril 1648, cinq mois avant la conclusion de la paix, qui fut signée au mois de septembre, et publiée le 24 octobre 1648. L'Espagne était donc absente au traité de Westphalie, et il est au surplus bien facile de s'en convaincre en lisant le texte même de ce traité, comme nous avons pris la peine de le faire. Ni le comte de Penaranda, pour l'Espagne, ni M. Paw, pour la Hollande, n'y sont mentionnés. Les seules parties contractantes étaient le roi dt, France, représenté par le duc de Longueville, le comte d'Avaux et le comte de Servien; l'empereur d'Autriche, qui avait également trois plénipotentiaires, et dix-sept députés agissant au nom des électeurs, princes et États du Saint Empire Romain. Ces vingt-trois personnes, auxquelles il faut ajouter le chevalier Contarini, sénateur vénitien, chargé par la république de Venise de la médiation de cette immense affaire : tels furent les signataires du traité de Westphalie. Que faut-il en conclure? Que le tableau de Terburg n'est point, comme on le croit, la fameuse Paix de Munster, puisqu'il représente les ambassadeurs des puissances qui ne la signèrent point, et ne représente pas ceux qui la signèrent. Ce qui est l'image très-exacte, dit la légende, icon exactissima, des ambassadeurs du roi des Espagnes et des Provinces-Unies, jurant la paix au mois de mai 1648 (idibus maii), ne saurait être l'image de la paix de Munster, qui fut jurée au mois de septembre seulement, et à laquelle n'assistaient ni M. Paw,qui ne figure pas dans l'acte, ni le comte de Penaranda, qui était parti de Munster au mois d'avril pour aller prendre les eaux de Spa, après avoir fermé sa porte aux médiateurs.
Il est de tradition que le tableau contient non seulement le portrait du peintre lui-même qui s'est placé parmi les spectateurs, comme cela est assez d'usage, mais encore le portrait du comte de Penaranda son protecteur, et celui M. de Paw, négociateur pour les États, et rien n'est plus certain puisque ces personnages sont précisément ceux qui sont mentionnés dans l'inscription latine, mais cela même est une nouvelle preuve que le tableau ne représente pas la grande Paix de Munster. Ce qu'il faut y voir, c'est la paix particulière, la petite paix, si je puis m'exprimer ainsi, qui fut conclue sur la fin de 1647 à Munster, entre les Provinces-Unies et le roi d'Espagne et qui fut signée le 30 janvier 1648. Munster étant à cette époque le théâtre de toutes les négociations diplomatiques, il était naturel que les différents traités, particuliers et généraux, fussent datés de cette ville, par cela même que les ambassadeurs de toutes les puissances s'y trouvaient réunis. Mais cette paix une fois signée par les plénipotentiaires, il restait encore à la faire ratifier par les États généraux. L échangé des ratifications eut lieu le 15 mai 1648 , c'est-à-dire a ces mêmes ides de mai, que précise l'inscription latine mise au bas de l'estampe de Suyderhœf. Rien ne fut épargné pour donner de l éclat et de la solennité à la cérémonie. Un convint que les députés des États prêteraient serment en levant les deux premiers doigts de la main droite1 et les Espagnols en posant la main sur l'évangile ouvert,
Voyez Cerisier, Tableau de l'Histoire générale des Provinces-Unies, tome VI. l'lrecht, Londres, Paris, 1777. -
après avoir baisé le crucifix. Le lendemain, cet événement si intéressant pour les Provinces-Unies, fut célébré par des salves de mousqueterie et de coups de canon, car les hommes n'ont jamais su encore célébrer la paix autrement qu'en se servant des instruments de guerre.
LA PROPOSITION.
Maintenant, que l'on ait confondu la paix delà Hollande et de l'Espagne avec le fameux traité de Westphalie, qui pacifia l'Europe, c'est-à-dire une paix particulière avec la paix générale, cela s'explique sans doute, mais ne s'excuse point. La première cause d'erreur, c'est que les deux traités ont été signés à Munster et
que l'un et l'autre l'ont été dans l'année 1648 ; mais si l'on eût pris la peine de lire l'inscription de la gravure et de rapprocher les dates, on se fut aisément gardé de cette méprise qui, grâce à la légèreté avec laquelle se font les livres, s'est perpétuée depuis deux siècles.
En 1837, le tableau de Terburg figurait à la vente de la duchesse de Berri, où tout Paris l'alla voir à l'exposition qui précéda la vente. Il nous souvient de l'avoir admiré avec l'enthousiasme de la jeunesse. Bien que les figures, les principales du moins, y soient des portraits fidèlement peints d'après nature, il est impossible de s'apercevoir qu'elles ont posé devant le peintre, tant chacune d'elles est toute entière à la solennité de l'acte qui s'accomplit. Les diverses nuances de la dignité y sont observées très-finement; la dévotion espagnole et la gravité protestante s'y reconnaissent au premier coup d'œil. Le peintre n'a fait du reste autre chose que suivre à la lettre le procès-verbal de cette cérémonie mémorable où furent consacrées les plus chères prétentions de la Hollande; il a reproduit scrupuleusement tous les détails, les deux doigts levés en signe d'adhésion, l'évangile ouvert, sans parler de la physionomie et du costume de chacun des personnages, lesquels sont peints ad îlivîim. Pour éviter la monotonie d'une ligne horizontale et interrompre le parallalélisme des figures, Terburg a supposé au fond de la salle des spectateurs plus élevés que les acteurs de la scène. De la sorte, il a fait pyramider sa composition. Au fond, sur la muraille, est fixé un cartable où sont écrit ces mots : PAX OPTIMA RERUM. Quant à l'exécution du tableau, elle est exquise. La touche est moelleuse, bien qu'elle accuse avec précision les méplats de la chair et qu'elle accentue vivement les ressemblances. Tout petit qu'il est de proportion, ce chef-d'œuvre est traité librement, avec cette largeur de pinceau qui n'exclut point la délicatesse et qui convient à une peinture d'histoire, même quand elle est renfermée dans de telles dimensions.
Pendant que nous regardions attentivement à la vente de la duchesse de Berri le plus célèbre tableau de Gérard Terburg, en témoignant l'espoir que le gouvernement français en serait le dernier enchérisseur, on lisait à côté de nous à voix haute le catalogue dressé par un des experts du Musée. Pendant cette lecture, les amateurs cherchaient à découvrir sur le tableau les personnages emphatiquement nommés dans la description de l'expert, sans se douter que ceux-là dont on croyait voir la figure étaient précisément ceux qu'on n'y devait point chercher, à l'exception du cpmte Gusman de Penaranda (c'est Gaspar qu'il fallait dire) et du président Adrien Paw, pour les Provinces-Unies. Cependant l'heure de l'adjudication arriva : la curiosité et l'inquiétude étaient peintes sur tous les visages. Enfin, au grand déplaisir des amateurs qui auraient voulu voir entrer au musée du Louvre un aussi précieux morceau, le seul tableau d'histoire de Gérard Terburg fut adjugé à M. Demidoff pour la somme de 45,500 francs. Le peintre l'avait estimé 6,000 florins et n'avait jamais pu en trouver ce prix1.
Malgré tout, Gérard Terburg n'est resté et ne restera que comme un excellent peintre de Conversations. Il fut même le créateur de son genre. Avec moins d'esprit peut-être que Metsu, avec moins de goût, il a su pourtant ravir les amateurs en prenant pour sujets les concerts de famille, les galants tête-à-tête, les frugales collations de l'après-midi, et en choisissant pour ses héros les cavaliers les plus élégants du monde où il vécut, les jolis pages aux manches bouffantes, rayées de velours noir, et ces femmes blondes à la peau transparente, aux mains potelées, à la taille ronde, dont le type n'est marqué nulle part aussi vivement que chez Terburg. Avant de s'adonner aux scènes de la vie privée, il avait appris à imiter tout ce qui peut contribuer au charme de ces représentations familières, les soyeuses tentures, les tapis de Turquie, le maroquin, l'hermine, le velours, le satin surtout, et particulièrement le satin blanc, dont il poussa l'imitation, ou pour mieux dire le modelé, jusqu'aux derniers degrés de l'illusion et de l'art. Qui ne connaît l'Instruction paternelle, gravée par George Wille d'une taille si brillante et si merveilleuse? Nous avons vu au musée de Berlin l'original de cette gravure célèbre, et nous avons compris en le voyant, pourquoi on lui avait
1 Avant d-'appartenir à la duchesse de Berri, ce tableau de Terburg avait fait partie de la collection de M. de Talleyrand, et par une coïncidence remarquable, il s'était trouvé dans le salon de cet illustre diplomate au moment où les souverains alliés y signèrent le traité de 1814.
donné ce nom aùjourd'hui consacré : la Robe de satin'. Vraiment cette robe y est si parfaite, elle est si près de J'œil, j'allais dire si près de la main, qu'elle absorbe toute l'attention du spectateur. On dirait que la jeune fille, si tendrement morigénée par son père, n'est venue là que pour être le prétexte de sa robe, et en effet le peintre, par un excès de préférence pour cet ajustement que son pinceau avait caressé avec amour, a mieux aimé cacher le visage de la jeune fille et ne laisser voir que sa nuque blonde et la naissance de ses cheveux, dont les tresses sont entremêlées de velours noirs qui en relèvent le ton cendré. Chose singulière! ce sacrifice
LE TROMPETTE.
monstrueux d'une tête de femme à une robe de satin, ce triomphe inusité d'un tel accessoire, sont devenus ici, par un privilége qui n'appartient qu'aux grands artistes, une infraction charmante à tous les principes de l'art et pour ainsi dire une faute héroïque. C'est que le peintre a su attacher un très-vif intérêt à cette physionomie que l'on devine, à la jolie tête inclinée de cette jeune fille dont on s'imagine voir les joues rougissantes et l'œil baissé. Quant au père, il fait sa remontrance si bénignement, d'un geste si doux, d'un air si paterne; qu'on peut fort bien sans en être ému, reporter ses regards sur la magnifique robe de satin dont les plis se cassent ou se fondent à la lumière et qui accapare tout l'intérêt optique du tableau. Mais quelle inexplicable attitude que celle de la mère qui s'occupe de déguster lentement un verre de vin fin, tandis que son mari fait la leçon à sa fille!
Serait-ce par embarras et pour se donner une contenance, ou bien n'est-ce là qu'une ingénuité du peintre prenant sur le fait un des plus simples épisodes de la vie privée?
De l'esprit, Terburg n'en eut pas toujours autant qu'il en faudrait apporter dans la représentation de ces petites scènes familières. Son compatriote et son rival, Metsu, est plus fin, ce nous semble, et notre Chardin est plus piquant. Mais qui sait? il y a peut-être un charme secret à surprendre ainsi dans leur naïveté même ces drames innocents de la vie intérieure, à saisir de la sorte, comme aux lueurs du foyer domestique, des nuances de physionomie d'autant plus curieuses que le personnage ne se croit pas vu et ne pose point. On dirait que le peintre nous a introduits à pas de loup dans la maison et qu'il nous en montre la comédie intime, au travers d'une glace, sans autre malice que la fidélité même de son miroir. Sans doute l'artiste a été plus d'une fois conduit par tant de simplicité à s'exercer sur des sujets insignifiants, tels que des ménagères qui pèlent des pommes, une dame qui se verse à boire, ou un écolier qui fait la chasse aux puces de son chien. Mais ces vulgarités ne sont heureusement qu'en petit nombre dans l'œuvre de Terburg. On y trouve beaucoup de scènes plus intéressantes, ne fût-ce que par la qualité et les occupations du modèle, et qui prêtent au jeu des figures. La musique, par exemple, est un des motifs que Terburg affectionne le plus, et c'est encore là un de ses traits de ressemblance avec Metsu. Il se plaît à représenter l'amour timide s'exhalant en notes plaintives sur la mandoline. Les mœurs de l'Espagne avaient laissé leur reflet dans celles des Pays-Bas. C'est de là qu'était venue cette guitare que Terburg met si souvent aux mains de ses Hollandaises. Quelquefois la jeune femme est représentée seule, en casaquin de velours puce, faisant soupirer sa guitare, qu'elle appuie sur sa jupe de satin. Mais ordinairement on voit à côté d'elle quelque gentilhomme en pourpoint de soie noire dont la fine et large chemise est serrée au poignet par un ruban, ou bien quelque galant officier aux petites moustaches, qui a gardé par-dessus son habit un riche baudrier de cuir, passementé d'or. Au second plan se tient un joli page auquel on ne prend garde que pour lui demander un citron et un verre d'eau. La conversation s'engage ainsi devant le clavecin, tandis que l'épagneul de la dame dort sur un fauteuil. La musique est une occasion naturelle et tolérée pour les tendres rapprochements; on montre le cahier des romances, et on y fait lire son cœur.
Le type des femmes de Terburg m'a toujours paru ressembler au portrait que nous a laissé Jean-Jacques, de Mme de Warens : « Elle avait un air caressant et tendre, un regard très-doux, des cheveux cendrés d'une beauté peu commune et auxquels elle donnait un tour négligé qui la rendait très-piquante. Elle était petite de stature, un peu ramassée dans sa taille; mais il était impossible de voir une plus belle tête, un plus beau sein, de plus belles mains et de plus beaux bras. » — C'est bien là, ou à peu près, le modèle préféré de Terburg. Il lui manque peut-être cette aimable vivacité qui animait la maman de Rousseau. Il faut ajouter aussi que, par un trait particulier aux femmes de Hollande et qui se retrouve chez Miéris et chez Metsu, les femmes de Terburg, même les plus jeunes, ont toujours le front démesurément haut et dégarni de bonne heure. Sur ce front tombent de petites mêches bouclées comme celles que Ninon de Lenclos mit à la mode dans ce temps-là, et qu'on appelle encore boucles à la Ninon.
Cependant le comte de Penaranda, ayant enfin obtenu, après la conclusion de la paix, la permission de revoir sa femme, proposa au peintre son protégé de l'emmener à Madrid. Terburg fut ravi de faire un tel voyage sous les auspices d'un personnage aussi considérable. Il partit donc, et à peine arrivé, il fut présenté il la cour comme un fort habile homme. Le roi d'Espagne fut le premier qui voulut avoir son portrait de la main de Terburg, et Dieu sait pourtant que Philippe IV ne manquait pas de grands peintres autour de lui, car c'était le moment où Yelasquez étonnait l'Espagne par ces fameux portraits qui étaient comme une seconde création du modèle. Il faut croire qu'un si redoutable voisinage ne fit point trop pâlir les fines peintures de Terburg, également remplies de naturel, de convenance et de caractère, car le roi et tous ses courtisans en furent ravis. Philippe IV le récompensa en lui donnant le titre de chevalier, avec les présents qui accompagnaient cette marque de distinction, c'est-à-dire une chaîne d'or, une médaille à l'effigie du prince, une épée et des éperons d'argent.
L'historien Houbraken raconte ici, ou du moins laisse entendre, que Terburg eut des intrigues amoureuses
à la cour d'Espagne, qu'il fut très-recherché des dames, et que ses manières libres avec celles. qui venaient poser pour leur portrait, irritèrentles maris espagnols et lui attirèrent des jalousies qui n'étaient pas sans danger pour sa personne. Là-dessus, divers écrivains français n'ont pas manqué de dire que Terburg avait une jolie
L'INSTRUCTION PATERNELLE.
ligure, comme si c'était là une condition absolument indispensable pour réussir auprès- des femmes. Sur ce point il est permis d'avoir quelque doute; je parle de la physionomie de Terburg. Si l'on s'en rapporte
au portrait que fit graver Houbraken dans le troisième volume de son Grand théâtre (planche R, n" 3), le peintre aurait eu en effet une figure plutôt agréable. Mais M. de Rurtin nous apprend que ce portrait fut gravé
d'après un tableau dont nous parlerons plus bas, tableau où le peintre avait un grand intérêt à se flatter, et d'autre part il existe un portrait de Terburg gravé par Bartsh avec beaucoup d'esprit, et ce portrait, qui vise ou paraît viser à la caricature, a un tel accent de vérité qu'il est impossible de le considérer comme de pure invention. Quoi qu'il en soit, Terburg quitta Madrid pour se rendre en Angleterre, mais à quelle époque? cela est assez difficile à fixer. Cependant il est vraisemblable, à tout prendre, que ce fut vers l'an 1651. A Londres, Terburg, au dire d'Houbraken, « amassa beaucoup d'argent par le moyen de son art. » Le moment, du reste, était favorable. Van Dyck et Dobson étaient morts depuis quelques années, Lely n'excellait qu'à peindre les femmes, et il n'y avait guère dans tout Londres que Walker qui fût un bon peintre de portraits, Walker qu'Olivier Cromwell regardait comme le plus habile peintre dans son genre, et Cromwell s'y connaissait. J'ai vainement cherché dans les Anecdotes de Walpole où sont mentionnés avec de curieux détails tous les artistes étrangers qui ont travaillé en Angleterre, j'ai vainement cherché quelques renseignements sur le séjour que fit Terburg à Londres; je n'ai trouvé que son nom dans l'appendice. Il eût été précieux de savoir quels furent les personnages qu'il peignit, s'il fit le portrait du Protecteur et combien de temps il demeura en Angleterre. Ce qui est certain, c'est que les beaux tableaux de ce maître que j'ai vus dans les galeries privées de Londres proviennent tous des célèbres collections françaises du dix-huitième siècle, c'est-à-dire du duc de Choiseul, du prince de Conti, de l'abbé Leblanc, ou bien encore des principaux cabinets d'Amsterdam. Il semblerait en résulter que Terburg ne fut pas apprécié de son temps par les Anglais comme il l'est aujourd'hui, et que plusieurs de ses ouvrages ont dû passer deux fois la mer, puisqu'on n'en trouve aucun, ni chez la reine à Buckingham-Palace, ni dans le cabinet de feu sir Robert Peel, ni dans la galerie Bridgewater, ni chez le duc de Sutherland, qui ne vienne de Paris ou de Hollande. Chose en vérité surprenante! On ne peut douter que Terburg n'ait eu, en Angleterre comme en Espagne, les succès que lui attribue son compatriote Houbraken, et cependant il faut bien dire qu'il ne reste aucune trace du passage de Terburg dans ces deux pays. Que sont devenus ces portraits de Philippe IV et de ses principaux officiers, qui tirent il y a deux siècles l'admiration de la cour d'Espagne? Croirait-on que le grand musée de Madrid, qui fut composé de tous les tableaux dispersés dans les résidences royales, telles qu'Aranjuez, Saint-Ildephonse, l'Escurial, ne renferme aujourd'hui aucun ouvrage de Gérard Terburg? Que sont devenus ces portraits, encore une fois? et faut-il penser que cet excellent maître fut assez peu estimé des Espagnols pour être vendu par eux aux amateurs étrangers?
De Londres Terburg se rendit en France, et ici du moins il dut produire quelque sensation, si l'on en juge par les chefs-d'œuvre qu'il y laissa et qu'on vit briller pendant plus d'un siècle dans les galeries de nos amateurs : « Il y fit plusieurs tableaux et pièces de cabinet de conséquence, dit Houbraken, traduit par Mme Bernard Picard. Après avoir ainsi passé plusieurs années à l'étranger, le peintre hollandais voulut revoir sa patrie. L'Ower-Issel est la plus riante des Provinces-Unies et passe pour le jardin de la Hollande. C'est là que Terburg revint s'établir dans la ville de Deventer, où il se maria avec une de ses cousines et vécut doucement, tout entier à sa famille et à son art. Il ne fut point bourgmestre (comme l'a dit Descamps); il fut seulement l'un des membres du conseil de régence de la ville. »
C'est le privilége des grands artistes d'être en rapport avec les hauts personnages de la politique, de la diplomatie, et d'être ainsi assurés que ce côté de leur vie ne sera pas du moins oublié par les écrivains qui ne voient l'histoire de l'humanité que dans l'histoire des cours. Lorque Guillaume III, prince d'Orange, vint à Deventer, en 1672 (dans cette année à jamais néfaste où fut consommé l'affreux massacre des frères de Witt), les bourgmestres de la ville prièrent instamment le prince d'Orange de souffrir qu'on fit pour eux son portrait. Mais Guillaume, alors uniquement occupé de ses projets ambitieux et de ses préparatifs de guerre , sur le point d'être élu stathouder et tout entier à sa grandeur future, n'était venu à Deventer que pour fortifier cette place et la mettre en état de résister aux Français. Indifférent aux honneurs de la peinture, il répondit aux bourgmestres que puisqu'ils désiraient avoir son portrait, il leur donnerait une copie de celui que Gaspar Netscher avait déjà peint d'après lui. Les bourgeois de Deventer, qui avaient jeté les yeux sur Terburg et qui le considéraient comme supérieur à Netscher, d'autant que Terburg avait été son maître, insistèrent tellement auprès de Guillaume, qu'ils obtinrent enfin ce qu'ils voulaient. Toutefois le prince d'Orange, qui avait cédé seulement
par politesse, ne se laissa peindre pour ainsi dire qu'en courant, et Terburg ne put le voir un peu à son aise qu'aux rapides heures du repas. Dans ces courtes séances, le peintre mit le temps à profit et poussa le portrait jusqu'au point où il ne lui restait plus qu'à y mettre la dernière main, si ce qu'il avait préparé n'eût été effacé
LA JOUEUSE DE LUTH.
presque entièrement par l'ignorante incurie d'un des bourgmestres, qui s'était chargé de placer le tableau en lieu sûr. Il fallut donc recommencer sur nouveaux frais. Heureusement que le prince d'Orange était logé dans (-e moment chez le grand bailli Terburg, neveu de notre peintre, « homme d'esprit, dit Houbraken, et fort considéré de Son Altesse. » Pour cette fois, Guillaume III promit huit heures de son temps. C'était beaucoup.
c'était trop pour un jeune militaire, vif, impétueux, n'ayant alors que vingt-deux ans, et qui n'avait jamais su rester un quart d'heure à la même place. Engagé néanmoins par sa parole et résigné à ce supplice qu'on appelle poser, le prince d'Orange s'en vengea sur le peintre en lui adressant mille petites questions embarrassantes, touchant ses bonnes fortunes de Madrid. Car c'est une habileté commune aux princes de savoir toujours à propos la vie et l'histoire de leurs interlocuteurs. Terburg le prit assez bien, et comme s'il eût été flatté que le bruit de ses aventures fut arrivé jusqu'à Guillaume de Nassau, il répondit sans se déconcerter et avec une sorte d'enjouement qui ne déplut pas à son modèle.
Le bouillant jeune homme avait si souvent changé de contenance et même de physionomie pendant qu'on le peignait, qu'il ne fut pas possible à Terburg d'achever son portrait dans le temps limité. En vain supplia-t-il qu'on lui fit la grâce de lui accorder encore quelques heures. Le prince était à bout de patience, il ne voulut entendre à rien, et il partit laissant inachevée l'œuvre du peintre et lui donnant rendez-vous à La Haye. Le portrait néanmoins fut jugé si bien réussi, que Terburg n'osa plus y toucher, dans la crainte, dit Houbraken, que les derniers coups de pinceau ne vinssent à altérer la ressemblance de la figure, comme il n'arrive que trop souvent. Il fit donc secrètement une copie exacte de ce qu'il avait peint, et il l'emporta avec lui à La Haye. Ce fut sur cette copie qu'il termina le portrait du prince d'Orange, et celui-ci en fut enchanté au point que par une précaution tardive, il y apposa son cachet. Mais à son insu, l'original peint à Deventer demeura entre les mains de Terburg, qui s'en arrangea par la suite avec un amateur d'Amsterdam, duquel il reçut en échange un beau carrosse.
Le musée du Louvre nous fait voir aujourd'hui, dans le grand salon carré, où ont été réunis comme en un sanctuaire les chefs-d'œuvre de toutes les écoles et de tous les genres, un petit tableau de Terburg faisant pendant au Militaire galant de Metsu. Ce sont bien là en effet les deux merveilles, les deux bijoux de la peinture de conversation. Je ne sais comment il faut appeler celui de Terburg. Longtemps il eut pour titre dans les catalogues et les gravures la Courtisane. On y voit en effet, auprès d'une table chargée de fruits et recouverte d'un tapis de velours amaranthe, une jolie blonde en pourparler avec un gros militaire, un peu grisonnant déjà, qui, lançant sur elle un regard plein de désirs, lui offre de l'argent d'une façon, il faut Je dire, assez choquante. Sans doute la parole ou l'écriture ont une pudeur que le pinceau n'a point. Cela tient il ce que l imagination du lecteur, en voyant un tableau dans la description de l'écrivain, va souvent plus loin que n'est allé le peintre lui-même. Mais ce militaire qui fait reluire et sonner des florins dans la paume de sa main droite, m'a toujours offusqué, et il me semble que si un peintre français, un Chardin par exemple ou un Jeaurat, avait eu à traiter un sujet pareil, il aurait sauvé la chose par quelque nuance et montré ces florins dans la convoitise du regard plutôt que dans la paume de la main. Toujours est-il que ce tableau est un chef-d'œuvre d'exécution et que le plus grand supplice qu'on pût infliger à un amateur serait de lui donner à choisir entre la Proposition de Terburg et le Militaire galant de Metsu. Encore une fois, ce sont là deux merveilles. Chacun de ces tableaux est, à sa manière, le dernier mot de l'art. Ici c'est une touche caressée, fondue, d'une délicatesse vraiment exquise, allant jusqu'à cette limite indéfinissable où le flou deviendrait de la mollesse; les formes y sont bien senties, et cependant ni la lumière ni l'ombre ne s'arrêtent nulle part. On dirait que la peinture de Terburg a revêtu elle-même ce léger duvet qui recouvre la peau de la courtisane et les belles pêches qu'elle va manger. L'offre du militaire embarrasse légèrement la jeune femme et colore d'une insensible rougeur les pommettes de ses joues veloutées; des cils blonds s'abaissent pudiquement sur ses yeux, et pour se donner une contenance, elle fait mine de se verser à boire. J'imagine pourtant que si nous n'étions pas à la regarder, elle serait déjà vaincue. Vraiment, on ne peut trop admirer ici la magie avec laquelle est rendue l'hermine qui borde le casaquin violet de la dame et vient doucement caresser ses rondes épaules et sa poitrine découverte. Sa chevelure, d 'un blond fauve, est enjolivée de plusieurs rangs de perles et de corail et ornée de petits rubans noirs tombant sur le col. On pense bien que Terburg n'a pas manqué de donner à sa belle une jupe de satin blanc, peinte à ravir. Quant au fond, il est d'un rouge parfaitement dégradé, et l'on n'y voit qu'une haute cheminée et un lit à rideaux fermés , accessoire obligé d'un pareil tableau.
Notis avons parlé plus haut du portrait de Terburg, et nous avons dit que celui gravé par Houbraken l'avait
été d'après un certain tableau que décrit M. de Burtin et qui était en la possession de cet amateur. Il parait que Terburg conserva une longue rancune contre son élève Gaspar Netscher, de ce que Guillaume III, répondant aux magistrats de Deventer, leur avait dit: « Je vous donnerai, si vous voulez, une copie du portrait que Netscher a déjà fait de moi. » On peut voir comment, le peintre se vengea et du prince d'Orange et de Netscher
LA TOILETTE.
dans le tableau allégorique que M. de Burtin appelle la Vengeance de Terburg, et dont il donne une très-minutieuse et très-bonne description. M. de Burtin avait parfaitement le droit de trouver cette allégorie ingénieuse et piquante; mais, à en juger par la description même du docte amateur, la plaisanterie nous parait fort pesante, infiniment trop prolongée et de nature à donner une faible idée de l'esprit du maître. Dans la simplicité naïve de ses observations, Terburg est bien plus spirituel, sans le savoir. Si nous nous transportons parla pensée à cette époque de 1672, célèbre chez les Hollandais par la guerre qu'ils soutinrent contre Louis XIV, Terburg, au sortir de la dernière séance que lui a donnée le prince d'Orange, va nous conduire aux avant-postes de l'armée. Voici
un trompette qui entre dans la chambre d'un officier supérieur pour prendre ses ordres; l'officier a les traits délicats, la physionomie intelligente et noble; il rédige une dépêche qu'attend le trompette. Celui-ci, grand et robuste, se tient debout, il a une figure mâle, des cheveux crépus. Il porte un bonnet fourré à larges bords, un justaucorps jaune et par dessus une veste bleu-clair rayée de bandes noires; il est chaussé de bottes à l'écuyère; une large bandouillère verte porte sa courte épée et un double cordon garni de houppes soutient sa trompette. Ce joli tableau, muet et parlant tout à la fois, est un des diamants du musée de Dresde. Un amateur anglais qui visitait avec nous cette galerie fameuse, nous avertit qu'il connaissait plusieurs variantes de ce sujet, que Terburg a traité jusqu'à trois et quatre fois. Depuis, en effet, nous avons vu un Trompette de Terburg dans la riche collection de M. Hope à Londres. Les costumes sont à peu près les mêmes que dans le tableau de Dresde. La variante consiste surtout dans une fine levrette blanche qui est vue en raccourci sur le premier plan et qui flaire le messager. Les physionomies de ce précieux tableau ne sont ni banales, ni inventées; ce sont des types pleins d'originalité et d'accent que l'on croit avoir rencontrés, non pas souvent, mais une fois.
En allant voir dans leur camp les officiers du Stathouder, Terburg les a sans doute surpris en conversation galante. Et l'on dirait que,, pour les mieux surprendre, il a revêtu lui-même le déguisement de ce trompette qu 'il a peint si souvent et avec tant de complaisance. L'œil allumé par le vin et le plaisir, un officier donne une dépêche à son ordonnance, qui cette fois est un tout jeune homme. Sur les genoux de l'officier est accoudée une nonchalante et lascive courtisane laissant traîner sur le parquet où elle est accroupie, l'inévitable et délicieuse robe de satin blanc. Le joli garçon que ce trompette! Un vrai chérubin! Il est remarqué de la dame et il la dévore des yeux. On peut apercevoir dans le fond un lit clos et des armes suspendues. Ce côté militaire de l'œuvre de Terburg, ces beaux uniformes de cavalerie, ces baudriers, ces gants de cuir, le font distinguer de ses rivaux; on voit qu'il n'a pas fréquenté seulement les salons de la bourgeoisie et le boudoir des femmes élégantes, mais qu'il a été mêlé aux gens de guerre, qu'il a connu leurs allures, leur train, leurs équipages. Toutefois, dans sa paisible et douce humeur, il s'est bien gardé de représenter la bataille ou même la simple escarmouche : il s'en fut mal tiré. Fidèle à son tempérament , il ne peignit de la guerre que ses préparatifs. Là, comme en toute chose, il n'observa que les apparences extérieures et le costume. Ce qui le frappait dans un militaire, c'était la richesse de son uniforme, de même qu 'en voyant passer une femme, il remarquait avant tout sa robe de satin. Peintre aimable, assurément, mais sans profondeur, qui toujours occupé du vêtement des personnes et des choses, ne pénétra jamais jusqu'à l'âme humaine, ne s'éleva jamais jusqu'à la pensée et ne sentit battre le cœur d'une femme qu'en apercevant une légère coloration sur l'épiderme de ses joues.
Gérard Terburg vécut jusqu'à l'âge de soixante-treize ans. Il mourut à Deventer en 1681, la même année que Jacques Ruysdaël. Il laissa une fille, Marie Terburg, qui cultiva la peinture avec quelque distinction et mérita d 'être mentionnée honorablement par le biographe d'Argenville. Lebrun qui posséda de beaux Terburg nous apprend que ce maître fut supérieurement imité par son disciple, Roelof Koets, qui exécuta de fort belles copies d'après lui. Les scènes de cabaret, les querelles de buveurs ont une ou deux fois occupé le pinceau de Terburg, sans doute à la demande de quelqu'un de ces amateurs sans jugement, qui, au lieu de rechercher un peintre dans sa belle manière et dans les sujets où il a brillé, se plaisent à le rencontrer par exception en dehors de sa voie et de son génie. Or il est arrivé par une singularité assez imprévue que ces querelles d'ivrognes de Terburg, n'ont manqué ni d'énergie ni de mouvement. Celle que Suyderhoefa si chaudement gravée, pour être moins ignoble qu'une tabagie d'Adrien Brauwer, n'en a pas moins de caractère et de vérité.
La vérité, ce fut tout le génie de Terburg. Il peignit admirablement, non pas ce qu'il imaginait, mais ce qu'il avait vu. En ce sens on peut dire que c'était un Hollandais de pur sang. Appartenant à la haute bourgeoisie, il fut naturellement porté par son éducation à choisir les sujets qui ont fait sa renommée de peintre. Ce qu'il aimait à observer, il le trouvait chaque jour sous ses yeux, sans sortir de l'intérieur de la maison paternelle. Ces robes de satin, quiont tant préoccupé ses regards et son pinceau, il les voyait à sa mère, à ses sœurs, et la toge noire dans laquelle il a si souvent enveloppé ses graves personnages, était un costume en vénération dans sa famille, où les fonctions de la magistrature civile avaient été plus d'une fois exercées. Il faut donc attribuer à l'influence
des traditions domestiques, le goût prononcé de Gérard Terburg pour ces simples et paisibles drames de la vie
LA FEMME QUI NE DO R T PAS.
intime; drames sans mouvement et sans bruit qui n'agitent que la pensée, et dont toute l'intrigue consiste dans un serrement de main, dans l'abaissement d'une prunelle, dans l'échange d'un regard ou d'un sourire.
CHARLES BLANC.
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Les ouvrages de Terburg sont fort rares. On n'en connait guère plus de 80 en Europe. La plupart sont immobilisés dans les collections nationales et dans les galeries de l'Angleterre. Il n'en a été gravé qu'un petit nombre, tant au burin qu'à la manière noire, par Basan, Audoin, Vaillant, Simon Fokke, Van Somer, Gaillard et autres. Suyderhoef a fait d'après Terburg un de ses chefs-d'œuvre, la Colère de buveurs , et Wille ses plus célèbres estampes, l'Instruction paternelle, la Gazetière hollandaise.
LE MUSÉE DU LOUVRE renferme quatre Terhurg :
1° Un militaire offrant des pièces d'oi, à une femme. C'est le tableau dont nous avons parlé et qu'on appelait autrefois la Courtisane. — Il provient de la vente Van Slingelandt faite à Dort en 1785. Il fut adjugé à 2,635 florins. Il vaut maintenant 30,000 francs, au moins.
2° La Leçon de musique. — Un jeune cavalier joue du
luth, assis près d'une table où sont posés un cahier de musique, un chandelier, un vase. A droite, une femme I debout, coiffée en nœuds de rubans, tient dans ses mains un livre de musique. Un petit chien sur un fauteuil, une servante qui entr'ouvre la porte et une carte de géographie complètent la composition. Au bas de cette carte on lit : Burg f. 1660. — Ce tableau fut acheté pour Louis XVI à la vente Braamcamp, en 1771, -800 florins seulement.
3° Le Concert. — Une jeune femme, en jupon de satin blanc et corsage jaune, est assise près d'une table et chante en tenant un papier d'une main. A gauche, derrière la table, une femme debout l'accompagne sur un sistre ; à droite, un jeune page apporte un verre sur un plateau d'argent. Sur le barreau de la chaise, on lit : T. Burg.
4° Assemblée d'ecclésiastiques.-Ils sont tous vêtus de robes noires, avec rabats et bonnets, dans une vaste salle éclairée
par de hautes fenètres. On remarque à droite quatre évèques en camail. — Ce n'est qu'une belle esquisse.
MusÉE D'AMSTERDAM. — Les plénipotentiaires de l'Espagne et de la Hollande qui ont assisté à la conclusion de la paix il Munster. Gravé par Simon Fokke. — L'Instruction paternelle. C'est une variante du célèbre tableau que Wille a gravé et qui est connu de tout le monde. Il y a de plus dans celui du Musée d'Amsterdam un grand chien de chasse à poil rude, qui se tient près de la chaise du père.
MusÉE DE LA HAYE. — Portrait en pied qu'on dit ètre celui de Terburg lui-même. — Un officier ayant à la main une lettre remise par un trompette, et une dame écoutant la lecture de la lettre avec attention.
PINACOTHÈQUE DE MUNICH. — Le Trompette. Il remet une lettre à une dame élégante qui est assise à une table; de l'autre côté, une servante qui porte un plateau et une aiguière d'argent. Gravé en manière noire par Vaillant. — Un jeune garçon tient un chien dans ses genoux et s'amuse à lui chercher les puces. Auprès de lui, on voit un chapeau et un étal de boucher.
GALERIE DE DRESDE. — Une jeune femme , en robe de satin blanc bordée d'une dentelle d'or, se lave les mains dans un bassin d'argent que lui tient une servante qui lui verse de l'eau. — Une dame en robe de satin blanc et fichu noir, et tournant le dos au spectateur, est debout devant une table couverte d'un tapis rouge. — Une dame en casaquin de velours bleu, bordé d'hermine, joue du théorbe en regardant un gentilhomme assis de l'autre côté d'une table. — Vue jeune femme, assise, joue du luth, tandis que son maitre, debout derrière elle, paraît suivre l'exécution du morceau.
GALERIE DU BELVÉDERE, A VIENNE. — Une dame, coiffée de dentelles noires et vètue d'un casaquin de soie jaune, bordé d'hermine, pèle une pomme pour son enfant qui la regarde avec impatience. — Une répétition de ce tableau, tout aussi belle, se trouvait à Paris dans la collection Boursault.
MUSÉE DE BERLIN. — L'Instruction paternelle dont nous avons parlé plus haut, et dont il existe une répétition à Amsterdam.
COLLECTION DU PRINCE ESTERHAZY. — Le Cadeau de l'amant. Composition de quatre ligures. Ce tableau capital a été maladroitement restauré.
GALERIE DE LA REINE D'ANGLETERRE. — Jeune fille lisant une lettre à sa mère. Elle est vètue de' satin blanc et tresgracieuse. La mère est de l'autre côté d'une table. Un page s'approche, tenant un gobelet d'or et une soucoupe. Ce morceau est exquis. Il provient de la vente Geldemeestre, où il fut acheté par sir Francis Baring, 450 livres (12,500 fr.). — Jeune fille à table. Elle est habillée de velours pourpre, garni d'hermine, et reçoit d'un gentilhomme l'invitation de boire un verre de Champagne. — Provenant de la collection de l'abbé Le Blanc, d'où il était sorti, à la vente, pour 1,221 liv.
GALERIE BRIDGEWATER. — Une jeune fille, habillée de satin blanc et tournant le dos au spectateur, tient un cahier de musique. A droite sont assises deux personnes, un cavalier qui écoute et une femme àgée qui boit un verre de vin.
GALERIE SUTHERLAND. — Un gentilhomme entre chez une dame et la salue profondément. Dans le fond, trois musiciens. La dame est, comme toujours, vètue de satin blanc.
COLLECTION ROBERT PEEL — La Leçon de musique. — Une dame joue du théorbe. Elle est assise à une table, de l'autre côté de laquelle est son maitre de musique. Un homme de distinction les écoute. — Ce précieux tableau provient des collections du duc de Choiseul et du prince de Conti et a
passé successivement dans les cabinets de Praslin, Seréville et du prince de Galitzin. Robert Peel l'a payé 920 guinées (environ 24,000 francs).
On trouve encore quelques tableaux de Terburg dans plusieurs galeries célèbres à Londres, chez le marquis de Bute, à Lutonhouse; dans les cabinets de M. Six et de madame Van Loon, à Amsterdam, du prince d'Aremberg, à Bruxelles, dans les musées de Turin, Stockholm, Copenhague, etc.
M. Cottini, à Paris, possède un tableau curieux et capital de Terburg, représentant un Jeu de bagues auquel prennent part quinze cavaliers; parmi les spectateurs, on croit reconnaitre Terburg lui-même.— Grande composition de 65 figures, signée du monogramme T. B. G.
Aux prix que nous avons indiqués plus haut, nous ajouterons ceux que nous relevons dans les catalogues de vente.
VENTE DU COMTE DE VENCE, 1750. — Le Magister hollandais, tableau gravé par Basan. 400 fr.
VENTE DU DUC DE CHOISEUL, 1772. — Le Verre de limonade tableau gravé dans la galerie Choiseul. 4,000 livres. — La Santé portée et la Santé rendue, deux tableaux gravés dans la galerie Choiseul. 3,101 livres lesdeux. — L'Intérieur d'une cour de paysan. 4,800 livres. — La Leçon de musique. C'est le tableau qui se trouve aujourd'hui dans la collection Robert Peel. 3,600 livres. Il est gravé dans la galerie Choiseul.
VENTE BLONDEL DE GAGNY, 1776. — Deux tableaux, dont l'un représente une femme assise, lisant une lettre ; l'autre une femme qui écrit, et la suivante qui attend. 3,902 livres.
VENTE RANDON DE BOISSET, 1777. — Trois dames dans une chambre : l'une, assise, écrit une lettre, dont l'autre semble suivre le contenu, appuyée sur le dos d'une chaise ; la troisième, debout auprès de la table. 28 pouces sur 23. 10,000 1.
VENTE PRINCE DE CONTI, 777. — Le tableau dont nous venons de parler, sous le titre la Leçon de musique, 4,800 liv. — Les deux tableaux de la vente Choiseul, connus sous le nom de la Santé portée et la Santé rendue. 3,000 livres les deux. — L'Intérieur d'une cour de paysan, le mème que celui ci-dessus. 2,400 livres.
VENTE POULAIN, 1780. — L'Intérieur d'une écurie. Gravé dans la galerie Poulain. 2,400 livres. — Les deux tableaux de la vente Blondel de Gagny, ci-dessus décrits, en deux articles, 5,180 livres, soit 4,550 le premier, et 630 seulement le second. Celui-ci était sans doute une copie.
VENTE ROBIT, 1801. — Trois dames dans une chambre. Ce tableau, précédemment vendu 10,000 livres à la vente Randon de Boisset, ne monta ici qu'à 9,000 fr.
VENTE SÉREVILLE, 1812. — Lll Leçon de musique, la même qui a figuré plus haut dans les ventes Choiseul et Conti, et qui depuis avait passé dans le cabinet Praslin où elle s'était vendue 13,001 fr., 15.000 fr.
VENTE PRINCE (;ALITZI.N, 1825. — Le même tableau dont nous venons de parler, 24,300 fr. Il est aujourd'hui, nous l'avons dit, dans la riche collection Robert Peel.
VENTE DUCHESSE DE BERRI, 1837. — Les Plénipotentiaires de la Hollande et de l'Espagne signant, la paix à Munster. Cuivre, 16 pouces sur 21. C'est le tableau qu'a si merveilleusement gravé Suyderhoef. 45,500 fr. —M. Demidoff.
Nous reproduisons ci-dessous les divers monogrammes de Terburg et sa signature d'après un des tableaux du Louvre.
0cofe %o/hnC/atdr. &œydaaed.
HËRMAN SAFT-LEVEN ou ZACHT-LEEVEN NÉ FX 1609. — MOKT EN 1685.
En quelques lignes, Hagedorn a parfaitement caractérisé le talent et les peintures de ce maître : « Herman Sacht-Leven, dit-il, s'est attaché à rendre les montagnes qui bordent les rives du Rhin. Il avait soin de les varier et de les mettre en opposition avec les plus belles vallées. Dans son ardeur infatigable, il montait sur ces hauteurs d'où il promenait ses regards sur un pays immense, couvert de maisons de plaisance et de villages, et disposé, avec le fleuve majestueux qui sépare ce pays, à s'arranger de lui-même pour la composition du tableau. Des bateaux de marchandises, des tonneaux roulés sur le rivage,
d'autres dressés pour servir d" appui au spectateur, des matelots occupés à différents travaux, tous ces objets qui frappaient les regards du peintre, ornaient ses compositions et les animaient. Le coteau à l'ombre duquel l'artiste considérait les ouvrages de la nature et l'activité de l'homme, formait l'avant-scène du spectacle. Mais l'effet adouci de la lumière du soleil qui pénètre le long des branches jusqu'au feuillage intérieur, et les transparences de la verdure répandent sur ce premier site un charme entraînant. Pour le repos de l'œil, il avait soin de placer peu de figures sur le devant de son tableau : il voulait y faire dominer le plan du centre et les lointains. »
Voilà qui est bien jugé et qui est bien dit, mais il en est d'IIerman Saft-Leven et de son frère Corneille, comme d'un très-grand nombre de peintres hollandais : il est plus facile d'apprécier leur talent que de connaître leur vie. Tout ce que nous savons par Sandrart, qui fut son contemporain, c'est qu'Herman était né à Rotterdam en 1609, et qu'il excellait à peindre les paysages et les travaux rustiques1. Houbraken, qui est venu après Sandrart, n'a rien ajouté à ces avares renseignements, et nous ne savons pas même en quelle année est mort Saft-Leven. D'Argenville donne la date de 1685, sans dire où il l'a puisée. Ce qui est certain, c'est que la vie du peintre qui nous occupe, s'est passée presque tout entière à Utrecht ou dans les environs, et qu'il a fait de fréquentes excursions sur les bords du Rhin, en remontant ce fleuve dont les rivages sont si plats en Hollande, jusqu'à ce qu'il le trouvât encaissé d'une façon pittoresque, tantôt par des montagnes rocheuses hérissées de sapins, tantôt par des collines gracieusement boisées, semées de jolis villages ou accidentées de quelque ruine féodale. Ses tableaux, ses eaux-fortes et les beaux dessins gravés d'après lui par Jean Van Aken, nous disent tout cela plus clairement et plus sûrement que toutes les biographies. Les paysagistes ont ce privilège qu'ils écrivent, sans y songer, dans leurs peintures, l'histoire de leurs pensées et de leur caractère, le récit de leurs mobiles impressions, le journal de leur vie intime, silencieuse et ambulante. Chacun de leurs tableaux nous dit les endroits où ils plantèrent leur chevalet, l'arbre qui leur prêta son ombre, le rocher qu'ils choisirent pour premier plan, la montagne d'où ils aperçurent ces perspectives heureuses qui nous charment aujourd'hui, parce qu'eux-mêmes ils en furent charmés. Cela est vrai surtout des peintres hollandais qui, dans leur amour pour la nature, se gardaient bien d'y rien changer, et ne s'occupaient que de la rendre telle que Dieu l'a dessinée et colorée, avec tous les phénomènes de relief et d'enfoncement, de précision et de mystère, qu'y produisent la lumière et l'ombre.
Quand il s'agit de peintres qui ont apporté dans leurs œuvres tant de conscience, une ingénuité si aimable et une si profonde sincérité, il est impossible de se tromper sur les prédilections de leur esprit, sur les habitudes de leur existence, et particulièrement sur les pays qu'ils ont parcourus, puisque à chaque pas, ils ont représenté la campagne qu'ils avaient devant les yeux. Aussi sommes-nous bien assurés que d'Argenville a commis une erreur lorsqu'il a dit que Saft-Leven avait voyagé en Italie. Un tel voyage n'aurait pu se faire sans qu'il en restât quelque trace dans les paysages du peintre de Rotterdam, et cependant il n'est pas une seule de ses peintures dont la vue ne soit prise, ou dans la ville d'Utrecht ou aux environs, ou sur les rives de la Meuse, ou sur les bords du Rhin, en amont de Cologne, à la hauteur où le fleuve présente les lignes les plus mouvementées et les rivages les plus intéressants pour l'œil d'un artiste. Jamais on ne voit dans un paysage d'Herman Saft-Leven ni ces nobles fabriques, débris de pyramides ou d'obélisques, temples circulaires, colonnades ruinées et en fleurs, statues mutilées, dont s'embellissent toujours les campagnes de Nicolas Poussin, du Guaspre et de Claude, et que l'on retrouve dans les tableaux des peintres hollandais qui ont passé les Alpes, tels que Berghem, Asselyn et Barthélémy Breenberg.
On peut se faire une idée juste des ouvrages d'Herman Saft-Leven en prenant pour types de sa manière trois sortes de tableaux, dont le premier représenterait un intérieur de ville, le second une vue du Rhin ou de la Meuse avec tous les épisodes qui animent ordinairement les rivages d'un grand fleuve, et le troisième un paysage de Hollande égayé par des travaux et des amusements rustiques. Les vues de villes furent les premiers ouvrages de Saft-Leven, et il paraît qu'il commença de très-bonne heure à les peindre, car il existe de lui des tableaux de ce genre qu'il a dû faire à l'àge de seize ans. Nous lisons, en effet, dans le catalogue de la veute Braamcamp, qui eut lieu à Amsterdam en juillet 1797, la description d'une peinture du maître, qui « représente la place de la ville d'Utrecht, nommé le Neu, au milieu de laquelle on voit un corps de troupes : les Waasl-Gelders, levées en 1616 par Barnevelt et congédiées par le prince Maurice. Sur le devant manœuvrent des cavaliers, l'effet de ce morceau est admirable. » Maurice de Nassau étant mort en 1625, il résulte de la description qui précède, que le tableau de Saft-Leven a dû être peint avant cette année
Ruterdami natus anno 1609, in pingendis subdialibus variis nec non rebus ruralibus et œconomicis similibus exprimendis excellebat, tam ob curam quam ob argutiam. — Academia nobilissimœ artis pictoriw, Norimbergae, 1683.
1625 ou cette année même, et par conséquent lorsque l'artiste avait tout au plus seize ans. Quelle précocité dans ces natures pourtant septentrionales ! et comment ne pas croire à une vocation qui se déclare dans un âge si tendre par des morceaux d'un effet admirable, comme dit le catalogue Braamcamp, rédigé par les plus grands connaisseurs de la Hollande, les Yver, les de Winter, les Ploos van Amstel ?
Les environs d'i 'ti-eclit sont si riants et d'une si belle verdure qu'il n'est pas surprenant qu'un peintre s'y soit fait paysagiste, surtout un élève de Van Goyen, car il paraît que Saft-Leven avait été à l'école de
L'H VER.
cet habile maître, le plus hollandais certainement de tous ceux qui ont peint la Hollande. Dans ses promenades à travers la jolie province d'Utrecht, Herman remarqua d'abord le côté pittoresque, les travaux et les divertissements champêtres, l'animation que produit dans les prés la coupe des foins, les tableaux tout faits que présentent les jeux des faneuses, ou bien leur repos quand elles sont groupées et assises sur l'herbe courte il l'ombre d'une meule. Les amusements d'hiver furent aussi l'objet de ses études, et, comme le faisaient tous les paysagistes de ce temps-là, il prit plaisir à dessiner et à peindre des patineurs qui se fuient et se poursuivent sur la glace d'un canal, en y gravant des chiffres avec le tranchant de leur semelle (l'acier, ou en riant de la chute d'un novice; il observa ces jeunes paysannes qui, penchées avec grâce sur un talon, portent leurs denrées à la ville en passant comme une flèche.
Ces tableaux de la vie des champs occupèrent la seconde période de l'existence de Saft-Leven ; mais il ne se borna pas à peindre les saisons de l'année et les scènes rustiques qui y correspondent ; il en lit aussi
le sujet de quelques eaux-fortes remplies de lumière, de mouvement et de saveur1. Sans ressemblera celles de Berghem, ni de Van de Velde, ni de Karel du Jardin, ni de Rogman, ni aux paysages gravés de Rembrandt, quelques-unes des estampes de Saft-Leven, par exemple les Quatre Saisons et la Porte des Femmes
t Herman Saft-Leven a gravé à l'eau-forte et au burin trente-six pièces qui ont été décrites par Adam Bartsch dans le premier tome de son Peintre-graveur, et pour lesquelles on peut consulter aussi le Supplément de M. Rudolf Weigel.
1. Portrait d'Herman Saft-Leven. Il est représenté à mi-corps et de face, ayant une petite calotte sur la tête ; ses oreilles sont couvertes de deux grands toupets de cheveux frisés. Il porte de petites moustaches et une petite barbe au-dessous de la lèvre inférieure. Il tient un petit rouleau dans la main droite. Dans la marge du bas est écrit en lettres capitales : Herman Saft-Leven, et plus bas, vers la gauche : D. Saft-Leven pinx. 1660.
2 à 10. Différentes figures d'hommes et de femmes. Suite de neuf petites estampes datées de l'année 1647, et marquées du chiffre de l'artiste. 1. Le Mercier. Il est vu de profil, dirigeant ses pas vers la droite, et portant devant lui un panier avec de la mercerie. 2. Vieillard lisant dans un livre. Il porte une barbe longue, a la tête couverte d'un chapeau rond, et le corps d'un manteau court. Vu de profil et dirigé vers la droite. 3. Jocrisse. Un paysan assis, vu de profil et dirigé vers la gauche; il semble compter des grains qu'il laisse tomber dans un petit pot placé sur ses genoux. 4. Le Tâte-Poule. Autre paysan, vu presque par le dos, et dirigé vers la gauche; il est assis sur une butte, et a sur ses genoux une poule qu'il tàte. 5. Le Buveur. Garçon buvant dans une cruche, tandis qu'il laisse écouler un tonneau qui est à sa droite, et devant lequel il est debout. 6. La Charité. Une paysanne assise, dirigée vers la gauche, et ayant sur les genoux un petit enfant. 7. La Patience. Un homme qui pêche à la ligne. Il est assis sur une butte et dirigé vers la gauche. 8. Le Pouilleux. Il est assis sur une butte et dirigé vers la droite. Il a ses jambes écartées, et cherche ses poux dans son sein. 9. Gueux qui cherche les puces de son chien. Il est assis à terre et il a entre ses jambes écartées un grand chien, à qui il cherche les puces. 11. Le Paysan. Paysan vu de profil, dirigeant ses pas vers la droite de l'estampe ; il porte sur le dos un petit paquet de ramilles, attaché à un bâton.
12 à 17. Différents paysages en largeur. Six estampes de 81 millimètres environ de hauteur, sur 110 millimètres environ de large. On les nomme: le Bateau; l'Homme monté sur un âne ; le Fendeur de bois; les Ruines; le Fanal; le Pays montueux. Toutes ces pièces portent le monogramme de l'artiste, composé des lettres H et S enlacées. La troisième est datée de 1646; la cinquième de 1640.
18. Le Paysage à la grande rivière. Un vaste pays avec la vue d'une grande rivière qui serpente depuis la droite jusqu'à la gauche, dans le fond de l'estampe. Sur le bord au delà, est une chaîne de hautes montagnes, au bas de l'une desquelles est une ville dont la haute tour carrée se distingue particulièrement... Sur le devant à droite, un homme est assis au haut d'une colline entièrement ombrée. Le chiffre de l'artiste et l'année 1667 sont marqués à gauche dans la marge du bas.
19. Le Laboureur. Ce morceau fait le pendant du précédent. Sur le devant à droite, est la porte d'une haie, près de laquelle un paysan est assis sur une pierre; deux autres paysans qui parlent ensemble, sont debout à une petite distance.
20. Les deux Bateaux. Deux bateaux chargés, vus de face et attachés l'un derrière l'autre, sur une rivière qui s'étend dans toute la longueur du bas de l'estampe. Ils passent devant un rocher au haut duquel est une baraque. Un peu plus bas est pratiquée une espèce de balcon, où l'on voit un homme parlant à un batelier qui est debout dans le deuxième bateau. HS. 1667.
21. La Maison au bas du rocher. Sur la droite de ce morceau, qui fait le pendant du précédent, un grand rocher, garni de quelques arbres et arbrisseaux, s'élève jusqu'au bord supérieur de la planche ; à son pied, au milieu de l'estampe, est une maison entourée de beaucoup d'arbres. Même chiffre et même année qu'à la pièce précédente.
22 à 25. Les Quatre Saisons. Suite de quatre estampes. 1. Le Printemps. Vue d'une rivière dans laquelle plusieurs jeunes gens s amusent à nager; trois autres, dont un se déshabille, sont sur le bord, à la droite de l'estampe. Dans la marge du bas est écrit : VER aperit terras... 2. L'Été. Paysage dans lequel plusieurs paysans sont occupés à moissonner. On voit sur le devant, à droite, un jeune garçon parlant à deux moissonneurs qui sont à terre. Dans la marge du bas écrit : Gratior agricolas AESTAS.,. 3. L 'Autoîîine. Paysage montueux. Sur la gauche sont des vignes où l'on vendange. J7itibus AUTUMNCS... 4. L'Hiver. Plusieurs hommes patinant, sur un canal, le long des murs d'une ville (Utrecht?), qui sont à la gauche de l'estampe. Le lointain, à droite, offre la vue d une maison entourée de bois. On lit dans la marge du bas : Frigida venit HIEMs...
26. Le Paysan en repos. Sur la droite de cette estampe, un paysan, vu presque de face, est assis à terre. Au bas de ce même côté est le chiffre de Saft-Leven et l année 1646. On lit dans la marge du bas : Terra factus homo terram proscinditarator.., etc.
27. Le Bois. Ce superbe morceau représente l'entrée d'un bois. Sur la gauche, au bas d'une colline, deux arbres, à côté l'un de l 'autre, s élèvent jusqu 'au bord supérieur de la planche. On remarque sur ce mème côté un petit lointain qui offre la vue d une rivière, dont les bords sont en partie garnis d 'arbres. Tout au bas de la gauche est le monogramme de H. Saft-Leven et l année Cette estampe, d abord faiblement gravée, a été retouchée une seconde fois à l'eau-forte par le peintre lui-même.
28. Le grand Arbre. Ce morceau, qui fait le pendant du précédent, est du nombre des plus beaux que nous ayons de Saft-Leven. Il est très-rare. Sur le devant à droite, s'élève un grand arbre dont le branchage s'étend presque sur toute Iii partie supérieure de la planche..... Au bas de la gauche est le chiffre de l'artiste avec l'année 1647.
Manches ( Witte-Wrouwen poort), sont faites dans le même principe, c'est-à-dire à peu de frais, à la manière des peintres.
En ménageant une large place à la lumière, l'artiste fait jouer un grand rôle à la blancheur du papier; toutefois, dans ses commencements, il n'en était pas ainsi, et ses premières pièces, telles que, par exemple,
LA PÈCHE AUX ÉCREVISSES.
la femme trayant une vache (B. 34), trahissent l'influence de Jean Van de Velde et l'imitation involontaire des travaux très-serrés et très-roides du comte de Goudt. Saft-Leven, qui vivait à Utrecht où avaient été publiées les célèbres estampes gravées par ce gentilhomme d'après Elzlieimer, traita dans le même goùt
29. La Porte des Femmes Blanches. Ce morceau représente la vue d'une des portes de la ville d'Utrecht, qui est nommée Witte-JVrouwen poort, c 'est-à-dire, la porte des femmes blanches. A gauche, le monogramme de l'artiste, et à droite : A0 1646.
30. Le Porcher. Superbe paysage représentant une chaîne de montagnes à pentes douces qui fuient à droite dans le lointain, 0\1 l 'on voit la moitié du soleil qui se lève. Sur le devant, un homme, un bâton à la main et un paquet sur le dos, fait marcher devant lui quatre cochons... Le chiffre et l année 16lf9 sont marqués au bas de l'estampe, vers la gauche.
31. Vue de Nieuivenrode. Vue du village de Nieuwenrode sur la rivière de Vecht, à Utrecht. La rivière s'étend sur toute la largeur du devant de l'estampe. On y voit, vers la droite, un petit bateau avec deux hommes. Près du bord est un bâtiment à différents corps de logis, orné d'une tour qui s'élève au milieu de l'estampe.... Le chiffre de Saft-Leven et l'année 1653 sont marqués dans l'eau, au bas de la droite.
ou à peu près le Paysage à la grande rivière, qui est terminé et comme cendré par des tailles très-menues qui ont éteint la transparence du papier sur les premiers plans, et n'en font que mieux fuir les lointains du paysage. Mais quand il eut pris une fois l'habitude de dessiner sur le cuivre et de calculer la profondeur des morsures de l'eau-forte, Saft-Leven changea de manière et se rapprocha de celle qui caractérise les bons peintres-graveurs du dix-septième siècle. Pour le rendu des arbres, il rappelle parfois les rudes procédés de Waterloo ou bien la pointe plus douce de Swanevelt. Dans les pièces qu'on appelle le Pays montueux et le Bateau à petit mât, Herman ressemble à Everdingen avec plus de finesse, et toujours il sait à merveille détacher les objets les uns sur les autres et le tout ensemble sur le fond. Il convient au surplus de citer, à propos des eaux-fortes de Saft-Leven, ce qu'en a dit Bartsch, car le savant iconographe n'a parlé d'aucun peintre aussi bien que de celui-ci : « Ce qui est rare, dit-il, c'est que Saft-Leven, à l'âge de cinquante-huit ans, âge où l'on commence déjà ordinairement à baisser, ait pu produire des estampes dont les détails sont d'une telle finesse qu'on a de la peine à la démêler avec la vue la plus • perçante, même avec le secours d'une loupe. Cet artiste ne s'est pas contenté de nous donner les productions de sa pointe, telles que la première opération de l'eau-forte les a rendues ; il les a presque toujours retravaillées jusqu'au point d'y répandre un très-bel effet de clair-obscur. Quelque vaste que soit l'étendue de ses superbes lointains, il y a soigné la dégradation des plans avec la plus grande exactitude. Dans le cas où le détail ne lui permettait pas d'épargner les parties claires en les garantissant contre l'eau-forte par le moyen du vernis, il faisait mordre faiblement toute la planche et la soumettait une seconde fois à cet acide, après y avoir repassé de sa pointe les ombres fortes et ce qu'on appelle les coups. Du reste, il serait difficile de suivre et d'analyser la marche de son procédé, puisqu'il n'a eu aucune manière fixe, et qu'à cet égard il a gravé en véritable peintre. Peu difficile sur le choix des moyens, il saisissait indifféremment tous ceux dont il pouvait attendre le succès désiré. Il n'a cherché que la vérité, il l'a rarement manquée et il l'a toujours rendue avec goùt. Ce qu'il y a de particulier dans quelques-unes de ses estampes, c'est qu'il les a ornées de ciels bien soignés, quoique faits à l'eau-forte. De tels ciels se trouvent rarement dans les planches faites par des peintres, parce que ceux-ci n'ont ordinairement ni la patience ni la pratique requises pour vaincre les difficultés que l'eau-forte oppose à un traitement aussi délicat. »
Le genre de tableaux dans lequel Saft-Leven s'est créé une originalité véritable et s'est fait un nom, ce sont les vues du Rhin ou de la Meuse. Et même la plupart des amateurs et des marchands ne connaissent de lui que ces sortes de peintures qui sont les plus communs de ses ouvrages. Il y a poussé jusqu'au dernier degré de la perfection l'art de creuser sur la toile des perspectives à perte de vue. Mieux que personne, il a connu cette loi optique qui veut que les objets, en peinture comme dans la réalité, reculent ou avancent non-seulement par l'intensité ou la faiblesse de leur ton, mais encore par la vaguesse ou la précision de leurs contours ou de leurs formes. Les lointains de Saft-Leven sont admirables; en les embrassant d'un point de vue très-élevé, de la cime d'une montagne ou du haut d'une de ces tours qui couronnaient les châteaux gothiques des burgraves, Saft-Leven les voit se perdre jusqu'à l'infini et se noyer
32. Le Chemin par-dessus la montagne. Au milieu du devant, un paysan, avec une hotte sur son dos, et assis à terre près d'un arbre rabougri, parle à un homme vu par le dos, qui passe devant lui, sur un chemin qui conduit à une montagne garnie en haut de beaucoup d'arbres Le chiffre de l'artiste, écrit à rebours, est au milieu du bas de l'estampe.
33. Les Éléphants. Sur le côté droit de cette estampe est un éléphant debout, vu presque de iace et dirigé un peu vers la droite. Un autre, vu de profil et tourné du même côté, est debout dans le fond à gauche Le chiffre de l'artiste et l'année 1646 sont marqués au milieu du bas de l'estampe.
34. La Femme trayant la vache. Ce morceau représente un village richement orné de grands arbres qui fuient à droite dans le lointain. Sur le devant, une femme trait une vache vue presque par derrière. Dans la marge du bas, à droite, est écrit : Saft-Leven f.
35. Vue de la ville d'Utrecht, en trois feuilles. Trois feuilles destinées à être collées en largeur, et faisant un grand morceau qui représente la vue de la ville d'Utrecht. Le devant, depuis le milieu jusqu'à la droite, est orné de différentes figures.
36. Vue de la ville d'Utrecht, en quatre feuilles. Autre vue de la ville d'Utrecht, prise du côté opposé. Elle est partagée en quatre feuilles destinées à être collées en largeur. On remarque, sur la première feuille, quatre paysans au sommet d'une petite colline.
dans les brumes d une atmosphère septentrionale. Ce n'est donc pas cette poussière d'or dans laquelle sont baignés les paysages de Claude ; c est une vapeur légère, transparente et d'un bleu tendre qui tourne au gris-perle. Au seizième siècle, la perspective aérienne était fort mal observée par les graveurs comme par les peintres des Pays-Bas, et on ne la trouvait guère que dans les estampes de Lucas de Leyde. Depuis Albeit Durer jusqu 'à Paul llril, les peintures et les gravures des plus habiles maîtres du Nord présentaient des lointains aussi accusés, aussi précis que les devants du tableau, et, pour ne parler que des paysages, on
L' É T E.
y voyait toujours, même dans les plans les plus reculés, des bleus crus, des verts violents et âpres, touchés avec autant de décision que s'ils eussent été tout près de l'œil. Saft-Leven, comme les peintres de son temps, sut tenir compte de l'air interposé et en fit sentir la présence par le rompu de ses couleurs et par ses fonds toujours estompés, toujours endormis dans le brouillard, mais pourtant assez visibles encore pour intéresser le regard et ouvrir un chemin aux voyages de la pensée. S'il ne fut pas le premier à observer et à rendre les phénomènes de la perspective aérienne, il fut du moins celui de tous les maîtres hollandais qui porta le plus loin le sentiment et la science de cette perspective, et l'on peut dire que, sous ce rapport, il ne fut pas inférieur à Claude Lorrain lui-même.
Tous les catalogues, anciens ou modernes, donnent aux tableaux dont nous parlons le titre général de Vues du Rhin, et il est bien difficile, en effet, de les désigner autrement, à moins qu'on ne les distingue les uns des autres par les différents épisodes qui les animent, je veux dire par l'action des
figures que le peintre y a introduites. Embarquements de vivres, parties de pêche, noces de village, auxquelles se rendent des barques chargées de monde, voyageurs et chevaux dans un bac, scènes de baigneuses, vendanges, moissons : tels sont les petits spectacles dont il égaye ses Vues dit Rhin, comme pour empêcher qu'on ne les confonde, car souvent des actions différentes se passent dans les mêmes lieux, sur les mêmes rivages. Si quelquefois les figures de ces tableaux sont peintes par Philippe Wouwermans ou par Berghem, ce n'est pas que Saft-Leven eût besoin d'avoir recours au pinceau d'autrui; cela tient uniquement à un goût assez fréquent parmi les curieux de ce temps-là, qui aimaient i1 réunir deux maîtres en un seul tableau.
C'est à Utrecht que se passa la vieillesse de Saft-Leven, et c'est là qu'il mourut en 1685, selon d'Argenville, laissant pour unique élève Jean Griffier, si connu sous le nom du Gentilhomme d'Utrecht. Quand il eut abandonné la gravure à l'eau-forte — ses dernières estampes sont datées de 1669 — il continua de peindre et il ne cessa de dessiner, tantôt à la pierre noire et à l'encre de Chine, tantôt au bistre ou en couleurs. « Il n'est pas, dit Josi, un seul coin de la ville d'Utrecht ou de ses remparts qui n'ait été dessiné par Herman. Les ravages que le terrible ouragan de 1674 causa dans la ville d'Utrecht ou aux environs, ouvrirent un vaste champ à notre artiste pour exercer son crayon. Il a représenté les ruines de la superbe cathédrale de cette ville par plusieurs beaux dessins qui sont encore à l'hôtel de ville d'Utrecht. » Ainsi l'amour et l'exercice de l'art absorbèrent la longue vie d'Herman Saft-Leven, et le temps qu'il n'employait pas à dessiner, à peindre ou graver à l'eau-forte, il le passait à compléter une collection de dessins et d'estampes qu'il avait formée dès sa jeunesse, à l'exemple de Van Goyen, son maître, et qu'il avait rangée soigneusement dans un ordre chronologique et topographique. On devine qu'un tel homme dut avoir des mœurs très-douces, et l'on ne s'étonne point d'apprendre qu'il fut charitable et toujours délicat dans sa manière de donner. Un artiste qui avait un goût si vif pour les belles choses et qui produisait lui-même des œuvres aussi charmantes, ne pouvait pas ne pas avoir un esprit bien fait et une belle âme.
CHARL ES BLANC.
MÎ1MMlM H laiDiœ'KDIS.
Le MUSÉE DU LOUVRE renferme un tableau d'Herman Saft-Leven, Vue des bords du Rhin. Ce tableau est signé du monogramme de l'artiste, formé des lettres H. S. L. enlacées et daté de 1655. Ancienne collection.
MUSÉE D'AMSTERDAM. On y compte seize tableaux de Saft-Leven, parmi lesquels sont des vues d'Utrecht, de Cologne et des environs.
PINACOTHÈQUE ROYALE DE MUNICH. Une contrée du Rhin. Le fleuve, animé par des vaisseaux, serpenle le long des monlagnes fertiles. Au sommet se trouve un château, au pied un couvent.
Autre contrée du Rhin. Le chemin passant tout auprès du fleuve mène à un groupe d'arbres, derrière lequel s'élève un château fort.
Vue du Rhin. Plusieurs navires et des barques chargés de ligures voguent ou sont amarrés au rivage. Dans le fond se dessinent de hautes montagnes. Ce tableau porte le monogramme du maître et l'année 1678.
Village aux bords d'une rivière. A travers un massif d'arbres aux bords d'une rivière, se dessinent les maisons et le clocher du village. Sur la rivière voguent des navires chargés de figures. Sur la rive opposée, on voit de hautes montagnes couvertes de végétation. Ce tableau n'est pas signé.
MUSÉE ROYAL DE DRESDE. Ce musée renferme aussi seize tableaux de Herman Saft-Leven pour lesquels nous renvoyons le lecteur au catalogue du Musée.
VENTE SYBRAND FEITAMA, 1758. Quatre Vues du Rhin, dessinées au crayon noir et à l'encre de Chine, 1677. Sept pouces sur douze. 43, 35, 33, 46 florins.
VENTE DIONIS MUILMAN, 1773. Une Ruine au dehors de la ville d'Utrecht. Très-beau dessin pour le clair-obscur. Daté de 1674. Neuf pouces sur douze. 71 florins.
Vue du Rhin, prise d'une hauteur; elle est éclairée d'un beau soleil. Huit pouces sur dix. 56 florins.
VENTE P,%iGNoN-DijoNVAI. , 182i. Site montagneux sur les bords du Rhin, à l'effet du soleil couchant. Bois. Sept pouces sur dix. Il vient du cabinet Blondel de Gagny. 81 t'r.
VENTE DURAND, 1821. Les Éléphants, première épreuve.
80 francs.
VENTE PIERRE VISCHER, 1852. Étude d'un tronc d'arbre, in-folio en largeur, à la pierre noire et lavé de bistre, sur papier blanc. Beau dessin. 6 francs. Le Bois. Rare et assez belle. 70 francs.
La Femme trayant une vache. Belle épreuve du deuxième état. 7 francs.
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SALOMON KONINCK NÉ EN X.nP. — MORT EN ....
Il n'est pas un amateur qui, en voyant des peintures de Salomon Koninck, ne le prenne pour un élève de Rembrandt. C'est, en effet, le même goût pour les effets de lumière, la même accentuation de la réalité, la même prédilection pour les sujets de la Bible; ce sont 1(1 plus souvent les mêmes costumes, les mêmes motifs. Et cependant Koninck, presque aussi âgé que Rembrandt, puisqu'il était né en 1609, n'avait pas été à l'école de ce grand maître. « Son père, Pierre Coning d'Anvers, était un fameux joaillier et un connaisseur en peinture, dit Descamps, et cette inclination favorisa celle de son fils. » Dès l'âge de douze ans, Salomon avait été placé à Amsterdam sous la direction de David Colyn, qui ne lui enseigna que les principes du dessin. Il quitta ce premier maître pour entrer chez le peintre François Vernando, et ensuite chez Nicolas Moyaert. Mais aucun de ces maîtres ne lui imposa sa manière, et il est évident qu'une seule influence 1(' domina, celle de Rembrandt. Du moins, nous n'avons vu aucun tableau de Koninck qui ne fût marqué à cette empreinte.
Rembrandt étant venu s'établir à Amsterdam vers 1630, alors que Salomon n'avait que vingt-un ans. il
n'est pas surprenant que le goût du jeune peintre se soit formé sùr-celui d'un homme qui exerça l'ascendant
' '
"
de son génie sur tous ceux qui l'approchèrent. "
En 1. 63"0, Salomon Koninckfut admis dans la société des peintres d'Amsterdam, 'qui était sa ville natale ; mais on ne sait pas "d'autre détail sur sa vie, et Salldrart, son contemporain, n'en dit que fort peu de chose1. Ce qui n'est pas douteux, c'est qu'il travailla pendant plusieurs années à Amsterdam, car on retrouva dans ses tableaux, non-seulement la1 manière de Rembrandt, qui vécut dans cette ville .depuis 1630 jusqu'à sa mort, mais celle de Gérard Dow, qui fut le créateur dé son petit genre et qui florissait aussi à Amsterdam avant d'aller mourir à Leyde. De ces deux manières mêlées, fondues ensemble, se composa le talent de Koninck, du moins si nous en jugeons d'après le très-petit nombre de peintures que nous avons vues de .sa main.
Les trois grands musées de la Hollande,, ceux d'Amsterdam, de. Rotterdam et de La Haye, ne renferment pas un seul ouvrage de Salomon Koninck. Il n'en existe pas non plus dans les galeries du Louvre-.. C'est seulement en Angleterre et en Danemark que nous avons rencontré des tableaux du maître. Celui qui nous a le plus frappé faisait partie de la collection du comte de Moltke, alors premier ministre du Danemark. Nous visitâmes cette collection il y a dix ans (en octobre 1849), et il nous souvient que l'illustre amateur, en nous ; faisant les honneurs de sa galerie, insista particulièrement sur ce morceau qui était placé sur un chevalet, au milieu de la pièce principale. On y voyait une femme à sa toilette ; elle se regarde à un miroir que lui 4 présente une chambrière à genoux. De. la main droite elle tient -un éventail en plumes d'oiseau de paradis ; un mantean de velours vert est jeté sur le dossier d'une chaise. Au caractère juif (les figures et îles costumes, on croit reconnaître une scène biblique, et il semble que le peintre ait voulu représenter Estherau moment où elle se pare pour aller se montrer à Assuérus. Le tableau est peint sur un panneau d'environ trois pieds de haut sur deux de large. Autant que je me le rappelle, l'effet général est chaud, intense et mordoré; les fonds, rembrunis mais transparents, font valoir le ton brillant des linges dont la blancheur est tempérée par un glacis de jaune; les ajustements et les coiffures ressemblent tout à fait à ceux dont Rembrandt s'est toujours servi pour les personnages de-la Bible. Quant aux étoffes, elles sent traitées avec inîniin«ânt de délicatesse et de soin; les plis en sont très-étudiés, et le manteau de velours, coloré d'un vert priftrÙ., est aussi précieusement fini que le serait un morceau du vieux Miéris.
Un peintre qui a passé sa vie à faire des pastiches de tous les maîtres et qui a souvent imité Rembrandt, Diétrich, disait « que dès qu'on voulait ordonner et éclairer un tableau dans le goût de Rembrandt, il fallait aussi adopter sa manière de draper et d'ajuster les figures, sans quoi l'ouvrage serait privé de ce rageât qui en fait le charme. Il a raison, sans doute, si le peintre a pris absolument la manière de ce maître » De même Salomon-Koninck, voulant s'approprier la manière de Rembrandt, a dû adopter aussi sa bizarre façon de draperies figures-et de les orner, ses turbans orientaux, ses fourrures polonaises, ses chaînes d'or et de diamants, ses pendants d'oreilles et ses bijoux qui chatoient sur les mains décharnées du vieux marchand israélite, et ses colliers de pierres fines qui étincellent sur la robe foncée d'un rabbin à barbe blanche. Nous retrouvons les lambeaux de cette défroque illustre dans tous les tableaux de :['lÚnck, et particulièrement dans celui que Lebrun a fait graver comme une des bonnes peintures de sac galerie. Que représente ce tableau? Il est difficile de le dire au juste. Dans un lit magnifique, dont le bois est ineirient sculpté et à demi caché par des ;courtines de soie, gît un enfant mort. A son chevet une femme richement vêtue et que l'on pourrait prendre Dour une reine juive, semble pleurer la mort de son fils ; mais parmi les nobles personnages qui remplissent la chambre mortuaire, il y en a un qui s'avance vers la mère en
1 Salomon, dit Sandrart, ne se proposait pour modèle que la nature la plus simple, et c'était seulement à la reproduire qu'il excellait : 'studia autem illius potissima natwram pro objecto habebant simplicissimam, in quâ solâ excellere intendehat. Und-è- in hoc quoque gener'e i-ta prùfecït, ut variis Amstèlodami, -Harlemi et Lugdimi Batavomm celebretur operibus. (Aooierma tmbUissirnœ artis pictoriœ. 1683.)
-Hagedorri. Réflexions sur la peinture-. - . , -
larmes et lui montre du doigt deux enfants, sans doute comme une consolation dans son infortune. Les Hollandais ont une telle pratique de la Bible qu'ils en savent par cœur les moindres traits, les épisodes les moins connus. Il leur arrive souvent de tirer leurs sujets de certains passages auxquels personne n'avait encore fait attention, et d'intriguer ainsi la mémoire insuffisante du spectateur. C'est le genre d'incertitude que nous éprouvons en présence dû tableau de Salomon Koninck; peut-être est-ce une allusion à ce verset du livre des Rois : « Alors la femme de Jéroboam se leva et s'en'alla et vint à Tirtza, et comme elle mettait.
LA MORT DE L'ENFANT
les pieds sur le seuil de la maison, le jeune garçon mourut. » Quoi qu'il en soit, c'est une bien froide douleur que celle de la mère qu'a représentée ici le peintre; on dirait d'une pleureuse de commande ou d'une reine de théâtre qui verse des larmes obligées.. Il n'y a donc dans l'œuvre de Koninck d'autre intérêt qu'un intérêt purement optique; la distribution de la lum re dans ce palais. d'une obscurité solennelle, le relief gradué des figures, la richesse des costumes et le fini de leur exécution, le charme d'une couleur qui çà et Jà demeure blonde, bien que l'ensemble soit d'un ton ranci et rembranesque, c'est là ce'qui rend précieuses toutes les peintures de Salomon, et notamment celle que nous avons fait graver pour la présente biographie d'après l'estampe de la galerie Lebrun.
CHARLES BLANC.
IESE11M1IS M UEIDU(UlâTul)ifj& " 1
Salomon Koninck a gravé les pièces suivantes, décrites par Bartsch dans son catalogue de l'œuvre de Rembrandt :
Buste de ut.MMard. Un beau buste de vieillard placé à la. gauche et tourné vers la droite de l'estampe. Il est vu de profil, et ses cheveux sont frisés sur le devant..Sa barbe est grande, et son oreille droite en partie découverte. Il est vêtu d'une robe de velours ou de satin noir. Le fond est clair, et on y lit dans le haut de la gauche: S. Koninck; Ao 1Ç28. Quatre ponces sur trois.
Byste d'un Oriental. Le pendant du morceau précédent, représentant le buste d'un vieillard, vu presque de profil, et dirigé vers la gauche de l'estampe. Il porte barbe et moustaches, est coiffé d'un turban fort élevé, et vêtu d'une robe fermée vers le haut par une agraffe faite comme une petite médaille. On lui voit une perle à l'oreille gauche. Vers le haut de la droite est gravé : S. Koninck, anno 1638. Ce morceau, qui a été gravé dix ans après le précédent, est fait d'une pointe plus délicate et plus spirituelle : du reste il a la même grandeur.
Buste de vieillard. Un petit buste de vieillard, vu de trois
quarts. Il est placé sur la droite, d'où vient le jour, et dirigé vers la gauche. Sa tête est couverte d'un bonnet fourré d'une forme extraordinaire ; il porte des moustaches et une petite barbe. Son oreille gauche parait entièrement. Le fond est blanc, à l'exception de quelques petites tailles qui se voient sur la gauche. Al1 haut de la droite est écrit en lettres retournées : S. Koninck, invent.
Vieillard assis dans un fauteuil. Il est vu de trois quarts et'dirigé vers la droite de l'estampe. Il a une longue bàrbe ■ blanche. Ses yeux fermés lui donnent l'air d'un aveugle. Il est accoudé sur les bras de son fauteuil, eh tenant ses mains élevées et jointes, dans l'attitude d'un homme qui prie. Le fond est blanc. Huit pouces sur trois.
Buste d'homme. Buste d'up vieillard d'un aspect vénérahle, vu de trois quarts et dirigé vers la droite de l'estampe, d'où vient le jour. Il porte une barbe assez longue, ét ses cheveux sont frisés. Sa robe est fermée par deux boutons que l'on aperçoit sur la poitrine, au-dessous de la barbe. Le fond est tout à fait blanc. Cinq-pouces sur trois.
Paysage. Un paysage représentant un hameau, où l'on voit
quelques maisons entourées d'arbres, et au milieu une espèce de tour ruinée. Tout au bas de la gauche oç lit : S. Konninck, 1663. Même grandeur que l'estampe précédente
MUSÉE DE BERLIN. — Portrait d'un.rabbin : Goiffé d'un large turban, il est enveloppé d'une pelisse noire fort riche, fermant sur la poitriIie avec des agraffes dorées. Au fond de la pièee, une table est placée "près d'une colonne, autour de laquelle s'enroule un serpent d'airain.
La Femme lisant. Une dame de condition est assise lisant une lettre ; elle porte une robe d'une étoffe violette très-riche ; ( ses cheveux tombent sur ses épaules en tresses ornées de perles, etc
Crésus, entowré de ses courtisans, montre son trésor, consistant en riches et grands vases remplis d'objets précieux en or et en argent ; par une porte ouverte l'on aperçoit le palais.
MUSÉE DE COPENHAGUE. — Le Christ entre avec ses apôtres dans une hôtellerie où beaucoup d'hommes réunis sont occupés à supputer, à écrire et à payer des comptes; dans cette foule, le Christ appelle Mathieu à l'apostolat.
GALERIE BRIDGEWATER. — Un jeune homme qui lit attentivement dans un riche appartement. L'effet du clair-obscur est très-bien entendu.
CHATSWORTH. (Campagne du duc de Devonshire.) — Le portrait d'un rabbin dans son fauteuil. Il existe, dit M. Waagen, d'autres peintures du même genre à Gênes, à La Haye, ckez M. Van Sewa, et au musée de Berlin.
CABINET DE M. HENRY CATT.— Judas dans le temple. CABINET DE LORD SCARSDALE. — Danïel devant Nabuchodonosor. Ce- tableau a été exposé à Manchester sous le nom de Rembrandt; mais, d'après N. Waagen, il serait l'oeuvre de Salomon Coninck.
CABINET DE M. TH. BARING. — Portrait d'homme en buste et de grandeur naturelle.
VENTE VAN DER MARK, 1773. — Six prêtres et scribes se présentent devant Pilate pour lui demander la mort du Christ ;
le secrétaire du préteur tient une plume à la main : il est assis. Ce beau morceau est dans la manière de Rembrandt, que Koninck s'est toujours attaché à imiter. Bois. Trente-sept pouces sur trente-quatre. 260 florins.
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ADRIEN VAN OSTADE
SE ES iMO. - MORT EN 4 6 85.
La peinture est une sorte de franc-maçonnerie qui a ses mystères et ses grades, comme celle des enfants de Salomon. Certains hommes du monde, par la seule tendance à aimer l'art, en ont acquis une notion rudimentaire et vague, en ont appris quelques noms propres, quelques faits historiques sans liaison et sans suite; ils en savent tout juste assez pour formuler beaucoup d'erreurs; mais ils en sont déjà au premier degré, car ce n'est pas peu de chose que de parler d'art, même en se trompant. D'autres ont multiplié et généralisé leurs connaissances, ils les ont rapprochées pour en tirer des inductions arbitraires, ils se sont créé une manière de voir fondée sur les premières impressions; ils ont pris pour juge leur tempérament. Ceux-là prennent rang parmi les amateurs; leur destinée est de jeter une grande lumière sur les parties de l'esthétique
ou de l'histoire qu'ils ont explorées de préférence : c'est le second degré de l'initiation. Quelques-uns, enfin , ont voulu joindre au plaisir d'aimer la peinture, le plaisir d'en faire l'étude. Ils ont'creusé, approfondi la matière. A force de voir et de comparer, à force de sagacité, d'attention et d'amour, ils ont trouvé la
cause de leurs émotions, et en y remontant par l'analyse, ils ont découvert les quelques grands principes qui composent toute la poétique de l'art : ce sont les plus hauts gradés. Ceux-là seuls peuvent apprécier Adrien Van Ostade, un des maîtres les plus profonds, les plus savants et les plus originaux qui aient existé après Rembrandt.
Adrien Van Ostade appartient à cette génération des peintres qui, au dix-septième siècle, abandonnèrent l'Allemagne, leur patrie, pour aller se fixer dans les Pays-Bas. La Hollande, peuplée d'amateurs et toute remplie de galeries de peinture, fut, à cette époque, une sorte d'Italie du nord qui attira tour à tour Adrien et Isaac Ostade, Backuysen, Lingelback, Gaspard Netscher, tous originaires de la Germanie'. Adrien était né à Lubeck, en 1610. On ignore quelle était sa famille, et l'on ne sait presque rien sur cet habile maître, comme sur tant d'autres. Qui donc se fût occupé, dans ce temps-là, de recueillir les matériaux d'une histoire de la peinture? Chose étrange, en vérité, qu'un art aussi charmant n'ait pas trouvé, parmi tant d'admirateurs, un historien sérieux, intéressant, digne enfin de quelque attention. La vie d'Adrien Van Ostade ne commence pour nous qu'au moment où nous le rencontrons à Harlem, dans l'atelier de François liais, dit Frank Hais. Celui-ci était un peintre hardi et vigoureux, à la manière large, aux touches heurtées, aux fortes couleurs. Il représentait les traditions flamandes, il les outrait même, à ce point que Van Dyck lui conseillait plus de sagesse et de modération. Adrien, au contraire, était de sa nature, et en dépit de son origine, un véritable Hollandais2. Il l'était par la - physionomie extérieure autant que par le génie. L'air grave, bienveillant et naïf de son visage annonce l'honnêteté de son àme et la régularité de sa vie; l'ordonnance calculée de ses tableaux et le précieux fini de leur exécution disent assez la conscience de l'artiste, ses soins scrupuleux , sa patience.
Mais comment essayer un portrait de Van Ostade, après celui qu'il a si merveilleusement peint lui-même dans le tableau célèbre qui est au Louvre et où il s'est représenté avec ses nombreux enfants? Le génie de la Hollande est là tout entier : esprit de famille, tranquillité de l'âme, vie intérieure, rigide et simple. Et ici la manière du peintre répond exactement à la pensée du tableau. Ostade, sa femme et huit enfants sont rangés dans une grande pièce doucement éclairée, dont tout l'ameublement consiste en un grand lit à colonnes; le ton des murailles est d'un gris fin tirant un peu sur le vert, qui sert de base à l'harmonie du tableau. Sur cette teinte agréable s'enlèvent les cols blancs et les vêtements noirs de tous les membres de la famille. Les filles et les garçons, le plus jeune peut avoir huit ans, ont le masque écrasé, le nez rond, la pommette saillante et l'œil vif. Ils ressemblent à leurs parents, ainsi qu'il convient à des enfants bien nés, et sont également remarquables par l'uniformité de leur laideur et de leur costume. Toutes les têtes sont découvertes; seul Van Ostade le père a son chapeau sur la tête, comme le roi de cette lignée sur laquelle il promène un regard paterne. La maison est propre et d'un aspect austère; on ne voit sur le parquet ciré que deux ou trois fleurs échappées peut-être au bouquet que les enfants seraient venus offrir à leur père, car, à
1 Né à Lubeck, Adrien Van Ostade pourrait être classé, légalement et géographiquement parlant, parmi les peintres de l'École allemande ainsi que les autres artistes dont nous avons cité les noms; c'est bien là du reste la prétention de quelques écrivains, tels que Huber et Brulliot, que leur nationalité rend ici un peu suspects; Descamps élude la question en comprenant, sans mot dire à ce sujet, Adrien Van Ostade dans le titre générique de son ouvrage (la Vie des Peintres flamands, allemands et hollandais ) ; Dargenville, lui, n'hésite pas, il classe les deuxOstades, avec Albert Durer et Holbein, parmi les peintres allemands, de même qu'il range Petitot, le fameux miniaturiste sur émail, si connu par ses portraits des femmes de la cour de Louis XIV, parmi les artistes suisses ; Bartsch au contraire, tout en gardant un prudent silence sur le fond de la question, comme il convient à un grave Allemand, décrit les œuvres d'Ostade dans son premier volume du Peintre graveur, consacré à ]'Éco!e hollandaise.
Les amateurs ont coupé court à toutes ces incertitudes, et sans avoir égard à des questions qui touchent à l'art moins qu'à lë. douane, ils ont déclaré hollandais, par le genre et par le talent, les deux Ostade, Backhuysen, Lingelbach, Gaspard Netscher et quelques autres; et de par leur omnipotence, ils ont délivré à ces éminents artistes les grandes lettres de naturalisation qui les ont faits peintres de l'École hollandaise.
1 Il faut se reporter à ce qui est dit, dans l'Introduction à l'École hollandaise et ici même, un peu plus bas, sur la différence qui sépare cette école de l'école flamande, bien qu'elles aient été souvent confondues sous le nom générique d'École des Pays-Bas.
l'expression des physionomies, et à voir chacun endimanché et correct dans sa mise, on pourrait croire que la famille est en un jour de fête, de fête domestique et intime. Le pinceau d'ailleurs est sobre, la lumière amortie. Aucune coquetterie dans le choix des tons; c'est à peine si la monotonie des vêtements noirs est interrompue çà et là par des jupes couleur tabac ou des culottes d'un ton noisette; l'opposition des noirs
UN I'EIKTUE DANS SON ATELIER.
et des blancs paraît franche d'abord, mais elle est conçue dans une gamme si habilement adoucie qu'elle égaie le tableau sans le faire crier, et réveiile l'attention sans blesser l'œil. Charmante composition qui respire l'émotion tranquille, la paisible félicité d'une famille unie, depuis le père qui tient sa main dans la main de sa femme, jusqu'au plus jeune enfant qui offre des cerises à sa petite sœur!... Aussitôt qu'on parle de Van Ostade, il vous revient quelque chef-d'œuvre en mémoire.
Avant d'arriver à ce degré de perfection, le jeune Adrien travailla longtemps chez son maître Hais. Sage
et laborieux, il ne fut point séduit, comme tant d'autres, par l'amour des voyages. L'Italie, dont le nom seul tourmentait alors les artistes de toutes les nations, comme jadis le nom de Jérusalem avait fasciné des peuples entiers, l'Italie ne le vit pas plus que Rembrandt. Dans l'atelier de Franck Hais, il se lia d'amitié avec Brauwer, qui s'appelait aussi Adrien, et qui avait déjà, sans le savoir, assez de talent pour que son maître en fît l'objet de ce qu'on appellerait aujourd'hui une exploitation, mot nouveau pour exprimer une bien vieille chose. Franck Hais était avare, et sa femme le secondait si bien dans ses vues que le malheureux Brauwer, retenu en prison, travaillait pour le compte de son maître, peignait des tableaux charmants, et recevait à peine une nourriture suffisante. Ostade, témoin de ces mauvais traitements, fit entendre à Brauwer qu'il était assez habile peintre pour se suffire, et il lui conseilla de prendre la fuite. Brauwer suivit ce conseil, et il s'enfuit... par la porte de'la célébrité.
Sorti à son tour de l'atelier de Hals, Adrien Van Ostade demeura quelque temps à trouver sa propre manière. D'abord il fut tenté d'imiter Rembrandt, avec lequel François Hais n'était pas sans avoir parfois quelque ressemblance1; mais, dans la trivialité apparente de ce grand maître, je parle de Rembrandt, il y avait un côté sublime, une incomparable poésie, trop au-dessus de l'humble génie de Van Ostade; il se tourna donc vers Teniers dont il comprenait mieux le talent et le naturel, et qui, (l'ailleurs, quoique du même âge qu'Ostade, l'avait précédé dans la peinture des scènes villageoises. Brauwer, devenu maître, retrouva son ancien camarade au milieu de ces incertitudes : il l'en tira brusquement en lui faisant comprendre que Rembrandt était inimitable, et qu'après tout, il valait autant s'appeler .Ostade que Teniers. L'ami de Brauwer prit alors résolument son parti, et cependant il lui resta quelque chose de ses premières tendances. En abandonnant Teniers et Rembrandt, il conserva ce qu'il avait emprunté au génie de ces deux maîtres, et il devint ce qu'est pour nous Adrien Van Ostade : un Rembrandt familier et un Teniers sérieux.
La grande et belle ville de Harlem, qui tient le second rang parmi les cités de la Hollande, offrait à Van Ostade tout ce qui pouvait plaire à ses goûts de bien-être, d'ordre et de travail. A quelque distance, il pouvait aller dans les gros villages de Hemstedt, Sparenwow ou Tetrode, étudier ces mœurs rustiques dont il a si souvent recommencé le tableau. La bière de Harlem avait une grande réputation, et fournissait à toute la Frise et au pays de Drente : les buveurs et les fumeurs, ces autres modèles si familiers au pinceau d'Ostade, ne devaient pas lui manquer non plus. D'ailleurs, il s'y était marié jeune avec la tille du grand peintre de marines Van Goyen, et nous avons déjà vu que sa famille s'accroissait assez rapidement pour l'obliger à une vie laborieuse et sédentaire. Ostade était de ces philosophes qui estiment qu'il faut tenir peu de place dans ce monde et en changer rarement. Aussi ne fallut-il rien moins que le bruit des guerres voisines pour décider notre pacifique artiste à quitter sa résidence et ses habitudes, et à regagner Lubeck sa ville natale. « Il passait par Amsterdam, dit l'historien HOllbraken, dans le dessein de s'en aller à Lubeck; mais « un curieux, nommé Constantin Sennepart, fit si bien par ses belles paroles qu'il l'obligea de rester chez « lui. Il lui fit entrevoir les avantages de demeurer dans une ville aussi considérable, où ses ouvrages étaient « estimés, et où il se trouvait un grand nombre de gens en état de les bien payer. Ce fut vers l'an 1662 « qu'arrivé à Amsterdam , il commença ce grand nombre de dessins que M. Jonas Witzen a depuis achetés, « avec quelques-uns de Battem, pour le prix de 1,300 florins2. »
A l'époque où Van Ostade s'établit à Amsterdam, cette riche et belle ville était remplie, en effet, de curieux, et les peintres les plus célèbres y florissaient. Il n'était pas une classe de la société hollandaise, pas une variété de la race batave, pas une condition presque, qui n'eut à Amsterdam son peintre de prédilection. Lingelbach y étalait ses Foires si animées, ses Chasses dans le goût de Wouwermans, et ses
1 Il y avait dans la galerie du cardinal Fesch un superbe portrait de François Hals qu'on avait longtemps attribué à Rembrandt, comme nous l'apprend le savant auteur du catalogue de cette galerie fameuse, M. George.
2 Arnold Houbraken, La Vie des Peintres des Pays-Bas. De Groote Schouburgh der nederlantsche konstschilders en schilderessen. Amsterdam, 1718. L'invasion de la Hollande par Louis XIV ayant eu lieu en 1672, il serait possible qu'il y eût une faute d'impression dans le chiffre 1662 donné par Houbraken et répété par Descamps. Dans ce cas ce serait le bruit de l'invasion qui aurait décidé Van Ostade à regagner Lubeck.
charmants Ports de mer. La bourgeoisie allait chez Gérard Dow demander de petits portraits finis et précieux, et chez Abrnham Van Tempe!, ces nobles portraits en pied dignes presque de Yan Dyck, tout brillants de chairs
LE IIÉ-IAGI-. RUSTIQUE'.
blondes et de satin. Gabriel Metsu était en possession de représenter les riches intérieurs de la Hollande, les dames à leur toilette et à leur clavecin, les jeunes cavaliers écrivant des lettres de galanterie ou faisant
. 1 Cette planche a été exposée au Salon de 1849, et le jury a décerné à son auteur, M. Adrien Lavieille, une médaille d'or.
des grâces dans un salon, ou bien encore les jolies femmes de chambre versant de l'eau à leur maîtresse dans une aiguière d'argent; Adrien Brauwer s'était fait le peintre des querelles de cabaret, des libertins, des joueurs et des ivrognes; Paul Potter avait le privilège de mener partout ses bergers et leurs troupeaux. Enfin, le vieux Rembrandt, du fond de son atelier mystérieux, dominait la foule des amateurs, leur imposait son génie et rançonnait leur admiration.
C'est au milieu de tous ces grands artistes qu'Adrien Van Ostade vint chercher sa place et la trouva. Il fit en Hollande, pays protestant, ce que Teniers aVait fait dans les Flandres catholiques. Et sans vouloir pousser trop loin les observations qu'on peut emprunter à cet ordre d'idées, il me parait certain que la diversité des deux peuples, si sensible pour celui qui va d'Anvers à Amsterdam, est pour beaucoup dans la différence qui sépare les deux maîtres. Il faudrait n'avoir jamais vu les Pays-Bas, pour n'être pas frappé du brusque changement qui s'opère à vue d'œil quand on passe de Belgique en Hollande; le fermier des environs de Malines ne ressemble pas le moins du monde au paysan hollandais. La kermesse des Flandres est remplie de joie et de tapage; la fête rustique, dans les campagnes voisines de Harlem et d'Amsterdam, a un caractère moins bruyant et plus grave. Là le rustre fume en riant, s'enivre en chantant, et laisse éclater sa joie en grosses saillies; ici il demeure sérieux , méditatif en apparence du moins, et même taciturne; il boit consciencieusement et en silence. Mais Dieu sait ce qu'il absorbe, ce qu'il dévore ainsi de liquide. Sous ce rapport, Van Ostade rappelle, dans la peinture des choses réelles, l'idéal grotesque de notre Rabelais et les débauches de sa fantaisie. Au cabaret, comme dans l'intérieur de leur cabane, les paysans d'Ostade donnent au plaisir de boire des proportions effrayantes. Hommes et femmes, tous ont en main des verres pantagruéliques; les servantes se lassent à monter et descendre l'escalier de la cave pour suffire à l'avidité de tous ces imitateurs de Gargantua. « Cent mains fault, disait le curé de Meudon, il ung sommelier, comme « auoyt Briareus, pour infatiguablement verser.» Et vraiment, on le voit bien en contemplant ces faces enluminées, ces yeux avides, ces bouches énormes qui, trouvant encore trop étroits des verres larges et profonds comme des puits, s'attachent au pot lui-même et le vident d'un seul trait. Depuis un siècle Rabelais, dans son style si artistement coloré et fouillé, avait peint les modèles de Van Ostade, ces buveurs au nez « tout diapré, tout étincellé de bubelettes, purpuré, à pompettes, tout esmaillé, tout boutonné et brodé « de gueulles... de laquelle race peu furent qui aimassent la ptisane, mais tous furent amateurs de purée « septeml)rale. » Eh bien ! ces amateurs de purée septembrale, Ostade en a fait les portraits, et si ressemblants que je voudrais voir telle de ses compositions figurer dans une édition hollandaise de Rabelais, à l'endroit du livre où Gargantua festoie avec frère Jean des Entommeures, et s'écrie si souvent : « Que Dieu est bon, qui « nous donne ce bon piot! »
On ne sait si Van Ostade a pris des leçons de Rembrandt; ce qui est certain , c'est qu'il a subi l'influence de ce grand maître et s'est inspiré de son clair-obscur, surtout quand il a eu à peindre des intérieurs. Chez Rembrandt, la lumière a quelque chose de dramatique; ses ombres sont imposantes, redoutables, et comme habitées par des fantômes. S'il jette un rayon fantastique dans l'obscure demeure d'un solitaire, il parle à notre imagination, et lui donne à poursuivre je ne sais quelle poésie cachée dans le mariage mystérieux du jour et de la nuit. Le naïf Ostade ne s'élève pas jusqu'à la conception de ces poëmes de la lumière; mais il emprunte à Rembrandt ses clartés amorties et perdues peu à peu, ces dégradations merveilleuses qui prêtent aux ombres de la transparence, intéressent l'œil et captivent même la pensée. Seulement ce rayon introduit dans les cabanes du pauvre, à travers les vitres losangées, n'y éclaire le plus souvent que des sujets et des objets de la plus grossière trivialité. L'héroïque lueur de Rembrandt ne tombe, chez Van Ostade, que sur la prose, la misère et la laideur; et pourtant, il faut dire qu'elle ajoute un sérieux intérêt aux humbles personnages qu'il représente. Voyez ce Ménage rustique' ; pendant que les enfants jouent avec le chien de la maison, leur plus petite sœur, tenant les genoux de sa mère, tend ses mains vers un
' Ce tableau, du plus précieux fini, est maintenant à Londres et fait partie de la riche collection de 31. Holford , dans RussellSquare, où nous l'avons vu en 1852.
jouet qu'on lui fait désirer. Le père et l'aîné de la famille regardent cette action si simple avec bonheur et bonhomie : c'est là toute l'intrigue du Ménage rustique. Mais cette simplicité même est remplie de charme. On ne veut pas sortir de cette chaumière sans en parcourir les innombrables détails, sans compter les ustensiles dispersés dans le plus pittoresque de tous les désordres. On regarde avec intérêt le berceau d'osier d'où l'enfant vient de sortir, la table à moitié desservie où figure le cruchon traditionnel, croisé de larges raies bleues; ici le rouet de la grand'mère, là, dans l'embrasure de la croisée, la cage aux serins; contre les murs, quelques verres et quelques assiettes portant sur une méchante planche en guise de dressoir; plus haut, suspendu aux poutres d'un plafond délabré, le panier plein de paille où l'on porte les poules au
LA I)A,SE.
marché; enfin, çà et là, quelques nippes séchant sur des cordes ou sur la rampe de l'escalier de bois qui conduit au grenier, sans oublier la barrique de bière qui renferme les provisions de la famille, ni la gravure collée aux murailles qui fait que l'idée de l'art n'est pas absente de cette chaumière misérable. Eh bien ! c'est le clair-obscur surtout qui donne à cette humble scène sa principale valeur. La lumière enlre assez franchement par les larges ouvertures de la croisée, mais elle est douce, chaude, caressante; elle laisse reposer dans l'ombre une forte partie du tableau, et s'attaque uniquement aux principaux objets. Depuis la fenêtre jusqu'au berceau, le rayon rencontre sur son chemin tous les personnages, y compris le chien qui est aussi de la famille; chacun d'eux se détache sur son fond, en vigueur ou en clair. Viennent ensuite les détails de l'ameublement que la lumière fait valoir suivant leur degré d'importance dans la pensée du peintre, c'est-à-dire, suivant qu'ils peuvent servir à l'effet par un rappel de lumière, ou contribuer à l'harmonie générale de la couleur par l'heureuse localité de leur ton.
C'est en contemplant ces intérieurs où l'on respire la paix domestique et le sentiment des bonheurs simples, qu'il faut juger du caractère de Van Ostade et de sa vie privée. C'est là qu'il se peignait lui-même, bien plutôt que dans ces cabarets enfumés où il ne laissait pénétrer que ses regards et son génie. L'histoire de l'art offre plus d'un exemple de ces contradictions entre le style d'un peintre et son humeur. Nous avons vu que Teniers vivait en gentilhomme au château des Trois-Tours, et n'avait rien de commun avec les habitudes et la tournure de ses magots. Adrien Van Ostade n'était non plus ni un ivrogne ni un joueur. Tandis que son ami Brauwer, vivant au milieu de ses grossiers modèles, parlait leur langue, buvait de leur vin et partageait leur ivresse, Van Ostade, lui, conservait la décence et la gravité de ses mœurs. S'il peignait parfois les mêmes sujets que Brauwer, c'était sans doute pour satisfaire aux demandes des acheteurs, ou par caprice et par exception. Et comme on le reconnaît aisément en regardant de près ce tableau d'Ostade qu'on appelle le Plaisir interrompu, qui fut gravé au dernier siècle par Fr. David, et dont l'estampe fut dédiée à M. de Voltaire! les joueurs irrités ont beau se montrer leur couteau et grimacer leur colère, on sent que le paisible talent de Van Ostade n'a pas suffi à la violence des gestes, à l'expression féroce des figures avinées, et qu'il aurait dû laisser à Brauwer la représentation de ces luttes brutales où les buveurs s'égorgent aux cris de la servante, et mêlent du sang à leur vin.
Observateur naïf et profond, peintre consommé, coloriste harmonieux dans l'originalité de ses teintes, Adrien Van Ostade n'est jamais plus admirable que par ses tableaux champêtres. C'est là qu'il met en lumière toutes ses qualités à la fois. Sous la tonnelle de houblon, devant une auberge de village, voici venir le chansonnier ambulant'qui râcle sur son aigre violon un gai motif de son répertoire. Pour couvrir son grand corps grêle et sec, il a emprunté les oripeaux de quelque seigneur de comédie : une plume de coq se dresse sur son chapeau flétri par les intempéries de l'air. Près de lui un petit garçon, vu de dos, aussi fièrement campé qu'un primo uomo sur les planches d'un grand théâtre, semble l'accompagner d'un instrument qu'on ne peut apercevoir. La physionomie du chanteur, aiguë, moqueuse, grivoise et. presque impudente, ne laisse pas de doute sur la nature des paroles qu'il débite: il porte au village les gravelures de la ville; il vient de lancer une grosse gaillardise, et il lui prête l'accent de ses traits façonnés à la mimique de son métier. Les impressions variées des personnages sont rendues avec un goût, une mesure, une justesse infiniment rares. D'abord c'est un bon vivant qui se pâme d'un rire rabelaisien, et se laisse glisser en arrière sur le banc de pierre où il est assis. Des deux enfants assis à ses côtés, l'un paraît mal comprendre la scène dont il est témoin, tandis que l'autre, à peu près de l'âge du petit garçon qui accompagne le chansonnier, admire profondément et à grands yeux ouverts les talents précoces de ce jeune artiste. Plus loin une petite fille prend par la main un tout jeune enfant effrayé, tandis que le dernier de la famille, assis par terre sur le devant du tableau, continue de jouer avec le chien. Au fond se tient l'hôtesse, grave et pudique, dont la sage physionomie se défend d'un rire déshonnête, et derrière elle, deux hommes écoutent à demi perdus dans la demi-teinte; celui-ci veut bien sourire par respect humain, mais d'un air dédaigneux ; celui-là, sans y mettre tant de façons, jouit bonnement et ingénument, et se livre tout entier à une ,admiration quasi stupide.
N'est-ce pas véritablement là une petite scène de cômédie rustique, de comédie de mœurs pleine de franche gaieté? La plus savante analyse des sentiments humains n'a-t-elle pas dicté les détails d'une composition où l'unité d'effet domine la variété des expressions? Et quelle idée ne prendra-t-on pas de ce chef-d'œuvre si l'on songe maintenant à ce que le pincèau du coloriste a su y ajouter de charme pour les yeux, par l'harmonie des teintes et la disposition de la lumière! « Le lieu de la scène, dit un habile critique', est ombragé par un arbre et par des tiges touffues de houblon grimpant sur des perches. La lumière s'introduit au travers des branches, frappe vivement sur le mur au centre du tableau, et se répand de proche en proche par une dégradation admirable. Le ton général est clair; le feuillage transparent jette sur tous les
1 Musée Robillard. Ce tableau, peint sur bois, a fait partie du Musée français au temps de l'Empire; il nous a été repris en 1815. •
objets un reflet verdàtre qui s'associe moelleuserrent à des couleurs vigoureuses. Cette teinte un peu verle, qui était familière à Van Ostade, est devenue ici, comme dans la plupart de ses ouvrages,' une grande
1. K S MILICIENS AMBULANT.
beauté à cause du feuillage qui la motive, et de la lumière ferme qui anime le tableau. Le mur, la porte, le terrain, ocrent une couleur vraie, des tons vifs, des demi-teintes fines, des détails soignés; on y voit, quant à ce genre de peinture, la perfection de l'art. »
Que de choses ne pourrait-on pas ajouter ici touchant l'effet du tableau, l'esprit, le tour orignal du dessin, en un seul mot le sentiment de la vie ! Ce qui prouve que la transparence du coloris n est pas, chez
Van Ostade, le mérite unique de ses œuvres, et que, cette fois, le coloriste est pour ainsi dire par-dessus le marché, c'est le prix inestimable des estampes gravées d'après ses tableaux, surtout de celles qu'il a gravées lui-même à l'eau-forte et dans lesquelles, pourtant, on retrouve ses défauts : des mains négligées, et parfois un dessin insuffisant. Comme presque tous les peintres hollandais, Ostade a été graveur : c'est un besoin pour les artistes facilement impressionnés par les objets extérieurs, que de dessiner sur le cuivre îes scènes fugitives qui les ont frappés. Un rayon de soleil passe entre deux nuages et tombe par hasard sur un joueur de violon bossu qui s'arrête à la porte d'un cabaret1, ou sur un boulanger qui corne le pain chaud2, ou bien sur un groupe de gueux grotesques à grands chapeaux rabattus: voilà un tableau tout fait; mais, sans attendre les lenteurs de la peinture, l'artiste porte vivement ses souvenirs sur le vernis; il prend des notes avec sa pointe, comme le poète prend les siennes au crayon, et il arrive plus tard que ce trait rapide nous intéresse d'autant plus qu'il exprime librement et avec plus de feu l'impression reçue. Les eaux-fortes de Van Ostade se distinguent par une grande sobriété de travaux. Le blanc du papier y joue un rôle important. Pas un trait qui n'ait son intention; pas une hachure qui ne soit là pour accentuer le visage, pour accuser un pli du costume, pour indiquer un mouvement. Les parties de lumière et d'ombre sont nettement tranchées, et quand les demi-teintes sont multipliées, c'est tout il fait par exception; l'estampe qui a pour titre : Un peintre dans son atelier, en est un exemple. Du reste, Van Ostade est, dans son genre, ce qu'était Berghem dans le sien; il entend mieux que personne le pittoresque, il donne du caractère aux moindres détails, il prête en vérité je ne sais quelle grâce rustique aux planches mal assurées d'un auvent pourri, humide et verdoyant. Un vieux toit où l'herbe a poussé, une fenêtre ancienne à petits vitraux, les mailles d'un panier hors d'usage et jusqu'à la lézarde du mur, tout cela, chez Ostade, prend du charme, attache le regard , et, comme diraient les amateurs, est plein de ragoût.
Adam Bartsch porte à cinquante le nombre des eaux-fortes d'Adrien Van Ostade, non compris une pièce douteuse3. Si l'on fait compte maintenant des tableaux si précieux, si linis, que l'on voit de sa main dans les galeries de l'Europe, de tant d'intérieurs de cabarets, de tant de fêtes sous la treille, et de tous les portraits de ce maître, car il en a fait quelques-uns et des meilleurs, on verra que la vie d'Ostade fut celle d'un artiste laborieux et rangé. Il est même curieux de remarquer l'espèce de séquestration morale dans laquelle vivent presque tous ces grands peintres de Hollande. On dirait qu'ils portent avec eux une sorte d'atmosphère impénétrable aux bruits, aux événements du dehors. Dans leurs tableaux vous chercheriez vainement quelque trace des plus grands faits de l'histoire contemporaine. La jeunesse de Rembrandt et celle de Van Ostade s'écoulent au milieu des désastres de la Guerre de Trente ans, et le premier demeure plongé toute sa vie dans,l'exaltation morale la plus intime, la plus étrangère au monde extérieur; du fond de l'atelier sombre où
1 Cette estampe, que nous avons reproduite ici, porte le n° 44 dans le Catalogue de Bartsch.
2 Gersaint, dans un de ses précieux catalogues, nous fait connaître à quelle coutume locale se rapporte le tableau d'Ostade qui porte ce titre : Boulanger qui corne le pain chaud : « II est d'usage dans les Pays-Bas, dit cet amateur, de manger assez souvent du pain chaud dans lequel on enferme du beurre, mats presque toujours le samedi au soir, parmi la bourgeoisie. Ce jour est ordinairement consacré au nettoiement de toute la maison , et comme il est supposé que le domestique est occupé pendant toute la journée à cet ouvrage, et qu'il n'a pas le temps de veiller à la préparation du manger du soir, on se contente d'un pain chaud accommodé avec du beurre, dont l'apprêt n'est pas long; ce qui fait qu'à une certaine heure les boulangers de chaque quartier avertissent par un cornet que leur fournée est prête à se distribuer, et chacun accourt alors pour faire sa provision. » Catalogue raisonné des différents effets curieux et rares contenus dans le cabinet de feu M. de la Roque, par E. - F. Gersaint. Paris, 1745.
5 Le catalogue de Rigal ( pages 277 et 278 ) parle encore de deux autres estampes qu'on attribue à Ostade, et dont une est marquée des lettres A. 0. S. Le plus sage est de s'en rapporter à BarLsch. L'œuvre d'Adrien Van Ostade est ordinairement accompagné du portrait de ce peintre, gravé en manière noire par J. Gole, d'après Corneille Dusart, et d'une planche sur laquelle est gravé ce titre : t'IFerck complett tan den vermaarde schilder Adriaan Van Ostade, alles door hemselfs geinventeert en géest : Œuvres complètes d'Adrien Van Ostade, peintre célèbre, inventées et gravées par lui-même. — Cet oeuvre ainsi complet, en épreuves tirées de nos jours sur les cuivres usés, vaudrait à peine 100 francs; mais un œuvre composé de premières épreuves, de ce qu'on appelle épreuves de remarques, ne vaudrait pas moins de quinze à vingt mille francs.
il peignit ses Philosophes en méditation, il n'a pas entendu passer la cavalerie du comte de Mansfeld. L'autre, plus troublé par la guerre puisqu'il voulut la fuir, n'a pas regardé une seule fois les soldats qui défilaient sous ses fenêtres; il n'est pas sorti de ses auberges rustiques, de ses tabagies silencieuses.
Si par l'histoire l'on entend le tableau du mouvement des peuples, le récit de leurs querelles avec l'étranger,
L E .JOUEUR DE VIOLON B O S S U.
de leurs négociations et de leurs batailles, les ouvrages des maîtres hollandais, et en particulier ceux de Van Ostade, n'ont rien d'historique. Mais, en revanche, comme ils vont bien au fond des choses, comme ces petites toiles, ces vives eaux-fortes nous disent clairement l'autre histoire, celle des sentiments, des habitudes et des mœurs de la nation ! Comme elles nous font pénétrer dans sa vie intérieure et dans ses pensées! Nulle part le caractère hollandais ne fut plus nettement exprimé. Portons, par exemple, notre attention sur un tableau célèbre d'Adrien Van Ostade, qu'on appelle les Inconvénients du jeu'. Une barrique
' Ce tableau faisait partie du Musée Napoléon au temps de l'Empire; il a été repris en 1815.
faisant office de table, deux hommes jouent aux cartes. L'un d'euxmauvais joueur sans doute, et las d'avoir toujours la chance contraire, s'est éloigné avec humeur, en jetant les cartes par terre. L'autre se lève indigné, et, la main appuyée sur le bord du tonneau, penché vers son compagnon, lui reproche vivement sa mauvaise foi. Evidemment une rixe violente va suivre cette contestation encore pacifique. Aussi tout le monde, autour des joueurs, est-il attentif à leur querelle. Une femme, dont le verre et le pot à bière reposaient, sur le tonneau, retire précipitamment ces précieux objets ; un fumeur a ôté sa pipe de sa bouche, et regarde gravement, dans l'attente; le joueur de violon lui-même, dont l'archet continue machinalement la phrase commencée, n'a plus d'yeux que pour les deux acteurs du drame qui se prépare. Un critique s'étonne que cette œuvre soit connue sous le nom que nous avons cité. Tout, dans cette scène, lui semble respirer une paix que ne saurait troubler l'altercation légère survenue entre les deux joueurs. Sans doute la paix est profonde sous ce beau feuillage vert, le violon du ménétrier réjouit les oreilles des tranquilles buveurs et des fumeurs extatiques. Et pourtant, dans un coin de ce tableau, un homme est debout, l'œil furieux, les doigts crispés, le chapeau sur les yeux. En se levant, il a violemment jeté par terre le banc sur lequel il était assis... La lutté n'est pas encore engagée, mais elle est inévitable. Et c'est précisément pour avoir choisi ce moment où la paix dure encore, que Van Ostade s'est montré observateur ingénieux et profond. Dans une taverne française, les bouteilles auraient sauté en éclats avant toute explication. Mais le peintre hollandais a pu représenter un homme fort irrité, entouré de gens qui s'intéressent à son émotion, et dont la physionomie pourtant est placide, parce que cette lenteur à sortir de son calme habituel est naturelle au Hollandais. Il y a un intervalle très-appréciable entre le moment où il est ému et celui où il le laisse voir. Sobre de mouvements comme de paroles, il dit moins de mots et fait moins de gestes pendant toute une année que tel Parisien en un jour. Et il me souvient, à ce sujet, que passant à Harlem, justement la ville de Yan Ostade, je vis deux maçons qui tiraient sur une corde pour faire monter une grosse pierre. Au bout d'un moment, les deux hommes, épuisés par ce poids énorme, n'ont plus assez de force pour lever la pierre à la hauteur où elle devait parvenir. La pierre demeurant suspendue à quelques pieds de terre, les deux maçons se tournent vers les passants en les avertissant du regard qu'ils ont besoin d'aide. Aussitôt deux ou trois hommes du peuple s'avancent, toujours sans rien dire, aident les maçons qui ne leur adressent pas un mot, et se retirent en gardant le silence. Comme la tâche était longue, plusieurs passants se succédèrent ainsi sans qu'une seule parole eût été échangée, sans que l'on fit un seul geste en dehors des mouvements qu'exigeait la manœuvre.
De tout temps les amateurs ont reconnu, dans les ouvrages d'Adrien Van Ostade, deux manières parfaitement distinctes1 : l'une qui était en petit celle.de François Hais, c'est-à-dire une manière franche, libre et ferme; l'autre moelleuse et fondue au point de ressembler à la peinture sur émail : ce n'est pourtant pas ce que l'on appelle en mauvaise part la manière porcelaine. Il en existe au Louvre un échantillon célèbre : le tableau du Maître d'école. Bien que la finesse d'exécution dans les petits ouvrages soit une loi en peinture, et une loi tout aussi impérieuse que la largeur d'exécution dans les grands, on ne peut nier que Van Ostade ne se soit écarté du faire que son maître lui avait enseigné, et qu'il a lui-même pratiqué ailleurs avec tant d'esprit. Je n'en veux pour exemples que ses portraits de petite dimension qui, sans parler du caractère et de l'expression des têtes, sont des merveilles comme touche. Le pinceau y est manié avec une liberté mesurée et grassement; les plis de la peau sont accusés sans sécheresse; les détails sont indiqués sans aucune mesquinerie, et, dans une têle où rien ne manque, l'ensemble domine cependant au point que cette tête peut servir de leçon au peintre qui exécute des portraits en grand. Il n'est donc pas facile de concevoir pourquoi Van Ostade s'est jeté parfois dans la manière dont nous parlons, et qu'il soit allé jusqu'à polir sa peinture par des procédés de son invention, comme le pense M. Paillot de Montabert2. «Je doute que Van
1 Voyez ce qu'en dit Hagedorn, dans sa Lettre à un amateur de peinture arec des éclaircissements historiques. Dresde, 1775.
2 Traité complet de la Peinture, tome VIII; Paris, Bossange, 1829; p. 234.
« Ostade, qui représenta ce Marché aux poissons qu'on voit au Musée de Paris, et dans lequel on aperçoit, « sur des tables, divers poissons posés à des places successivement plus enfoncées les unes que les autres,
I.A TABAGIE HOLLANDAIS*:.
« je doute, dis-je, qu'il eût obtenu ce transparent avec 'des couleurs Broyées à l'huile seule, et posées sans « quelque artifice particulier, artifice qui consistait non-seulement dans la touche, mais dans un certain
« poli qui rappelle l'effet que reçoit la basalte sous le brunissoir qui la rend brillante et comme transparente, « de terne qu'elle était d'abord. L'usage de la prêle pour polir la peinture a été indiqué par quelques « écrivains flamands. » .
Quoi qu'il en soit, la touche de Van Ostade, accentuée ou fondue, ferme ou lisse, a toujours bien servi le peintre lorsqu'il a voulu montrer l'une des qualités les plus précieuses de son talent: l'expression. Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, en parcourant la galerie du Louvre, d'être arrêté et invinciblement retenu par un petit tableau d'Adrien qui représente un négociant hollandais lisant une lettre! Cet homme paraît si attentif qu'il provoque à son tour mon attention. Mais que renferme donc cette lettre qu'il tient de ses deux mains et que dévorent ses regards? Que de choses n'y ai-je pas lues, dans les suppositions naïves de mon esprit!... C'est sans doute un riche armateur qui reçoit des nouvelles d'un pays lointain. La lettre qui le préoccupe tant lui raconte des aventures imprévues arrivées à son navire, des sinistres peut-être; mais l'impassible Hollandais lit cette grave correspondance avec un calme apparent. La sensibilité dans ce Batave est latente; elle a pu rider son front, couturer ses joues, attendrir le bord de ses yeux : l'expression n'en est pas moins restée tranquille et forte. Aussi, en dépit même de la vulgarité du masque , la physionomie de ce modèle intéresse; elle est relevée par les mâles accents que le pinceau y a si vivement marqués, elle est ennoblie par le caractère de philosophie qui la distingue, et, pour tout dire, par la présence de la pensée. Voilà où les maîtres se font voir.
Adrien Van Ostade mourut à Amsterdam , en 1685 , à l'âge de soixante-quinze ans. Il eut pour élève son frère Isaac, un des plus étonnants paysagistes qui aient existé; si tant d'écrivains l'ont déclaré très-inférieur à son maître, cela tient à ce qu'ils ont trouvé plus commode de copier les quatre lignes consacrées par Descamps à Isaac Ostade, que d'aller voir ses paysages pleins de brouillards dorés et d'agreste poésie. Corneille Dusart, Corneille Bega, David Ryckaert, le fils, furent aussi les élèves ou les imitateurs d'Adrien. Comme lui, ils mirent en scène des conversations de paysans, l'intérieur de leurs maisons, leurs plaisirs simples, leurs émotions naïves, leurs querelles. Souvent on s'est plu à comparer Ostade avec Teniers , et nous reconnaissons la justesse du parallèle qu'en a ébauché le bon Descamps, auquel il faut bien parfois rendre justice, parallèle qui a été développé ensuite et achevé avec talent par Émeric David. Teniers , disent-ils, groupait mieux ses figures, et savait mieux qu'Ostade disposer ses plans. En effet, ce dernier mettait quelquefois le point de vue si haut que les appartements en paraissent bizarres, et seraient ridicules s'il n'avait su en occuper les vides - par des détails qui interrompent de fort grands espaces. Le coloris de Teniers est clair , gai, argentin et tout à la fois très-varié; celui d'Ostade, avec la même transparence, est vigoureux, chaud et souvent violacé. L'un a la touche légère, vive et spirituelle; l'autre est nourri, lluu et moelleux. Celui-ci ménage la lumière, lui fait traverser, pour l'affaiblir, des bosquets touffus, ou ne la laisse glisser dans la cabane du pauvre qu'au travers des lianes grimpantes dont la fenêtre est ombragée; il nous charme enfin par des effets mystérieux et piquants; celui-là, au contraire, place ses personnages en plein air, et, sans outrer les ombres, sans trahir ses combinaisons savantes, il donne à ses tableaux l'accent, l'intérêt de la vie. En imitant la nature, Teniers la rend aimable, riante, et surtout admirable par sa variété. S'il peint une fête rustique, on reconnaît, dans les jeux de ses paysans, dans leur joie, dans leur colère, dans leurs combats, la diversité de leurs caractères. Chaque état, chaque âge a ses mœurs. A côté d'un ivrogne abruti se montrent des personnes qui embellissent la fête par la dignité de leur attitude et de leur tenue. Van Ostade, resserrant le cercle de ses modèles, se borne à choisir, dans la figure et les actions des paysans de Hollande, ce que la nature et les mœurs offrent de plus ignoble et de plus grotesque. «Auteur satirique, dit M. Il'Imei-ic David, Ostade enlaidit ses personnages pour les rendre plus plaisants e-t plus ridicules. » Ce dernier trait me paraît manquer de justesse. C'est à faire au goguenard Teniers de persiffler son monde. Non, le débonnaire Ostade ne saurait être transformé en auteur satirique! Le peintre des tristes chaumières et des pacifiques tabagies n'a pas enlaidi à plaisir ses paysans, ses pauvres et silencieux fumeurs; il ne s'est pas moqué de ses
' Musée Robilla7'd, tome II.
modèles, il Jes a copiés sérieusement, et, sous les haillons qui les couvrent, dans la misère profonde où ils sont plongés, il lui est arrivé bien des fois de faire sentir la présence de l'âme. Teniers a cherché le comique; Ostade i 'a trouvé peut-êlre, mais sans le savoir. Il s'est mis à sa fenêtre encadrée de chèvrefeuille,
I.E JEU DE GALET.
et il a vu passer la comédie humaine. Si vous désirez entendre des chansons à boire et vous dilater d'un bon gros rire, entrez, entrez sans façon dans le cabaret de Teniers; mais si vous aimez mieux vous mêler aux pauvres villageois, et oublier comme eux, en fumant auprès du foyer, les labeurs, les âpretés de la vie, allez voir ce petit tableau d 'Adrien, qui représente l'entrée d'un cabaret de village; sur le mur est accrochée une affiche où le peintre a écrit ces mots : 1Jfaison à vendre, s'adresser à Van Ostade.
CHARLES BLANC.
1 ~t- m lE T HIlDKGlïTDiîS. «
L'oeuvre d'Adrien Van Ostade tient une place importante dans les portefeuilles des amateurs. Il se compose de cinquante estampes. Les meilleures, selon Bartsch, sont: le Vielleur, la Famille, la Grange, le Père de Famille, et le Charlatan, toutes bien supérieures au n° 16, qui a pour titre la Poupée demandée. L'art de bien détacher les figures se montre particulièrement dans le Charlatan, la Danse 01¿ cabaret, et dans le Goûté. Les plus charmantes suivant nous sont le Joueur de violon bossu et le Petit pont.
Les tableaux d Adrien Van Ostade se rencontrent rarement chez les amateurs. Ils sont presque tous dans les musées ou dans les très-riches galeries particulières.
LE LOUVRE n'en compte pas moins de sept de la plus belle qualité : le Maître d'école, la Famille dit peintre, le Marché aux poissons. sont de véritables chefs-d'œuvre. •
Au MusÉE DE )IU:'\Icn on voit cinq tableaux : Une Nature morte, des vases, des fruits, des poissons et un coq mort ; un Cabaret hollandais, où se battent des paysans, que leurs femmes, nouvelles Sabincs, viennent séparer. Les trois autres représentent des Buveurs et des jeunes Villageoises.
Au MUSÉE DE DRESDE on voit cinq tableaux, plus deux copies d après ce maître. Il n'est pas rare de rencontrer des copies avouées des grands maitres dans les musées du Nord ; n 'est-ce pas le plus bel hommage que l'on puisse rendre au talent de ces peintres dont on n'a pu se procurer les originaux ?
Le MUSEE ROVAL DE BERLIN ne possède qu'un seul Ostade: il représente une vieille Femme sous un berceau de vigne, que l'on croit être la mère des Ostade.
L 'ËRMtTAGE, à Saint-Pétersbourg, ne renferme pas moins de vingt ouvrages d'Ostade, parmi lesquels une série des Cinq sens, et quelques charmantes Scènes d'intérieur.
Les héritiers de sir Robert Peel possèdent dans leur collection, a Londres, un Alchimiste. L'exécution de. ce ta bleau est d'une rare perfection, et, au dire de Waagen, dans son Voyage artistique en Angleterre, cette œuvre à coûté au moins 800 guinées.
Dans la GALERIE DE BRIDGEWATER, il y a une Partie de trictrac, jouée par deux paysans.
Dans la collection de lord Ashburton on voit, de ce maître, une Vue de Village, ornée de treize figures, d'une charrette attelée d'un cheval blanc, des porcs et de la volaille, signée de 4676. Ce petit tableau a fait autrefois l'ornement des collections Blondel de Gagny, Trouard, Praslin, et Solirene. Un autre, représentant un Homme et une Femme auprès d'une table. Un troisième, qui provenait, ainsi que le précédent, de la collection Braamcamp, représente trois Paysans buvant, fumant, et jouant autour d'une table.
Dans la collection de 31. Th. Hope, un tableau représentant une vieille Paysanne appuyée sur le bas de sa porte d'entrée, conversant avec un jeune garçon.
Parmi les tableaux composant la collection de M. Beckford, à Londres, on remarque un beau tableau représentant six Paysans autour d'une table, vendu 10,500 fr., en 1821, à la vente de M. Delahante.
Dans la galerie du marquis de Bute, à Lutonhouse: Un Homme de loi dans son cabinet, lisant un écrit.
On voit, au MUSÉE DE MADRID, quelques petits cadres d'Ostade ; ce sont des Intérieurs de chaumière.
Voici maintenant le relevé des prix des tableaux d'Ostade que les ventes publiques nous fournissent.
VENTE DE LORANGÈRE, 1744 : Des Joueurs de tric-trac furent vendus 450 livrés.
VENTE DE M. DE LA HOQUE, 1745 Deux petits tableaux représentant des figures à mi-corps, dans l'un un Matelot, dans l'autre une Paysanne, furent adjugés à 100 livres les deux. Un autre, représentant un Boulanger qui corne le pain chaud, s'éleva à 130 livres.
VENTE DE M. DE JUI.LIE-,-,E, 1767 : Cinq tableaux, le premier, peint en 166 1, représente l'Intérieur d'une chambre dans laquelle on voit, près de la cheminée, une femme, un enfant, et quatre hommes qui tiennent chacun une pipe; un quatrième assis dans la cheminée, tient une pipe et un pot ; au fond à droite, près d'une croisée, sont une femme et deux hommes debout. Ce tableau, peint sur cuivre, fut vendu 7,410 livres. Le second, daté de 1662, représente le fameux Maître d'école que l'on voit au musée du Louvre: 6.425 livres. Le troisième représente des Joueurs de quilles à côté t/'MM joueur de violon : 2,700 liv. Le quatrième représente un homme, une femme et deux enfants, dont un assis dans une chaise, auquel sa mère donne de la bouillie, daté dé 1667: 1,001 Hvres. Le cinquième, une Chambre basse, éclairée par une grande croisée ; on y voit cinq figures : 2,550 livres.
VENTE DU DUC DE CIIOISEUL, 1772 Plusieurs tableaux : le Jeu de galet, que nous avons reproduit, vendu 4,600 livres; l'Intérieur d'une maison de paysans (la grande tabagie, gravée par Visscher), quatre figures principales, dont une tourne 1(' dos au feu : 8,800 li\.: un Intérieur: sur une table couverte d'une nappe sont des assiettes, du pain et des verres; auprès, un homme et une femme; plus loin, deux enfants au bas d'une fenêtre, un troisième assis dans une chaise; sur 1(' devant un grand dévidoir: 3,000 livres.
VENTE DU PRINCE DE CONTI , i î77 : Un Intérieur d'une maison de paysan, daté de 1668, le même qui, il la vente du duc de Choiseul, vendu 8,800 livres, n'atteignit il celle-ci que la somme de 7,000 Hvres.
VENTE DU CABINET CLOS, 1812 : Intérieur d'une ferme, vingt ligures, hommes, femmes et enfants, une danse au son de la musette: 6,051 fr. Il venait du cabinet Servad, d'Amsterdam, où il fut vendu, en 1778, 2,430 florins.
VENTE LAPEIUÈRE, 1823: le même tableau que celui cidessus: 15,320 fr. ; un Intérieur i-ustique,, 1.205 fr.
En 1825, il la PREMIÈRE VENTE DU PRINCE GALITZIN: Un Intérieur de tabagie : 13,030 fr.
VENTE DU CHEVALIER ERARD, 1832 : L'Estaminet hollandais : une femme et quatre hommes, à côté un joueur de violon qui accompagne une femme qui chante, d'autres personnages parlent ou fument, 10,020 fr. — L'Adoration des bergers; la tradition rapportequ'Ostade peignit ce tableau à l'occasion de la naissance d'un de ses enfants, 11,750 fr.
TENTE DE LA DUCHESSE DE BERRV, 1837: La Danse de village, n° 14 du catalogue; ce tableau très-capital est daté de 1660 ; grave par Wooiett; il a été adjugé pour 22,005 fr. Il a fait partie, en 1768, de la collection de Gaignat; en 1777, de celle de Randon de Boisset ; en 1801 de celle de Tolosan.
VENTE PAUL PÉRIER, 1843 : Le Marchand de poissons, adjugé pour 11,011 fr. ; l'Empirique, 6,001 fr.
VENTE PATUREAU, 1857 : Le Joueur de vielle, provenai t de l'ancienne collection Clavière, a été pousse il 18, 1 00 fr. par M. Tardieu.— L'Estaminet hollandais, provenant des ventes Van Leyden, d'Amsterdam, et Van Saceghem de Gand, a été adjugé à M. Moreau au prix de 51,500 fr.
Adrien Van Ostade a signé ses eaux-fortes et ses tableaux comme nous l'indiquons ci-après.
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JEAN BOTH (DIT BOTH D'ITAI.JIE)
NÉ EN 1610. — MORT ES 1650.
Imaginez un Claude Lorrain plus hérissé, plus sauvage et plus agreste : vous aurez le style de Both d'Italie. Entre le genre champêtre de Ruysdael et le genre historique du Poussin et de Claude, il y a une place intermédiaire qui est précisément celle de Jean Both. Mais d'où vient que le sentiment de la nature est plus exalté, plus profond chez les hommes du Septentrion que chez les habitants du Midi? Dès qu'un peintre du Nord, Flamand comme Paul Bril, Hollandais comme Berghem ou Poelemburg, Normand comme le Guaspre, Lorrain comme Claude, se trouve en présence de la nature italienne, il la comprend aussitôt mieux que les Italiens eux-mêmes. Il y ajoute une sorte d'émotion intime, il y apporte ce sentiment qui ne s'arrête pas aux lignes
et aux surfaces, qui ne se contente point des combinaisons heureuses, des eliets (le lumière eL au Balancement harmonieux des masses, mais qui fouille, pour ainsi dire, jusqu'à l'essence morale, et, de la matière divinisée, fait sortir une poésie pénétrante et sublime.
Arnold Houbraken raconte au sujet de Jean Both un trait qui tout d'abord nous donne la mesure de cet
excellent peintre'. M. Van der Hulk, bourguemestre de la ville de Dordrecht, avait proposé un prix à celui de ces deux maîtres, Berghem et Jean Both, qui ferait le plus beau tableau. Chacun des deux concurrents devait recevoir 800 florins : mais un magnifique présent était réservé au vainqueur. Berghem fit le tableau qui passe pour son chef-d'œuvre : c'était un paysage montagneux où paissaient des troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres; les arbres, les terrasses, le ciel, tout était surprenant, et l'on ne doutait point qu'il ne remportât le prix ; mais le paysage de Jean Both n'était pas moins admirable ; il y avait tant de lumière et le grand goût héroïque s'y mêlait si heureusement au style champêtre, qu'il fut impossible de prononcer entre Berghem et lui. Généreux et fin connaisseur, le bourguemestre de Dordrecht trancha la difficulté par une décision bien digne d'être conservée dans l'histoire de l'art. « Messieurs, leur dit-il, vous ne m'avez pas laissé la liberté du choix, et vous méritez l'un et l'autre le présent qui a été promis au vainqueur, puisque tous deux vous avez atteint au plus haut degré de la perfection 2. »
Dans les campagnes de Jean Both, les principaux personnages ne sont pas le berger silencieux qui garde ses chèvres, ni le rustre chassant son âne devant lui ; ce sont de grands arbres d'une noble tournure et d'une élégance robuste. Il ne les veut point trop arrondis, ni se balançant avec une sorte de grâce efféminée, comme ceux d'Herman d'Italie; ni trop ondoyants dans leurs contours. Au contraire, il les aime un peu sauvages, poussant des rameaux bizarres, inégaux et tourmentés. Quand on considère ces beaux chênes qui, dans les tableaux de Jean Both, se détachent avec tant de vigueur, tantôt sur les chaudes clartés du couchant, tantôt sur l 'éclatante et fraîche lumière des matinées italiennes, l'on croit sentir qu'une âme circule dans la sève de ces êtres sans cesse agités, et avec eux se dresse devant nous comme une image de la force dans la douleur. Pour le peintre panthéiste des contrées du Nord, l'arbre est un héros. Il s'est enveloppé d'une cuirasse; ses muscles ligneux se gonflent, ses bras se tordent; tantôt il s'élance triomphant, agitant son feuillage comme une chevelure, tantôt il est courbé dans une attitude de tristesse, et alors son écorce déchirée, ses branches rompues lui donnent l'aspect d'un gladiateur vaincu et mourant.
C'est uniquement par le port de ses arbres, par la forme et le grand goût de ses rochers, par l'aspect imposant de ses montagnes et la noblesse de ses fonds lumineux, que Jean Both est plein de style dans ses paysages. Pour atteindre au grandiose, pour éveiller en nous le sentiment d'une haute poésie, il n'a pas besoin de faire passer des dryades à travers ses forêts, de promener sur le bord du fleuve de suaves baigneuses comme Poelemburg, ou d'y asseoir des demi-dieux, comme le Poussin. Il se contente d'imprimer un caractère héroïque aux chênes de son premier plan, et la nature qu'il observe de l'autre .côté des Alpes lui apparaît assez poétique sans le secours des dieux, avec ses seules plantes, ses nappes d'eau, ses cascades écumeuses et la saveur agreste de ses buissons et ses hautes futaies, dessinant leurs profils capricieux sur le fond moutonné des nuages. Chez Poussin, c'est l'histoire, c'est l'humanité qui dominent; chez Both, c'est la nature; mais une nature tourmentée, hérissée, tellement pittoresque et fière, qu'elle fait naître aussi de vives pensées et remue au fond du cœur le désir des lointains voyages à travers le monde et les périls. On ne peut regarder longtemps, les paysages méridionaux du peintre néerlandais, sans être pris de l'irrésistible envie de s'y égarer, ne fût-ce que pour entendre siffler par un pâtre des airs italiens, et pour rencontrer au détour du chemin sur la montagne, les mulets qu'ont annoncés le tintement de leurs sonnettes. Rien de mesquin, rien de pauvre ni de commun dans cette nature: la végétation y est vigoureuse, sombre et discrète, l'air y est pur, le soleil y resplendit, et l'image importune de la vie des cités n'y vient point troubler le charme des contemplations muettes; car la civilisation n'y apparaît que sous forme de ruines. Une colonne brisée, un colossal pan de mur, voilà tout ce qui rappelle les fortes nations qui habitèrent ce sol historique, traversé jadis par la cavalerie de Scipion et par les chariots d'Annibal ; mais ces grands souvenirs sont rejetés dans les plans éloignés, parmi les débris qui disparaîtront. Le tableau ne nous parle que de la
' Le grand théâtre des peintres et des femmes peintres des Pays-BaF. Nous possédons une traduction française manuscrite de cet ouvrage.
' Descamps raconte ce fait à l article de Berghem, dans le tome II de la Vie des peintres flamands, allemands, etc.
jeunesse éternelle de la nature; le peintre ne veut nous intéresser qu'à la lumière qui traverse les feuillages légers de ses arbres, au jardin rustique ménagé , là-bas, sur une pente abrupte.
(Juand on sait que Jean Both est né à Utrecht, en 1610, on s'explique parfaitement pourquoi, même en Italie, sous l'influence du style dominant alors, il est resté fidèle au style champêtre; pourquoi, veux-je dire, il a aimé la campagne plus que les héros, et l'a trouvée suffisamment noble sans y mêler d'autres parfums que la senteur des aubépines. Jean Both et son frère André, qui peignait les figures dans les paysages de Jean, avaient étudié ensemble à Utrecht, chez Abraham Bloemaert : ensemble ils partirent pour l'Italie et ils séjournèrent ensemble à Rome. Là, ils s'attachèrent à deux maîtres: Jean Both devint
LE TRAJET.
r élève de Claude Lorrain ; André étudia particulièrement la manière du Bamboche. L'un se fit donc paysagiste et l'autre peintre de figures ; mais ils ne séparèrent ainsi leurs études que pour mieux réunir leurs talents, car André Both apprit à dessiner des figures plutôt comme s'il voulait en orner les tableaux de son frère, que pour se créer à lui-même une réputation .en ce genre. Il arriva bientôt à les composer avec tant d'esprit, à les toucher avec tant de sûreté et de finesse, que s'il n'avait eu soin de les sacrifier à l'ensemble du paysage, elles auraient nui par leur intérêt même a l'unité de la composition; mais par un sentiment où la tendresse d'un frère se mêlait au bon goût d'un artiste, André Both avait soin de subordonner ses petits personnages, et de laisser tout le triomphe au paysagiste. De son côté, Jean Both cherchait souvent à faire valoir les figurines d'André ; il leur sacrifiait à son tour quelque chose de son propre talent. Il résultait de cette mutuelle amitié des deux pinceaux , une œuvre à ce point harmonieuse, qu'il n'était pas possible de distinguer le travail de Jean de la touche d'André.
Les paysages de Both d'Italie représentent ordinairement un pays montueux, de grands mouvements de terrain, et souvent un chemin sinueux, défoncé par les pluies, taillé dans le roc. Le long de ces routes pratiquées entre deux précipices, sur les flancs de quelque montagne qui tient à là chaîne des Apennins, on voit cheminer des voyageurs, des paysans , des mulets au pied sûr, chargés de sonnettes, portant de petits
tonneaux de vin précieux, ces mulets ont le fer retroussé comme un patin sur leur sabot, et ils marchent en avant du conducteur qui s'est arrêté à boire dans une ravine. Au loin, c'est une plaine riche qui se déroule, un pâturage coupé de bouquets d'arbrisseaux et inondé de soleil ; ou bien le paysage , plein d'accidents, se termine tout à coup par la ligne plane d'un golfe aussi tranquille que le rivage de Sorrente. Tout indique l'heureuse Italie. A mesure qu'on revient aux premiers plans, on y sent de la fraîcheur, tandis que la chaleur du jour embrase et illumine le fond du tableau. Les ombrages ne laissent arriver près de nous que de rares et minces rayons de soleil. Le spectateur se croit ainsi plus à l'aise, protégé ici par des masses de rochers, là par des pousses isolées d'une végétation intermittente : il peut même rafraîchir sa vue au bord d'un étang qui dort sur le devant du paysage, et dont la transparence est interrompue par des touffes de roseaux et des nénuphars.
Il paraîtrait, d'après un passage de Sandrart, que, de leur vivant même, les frères Both furent placés au premier rang des paysagistes ', et qu'on ne manqua pas d'observer, au sujet de Claude Lorrain, qu'il était moins habile pour les ligures que pour les merveilleuses combinaisons de la lumière avec le paysage, tandis que les frères Both, en réunissant leurs pinceaux , excellaient dans l'un et l'autre genre i. Ce qui est certain , c'est que leur peinture était fort recherchée et leur atelier plein d'acheteurs, emtoribus abundans, bien que Jean Both maintînt ses tableaux à un prix très-élevé. Joachim Sandrart se félicite pour cette raison que l'excellent peintre d'Utrecht ait bien voulu lui faire don de deux paysages représentant le matin et le soir, alors que tant d'amateurs se disputaient de semblables toiles à prix d'or.
Le principal mérite que l'on reconnaissait aux paysages de Jean Both et en général à tous ceux des deux frères, c'était de marquer avec une rare justesse les différentes heures du jour. Et en effet, les jeux du soleil à travers les arbres, sa lumière qui est d'argent à l'aurore et d'or au couchant, voilà ce que le grand peintre paysagiste observait avec autant d'amour que Claude Lorrain son maître, voilà ce qu'il rendait presque avec autant de bonheur. Ce n'est pourtant pas qu'il sût aussi bien reproduire les phénomènes de la perspective aérienne, ni rencontrer ce caractère de noble tranquillité qui convient à un paysage fait pour les dieux de Virgile ; mais il exprimait admirablement, comme on peut le voir dans la Vue d'Italie au soleil couchant qui éclaire le musée du Louvre, il exprimait, dis-je, la légèreté des branches d'arbres que la lumière traverse, que la chaleur pénètre ; il s'entendait mieux que personne à bien contraster les plans, à enlever sur une masse de verdure sombre une ronce ou tel autre accident de végétation, au moyen de ces touches piquantes, ou , si l'on veut, de ces accrocs de lumière si familiers à Adam Pynaker. Ses terrains sont trop accidentés, trop raboteux, ses devants sont tapissés de plantes trop épineuses, ses chemins sont trop escarpés, pour qu'on suppose un tel paysage habité par les divinités de la fable, ou même par les doux pasteurs de l'Arcadie. La nymphe de Poelemburg se piquerait à ces buissons, et ses pieds délicats ne sauraient courir sur des sentiers aussi âpres. Et c'est par là précisément que Jean Both se distingue de Claude Lorrain. S'il y a dans la nature que représente Jean Both un côté héroïque, les figures qui la traversent n'en savent rien ; elles foulent d'un pied indifférent cette terre que les miracles de l'histoire profane ont travaillée. Le sentiment qui s'est dégagé du cœur de l'artiste ne retentit donc que dans l'âme du spectateur, et le paysage est sublime de sauvagerie, de grandeur ou de tristesse , à l'insu du rustre en bonnet rouge qui parle en cheminant à ses mulets.
Joachim Sandrart nous apprend que les frères Both ont quelquefois peint la nuit... nec non nocturnum lunœ splendorem et similia proferebant... Jamais il ne nous est arrivé de voir un effet de nuit des frères Both, bien que nous ayons parcouru tous les musées de Hollande qui renferment de si nombreux et de si beaux paysages de ces maîtres. C'est dans les galeries d'Angleterre que se trouvent aujourd'hui sans doute les effets de lune dont parle l'historien allemand, car les amateurs anglais ont un goût bien décidé pour Jean Both, probablement à cause de sa ressemblance avec Claude Lorrain qui est leur dieu. Une belle estampe de Brown,
1 Ut juxtà excellentissimos haud immérité locari possent artifices. Acadernia artis pictoriœ. Nuremberg, 1683. ln-fol.
* Lorrenius... subdialibus ingeniosior erat quam imaginibus humanis... fratres in utroque exereitatissimi crant. IbM., partis secimdœ, lib. III, cap. xix.
gravée en 1791, nous fait connaître comme ayant appartenu alors à la collection de sir Thomas Dundee, baronnet, le paysage qu'on appelle les Bandits prisonniers. Nulle part les figures d'André n'ont une pareille importance et pourtant le tableau ne semble pas sacrifié le moins du monde aux figures. Les prisonniers
LA FEMME MONTÉE SUR UN MULET.
sont amenés sur la lisière de la forèt où on vient de les prendre; leurs physionomies de brigands, le geste des soldats, le commandement du chef, le luisant des armures, tout cela prête un intérèt dramatique à la scène, complétée au loin par la vue d'une forteresse; mais on revient à la majesté, à la grandeur des feuillages, il l'irrégulière beauté des troncs noueux, tordus, aux belles masses de taillis qui annoncent la fin d'une haute forêt et qui vont mourir sur le rivage.
Du vivant des frères Both, c'était Venise qui possédait la plus grande partie de leurs œuvres. Bien que leur début à Rome eût été heureux, bien que leur vie eût été égayée, ennoblie, honorée de la fréquentation et l'amitié du Bamboche, d'Herman Swanevelt, de Claude, des deux Poussin et d'Elzheimer, les deux artistes s'étaient rendus à Venise sans doute pour y étudier les mâles paysages du Titien, à la touche fière, robuste et libre. Ils demeurèrent quelque temps dans cette ville. Mais un jour qu'André Both venant de souper avec des amis, regagnait sa demeure sur une gondole, il se laissa tomber dans un des canaux de Venise, et, faute de secours, il y périt misérablement Depuis ce moment funeste, le séjour de Venise devint insupportable à Jean Both ; il prit le parti de retourner dans sa patrie et il alla s'établir à Utrecht. Là il retrouva son compatriote Corneille Poelemburg qui avait été, lui aussi, avant Both, l'élève d'Abraham Bloemaert. Plus d'une fois le peintre des sylvains et des antiques dryades vint embellir de ses petites figures les agrestes campagnes de Jean Both; mais la suavité du pinceau de Corneille ne se mariait point avec les broussailles épineuses,. avec les plantes hérissées de Jean Both, aussi heureusement que les rudes muletiers de son frère. Berghem à son tour, bientôt lié d'amitié avec un peintre qu'il ne pouvait ni vaincre ni envier, se fit un plaisir de mener paître dans les paysages de Both d'Italie, quelques-uns de ces taureaux à raie noire qu'il voyait passer sous les fenêtres du château de Benthem.
Cependant Jean Both ne put survivre longtemps à son frère. Houbraken ne nous dit point quelle est la date précise de la mort de Jean ; mais il place celle d'André en 1650, et comme il ajoute que le paysagiste mourut peu de temps après son frère, il faut bien fixer la mort de Jean Both sur le pied de cette expression. Sandrart affirme du reste que Jean Both mourut en 1650. L'on peut dire, après le célèbre amateur Lebrun , que Jean Both est un des premiers paysagistes du monde, bien que sa réputation soit moins populaire que celle de Claude 2. Ajoutons qu'il a gravé à l'eau forte quelques paysages, d'une pointe fine , libre, et d'un goût exquis. Sur le cuivre comme sur la toile, le plus admirable talent de Jean Both a été celui de rendre parfaitement reconnaissables les arbres de chaque espèce , d'observer non-seulement le caractère des feuilles, mais encore si elles se trouvent attachées par bouquets irréguliers ou disposées d'une manière uniforme. Il y a regardé de si près qu'on ne peut point dire de lui ce que Lairesse a dit de tant d'autres, qu'il place le feuillé d'un frêne sur sur le tronc d'un tilleul, ni celui d'un saule sur un orme. Ce qui distingue aussi ce lumineux paysagiste, c'est qu'il a choisi pour plus de difficulté les arbres qui ne présentent point d'épais massifs, ceux dont les rameaux laissent apercevoir et scintiller le ciel entre les attaches des moindres branches et même des plus petits bouquets de feuilles 3. Veut-il accidenter ses compositions ? il y jette des grands ponts de construction massive, ordinairement fortifiés et flanqués de tours. Il aime les pays où telle chaîne de montagnes finit brusquement à pic ; des cascades s'en échappent et tombent écumeuses pour s'apaiser bientôt sur une plaine coupée de buissons. Au pied de ses rochers ont poussé des sapins rigides. Une touffe de châtaigniers a cramponné plus bas ses racines sur un gros tertre qui fait suite à la montagne, et une cascatelle bondissant à gros bouillons parmi des rochers vient se précipiter sur le devant du tableau, tandis que des paysans la traversent paisiblement avec deux mulets sur un pont de poutres.
Le plus beau paysage de Jean Both, celui que sans doute il considérait comme son chef-d'œuvre , puisqu'il l'a répété plusieurs fois en se contentant de varier les figures, c'est la Vue d'Italie au soleil couchant. Un batelier passe des bœufs dans sa barque, qui déjà touche le rivage. Un gentilhomme semble attendre le débarquement des bœufs pour passer à son tour. Nous sommes au pied d'une montagne escarpée qui s'élève sur la gauche et vient mourir au bord de l'eau. Deux belles masses d'arbres s'élèvent au premier et au troisième plan ; entre les deux, passe un rayon de soleil qui dessine sur le terrain l'ombre allongée des jambes de deux chevaux qui vont aussi traverser le fleuve. Un vieux pont inachevé ou à demi-emporté par quelque
1 Donec alter istorum fratrum qui imaginibus ditabat tabulas, noctu, dum e sodalitio domum abiret, ex improviso in canalcm illapsus defectu auxilii, undis miserrimè suffocaretur. Academi artis picloriœ, lib. III, cap. xix.
- Galerie des peintres flamands et hollandais, par Lebrun.
3 Voyez ce que dit à ce sujet Deperthes dans son estimable Histoire du paysage. Paris, Lenormant, 1822.
tempête s'arrête au milieu de l'eau. A gauche, dans une large demi-teinte que fait l'ombre de la montagne et qu'adoucissent les reflets du soleil, un paysan mène son âne par le licou. Deux ou trois nuages floconneux remplissent la droite du tableau. Le paysage est tranquille, plein de lumière, et toutes les lois de l'art y sont observées avec une délicatesse rare.
Henri Verschuuring et Guillaume de Heuss furent les seuls élèves de Jean Both. Le premier se livra de préférence aux sujets de batailles et d'attaques de voleurs, si familiers au Bamboche ; mais le second imita si parfaitement la manière de son maître, sa touche, ses feuillages légers, ses ciels lumineux et chauds, qu'un
LES MULETIERS D'ITALIE
œil peu exerce confondrait très-aisément ses œuvres avec celles de Both d'Italie. Bien que libre et facile, la touche de ce peintre admirable, je parle de Jean Both, accuse chaque objet suivant son caractère et comme il convient. Elle se heurte aux troncs rugueux des chênes, elle se déchire aux broussailles, elle s'étend mollement sur les mares endormies ; elle devient piquante , s'il s'agit de détailler, sans petitesse, les arbustes épineux, les menus terrains , les ajoncs, les ronces , les plantes fines et légères. « On reproche à Jean Both, dit « Descamps, d'avoir tanné sa couleur, en touchant le feuillé de ses arbres avec un jaunâtre un peu safran. » Ce reproche est fondé, parfois, mais, au témoignage de Descamps lui-même, ou plutôt à celui de nos yeux , le défaut dont parle cet historien et après lui, l'amateur Lebrun, n'est point général. Jean Both s'en est corrigé et plusieurs de ses tableaux en sont exempts. On peut dire de ceux-là que ce sont des chefs-d'œuvre comparables à ceux des plus grands maîtres.
Pour le pittoresque, pour la variété et la richesse des compositions, pour l'exactitude des premiers plans et leur vigueur habilement calculée, Both d'Italie est un véritable modèle. Le sentiment profond et dominant des beautés agrestes, dans une nature d'un caractère héroïque, voilà ce qui marque surtout l'oiginalité de Both d'Italie, voilà ce qui le distingue fortement de tous ses rivaux. Quelquefois , il est vrai, ses fabriques sont d'un style tellement noble, qu'elles semblent élever la pensée du peintre au-dessus d'une intention purement hollandaise, c'est-à-dire au-dessus du genre champêtre que de Piles a si bien défini. Un temple avec façade
à colonnes adossées, une abbaye italienne ornée de pilastres et surmontée d'un campanile, donnent parfois à la composition de Both un aspect entièrement historique, à la Poussin. On éprouve alors beaucoup de charme à contempler cet abri qu'une communauté de moines s'est choisi au pied des montagnes, à deux pas d'un fleuve qui coule sans bruit, au sein d'une campagne remplie de majesté et de silence. Mais cela même ne prouve-t-il pas que le peintre est moins sensible aux souvenirs de l'histoire qu'aux naïves émotions que procure le sentiment des beautés rustiques?
CHARLES BLANC.
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Les beaux tableaux de Jean Both sont chers et rares. En 1792, époque à laquelle les productions des maitres de l'école hollandaise n'avaient pas la valeur qu'elles ont acquise depuis, Le Brun portait à 500 louis le prix d'un beau tableau de cet excellent paysagiste.
Le mérite de Jean Both fut reconnu par tous les grands artistes ses contemporains et ses compatriotes, car les plus célèbres, tels que Berghem, Poelemburg, Wouvermans et Karel Dujardin s'empressèrent, après la mort de son frère André, d'enrichir ses compositions de figures et d'animaux.
S'il faut en juger par le nombre de pièces gravées par les Daudet, de La Barthe, Bovinet, Niquet, Duttenofer, Dequevauvilliers, Fortier, etc., d'après les tableaux de Jean Both, sans parler des dix admirables eaux-fortes que nous devons à sa pointe fine et légère, ce peintre, laborieux comme la plupart des peintres de son temps et de sa nation, a peint. un grand nombre de tableaux, quoique mort à l'âge où nos artistes d'aujourd'hui commencent à peine à avoir quelque valeur.
L'Italie, où cet artiste séjourna longtemps, en possédait un grand nombre, avant que les Anglais, aux yeux desquels les tableaux de Jean Both rappelaient les grandes qualités de Claude Lorrain, leur peintre de prédilection, ne songeassent à les rechercher.
Cependant il est peu de galeries qui ne possèdent quelques tableaux de ce grand artiste.
Le musée du Louvre en a deux : un Défilé entre des rochers escarpés et un Soleit couchant. Ce dernier, qui fut vendu au roi par Le Brun, peut ètre regardé comme une des plus belles productions de Jean Both.
Dans le riche musée de Munich, on compte plusieurs paysages de Jean Both avec les figures de son frère André, de Wouwermans ou de Karel Dujardin. Dans tous on admire un ton chaud, doré et lumineux. On y remarque surtout Mercure endormant Argus, tableau capital de l'effet le plus piquant. Decamps le cite comme le chef-d'œuvre du maître.
La galerie de Dresde possède deux beaux paysages de Jean Both; celle de Berlin en compte aussi quelques-uns, représentant des sites méridionaux; mais le plus beau se trouve à la galerie de Copenhague.
Voici le relevé des prix auxquels ont été adjugés les tableaux de Jean Both dans quelques ventes célèbres :
En 1745 , à la vente de M. le chevalier de La Roque, dirigée par Gersaint, deux tableaux de Both d'Italie, l'un gravé par Lebas sous le titre les Courriers, l'autre représentant un Hiver, furent vendus 124 livres. — En 1773, à celle de Lempereur, un paysage de J. Both, Vue d'une ri-
vière, orné de fabriques, fut adjugé pour 250 livres. —En 1777, à la vente du prince de Conti par P. Remy, un paysage d'un coloris chaud, avec figures, fut poussé à 600 livres. — A celle de M. Poullain, un paysage coupé par une rivière où se baignent des femmes peintes par C. Poelemburg, fut vendu 601 livres.—Le mème tableau, sept ans après, fut adjugé pour 1,000 livres à la vente du chevalier Lambert. — En 1817, à la vente du cabinet de Talleyrand-Pocigord, une Vue prise dans un pays montagneux s'éleva à 4,650. — A celle de Lapeyrière, receveur général du département de la Seine, en 1817, un paysage montagneux de J. Both, avec figures de son frère, tableau peint sur cuivre, 76 centimètres sur 57, fut vendu 11,050 francs. — En 1823, à la vente du cabinet du mème amateur, un paysage ayant 89 centimètres sur 116 fut adjugé pour 16,300 francs. — Un autre, catalogué sous le n° 95, site pris dans les Apennins, avec figures d'André Both, atteignit 11,600 francs. — En 1832, à la vente du chevalier Érard, un paysage de Jean Both, n° 66 du catalogue, fut vendu 13,600 francs. — Le n° 67, site montag-neux, ne monta qu'au prix de 1,910 fr. — A la vente de la galerie de M. le duc de Berri, il y avait deux tableaux de J. Both. Le n° 42, Vue des Apennins, fut vendu 9,150 fr. ; le second, n° 43, 3,180 fr. Dans le premier, les figures étaient de Berghem ; dans le deuxième, elles étaient d'André Both. — En 1841, à la vente de M. Heris de Bruxelles, il y avait également deux Vues d'Italie ; le n°4, qui était en 1822 dans la galerie de M. Delahante, fut payé 14,800 fr.; le deuxième, n° 50, 3,050 fr.; le premier sur toile, le deuxième sur bois. — A la vente de M. le comte Perregaux, en 1841, un paysage de Jean Both, un Soleil couchant, n° 5 du catalogue, atteignit le prix de 21,200 fr. — En 1843, vente Tardieu, un paysage montagneux fut poussé à 7,000 fr.; le n" 9, paysage avec figures, à 2,100 fr., et le n° 10, paysage également avec figures, à 410 fr.
Ces renseignements sont plus que suffisants pour établir qu'il y a un grand choix à faire dans les tableaux de Jean Both; mais aussi que, lorsqu'ils sont d'une belle qualité, ils se vendent aussi cher que les Wouvermans, les Berghem et les Karel Dujardin.
Jean Both a peint sur toile, sur cuivre et sur bois ; il a peint de grands et de petits tableaux.
Le Brun affirme qu'un peintre du nom de L. V. Ludick a peint, dans la manière de Jean Both, à tromper les amateurs.
Voici les signatures et marques que nous avons trouvées au bas des tableaux de ce maitre, et des eaux-fortes qu'il a gravées :
Les Recherches et Indications ci-dessus sont de M. Armengaud.
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ANDRÉ BOTH1 NE VERS 1610 — MORT EN 1650
La vie d'André Both fut tellement liée à celle de son frère Jean Both, le grand paysagiste, que nous aurions dû peut-être confondre les deux frères dans une seule biographie, comme si souvent eux-mêmes ils confondirent leurs talents et leurs couleurs dans un seul tableau. Mais le cadre de cet ouvrage nous force à réserver pour chacun une place à part. Aussi bien, André Both ne se borna pas à peindre des figures de muletiers, de paysans ou de bandits dans les paysages italiens de son frère; il peignit aussi et grava de sa main quelques compositions qui ne manquent pas de sel et qui permettent de le considérer autrement que comme le simple auxiliaire d'un paysagiste.
On ne sait au juste l'année de la naissance d'André Both, ni s'il était l'aîné ou le cadet de son frère. Joachim Sandrart, qui les avait connus l'un et l'autre, ne s'explique point là dessus. Ce qui est certain, c'est qu'André
1 Le portrait de ce peintre n'existe pas.
Both était né à Utrecht, comme son frère Jean; que leur père, qui était peintre sur verre, les mit ensemble chez Abraham Bloëmaert, bon maître qui exerçait alors beaucoup d'influence sur toute l'école de Hollande. Jean et André partirent un beau jour pour l'Italie; ils traversèrent la France et arrivèrent à Rome où ils comptaient se perfectionner dans leur art, c'est-à-dire apprendre le style, car on ne leur avait enseigné dans leur pays qu'à voir la nature et à l'aimer. Mais les deux frères étaient beaucoup trop hollandais l'un et l'autre, pour désapprendre la naïveté et le naturel qui étaient les qualités dominantes des artistes de leur patrie. Tandis que Jean Both prenait pour maître Claude Lorrain et s'efforçait de marier le style de ce grand maître avec le sentiment des choses agrestes, André Both s'attachait dans Rome, non pas à un Romain, mais à un Hollandais, à Pierre de Laer, dit Bamboche. Celui-ci était ou passait pour être le créateur de ce genre de figures familières ou grotesques qu'on n'avait pas encore introduit dans le domaine de la peinture, et qui, en tout cas, convenait fort peu aux grandes idées que les Romains s'étaient faites jusqu'alors des convenances de l'art de peindre et de sa dignité.
Quand il eut appris à bien camper ses petites figures, à en bien saisir le costume, les mouvements ou l'attitude, André Both mit son talent au service de son frère. Dans ces paysages montueux, accidentés et pleins de lumière, il se plut à faire entrer tantôt les rudes Transtéverins qu'il voyait chaque jour descendre sur les marchés de Borne, tantôt les bateliers du Tibre passant, dans leur barque, le gentilhomme en pourpoint à côté d'une paire de bœufs et du paysan qui les conduit, tantôt enfin ces muletiers qu'ils avaient rencontrés dans les Apennins, menant sur le dos de leurs bêtes des petits tonneaux de vin précieux.
Il est rare que des peintres de figures et d'animaux sachent parfaitement approprier leurs motifs au style du paysage qu'ils veulent orner. Souvent nous avons eu occasion de remarquer des disparates fâcheuses dans les plus fameux ouvrages des grands paysagistes. C'est ainsi que plus d'une fois les campagnes arcadiennes de Claude Lorrain et les mélancoliques forêts de Huysdael furent déparées par des peintres qui ne surent pas entrer dans le sentiment de ces maîtres. André Both, au contraire, eut précisément tout ce qu'il fallait d'intelligence et de modestie pour se soumettre au génie de son frère et ne lui apporter en tribut, dans ses lumineux paysages, que des accessoires qu'on devait naturellement s'attendre à y trouver, et des figures telles, après tout, que Jean Both aurait pu lui-même les choisir.
Si le paysagiste représente des ravins profonds, bordés de roches et de broussailles épineuses, et sur le flanc de la montagne un chemin escarpé aboutissant à un pays plus heureux qu'on aperçoit au loin par delà les monts, et qu'embrase la chaleur du soir, le peintre de figures se pénètre de la pensée qui inspira le tableau, et le long de ces ravins sauvages il fait passer une pauvre femme cheminant sur un âne qu'un vieillard chasse devant lui. Au premier abord on ne fait aucune attention à ces figures vulgaires perdues dans la grandeur du tableau et dans son éclat; mais en y revenant, on croit reconnaître ces voyageurs obscurs et l'on se demande si ce n'est pas la Vierge qui s'enfuit emportant dans ses bras l'enfant qui sera un Dieu.
André Both ne fut pas seulement remarquable par le choix des figures et leur intelligente appropriation aux paysages de son frère, il eut encore le mérite assez rare de les subordonner au triomphe du paysagiste, c'est-àdire que, tout en traitant ses petits personnages de la touche sûre, spirituelle et libre qu'il y mettait, il savait les sacrifier à propos pour laisser valoir l'ensemble, et prenant ses tons sur la palette même de son frère, il achevait leur œuvre commune avec tant d'harmonie qu'il n'était pas possible d'y soupçonner l'intervention d'une main étrangère, et de distinguer la touche d'André du faire de Jean Both.
Joachim Sandrart nous apprend que les deux frères vécurent à Rome dans la fréquentation du Bamboche, de Claude Lorrain, de Poussin, d'Elzheimer. Leurs talents furent remarqués et vantés même en dépit du dangereux voisinage de ces grands maîtres. L'accord qui régnait dans leurs tableaux, aussi bien que dans leur vie, n'échappait à personne. Après un séjour de quelques années à Rome, Jean et André Both se rendirent à Venise. C'est là qu'ils laissèrent le plus grand nombre de leurs ouvrages; car, bien qu'ils y missent un prix élevé, caro sua divenderent pretio, ils ne manquèrent jamais d'acheteurs. Toujours unis, les deux frères ne furent séparés que par la mort. Un jour qu'André, venant de souper avec des amis, regagnait sa demeure sur une gondole, il se laissa tomber dans un des canaux de Venise et, faute de secours, il y périt misérablement. Au sujet de cette mort, Florent Lecomte dans son Cabinet des singularités d'architecture, publié en 1699, et M. de Piles, qui
publia la même année un Abrégé de la Vie des Peintres, ont raconté qu'André Both était mort dans l'eau, par punition du ciel, c'est-à-dire pour avoir, lui cinquième, noyé un ecclésiastique dans le Tibre 4.
L'arracheur D E DENTS.
Nous avons démontré, dans la vie du Bamboche, l'invraisemblance de cette fable contredite formellement
1 Joachim Sandrart, Academia nobilissimœ artis pictoriœ, partis secundœ liber III, ch. XIX. Nuremberg, 1683, in-fol.
par les assertions de Joachim Sandrart, écrivain qui avait personnellement connu à Rome les frères Both et le Bamboche. Florent Lecomte et Roger de Piles ont été évidemment entraînés par un excès de zèle et par ce plaisir, naturel aux historiens naïfs, de trouver une cause merveilleuse à des effets tout simples. Quoi qu'il en soit, la mort d'André Both se rapporte, selon Sandrart, à l'année 1650. Cette mort causa un tel chagrin à Jean Both qu'ayant quitté Venise, dont le séjour lui devint insupportable, pour retourner à Utrecht, il y mourut en cette même année 1650, toujours suivant cet historien.
André Both, avons-nous dit, n'a pas été seulement l'auxiliaire du paysagiste, il a fait aussi des tableaux tout entiers de sa composition, la plupart dans le genre grotesque. Bien qu'il procède de Jean Miel et du Bamboche, il se distingue de ces maîtres par une intention comique très-caractérisée. Dans ses figurines, notamment dans les Cinq sens, gravés d'après lui par Jean Both, il affecte des formes trapues et des visages grimaçants, et par là il touche à la caricature; mais, dans ce sentiment, il est moins souple et moins spirituel que notre Callot. La Tentation de Saint-Antoine, qu'André Both a gravée d'après sa propre composition, présente au surplus quelque chose de l'esprit clair et déluré des artistes français : rien n'y est mystérieux ou fantastique. Le diable, en pantalon, l'épée au côté, vient faire à l'anachorète ses propositions galantes, mais de la façon la plus joviale, ayant sur le nez les lunettes qu'il vient de dérober au saint homme, et laissant sortir de ses manches des ergots qui constatent parfaitement son identité. Du grotesque, André Both est quelquefois tombé dans l'ignoble, par exemple, lorsqu'il a voulu représenter le sens de l'Odorat; dans cette pièce gravée par son frère Jean, on ne voit à regret que des saletés indignes d'occuper le pinceau de l'un et le burin de l'autre. Quant à sa touche comme peintre, André Both est moins estimé que son frère et reste inférieur à Pierre de Laer et à Jean Miel ; sa couleur est jaunâtre et froide ; son faire, leste, facile et trop pratique, suivant le mot de Lebrun, est de nature à plaire aux artistes plutôt qu'aux amateurs, ceux-ci étant peu disposés ordinairement à aimer ces négligences heureuses qui étaient un des talents d'André Both. Cependant, c'est un simple amateur, Hagedorn, qui a dit en le jugeant : « J'ai vu trop souvent des peintres qui de peur d'interrompre le fini et le poli de leurs compositions par des traits faciles, n'osaient pas risquer la moindre hardiesse dans le maniement du pinceau. Aussi, sans jamais atteindre à la délicatesse des Flamands, peignent-ils des tableaux sans esprit et des surfaces sans saveur. Au contraire, je trouve quelque chose de piquant dans les peintures d'André Both où je vois un certain soigné combiné avec cette hardiesse de traits. » En ajoutant que cet artiste peut être regardé comme un Gérard Dow imparfait. Hagedorn ne me paraît plus dans la justesse ordinaire de ses appréciations. André Both est un peintre secondaire de la parenté du Bamboche et un graveur secondaire de la famille de Callot.
CHARLES BLANC.
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Dix pièces composent l'œuvre gravé d'André Both. Elles représentent des sujets burlesques, et sont exécutées d'une pointe grossière quoique facile. — Voici leurs titres :
1° L'ERMITE; — 2° L'ANACHORETE ; — 3° L'ANACHORETE (planche plus petite); — 4° LE MOINE QUÊTEUR; — 5° LES PÉLERINS; — 6° LES BUVEURS; — 7° BUSTE D'HOMME; — 8° TENTATION DE SAINT-ANTOINE; — 9° LES DÉBAUCHÉS; — 10° LES IVROGNES.
Ces dix estampes, à l'exception de celle qui a pour titre : les Buveurs, portent le nom de A. BOTH. Le no 3 est daté de 1632.
L'œuvre complet de cet artiste, en bonnes épreuves, se vend de 120 à 180 francs.
Les tableaux exécutés par André Both sont rares, et si l'on excepte les Cinq sens de l'homme : la Vue, — l'Ouie, —
l'Odorat, — le Goût, — le Toucher (nous avons reproduit cette dernière pièce sous le titre de l'Arracheur de dents), dont son frère, Jean Both, nous a conservé les compositions en les gravant à l'eau forte ; nous ne voyons de ce maitre que deux tableaux à la Galerie royale de Dresde : l'un représente un Nécromancien assis dans une grotte taillée dans le roc, lisant dans un livre en présence d'un spectre ; l'autre un Charretier passant devant une hôtellerie située sur une hauteur.
Les tableaux d'André Both se sont produits rarement dans les ventes publiques, et n'y ont pas atteint le prix qu'ils méritaient peut-ètre : on ne voit guère, en effet, les compositions de cet artiste dépasser 400 ou 500 francs.
Voici sa signature relevée sur ses eaux fortes.
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JEAN WYNANTS NÉ VERS 1610. — MORT EN 1680.
L'ingrate Hollande, qui a eu tant de peintres aimables et amoureux d'elle, ne nous a pas même conservé leur histoire. D'insignifiantes biographies ne nous font connaître que le côté le moins curieux de leur existence. Un peintre de qui on aurait pu attendre des notices pleines d'intérêt et de couleur, Arnold Houbraken, s'est borné à enregistrer des dates incertaines, souvent inexactes, à recueillir des faits sans portée, à raconter quelques anecdotes insipides. Ainsi ces artistes, incomparables dans leur genre, et qui tiennent une si grande place dans la gloire de leur patrie, ils occupent à peine quelques lignes dans son histoire. Plusieurs n'y ont pas même leur nom, et parmi eux on peut citer deux des plus illustres paysagistes de la Hollande, Hobbema et Wynants.
Wynants, cependant, n'est pas seulement un excellent peintre;
c'est aussi un chef d'école. C'est de lui que date, parmi les Hollandais, le paysage familier, ou pour mieux dire le paysage indigène. Jusque-là les artistes des Pays-Bas étaient allés chercher hors de leur pays des sites plus accidentés, plus brillants. Les uns, comme Memling et Saftleven choisirent les bords du Rhin ; d'autres,
comme Roland Savery, aimèrent à s'égarer dans les montagnes du Tyrol, au milieu des rochers, des torrents et des précipices, ou poussèrent jusque dans le Frioul pour s'inspirer à la vue des poétiques campagnes qui avaient vu naître le premier paysagiste de l'Italie, le Titien. Paul Bril avait couru les Alpes pour y découvrir des lignes imposantes, une végétation libre, vigoureuse et sauvage, des rochers abruptes, des horisons bleus. Les contemporains même de Wynants désertèrent pendant quelque temps leur brumeuse patrie pour des contrées plus lumineuses ou plus tourmentées. Everdingen remonta vers le Nord et prit pour motif de ses paysages les chutes d'eau de la Norwége et ses forêts de sapins, peut-être même y entraîna-t-il Jacques Ruisdael. De leur côté, Asselyn, Berghem, Jean Both, Moucheron, Pynacker, allèrent se réchauffer au soleil de Claude et ne revinrent en Hollande que pour y faire admirer ces campagnes italiennes, ornées de nobles ruines, éclatantes de lumière et de souvenirs, qu'ils ont égayées et rendues plus familières en y introduisant les troupeaux de leur pays. Wynants, lui, fut des premiers à goûter les humbles aspects de la Hollande. Aux environs de Harlem, sa ville natale, il rencontra de quoi composer des paysages pleins de charme, auxquels nous trouvons aujourd'hui, grâce à l'esprit de son pinceau, autant de saveur qu'il en trouvait lui-même. Tandis que les autres partaient en pélerinage pour les régions classiques, il s'en allait tout simplement se promener dans la prairie prochaine, prenait le sentier pierreux qui conduit aux dunes, s'arrêtait devant la première cabane venue, se laissait tenter par les moindres choses. Une claie délabrée, un bouquet de hêtres, la grâce d'un arbrisseau, tout lui paraissait digne de son attention et de ses couleurs, tout, dis-je, et le caillou que les torrents ont poli, et la pierre variée de taches inégales et de tons piquants, recouverte çà et là d'un tapis de mousse, et le moindre morceau de terre éboulée sur lequel a-poussé le gazon. Ce sont là, pour Wynants, autant de détails précieux qui feront, je ne dis pas l'ornement, mais l'objet essentiel de son paysage. Si un tronc d'arbre noueux, ébranché, lui barre le chemin, il ne songe pas à s'y asseoir, mais il le contemple, il l'étudié avec amour; il y voit un monde, des collines et des vallées, des cavernes qui servent d'asile à mille insectes, il en copie le lierre, l'écorce rugueuse et fendillée où pénètrent des reflets de lumière inattendus; il s'étonne de ces lichens délicats, frais et verdoyants qui puisent leur vie dans cet arbre mort, il admire les plantes parasites qui croissent autour; il dessine avec une scrupuleuse finesse la vipérine aux bras épineux, les larges bardannes auxquelles s'accrochera la toison des brebis de Van de Velde, le chardon qui détournera de sa route l'âne de Wouwermans.
Wouwermans, Van de Velde! Ces grands maîtres furent en effet les élèves de Jean de Wynants. Il leur apprit à regarder à côté d'eux, à leurs pieds, à voir comment la nature est belle partout, même en la prenant au hasard, combien elle est aimable et mystérieuse dans tous ses recoins. Il leur fit comprendre qu'il était bien inutile d'aller chercher au loin la poésie, qu'ils la rencontreraient aux portes de Harlem, dans les campagnes du voisinage, au premier détour de l'aride petit chemin qui mène à la mer... Mais lui-même, qui eut-il pour maître? On l'ignore. La nature fut sans doute son instituteur, son atelier et son modèle. Du reste, on ne sait pas même en quelle année il naquit, et c'est par induction qu'on a placé vers 1600 la date de sa naissance. Il faut croire qu'il avait acquis en peu de temps un certain renom, puisque Adrien Van de Velde, né à Amsterdam, et sentant sa vocation pour les pastorales, fut conduit par son père à Harlem, dans l atelier de Jean Wynants, qui avait ouvert dans cette ville une école de paysage. Mais de la vie et du caractère de Wynants, on ne sait rien de bien certain ni de bien précis. Il est-seulement de tradition que ce peintre était joueur, qu'il montrait peu de scrupule dans le choix des lieux qu'il fréquentait, qu'il avait un esprit caustique et que son humeur railleuse s'exerçait volontiers aux dépens de ses confrères. Un trait cependant prouve sa bonhomie, et que le venin de la jalousie ne se glissa jamais dans son cœur. Lorsque Van de Velde apporta chez Wynants ses premiers dessins, déjà remarquables par la plus charmante naïveté, le maître en fut surpris, et en témoigna son admiration. La femme de Wynants, qui était présente, osa dire à son mari : « Wynants, cet enfant est votre écolier aujourd'hui, il sera un jour votre maître. » Loin d'être blessé par cette parole imprudente, le peintre ne cessa de vanter le talent de son élève, et quel plus grand éloge en pouvait-il faire que de l'associer à l'exécution de ses tableaux, en lui donnant à peindre des figures dans les paysages où lui, Wynants, ne savait peindre que les terrains, les arbres et le ciel?
Cette insuffisance à l'endroit des figures, Wynants la sentait si bien, qu'il fit tout pour s'attacher Van de Velde et Wouvermans, et leur confia le soin d'animer ses paysages en y faisant paître leurs vaches ou piaffer leurs chevaux. Mais celui des deux qui lui demeura le plus fidèle, ce fut Van de Velde. Aussi les figures du paysage de Wynants sont-elles le plus souvent de la main de son élève, et cette circonstance y ajoute assurément beaucoup de prix. Ces figures, on le devine, ne sont pas ambitieuses et de nature à absorber toute l'attention du spectateur. Ordinairement ce sont d'humbles scènes de bergerie, des pâtres qui mènent leurs bêtes à l'abreuvoir, des vaches que l'on va traire, ou bien une fermière qui porte dans ses bras un jeune agneau malade, trop faible encore pour suivre la marche du troupeau. Quelquefois, cependant, Van de Velde se plaisait à introduire de nobles
LE VIE IX CHATEAU.
cavaliers dans le paysage de son maître. Si ce paysage représentait une route, il y faisait cheminer un gentilhomme à cheval suivi de ses gens à pied, accompagnant une amazone élégante. Si c'était l'entrée d'une forêt, il y groupait des chasseurs entourés de leurs fauconniers, de leurs valets et de leurs chiens. Mais il ne lui arriva jamais ni de ne pas adapter ses petits personnages à la nature du site, ni de leur prêter une importance exagérée qui nuisît au paysage au lieu de le faire valoir. Avec une rare délicatesse, avec une intelligente sobriété, Adrien Van de Velde laissait toujours triompher ces délicieux détails de terrains, qui chez Wynants comme chez Huysmans de Malines, semblent être le morceau de prédilection, la fleur du tab'eau. Si l'on voit une chèvre grimper aux buissons épineux qui couvrent un tertre au bord du chemin, l'animal ne fera qu'attirer plus fortement les regards de ce côté, et rendra plus intéressant à l'œil ce chemin sablonneux, coupé d'ornières, brillant de petits cailloux parmi lesquels ont poussé quelques brins d'herbe, et qui est ordinairement le coin le plus soigné du paysage de Wynants, l'objet de toutes les coquetteries de son pinceau.
Mais lui, Van de Velde, qui savait si bien, quand il le voulait, donner aux figures, aux animaux surtout, la première place dans ses propres paysages, comme il l'a fait tant de fois, par exemple, dans la Fenaison, le Soleil levant, du Louvre, ou l'Aveugle, il se gardait bien de primer immodestement sur le domaine d'autrui, ou du moins il se défendait de le vouloir, car il faut bien en convenir, à un peintre si admirable il était difficile de ne pas tenir le premier rang, même à côté de Wynants.
Quant aux autres collaborateurs de notre paysagiste, les plus renommés furent Philippe Wouvermans et Lingelbach. Wynants eut aussi pour aides Adrien Van Ostade, une ou deux fois seulement, Barent Gael, Daniel Schellincks, qui peignait si bien les dunes pour son propre compte, Jean Wouvermans, qui fut si près d'être aussi habile que son frère Philippe, Nicolas de Helt-Stokade, le peintre de batailles, et Wyntranck, si recherché pour ses animaux de basse-cour, et qui fut l'ami, le compagnon assidu de Wynants. Wouvermans et Lingelbach conduisirent l'un et l'autre leurs figures favorites, chasseurs, piqueurs et meutes, au pied des dunes de leur maître; — je dis leur maître, parce que Lingelbach peut bien avoir été aussi l'élève de Wynants ', mais ils furent peut-être moins discrets qu'Adrien Van de Velde, ils eurent moins de tact dans le choix des figures et moins de réserve. Presque toujours leurs groupes rappelaient un des mille épisodes de la chasse, 1(' départ, le rendez-vous, la buvette, la halte des piqueurs, le relais des chiens, la conversation équestre de la chatelaine avec son écuyer. Un exercice de manège, une dispute de maquignons, l'action d'un voyageur qui a mis pied à terre pour rajuster les sangles de sa monture, étaient à peu près les seules variantes de leur mise en scène. Souvent, ces petits drames ne s'accordaient pas parfaitement avec le solitaire aspect du paysage de Wynants; une figure indifférente y eût mieux fait. Il m'est arrivé plus d'une fois, en contemplant ces arides et mélancoliques paysages, d'y regretter la présence des cavaliers fringants, empanachés et richement vêtus, de Wouvermans et de Lingelbach, alors qu'au lieu de bruyantes figures, il eût suffi d'un paysan qu'on aurait aperçu au loin talonnant sa mule et se hâlant vers l'horizon. Il est juste de dire que parfois le peintre auxiliaire a saisi l'intention du paysagiste, est entré dans la profondeur de son sentiment, de manière à nous les faire mieux comprendre, tantôt en représentant au milieu de ses solitudes, au détour d'un bois, une attaque de voleurs, comme le fit Wouvermans dans le beau paysage qui appartenait au maréchal de Choiseul Stainville, tantôt en y lançant deux cavaliers qui courent à toute bride vers une habitation isolée, comme l'a fait Lingelbach dans le paysage dont nous donnons ici la gravure. Cette fois on peut dire que les deux artistes n'en font qu'un, et que le tableau de Wynants s'est imprégné de la romantique poésie des anciennes ballades, par l'arrivée de ces deux personnages qui se précipitent de toute la vitesse de leurs chevaux vers une maison éloignée, où les attend sans doute quelque mystère redoutable.
« Wynants, dit Lebrun 1, a eu trois manières distinctes ; la première est brodée et tient aux effets piquants « de Jacques Ruisdael, la seconde est vraie comme la nature. Il paraît quelquefois un peu bleu à cause des « gommes-gutte avec lesquelles il glaçait ses tons pour les faire verts. Adrien Van de Velde et Van Huysum en « usaient ainsi. Or, ce n'est pas au peintre qu'il faut s'en prendre, c'est au savon qui fatigue les tableaux pour « leur donner plus de fraîcheur et plus d'éclat. Ce savon détruit le ton propre et le charme et l'accord des « tableaux; — sa dernière manière est facile, mais elle se sent plus de l'habitude, le ton en est rougeâtre et « alors les figures sont presque toujours de Lingelbach. » En élaguant de ce passage ce qui est inintelligible, il reste que Wynants a eu plusieurs manières. La vérité est qu'il en eut au moins deux ; que sur la fin, surchargé d'ouvrages, il adopta une pratique plus expéditive : sa couleur se rembrunit, sa touche, si fine dans ses bons ouvrages, devint pesante. On retrouve toutefois son meilleur faire dans certains tableaux de lui postérieurs à 1660, dont quelques-uns même portent la date de 1668, d'autres celle de 1671, et appartiennent par conséquent à sa vieillesse. De sa manière brodée, on peut voir au Louvre plus d'un admirable échantillon, et d'abord dans la Lisière de forêt, où il a réuni tous ses objets de prédilection, de vieux chênes mutilés par les orages et en partie dépouillés de leur écorce, un tronc d'arbre coupé, de belles et larges plantes dont les feuilles
1 Cette opinion est également celle de M. Smith. Voir le Catalogue raisonné of the works of the tnosl eminent pain/ers...
- Galerie des peintres flamands, hollandais et allemands. In-fol. 1791. 1...
versent les pluies du ciel aux graminées qui poussent au travers de leurs découpures profondes ; — ensuite dans le joli paysage que Van de Velde a orné de si charmantes figures et (lui représente, à gauche, une ferme, un chemin montant que descendent des bœufs; à droite, une mare traversée par un pont rustique... Assurément celui qui lira une pareille description, sans avoir vu le paysage où Wynants et Van de Velde ont confondu leurs talents, se demandera quelle peut-être la valeur d'un tableau composé d'éléments aussi simples. Une ferme ?
LISIÈRE D'UNE FORÈT.
dira-t-on, un chemin, une mare, un pont rustique... Voilà de quoi se compose ce paysage tant vanté, admiré depuis si longtemps, payé si cher, estimé plus cher encore ? Oui, sans doute, c'est avec ce peu de choses que W ynants et son élève ont fait un chef-d'œuvre. Ainsi rendus avec un scrupule naïf par un artiste qui a étudié les formes, le caractère, le ton des moindres objets, des plantes les plus vulgaires, des plus humbles racines, qui a saisi leurs harmonies et leurs contrastes, ou, comme dirait Bernardin de Saint-Pierre, leurs consonnances, ce chemin caillouteux, cette mare avec son plancher de verdure, ce vieux pont délabré prennent une physionomie qui frappe, un attrait pittoresque, une grâce, et pourquoi ne pas le dire? une certaine poésie que tout le monde ne saurait exprimer peut-être, mais que tout homme bien organisé doit sentir.
La date de la mort de Wynants est aussi incertaine que celle de sa naissance. Les biographes la placent dans
l'année 1670. Josi1 a rectifié cette erreur en disant: « Nous avons la preuve que Wynants vivait encore ail « décès de son élève Adrien Van de Velde en 1672, et même qu'en 1677 il se fit enregistrer dans la société des « peifitfes de Harlem; ainsi sans être en état de déterminer l'année précise de sa mort et celle de sa naissance, « il y a des raisons de croire qu'il atteignit à un grand âge. » Ce que prouvent les registres de la corporation des peintres, ce n'est pas que Wynants se fit enregistrer en 1677, c'est qu'en cette année Wynants vivait encore, puisque son nom se trouve inscrit sur les listes de la corporation ; il serait invraisemblable qu'un peintre natif de Harlem eût attendu l'âge de soixante dix-sept ans pour se faire admettre dans la société de ses confrères. Il est vrai que, suivant nous, Wynants a dû naître vers 1610 plutôt que vers 1600, et le motif qui nous porte à le penser, c'est que, de tous ses ouvrages signés, il n'en est pas un seul à notre connaissance qui ne porte une date postérieure à 1659. Quelques-uns de ses plus beaux tableaux sont même de l'année 1670. Or, est-il probable, je le demande, qu'un paysagiste ait exécuté à soixante-dix ans ses meilleurs paysages ? D'autre part, si Wynants était né avec le dix-septième siècle, il y aurait une différence d'âge de près de quarante ans entre lui et son assidu collaborateur Van de Velde, différence qui est également invraisemblable. J'ajoute que tous les paysages de Wynants ont été ornés de figures par des artistes qui auraient tous été de vingt ou vingt-cinq ans plus jeunes que lui, d'où il faudrait conclure que Wynants fut condamné à ne pas mettre au jour un seul tableau avant d'avoir atteint lui-même trente-cinq ou quarante ans, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il eût des élèves en état de le seconder. Nous croyons être plus près de la vérité en plaçant la naissance de ce peintre vers 1610 et sa mort vers 1680.
Wynants fut le créateur du genre hollandais proprement dit, de celui qui consiste à imiter la nature prise au hasard, sans la choisir, sans l'ennoblir surtout, à tirer de grandes ressources de l'expression des petites choses, à trouver le beau dans le détail. C'est de lui que procèdent, en tant que paysagistes, Philippe Wouvermans, Adrien Van de Velde, Daniel Schellincks, Isaac Ostade, Karel Dujardin, dans ses tableaux familiers, Paul Potter dans le rendu de ses terrains, et sous quelques rapports, le grand Ruisdael lui-mê.mc. Il en est du paysage comme des autres branches de la peinture. Là aussi se rencontrent les hommes de style et les réalistes, c'est-à-dire les amants de l'idéal et les adorateurs de la nature. Nos Français du grand siècle, le Poussin, Claude, le Guaspre, n aimaient que les grands aspects du paysage; ils cherchaient des sites magnifiques, des effets imposants; au besoin, ils inventaient des contrées arcadiennes, pour en faire le digne séjour des dieux et des nymphes de la fable antique, et s'ils avaient à peindre des bœufs dans leurs augustes pâturages, c'était le troupeau du roi de Thessalie dont le berger s'appelait Apollon. Au contraire, le Hollandais, comme s'il eût senti transpirer dans la nature la divinité même, ne se croyait pas obligé de rapporter le paysage aux sensations de l 'homme, aux plaisirs des dieux. Wynants fut des premiers à comprendre le charme ineffable que pouvait aveula solitude, à respirer le parfum qui s'exhale des plantes sauvages. Il fit comme ces peintres qui, dans l 'humanité, trouvent le mendiant aussi intéressant à peindre que le gentilhomme. Lui, dans la nature, il trouva que les brins d 'herbe, les cailloux, les gazons déchirés, un filet d'eau, un tronc d'arbre mort, un chardon, valaient bien la peine qu on les peignit, et qu'observés avec amour, rendus avec art, ces humbles modèles pouvaient être aussi attrayants à peindre que les arbres solennels du Guaspre et les campagnes que nous appelons héroïques. Wynants a donc pris pour éléments de son paysage les plus menus détails de la création. Le principal personnage de son tableau, c est ce tronc d arbre que les bûcherons ont abattu et qui est couché sur le chemin, comme un voyageur qui serait mort de ses blessures. Le chemin ressemble à un ruisseau desséché que le chariot du paysan a sillonné d ornières tout le long desquelles poussent des brins d'herbe qui forment, pour ainsi parler, des ourlets de verdure. Ce chemin, qui a les plus délicates préférences du peintre, il tourne autour d'un tertre qui en cache le prolongement. On ne sait où aboutit cette route déserte ni d'où elle vient. Sur le tertre s'élèvent des arbres vigoureux, des chênes au feuillage rigide se projetant sur un ciel chargé de pluie; plus loin, coule une petite rivière bordée de saules. Tout au fond s 'élèvent tristement des dunes de sable qui annoncent que la
1 Collection d'imitations de dessins d'après les principaux maîtres hollandais, commencée par Ploos Van Amstel, continuée par Josi. Londres.
mer n'est pas loin, et qu'elle menace d'engloutir un pays si mal défendu par ces mouvantes barrières. Voilà l'éternel paysage de Wynanb. Il n'a rien à y ajouter. A certaines clôtures agrestes, on peut bien deviner sans doute que la campagne n'est pas absolument inhabitée; mais le peintre est satisfait. Cet arbre renversé^cette route, ce pâle ruisseau qui ont captivé ses regards, lui paraissent suflisants pour captiver les nôtres : il n'a pas même pensé à y peindre une figure d'homme. Il a fallu qu'un amateur jaloux de ses florins voulût avoir en
LES CAVALIERS.
échange de son or, et comme par-dessus le marché, les coups de pinceau d'un Wouvermans, d'un Van de Velde, d'un Lingelbach, et donnât l'exemple d'exiger la présence des spirituelles figures de ces maîtres dans les paysages de Wynants, paysages dont la tristesse naturelle serait, je crois, plus poétique, si l'on n'y voyait que ces ravins stériles où parmi les cailloux éboulés et les troncs morts, croissent quelques fleurs sauvages dont l'odeur exaltée parfume la solitude
CHARLES BLANC.
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. Il n'est guère de musée en Europe ou de collection célèbre où l'on ne rencontre quelques beaux Wynants.
LE LOUVRE en renferme trois : 1° la Lisière de forêt, dont nous avons parlé plus haut; il est signé et daté de 1668. Il provient de la VENTE RANDON DE BOISSET ; il fut estimé 15,000 francs. 2° La Ferme, c'est le paysage que nous avons décrit, dont les figures sont de Van de Velde ; il est signé par les deux maîtres. Il fut évalué par les experts à 10,000 francs. 3° La Chasse au vol. Signé. Estimé 1,500 francs.
MUSÉE D'AMSTERDAM. Paysage, coupé par une route le long d'une dune sablonneuse.— Des Chasseurs et un troupeau, par Van de Velde. — Vue sur une bruyère, avec figures et animaux, du mème. — Vue sur une habitation de campagne. Ce petit tableau est ravissant.
MUSÉE DE LA HAYE. Un paysage boisé. Un autre, avec des figures de Lingelbach.
MUSÉE DE DRESDE. Trois paysages de Wynants : Un site montagneux et boisé, orné de figures par Lingelbach. — Une forêt de hêtres. Sur le devant, une femme conduit un àne. — Paysans avec bétail. Le paysage est remarquable par une vieille muraille percée d'une arcade; figures par Van de Velde.
PINACOTHÈQUE DE MUNICH. Les Chasseurs. On y voit un gentilhomme sur un cheval gris, accompagné d'un homme à pied et suivi de deux chiens. Les figures par Van de Velde. Paysans avec bétail. On y distingue un berger avec son bâton et une femme qui porte sur sa tète un panier de linge, par Van de Velde. — Une Chasse au vol. Au milieu, passe une dame sur un cheval bai, accompagnée d'un gentilhomme sur un cheval gris, etc.
L'ERMITAGE, A SAINT-PÉTERSBOURG. Ce musée est riche en Wynants. On y en compte cinq. Une Chasse à courre, dont les figures sont de Schellincks. — Un voyageur faisant boire son cheval. Les figures sont de Lingelhach.— Une ferme hollandaise. La scène est égayée par nombre de, canards, d'oies et d'autres animaux de basse-cour, par Wintranck. — Deux autres Paysages, faisant pendants. Ce sont aussi des fermes ombragées d'arbres et animées de volatiles ; figures par Wintrànck.
LE BELVÉDÈRE, A VIENNE. Le Cavalier charitable. Paysage boisé. Un gentilhomme sur un cheval gris s'arrète pour assister une pauvre femme avec son enfant.
GALERIE DULWICH, près de Londres. Quatre Wynants : Vue extérieure d'une fortification. Un homme en manteau écarlate, suivi de deux chiens, passe sur une route. — Deux pendants, représentant : l'un, sur le devant, un arbre mort parmi des plantes sauvages; l'autre, un étang où s'abreuve une vache. — Vue des environs de Harlem. On y distingue un homme sur un cheval blanc accompagné d'un serviteur à pied et de trois chiens, par Van de Velde.
On trouve encore de beaux Wynants à Londres.
Au PALAIS DE BUCKINGHAM, chez la reine. Une Chasse au vol, dont les figures sont de Wouwermans.
Dans la GALERIE BRIDGEWATER, quatre Paysages dont trois avec les figures de Van de Velde, le quatrième avec les figures de Lingelbach.
Dans la GALERIE SUTHERLAND, deux beaux Paysages. Dans la COLLECTION DE LANSDOWNE, un Paysage composé, comme toujours, d'un tronc d'arbre mort, d'un étang, d'un
terrain sablonneux ; un cavalier sur la route, un homme assis avec deux chiens.
Chez SIR ROBERT PEEL , deux peintures excellentes du maître : une Contrée stérile. Un voyageur assis au bord de la route avec son chien, etc., par Lingelbach. Il a été payé, en 1821, 250 guinées. — La seconde représente des Paysans avec des vaches et des brebis. C'est également une contrée stérile, sablonneuse. On y voit deux chasseurs, etc., par Van de Velde. Il a coûté, en 1826, 255 guinées.
A Vienne, chez le PRINCE DE LICHSTENTEIN, un Paysage, signé et daté de 1666, avec des figures de Wouwermans. — Chez le PRINCE ESTERHAZY, un Paysage, avec un chasseur châtiant son chien, par Lingelbach.
La GALERIE DE HESSE-CASSEL, celles de M. VAN STEENGRACHT à La Haye, celles de M. Six et de M. VAN LOON, à Amsterdam, M. DELESSERT et M. Ao. THIBAUDEAU, à Paris, M. DONALDSON, à Edimbourg, le docteur FLETCHER, à Gloucester, possèdent de beaux Wynants.
VENTE DUBARRI, 1774. Paysage avec figures de Wouwermans. Une dame à cheval, un cavalier conduit le sien par la bride. — 1,350 francs.
VENTE BLONDEL DE GAGNY, 1776. Trois Wynants, deux avec figures de wouwermans; l'un vendu 1,216 f. ; l'autre, 900f. Le troisième, avec figures de Lingelbach, 835 f.
VENTE PRINCE DE CONTI, 1777. Paysan avec une chaumière et des palissades, 1.500 liv.— Un autre, avec un homme et deux chiens, par Pierre de Laer, et son pendant, avec un cavalier faisant l'aumône et un chariot, de Van de Velde, ensemble : 1,391 liv.
VENTE RANDON DE BOISSET, 1777. Quatre Wynants, un, avec figures de Lingelbach, 1,200 liv.— Un autre, avec figures de Wouwermans, 1,510 liv. — Un troisième, 1,961 liv.— Le quatrième, la Lisière de forêt, qui est aujourd'hui au Louvre, fut acheté, par le maréchal de Noailles, 10,000 liv.
VENTE CALONNE, 1788. Vue des environs de llarlem. On la trouve gravée dans la Galerie Staflbrd. — 2,400 liv.
VENTE LEBRUN, 1791. Une Chasse au rol, avec les figures de Wouwermalis. — 1,972 francs.
VENTE PRASLIN, 1793. Le cavalier charitable, les figures de Lingelbach. — 1,060 francs.
VENTE GELDERMEESTER , 1800. Paysan avec bétail. Il est gravé dans la Galerie Stafford et il figure aujourd'hui dans la Collection Bridgewater. — 1,205 florins.
VENTE SÉRÉVILLE, 1811. Une partie de chasse, avec figures de Lingelbach, 1,210 liv.— MÊME VENTE, Paysage agreste, avec des arbres morts, des canards et autres volatil les dans un étang. Un chasseur avec des chiens, par Lingelbach. — 2,510 liv.
VENTE GÉNÉRAL VERDIER, 1816. Une Contrée pittoresque, avec des arbres morts et des figures, par Van de Velde. — 3,000 fr.
VENTE SAINT-VICTOR, 1822. Un Moulin à eau. Un paysan , une femme et son enfant, par Lingelbach. — 2,400 francs.
VENTE POURTALÈS, 1826. Vue d'une Chaumière avec une grande route; sur le devant trois paysans, de la volaille, et àdistance, un moulin à eau etd'autres fabriques. — 1,025 fr.
VENTE ÉRARD. 1832. — Paysage montagneux. Un paysan et des moutons, par Van de Velde. — 2,410 francs.
Wynants a signé un grand nombre de tableaux comme il suit :
Gca/e 3fâo//an(/a(éf.. J^aydapet), £Ba/a///rj.
JEAN ASSELYN NÉ VERS 1610. — MORT EN 1660.
« Je choisis un paysage d'Asselyn. Affaire de goût. Ce maître est si suave, si aimable, si imprégné de tout ce que les champs inspirent de riant et de paisible! Sur le devant, c'est une grève, quelques bestiaux boivent au fleuve. Chèvres, cavales, l'âne aussi, sont enveloppés dans l'ombre que projette un pont dont les arches inégales supportent des assises tantôt de briques, tantôt de moellons en roche, ici recouvertes de plâtre ou de ciment, là cachées sous des touffes d'herbe. Ce pont aboutit aux escarpements de l'autre rive, au-dessus desquels on voit s'étendre au loin des plateaux verdoyants et onduleux. A l'horizon, le ciel brille de l'éclat tempéré d'une belle soirée; plus haut, quelques nuages frangés d'or flottent dans un azur calme et profond. Ce tableau, il existe et c'est un chef-d'œuvre. Le site qu'il représente existe-t-il? Je ne sais, et peu importe, car il n'existerait pas qu'il n'en est pas moins certain que tous les objets qui y sont représentés ont leur modèle dans la nature '. »
Le charmant écrivain qui a retracé à la plume ce frais paysage, n'a pas voulu subordonner le peintre à la nature; au contraire, il
a prétendu laisser la nature dans la dépendance du peintre. Car si c'est elle qui fournit l'objet, et plus que
1 TopfFer, Réflexions et menus propos d'un peintre genevois, précédées d'une notice par Albert Aubrrt, Paris, 1N48.
l'objet, l'inspiration, il n'en faut pas moins que l'artiste ait reçu cette inspiration et l'ait exprimée. ((Sans Asselyn, dit-il, la nature peut étaler ses beautés, elle peut resplendir au soleil, mais elle n'est ni sentie ni exprimée. Sans Asselyn, elle existe ; mais le paisible, mais le doux, mais l'aimable, qui donc s'en imprégnera? Sans lui, cette toile pourra être une vue et jamais un tableau... »
Il n'y a que les maîtres pour inspirer à leur tour de telles pensées, et soulever ces problèmes qui touchent au fond même de l'art. Asselyn fut un maître, non de premier ordre sans doute, mais si aimable, comme dit Topffer, si naïvement épris des beautés agrestes et si lumineux, qu'il faut lui assigner sa place de paysagiste entre Claude Lorrain et Both d'Italie, et son rang de peintre d'animaux entre Karel Dujardin et le Bamboche. Croirait-on cependant que le nom d'Asselyn ne se trouve pas même dans l'ouvrage de Descamps? Houbraken en fait mention, il est vrai, mais en peu de mots. Quant aux autres biographes, ils ont commis au sujet d'Asselyn beaucoup d'erreurs; les uns le disent élève de Jean Miel, ceux-là d'Isaïe Van de Velde. Harms, dans ses tables chronologiques des peintres, fixe sa naissance à l'année 1567 ; D'Argenville le fait naître en Hollande vers 1610. Au milieu de ces incertitudes, ce qui nous semble le plus vraisemblable, d'après les divers indices, c'est que Jean Asselyn naquit en Hollande vers 1610, et qu'il fut élève d'Isaïe Van de Velde, duquel il apprit sans doute à peindre des batailles, car ce fut, comme nous le verrons, une des spécialités de son talent. Cela résulte au surplus d'un passage de Sandrart qui avait connu personnellement Asselyn, et dont le témoignage est ici par conséquent d'une autorité incontestable. « Inter Amstelodamenses subdialium pictores valdè celebris erut, tam quoad eqllorum, quàm aliorum animalium hominumque figuras et quoadprœlia. Discipulus enim fuit Isaïae de Velde, artificis in hoc pingendi genere qui Haga comitis habitabat. » Ailleurs Sandrart parle d'Amsterdam comme de la patrie d'Asselyn : In urbe patrià Arnstelodamensi '.
Ce qui est parfaitement certain , c'est qu'Asselyn partit fort jeune pour l'Italie, qu'il voyagea beaucoup et lit un long séjour à Rome, où la communauté des peintres de son pays lui donna le surnom de Crabbetje (qui en hollandais signifie petit crabe), parce qu'il avait la main torse et les doigts recourbés. Or, il se trouva que ce manchot avait précisément une touche facile et franche, un pinceau plein de légèreté. Mais entouré de tant de maîtres, il s'en rencontra deux dont la manière séduisit tout d'abord Asselyn, ce furent Claude Lorrain et le Bamboche. Quel singulier mélange! Associer dans une même admiration deux hommes aussi différents! L'un grave, voué au culte de la lumière et aux solennités du paysage; l'autre volontairement descendu aux scènes de carrefours, et apportant dans sa peinture tout le mordant, tout l'esprit d'une conversation facétieuse; un poète et un bouffon. Et pourtant il en fut ainsi pour Asselyn. Il put de la sorte satisfaire à la fois le besoin d'exprimer l'impression que lui faisait la nature italienne, et le goût naturel à un Hollandais pour toutes les choses de la vie commune.
A l'exemple de Claude, Asselyn se mit à parcourir les environs de Rome, non pas tant pour y observer les effets du soleil dans la campagne que pour dessiner une à une les nobles ruines qu'il rencontrait à chaque pas, et dont il ferait un jour les motifs variés de son paysage. Soit qu'il portât en lui-même un sentiment de la nature plus large, plus élevé que ne l'ont eu d'ordinaire les peintres des Pays-Bas, soit que la fréquentation de Claude Lorrain eût agrandi ses pensées, Asselyn montra tout de suite une intention de style qui ne l'empêchait point de garder sa naïveté de Hollandais. Ces monuments dégradés de la puissance romaine, il les observait sous leurs divers aspects à toutes les heures du jour, et le plus souvent en plein soleil ; il les savait par cœur. Ouvrant son âme à la poésie des ruines, il s'attachait de préférence à celles qui rappelaient les plus grands souvenirs de l'histoire ou des temps héroïques. Ici c'est un vestige de la maison de Cicéron, débris vénérables où des arbres entiers ont pris racine et poussé leur ramure à travers des pierres disjointes. Là ce sont quelques arcades de l'ancien aqueduc de Frascati, qui amenait l'eau au palais d'Auguste. Plus loin c'est le temple de la Sybille Tiburtine à Tivoli, temple circulaire encore soutenu par des colonnes mutilées dont le chapiteau
4 Academia nobilissimœ artis picloricœ... Norimbergœ, 1683.
Florent Lecomte dit qu'Asselyn était surnommé Petit-Jean à cause de sa petite stature. De là quelques écrivains ont confondu Asselyn avec Petit-Jean de Hollande, artiste qui peignait aussi des paysages avec des figures ti -ès-fines. Mais D'Argenville fait observer que ce peintre, dont le surnom était Bellon, mourut à Rome avant l'année 1651. Ce n'est donc point Asselyn.
corinthien a perdu ses acanthes. Les ruines de l'amphithéâtre de Marcellus, si connues sous le nom de Colysée, et que notre Jacques Callot gravait dans le même temps d'une pointe si savante et si ferme, Asselyn les peignit plusieurs fois dans toute leur majesté, c'est-à-dire avec leurs décorations de verdure, avec ces milliers d'arbustes et de fleurs qui sont venus se ranger sur les gradins de i'amphithéâtre , à la place où la mort d'un glndiateur faisait mugir d aise le peuple romain. Chateaubriand a décrit un tableau d'Asselvn , lorsqu'il a dit, dans son Voyage en Italie : « Je me réfugiai dans les salles des Thermes, voisins du Pœcile, sous un figuier qui avait renversé un pan de mur en croissant. Dans un petit salon octogone, une vigne vierge perçait la voûte de l'édifice, et son gros cep lisse, rouge et tortueux, montait le long d'un mur comme un serpent. Tout
L'A BREUVO 1 R.
autour de moi, à travers les arcades des ruines, s'ouvraient des points de vue sur la campagne romaine; des buissons de sureau remplissaient les salles désertes. Les fragments de maçonnerie étaient tapissés de feuilles de scolopendre, dont la verdure salinée se dessinait comme un travail en mosaïque sur la blancheur des marbres— Les sommités des ruines ressemblaient à des corbeilles et à des bouquets de verdure. »
Mais au milieu de ces augustes monuments où le premier venu des artistes mettrait du style, même sans le vouloir, Asselyn retrouvait à satisfaire sa bonhomie naturelle et son amour pour la réalité, par la simplicité des figures dont il ornait ses tableaux. Arrivé à Rome au moment où Nicolas Poussin inaugurait le paysage historique, ou Claude Lorrain versait des torrents de lumière sur ces contrées arcadiennes que son imagination avait inventées, Asselyn ne voyait passer que des troupeaux de chèvres, des pâtres grossiers menant boire leurs buffles et leurs cavales à demi-sauvages. Là où nos peintres français eussent introduit les grandes figures de
Coriolan, de Pvrrhus, quelque philosophe antique, ou bien Antoine et Cléopâtre, l'artiste hollandais se contentait de dessiner le paysan sabin qu'il avait vu cheminer avec ses mulets au pied des trophées de Marius. Sans y penser, peut-être, il faisait ainsi revivre dans son œuvre un contraste qui plaît à la mélancolie du poète.
C'était dans la manière de Bamboche qu'Asselyn peignait ses attelages de grands bœufs aux cornes démesurées, ses chevaux, ses ânes, toutes ses bêtes rustiques. Cependant, comme il y apportait un peu moins de rudesse, une touche plus moelleuse, un sentiment plus paisible et plus doux , il se rapprochait de Karel Du jardin par ce côté. On peut voir, par exemple, parmi les estampes de Claessens, une très-jolie et trèspiquante eau-forte , finement terminée, qui rappelle l'esprit, la grâce imprévue de ce maître, je parle de Karel Dujardin, dans une composition qu'on attribuerait au Bamboche, à première vue, ou à Jean Miel. Un cavalier a fait descendre son cheval dans un souterrain qui semble formé par la chute ancienne de rochers énormes, et au fond duquel est un puits. Drapé avec élégance dans son manteau , le gentilhomme, reconnaissable à la finesse de sa ligure et aux rubans qui ornent son feutre, a mis pied à terre et attend qu'un jeune rustre ait fini de puiser de l'eau pour abreuver son cheval. Un rayon de lumière qui a pénétré sans doute à travers les fissures du rocher, tombe sur la croupe du cheval blanc qui se détache ainsi vigoureusement sur la transparente obscurité du souterrain. A l'autre extrémité de cette grotte on aperçoit une sorte d'escalier grossièrement taillé dans le roc, par où monte un muletier. Pierre de Laer, Dujardin, Wouwcrmans, n'ont rien fait de plus charmant que ce tableau , ni de mieux entendu pour le clair-obscur, ni de plus vrai : c'est un petit chef-d'œuvre.
Il est du reste fort rare qu'Asselyn se soit servi d'une lumière concentrée. En général, c'est en plein air, au grand soleil, que se passent ses pastorales et ses bambochades. Sans doute la lumière d'Asselyn est encore loin d'avoir l'intensité, l'éclat et la magie de celle de Claude ; ce n'en est, à vrai dire, qu'une réverbération. Mais dans une gamme plus tempérée, le hollandais a parfaitement observé et rendu les effets du ciel, la fraîcheur des matinées, l'embrasement du soir. Les masses de rochers et de feuillages qu'il place d'ordinaire sur le devant ne sont jamais opaques et obscures, mais toujours égayées par des reflets; car chez lui la lumière est partout, et la perspective aérienne qu'il a étudiée en digne élève de Claude, fait reculer ses horizons à perte de vue. Une vapeur lumineuse répandue dans l'atmosphère adoucit l'escarpement des rochers, les lignes trop dures des montagnes et leurs surfaces heurtées. Cet air ambiant marie les diverses nuances du paysage, unit la terre, le ciel et l'eau, et forme un tout harmonieux, doux et calme; c'est le procédé de Claude avec moins de génie. Souvent, il est vrai, la couleur d'Asselyn est mal broyée; ses ciels, ses terrains éclairés, sont alourdis par une teinte rougeâtre; sa peinture, au lieu d'être délicate, insensible, j'allais dire presque immatérielle comme, celle de Claude, sent trop la palette et manque un peu de transparence. Mais ce défaut n'est pas commun à tous ses ouvrages. Il en est de très-heureusement réussis, où les tons dégradés du couchant sont admirables, et dans lesquels on retrouve la splendeur des soirées italiennes, dans des paysages moins hérissés que ceux de Jean Both , moins magnifiques et moins nobles que ceux du Lorrain.
Les promenades d'Asselyn aux environs de Rome étaient toujours celles d'un artiste. Sa préoccupation de peintre ne l'abandonnait pas un instant. Les villages, les antiquités, les animaux , les figures qui se trouvaient sur son passage, étaient aussitôt tracés sur le papier. « Il est surprenant, dit D'Argenville, combien il a laissé de tableaux à Rome et à Venise pendant le séjour qu'il y a fait. Un jour il fut accueilli par deux aimables pélerines qui, le voyant dessiner dans la campagne, furent curieuses de voir ce qu'il faisait. Elles le louèrent beaucoup sur son ouvrage, et la conversation commençant à prendre couleur, le peintre s'enhardit à leur demander le sujet de leur pèlerinage. « Nous sommes Allemandes, dit la plus jeune. Un père qui s'est remarié, inspiré par les conseils d'une belle-mère, veut nous forcer à prendre le voile. Ma sœur et moi, qui n'avons nulle vocation pour le couvent, toutes réflexions faites, nous avons avec nos bijoux pris le seul parti qui nous restait. — Hé ! ne craignez-vous point, belles comme vous êtes, leur répliqua le peintre , quelque fâcheuse rencontre? — Non, dirent-elles: nous nous sommes vouées à la déesse de Cythère pour trouver chacune un bon mari, et nous marchons dans cette confiance. » L'occasion était des plus séduisantes pour un peintre libre de tout engagement; mais son heure n'était pas encore venue; sa fermeté fut victorieuse d'un si grand danger. »
Cette petite histoire, si simplement racontée , nous apprend qu'Asselyn a séjourné quelque temps à Venise ,
et qu'il dut ainsi parcourir toute la haute Italie. On ne sait au juste en quelle année il quitta Venise, mais il est probable que ce fut vers 1643 ou 44. Comme il retournait dans son pays, il passa par Lyon qui était alors une ville où abondaient les amateurs de peinture. Leur empressement à admirer, à acheter les tableaux et les dessins d'Asselyn, le retinrent dans cette ville. Heureusement pour lui que les innombrables trésors de son portefeuille, les études dont il avait approvisionné sa mémoire et son talent, lui permettaient de satisfaire aux amateurs, sans crainte de se répéter. Il y avait alors à Lyon un marchand d'Anvers, nommé Houwart Koorman, qui avait deux jolies filles ; plus heureuses que les aventurières qu'Asselyn avait rencontrées en Italie, les filles de Koorman, qui s'étaient mises sous la protection de Lucine, trouvèrent chacune un mari.
PASSAGE DU GUÈ.
L'aînée venait d'épouser un peintre des Pays-Bas, Nicolas de Heldt-Stocade, qu'Asselyn avait connu à Venise. Celui-ci épousa la cadette en 1645, et les deux beaux-frères s'en retournèrent en Hollande avec leurs femmes. « C'est ce que Genoels m'a rapporté, dit Houbraken, l'ayant entendu de la bouche de Laurent Franck , peintre d'histoire, lequel logeait en ce temps-là en la maison dudit Houwart à Lyon, avec Artus Ludlinne, qui a fait ces fameux ouvrages de sculpture que l'on admire à la maison de ville d'Amsterdam. »
Les ouvrages d'Asselyn firent une grande sensation dans le monde des amateurs. La nouveauté leur en plut. Ces teintes claires et fraîches parurent d'autant plus charmantes qu'elles tranchaient d'une façon inattendue sur le vert cru et sauvage de Paul Bril, sur les tons bleus non moins crus et non moins sauvages de Breughel et de Roland Savery. Le maître de Rembrandt, Jacques Pinas, et Rembrandt lui-même, avaient habitué les Hollandais à des effets de paysages plutôt fantastiques. La manière d'Asselyn, qui était celle de Claude, dut
aisément surprendre et ravir les écoles de Hollande qui n'avaient jamais vu autant de lumière ni dans la nature ni dans leurs tableaux. Et comme dans le même temps Herman Swanevelt et Jean Both revinrent d'Italie, les rayons du soleil de Claude Lorrain illuminèrent toute la peinture du Nord, jusqu'à ce que le grand Ruysdael, jetant sur les campagnes la teinte mélancolique et sombre de son génie, fît sentir quelle poésie profonde pouvaient cacher le soleil voilé et la nature embrunie.
Ce qui prouve qu'Asselyn était devenu fort à la mode à Amsterdam, suivant l'expression de D'Argenville, c'est que Rembrandt, qui peignait ou gravait alors les portraits de tous les hommes célèbres de son pays, fit à l'eau-forte celui d'Asselyn, qui est d'ailleurs une de ses plus belles et de ses plus précieuses estampes. Asselyn y est representé à mi-corps, une main sur la hanche, et l'autre fermée et appuyée sur une table où sont posés sa palette et quelques livres. Il porte un chapeau de forme élevée et pointue qui ne ressemble point à ceux de Clément de Jonghe, d'Ansloo et des autres portraits de Rembrandt, chapeau à l'italienne dont le peintre avait sans doute conservé l'habitude depuis son retour de Rome. Tout en donnant à son modèle une pose fière et dégagée, Rembrandt a fort habilement dissimulé les mains. difformes et les doigts recourbés de Crabbetje, de sorte qu 'il a tiré un excellent parti d un défaut qui peut-être aurait fort embarrassé bien d'autres peintres. Le fond de l'estampe représente un chevalet sur lequel est posé un paysage mêlé d'architecture. Ce chevalet sert à reconnaître les belles épreuves, je veux dire celles du premier état. Elles sont fort rares.
Pour en revenir à notre paysagiste, ce fut sans doute une bonne fortune pour lui que d'avoir son portrait gravé de la main de Rembrandt. Car il appartenait à ce grand homme d'immortaliser tous ceux dont il lui plut de peindre ou de buriner les traits. Qui saurait aujourd'hui le nom d'Abraham France, du bourguemestre Six ou de Coppenol, s'ils n'avaient été les amis de Rembrandt? A vrai dire, Asselyn sut se créer à lui-même des titres à n 'être jamais oublié. Sans avoir une originalité bien frappante, ses paysages le distinguent pourtant au premier coup d 'œil de tous les maîtres dont il semble avoir subi l'influence ou imité volontairement la manière. Si on le rapproche de Claude Lorrain duquel il procède directement, on voit sur le champ qu'il en diffère par le style tout en copiant les mêmes effets de lumière, les mêmes sites. Claude ennoblit tout ce qu'il touche, il interprète la nature de manière à lui prêter quelque chose de sa grandeur personnelle. Ses arbres ne sont pas seulement ceux qu'il a pu dessiner dans la prochaine villa; ils s'arrondissent, se balancent et se font contraste, non pas comme la nature l'avait voulu, mais comme le peintre en a disposé. Édifices, terrasses, figures, le ciel et la mer, il n'est rien qui, chez Claude, ne rappelle les temps antiques, la terre de Saturne et de Rhée. Asselyn, au contraire, a reçu naïvement les grandes impressions que produit le paysage italien, et il en a marqué dans sa peinture les vives et lumineuses empreintes. Incapable de s'élever aux idéales conceptions du peintre français, la réalité lui a suffi; il a simplement admiré la beauté de ces solitudes romaines où les ruines pendent de toutes parts; il a laissé parler ces ruines éloquentes, et les trouvant sans doute assez poétiques, il n'a pas eu besoin d'y ajouter sa propre poésie. Comment voir d'un œil indifférent ces débris éloignés qui se couronnent de fleurs sauvages et qu'enveloppent les vapeurs du soir, si l'on croit y reconnaître le toit de Cicéron ou les restes des Thermes de Mécène à Tivoli? Toutefois, c'est surtout par le caractère des figures qu'Asselyn se distingue de son maître. Celles qui traversent son paysage sont toutes modernes et assez semblables aux figures qu'on retrouve sur les chemins escarpés de Both d'Italie, dans l'œuvre du Bamboche et dans quelques eaux-fortes de Berghem. C'est un rustre vêtu d'une peau de chèvre qui chasse son âne devant lui ; un voyageur à cheval qui se hâte pour gagner l'hôtellerie encore éloignée, ou un pâtre qui, traversant un gué avec son troupeau, va rejoindre les pâturages qui s'étendent là-bas au pied de jolis coteaux dont la ligne onduleuse fuit à l'horizon. Et, puisque nous parlons des figures d'Asselyn, nous ferons cette remarque singulière, que lorsqu'elles ne jouent point le principal rôle dans son tableau, elles sont presque toujours vues tournant le dos au peintre, et semblent delà sorte, en s'enfonçant dans le paysage, en augmenter pour ainsi dire la profondeur.
Nous avons dit qu Asselyn peignit des batailles dans le goût d'Isaïe Van de Velde, son premier maître. Quand il revint d'Italie, il en rapporta la rude et gaillarde manière du Bamboche qui s'adaptait si bien à ce genre de sujet. Il paraît, d'après un passage de Sandrart, que les amateurs de Venise, de Lyon et d'Amsterdam
lui demandèrent plusieurs fois des batailles, sans doute pour avoir en un même ouvrage les talents réunis d'un si bon peintre. Sandrart lui-même possédait un de ces tableaux, représentant le pont Solario près de Home, attaqué par des Croates et défendu par des cavaliers bardés de fer \ Sandrart fait l'éloge de cette peinture pleine de mouvement et de vérité, et, comme le fait observer D'Argenville, on peut s'en rapporter au jugement d'un homme qui était lui-même un peintre fort distingué.
Une si t on compare Asselyn à Karel Dujardin, auquel il ressemble sous quelques rapports, on verra que le sentiment d'Asselyn est moins profond, moins intime. Asselyn s'arrête plus volontiers à l'extérieur des choses,
LE CAVA LIER.
à la saveur des surfaces, à l'etfet, et c'est pour cela qu'il est si vivement frappé des phénomènes de la lumière. Incendiée de soleil, la campagne lui apparaît magnifique, imposante, mais sans mystère. Moins grand par l'ensemble, Karel Dujardin est plus puissant par le détail; il nous retient des heures entières à des riens inutiles et charmants; il nous intéresse au chardon qu'un petit âne va savourer avec délices, et souvent il a mis toute sou âme dans tel coin d'abord inaperçu de son paysage. Il est pourtant certains sujets où les deux maîtres se ressemblent beaucoup, ce qui prouve combien ils sont l'un et l'autre semblables à la nature. Je veux parler de ces scènes familières qui se passent à la porte des auberges d'Italie. L'escalier de pierre est en dehors, comme il arrive dans les pays chauds; on en voit descendre une maritorne qui porte des rafraîchissements aux voyageurs; ceux-ci tiennent de lestes propos à la fille du cabaret. L'un d'eux est resté en selle et boit à même un cruchon : l'autre arrange, en devisant, la bride de son cheval et attend le vin qu'on lui descend, tandis que les enfants
I In piuacotheea med ipsius manu elaboratum habeo pontem Solarium prope Romam qui a cataphractatis custodibus equitibus. a Croatis oppujrnatur, ubi velitatio quam proxime ad veritatem accedens summa cura exhibita cst.
du logis dévorent de leurs grands yeux ces beaux gentilshommes et-leurs belles montures. Ajoutez une vigne qui court sur l'escalier et un ciel d'Italie, vous aurez un ravissant tableau que pourraient signer également Karel ou Asselyn. - :
CHARLES BLANC.
Uâ Ta M 1 9 1-1 IÊ 9 H' Il U) U M A U % Il 8.
Asselyn., malgré le charme et la grâce de ses tableaux, n'est pas précisément rangé au nombre des maîtres précieux; j'entends de ceux dont les ouvrages vont toujours en augmentant de prix, tels que Van de Velde, Wouwermims, Both, Ruysdael, Claude Lorrain. Mais-il tient honorablementsa place dans les musées et dans les collections particulières.
MUSÉE DU LOUVRE. Vue du pont Lamentano, surJe Teverone. Une femme montée sur un bœuf et causant avec une autre femme, va passer le fleuve à gué; plus loin, des animaux le traversent. .,
20 Paysage. Une tour, entourée d'arbres et construite sur un rocher, domine un fleuve encaissé. Au pied du rocher un muletier décharge deux mulets; près de lui un galérien montre deux barques;.sur le devant, un homme, précédé de son chien, porte un paquet. Effet de soleil couchant.
3° Vue du Tibre. A gauche, une masse de rochers. All fond, un pont à quatre arches protégé par une tour, et aboutissant à une éminence sur laquelle s'élèvent des fabriques. Des pâtres montés, l'un sur un âne, l'autre sur un bœuf, tra.vdtnt la rivière.
4° Ruine dans la campagne de Rome. Deux pâtres sont assis à côté d'une hutte dressée au pied d'un fragment d'aqueduc antique ; près d'eux des chèvres et des moutons.
£e tableau et le précédent décoraient le cabinet de l Amour peint par Lesueur, à l'hôtel Lambert, dit le nouveau catalogue du Louvre, rédigé par M. Villot, conservateur.
MUSÉE D'AMSTERDAM. On y voit un tableau fort singulier d'Asselyn. C'est une composition emblématique sur le zèle et la vigilance du grand pensionnaire Jean de Witt : elle représente un cygne défendant son nid contre l'approche d'un gros èhien, faisant allusion à la personne et au nom de de Witt.
MUSÉE DE BRUXELLES. Paysage d'Italie. C'est un superbe tableau, plein de lumière et richement garni de figures.
PINACOTHÈQUE DE MUNlèa. Paysage orné de figures. Il représente une vue d'Italie avec des fabriques. Quelques voyageurs à cheval.enrichissent cet agréable paysage.
MUSÉE DE BERLIN. Un port de mer — signé J-. A.
GALERIE BRlDGEWATER. Vue sur le Tibre, avec un pont élevé (le Ponte.Molle). Des pâtres et des troupeaux se préparent à passer le fleuve à gué.
La GALERIE ÑATIONAWE LONDRES et celle de HAMPTONCOURT ne contiennent-aucun Tableau d'Asselyri. Ils sont aussi assez rares dans les célèbres collections de l'Angleterre.
Asselyn n'a pas gravé lui-mème, et il est permis de le regretter; mais il a été gravé avec sentiment par divers, no-» tamment par Perelle, qui a donné d'après ce maître les pièces suivantes :
Vestiges des Arcades ouAqueduc de Frascati, qui amenaient l'eau au palais d'Auguste.
La Grotte d'Aquafarelle où Charles-Quint fit dresser une table. — Vue dî4 Colisée, ou amphithéâtre de Marcellus. — Ruines des. trophées de Marius. — Temple de la sybille Tiberline, à Tivoli. — Vestiges de la maison de Cicéron. — Vue du Tibre, (Vestiges du pont des Sabines et vue de la porte Saint- " Paul^.
Çlaessens a gravé la jolie estampe du Cavalier dont nous avons parlé, et qui est reproduite avec cette biographie,
Weisbrod a gravé une pièce représentant des voyageurs qui passent sous une voûte maçonnée.
Les tableaux d'Asselyn se produisent aujourd'hui dans les ventes publiques plus rarement qu'autrefois. Voici les prix auxquels ils se sent élevés dans les ventés les plus célèbres.
VENTE BLONDEL DE .GAGNY, eu 4776. Paysage. On voit à droite et à gauche des maisons et des rochers. Sur le premier plan, une femme habillée de bleu, montée sur un cheval blanc et huit autres figùres. — 2,46# francs.
VENTE NEYMAN, 1776. Deux beaux dessins é'Asselyn : les
Vestiges du Temple de la Paint à Rome, et un pendant, faits à l'encre de Chine et ornés de jolies figures. — 44 livres.
VENTE PRINCE DE CONTI, 1777. Un Paysage. On y voit, sur le premier plan, une femme qui renverse l'eau d'un vase de bois : elle est sur un cheval qui s'abreuve dans une auge. — 1,410 livres.
Un Paysage et un Port de mer avec figures et animaux.
Cestableaux, dit le catalogue, ont l'avantage d'être richement composés et d'un bon coloris. — 806 liv.
Deux Paysages, sur cuivre, dont l'un représente Tobie et l'Ange. — 800 livres.
VENTE RANDON DE BOISSET, 1777. Deux Paysages. Dans l'un, une femme sur ui mulet, ienant un oiseau ; près d'elle un chien et un homme qui remet ses bas ; à droite, des vaches et des moutons dans l'eau. — Dans l'autre, deux cavaliers, un enfant et un chien au bord d'un ruisseau. — 4,801 livres.
VENTE LAPEYRIEBE, 4817. Un rivage à la droite duquel on remarque une porte cintrée en ruines. Dans le milieu, la pleine mer. Diverses figures coloriées d'une manière piquante. 600 fr. — Une campagne où l'on Toit une dame et un cavalier assis à terre. Ce dernier tient soir cheval par la bride. Derrière eux un serviteur et un âne chargé. — 466 fr.
VENTE DUCHESSE DE BERRI, 1837. Ruines d'anciens thermes aperçues d'une voûte sous laquelle passe un paysan conduisant son cheval et un âne. Une jeune fille passe une rivière à gué, donnant la main à un petit garçon. — 1,105 francs.
VENTE CARDINAL FESCH, 1845. Les Thermes de Mécène, à Tivoli. On y remarque les arcades d'un portique couvert, une petite fontaine qui tombe en cascade dans un sarcophage antique. — 150 scudi, 807 francs.
Le Chemin à travers le rocher. Sous une- voûte spacieuse de rochers, un paysan chasse devant lui un cheval de semme et son âne chargé, pour leur faire passer un gué que traversent, plus loin, un pâtre et deux vaches. — 31 scudi, Iii fi^t c.
Les tableaux de ce maître sont rarement signésJP^usdonnons ci-dessous,ses divers monogrammes. -
rf/co;:' ,ybo/!!wrkltjc. SëetféMf>e, Jêaydapf.
BARTHOLOMÉ BREENBERG NÉ VERS 1610. — MORT EN 1660.
On a quelque peine à comprendre que les paysages de Bartholomé Breenberg, où la campagne, les figures et les fabriques ont un caractère si peu hollandais, soient l'œuvre d'un peintre né à Utrecht. Cette grande plaine bornée par des montagnes bleues, désert stérile où croissent à peine quelques arbres rabougris, ces hommes à la physionomie méridionale qui causent appuyés sur des ruines et drapés fièrement dans leurs haillons bariolés, ces tombeaux antiques, ces tronçons de colonne, ces arcades, ce ciel sans nuages, cet ardent soleil, tout cela, ce n'est pas la Hollande; c'est l'Italie, c'est Rome elle-même avec ses débris plus beaux que des monuments debout, avec sa campagne ravagée par le mauvais air. Bartholomé Breenberg appartient en effet à cette légion
u artistes qui, au commencement du dix-septième siècle, quitta les rives de la Meuse pour les bords du Tibre et la terre qui allait produire Rembrandt pour la patrie de Raphaël. A cette époque l'Italie parait avoir exercé sUr les artistes de toute l'Europe, et sur ceux de la Hollande en particulier, un attrait irrésistible.
Quelques maîtres, comme Cuyp, Ostade et Rembrandt, qui étaient, pour ainsi parler, des peintres sui generis, échappèrent à l'entraînement général; mais la plus grande partie des peintres illustres de ce pays vécurent longtemps a Rome et y laissèrent leurs meilleurs tableaux. Elzheimer, Poelenburg, Pierre de Laer, Karel Dujardin, Herman Swanevelt, André et Jean Both, Asselyn formèrent comme une colonie de protestants et de Hollandais dans la cité des papes et des empereurs.
Il paraît que Breenberg était fort jeune lorsque l'amour de l'art le poussa à son tour sur la route de Rome. Cette conjecture des biographes est justifiée par l'examen de ses œuvres, où l'on trouve dès le commencement l'image de la nature italienne et l'influence des maîtres alors célèbres dans ce pays. D'ailleurs on ne sait rien de sa vie. Il naquit à Utrecht, non pas en 1620, comme le disent les biographes, mais certainement dix ou quinze ans plus tôt. La preuve en était claire dans un tableau qui parut à la vente du cardinal Fesch, portant la date de 1632. Ce tableau, exécuté dans toute la vigueur du talent de Breenberg, accusait un homme mûr ou tout au moins un peintre qui avait plus de douze ans1. Breenberg mourut à Rome en 1660 2. Ces deux dates composent à elles seules toute sa biographie. Il faut donc renoncer à connaître l'homme et se contenter d'étudier l'artiste.
Breenberg a traité tour à tour les sujets d'histoire et le paysage. Quoique ses tableaux soient en général de petite dimension , ils contiennent souvent beaucoup de personnages et représentent des scènes trèscompliquées. L'une de ses meilleures compositions dans ce genre est celle qui représente Joseph en Egypte, faisant distribuer du blé au peuple pendant la disette. On y voit Joseph debout sur un pan de muraille, étendant la main droite vers un homme placé au-dessous de lui et qui semble tenir le compte des ventes sur un grand livre. Le ministre du Pharaon est vêtu à l'orientale : il porte un turban surmonté d'une aigrette et une robe de velours sous un manteau doublé d'hermine. Sur le premier plan, trois vieillards assis autour d'une table empilent les sequins que le peuple affamé apporte en échange du blé qu'on lui vend. Cependant un homme en haillons, pâle, amaigri, étale sur la table des pièces d'argent que l'un des collecteurs examine d'un œil scrupuleux. A droite de cet homme, deux femmes — l'une jeune, l'autre vieille — semblent implorer la pitié de Joseph en lui montrant à leurs pieds deux enfants qui crient la faim. Les coins du tableau contiennent plusieurs autres personnages secondaires et des animaux de différentes espèces, des chameaux, des bœufs, des ânes, des chevaux, des moutons. Dans le fond, on aperçoit une place où s'élève une haute colonne, plus loin, les toits d'une ville, et aux extrémités de l'horizon, de hautes montagnes. Cette composition savamment ordonnée produit cependant un effet médiocre. Le dessin manque de mouvement, et les physionomies sont sans expression. Le peintre avait été bien inspiré sans doute lorsqu'il avait eu l'idée d'opposer la maigreur et le dénûment des pauvres depuis longtemps privés de nourriture, à la physionomie opulente, à la face réjouie des employés du monarque: mais la mise en œuvre est restée au-dessous de l'intention. On dirait que le peintre a été plus préoccupé de faire entrer dans le même cadre beaucoup de figures, d'animaux, de costumes et de palais que de produire l'effet pathétique que l'on pouvait attendre d'une pareille scène3. On peut faire les mêmes observations au sujet du tableau conservé au Louvre, qui représente le Martyre de saint Etienne. Dans ce morceau d'un bel effet de lumière et d'un ton mâle, le côté dramatique est très-faible, et le spectateur demeure aussi froid que dut l'être le peintre lui-même.
Dans le paysage, qui demande moins d'énergie, moins de passion, Breenberg réussit mieux. Ce n'est pas qu'il ait un sentiment très-profond ou très-original de la nature; mais il l'observe avec patience et la rend avec une étonnante vérité. Il fit sa constante élude des débris de l'ancienne Rome. Il dessinait toutes les ruines qu'il rencontrait dans ses promenades et -ne manquait pas de les adapter avec goût à ses petites compositions,
1 Voyez ce que dit à ce sujet M. Georges dans son Catalogue de la Vente du Cardinal Fesch.
M. Huber (Notice sur les graveurs) fixe la date de sa mort à l'année 1663.
3 Ce tableau a été gravé par Bischop. L'épreuve que j'ai eue sous les yeux ne ressemblait pas tout à fait au tableau que je viens de décrire. Breenberg a-t-il refait plusieurs fois le mème sujet ou le graveur lui-mème s'est-il permis de modifier l 'oeuvre du maître? Quoi qu'il en soit, dans la gravure, une partie des animaux placés à droite du tableau et quelques figures à gauche sont supprimées. Ce retranchement du reste produit un heureux effet. Il donne plus d'ordre et d'unité à l'ensemble de la coti position.
touchées d'un pinceau délicat et spirituel. C'est ainsi qu'il réunissait des monuments épars et mettait, par exemple, sur la même toile la porte des jardins Farnèse attribuée à Vignole, et des ruines prises aux environs de Rome. Il saisissait à merveille la couleur propre des ruines et les divers tons de pierre, de tuile et de mortier qui forment le caractère ordinaire des vieux édifices : « Bartholomé Breenberg, dit Hagedorn, « dispose des tombeaux sous des colonnades qui se lient avec les arcades pratiquées sur le premier plan « de son tableau. Il place ces sortes de fabriques près des terrasses où le voyageur arrête ses pas et où « ces ornements se trouvent fondés en raison. Ces tombeaux, ces termes, ces fontaines, ces treillages, (1 ces balustres et ces vases relèvent le devant de la composition. L'œil n'est pas moins charmé de « découvrir sur les plans éloignés les restes d'une colonnade, des obélisques, des temples circulaires, ou
LES BERGERS.
« de voir des ruines s'élever du sein d'un bosquet. Dans ces sortes de tableaux où le peintre a choisi « les habitants de son paysage d'une manière analogue à ces accessoires immobiles et nobles, la « prévention qui combat les aspects ordinaires ou les sites communs, trouvera de quoi satisfaire son goût <c exclusif. » Ce passage nous dit clairement à quel genre de paysages appartiennent les œuvres de Breenberg. Il est, lui aussi, de ceux qui observent la nature par petits morceaux, qui émiettent la création pour en emporter les fragments et la recomposer ensuite au gré de leur imagination. Ils dessinent tantôt un arbre, tantôt une colonne, aujourd'hui un bas-relief, demain une fontaine; puis rentrés dans leur atelier, ils prennent une à une ces pièces de marqueterie et les font figurer dans un paysage imaginaire. Bartholomé Breenberg n'a pas eu le sentiment de la nature, je veux dire qu'il n'a pas rendu l'impression du monde extérieur sur le cœur de l'homme, et c'est là seulement ce qui nous charme dans un paysage et nous y fait revenir.
Ce serait négliger une des faces du talent de Breenberg, que de ne parler pas des charmantes figurines dont il a orné la plupart de ses tableaux. A mon sens, ces petits personnages que le peintre plaçait comme accessoire
dans sa composition, en forment d'ordinaire le principal mérite. L'art de bien peindre ces figurines est un genre à part et qui n'est pas sans difficultés. Ici, l'exactitude du dessin, l'imitation du modèle ne sauraient être de mise. Il y faut cette habile tricherie qui consiste à sacrifier les détails, inutiles et impossibles d'ailleurs il voir d'aussi loin, pour ne mettre en relief que ce qui détermine plus spécialement la forme ou l'attitude d'un personnage. Il faut, en quelques touches spirituelles et indicatives, exprimer l'action de la figure, son mouvement et même son costume en ce qu'il a du moins de caractéristique et de général. Breenberg avait précisément cette sûreté de crayon, il s'entendait à ces délicats mensonges de pinceau nécessaires pour donner les apparences de la vie à ce monde en miniature.
Le seul homme qui ait possédé toutes ces qualités à un degré plus élevé que Breenberg, c'est Adrien Van de Velde , car les figures de Poelenburg, souvent mis en parallèle avec notre peintre, brillent par des mérites d'un autre genre. Non-seulement celles de Breenberg sont généralement plus petites, moins gracieuses et plus spirituelles; mais elles s'en distinguent encore par l'ajustement et la physionomie, qui reproduisent constamment les types et les costumes italiens. S'il peint une place publique à Rome, il l'anime par la présence de groupes variés. Ici quelques femmes se penchent pour puiser de l'eau dans le bassin d'une vaste fontaine; là des hommes de haute stature, fièrement drapés dans leurs haillons pittoresques, s'abordent et se parlent d'un air grave. La structure des animaux, des chèvres, des bœufs, des moutons, lui est également familière, et il les place avec beaucoup d'à-propos parmi les ruines silencieuses; il réveille ainsi, peut-être sans le partager, le sentiment de mélancolie qui nous saisit toujours à l'aspect de la vie qui s'agite sur les débris inanimés des vieux âges.
Il est important de faire remarquer que Breenberg est un artiste d'un talent fort inégal. Dans la plupart de ses petits tableaux, son dessin est noble et correct, mais lorsqu'il a voulu travailler dans de plus grandes dimensions, son talent l'a trahi plus d'une fois ; ses compositions présentent des disparités non moins étranges. Tantôt elles abondent en personnages, en détails précieux, et souvent alors la diversité y mène à la confusion; tantôt au contraire elles paraissent simples jusqu'à la nudité, calmes jusqu'à la monotonie et à la froideur. Son coloris enfin offre des contrastes encore plus singuliers. Quelquefois ses teintes variées à l'infini se fondent harmonieusement et atteignent à une transparence et à une délicatesse admirables ; d'autres fois sa couleur est d une triste uniformité, tirant sur un gris vert, dépourvu de charme et d'éclat. Pour s'expliquer ces différences, il faut distinguer deux époques dans l'histoire de ce peintre. A son arrivée à Rome, encore jeune et inexpérimenté, il se laisse séduire par les œuvres des peintres en vogue et cède naturellement au besoin de les imiter. Il s'éprend d'abord des piquantes productions du Bamboche; mais son esprit sérieux l'entraîne bientôt d'un autre côté. Le génie des Carrache régnait encore sur toute l'Italie : Rome, Naples, Florence étaient remplies de leurs œuvres et des peintures de leurs disciples. C'est là que Breenberg choisit d'abord ses modèles ; c'est en étudiant ces grands hommes qu'il prit sans doute le goût d'un dessin correct et pur, et malheureusement aussi l'habitude des compositions calculées et compassées. A cette période généralement appartiennent ses tableaux d'histoire et de sainteté, par exemple celui du Prophète Élie attirant le feu du ciel sur la victime qu'il sacrifie à Jéhovah. Les tons rembrunis de ces toiles, que d'Argenville attribue à l'emploi de mauvaises couleurs, tiennent aussi à un excès de vigueur systématique dans les ombres. Plus tard, et sans qu'on sache le moment précis de cette nouvelle évolution, Breenberg passa tout à coup du coloris le plus sombre aux teintes pâles, froides et claires à l 'excès, que l 'on remarque particulièrement dans une Vue des ruines de Rome conservée au Louvre. Quoique ce changement de manière soit ordinairement signalé comme un progrès de notre peintre, les vrais amateurs préfèrent ses œuvres antérieures où le dessin est plus serré et dont la couleur, quoique sombre, est plus harmonieuse, moins monotone et moins lourde que dans les toiles plus claires. Enfin, il est des morceaux où Bartholomé Breenberg paraît s'être inspiré des petits chefs-d'œuvre d'EIzheimer, et s'il reste au-dessous de ce peintre, j'allais dire de ce grand peintre, pour la profondeur des sentiments, il en approche beaucoup dans 1 exécution par la force et la beauté de l'effet. Le Louvre possède encore un heureux échantillon de cette manière dans le petit tableau, très-sombre, mais très-harmonieux, de Saint Jean prêchant dans le désert.
On a souvent comparé Breenberg à Poelenburg : il est même arrivé que les amateurs ont plus d'une fois
confondu les œuvres de ces deux maîtres. Cependant leurs compositions, leur dessin, leur coloris diffèrent également. Ce qui caractérise le génie de Poelenburg, c'est la grâce : tout est riant, tout est heureux dans se,'" paysages; un air chaud circule sous ses arbres élancés, parmi ses nobles ruines, dorées par les rayons classiques du soleil d'Italie; il aime les douces formes, les courbes voluptueuses du corps de la femme ; il saisit toutes tes occasions de représenter des nymphes à peine voilées par les roseaux du fleuve, de belles et fraîches baigneuses livrant leurs charmes nus aux flots attiédis. On pourrait l'appeler l'Albane en petit de la Hollande; c'est la grâce du disciple des Carrache mélangée d'un peu de sensibilité flamande. Comme l'Italien, le Hollandais est loin d'avoir un dessin irréprochable : pourvu qu'il arrive, en dépit de l'exiguité des proportions, au rendu des chairs, il
LE CAM PO-V ACCINO.
une couleur généralement chaude et dorée, à la transparence et à la profondeur dans ses perspectives bleuâtres, c'est toute son ambition : elle a suffi du reste à sa gloire. Breenberg au contraire dessine avec beaucoup de soin et de pureté, il cherche moins la grâce que le pittoresque dans les attitudes ; ses personnages sont plutôt spirituels que séduisants. D'une exécution plus finie peut-être que ceux de Poelenburg, ses tableaux sont généralement gris, souvent ternes, lourds et tristes : on y chercherait vainement la chaleur, l'aspect aimable et doux du coloris de Poelenburg. Dans les paysages ornés de ruines, que ces deux maitres ont également pris plaisir à représenter, Breenberg compose mieux, il dispose avec un peu plus d'art ses fabriques, il place ses groupes avec plus d'esprit et d'à-propos. Enfin les personnages tiennent d'ordinaire le premier rang dans les campagnes de Poelenburg et le paysage ne semble fait que pour encadrer la scène ; chez Breenberg, les figures ne sont que l'accessoire; il veut avant tout rendre avec fidélité la physionomie de la campagne romaine, les
perspectives poétiques d'Albano, de Frascati, de Tivoli et ces débris de monuments antiques qui leur donnent un caractère unique dans le monde.
Il y a de Corneille Poelenburg à Breenberg une autre différence : le premier se trouva en présence d'une nature héroïque et pensa qu'il n'était pas permis d'y agiter d'autres figures que celles de l'antique mythologie; il évoqua donc les divinités de la Fable, la nymphe des fontaines et l'Hamadryade, les Satyres, les Faunes et les Sylvains. Il crut qu'à l'ombre de ces monuments et de ces temples en ruines, on ne pouvait rappeler que les aventures de la déesse des nuits et des chasseurs ou l'odyssée des demi-dieux. Il mit ainsi d'accord ses petites figures avec son paysage. Breenberg, au contraire, pour chercher l'effet de son tableau dans un rapprochement imprévu, affecta de placer auprès des plus augustes débris de la sculpture grecque les plus vulgaires personnages de la réalité. Il mêla les grossièretés de la vie journalière avec les restes de l'antique idéal; il se plut à faire passer dans son paysage, tantôt le pâtre arrêlant son troupeau sous les voûtes croulantes d'un ai c de triomphe, tantôt le paysan romain qui, indifférent à la poésie de ces grands souvenirs, conduit ses denrées sur un âne et foule aux pieds la cendre des héros gisants dans les sépultures qui bordent la voie romaine. Ainsi Poelenburg trouve la grandeur de son art dans l'unité ; Breenberg, moins habile en cela même, place l'effet de son tableau dans un facile contraste.
Tout cela n'empêche pas qu'on ne puisse, dans une certaine mesure, regarder Breenberg comme le disciple et l'imitateur de Poelenburg. Il est certain d'ailleurs que ces deux maîtres eurent à Rome de fréquentes relations. Ce fait ne nous est pas attesté par les biographes, qui se taisent sur ce point comme sur tous les autres. Mais nous en avons la preuve dans plusieurs tableaux dont le paysage peint par Breenberg est orné de figures par Poelenburg. Tel est le Repos de la sainte Famille, conservé au Louvre. La grâce un peu molle du crayon de Poelenburg se reconnaît aisément dans l'attitude du saint Joseph assis sous un arbre, et de la Vierge tenant sur son sein l'enfant Jésus. Le feuillé délicat des arbres, le fini de la touche et surtout le ton brun de l'ensemble trahissent non moins sûrement le faire de Breenberg.
Laborieux, comme tous les Hollandais, Breenberg a laissé de précieux dessins et une série de gravures à l'eauforte. Ses dessins, sont peu nombreux et recherchés pour leur rareté peut-être autant que pour leur mérite. Je n'en ai eu que bien rarement sous les -yeux; mais, comme le dit d'Argenville, il les terminait avec le même soin que ses tableaux. Ils sont presque tous au bistre et à l'encre de Chine, et les contours dessinés d'un trait de plume. Les fabriques, les terrasses y sont touchées d'un grand goût; les broussailles et les arbres sont pointillés, et les figures excellentes ainsi que les animaux. Ses eaux-fortes sont également en petit nombre; on ne les trouve guère dans le commerce et la difficulté même de s'en procurer de bonnes épreuves les rend très-précieuses pour les amateurs qui les recherchent avec avidité. « On y admire, dit Bartsch, le travail serré d'une pointe extrêmement fine et délicate, conduite avec esprit et intelligence par la main d'un maître très-exercé. » Il est nécessaire d'ajouter, cependant, que ces eaux-fortes, d'une exécution très-habile, présentent les mêmes caractères et les mêmes défauts que les peintures de Breenberg. L'effet général en est médiocre. On y voudrait plus de vie, d'originalité, de mouvement.
Dans quelques catalogues, le nombre des morceaux gravés par ce maître a été fort exagéré. Bartsch en compte vingt-huit en tout et dans ce chiffre il comprend trois petites pièces composées de figures d'hommes et de femmes, mêlées de têtes d'animaux chimériques et de mascarons ', gravées d'après de Gheyn. L'erreur des faiseurs de catalogues vient de ce qu'ils ont appliqué à l'œuvre tout entier de Breenberg le titre suivant qui ne s'applique qu'à une suite de dix-sept gravures de très-petite dimension : Différentes ruines de Rome et de ses environs, dessinées et gravées à l'eau-forte par B. Rreenberg, peintre, l'an 1640. Ayant supposé que cette série se composait de vingt-quatre à vingt-cinq pièces au lieu de dix-sept, on crut que celles que l'on trouvait ailleurs étaient un excédant du nombre vingt-quatre, tandis qu'elles étaient nécessaires pour le compléter\
1 Bartsch dit en parlant de ces trois pièces, les seules dont l'invention n'appartiennent pas à Breenberg : « Elles ne portent pas son nom quoiqu'elles soient certainement de ce maître. Elles sont exécutées d'une pointe extrèmement délicate et spirituelle.»
2 Voir, pour le détail des diverses méprises contenues dans les catalogues au sujet de l'œuvre gravé de Breenberg, le livre de Rartsch : Le Peintre-Graveur, tome IV.
Nous croyons en avoir assez dit pour que tout amateur de tableaux puisse distinguer aisément les compositions 4e Breenberg et le mettre à son rang parmi les maîtres de l'école hollandaise. Assurément, il n'est pas de ces artistes dont 'té.pom supprimé laisserait une lacune dans l'histoire de l'art. Mais ses tableaux sont correctement dessinés et gpiiituelleme*nt conçus, La touche en est habile et l'exécution est poussée le plus souvent jusqu'à un
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~ jbùré» il est eroi,. ces riantes ont perdu de leur prif. Oit se paye volontiers d'ébauches faire violentlistrapassé n'a que trop d'admirateurs, et il semble que cet adage de la est répu^four le fait »> soit devenu un des principes de la peinture moderne. toucher aux binions , contemporaines* que le fini, quand il ne tombe pas dans Insipide, est que condition de l'art et une satisfaction de l'esprit.
: V cm.'RLES BLANC.
BMIMMÏÏIES 1 il ÎMH(EM'1I(DÏÏ8.
Breenberg, communément appelé en France Bartholomé, a gravé, d'une pointe serrée, délicate et spirituelle, des eaux-fortes dont le nombre, qui n'est pas bien connu, ne parait pas cependant dépasser 28. Bartsch les a décrites dans le tome IV du Peintre-Graveur. Elles sont très-recherchées et les bonnes épreuves en sont très-rares.
1-17. Ruines de Rome, suite de dix-sept planches, y compris le titre Verscheyden vervallen gebouwen, etc... c'est-àdire différentes ruines de Rome et de ses environs, dessinées et gravées à l'eau-forte par Breenberg, peintre. Celles de ces estampes qui sont datées portent les années 1639 et 1640 avec le monogramme B B. f. Ces pièces, dit Bartsch, ont 3 pouces, 5 à 10 lignes de haut, sur 2 pouces 3 à 5 lignes de large.
18. Les Restes du château ruiné. On y distingue une grosse tour carrée ; vers la gauche un mur percé de trois ouvertures. Au haut, B B. f. 1640.
19. Le satyre maltraitant la femme. Une femme à genoux se défend contre un satyre qui la traîne par les cheveux.
20. Les Satyres. Une femme est assise vis-à-vis de trois satyres, auprès d'un torrent qui coule vers la gauche et sur le bord duquel se voient des arcades en ruines. Sur le milieu est écrit : B B. f. an 1640.
21. La femme conduisant un jeune garçon. Elle porte un vase sur la tète et un paquet au bras gauche. On voit au delà un chemin bordé d'arbres et de ruines. A droite, un homme mène un âne. Au haut de la gauche, on lit B B. f. A. 1640.
22. Le messager empressé. Un homme, une épée au côté et un bàton à la main, se dirige vers un ruisseau traversé par une planche en guise de pont. Sur le devant, un homme assis; au fond, des ruines. Au haut de la droite, B JJ. f.
23. L'auberge. Une grande voûte au bas de laquelle cinq hommes sont assis pour manger à une table de pierre, etc. Les lettres B B. f. et l'année 1646 sont gravées sur un morceau de bois au bas de la planche.
24. Le Back-beer. Un ours assis dans une cuve. Il est vu de profil et attaché par une chaîne à un mur. Sur le bord de la cuve est écrit Back-beer, c'est-à-dire ours de cuve. On présume que c'est un calembourg que le peintre a voulu dessiner dans cette estampe qui aura servi de billet de visite ou d'étiquette à quelque personne du nom de Backbeer. Extrèmement rare. Hauteur, 1 pouce 9 lignes ; largeur, 2 pouces 2 lignes.
25. Les deux petits paysages. Ils sont gravés sur une mème planche à côté l'un de l'autre. Le premier représente une femme qui puise de l'eau à une fontaine, près d'un mausolée, le second un homme qui marche vers la gauche. La marque B B. f. s'y trouve vers le haut de la droite, très-faiblement exprimée. Cette petite planche très-rare porte, dit Bartsch, 3 pouces 5 lignes de large sur 11 lignes de haut.
26-28. Tètes d'hommes et de femmes mèlées de chimères et de mascarons. Trois planches gravées d'après D. Ghein ; t ,lies sont fort rares et sont de Breenberg quoiqu'elles ne portent pas son nom. La première et la seconde ont 4 pouces 3 lignes de hauteur sur 3 pouces de large. On lit au bas de la gauche dans l'une, et au milieu du bas dans l'autre, D. Ghein 1638. La troisième est en largeur et contient différents bustes en deux divisions principales. Au bas de la droite on lit -1638 et au-dessous D. Ghein.
Les dessins de Breenberg sont à la plume, lavés au bistre ou à l'encre, quelquefois légèrement coloriés.
Ses tableaux ne sont pas rares. On en trouve six au LOUVRE et il y en a dans la plupart des Musées de l'Europe, notamment à LA HAYE, à DRESDE, à VIENNE, à FLORENCE, etc.
Voici les prix que nous relevons dans les catalogues de ventes :
VENTE TALLARD, 1756. Les ruines du Temple de la Paix, à Rome, dessin de Breenberg. 36 livres. — Quatre paysages dont une vue de Monte-Rossi, sur le chemin de Rome à Viterbe. 80 livres.
VENTE JULIENNE, 1767. De belles ruines, un peu de paysage, trois figures dont une femme assise, deux moutons, trois vaches, deux chèvres ; sur bois. 400 livres. — Un tableau ragoûtant, dit le catalogue, peint sur toile : sur le devant d'un paysage orné de ruines, une femme parle à un homme assis. 340 livres,
VENTE DUC DE CHOISEUL, 1772. Vaste campagne avec ruines, figures, animaux et un ciel pur, 20 pouces de haut sur 14. 1,300 livres. — Des ruines dans une campagne, sur le devant, des eaux et des baigneurs. 420 livres. — Grande voûte d'un palais antique à travers laquelle on aperçoit une rivière et diverses barques; sur bois, 20 pouces de large sur 14. 2,000 livres.
VENTE BLONDEL DE GAGNY, 1776. Des ruines dans un paysage; sur le devant, une femme tient la bride d'un mulet chargé, plus loin, un homme garde des vaches. 1,957 livres. — Des fabriques très-variées et des arbres ; sur le premier plan, deux figures, deux vaches et un avant-train de voiture; ce tableau peint sur cuivre est gravé sous le titre : La Fontaine. 1,077 livres. — Deux tableaux dont l'un représente la Madeleine dans une grotte très-agréable; l'autre, des figures, beaucoup d'animaux et des ruines. Ensemble 1,969 livres 19 sous. Ces tableaux provenaient de la fameuse collection de la comtesse de Verrue. — Deux autres tableaux du mème faire, également sur cuivre. 2,976 livres. Mème provenance. — A la mème vente figurèrent douze autres tableaux de Breenberg, entre autres, un paysage sur bois où l'on voyait des satyres qui paraissaient ètre de la main d'Annibal Carrache, dit le catalogue ; ce qui est impossible, Aririibal Carrache étant mort avant la naissance présumée de Breenberg. 545 livres.
VENTE PRINCE DE CONTI, 1777. La voûte d'un palais antique, etc., provenant du cabinet Choiseul. 1,200 livres. — De trèsbelles ruines, sur le devant, entre autres figures, un homme et un berger qui garde quatre vaches. 1,500 livres. — Le serviteur d'Abraham boit dans la cruche que lui présente la fille de Laban ; à droite, des hommes sur des chameaux ; à gauche, une belle fontaine; sur bois. 1,700 livres. — Les filles de Circé ; à droite une grotte et au-dessus différents édifices ; sur bois. 1,800 livres. — Un paysage où se voit sur le devant Loth avec ses filles. f, f f 0 livres.— Un paysage dans lequel on voit sur le devant un cerf poursuivi par deux chiens et un chasseur à cheval. 1,506 livres.
VENTE LEBRUN, 1782. Les filles de Circé, tableau provenant de chez le prince de Conti. 400 livres. Ce mème tableau, dans une vente dirigée par Basan, en 1773, était monté au prix de 2,450 livres.
VENTE CARDINAL FESCH. Le Martyre de saint Étienne. Le peintre a placé la scène en vue d'une partie des ruines du palais des Césars. 120 scudi ,650 francs environ.
Les tableaux de Breenberg qui sont au musée du Louvre ne sont pas signés; nous reproduisons ci-dessous ses divers monogrammes.
$colé ■J&effam/cude. ry/éafcnea, !Fe/M.
SIMON DE VLIEGER NE EN lfilO — MORT EN 10'10
Moins renommé que son élève Guillaume Van de Velde le jeune , Simon ,de Vlieger ne lui est cependant pas inférieur; et si l'on connaissait quelque chosé de sa biographie, on devrait lui consacrer une feuille d'impression et plus encore, car c'est un vrai maître. Malheureusement, sa vie nous est complétement inconnue, Descamps ne l'ayant pas même mentionné dans sa Vie des Peintres flamands et hollandais, bien qu'Arnold Houbraken eut dit quelques mots de Simon de Vlieger à propos du vieux Guillaume Van de Velde. Tout ce que nous savons de Simon, c'est qu'il était de Rotterdam, où il naquit en 1610, et qu'il mourut à Amsterdam en 1690. Et pourtant cette existence
d'octogénaire valait bien qu'on nous la fit connaître, puisqu'elle fut remplie par des ouvrages que distingue un sentiment de la nature fort original et souvent exquis.
S 'il fallait dire par induction quel fut le maître de Simon de Vlieger, nous serions porté à croire que ce fut Jean Van Goyen. Par le choix des sujets, par la manière générale de les voir, par ses marines qu'estompe la brume, par cette habituelle monotonie de teintes qui produit chez eux une harmonie sans fadeur, Simon de Vlieger et Van Goyen se ressemblent assez souvent pour que l'on suppose le plus jeune des deux disciple de l'autre. Ils ont encore cela de commun que leurs paysages endormis dans le brouillard, leurs vues de mer, leurs plages mélancoliques sont empreints d'une secrète poésie qui va droit au cœur. Josi lui-même, vieux marchand érudit, que l'esthétique préoccupait fort peu, n'a pu s'empêcher de faire cette remarque : « Simon de Vlieger, dit-il, a exprimé la nature d'une manière qui louche l'âme. » Mais il y a eu un moment où ce peintre profond a cessé d'être semblable à Van Goyen. En étudiant la nature sous l empire de son humeur personnelle, il a agrandi le domaine de ses observations, et leur a imprimé un certain cachet d'élévation et de largeur; il a su varier sa composition, d'abord uniforme, et, sans aucune prétention au genre historique, trouver en dehors de ce genre vingt manières différentes d'être aimable. Tantôt il représente des charlatans forains qui, du haut de leurs planches, groupent autour d'eux tout un village, et alors il est aussi pittoresque que l'a été Dusart. Tantôt il fait rouler des chariots sur une route de Hollande, et alors il n'est pas moins intéressant que Breughel de Velours. Quelquefois il peint un<> entrée de forêt avec autant de saveur qu'en eût mis Waterloo, et s'il lui arrive d'eu faire le sujet d'une eau-forle ou d'un dessin à la pierre noire légèrement lavé d'encre de Chine, il sait donner plus il propos quelques accents décisifs, prononcer avec esprit certains détails qui ne troublent point la tranquillité de l'ensemble, qui n'en dérangent ni le sentiment ni l'aspect. Souvent il dessine ou grave d'une pointe libre, fine et ferme des oiseaux de basse-cour qui ne le cèdent, ni comme vérité ni comme délicatesse, à ceux que peignait Melchior Hondekoeter, à ceux que gravait Albert Flamen. Ses chevaux, ses levriers, ses moutons peuvent aller de pair avec ceux de Van den Hecke, de Jouckeer, de Jean Leducq ; ses cochons sont observés autrement que ceux de Karel Dujardin, mais ils sont peut-être plus vrais, parce que le peintre n'a point mis dans son exécution cette pointe de malice, ces apparentes ironies, qui ont sans doute plus de sel, mais moins de naïveté. Pour tout dire, la diversité des sujets, le talent de grouper des figures et des animaux dans un paysage étendu, ou sur un bac qui leur fait passer un canal, ou bien encore sur le rivage de Schevening, oit on les voit grouiller comme si l'Océan venait de les jeter sur le sable avec ses coquillages et ses poissons, l'art de les éclairer de façon à réjouir l'œil sans trop distraire la pensée du spectacle de la nature immense et de la mer infinie... tout cela fait. de Simon de Vlieger un des maîtres les plus remarquables de la Hollande. Peintre de scènes familières et rustiques, il a su les encadrer dans des paysages profonds, embellis parfois de ces ruines couvertes de végétation et de fleurs auxquelles s'est adossée une auberge de campagne avec ses hangars et son colombier, ruines mordorées qu'effleure une douce lumière et dont le sentiment paraît avoir inspiré Isaac Ostade. Paysagiste, Simon de Vlieger n'a pas eu besoin, comme tant d'autres, de recourir au pinceau d'un Barent-Gael, d'un Schellinkx, d'un Adrien Van de Velde, et il a pu suffire ainsi lui-même à l'expression de toutes ses pensées.
Une occasion se présenta dans la vie de Simon de Vlieger de déployer un talent que jusqu'alors il n'avait point exercé, celui de représenter dans un petit cadre une immense multitude de figures. Ce fut lorsque la reine Marie de Médicis, réfugiée en Hollande, où elle avait fui la colère de Richelieu, lit son entrée il Amsterdam en 1638. La capitale de la Hollande comptait dans ce temps-là beaucoup d'artistes du plus grand mérite, tels que Roelant Rogman, Remi Zeeman, Bleker, Nicolas Moyaert, Jean Lutma, les Vischer et l illustre Rembrandt, âgé alors de trente-deux ans. C'est donc un véritable honneur pour Simon de Vlieger d avoir été choisi, parmi tant de peintres éminents, pour dessiner les cérémonies, fêtes et amusements qui marquèrent l'entrée triomphante de Marie de Médicis dans la ville d'Amsterdam. Les gravures de Salomon Savry nous ont conservé ces intéressantes compositions, pleines de mouvement, de bruit et de monde '. Avec un talent que Callot et La Belle n'ont point surpassé, Simon de Vlieger a su faire
1 Ces gravures ont été faites pour l'ouvrage intitulé : Medicea hospes, sive Descriptio publicœ congratulationis quâ Alariam de
reconnaître dans la moindre de ses figurines, dans la plus éloignée, la condition, l'habit, le geste de chacun de ses personnages. Les courtisans qui caracolent autour de la voiture royale, les gentilshommes de la suite, les graves bourgmestres, les familles bourgeoises qui se pressent sur le passage de la reine ou s'entassent aux fenêtres, les gens du peuple qui acclament, les mendiants qui se prosternent, les enfants qui crient, les bateliers qui joutent, les curieux frénétiques qui grimpent, au péril de leurs jours, sur les toits et se cramponnent aux cheminées, tous ces divers acteurs, enfin, qu'on voit figurer et se remuer dans ces petites compositions rendues si vastes par le génie du peintre, sont dessinées avec une rare
LA TEMPÊTE.
justesse et avec infiniment d'esprit; de telle sorte qu'après avoir embrassé d'un coup d'œil la foule immense des spectateurs, le regard peut s'arrêter à chacune de ces figures innombrables, la considérer séparément, en saisir l'action, en retrouver le costume, en deviner l'état. Des arcs de triomphe improvisés, des portes peintes, des carrosses bosselés de sculptures, parés et enrubanés, des yachts élégants surmontés de riches baldaquins, font premier plan dans cette jolie suite de tableaux, qui sont au nombre de six et forment, avec les édifices de la ville, les agencements de lignes les plus heureux. La plus amusante de ces compositions, parce qu'elle renferme un nombre incroyable de figures, toutes parfaitement distinctes, quoique faisant masse, est celle qui représente la fête nautique donnée à Marie de Médicis sur la rivière de l'Y. Je n'hésite pas il dire encore une fois que Simon de Vlieger y a montré, avec moins de sécheresse dans l'exécution,
.Ifedicis excepit senatus populusque amstclodai/icnsis. Amst. 1638, in-folio. Une seconde édition du même ouvrage fut publiée en hollandais avec les mêmes planches.
autant de verve, autant d'invention, autant d'esprit qu'en mettait notre Callot dans ses Foires de Florence, dans son Carrousel de Nancy, dans ses grands Siéges.
Une chose peut faire croire que Simon de VIieger fut ami de Rembrandt, et peut-être même son élève, c'est qu'on trouve une grisaille de lui mentionnée dans l'inventaire du mobilier saisi chez Rembrandt, en 1656 \ Il est certain que, comme peintre de marines, Simon de Vlieger est estimé en Hollande et en Angleterre, où l'on se connaît si bien en ce genre, presque à l'égal de Guillaume Van de Velde et de Bakhuizen. On peut donc mettre de Vlieger sur la même ligne que ces maîtres, auxquels il n'est inférieur qu'en réputation, malgré les vers consacrés à sa mémoire par sa fille Cornelia de Vlieger et parle fameux poète Vondel. CHARLES BLANC.
1 Voir l'OEw.'re de Rembrandt reproduit par la photographie, décrit et commenté par M. Charles Blanc. Paris, in-folio, 1853.
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Simon de Vlieger a gravé à l'eau-forte vingt pièces, dont la description détaillée se trouve dans le 1er volume du Peintre graveur d'Adam Bartsch, et dont voici l'indication sommaire.
1. Le Ruisseau. Paysage oil un ruisseau coule du milieu du fond vers la droite du devant, dont il occupe toute la moitié; au milieu de la droite, dans l'eau, sont écrites les lettres : S. D. V. 135 millimètres de large sur 81 millimètres de haut.
2. Le Village aux deux clochers. Ce morceau fait le pendant du précédent, il est gravé dans le même goût. Il offre la vue d'un village situé au pied d'une montagne descendant de la gauche vers la droite de l'estampe. Les lettres S. D. V. sont gravées au bas de la droite.
3. La Forêt claire. Sur la gauche de cette estampe est une forêt claire qui s'étend jusqu'au milieu. On aperçoit une mare sur le devant de ce même côté, et vers la droite, dans un chemin, un homme avec un bâton sur son épaule, dirige ses pas vers le fond. Ce morceau est bordé d'un double trait, hors duquel, au bas de la gauche, les lettres S. D. V. sont marquées. Cette pièce porte 136 millimètres de large, sur 86 millimètres de haut, ainsi que les deux suivantes.
4. La Langue de terre. Au bas de la droite de cette estampe, sont deux canards dans l'eau, et au-dessous, sont gravées les lettres S. D. V. F. Même dimension que la précédente.
5. Le Transport du blé. A la droite de l'estampe, sur le bord de la mer, est un tas de gerbes destinées à être transportées au haut d'une espèce de rempart qui occupe les deux tiers de l'estampe, en s'éloignant vers le fond. Les lettres S. D. V. sont marquées au bas de la gauche. Cette estampe a la même dimension que les deux précédentes.
6. Le Bois près du canal. Sur la droite de cette estampe est un petit bois entouré d'une haie, par le milieu de laquelle un homme sort, en passant à côté d'un autre qui s'appuie les coudes sur la barrière. Au bas de la gauche, dans l'eau, sont écrites les lettres S. D. V. Cette pièce a 150 millimètres de large sur 135 millimètres de haut, ainsi que la suivante.
7. La Montagne verte. Ce beau morceau représente une montagne couverte en haut d'un joli bois, et ornée vers le bas de buissons. Les lettres S. D. V. sont marquées dans l'eau, au bas de la droite. Même dimension que la pièce précédente.
8. L'Auberge. On voit sur la gauche de cette estampe une
auberge, dans un bâtiment délabré, d'une vaste étendue, près de la porte duquel plusieurs hommes sont assis autour d'une table placée sous une treille, et à une petite distance de ceux-ci sont quelques cavaliers. Les lettres S. D. V. sont marquées dans l'eau, au bas de la droite. Cette pièce porte 277 millimètres de large, sur 175 millimètres de haut.
9. Le Bourg. Pendant du précédent, offre à gauche la vue d'un bourg dont les maisons s'étendent jusqu'au milieu de la planche, en tirant vers le fond. Le nom de S. de Vlieger est gravé d'une taille extrêmement fine, à la gauche de la marge du bas de l'estampe. Même dimension que la précédente.
Les Pêcheurs. On remarque, à la gauche de l'estampe, un pêcheur qui arrive, portant un poisson dans chaque main. Le nom S. de Vlieger est écrit à la marge du bas, vers la gauche de l'estampe. Même dimension que les deux précédentes.
M-20. Différents animaux, suite de dix estampes. — 11. .Le Levrier et le Chien courant. — 12. Les Deux Levriers. — 13. Le Cheval au pâturage. — 14. Le Cheval de traîneau. — 15. Les Moutons. — 16. Les Pourceaux gras. — 17. Les Oies. — 18. Les Dindes. — 19. Les Chèvres. — 20. Le Chien enchaîné.
Ces dix estampes ont environ 135 millimètres de large sur 108 millimètres de hauteur. Elles sont toutes marquées des lettres S. de V. Dans la dernière on lit au haut vers la gauche : Just. Danckers Exc.
MUSÉE 1)' AMSTERDAM. Sur une rivière, on voit deux yachts saluant à coups de canon une chaloupe oii se trouvent des personnes de distinction qui semblent quitter celui des vacts qui se trouve à gauche.
MUSÉE DU LOUVRE. J/artne par un temps calme. A gauche, une grande barque chargée de monde et un petit canot avec deux figures : signé, sur un linge qui flotte, S. Vlieyer.
PINACOTHÈQUE DE MUNICH. Marine. Plusieurs vaisseaux sur la mer du nord, mis en mouvement par une tempête.
VENTE MARIETTE, 1775. Un paysage à la pierre noire où se voient la porte d'un bourg et plusieurs groupes de cavaliers et autres personnages qui en sortent. 50 livres.
VENTE SYBRAND FEITAMA, 1758. La Pêche du Saumon dans le Lech, dessin au crayon noir. Un Ponton avec des animaux, sur le Lech, dessiné de même. 50 florins.
VENTE MICHEL OUDAAN 1766. Vue d'une eau calme avec plusieurs navires, et un pendant; deux dessins. 46 flor.
Coca/r ■9ëof/a-?u/a('ie. J(!){¿jéOtJ(r, W' .. &ar/rae£).
FERDIN1\N D BOL NÉ EN 1611. - MORT EN 1681.
Ferdinand Bol est à Rembrandt à peu près ce que Van Dyck est à Ruhens. En France, où nous ne connaissons guère de Ferdinand Bol que ses eaux-fortes, qui à la vérité sont pleines de sentiment, et quelques portraits, cette appréciation paraîtra sans doute trop bienveillante; mais il n'en sera pas de même pour les Hollandais, qui estiment infiniment le talent sobre et fort, les intelligentes compositions, la manière simple, attentive et finie du disciple de Rembrandt. De très-bonne heure. Rot avait été admis dans l'école de ce grand maître et parqué dans une de ces monastiques cellules où Rembrandt enfermait chacun de ses écoliers pour lui permettre de développer à l'aise ses facultés natives, et l'empêcher de les compromettre, comme il arrive souvent, dans l'imitation
de ses voisins. Toutefois, malgré le soin qu'il prit de séparer ses élèves et de veiller ainsi a I originalité de chacun ci' eu\, Hembrandt exerça sur eux sa propre influence. Il eut beau les mettre en présence de la
nature et leur dire : « Regardez, voyez avec vos yeux, et rendez selon votre sentiment » tous virent comme lui, tous ses disciples subirent son ascendant et lui ressemblèrent. Bol aussi bien et plus que les autres. Comment du reste pourrait-on recevoir les leçons d'un homme de génie sans lui ressembler, à moins qu'on n'ait soi-même du génie?
Dordrecht, qui était la patrie d'un des plus grands peintres de la Hollande, Albert Cuyp, fut aussi la patrie de Bol. II y naquit en 1611 ; mais dès l'âge de trois ans il fut amené par ses parents à Amsterdam. Voila tout ce que nous apprennent sur son compte les biographes hollandais Houbraken et Campo Veyermann. Sa vie est donc tout entière dans ses œuvres. La plus belle qu'il ait jamais faite est sans contredit son tableau des Quatre Régents de l'hôpital des Lépreux, qui se voit à Amsterdam dans une des salles de cet établissement. On appelle cela modestement une réunion de portraits ; mais en vérité je puis dire que Bol s'y est élevé à la dignité d'un peintre d'histoire. Chargé de peindre sur une seule toile les portraits de ces quatre personnages, Bol a imaginé une scène touchante. Il a représenté les Régents de l'hôpital au moment où on leur amène un jeune malade, un pauvre enfant souffreteux, misérable et comme étonné de l'intérêt qu'on lui témoigne. Diversement émus à la vue de ce petit malheureux, les quatre Régents laissent voir dans leur attitude et sur leurs traits la compassion toute chrétienne que leur inspire la profonde misère de l'enfant qu'on leur présente. Cet épisode introduit dans le tableau en devient l'objet principal; il modifie les expressions ou plutôt il les commande; il altère toutes les physionomies, et ce qui n'était d'abord qu'une réunion de portraits devient une scène pleine de sentiment, un intéressant et pathétique tableau de mœurs.
Il y a quelques années on fit à Amsterdam, au profit des pauvres, une grande exposition des plus beaux morceaux de peinture que l'on put trouver dans les galeries publiques ou particulières de la Hollande. Parmi les chefs-d'œuvre que l'on devait rassembler, on désigna le portrait des Quatre Régents, que l'hôpital des Lépreux fit décrocher pour la première fois de la muraille à laquelle il était suspendu depuis deux cents ans. Or il se trouva que ce tableau de Ferdinand Bol fut celui qui produisit la plus forte sensation. Tout le monde y revenait involontairement, soit qu'il fût réellement le plus admirable de tous, soit que la scène de charité qu'il représentait avec tant d'expression fût plus remarquable, ce jour-là, pour ceux qu'avait attirés à l'exposition la pensée d'accomplir une bonne œuvre. C'est qu'en effet ce magnifique tableau ne serait ni mieux senti ni plus expressif quand il serait de Rembrandt. Ferdinand Bol, ordinairement beaucoup plus froid que son maître, l'a égalé cette fois en énergie et en chaleur. Son dessin est ici châtié, sévère et plus correct que celui de Rembrandt; quant à l'exécution, elle est magistrale. Bien que l'effet en soit puissant, heureusement combiné et dans un mode grave comme le comportait un sujet pareil, l'effet moral est encore plus puissant que l'effet optique, et il est impossible, en regardant ce tableau, de n'être pas gagné par l'émotion visible sur toutes les figures qui le composent.
C'est surtout dans ses portraits que Ferdinand Bol s'est rapproché de Rembrandt. Toutefois il semble avoir quelquefois subi d'autres influences. On voit au Louvre le portrait d'un géomètre dont le nom n'est pas venu jusqu'à nous. Cette fois le pinceau de Bol est net, ses contours sont accusés un peu sèchement, et au lieu de regarder son modèle d'un peu loin et en masse comme le faisait Rembrandt, il l'a vu de près, de façon à s'assurer rigoureusement des plans et des lignes. Mais cette manière de peindre n'est pas celle que Bol a suivie le plus souvent. D'ordinaire sa peinture est grasse, large et mêlée, et c'est alors qu'il ressemble à Rembrandt et peut même être confondu avec lui. Rembrandt, on le sait, finissait beaucoup ses premiers tableaux, il en parfondait toutes les touches, il en mariait tous les tons avec finesse et ne laissait pas voir le mécanisme du travail. C'est ainsi que Titien avait procédé. Plus tard, Rembrandt adopta une manière heurtée où les touches étaient apparentes et dont l'harmonie ne se produisait qu'à distance. Cette dernière manière n'est pas celle qu'imita Bol : il s'en tint à la première, quelquefois même il en atteignit la perfection ; mais il n'osa jamais employer la seconde, n'ayant pas la verve, la fougue, la résolution nécessaires pour la pratiquer.
Parmi les beaux portraits de Bol, on cite celui de l'amiral Ruyter, qui est au musée de La Haye, et celui du fameux architecte Van Campen, qui édifia le grand Hôtel - de-Vil le d'Amsterdam. Ce portrait est,
je crois, celui qui a été gravé par Suyderhoef et qui a été placé en tête de l'ouvrage contenant tes plans, élévations et vues intérieures de l'Hôtel-de-Yille. Van Campen fut sans doute l'ami de Bol; il est certain du moins qu'il apprécia la dignité de son talent, car il lui lit commander plusieurs peintures destinées à l'ornement de ce palais. Ferdinand Bol peignit, dans la chambre du conseil ,> l'Élection dts
LA POIRE.
suijcante-dix vieillards et Moïse présentant les tables de la loi; dans la chambre des bourgmestres, Fabricius au camp de Pyrrhus. Ces morceaux ont été célébrés par Yonflel en vers mythologiques, assez difficiles à traduire même pour ceux qui savent le mieux le hollandais. Ce grand poète, tant admiré par ses compatriotes, a également vanté dans ses rimes les tableaux que Bol fut chargé de peindre pour l'amirauté, tableaux symboliques où les divinités de la mer jouent le principal rôle. Il fallt le dire, ce qui manque en général au disciple de Rembrandt, ce n'est pas l'expression des figures, mais leur mouvement. Sous ce rapport, la sagesse de sa composition va jusqu'à la froideur. C est la remarque que nous faisions en parcourant le musée de Dresde, où se trouvent des morceaux de Bol d une importance capitale.
tels que Joseph présentant son père à Pharaon et un Repos en Égypte. Dans ces tableaux où Bol paraît s'être efforcé de mettre un peu de style, il est resté très-inférieur, précisément pour avoir cherché une noblesse à laquelle il ne pouvait s'élever. Quand il se borne à imiter la nature soit avec la brosse du peintre, soit avec la pointe du graveur, quand il fait un portrait par exemple, ou bien lorsqu'il aborde les sujets bibliques par leur côté humain, comme faisait Rembrandt, Bol se rapproche beaucoup de son maître. Son coloris, ordinairement rougeâtre dans les demi-teintes et un peu lourd dans les ombres, est quelquefois, par exception, plus vrai que celui de Rembrandt lui-même. Toutefois, si nous le comparons à ce grand homme, il nous représente aussitôt ce que Rembrandt aurait perdu de sa grandeur en se corrigeant de certains défauts qui étaient peut-être inséparables de son génie.
CHARLES BLANC.
1M11MIÏS IIT IHMIEM'IKDHS.
Ferdinand Bol a gravé à l'eau forte d'une pointe moins résolue que celle de Rembrandt, mais expressive et spirituelle, une vingtaine d'estampes dont Bartsch et Claussin ont donné le catalogue. Voici les principales :
Le Sacrifice d'Abraham. Le patriarche est prêt à sacrifier son fils, que l'on voit couché à terre ; il est nu et ses mains sont liées avec une corde. Abraham est debout, tirant son couteau et regardant un ange qui descend du ciel. Ce morceau est cintré par le haut. On en distingue deux épreuves : la première est avant le nom de F. Bol; elle est chargée de barbes et fort rare.
Le Sacrifice de Gédéon. Gédéon est à genoux vers la gauche. L'ange est debout vers la droite de l'estampe; il est vêtu d'une large robe blanche; il lève la main droite et de l'autre allume le feu du sacrifice. Cette pièce est moins belle que la précédente. On en connaît trois états. Le premier avant le nom de Bol ; l'ange n'est indiqué qu'au trait. Le second est avec le nom Bol F. tracé vers le haut de l'autel; l'ange a la tète ceinte d'un ruban au-dessus du front. Le troisième est reconnaissable à ce que l'on a effacé le nom de Bol et le ruban. '
Saint Jérôme dans une caverne. Il est assis sur une butte vers la droite de l'estampe, considérant un petit crucifix qu'il tient des deux mains. Au dehors de la caverne, un lion couché. Sur lé devant, un grand livre ouvert. Au-dessus du livre est écrit F. Bol f. Morceau cintré. Les anciennes épreuves présentent des saletés dans les coins du haut.
L'Astrologue. Il a une longue barbe et porte un bonnet sur la tête. Il est assis à une table sur laquelle on voit plusieurs livres, une chandelle et un globe. Il tient une plume et des lunettes. Morceau très-rare. Bartsch l'avait attribué à Rembrandt.
Philosophe en méditation. Il est assis et vêtu d'une robe avec un bonnet de Mezetin. Son bras gauche est appuyé sur une table où sont quelques livres et un globe. A la droite du fond paraît une bibliothèque. Ce morceau passe avec raison pour ètre aussi beau que s'il était de Rembrandt.
Vieillard à barbe frisée. Il est à mi-corps, vu de face,. couvert d'un bonnet de Mezet ilM Il porte une robe garnie de fourrures, et ses deux mains sont posees devant lui sur une canne. On lit au haut de la droite : F. Bol f. -1042 ; le chiffre 4 est à rebours.
La Femme à la poire. Elle paraît à sa fenètre tenant une poire de la main droite. C'est la pièce que nous avons fait graver ici. Elle est estimée et d'un bel effet.
Vieillard en buste. Il est vu de face dans un ovale coupé par le haut, et il est couvert d'une robe fourrée attachée par une agrafe de diamants. Ce morceau, d'une grande rareté. est comparable aux plus belles eaux-fortes de Rembrandt.
L'Heure de la mort. Celte pièce, placée par Bartsch dans l'œuvre de Rembrandt, paraît appartenir à Ferdinand Bol, et les connaisseurs n'en font point de doute. Elle représente' à gauche un squelette qui tient un sable ; du même côté, sous une tente, un vieillard appuyé sur une table et qui montre l'appareil de la mort à une courtisane richement vêtue et coiffée d'un chapeau à plumes. Elle est debout sur la droite de l'estampe et vue de profil. Le fond du sujet est un paysage orné de fabriques. On lit deux vers latins dans un cartouche posé sur le cercueil.
LE MI SÉE DU LOUVRE possède quatre tableaux de Ferdinand Bol : deux portraits d'hommes, un Philosophe en méditation et des Enfants traînés dans un char par des chèvres.
On voit au MUSÉE DE LA HAYE deux portraits: celui du fameux amiral Ruyter et celui de son Fils, et au MUSÉI D'AMSTERDAM un autre portrait de l'amiral Ruyter et celui du célèbre architecte Van Campen. Il y a des tableaux de Bol au MUSÉE DE BEIILlN, dans la galerie de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg; à Municlt, oit l'on remarque un Sacrifice d'Abraham, sujet gravé par le maître. — MUSÉE DE DRESDE, cinq tableaux de Bol, la plupart capitaux : un Repos en Egypte, le Songe de Jacob, Joseph présentant son père à Pharaon, David remettant à Urie la lettre destinée à Joab, un Philosophe et le Portrait de Bol par lui-même.
VEMI: l'RIl\CE DE CONTI, 1777. Socrate. 001 liv.
VENTE CALONNE, 1788. Pertume et Pomone. 261 liv. VENTE LErGLlER, 1788. Trois enfants traînés par deux chècres qu'un jeune homme conduit. 2,000 liv. C'est le tableau qui est aujourd'hui au Louvre.
VENTE MORIN, 1790. Deux belles têtes d'hommes et de femme. 6CC liv.
VENTE PAUL Pl'- RIEII. . 1843. Un portrait d"homme. 800 fr. VENTE PUIRÉGAVX, ISM . Portrait d'homme. 2,050 fr. VENTE CARDINAL FESCH, 1843. Portrait de deux époux.
156 scudi. — Portrait d'homme. 400 scudi, soit 2.100 fr.
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BARTHÉLÉMY VAN DER HELST \É EN 1012. — MORT EN 1670.
En face de la Ronde de nuit de Rembrandt, au musée d'Amsterdam, on a placé le chef-d'œuvre de Barthélemy Van der Ilelst, le Banquet de la garde civique, et l ien n'est plus propre à faire valoir l'un el l'autre de ces tableaux fameux que l'étonnant contraste qui résulte de leur rapprochement. Les deux peintres se sont trouvés en présence de la même nature, des mêmes modèles. Ici et là, ce sont des gardes bourgeoises, des officiers, des soldats, un porte-enseigne, un tambour. Mais l'une des deux compositions est enveloppée d'une poésie mystérieuse, l'autre est écrite avec la simplicité et la clarté de la prose. Rembrandt a regardé ses personnages à travers le prisme de son génie; il les a vus s'avancer dans la lumière, s'effacer dans la demi-teinte, se perdre dans l'ombre. Van der Helst les a copiés tels que le hasard les avait arrangés devant Iiii sous un seul et même rayon de soleil, dans la pure vérité de leur attitude et de leur
costume, avec tous les détails de leur ajustement ou de leur armure, depuis la plume de leur feutre jusqu a l'étoile de leurs éperons. Rembrandt raconte la scène avec la chaleur de l'éloquence, il y jette le voile de son
imagination, il y suppose les drames du clair-obscur ; Van der Helst le raconte avec bonhomie, dans le style le plus naïf et le plus familier, sans rien omettre de ce qui caractérise chacun de ses héros, sans leur donner une autre place que celle qu'ils ont eue dans la vie même, sans leur prêter ni plus ni moins de relief qu'ils n'en eurent dans la réalité. Il me semble que, du Banquet de la garde civique à la Ronde de nuit, il y a la même différence que d'un clair récit de Voltaire à une émouvante déclamation de Rousseau. Rembrandt, de toutes ses figures, n'a fait qu'un seul tableau ; Van der Helst a détaillé son tableau en une quantité de figures. Celui-ci a fait une réunion intéressante de portraits juxta-posés, sans y rien mettre du sien; celui-là au contraire, a fondu tous ses portraits dans un ensemble harmonieux, mais arbitraire et profondément empreint de son sentiment personnel.
Un grand peintre est toujours un portraitiste excellent, mais un portraitiste excellent n'est pas toujours un grand peintre. Léonard de Vinci, Titien, Raphaël, Rubens, Rembrandt ont fait de superbes portraits, des têtes sublimes, parce qu'ils savaient voir en grand et qu'ils cherchaient la ressemblance, c'est-à-dire l'accentuation du caractère, plutôt dans l'impression que produirait l'ensemble que dans la scrupuleuse distinction des parties. Au contraire, les peintres qui, dans la sphère du portrait, n'apportent pas la faculté supérieure, celle de généraliser, ne sont pas capables de s'élever à la grande peinture, bien qu'ils sachent faire de l'étude d'un seul modèle un morceau merveilleux. Tels sont, dans l'école française, Laigillière, Philippe de Champagne, Rigaud, Claude Lefèvre ; tels sont, dans l'école des Pays-Bas, Mirevelt, François Hais, Nicolas Maas; tel est, mais à un degré très-élevé, Barthélémy Van der Helst.
Pour apprécier son admirable talent, il n'est pas besoin de voir d'autre ouvrage de lui que le Banquet de la garde civique. Le maître est tout entier dans cette peinture célèbre, dont une seule figure suffirait à le faire bien connaître. Le banquet représenté est celui qui eut lieu le 18 juin 1648, dans la grande salle du tir (doele) de Saint-George, sur le Singel, à Amsterdam, à l'occasion de la paix de Munster. Des vingt-six figures qui composent le tableau, il en est sept qui sont sur le premier plan, sinon plus soignées, du moins plus apparentes que les autres, et bien que la disposition des figures paraisse de prime-abord l'effet du hasard, on croit y remarquer, après examen, une certaine symétrie, une combinaison d'autant plus habile qu'elle est cachée. Des sept figures dont je parle, il en est deux qui se tiennent debout, et cinq qui sont assises. Trois sont isolées et posent tout simplement devant le spectateur sans regarder ceux qui les entourent; les quatre autres causent entre elles, deux à deux. Pour l'œil, les sept figures forment deux groupes assez symétriques, chacun de trois personnes dont une est debout; mais cette pondération est heureusement rompue parla septième figure, qui est assise tout à la gauche du tableau, et qui n'a pas son pendant. Aucun de ces personnages n'occupe précisément le centre de la toile, ce qui donne à la composition un air plus simple encore et moins apprêté. Cependant, le principal rôle est réservé naturellement au porte-enseigne, Jacob Banningh, qui tient le drapeau, image de la compagnie tout entière, au capitaine JanCorneilleWitzen, qui serre la main de son lieutenant Jan Waveren, et aux deux sergents Dirck Thoveling et Thomas Hartog, qui parlent sans doute de manger et de boire à la paix, car l'un dépèce un gros morceau de jambon, tandis que l 'autre, vieux compagnon aux épaules voûtées, à la barbe grise, lui porte une santé dans un immense verre précieusement taillé et monté en or. Ces figures sont placées en deçà de la table, tournant le dos aux autres convives. De l'autre côté, sont rangés les arquebusiers du doele de Saint-George, les uns attablés, les autres debout, tous dans leur élégant costume espagnol ; ceux-ci, nu-tête, vaquent au festin ; ceux-là, coiffés de leurs chapeaux à plumes, entrent par la porte du tir, à gauche, leur arquebuse sur l'épaule. Au milieu du fond, deux croisées, dont l'une est ouverte, laissent voir des maisons d'Amsterdam et quelques arbres; le reste du fond est une muraille d'un ton neutre, assez vigoureux pour faire valoir toutes les têtes, même celles de l'aubergiste du doele et de sa servante qui sont reléguées au troisième plan et s'effacent, comme il convient, dans le demi-jour. Telle est la composition de ce tableau fameux. Le capitaine, le lieutenant, le porte-enseigne, les deux sergents y occupent la première place, mais chacune de ces figures, profondément bourgeoises, est si étonnante de modelé et d'exécution, si naïve d'attitude, si éloquente par le geste, si vivante, si franchement accusée dans son caractère, sa condition et son empérament, qu'elles se disputent
l'intérêt de la scène et se partagent l'attention du spectateur, de façon que plus elles sont admirables, plus elles rompent l'unité du tableau, chacune d'elles formant pour ainsi dire un tableau tout entier.
En regardant les détails innombrables de cette peinture, les innombrables nuances du costume et ces modèles si divers dont l'individualité est poursuivie usque ad unguem, on devine la manière dont Van der flelst a du faire son tableau. J'imagine ces grands personnages, le capitaine Witzen, le lieutenant van Waveren, le porte-enseigne Jacob Banningh et les autres, venant chacun à leur tour poser dans l'atelier du peintre et y apportant leur personnalité tout entière. Je me représente Corneille Witzen disant à Van der lïelst : « Je désire figurer dans votre peinture comme j'ai figuré dans la cérémonie, en ma chaise de chêne
LE BANQUET DE LA GARDE CIVIQUE.
sculpté, avec mou feutre il plumes blanches, mon habit de velours noir, ma ceinture bleue et ma cuirasse. J'ai fait apporter ici la corne à boire de la gilde : c'est un chef-d'œuvre d'orfèvrerie; elle est en argent; je vous la laisserai pendant quelques jours pour que vous puissiez la peindre à votre aise, avec ses reliefs délicats, sa figure équestre de notre patron saint George terrassant le dragon, et ses feuilles d'olivier qui feront à merveille dans un tableau de la paix. » Et comment ne pas tenir compte de ces recommandations, lorsqu'on est en présence de Corneille Witzen, qui n'est pas seulement le capitaine des arquebusiers de saint George, mais qui est un des grands seigneurs de la bourgeoisie hollandaise et qui, au premier jour, sera 1(' bourgmestre de la ville d'Amsterdam ? 1 — Vient ensuite le lieutenant van WaveFen : il est en costume
1 Ce Corneille Witzen, qui figure dans le tableau de Van der Helst, est le même qui avait prêté 4000 florins à Rembrandt, et qui les réclama lorsque la Chambre des Insolvables fit saisir et vendre les meubles, effets et objets d'art de ce grand peintre. Nous avons raconté au long cette curieuse et triste histoire, dans les deux grands ouvrages que nous avons publiés sur Rembrandt,
de parade, pourpoint gris foncé, galonné d'or, collet, manchettes et genouillères de dentelles, écharpe bleue, bas verts, bottes à chaudron en cuir jaune. Le peintre est frappé du contraste que présente cette physionomie avec celle du capitaine; celui-ci est un homme robuste, obèse et sanguin, au visage enluminé, aux manières rondes et cordiales; celui-là, au contraire, est une nature lymphatique, visage pâle, mains fines, peau blanche, une vraie nature de Batave. Aussi Van der Helst les placera-t-il dans son tableau 1'1111 a côté de l'autre, se donnant la main et se félicitant sur la paix. A leur tour, se présentent chez le peintre le porte-enseigne Jacob Banningh, les sergents Thoveling et Hartog, le tambour Willem. Chacun demande en grâce qu'il ne soit rien changé à son costume, et que sa famille puisse le reconnaître dans ce tableau qui un jour sera célèbre. Chacun veut passer à la postérité, celui-ci avec la bannière dont il s'enveloppe de façon à ne faire qu'un avec elle, celui-là avec son pourpoint de satin noir tailladé et doublé de soie jaune, cet autre avec son hausse-col de fer ou sa hallebarde. Et il faut bien que l'artiste, dans sa bonhomie, donne satisfaction à tous ces braves gens; ils ont de si bonnes têtes, des tempéraments si variés, des allures si profondément individuelles! C'est une fortune pour un portraitiste de profession que d'avoir à la fois tant de modèles à peindre en un même cadre, et de pouvoir ainsi s'élever à la dignité de l'histoire, sans sortir des conditions habituelles du portrait.
Voilà comment s'expliquent les attachantes beautés qui abondent dans l'œuvre de Van der Helst, et voilà aussi comment on en peut excuser les défauts. Le peintre n'a pas été suffisamment libre : le lieu de la scène, les ressemblances, les costumes, les accessoires, tout lui était imposé. En exécutant une composition dont tous les personnages allaient être reconnus par leurs familles, désignés, salués par la foule, il n'a osé sacrifier personne, ni oublier aucun objet; la nature vivante, la nature morte, tout l'a sollicité, tout lui a plu. De là ces tons d'une vérité inexorable, ces bleus crus et froids, ces jaunes indiscrets; de là l'importance inattendue de la vaisselle du festin : hanaps montés en or, flacons revêtus de branches de vigne, bassin de cuivre aux reflets chatoyants, verres de Bohème reluisants de vin généreux, tous accessoires qui, par l'excellence même du rendu, le disputent aux figures. Avec un peu moins de complaisance, Van der Helst eût fait merveille s'il eût été un homme de génie. Rembrandt n'aurait pas obéi à ces mille exigences qui vous entraînent dans les minuties; il eût mis à la porte de son atelier ces bourgeois qui voulaient entrer dans l'histoire de pied en cap. Il eût fait le tableau à sa guise; il n'eût pas mis sur l'avant-plan avec autant d'évidence, ce tambour dont les cordes sont si bien tordues, si bien comptées et d'un relief qui se touche au doigt, ce tambour dont la peau tendue est si bien exprimée que des enragés de peinture s'arrêteraient une heure à le regarder; il eût choisi une toile plus haute qui lui eût permis d'agrandir le champ de la composition et de ménager à l'œil plus de repos; il eût enfin fusionné toutes ses figures dans une seule et même unité Mais, il faut le dire, si le manque d'unité se fait sentir chez Van der Helst, en revanche quelle variété admirable et combien de morceaux qui, vus séparément, sont de véritables prodiges ! Chaque tête est étudiée avec une exactitude inénarrable et toujours peinte dans le sentiment qui lui convient. Manié d'une main ferme et sûre, avec une liberté contenue, avec souplesse, le pinceau de Van der Helst accentue les physionomies, accuse les tempéraments, écrit les caractères, non-seulement par les fines nuances du ton, mais par les variantes de la touche. Ici, il est presque sec comme un Holbein, parce qu'il s'agit de rendre la tête parcheminée d'un vieillard aux moustaches rigides, aux rides profondes; là, il passe avec légèreté sur des figures jeunes, il s'amollit sur les joues d'un officier maladif et pâle, ou bien il se réveille et se ragaillardit pour frapper de vives lumières sur des fronts qui semblent baignés de sueur, sur des pommettes qu'il faut faire saillir, sur des yeux qui doivent paraître humides et briller. Il est juste d'ajouter que malgré l'importance qu'il a donnée aux accessoires, Van der Helst a été surtout inimitable dans le caractère des têtes et des mains, qui sont naturellement les parties essentielles d'une série de portraits. Il ne s'est pas contenté de les modeler à ravir, il les a individualisées avec une finesse, une application
dont le dernier a pour titre : l'OEuvre complet de Rembrandt, décrit et commenté par M. Charles Blanc, ouvrage orné de gravures en bois et de quarante eaux-fortes, tirées à part et rapportées dans le texte Paris, Gide, 1859.
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