L'ŒUVRE ORIGINALE
DE
VIVANT DENON
TOME PREMIER
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Tiré a cinq cents exemplaires nU7nérotés.
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L'ŒUVRE ORIGINALE DE
VIVANT DENON ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DES MUSÉES
COLLECTION DE 317 EAUX-FORTES
DESSINÉES ET GRAVÉES PAR CE CÉLÈBRE ARTISTE
RÉUNION
FORMANT L'ALBUM LE PLUS COMPLET ET LE PLUS VARIÉ POUR L'ÉTUDE DE LA GRAVURE A L'EAU-FORTE
AVEC UNE NOTICE TRÈS-DÉTAILLÉE
SUR SA VIE INTIME, SES RELATIONS ET SON ŒUVRE
PAR
M. ALBERT DE LA FIZELIÈRE
TOME PREMIER
PARIS
A. BARRAUD, LIBRAIRE-ÉDITEUR RUE DE SEINE, 23
M DCCC LXXIII
VIVANT DENON.
Dans toutes les phases successives des grandes révolutions intellectuelles la nature produit, comme à dessein, des hommes chez qui les idées dépassent le niveau de celles de leur époque. Leur regard pénétrant franchit les horizons élargis déjà autour d'eux par les progrès de l'esprit humain, et ils semblent prédestinés au rôle de précurseurs ou de révélateurs : rôle si noble et si grand en lui-même, mais qu'une compensation fatale a presque toujours condamné d'avance à rester un peu effacé dans l'avenir.
Parmi tant d'artistes divers qui ont illustré la fin du siècle dernier ou les premières années de celui où nous sommes, soit par la puissance de leurs productions personnelles, soit par l'influence de leur savoir et l'étendue féconde de leurs vues, il en est peu qui aient marqué dans l'histoire par une plus admirable entente des leçons du passé, des ressources de l'avenir, et qui aient été doués à un plus haut degré d'un caractère aimable par son éloquence pénétrante, sa vivacité, et surtout par son exquise délicatesse, que le célèbre et universel Vivant Denon.
Il fut non-seulement un artiste excellent, un écrivain chaleureux et original, un observateur enthousiaste, un admirateur zélé du beau sous ses formes diverses et cosmopolites; mais il eut, mieux qu'aucun de ses contemporains, cet esprit philosophique dans le choix et la critique qui enseigne à utiliser les leçons du passé au profit de l'avenir.
On a lieu de s'étonner que la vie de Denon n'ait pas fourni depuis longtemps déjà aux historiens de l'art un objet d'étude plus sérieux, et plus étendu que les notices banales, et pour la plupart très-inexactes, qui lui ont été consacrées dans les dictionnaires de biographies.
Nous sommes heureux que la bonne fortune qui a mis entre les mains de notre éditeur un choix important de gravures peu connues ou inédites de Vivant Denon, nous ait procuré l'occasion d'un travail qui, sans nous permettre de nous étendre beaucoup, nous donnera néanmoins la facilité de poser de nouveaux jalons et de réunir certains aperçus intéressants qui ont échappé aux biographes de cette grande et sympathique figure.
Dominique Vivant de Non naquit à Châlons-sur-Saône, le 4 janvier 1747. Son père appartenait à la noblesse du pays et prenait dans les actes publics le titre d'écuyer, l'un des signes caractéristiques de la vraie noblesse; car on sait que la particule seule ne signifie absolument rien, si elle n'est accompagnée de ce titre ou de celui de chevalier.
Lorsque, plus tard, il eut des fonctions à la cour et dans les ambassades où il fut employé, Denon prit la qualité de chevalier de Non, et il signa son nom en l'orthographiant de cette manière jusqu'à l'époque de la Révolution. Alors seulement, et comme tous ceux qui avaient accepté franchement l'abolition des titres, il se dépouilla de sa chevalerie héréditaire et donna au nom de son père la forme démocratique de Denon, qu'il ne quitta plus jusqu'à sa mort, même après avoir été fait baron de l'empire par Napoléon.
Si je m'arrête un instant à ces détails puérils d'ailleurs, c'est uniquement pour me conformer au goût historique du jour, qui se plaît à établir scrupuleusement l'état civil des personnages dont on écrit la vie. Il est utile de donner satisfaction à toutes les recherches qui ont en vue l'exactitude officielle de l'histoire.
Fils unique d'une famille qui tenait un rang honorable dans sa province, il fut naturellement destiné au mariage, afin de perpétuer un nom auquel son père attachait une véritable importance, et on résolut de diriger ses études de manière à le rendre propre un jour à la magistrature , cette profession paraissant à sa famille tout à fait digne d'un jeune homme bien né et pourvu d'une fortune indépendante. Hélas ! les parents qui font des projets d'avenir pour leurs enfants, bâtissent souvent sur le sable, et bientôt l'ouragan d'une imagination sans frein renverse d'un souffle l'édifice paternel, pour entraîner l'audacieux adolescent vers les cimes éblouissantes de la vocation.
Tant que dura le noviciat des études élémentaires et celui des humanités, Denon, naturellement enclin à l'étude et curieux de toutes les splendeurs des littératures classiques, suivit laborieusement la voie tracée par ses maîtres et y fit de remarquables et rares progrès.
Tout enfant encore — il n'avait pas dix ans — un événement, futile en apparence, le frappa beaucoup plus vivement qu'on n'aurait pu le supposer d'un petit homme de cet âge. Le souvenir de cette particularité, insignifiante pour tout autre, se grava profondément dans sa mémoire, germa dans sa tête de feu et s'y développa au point que, ayant à peine atteint l'âge de seize ans, il le cueillit comme le
fruit mûr de ses aspirations. Ce n'était pas là précisément le fruit défendu, mais c'était,du moins aux yeux d'un père, le fruit prématuré d'une science qui pouvait conduire un si jeune homme plus facilement au mal qu'au bien.
Un jour qu'à la suite des leçons le professeur le conduisait à la promenade le long des bords de la Saône, le jeune Denon fit la rencontre d'une pauvresse qui lui demanda l'aumône. La bourse de l'enfant s'ouvrait dès alors aussi facilement que son cœur : il donna sans hésiter son petit pécule d'écolier.
« Je ne veux pas être traitée si généreusement sans rien faire pour vous, aimable enfant. Je suis de Bohême et je sais lire l'avenir; donnez-moi votre main, je vais tirer votre horoscope. »
Le professeur sourit et permit à son élève de tenter l'aventure.
« Mon enfant, lui dit la bohémienne, je vois dans les lignes de votre main que vous vivrez vieux, que vous serez aimé des belles dames et que vous fréquenterez les cours les plus brillantes de l'Europe ; enfin vous atteindrez toujours et dans toutes les circonstances au comble de vos vœux. »
Denon a répété maintes fois dans sa vie que tout jeune qu'il fût alors, son parti fut pris dès ce jour. Il résolut de ne rien dire, de travailler sans relâche; mais il décida dans sa petite tête que le Parlement de Dijon n'aurait jamais à compter sur lui.
J'ai dit que ses études avaient été brillantes au début; elles le furent jusqu'au bout. A dix-huit ans il prit ses grades universitaires.
L'ère de l'indépendance commençait à briller à ses yeux et fit bondir son cœur d'une joie étincelante d'illusions et de radieuses espérances; mais la force même de son contentement lui inspira la prudence, et il ne laissa rien paraître de ses désirs secrets.
Les vacances passées, il partit pour Paris, sous la conduite de l'abbé Buisson qui avait été son précepteur et devait continuer à diriger ses études.
On la connaît l'éternelle histoire des jeunes gens de famille qu'on lançait dans le tourbillon de Paris, sous l'égide d'un Mentor en petit collet. Le théâtre et le roman ont vécu cinquante ans durant des péripéties de cette officieuse association de la jeunesse ardente et de la sagesse aveugle, dans laquelle le gouverneur était infailliblement gouverné, quand il ne devenait pas complice ou dupe.
Denon se garda bien de faire mentir la poétique traditionnelle des comédies d'intrigue. Il suivit, il est vrai, ses cours et travailla autant qu'il le fallait pour obtenir ses degrés, car l'amour de l'étude était inné chez lui; mais il avait la compréhension largement ouverte, le travail facile, et quand sonnait l heure du plaisir, elle le trouvait libre et armé de pied en cap pour les conquêtes de la galanterie.
Que pouvait dire à cela le bon abbé Buisson? Son élève était en règle, et le monde qu'il voyait était celui-là même que lui avaient ouvert le nom et les recom-
mandations de sa famille. Il en avait, à la vérité, considérablement élargi le cercle. Spirituel, aimable, complaisant, de bonne compagnie comme il était, les salons se l'étaient disputé, et je dois dire qu'à moins de vingt ans il avait déjà réalisé la première partie de la prédiction de la bohémienne.
Cependant il touchait au terme de ses études. Le moment allait venir où son père voudrait négocier pour lui l'acquisition de quelque charge parlementaire, et il n'était pas homme à laisser aboutir cette conclusion détestée, avant d'avoir essayé d'entamer le deuxième chapitre de son programme.
Il fallait que Versailles s'ouvrît devant lui; c'était là, depuis dix ans, un plan arrêté ; il ne lui manquait plus que le talisman qui devait opérer ce miracle.
Don du ciel ! Il l'avait en lui-même ce talisman : c'était sa jeunesse, sa grâce et son audace. La lampe merveilleuse n'a pas de rayons plus éblouissants que l'enthousiasme et le charme de la vingtième année.
Denon se rendit à Versailles bien décidé à voir le roi. Comment parviendrait-il jusqu'à lui? que ferait-il pour être admis à lui adresser la parole? Il n'en savait rien et ne s'en inquiétait même pas. Le point important, pour lui, était de pénétrer dans les jardins réservés et de saisir au vol la première occasion qui se présenterait.
Il n'était pas facile de franchir la grille de ces jardins; les hallebardiers du roi étaient inflexibles sur la consigne et repoussaient brutalement quiconque n'avait pas ses entrées à la cour. Denon connaissait beaucoup de monde ; chacun l'accueillait d'un sourire bienveillant; il passa familièrement son bras sous celui du premier seigneur qu'il rencontra et mit le pied dans cet Éden de ses rêves. Deux fois, trois fois il renouvela ce manége, si bien que le suisse s'habitua à sa figure et finit par faire signe au garde de le laisser passer.
Alors il ne cessa plus de se tenir à tous les détours d'allées, sur les pas du roi, le contemplant d'un regard si tendre et si persistant que Louis XV, qui était bonhomme, voulut enfin savoir ce que signifiait l'assiduité obstinée de ce jouvenceau de bonne mine.
Un jour, Louis XV donna l'ordre qu'on amenât Denon devant lui.
« Au bout du compte, lui dit-il brusquement, que voulez-vous?
— Le bonheur de voir Votre Majesté, Sire. »
Cette réponse faite avec l'effusion d'un cœur naïf et sincère décida de sa fortune.
« Votre nom ? dit le roi.
— Le chevalier de Non, Sire.
— Eh bien, monsieur le chevalier de Non, vous serez toujours le bienvenu à Versailles. »
En effet, dès le lendemain, Louis XV causa familièrement avec lui et fut charmé de son babil. Malgré la légèreté rieuse et aimable de ses propos, on sentait dans
le ton de sa conversation qu'elle reposait sur un fonds solide de savoir et d'observation.
Bientôt le roi ne put plus se passer de la compagnie de son nouveau favori ; afin de l'avoir plus facilement sous la main, il le fit gentilhomme ordinaire de la Chambre.
Un ami de Denon, M. de Norvins, qui fut souvent le confident de ses pensées les plus intimes, explique en ces termes le genre d'émotion qu'éprouvait le roi dans la familiarité de ce charmant enfant.
« Ce vieux libertin blasé, dit-il, fatigué de la monotonie de l'étiquette et des hommages traditionnels et de commande, fatigué de son entourage officiel et de ses intimités interlopes, trouva une saveur singulière dans l'amabilité expansive -et franche, dans les saillies joyeuses et indépendantes de ce jeune homme qui importait au milieu du ton fastidieux de la cour, toute la sincérité gaillarde, toute la verdeur du Bourguignon salé. »
Quand un causeur pâteux et solennel essayait d'amuser le roi de quelque anecdote scandaleuse qu'il racontait lourdement, Louis XV l'interrompant aussitôt, lui disait : <c Contez cela à Denon, il me le dira ce soir. » En effet, Denon, dès sa plus tendre jeunesse, avait déjà l'art exquis de faire valoir les moindres bagatelles et de les relever d'un piquant extraordinaire.
Si le roi avait, par hasard, la curiosité de se mettre au courant d'une question de science, d'art ou de littérature, vite il appelait Denon, et Denon, tout en riant, expliquait au roi ce qu'il voulait savoir.
Madame de Pompadour était morte depuis cinq ans, lorsque Denon fit son entrée à la cour; mais Louis XV qu'elle avait pris tant de soin à convertir à ses préférences, avait hérité d'elle un certain gou t pour les pierres gravées. Elle lui ayait formé en ce genre un cabinet assez riche, dont on ne s'était plus occupé depuis sa mort. Louis XV voyant Denon si expert en ces sortes de connaissances, eut l'idée de donner un nouveau lustre à sa collection en l'enrichissant encore, et il en confia la direction à son jeune et infatigable ami.
Ce fait énoncé dans quelques Mémoires a donné lieu à une de ces bévues dont les faiseurs de dictionnaires sont souvent si prodigues. Cette association fortuite du nom de Denon au souvenir de madame de Pompadour enflammant leur imagination, l'un d'eux a écrit, et les autres, le copiant, ont répété que Denon avait été le Benjamin chéri de la célèbre marquise, son Sigisbé.... mieux encore, peut- être. Il eut pourtant suffi d'une simple confrontation de dates pour constater que ce soupirant apocryphe avait à peine commencé sa rhétorique, à Châlons, quand elle mourut, et que la réception de l'aimable Bourguignon à la cour date seulement de 1769.
Tout souriait donc à Denon dans cette existence, peut-être un peu futile, au gré de ceux qui avaient conçu pour lui l'espoir d'une position solide et sérieuse.
Quant à lui, il était au comble de ses vœux, se voyant en faveur, et attendait tout du hasard des circonstances.
Dans les loisirs assez nombreux que lui laissaient ses deux charges, plus honoraires qu'effectives, il s'était amusé à écrire une comédie : non pas certes qu'une vocation insurmontable le poussât dans une carrière qui exige des qualités particulières et des études spéciales ; mais il était bien aise d'emprunter aux prérogatives d'un auteur joué, ce relief d'influence que procure le droit de distribuer des rôles, d'en promettre ou d'en faire espérer aux plus jolies actrices de la Comédie- Française.
Il composa donc Julie, comédie en trois actes, en prose, et l'offrit au comité de lecture.
Collé parle de cette pièce dans ses intéressants Mémoires, ainsi que de la façon dont elle fut admise.
« Julie, dit-il, refusée d'abord par les comédiens, relue une seconde fois par Molé, qui par ses petites intrigues la leur fit recevoir, l'a été par le public avec un froid qui marquait tout l'ennui que cette drogue a inspiré.
« C'est un drame qui voudrait être larmoyant et comique, et qui n'est ni l'un ni l'autre ; cela n'est ni plaisant, ni intéressant, cela est fastidieux.
« L'écolier de rhétorique qui a fait cette amplification mériterait un pensum, et son régent doit l'avertir qu'il n'aura jamais ni talent ni génie, et qu'il doit absolument renoncer à composer.
« Cet écolier s'appelle M. de Non ; il a vingt-deux ans ; il est gentilhomme de la chambre du roi et aura quelque jour vingt ou vingt-cinq mille livres de rente; on le dit d'ailleurs un fort aimable enfant.
« S'il peut parvenir à se guérir de la fureur de bel esprit, ce sera pour lui un grand bonheur; car il ne réussira sûrement pas dans cette carrière. »
D'accord avec l'opinion de Collé, les Mémoires de Bachaumont concluent au même jugement.
Une brève analyse de la pièce de Julie ou le Bon père, est terminée par ces mots : « Rien de neuf, d'intéressant dans l'intrigue ; point de variété dans les caractères, aucune invention.
(c C'est une très-médiocre production, qui, bien loin d'annoncer dans le jeune auteur un talent qu'il faille encourager, déclare une rage précoce de composer, qu'il faut étouffer dès sa naissance, pour éviter à un homme dont ce n'est pas le métier, de se couvrir d'un ridicule infaillible. »
On a vu plus haut quelle était la nature de cette rage ; elle n'était pas dangereuse, et Denon en guérit avec d'autant plus de facilité, qu'ayant atteint le but de ses désirs, l'inconstance juvénile de ses sensations l'entraîna bien vite dans une autre direction.
Il adorait les arts ; mais cette fois sa vocation était bien déterminée, et rien d'é-
tranger à l'ambition de devenir un jour un artiste excellent ne sollicita son impatience, en le portant à produire prématurément des œuvres informes ou incomplètes.
Il se fit admettre dans une académie — c'est ainsi qu'on nommait alors les ateliers d'étude — et là, il étudia le dessin d'arraché pied, ne se laissant rebuter ni par l'aridité d'un travail sans résultats d'amour-propre, ni par la longue durée, ni par les difficultés d'un noviciat sévère et assidu. Des études aussi sérieuses que celles auxquelles il se livra, laissent des traces profondes chez un homme aussi bien doué que l'était Denon, véritablement né artiste. Aussi put-il impunément abandonner pendant plusieurs années la pratique quotidienne de l'art; il se retrouva maître de son crayon le jour où, libre de tout devoir envers les siens, il lui plut de se vouer exclusivement à la profession de son choix.
Ses succès à la cour, la faveur du roi, des titres honorifiques obtenus à peine au seuil de la première jeunesse, et sans qu'il eût même conçu la pensée de les désirer, avaient pu flatter un instant la vanité d'une famille provinciale et fort entichée de noblesse et de représentation. Mais M. de Non, le père, était un homme sensé, positif, partisan des positions solides. Il ne tarda pas à comprendre que cètte fortune de boudoir qui avait élevé son fils au pinacle, pouvait s'écrouler subitement par la cause même qui l'avait suscitée : un simple caprice du souverain. Il recommença donc à prêcher dans ses lettres, plus pressantes que jamais, la nécessité d'aborder une carrière sérieuse, et de nature à assurer à un jeune homme instruit et laborieux des garanties d'avenir.
Denon aimait beaucoup son père. Il ne lui serait pas entré dans le cœur de se maintenir en état de révolte contre ses désirs, encore moins contre ses volontés; mais comme, après tout, on ne lui désignait plus la magistrature comme but inévitable des visées de sa famille, il prit son parti sans sourciller, et il résolut de saisir la première occasion de concilier ses goûts, le programme de la bohémienne qu'il n'avait jamais perdu de vue un seul instant et les légitimes exigences de ses parents.
L'occasion qu'il attendait ne tarda pas à se présenter. C'est le cas de faire remarquer ici que Denon eut toujours, dans sa longue carrière, l'heureuse et singulière chance de voir les circonstances aplanir les difficultés autour de lui, et se mettre sans cesse d'accord avec les moindres vœux qu'une imagination ardente inspirait à ses rêves de bonheur. Il est rare que ce qu'on appelle vulgairement le château en Espagne n'ait pas pris en sa faveur une forme palpable et accessible.
Un soir, chez le roi, on parlait d'une nouvelle ambassade qu'on formait pour Saint-Pétersbourg.
Denon saisit ce texte au passage, pour placer quelques réflexions originales sur le rôle des secrétaires d'ambassade à l'étranger. Le roi sourit, le poussa un peu, rit encore et finit par lui dire : « Eh bien ! voulez-vous en être ? » Un mois après,
Denon, au retour d'une visite d'adieu faite rapidement à Châlons, roulait sur la route de Saint-Pétersbourg.
Son père était satisfait, lui-même il était rempli d'espoir et d'illusions. Il voyait s'ouvrir devant ses yeux éblouis les horizons inconnus, les régions inexplorées, si chers aux esprits aventureux et observateurs. Cette carrière diplomatique si gourmée, en apparence, si sévère, si renfermée dans une insondable attitude de mystère, presque d'hypocrisie, ne lui apparaissait à lui, artiste et curieux, que comme un incomparable prétexte de pénétrer dans un Éden de fêtes et de splendeurs; de voir des musées, des palais, des antiquités précieuses; d'étudier des mœurs nouvelles, des types originaux. C'était, en un mot, l'inappréciable faculté d 'enrichir des albums et des carnets de notes, de tout un monde de croquis et d'observations humoristiques, trésor futur de ses intimes aspirations. Denon voulait bien, il ne faut pas l'oublier, donner satisfaction aux exigences paternelles, à ce qu'il appelait volontiers des préjugés respectables ; mais il ne perdit pas de vue un seul moment le but essentiel de sa vie : la culture exclusive des beaux-arts et des branches de l'histoire qui s'y rattachent.
A peine installé à Saint-Pétersbourg, Denon ne tarda pas à donner des témoignages brillants de son aptitude aux affaires. Seulement, et il l'avait fait pressentir à Louis XV, il avait une manière à lui d'entendre les fonctions de secrétaire qui aurait grandement dérouté ceux de ses collègues, moins bien doués que lui des qualités d'esprit et des facultés de plaire, qui font la fortune d'un jeune homme dans le monde.
Très-assidu dans la haute compagnie de Saint-Pétersbourg, — l'amabilité de son caractère, la variété surprenante de son érudition et le charme de sa conversation l'avaient complétement subjuguée, —très-bien accueilli d'un autre côté dans les ambassades étrangères, où son ton parisien et ses habitudes de cour le signalaient comme un modèle de grâce et de savoir-vivre, il savait sur le bout du doigt tout ce qui se débitait, dans l'intimité, sur les affaires d'État. Chaque jour il rendait compte à son ambassadeur de mille détails dont celui-ci ne soupçonnait pas vestige et dont, grâce à Denon, il tirait souvent un excellent parti pour les intérêts de la France.
Il apportait dans l'art d'écrire la même facilité brillante qui faisait le succès de sa conversation; aussi se trouva-t-il bientôt chargé de toute la correspondance de son ambassade.
Soit que l'impératrice Catherine pressentît que ce petit jeune homme couleur de rose — comme l'avait surnommé Lekain, à la Comédie-Française — menaçait de devenir un obstacle à des intrigues qu'elle se proposait d'ourdir contre le gouvernement du roi de France, soit qu'il lui eût déplu pour tout autre motif, il n'en est pas moins vrai qu'elle le tint à distance, et lui témoigna plusieurs fois quelque chose comme de la mauvaise humeur. Il n'en fut pas de même de la part du
grand-duc Paul. Ce prince le distingua d'une manière particulière et entretint avec lui une correspondance « à la dérobée. » Néanmoins sa réputation s'était établie au cabinet des Affaires étrangères, sous les plus excellents rapports, et M. de Vergennes, nommé ambassadeur en Suède, désira se l'attacher.
Il occupait avec éclat son poste de premier secrétaire d'ambassade, lorsque la mort du roi Louis XV ramena M. de Vergennes en France. Le nouveau roi venait de lui confier le portefeuille des Affaires étrangères.
M. de Vergennes, ministre, se garda bien d'oublier le jeune secrétaire dont il avait éprouvé l'intelligence et les talents ; il le ramena à Paris, se promettant d'utiliser ses aptitudes toutes particulières, dans les emplois de confiance auxquels il aurait à pourvoir.
L'occasion ne s'en fit pas attendre. Dans le courant de l'année 1775 — Denon avait alors vingt-huit ans — M. de Vergennes eut à faire une communication secrète et extra-officielle au gouvernement des cantons suisses. Il chargea Denon de cette mission délicate, qui exigeait, outre la discrétion, de la finesse, du sang. froid, de la rondeur, et par-dessus tout, l'apparence d'un voyage entrepris pour tout autre objet qu'un voyage diplomatique.
Denon partit en artiste voyageur, muni de l'attirail complet du dessinateur et le portefeuille sous le bras, comme un peintre en quête de sites pittoresques.
Nulle ambassade ne pouvait lui plaire plus que celle-ci. Du même coup il franchissait la distance qui sépare le secrétaire du conseiller d'ambassade ou du chargé d'affaires, et il saisissait une occasion inespérée de se livrer quelque temps sans contrainte à ses goûts dominants.
Son passage à Châlons fut un triomphe pour lui ; sa famille le revoyait, devenu presque un personnage et revêtu d'une dignité qui flattait des ambitions longtemps caressées. C'est pendant le court séjour qu'il fit dans sa ville natale, en se rendant à son poste, que Denon esquissa le joli petit portrait de son père qu'il a gravé depuis à l'eau-forte. On le trouve dans ce recueil.
Le succès de sa mission en Suisse réussit au gré de ses désirs et justifia pleinement les espérances de M. de Vergennes. Le ministre y trouva un nouveau et plus sérieux motif de pousser un protégé si empressé à répondre à la confiance qu'on avait en lui.
A son retour en France, Denon vint à passer à proximité de Ferney, et dans l'ardeur excessive qui le dévorait de connaître et d'entretenir les grands esprits et les personnages distingués de son temps — ce fut toujours là, pour lui, un des besoins les plus pressants de son esprit curieux et observateur — il ne put résister à l'envie de voir Voltaire.
Si répandue que fût sa réputation d'homme aimable, Denon ne pouvait espérer qu'elle eût traversé les déserts au fond desquels l'ermite philosophe avait enseveli sa solitude. Lorsqu'il fit passer son nom au grand homme, sa carte parut indiffé-
rente au vieillard octogénaire, et n'éveilla chez lui aucune des idées de renommée universelle ou de sympathie particulière qui servaient d'ordinaire de passe-port à ses visiteurs. Il refusa tout net de recevoir M. l'ambassadeur imberbe.
A cette réponse inattendue, — car avec la présomption naturelle à son âge et à son habitude de conquêtes mondaines, il n'avait pas douté un instant de l accueil bienveillant qui l'attendait, — Denon fit appel à sa présence d'esprit ordinaire et à sa gaieté invétérée.
« Informez M. de Voltaire, dit-il d'un ton comiquement imposant, qu ayant l'honneur d'être, comme lui, gentilhomme de la chambre du roi, j'ai de même le droit d'entrer partout. »
Et pour corroborer cette sortie joviale, il écrivit la lettre suivante :
« Monsieur,
« J'ai un désir infini de vous rendre mon hommage. Vous pouvez être malade, et c'est ce que je crains; je sens aussi qu'il faut souvent que vous vouliez l'être, et c'est ce que je ne veux pas dans ce moment-ci.
(c Je suis gentilhomme ordinaire du roi, et vous savez mieux que personne qu'on ne nous refuse jamais la porte, Je réclame donc tout privilége pour faire ouvrir les battants.
« J'étais l'année dernière à Pétersbourg; j'habite ordinairement Paris, et je viens de parcourir les treize cantons dont vous voyez que j'ai pris la franche liberté. Si avec cela vous pouvez trouver en moi quelque chose qui vous dédommage des instants que je vous demande, alors mon plaisir sera sans reproche et deviendra parfait.
« Je ne m'aviserai point, monsieur, de vous faire des compliments ; vous êtes au-dessus de mes éloges et vous n'avez pas besoin de mes humilités ; et puisque j'ai trouvé un moyen d'être votre camarade, je me contenterai de vous assurer que vous n'en aurez point qui vous soit plus parfaitement dévoué, monsieur, que votre, etc.
« Le 3 juillet L775. »
Cette lettre amusa beaucoup Voltaire et eut le don de le tirer comme par enchantement de l'accès de misanthropie auquel il était en proie depuis plusieurs jours.
Il répondit en ces termes :
« Monsieur mon respectable camarade,
« Non-seulement je peux être malade, mais j'e le suis, et depuis environ quatre-vingt-un ans. Mais mort ou vif, votre lettre me donne un extrême désir de profiter de vos bontés. Je ne dîne point, je soupe un peu. Je vous attends donc à souper dans ma caverne. Ma nièce, qui vous aurait fait les honneurs, se porte aussi mal que moi; venez avec beaucoup d'indulgence pour nous deux ; je vous attends avec tous les sentiments que vous m'inspirez, etc.
« VOLTAIRE. »
Le grand homme reçut, à bras ouverts son jeune admirateur et, ce qui ne pouvait manquer d'arriver, il subit comme tout le monde le charme de l'amabilité spirituelle, de la gaieté communicative de son nouvel ami.
Voltaire retint Denon à Ferney toute une semaine. Il s'épanouit au soleil de cette exubérante jeunesse. Il fit redire au jeune courtisan toutes les amusantes chroniques de Paris et de Pétersbourg, les nouvelles littéraires et philosophiques du moment, et discuta longuement et passionnément les mérites de la grande Catherine, pour lesquels on sait qu'il avait un culte. Il faut bien avouer qu'ils ne furent nullement d'accord sur le compte de cette femme extraordinaire. Voltaire la voyait toujours telle qu'il l'avait décrite, à travers le prisme de la reconnaissance ; Denon la représentait, au contraire, telle qu'il l'avait vue. Il voulait bien onvenir avec son contradicteur qu'elle possédait en réalité de grandes vues et des manières distinguées ; mais Voltaire ne consentait pas à concéder, à son tour, qu'elle eût un esprit fort ordinaire et un cœur dépourvu de sensibilité.
Malgré cette divergence d'opinion, ils n'en restèrent pas moins bons amis. Voltaire consentit même à ce que Denon dessinât son portrait, et dans son enthousiasme tout paternel, il voulut absolument trouver dans les traits encore un peu indécis de son portraitiste d'occasion, une vraie ressemblance avec les siens.
Le portrait de Denon gravé vers cette époque et qui fait partie de cette collection (n° 173), ne paraît pas avoir des rapports bien saisissants avec le masque connu de Voltaire ; mais en fin de compte, celui-ci pouvait seul savoir alors ce qu'il avait été au même âge, et on ne peut nier que Denon, sur ses vieux jours, eût pris en effet quelque chose de la physionomie de l illustre écrivain.
Lorsque Denon fut rentré à Paris, il se servit de son croquis pour arrêter la composition d'un portrait de Voltaire qui fut gravé par son ami Saint-Aubin. Il arrangea en outre avec beaucoup d'esprit un petit sujet anecdotique qu 'il fit graver par Née et Masquilier, et qui courut les salcr.,,-, à la mode sous le titre d'un Déjeuner à Ferney.
Cette gravure communiquée à Voltaire, ainsi que celle de Saint-Aubin, le chagrina beaucoup plus que de raison.
Il s'emporta contre Denon, et se plaignit que par son inexpérience des règles de l'art il l'eût fait plus laid qu'il n'était, et qu'il l'eût, pour ainsi dire, ridiculisé en le représentant en coiffe de nuit et en robe de chambre.
Il est vrai que dans sa préoccupation de fixer en quelques coups de crayon la ressemblance de Voltaire, Denon avait adopté la méthode des caricaturistes, qui appuyent sur les traits saillants au lieu de les atténuer et que dans la partie inférieure du visage surtout, il avait accentué avec trop de vérité l'affaiblissement, les maigreurs et les pauvretés de forme que produit le grand âge.
Il existe une planche à l'eau-forte de Denon qui contient jusqu'à trente-trois essais de la physionomie de Voltaire. Toutes ces têtes ressemblent parfaitement au type connu du personnage ; mais aucune n'est définitivement arrêtée par un trait net et exact.
A défaut du mérite d'une réalisation parfaite du type, cette page de tentatives infructueuses a au moins celui de prouver que Denon avait une préoccupation très-sincère d'arriver à la vérité.
C'est sans doute après avoir échoué lui-même qu'il eut recours à la main plus exercée de Saint-Aubin.
Cet incident du portrait donna lieu à une correspondance suivie entre Voltaire et Denon. On la chercherait en vain dans les œuvres complètes de l'inépuisable polygraphe; mais plus tard Denon eut l'idée de la faire imprimer pour la joindre à son exemplaire des œuvres de Voltaire.
Cette plaquette de six pages, sans nom d'imprimeur, nous a été communiquée par un amateur, et nous croyons offrir une véritable curiosité aux lecteurs en la reproduisant ici 1.
Voici d'abord la lettre par laquelle Denon, après une première visite à Ferney, demanda à Voltaire l'autorisation de faire son portrait :
« A Genève, le 5 juillet 1775.
ce C'était l'amitié, monsieur, qui devait me mener au temple de la Bienfaisance.
1. Ces lettres font partie de la collection de M. Lemaire, graveur distingué, qui a bien \oulu les mettre à notre disposition, ainsi que la planche introuvable des trente-trois portraits de Voltaire par Denon et une très-rare épreuve du déjeuner à Ferney.
Je vous envoie mes passe-portsl, dont mon empressement et votre complaisance ont prévenu les effets. J'ai le cœur plein de vos bontés. Votre gaieté est un phénomène qui ne sort point de mon esprit. Vous m'avez montré que le temps ne peut rien sur l'âme lorsqu'on ne laisse engourdir aucun de ses ressorts. Vous serez éternel, vous resterez toujours parmi nous, sans être sujet aux lois de la nature; vous en avez déjà franchi l'ordre, et, par degrés, votre être a déjà pris cette existence aérienne, l'accoutrement de l'immortalité. Voilà ce que l'on pense lorsque l'on vous a vu; voilà ce qu'il faut penser pour se consoler de vous quitter.
« La Borde me demande votre portrait, et je regrette bien de ne vous avoir pas demandé, à titre de l'amitié que vous lui accordez, la permission de le faire d'après vous.
« Je présente mes respects à Mme Denis et mes compliments à M. Adam.
« Je suis avec la tendre vénération que vous m'inspirez,
« Mon très-respectable camarade, etc. »
A cette demande un peu évasive, Voltaire répondit par une sorte d'invitation tacite.
« Je suis, monsieur, plus édifié de votre jeunesse que vous n'êtes indulgent pour ma décrépitude. Je crois avoir connu tout. votre mérite quoique je n'aie pas eu l'honneur de vous voir aussi longtemps que vous me l'avez fait désirer. Je voudrais pouvoir envoyer à M. de La Borde le portrait qu'il veut bien me demander; mais je n'en ai pas un seul. Le meilleur buste qui ait été fait est celui de la manufacture de porcelaine de Sèvres : j'en fais venir quelques-uns et je vous en présenterais si j'étais assez heureux pour vous revoir.
« Je vous prie de conserver vos bontés pour un vieux camarade bien indigne de l'être.
« VOLTAIRE. »
Au mois de décembre suivant Denon envoya le portrait gravé par Saint-Aubin à Voltaire, accompagné de la lettre suivante :
« Si je n'ai joui que quelques instants, monsieur, du bonheur d'être près de vous et de vous entendre, un peu de facilité à saisir la ressemblance a prolongé
1. Gétaient des lettres de M. de La Borde, qui n'arrivèrent à Genève qu'après mon premier retour de Ferney.
(Note de M. Denon sur cette lettre.) *
ma jouissance ; et m'occupant à retracer vos traits, j'ai arrêté par le souvenir le plaisir qui fuyait avec le temps.
« Les secours d'un artiste habile, ceux d'un ami aussi aimable par les grâces de l'esprit que par les qualités du cœur, tout a concouru à décorer et à éterniser l'hommage que je voulais vous faire d'un talent que vous venez de me rendre précieux ; je désire qu'il soit auprès de vous l'interprète de la reconnaissance que je conserve des politesses vraiment amicales par lesquelles, pendant mon séjour à Ferney, vous avez voulu absolument me prouver notre confraternité. Je suis, etc. »
« Paris le 20 décembre 17 75. »
Ce à quoi Voltaire répondit un peu amèrement, quinze jours après:
« A Ferney, le 20 décembre 1775. »
« De ce plaisant Callot vous avez le crayon ;
Vos vers sont enchanteurs, mais vos dessins burlesques :
Dans votre salle d'Apollon,
Pourquoi peignez-vous des grotesques?
« Si je pouvais, monsieur, mêler des plaintes aux remercîments que je vous dois, je vous supplierais très-instamment de ne point laisser courir cette estampe dans le public. Je ne sais pourquoi vous m'avez dessiné en singe estropié, avec une tête penchée et une épaule quatre fois plus haute que l'autre. Fréron et Clément s'égayeront trop sur cette caricature.
<c Permettez que je vous envoie, monsieur, une petite boîte de bouis, doublée d'écaillé, faite dans un de nos villages. Vous y verrez une posture honnête et décente et une ressemblance parfaite. C'est un grand malheur de chercher l'extraordinaire et de fuir le naturel, en quelque genre que ce puisse être.
« Je vous demande bien pardon. J'ai dû non-seulement vous dire librement ma pensée, mais celle de tous ceux qui ont vu cet ouvrage. Je n'en suis pas moins pénétré, monsieur, de l'estime sincère et de la reconnaissance que vous doit votre très-humble et très-obéissant serviteur.
« VOLTAIRE. »
Denon répondit, et s'efforça de défendre son estampe en ces termes :
(c Monsieur, M. Moreau n'a pu me remettre que dans ce moment la lettre et la boîte que vous avez eu la bonté de m'adresser. Je vois avec plaisir le zèle
que vos bons villageois mettent à vous plaire; j'applaudis à leurs efforts, et je reçois la boîte comme un cadeau, qui m'est agréable parce que je le tiens de vous.
« Je suis en vérité désolé de l'impression que vous a faite mon ouvrage. Je ne plaiderai point sa cause : mon but est manqué, puisqu'il ne vous a pas fait le plaisir que je désirais.
(t Mais je dois vous rassurer sur la sensation qu'il fait ici : on le trouve plein d'expression; chacun se l'arrache, et ceux qui ont l'honneur de vous connaître assurent que c'est ce qui a été fait de plus ressemblant. C'est un grand malheur en peinture, comme en autre chose, de voir les objets autrement qu'ils n'existent. Pardon, monsieur, mais j'ai dû non-seulement vous faire l'aveu de mon erreur sur ce portrait, mais vous dire naturellement et pour votre tranquillité tout ce que je savais du succès de cette estampe.
« Je suis, etc. »
Dans la réponse qui suit, Voltaire se radoucit un peu. Il ne veut pas blesser Denon, et lui fait parvenir une note contenant les remontrances d'un artiste relativement au portrait en cause. Il feint même d'ignorer que Denon soit l'auteur du Déjeuner CL Ferney qui le fâche encore plus que le portrait.
« Je suis bien loin, monsieur, de croire que vous ayez voulu faire une caricature dans le goût des plaisanteries de M. Hubert.
« J'ai chez moi actuellement le meilleur sculpteur de Rome, à qui ma famille a montré votre estampe : il a pensé comme pensent tous ceux qui l'ont vue. On l'a prié d'écrire ce qu'il fallait faire pour la corriger : je vous envoie sa décision1.
« Il court dans Paris une autre estampe, qu'on appelle mon Déjeuner ; on dit que c'est encore une plaisanterie de M. Hubert. J'avoue que tout cela est assez désagréable. Un homme qui se tiendrait dans l'attitude qu'on me donne, et qui rirait comme on me fait rire serait trop ridicule.
« Vous m'auriez fait plaisir si vous aviez pu corriger l'ouvrage qui a révolté ici tout le monde; et s'il en était encore temps, ma famille vous aurait beaucoup
1. Voici cette décision, jointe à la lettre de Voltaire.
0: Etant consulté sur cette estampe, je crois que, pour la corriger, il faudrait premièrement : mettre le portrait d'ensemble ; — moins maniérer la tête ; — venir la dessiner d'après nature ; — prendre un parti sur l'effet total ; — enfin rendre la chose plus pittoresque.
« Les défauts que je trouve : l'épaule trop haute ; — M. de Voltaire n'a pas de dessous d'yeux ; le nez est trop long et le front aussi ; — la bouche n'est pas bien, parce qu'elle cercle trop. r
d'obligation. Je n'en suis pas moins sensible à votre bonté et je n'en estime pas moins vos talents. Je vous supplie de ne rien imputer à une fausse délicatesse de ma part. Je sens bien que vous m'avez fait beaucoup d'honneur ; mais je vous prie de pardonner à mes parents et à mes amis, qui ont cru qu'on avait voulu me tourner en ridicule.
Je suis honteux de vous fatiguer de nos représentations. Soyez très-persuadé du respect et de l'attachement qu'aura toujours pour vous votre vieux confrère.
« VOLTAIRE. »
« A Ferney, le 24 janvier 1776. »
Enfin Denon mit fin à ce pénible débat, qui n'était d'ailleurs désavantageux que pour Voltaire; car Mme Denis l'avait poussé à y jouer un rôle toujours déplorable à l'âge extrême qu'il avait atteint : celui d'un vieillard coquet et petit- maître.
Avec tout l'esprit et la bonté qui lui étaient naturels, Denon mit tous les torts de son côté et en témoigna ses regrets avec une sensibilité touchante.
« Je viens de recevoir votre lettre du 24 janvier ; je vous réitère mes excuses au sujet de votre portrait et de l'estampe de votre Déjeuner. Je me reproche bien sincèrement le chagrin que cela vous a causé ainsi qu'à votre sensible famille. J'étais bien loin de penser, lorsque je fis ces dessins, qu'ils feraient autant de bruit. Je ne voulais que vous retracer les moments que j'avais passés à Ferney, et rendre pour moi seul la scène au naturel, et telle que j'en avais joui. J'occupais même une place dans le groupe qui compose le tableau du déjeuner ; mais dès qu'il fut question de graver ce morceau, je me hâtai d'en exclure mon personnage. Soit par modestie, soit par amour-propre, je me trouvai ridicule en figurant auprès de vous et je ne voulus point jouer le nain là où l'on montrait le géant. Je ne réfléchis pas dans le moment que tout ce qui tient à vous doit avoir de la célébrité, et je laissai graver sans réflexion ce que j'avais dessiné sans conséquence. Au reste, la plus grande partie de ceux qui se sont procuré cette estampe n'y ont vu que la représentation d'une scène de votre intérieur qui leur a paru intéressante. Je ne connais point les ouvrages de M. Hubert : je n'ai donc voulu imiter personne . Je ne sais quel acharnement on met à vous effrayer sur cette production : si vous la connaissiez, vous verriez que votre figure n'a que l'expression simple que donne une discussion vive et familière. C'est m'affliger réellement que de vous faire croire que j'aie pu penser à vous ridiculiser; c'est dénaturer dans votre esprit tous les sentiments que je vous ai voués, et dégrader mon caractère. Eh ! monsieur, pourquoi voir toujours des ennemis? Les triomphes ne servent-ils qu'à multiplier les craintes? Qu'est-ce donc que la gloire, si la terreur habite toujours avec elle ?
« Quant aux complaisantes observations de votre habile artiste romain, quoiqu'elles ne m'aient ni édifié, ni convaincu, je veux lui montrer que je ne suis pas moins complaisant que lui ; car je tiens si peu à ce que vous appelez mes talents, que je conviendrai de tout ce que vous voudrez qu'il contredise, et serai même plus que lui de l'avis qu'il faut que je retourne dessiner votre tête d'après nature. C'est un conseil que je me laisserai toujours donner bien volontiers, par le plaisir qu'il en résulterait pour moi de vous revoir et de travailler plus efficacement à vous convaincre de l'attachement et de la vénération avec laquelle je serai toute ma vie, mon respectable camarade, etc.
« DENON. »
C'est à cette époque de sa jeunesse et pendant le séjour assez long qu'il fit alors à Paris, qu'il faut rapporter une aventure qui a donné lieu à un des plus jolis contes dont puisse s'honorer la littérature galante du dix-huitième siècle. Il y a peu de bibliophiles qui ne connaissent et ne sachent apprécier Point de lendemain, cette délicieuse composition dont on a fait honneur à Dorat, et que Balzac a intercalée, cinquante ans plus tard, dans sa Physiologie dit mariage sans en connaître l'origine. Dans la. 2e édition de ce beau livre (Paris, 1834) et cette fois bien renseigné, il désigne Denon comme auteur du conte qu'il s'est approprié, et dans la lre édition de la Comédie humaine, il le rend, sans savoir pourquoi, à Dorat.
Le fait est que Point de lendemain parut pour la première fois dans un livre publié par Dorât : Coup d!œil sur la littérature ou collection de différents ouvrages tant en prose qu'en vers, Paris, 1770, 2 vol. in-8°. C'est sur ce fait que se sont appuyés quelques bibliographes pour attribuer cette charmante production à l'ennuyeux conteur de tant de mièvres et plates compositions.
Cette particularité même, et la façon dont le conte a été recueilli dans ce livre par Dorat offrent une preuve de plus en faveur de la paternité réelle de Denon. Il suffit de faire attention à la forme et au contenu du Coup d'oeil sur la littérature pour s'assurer que Dorat ne se donnait pas pour le véritable auteur de Point de lendemain. Le recueil dans lequel il édite cette anecdote galante qui, si elle était de lui, serait son chef-d'œuvre, contient une réunion de morceaux empruntés à différentes sources.
D'un autre côté, et si on examine maintenant les preuves morales qui résultent de la publication de ce conte faite par Denon, en 1812, on est forcé de conclure de la supériorité d'esprit et de la finesse de Denon, de son extrême loyauté, de la délicatesse de son talent d'écrire, de la haute position officielle qu'il occupait alors, que ce petit ouvrage est en réalité de lui. Et comme cela s'explique naturellement. /rvTt-\
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Denon qui avait en manuscrit cette histoire de galanterie éphémère, qui la raconta un soir dans un souper, chez le prince Le Brun, qui la fit imprimer quelques jours plus tard, et tirer à très-petit nombre, pour les convives charmés de la grâce de son récit, avait dû écrire Point de lendemain, peu de temps après qu'il avait été le héros joué d'une telle tromperie de coquette. La discrétion obligée d'un galant homme, plus encore que sa situation officielle, lui défendait de mettre au jour ce petit chef-d'œuvre, mais non de le faire lire, de l'abandonner même à son ami Dorât ; quitte à le revendiquer plus tard, quand il n'aurait plus de motifs de garder le silence à ce sujet.
Ce sont là de ces petites supercheries innocentes qui se reproduisent fréquemment dans la vie littéraire, et que les dictionnaires de pseudonymes nous ont souvent dévoilées. Combien de romanciers, et des plus célèbres, n'ont fait qu'éditer dans certains ouvrages des épisodes que leur communiquaient des gens du monde désireux d'épancher, sans être connus, des souvenirs intimes ou des aventures personnelles.
A la veille d'écrire la présente notice, j'ai pris à tâche d'étudier Denon dans ses productions littéraires aussi bien que dans ses œuvres gravées. Je les ai toutes lues et j'ai trouvé notamment dans son Voyage en Égypte, des pages délicieuses et dont l'analogie, dans la délicatesse de l'expression, dans l'art exquis de la description, tracée de main de peintre, avec le style de Point de lendemain, est frappante.
Pourquoi d'ailleurs ne pas en citer quelques passages? Nous voulons faire connaître Denon : quoi, mieux que son style pourra le faire apprécier?
« Nous arrivâmes, dit-il, à Gizeh à la nuit fermée. Je ne savais où je coucherais; mais déterminé à bivouaquer, ce fut une bonne fortune qui me parut tenir de l'enchantement de me trouver tout à coup sur de beaux divans de velours, dans une salle où le parfum de la fleur d'oranger nous était apporté par un zéphir rafraîchi sous des berceaux d'arbres touffus.
« Je descendis dans le jardin; cette maison était la maison de plaisance de Mourad-bey : je l'avais entendu déprécier, je ne la voyais qu'après le passage d'une armée victorieuse, et cependant je ne pus m'empêcher d'éprouver que les jouissances orientales ont bien leur mérite, et qu'on ne peut refuser ses sens à l'abandon voluptueux qu'elles inspirent.
(c En Orient un exercice vain est retranché du nombre des plaisirs. Du milieu d'un groupe de sycomores, dont les branches surbaissées procurent une ombre plus que fraîche, on entre sous des kiosques ouverts à volonté sur des taillis d'orangers et de jasmins. Ajoutons à cela des jouissances qui ne nous sont qu'imparfaitement connues, mais dont on peut concevoir la volupté : tel est le charme qu'on doit éprouver à être servi par de jeunes esclaves chez qui la souplesse des formes est jointe à une expression douce et caressante. Là sur de moelleux et immenses tapis couverts de carreaux, nonchalamment couché près d'une beauté préférée, enivré
de désirs, de santé, de fumée de parfums et de sorbets présentés par une main que la mollesse a consacrée de tout temps à l'amour; près d'une jeune favorite dont la pudeur ombrageuse ressemble à l'innocence, l'embarras à la timidité, l'effroi de la nou veauté au trouble du sentiment, et dont les yeux languissants, humides de volupté, semblent annoncer le bonheur et non l'obéissance, il est bien permis sans doute au brûlant Africain de se croire aussi heureux que nous.
« En amour tout le reste n'est-il pas convention? A la vérité nous nous sommes créé avec elle encore un autre bonheur; mais n'est-ce point aux dépens de la réalité? Ah! oui, le bonheur se trouve toujours près de la nature, il existe partout où elle est belle, sous un sycomore, en Égypte comme dans les jardins de Trianon, avec une Nubienne" comme avec une Française ; et la grâce qui naît de la souplesse des mouvements, de l'accord harmonieux d'un ensemble parfait, la grâce, cette portion divine, est la même dans le monde entier; c'est la propriété de la nature également départie à tous les êtres qui jouissent de la plénitude de leur existence, quel que soit le climat qui les ait vus naître. »
Voici, à quelques pages de là, un ravissant petit tableau d'intérieur égyptien, auquel Denon s'est plu à donner un faible, mais voluptueux accent d'érotisme, accusé avec une adorable et naïve délicatesse de sentiment, selon l'excellent précepte que nul, mieux que lui, ne savait appliquer à ses écrits :
Glissez, mortels, n'appuyez pas.
« Un homme riche du pays m'invita chez lui : vu mon âge (Denon avait 53 ans) et ma qualité d'étranger, il crut qu'il pouvait, pour me fêter mieux, me faire déjeuner avec son épouse.
« Elle était mélancolique et belle : le mari savait un peu d'italien et nous servait d'interprète. Sa femme, éblouissante de blancheur, avait les mains d'une beauté et d'une délicatesse extraordinaire; je les admirais, elle me les présenta.
« Nous n'avions pas grand'chose à nous dire ; je caressais ses mains; elle, très- embarrassée de ce qu'elle ferait ensuite pour moi, me les laissait, et moi je n'osais les lui rendre dans la crainte qu'elle ne crût que je m'en étais lassé. Je ne sais comment cette scène eût fini, si, pour nous tirer d'embarras, on ne nous eût apporté les rafraîchissements ; on les lui remettait et elle me les offrait d'une manière toute particulière et qui avait une sorte de grâce.
« Je crus m'apercevoir que son insouciante mélancolie n'était qu'un air de grande dame qui, selon elle, devait la rendre supérieure à toutes les magnificences dont elle était entourée et couverte'. »
Qui pouvait peindre mieux l'amour sensuel, le désir, le caprice exprimés dans
1. Denon s. fait de cette dame un joli dessin qui a été gravé dans la planche 83, nC) 1, du grand ouvrage sur l'Egypte. Quoique celte pièce n'ait pas été gravée par Denon, l'éditeur en a fait faire un fac- similé que ses souscripteurs seront bien aises de trouver ici.
les deux extraits précédents, qui pouvait l'enluminer avec des couleurs plus séduisantes, plus tendres, plus voluptueusement idéalisées, que l'aimable, l'unique auteur du petit chef-d'œuvre qu'on appelle : Point de lendemain.
La lecture de ces passages convaincra-t-elle, par la similitude du style, par l'égal enchantement des images, ceux qui prétendent ne vouloir clore une discussion bibliographique que sur des preuves palpables?
Pour mon compte, je suis absolument convaincu.
On a réimprimé il y a quelques années, à Strasbourg, ce conte de Point de lendemain dans une jolie et élégante édition, tirée à petit nombre. L'éditeur, en sa préface, tout en répétant l'anecdote du souper chez le prince Le Brun, attribue sans discussion cet ouvrage à Dorat. Mais ouel fonds peut-on faire sur un bibliographe qui place notre aimable conteur aux pieds de Mme la marquise de Pom- padour, et l'amusant du récit de mille anecdotes scandaleuses, en dépit des dates et des faits ?
D'ailleurs les partisans de l'opinion que Denon est l'unique et véritable auteur de Point de lendemain, ont pour eux le témoignage de Coupin. Coupin vivait dans son intimité, ils collaboraient tous deux au Magasin encyclopédique ; dans maintes circonstances plus graves sans doute que la propriété d'un conte, il avait été son confident de prédilection. Or Coupin affirme nettement que ce petit ouvrage est de Denon.
Cela suffit et le débat est clos.
M. de Vergennes se garda bien d'oublier son protégé. Il connaissait son désir de voir et d'étudier l'Italie ; il craignait même que cet impérieux besoin d'une âme adonnée tout entière au culte du beau et de ses poétiques inspirations n'entraînât un jour l'impétueux enthousiaste hors des voies de la carrière diplomatique. ' •
M. le comte de Clermont-d'Amboise venait d'être nommé ambassadeur à Naples;
M. de Vergennes lui fit cadeau de Denon, et le lui présenta comme un sujet hors ligne et de l'esprit duquel on pouvait tirer le parti le plus utile.
C'est sous ces auspices favorables que Denon fit son entrée dans la capitale des Deux-Siciles. Là sous ce ciel profond et limpide qui fait déjà pressentir celui de la ' Grèce, il tomba de surprise en surprise et d'enchantement en enchantement. Ses journées étaient remplies par l'admiration des œuvres exquises de tous les siècles, et ses nuits par la contemplation des magies d'une nature longtemps convoitée, et plus splendide encore que les rêves enfantés par son imagination.
Tout ce qu'il y avait d'élégant ou de grandiose dans les trésors de l'art, Denon se l'appropriait, grâce à la fidélité délicate et scrupuleuse de son crayon ; tout ce que la nature offrait de charmes éblouissants et inattendus à son observation dévorante, éveillait en tumulte dans son âme un essaim de sentiments dont la divine saveur l'inondait de béatitude.
Les deux ou trois premiers mois de son séjour à Naples furent employés par Denon à dévorer, si l'on peut dire ainsi, tout ce que ces régions bénies de l'art et de la nature ont d'aliments enchanteurs pour un cœur d'artiste.
Une fois acclimaté, et la première ardeur suffisamment modérée par la possession pleine et entière de l'objet de son culte, Denon pensa sérieusement à utiliser les fréquents loisirs que lui laissaient ses occupations officielles.
C'est alors, qu'après avoir mûrement pesé dans son esprit les différents moyens de se rendre maître à jamais des belles productions qui se disputaient sa préférence ; des expressions mobiles, mais saisissantes que la nature prodiguait sur ses pas, il s'arrêta définitivement à la gravure à l'eau-forte.
En effet, de tous les procédés usités pour reproduire, dans leur caractère le plus vif, la physionomie et l'accent des œuvres d'art ou des productions de la nature, il n'en est pas de plus spontané, de plus précis, de plus vivant, surtout de plus sincère que la gravure à l'eau-forte. Elle offre au coloriste des ressources d'une puissance incomparable dans le rendu de l'effet, et au dessinateur une subtilité de trait, une précision et une souplesse de forme qui, dans tout autre genre, moins rapide et moins expressif, ne manqueraient pas de dégénérer en sécheresse.
Accessible à tous ceux qui savent se servir de la plume ou du crayon, elle offre le précieux avantage de conserver le caractère intime de la manière du maître qu'elle tente de reproduire, ou le cachet personnel de l'artiste qui l'emploie pour improviser sa propre composition sur le cuivre même.
L'épreuve d'une bonne eau-forte est toujours, au même degré qu'un dessin, une œuvre originale. De là vient la valeur surprenante que certaines planches célèbres ou uniques ont atteinte, valeur parfois égale à celle du tableau dont elles perpétuent le souvenir, car elles portent en elles le sceau indélébile du maître original. Elles conservent aux yeux de l'amateur éclairé, les vraies qualités picturales où la pensée de l'auteur jaillit sous le tranchant de l'outil, où son intention s'exprime en saillies spirituelles, en détails heureux et imprévus, par les caprices intelligents de la pointe, comme elle le ferait — à l'aide de la brosse — par les magies et les délicatesses de la touche.
Rembrandt, Callot, Watteau, Ruysdael, Boissieux, Goya restent peintres, la pointe à la main, et ne songent pas même à modifier — pour les exigences du genre — ce qui constitue les particularités distinctives de leur originalité en peinture.
Il n'est pas nécessaire de chercher à travers la loupe du connaisseur imparfait et défiant, un nom inscrit au bas d'une estampe, pour savoir attribuer à tout maître d'un tempérament vigoureusement individuel, l'eau-forte qu'il aura traitée dans la complète expression de son indépendance et de sa verve.
Aussi peut-on affirmer que l'eau-forte, dans l'estime de quiconque s'attache à l'analyse intelligente des œuvres d'art, et cherche à se rendre compte du
principe comme des procédés d'exécution de telle école, ou de tel maître, est la gravure par excellence, l'agent de vulgarisation le plus éloquent et le plus véri' dique.
Denon s'y livra avec l'acharnement qu'il mettait à tout ce qui lui plaisait et avec une persévérance dont il ne tarda pas à recueillir les fruits.
Tout en reproduisant avec un soin scrupuleux, et guidé en cela par un goût déjà très-sûr et très-épuré, les belles œuvres qui sollicitaient ses désirs, il ne perdait aucune occasion de fixer sur le cuivre, soit avec le concours vigoureux et coloré de la morsure, dont il avait longuement exploré les ressources et les magies, soit à l'aide unique de la pointe sèche si favorable à l'expression juvénile et fugitive d'un joli visage, la ressemblance des amis et des amies dont le cercle empressé faisait le charme de ses loisirs mondains.
Denon a, de cette façon, rapporté de Naples des souvenirs adorables. Je m'imagine le voir, dans le cours de sa vie publique, et lorsque son beau passé d'Italie n'était plus dans son cœur qu'un mélodieux et lointain écho des aimables joies de la jeunesse, feuilleter lentement, longuement, le recueil de ses œuvres. Alors il accueillait d'un sourire de regret et d'un œil humide, ces têtes ravissantes. Leur aspect ne soufflait-il pas sur ses ardeurs éteintes les tendres et fugitives impressions, les saillies de coquetterie, tout ce caquetage ému, spirituel et malin qu'on peut échanger en pleine liberté, parmi les regards complaisants, presque complices de la foule, en se pressant furtivement la main, sous les feux du soleil inspirateur de Naples l'hospitalière.
Il me semble voir perler une larme d'attendrissement, au bord de sa paupière, lorsqu'évoquant son image, au moment où il parcourt ses albums, je me le représente tandis que passent sous ses yeux les dessins exquis et parlants qu'il trace d'après Annette ou Constance Cottellini, Catherine Citto, Mlles Merry et tant d'autres.
Outre les brillantes qualités d'esprit et de cœur, qui lui valaient le privilége de primer partout où les droits de sa naissance et de sa position le faisaient admettre, Denon était doué au plus haut degré des vertus viriles qu'enfantent le courage et l'énergie.
A la première nouvelle de la fameuse éruption du Vésuve qui eut lieu en 1778, peu de temps après son arrivée à Naples, Denon courut au cratère, laissant bien loin derrière lui guides et cicerone et compagnons de route, pour contempler dans son horreur et sa majesté ce phénomène imposant, en étudier les causes et les effets.
Cette exploration périlleuse, et le récit qu'il en fit dans un mémoire demeuré célèbre, lui valut de la part d'un écrivain du temps une attestation bien faite pour flatter sa vanité s'il n'avait été le plus modeste des hommes.
« La science saura gré à M. le chevalier De Non, dit cette note, de la curiosité
vraiment audacieuse qui le caractérise, qualité peu commune parmi les observateurs, et cependant très-heureuse, puisque ce ne peut être qu'à elle que l'histoire naturelle doit ses plus importantes découvertes. »
Toutes ces circonstances réunies et les talents divers qu'il déployait déjà avec l'autorité d'un maître, mirent Denon tout à fait en vue dans le monde savant. C'est alors qu'il entra en relation avec l'abbé de Saint-Non, antiquaire très-distingué et grand appréciateur en matière de beaux-arts. Il fut associé libre de l'Académie royale de peinture.
Cette connaissance faite sous les auspices favorables d'une estime mutuelle et d'une admiration sincère, procura à Denon une occasion inespérée qu'il rencontra plusieurs fois dans sa vie, de concilier les goûts d'un naturel curieux à l'excès avec les devoirs d'un travail utile pour la science et glorieux pour lui-même. Il est vrai qu'elle fut aussi pour lui, plus tard, le sujet d'un chagrin très-vif, causé par une amère déception.
L'abbé de Saint-Non était venu à Naples dans le but de recueillir les éléments d'un travail immense, pour cette époque, et qui devait doter la typographie française du plus somptueux ouvrage que le dix-huitième siècle ait produit.
Il s'agissait de composer, de visu, un Voyage pittoresque de Naples et de Sicile et de l'illustrer de cartes, de vues, et de dessins d'antiquité conçus et exécutés avec la dernière magnificence.
M. de Saint-Non avait consacré à cette œuvre des sommes importantes, et il avait amené de Paris les meilleurs artistes que leur talent et leur réputation pussent signaler à ses sévères exigences.
Il proposa à Denon de le mettre à la tête de cette expédition, tant pour rédiger le journal descriptif d'après lequel l'ouvrage définitif devait être écrit, que pour diriger et critiquer les travaux des dessinateurs.
N'est-ce pas là une singulière et remarquable coïncidence que de voir Denon attacher ainsi son nom aux deux plus importants ouvrages dont l'un ait clos le dix-huitième et l'autre ouvert le dix-neuvième siècle ?
Il accepta cette proposition avec enthousiasme et se mit aussitôt en campagne. Il était là dans son élément naturel. Il pouvait observer, décrire et dessiner à cœur joie, courir les aventures, affronter des dangers et, nouveau Salvator Rosa, parcourir les montagnes, sonder les précipices infestés de brigands, mais aussi hérissés de ruines antiques, d'échantillons de géologie émaillés de fleurs inconnues, et tout cela le portefeuille à la main et l'escopette au dos.
Denon avait cependant exigé, vu sa position de conseiller d'ambassade qui ne lui permettait pas d'effectuer publiquement une expédition de ce -caractère, qu'il ne serait pas nommé, ni sur le titre, ni dans la préface de l'ouvrage de M. de Saint-Non. Il agit en cette occurrence, pour le Voyage pittoresque, malgré la matière exclusivement scientifique du sujet, comme il l'avait fait peu de temps
auparavant avec Dorat à propos de Point de lendemain. On comprend la portée de cette nouvelle preuve.
L'ouvrage étant sur le point d'être achevé d'imprimer en 1784, et Denon ayant été investi dans le même temps des fonctions de chargé d'affaires, ce qui le plaçait à la tête de la légation française, ses scrupules tombèrent d'eux-mêmes et il autorisa l'abbé de Saint-Non à dévoiler la part qu'il avait prise à son livre.
Mais, par malheur, le bon abbé ne voulut pas entendre raison sur ce point. Il se voyait en passe d'aller à la postérité et il ne lui convenait plus de partager sa gloire avec un homme qui était de taille à en absorber la meilleure part. D'ailleurs Cabanis, Dolomieu, Faujas de Saint-Fond, l'abbé Chauppy, et deux ou trois autres qui avaient aussi coopéré à l'œuvre commune, chacun dans 'la spécialité de ses études, ne pouvaient-ils pas aussi revendiquer leurs droits? Et alors l'abbé de Saint-Non ne se trouverait-il pas réduit au rôle effacé d'éditeur et de metteur en œuvre ?.
Il se contenta de guillemeter certaines pages qu'il avait conservées intactes du manuscrit de Denon, dont il n'avait pris d'ailleurs que la substance, et il les fit accompagner de la note suivante qui restreignait singulièrement la participation du véritable auteur :
« Nous allons reprendre la suite de notre voyage, tel qu'il avait été écrit en 1778. Ce journal qui nous sert de guide a été fait par M. De Non actuellement chargé d'affaires du roi à Naples; nous lui avons de plus l'obligation d'avoir bien voulu présider aux travaux des dessinateurs qu'il a accompagnés dans tout le voyage de la Calabre et de la Sicile. »
Tout honorable que fût cette note, le procédé un peu loyoliste du 'bon abbé tourmenta beaucoup Denon ; mais son esprit, fécond en ressources ingénieuses, lui suggéra une sorte de représailles qui mit les rieurs et le monde savant de son côté et porta un coup funeste à la vanité de M. de Saint-Non. Il fit cadeau de son manuscrit original à M. Swinburne, voyageur anglais qui publiait en ce moment même un Voyage dans les Deux-Siciles; de sorte que des passages entiers de ce livre, traduit en français par M. La Borde, étaient identiquement les mêmes que ceux du voyage de M. de Saint-Non. Celui-ci cria à la perfidie ; le Mercure de France retentit de cette querelle, courtoise du reste dans les termes, et peu de temps après les deux adversaires se réconcilièrent sur le terrain de l'Académie royale de peinture, sculpture et gravure où ils furent admis tous les deux.
Denon oublia bien vite cet incident; la double vie d'homme politique et d'artiste qu'il menait avec un égal entrain et un succès constant, remplissait trop son temps pour qu'it insistât beaucoup sur une contrariété.
Il reprit le cours de ses études, de ses plaisirs, de ses relations sociales, et se remit de plus belle à ses essais de gravure.
C'est à cette époque qu'il entreprit de faire des pastiches des principaux maîtres
qui ont marqué dans l'art de l'eau-forte. Il reproduisit des pièces importantes de Callot, de La Belle, de Marc Antoine Raimondi, de Rembrandt, etc., avec une perfection qui tenait du prodige. A ce sujet, Denon se plaisait à raconter à ses amis une anecdote qui faisait plus d'honneur à son talent qu'à la délicatesse de celui qui y donna lieu.
Il avait fait cadeau d'une épreuve de la Résurrection de Lazare, de Rembrandt, reproduite avec une miraculeuse fidélité, au chevalier Hamilton, chargé d'affaires d'Angleterre à Naples, amateur fort distingué des arts et brocanteur déterminé de curiosités. Le chevalier fit voir cette pièce, très-rare dans l'original, à plusieurs connaisseurs experts en ces matières et la leur présenta comme un véritable Rembrandt.
L'un d'eux manifesta un vif désir de posséder cette gravure ; sir W. Hamilton se fit longtemps prier et, finalement, il la lui vendit à un prix aussi élevé que si elle avait été réellement de la main du grand maître.
Le but de Denon, en cherchant à contrefaire ainsi les productions les plus compliquées des graveurs en renom n'était certes pas de satisfaire à un puéril entraînement de vanité. Il ne visait nullement aux satisfactions d'amour-propre et n'avait, en cela, qu'une seule ambition : celle de surprendre les secrets ardus de son art, de s'en approprier les ressources et de pénétrer les causes de tel résultat de magie dans l'effet, que l'observation seule n'aurait pu suffire à lui révéler. Il suivait dans l'étude pratique de la gravure, une méthode analogue à celle des anatomistes, qui dissèquent les corps pour mettre à découvert les muscles cachés par l'épiderme et les tissus qui les enveloppent.
Il fit, dans le même but, beaucoup d'autres recherches dont on retrouve les traces dans la collection de ses œuvres. Celles-ci ont trait surtout aux divers procédés d'exécution dérivant des différents genres de gravure et dont l'emploi lui permettait de rendre, pour ainsi dire en fac simile, les dessins originaux exécutés au crayon, à la plume, au lavis ou par une combinaison capricieuse de ces trois moyens familiers à certains peintres célèbres de France et d'Italie.
Tous ces travaux effectués avec la persévérance d'un véritable artiste, le conduisirent jusqu'en 1787.
Dans le courant de cette année, M. de Vergennes mourut. La perte de ce puissant protecteur qui était pour lui un ami plutôt qu'un chef acheva de déterminer Denon à quitter enfin la carrière diplomatique.
Dénué d'ambitions politiques, maître absolu de sa destinée, il se sentait assez fort de son savoir, de son talent acquis, pour s'adonner exclusivement à la profession des arts.
Quelques mois après la mort de M. de Vergennes, Denon envoya sa démission au nouveau ministre et revint à Paris afin d'y rendre compte des affaires de sa mission.
Un nouvel honneur l'attendait à son arrivée.
Le nom brillant qu'il s'était fait, de grands services rendus à la cause des arts avaient attiré l'attention de l'Académie royale de peinture. Ce corps illustre lui proposa de l'agréer à titre d'associé-amateur. Denon venait de se faire artiste, il tenait à faire consacrer son nouveau titre : il sollicita l'honneur du concours et subit ses épreuves avec une remarquable distinction. Il fut reçu par acclamation sur la présentation d'une grande et belle gravure à l'eau forte de la Nativité, d'après le tableau de Luca Giordano.
Denon fut inscrit sur les régistres de l'Académie Royale, le 28 juillet 1787, sous la qualification de cc graveur et artiste de divers talents. »
Il appartenait désormais à la noble profession des arts, il y était publiquement reconnu maître; il ne lui restait plus rien à désirer qu'à suivre jusqu'au bout, sans se détourner de son chemin, la destinée qu'il s'était patiemment et laborieusement préparée.
Déjà les grands projets se pressaient dans son esprit. Tout en se faisant artiste il n'oubliait pas qu'il possédait l'art de manier la plume de l'observateur et de l'historien, et, dès lors, il concevait une alliance heureuse et féconde entre ses deux talents pour arriver un jour à vulgariser, au profit de son pays, les merveilles très-peu connues encore, à cette époque, des arts de l'Italie.
Il rêvait la composition d'une Histoire des Peintres, dans laquelle il pourrait juxtaposer les doctrines qu'il se proposait de répandre et la reproduction fidèle des pages immortelles où il les avait puisées. Dans de telles dispositions, l'Italie le rappelait encore.
Il ne connaissait que très-superficiellement Rome, Venise, Florence, Vérone, Milan, Bologne, Parme, ces berceaux illustres, ces centres resplendissants du grand art. Et puis, il lui restait tant de choses à apprendre, tant de sybilles à interroger avant d'oser entreprendre de poser les bases d'un enseignement nouveau.
Denon résolut donc de fixer son séjour en Italie, jusqu'à ce qu'il eût achevé de soumettre à une exacte appréciation, le style et le caractère des écoles, le système et les procédés des différents maîtres; jusqu'à ce qu'il fût initié sans restrictions aux secrets des magnifiques inspirations qui ont dirigé la brosse des Raphael, des Titien, des Vinci, des Carrache, des Corrège et de tant d'autres.
Il partit pour Rome. Cette première station avait à ses yeux l'avantage de le placer, dès l'arrivée, dans un cercle nombreux d'amis, de savants, de protecteurs dont le concours pouvait lui devenir précieux et aplanir devant lui beaucoup d'obstacles.
D'ailleurs Denon n'était l'homme ni de la solitude, ni de la retraite. Il avait besoin du mouvement et du bruit du monde, de l'éclat des fêtes, même au moment où il paraissait exclusivement voué aux travaux pressés, aux recherches
arides. Il avait trop d'imagination pour savoir se renfermer en lui-même et il ne prenait confiance dans les aptitudes de son esprit que quand il pouvait les aiguiser au contact d'une société brillante et spirituelle.
Le cardinal de Bernis, ambassadeur de France, tenait à Rome le sceptre de la mode lorsque Denon fit son entrée dans la capitale des arts. Les salons de l'ambassade étaient le point de mire de tous les illustres étrangers et le centre éblouissant de la conversation cosmopolite. C'était, comme influence intellectuelle, une France en petit; mais uniquement peuplée d'hommes supérieurs et renouvelée sans cesse par la succession continuelle des voyageurs.
Tandis qu'il était chargé d'affaires à Naples, Denon avait eu l'occasion de rendre des services importants à Mgr le cardinal de Bernis. Grâce à la sagacité remarquable dont il était doué et au soin qu'il avait de se tenir au courant de toutes les intrigues des coulisses des cours, il avait pu, maintes fois, le prémunir contre certains échecs diplomatiques et de là s'était formé un lien d'affection et de reconnaissance qui devait, tôt ou tard, se dénouer entr'eux dans une vive et sincère amitié. Aussi la place que Denon occupa dans l'intimité du cardinal lui procura- t-elle, du premier coup, la connaissance et la considération des personnages les plus importants du jour. C'est là qu'il connut tour à tour Joseph II et Gustave III, , et qu'il ébaucha les illustres amitiés dont il eut, plus tard, tant de motifs de s'applaudir, et qui, dès ce moment même, facilitèrent ses travaux et en étendirent le cercle.
Denon n'était pas un savant, dans l'acception qu'on attribue généralement à ce titre, et il faut bien se garder de se le représenter comme un de ces piocheurs forcenés, courbés nuit et jour sur des livres dont ils expriment l'essence pour s'en pénétrer.
Il n'avait du savant que le don unique de l'observation ; pour le reste, il s'en rapportait à l'inébranlable sécurité de sa mémoire, abondamment fournie de tous les éléments qu'il savait tirer de la conversation des hommes spéciaux et qu'il s'assimilait aussitôt avec une surprenante ponctualité.
Il avouait naïvement son secret et ne se faisait jamais valoir, quand il lui aurait été si facile de s'attribuer une réputation de science universelle.
Une femme d'esprit, qui l'a beaucoup connu en Italie, a écrit de lui à ce sujet :
« M. Denon doit beaucoup à la nature dans tous les sens; il semble né pour tous les arts. Il parlait un jour à mon mari d'un sujet relatif à l'histoire naturelle et disait à ce propos les choses les plus intéressantes. Des artistes survinrent : il passa sur le champ à une discussion sur la peinture ; des antiquaires parurent à leur tour, il les surprit par ses vues profondes sur les monuments d'antiquité, s'exprimant alternativement en français et en italien.
« Quand nous fûmes seuls je lui demandai par quel secret, il s'était ainsi imbu
défaut de connaissances diverses et j'ajoutai qu'il devait avoir fait des études bien laborieuses.
« Tout au contraire, me répondit-il, d'un air aisé : je n'ai jamais rien étudié à fond parce que cela m'a toujours ennuyé; mais j'ai beaucoup observé parce que cela m'amusait. Ceux qui en savent plus que moi me conseillent, ce qui fait que ma vie se trouve très-remplie et que je jouis d'une foule de connaissances sans avoir jamais pris aucune peine pour me les inculquer.»
Il y avait évidemment un peu de coquetterie dans cette réponse et l'intention mal dissimulée de garantir malgré tout, sa réputation d'homme du monde, vif, léger, railleur et spirituel; mais un reflet de la pure vérité n'en était pas moins au fond de ce badinage.
De Rome, Denon alla établir son quartier général à Venise. De là il faisait de fréquentes excursions à Parme, à Florence, à Bologne, à Vérone, etc., suivant les alternatives et les exigences de ses recherches. Mais en dépit de ces fugues prévues et toujours nécessaires, soit, qu'il voulût étudier un tableau ou enrichir sa collection de dessins de maîtres, Venise demeura pendant de longues années son séjour d'élection.
Son esprit et son cœur étaient d'accord pour l'y retenir. C'est là qu'il connut la célèbre madame Marini-Theotochi, devenue comtesse Albrizzi, par son second mariage avec un des plus grands personnages de la République.
Cette charmante femme, un des plus beaux esprits de son siècle était grecque d'origine. Elle avait le goût de tous les arts et de toutes les littératures et écrivait avec un talent qui a fait admettre ses ouvrages au nombre des classiques de la' langue italienne. Lord Byron qui l'a beaucoup connue, plus tard, 1 avait surnommée la Staël de l'Italie.
Plus de vingt académies notables avaient recherché l'honneur de l'associer à leurs travaux.
Ses salons à Venise, comme ceux du cardinal de Bernis à Rome, étaient le rendez-vous de tous les hommes célèbres italiens ou étrangers.
Lorsque Denon fut admis chez elle, il y trouva réunies toutes les gloires qu'il - aspirait à coudoyer : Alfieri, l'antiquaire Visconti qui fut, depuis, son second au Musée du Louvre ; H. Pindemonte, Cesarotti, Francisconi, Angelo Quirini, Ugo Foscolo, le voyageur d'Ancarville, Chateauneuf, l'helleniste Villoison, l'abbé Bertola, La Maisonfort, la comtesse d'Albany qu'un pamphlet de Courier a immortalisée, le bibliophile comte Cicognara, le fameux chevalier Pesaro, ambassadeur de Venise à Rome et cent autres enfin qui furent l'honneur et la joie de ses relations sociales, savantes, littéraires ou mondaines.
Denon recueillit dans cette société tous les succès dont ses talents et sa personne étaient dignes.
Mme Albrizzi a dit de lui ce mot caractéristique :
« Exemple peut-être unique au monde, Denon sut toujours plaire à tous les hommes qu'il rencontra, quoiqu'il fût généralement chéri des femmes. »
Cette société charmante dans laquelle vivait Denon, offrait d'ailleurs tous les attraits du plaisir et de l'indépendance : on se plaisait, on se cherchait, et quand on s'était réuni on se quittait pour aller ailleurs avec le désir déjà naissant de se retrouver bientôt. Tout y était permis, parce que personne n'y abusait de rien et les relations les plus familières pouvaient se nouer entre les hommes et les femmes, sans qu'il vint à l'idée de personne, comme en France ou tout devient matière à médisance, que cette intimité pût avoir des mystères inavouables.
Mme Le Brun-Vigée, la célèbre portraitiste, la Rosalba française, à tracé d'une main légère et en quelques lignes dans ses intéressants souvenirs, un petit tableau vif et léger qui rend bien le caractère de la société de Venise.
« M. Denon que j'avais connu à Paris, ayant appris mon arrivée à Venise, vint me voir aussitôt. Son esprit et ses connaissances dans les arts faisaient de lui le plus aimable cicerone, et je me réjouis beaucoup de cette rencontre,
« Dès le lendemain, jour de l'Ascension, il me conduisit sur le canal où se faisait le mariage du Doge avec la mer.
« Le lendemain, M. Denon me présenta à son amie, Mme Marini, depuis comtesse Albrizzi. Elle était aimable et spirituelle. Le soir même elle me proposa de me mener au café, ce qui me surprit un peu, ne connaissant pas l'usage du pays ; mais je fus encore bien plus étonnée quand elle me dit :
(c Est-ce que vous n'avez point d'ami qui vous accompagne?
cc Je répondis que j'étais venue seule avec ma fille et sa gouvernante.
« Eh bien, reprit-elle, pour les apparences, il faut au moins que vous ayez l'air d'avoir quelqu'un. Je vais vous céder M. Denon, et moi je prendrai le bras d'une autre personne. On me croira brouillée avec lui et ce sera pour tout le temps que vous séjournerez ici ; car vous ne pouvez pas aller sans un ami. »
cc Tout étrange que paraissait cet arrangement, il me convint beaucoup, puisqu'il me donnait pour guide un de nos Français les plus aimables, non sous le rapport de la figure, il est vrai, car M. Denon, même très-jeune n'a jamais été beau, ce qui ne l'a pas empêché de plaire à un grand nombre de jolies femmes. »
C'est à ce voyage de Mme Le Brun à Venise, que se rapporte une série de gravures très-sérieuses et d'un caractère tout à fait original, qu 'on remarque dans l'œuvre de Denon.
Mme Le Brun avait peint plusieurs fois le portait de la fameuse Lady Hamilton et, tirant un parti fort ingénieux du talent de cette dame, pour se transformer et prendre en un instant toutes sortes d'expressions opposées, elle l'avait représentée en bacchante et en sibylle. Ce dernier tableau étant resté sa propriété elle l'exposa à Venise, d'après le conseil de Denon. Celui-ci, très-enthousiaste de cette peinture
voulut la graver et lorsque, peu de temps après Mme Hamilton vint elle-même à Venise, rejoindre son peintre, Denon profita de l'occasion pour reproduire quelques-unes des attitudes pittoresques de cette femme singulière.
Cette fille de servante, l'une des plus belles personnes de son temps et qui avait été tour à tour, laveuse de vaisselle, femme de chambre, modèle de peintre, sujet de démonstration dans la boutique d'un charlatan, vendeur d'eau de jouvence, et fille entretenue, devint enfin la maîtresse de sir William Hamilton, ambassadeur d'Angleterre à Naples et l'un des meilleurs amis de Denon. Ce grand seigneur s'éprit à ce point de cette beauté merveilleuse qu'il l'épousa publiquement en 1791. Chose étrange et qui prêta parfois à de malignes interprétations, la reine de Naples fit de cette femme son amie intime. Plus tard, lors de la guerre entre la France et l'Angleterre, Mme Hamilton devint un agent actif des intrigues ourdies entre la cour de Naples et Lord Nelson, dont elle était devenue la maîtresse.
On sait le parti que Henri de la Touche a su tirer de ces particularités, dans son curieux roman de Fragoletta.
Tandis qu'elle servait de modèle au peintre Romney, à Londres, Lady Hamilton qui était alors la belle Emma, tout court, avait perfectionné ce talent des attitudes, inné en elle, et qui l'a rendu célèbre en Italie.
Rien n'était plus curieux en effet, que la faculté qu'elle avait acquise de donner subitement à tous ses traits l'expression de la douleur ou de la joie et de se poser merveilleusement pour représenter des personnages divers.
L'œil animé, les cheveux épars, elle montrait une Racchante ivre de plaisir; puis tout à coup son expression changeait, son visage exprimait les tortures du remords et l'on voyait alors une Madeleine admirable.
On aurait pu copier ses différentes poses et ses expressions diverses pour composer toute une galerie de tableaux.
Il en existe même une suite assez nombreuse suggérée par Denon à son ami Henri Ramberg, dessinateur agréable, et qu'on a gravée depuis.
Les principales planches de Denon d'après les attitudes de Mme Hamilton sont: deux figures assises, Agar dans le désert, Diane en chasse, l'Innocence, l'Amour maternel, une Bacchante, et une reine de tragédie. Il a encore gravé plusieurs portraits d'elle, soit d'après nature, soit d'après des études peintes de Mme Le Brun-Vigée.
Les dessins et les eaux-fortes que Denon fit à Venise sont innombrables; mais tous ne sont pas également connus. On composerait un catalogue volumineux en enregistrant seulement les portraits à la plume, à la mine de plomb ou à la sanguine qu'il semait dans les sociétés. Il suffisait d'avoir un peu de physionomie pour solliciter son crayon, habile à rendre surtout l'expression et les habitudes caractéristiques du visage.
Parmi les pièces rares et curieuses qni ne figurent pas dans le catalogue de ses ouvrages, rédigé par lui pour le service de la calcographie du Louvrp., il faut citer un très-beau portrait de Gœthe, que Denon avait gravé expressément pour Mme la comtesse Albrizzi. Il occupait, au centre d'une nombreuse collection de ses eaux-fortes les plus intéressantes, la place d'honneur, dans le cabinet de travail de cette femme célèbre.
Quant à la foule des croquis qui glissaient de ses doigts avec une incroyable profusion, ils se trouvent dispersés aujourd'hui dans l'Europe entière, la plupart ayant été offerts à ceux qui les avaient inspirés.
A l'époque de la vente publique du cabinet de Denon en 1826, on vendit environ 580 portraits que les marchands et brocanteurs se partagèrent. Un M. Vion- nois de Montpellier en avait réunis deux cents au moins qui, après sa mort, arrivée il y a peu de temps, ont disparu, dans une vente borgne, sans laisser de traces.
Tandis que Denon, tout entier à ses études et à la riche collection de dessins originaux où il se proposait de puiser les éléments de sa future histoire de l'art, remplissait Venise du charme qui émanait à tout propos de son esprit et de ses talents, de graves événernents se passaient en France.
Au premier bruit des conquêtes de la liberté qui allaient toujours grandissant et se généralisant, son cœur avait bondi de joie et d'espérance et, dans cette Venise facilement ouverte aux grandes idées, il allait prônant, de toutes les forces de ses sentiments éclairés et libéraux, l'avènement des idées nouvelles. Elevé dans les cours dès sa plus grande jeunesse, Denon avait beaucoup vu, beaucoup appris et souvent beaucoup condamné. L'esprit d'observation et de critique dont il était doué, les sentiments de justice et de fraternité qui étaient en lui l'avaient préparé de longue date à la régénération sociale dont il venait de voir poindre l'aurore. Il était donc impossible que les principes de la Révolution ne trouvassent pas chez lui un partisan et un auxiliaire.
Il s'enveloppa dans sa quiétude habituelle, curieux il est vrai de ce qui sortirait un jour de ces grands événements historiques; mais n'imaginant pas qu'ils dussent le détourner un instant des voies où sa vocation l'avait poussé et dans la poursuite desquelles il pouvait acquérir l'honneur de contribuer à la grandeur intellectuelle de son pays.
Cependant la terreur vint et Denon comprit bientôt qu'il lui était interdit de se désintéresser plus longtemps, sinon des événements, du moins des suites qu'ils allaient avoir pour lui.
Il reçut un jour la nouvelle de l'inscription de son nom sur la liste des émigrés et de la saisie de ses propriétés. Il n'était pas plus dans son caractère de déserter un danger qu'un devoir. Il mit ses collections, ses notes, ses cartons en sûreté et partit pour Paris.
Son premier soin en arrivant, fut d'aller voir le peintre David. Il le connaissait beaucoup, il était aimé et estimé de lui, et comme David remplissait des fonctions importantes dans le gouvernement de la République) personne n'était mieux en mesure que lui de faire exonérer Denon des terribles conséquences du double décret qui pesait sur lui.
David le reçut, en effet, fort bien et obtint facilement tout ce qu'il demandait. Mais son influence ne s'arrêta pas là. Le moment ne tarda pas à arriver où Denon, absolument dénué de ressources, ne savait plus comment vivre à Paris. En ces époques de bouleversement, la profession d'artiste ou d'homme de lettres ne suffit guère à nourrir son homme. Bien que le décret de confiscation des propriétés de Denon eût été annulé, cela ne lui faisait pas retrouver les intérêts arriérés, et il vivait dans une grande gêne. David eut alors l'idée de lui faire confier la composition et la gravure des nouveaux costumes civils que la Convention se proposait d'adopter pour les fonctionnaires de l'Etat. Il en parla à Robespierre, loua fort les talents et le caractère de son protégé et obtint pour lui une audience dans laquelle il ferait valoir ses vues et soumettrait ses projets. L'entrevue de Denon avec Robespierre donna encore une fois raison aux prédictions de la Bohémienne ou plutôt au don de séduction universelle dont cet homme extraordinaire était pourvu au suprême degré — pour ne pas insister de nouveau sur cette histoire de prophétie— car elle n'a d'importance que par l'influence incontestable qu'elle exerça sur les premières déterminations de sa jeunesse.
Denon a pris le soin de conserver lui-même le souvenir de cette entrevue, dans une note communiquée à son ami Coupin, rédacteur du Magasin encyclopédique.
La voici telle que celui-ci la donne :
« Appelé par le Comité de salut public pour rendre compte de la situation de son travail, on lui indiqua minuit pour l'heure de l'audience.
« Il fut exact, mais le Comité était, lui dit-on, occupé et Denon dut attendre.
(c Deux heures s'écoulent sans qu'on l'appelle. Aucun bruit ne vient jusqu'à lui, personne n'entre ou ne sort. Enfin des bruits de voix, des éclats de rire formant contraste avec la gravité habituelle des séances, prouvent que la discussion des affaires publiques a dû faire place à une conversation moins sérieuse.
« Tout d'un coup, la porte s'ouvre, Robespierre sort et passe dans la salle d'attente où se tenait Denon. En apercevant un étranger, la figure du tribun se contracte et prend une expression de colère et de menace. Puis, s'avançant brusquement vers le pauvre artiste, il lui demande d'un ton à le pétrifier, ce qu'il fait là et s'il a entendu ee qui se disait dans le salon voisin.
« Denon exhibe sa lettre et répond qu'il est là pour obéir à un ordre, qu'il attend qu'on veuille bien l'appeler, et il se nomme.
« Robespierre, subitement radouci, le fait entrer dans la salle des séances, et là il passe le reste de la nuit avec lui, à causer sur toutes sortes dê matières relatives
à l'objet qui amenait Denon. Pendant ce long entretien, il lui prouva qu'il aimait les arts et qu'il possédait les goûts et les manières d'un homme de la meilleure compagnie. Denon ajoutait que ce souvenir avait pour lui, après tant d'années, le caractère d'un songe. »
Ses dessins furent agréés, et lui-même plut à ce point à Robespierre et demeura auprès de lui dans un crédit tel, que l'artiste en fut presque intimidé et pour ainsi dire effrayé. Enfin, la qualité de graveur national, dont il fut revêtu, lui fournit des moyens d'existence suffisants, et le fit traverser sans inquiétude les péripéties de la Révolution.
Denon se fixa à Paris; la guerre lui avait fermé pour longtemps l'Italie. Il y poursuivit sans interruption la suite de ses ouvrages de gravure. Il nous a laissé, entre autres pièces remarquables de cette période, un grand portrait de Le Pelletier de Saint-Fargeau, représenté après sa mort, et un Barrère à la tribune. Ces deux morceaux d'un beau jet et dans le style desquels on retrouve l'influence des idées ou des conseils de David, sortent absolument de sa manière habituelle, dont le caractère saillant a toujours été la grâce, l'esprit, l'amabilité, soit dans la composition, soit dans la touche.
Dans ces deux œuvres, au contraire, tout est sévère, rigide même et solennel. On sent, en les voyant, que l'auteur au moment où il les conçut et les exécuta, était animé de sentiments nouveaux pour lui, mais profonds et sincères. Il avait compris, en saisissant d'une main convaincue le burin du graveur d'histoire, qu'il abordait un art plus exigeant, et il s'empressa de répudier les grâces qui avaient évoqué jusque-là, sous les traits de sa pointe capricieuse, tous les charmes d'une aimable et caressante fantaisie.
Il avait une souplesse incomparable dans le maniement de son outil, et certes il était né pour réussir dans tous les genres.
On s'est étonné souvent qu'avec des aptitudes si diverses, Denon ne se soit jamais essayé dans la peinture. De ce qu'on ne connaît pas de tableau de lui, ce n'est pas un motif suffisant pour affirmer, comme l'ont fait plusieurs biographes, qu'il n'ait jamais peint. Denon, à l'époque de ses premières études à l'Académie, a dessiné et peint d'après le modèle vivant comme tous ses coudis.ciples.
Un vieux peintre, M. Naigeon, mort depuis plusieurs années, possédait deux ou trois ligures peintes par Denon, qui témoignaient d'une certaine habileté de brosse et d'une volonté sérieuse d'étudier.
S'il a préféré le dessin au crayon ou au lavis, et la gravure à l'eau-forte, à la peinture à l'huile, c'est par une convenance personnelle provenant de la situation dans laquelle les circonstances l'avaient placé. On a lu plus haut les exigences de sa famille relativement au choix d'une profession officielle; il est certain que l'attirail nécessaire à la peinture et la persistance d'études qu'exige cet art, n'é-
taient pas compatibles avec les devoirs et les alternatives de déplacement de la carrière diplomatique.
S'il préféra le crayon et l'eau-forte, c'est qu'il pouvait arriver plus facilement à s'y perfectionner, et qu'il lui était loisible de se livrer à leur emploi partout où il se trouvait et si courts que fussent les instants qu'il avait à y consacrer.
Cependant on trouverait sans doute encore des traces de ses tentatives en peinture. Un tableau de lui qu'on a vu figurer dans un catalogue y est indiqué comme une copie très-exacte et fort bien peinte du beau portrait de N. Rockox, qui est un des beaux morceaux de Rubens. « Cette peinture, dit l'export-rédacteur du Catalogue, est d'une couleur et d'une exactitude qui prouvent que Denon aurait pu obtenir des succès brillants dans cet art, s'il n'avait pas été uniquement absorbé par le culte de l'eau-forte. »
On est autorisé à conclure de là que Denon a dû peindre d'autres toiles que celle-là; car un artiste n'arrive pas, sans une certaine pratique, au résultat excellent qu'il avait obtenu dans cette copie d'un maître spécialement difficile à reproduire, tant à cause de la souplesse de son modelé que par la finesse excessive de son coloris.
Nous arrivons maintenant au Directoire, cette époque bâtarde et malsaine où la corruption sociale ayant envahi à leur tour les classes parvenues, semble vouloir prendre sa revanche des rigidités de la Convention. La société parisienne se compte, se reforme, se recrute tant bien que mal, plutôt mal que bien. Quelques filles célèbres dans la haute galanterie et lavées du péché originel de corruption par des mariages inouïs avec des fournisseurs devenus millionnaires, prennent le haut du pavé, et donnent le ton dans ce monde qui renaît — comme la mauvaise herbe sur le fumier.
Denon rentra en spectateur désintéressé dans cette société de toutes pièces, se promettant bien de n'y prendre que ce qu'il pourrait y trouver en distractions ou en plaisirs, et de n'y laisser de lui que le superficiel de son esprit et de sa gaieté.
Il se trouvait dans des conditions excellentes pour ce rôle : il touchait à la cinquantaine; il ne pouvait plus être dupe ni d'une illusion, ni d'un sentiment, et son cœur était, aussi bien que son esprit, cuirassé d'expérience.
On a recueilli des conversations si piquantes et si variées de Denon, le trait suivant. Il peint bien le goût frivole de cette époque, et met dans un relief très - peu majestueux le caractère et les habitudes des hommes qui tenaient le sort de la France entre leurs mains.
Il s'agit d'une fête qui eut lieu chez Barras, à Grosbois, en l'an VIII, et qu'une circonstance fortuite fit dégénérer en orgie. « Il est vrai, ajoutait Denon, en riant, que si les dames qui devaient y assister avaient pu s'y trouver, les choses se seraient peut-être passées à peu près de même; mais comme elles n'y étaient pas, je Le prendrai pas sur moi de l'affirmer. »
Barras offrait un dîner à Murât, pour le remercier de la peine qu'il avait prise de lui apporter un million en or, de la part du général en chef de l'armée d'Italie.
Les choses devaient avoir lieu décemment, sous les yeux de Mme Tallien, que Barras avait priée de présider à cette fête.
Cette dame ayant éprouvé tout à coup un empêchement, avait été forcée de s'excuser au dernier moment.
Barras s'excusa à son tour auprès de ses invitées, en leur faisant comprendre que l'absence inopinée de Mme Tallien, les exposerait à prendre part à un dîner de garçons.
Aussitôt le programme de la fête fut changé. Outre Murat, Barras avait invité le poëte Le Brun, le docteur Forlens auquel il devait la vue, Junot, Garat le chanteur, La Revcillère-Lépeaux et Denon.
On résolut de convier huit demoiselles, les plus jolies et les plus remarquées de l'Opéra, et Barras confia à son collègue La Reveillère-Lépeaux le soin d'amener ces dames dans les carrosses du Directoire.
Le nom de toutes ces folâtres et faciles beautés n'a pas passé à la postérité, quoiqu'elles y eussent certainement des droits égaux; mais parmi elles se trouvaient Mlles Saunier, Chamerois, Colombe et Clotilde.
La fête commença par une chasse à courre. Chacun des chasseurs prit une de ces demoiselles en croupe. C'était gênant, inusité, mais cela leur parut fort amusant, et l'on était réuni pour s'amuser.
De retour au château, un dîner magnifique fut servi, et, au milieu des flots de vin de Champagne, un des convives — c'était Murat — proposa de faire au profit de ces dames, une loterie des diamants et des pierres fines que les cavaliers portaient aux doigts.
« C'est parfait, dit Junot, mais à une condition : c'est que chacune des gagnantes sera tenue d'aller enlever son lot aux doigts de leur ex-propriétaire, pendant son sommeil et sans le réveiller. »
Barras, qui aimait à renchérir en tout, exigea pour son propre compte que celles qui auraient gagné ses brillants, iraient le bercer dans le hamac où il avait coutume de faire sa sieste.
Pendant ce temps, La Reveillère-Lépeaux, « le saint Père » comme on appelait plaisamment le chef de la secte des Théophilanthropes, faisait à ces filles des dissertations théo-philosophiques sur l'amour, et les persuadait de lui faire la confession de leurs péchés mignons.
L'une d'elles lui ayant demande la définition de Dieu, il répondit : cc Dieu, c'est l'amour, mes petits anges; chacune de vous le ressent et ne peut le nier. »
Denon faillit perdre dans ce badinage un admirable camée antique (améthystc- ouix) représentant une tête de femme du plus grand style. Mais il n'était pas homme à sacrifier une œuvre d'art de cette qualité pour satisfaire un vain caprice,
et il s empressa de racheter sa bagne a Mlle Colombe moyennant vingt-cinq louis. La demoiselle n'était pas connaisseuse; elle trouvait ce bijou fort maussade, et semblable en cela à la poule en possession d'une perle, une honnête quantité de grains d'or faisait beaucoup mieux son affaire.
Mais laissons ces folies. On ne les rapporte, dans une étude sérieuse sur un homme digne d'être étudié sérieusement, que pour établir, dans le milieu où la destinée l'a jeté, le caractère des hommes et des temps.
Denon vit pour la première fois Bonaparte — qui devait avoir une si puissante influence sur sa fortune — à un bal, chez M. de Tallevrand. Le futur général était en ce moment chef de bataillon d'artillerie.
Comme Denon venait de saisir la dernière limonade restée sur un plateau, un jeune officier, paraissant très-altéré et souffrant, était en quête d'un rafraîchissement que sa timidité l'empêchait de demander à un valet. Denon, sans affectation et avec sa courtoisie aisée et cordiale, lui tendit son verre. Cette politesse aboutit naturellement à une conversation. L'Italie, la Corse, que Denon connaissait aussi, firent l'objet d'un entretien dont le jeune officier parut charmé. Cependant ils se quittèrent sans échanger leurs noms. (Ce jeune homme à l'air timide était Bonaparte.)
Plus tard, lorsque le général préparait l'expédition d'Égypte, Denon était un des assidus de la maison de la rue Chantereine. Une dame, amie d'enfance de Joséphine de la Pagerie, était elle-même très-liée avec Denon et l'avait présenté chez Mme Bonaparte.
La première fois qu'il vit le général, il reconnut tout d'abord en lui son petit officier du bal de Talleyrand ; mais le petit officier, en train de devenir grand homme, ne se rappela nullement la figure de son bienfaiteur.... à la limonade. Loin de là, il le vit de très-mauvais œil parce qu'il accompagnait une femme pour laquelle il se sentait une aversion déclarée.
Ni la conversation aimable et piquante de cet habitué des cours, qui savait toutes les anecdotes de l'Europe, depuis le règne de Louis XV jusqu'à celui de Barras inclusivement, ni les récits aussi attachants que variés de ce voyageur qui avait parcouru l'Europe, depuis les extrémités de la Russie jusqu'à celles de l'Espagne, de l'Italie et de la Grèce, ni le savoir de cet amateur qui avait étudié et pratiqué toute sa vie les arts de l'Italie antique et de l'Italie moderne, rien de tout cela n'avait triomphé de la froideur de Bonaparte. On sait d'ailleurs qu'il n'a jamais tenu en estime les esprits de cette nature, et il ignorait encore que Denon fût un merveilleux inspirateur de grandes choses.
Un soir cependant, Denon dit, à propos de la Sardaigne et de la Corse, quelques mots qui éveillèrent l'attention du général.
« J'ai déjà entendu cela, dit-il.
— Oui, général, chez M. de Talleyrand; c'est moi qui vous l'ai dit.
— Attendez donc; mais, alors, la limonade qu'un aimable monsieur m'a cédée! C'est donc vous qui êtes mon bienfaiteur inconnu?
— Moi-même.
— Ah! monsieur Denon, vous m'avez fait bien plaisir. »
Ils n'échangèrent pas d'autres paroles, mais la glace était rompue.
A. Arnault, secrétaire du général Bonaparte, — il fut depuis de l'Académie française, — s'attribue une grande part dans l'admission de M. Denon, parmi les savants qui suivirent l'expédition d'Egypte. Il a écrit dans ses Mémoires : « Plus d'une personne à la veille de la campagne d'Égypte. m'a dû sa fortune. De ce nombre est Denon. » Il raconte alors, sommairement, comment l'affaire se fit.
« L'expédition qui se préparait avait réveillé chez Denon toute la fougue de sa passion des voyages. Il brûlait d'envie d'aller en Égypte, mais il n'osait se proposer. Enfin il se décida à confier son désir à Joséphine, espérant que par son entrenlÏse, le général lui ferait des propositions.
« Je fus fort étonné, dit Arnault, quand un jour, me prenant à part, Joséphine me fit cette confidence :
« — Ce pauvre Denon, me dit-elle, meurt d'envie de partir avec vous autres; vous devriez bien arranger cela avec le général.
« — Moi, madame! Et pourquoi pas vous?
« — Le général est ombrageux, si je m'en mêlais, cela ne réussirait peut-être pas. Proposez la chose comme de vous-même. Vous êtes en mesure de le faire. Le général a confiance en vous, il acceptera Denon, présenté par vous. Faites cela, vous m'obligerez. »
« Le général ne connaissait pas le caractère aventureux de Denon; il parut fort étonné qu'à son âge — il avait alors cinquante-trois ans — il songeât à s'engager dans une expédition lointaine et fatigante. Mais quand je lui eus fait connaître tout le prix de l'acquisition qu'il ferait en lui :
« — Qu'il aille donc trouver Du Falga, » me répondit-il.
« Quiconque avait une aptitude reconnue était accueilli ainsi, ajoute Arnault. Il ne dit pas tout, et Denon répétait volontiers à ses amis, qu'il n'aurait probablement pas fait son voyage en Égypte, si Bonaparte n'avait pas eu à un tel degré la mémoire de la.limonade.
Le voyage en Égypte est, à coup sûr, l'événement le plus important de sa vie entière. Que sont en effet les succès obtenus jusqu'alors, que sont les honneurs qui attendaient sa vieillesse considérée, au prix de la gloire dont cette expédition couvrit son nom et des services qu'il rendit, en cette illustre aventure, aux arts, il la science, à l'archéologie, en un mot, à la civilisation et au progrès.
Il serait inutile et oiseux de s'appesantir sur les détails de la campagne scientifique d'Égypte. Denon les a consignés tout au long dans son admirable voyage, dont l'édition in-12 est à la portée de tous les lecteurs et des plus modestes biblio-
thèques. Nulle lecture ne saurait être plus amusante ni plus instructive. Son récit offre tour à tour les tableaux animés, l'intérêt ou la passion du roman, et la haute portée des plus savantes spéculations de l'esthétique; mais ces dernières y sont exposées avec un charme, une clarté, et dans un style simple et familier qui les met à la portée des esprits les moins érudits.
Il n'y a guère que Mérirüép, après Denon, qui ait su donner, comme l'aimable écrivain-dessinateur, tout l'attrait d'une œuvre d'imagination, d'une saveur abondante et pittoresque à un ouvrage de science, où le savoir éclairé, universel, le dispute à la grâce romanesque des détails.
Mais si Mérimée a eu le rare mérite d'initier ses lecteurs aux mystères un peu obscurs et indécis de l'archéologie, sans les priver, toutefois, ni d'un trait d'esprit, ni d'une critique acérée ou humoristique, combien la rigidité glaciale de son ironie, la saveur amère de son scepticisme, sont loin de la sensibilité touchante de Denon, de son amour, de son enthousiasme communicatif, de son bonheur de voir et de se plonger sans réserve dans l'océan de ses sensations.
L'admiration de Mérimée est le fruit mûr d'un esprit éclairé, mais défiant de toutes les surprises du sentiment.
Celle de Denon est la fleur embaumée de l'épanouissement poétique, de la jouissance du beau.
Denon fit cette fameuse expédition d'Egypte, autant en soldat qu'en érudit ou en artiste.
Militairement armé et son portefeuille en sautoir, si quelque troupe ennemie se trouvait sur la route des monuments qu'il avait résolu de visiter et lui en barrait l'accès, il mettait le sabre à la main, et chargeait bravement à la tête des troupes d'escorte.
Il faisait l'admiration des soldats, et l'attitude qu'il montrait, lui, simple artiste, en présence du danger, les encouragea dans mainte circonstance, par l'émulation qu'elle faisait naître. Comment fléchir, en effet, sous le poids des fatigues exorbitantes de cette campagne, quand un « civil », comme la troupe appelait les savants de l'expédition, donnait l'exemple des vertus guerrières et de l'abnégation?
C'était pour lady Morgan, qui a beaucoup cultivé sa connaissance, un sujet continuel d'étonnement de voir Denon, élevé dans les cours, ayant passé sa jeunesse dans le luxe d'une société brillante, et cependant oubliant ses habitudes de retraite, son âge et une constitution délicate, pour s'exposer à toutes les fatigues d'une expédition dangereuse.
« Touj ours plein de gaieté, dit-elle, de patience et de persévérance, il offre un modèle parfait et brillant de la force et de l'élasticité du véritable caractère français. »
Il obtint quelques années plus tard, dans l'exercice de ses fonctions de direc-
tetil* des arts et des musées, une récompense bien glorieuse de sa conduite militaire en Égypte.
Lorsque les députations de l'armée arrivèrent à Paris pour assister au couronnement, on les rangea dans les galeries du Louvre. Les grognards de la 21e demi- brigade légère reconnurent Denon, qui avait suivi la campagne d'Égypte dans le corps dont iis faisaient partie. Ils l'acclamèrent au passage.
« Allez donc, Denon, rejoindre ces braves, lui dit Napoléon; vous voyez bien que c'est vous qui êtes le héros de ce groupe.
— Puis-je, demanda Denon, leur donner une médaille du couronnement au nom de Votre Majesté?
— Oui, et même à déjeuner; mais songez que c'est vous seul qui donnez tout à vos vieux compagnons. «
Mme la comtesse Albrizzi a tracé d'une main rapide et d'un style éloquent, le tableau du rôle que Dencn a rempli en Égypte. Ce passage de ses célèbres Ri-- tratÚ contient tout ce qu'on peut dire sur le héros de cette notice.
« Voulez-vous le connaître? dit-elle, voyez-le dans son Égypte, vous l'y trou- vert z tout entier. Titien ne l'aurait peint ni mieux, ni avec une plus éclatante vérité. Observez-le dans les importants édifices que l'orgueilleuse Egypte a transmis aux siècles futurs, et dont la curiosité de Denon nous a dotés.
« Suivez-le dans le silence profond du désert, dans l'horreur sacrée de la tombe, à travers les fureurs des batailles, dans les dangers et les misères amoncelés, il y est le même qu'il fut toujours dans le cours de sa vie, dans le bruit ou dans le repos, au milieu du monde dont il fit les délices, ou dans l'isolement de son cabinet. Toujours préoccupé de s'instruire, avide d'augmenter sans cesse le trésor si abondant déjà de ses connaissances, voyez-le tout entreprendre pour atteindre ce but unique de sa vie.
« Entouré des plus grands dangers, il semble qu'il soit invulnérable ou que du moins il se croie tel, s'exposant partout pour les autres, toujours oublieux de lui-même.
« C'est un observateur admirable, et il raconte si bien et si juste ce qu'il a vu, qu'il vous semble, quand il vous le décrit, que vous l'ayez observé vous- même.
« Il n'est ni moins précis, ni moins véridique, soit qu'il tienne la plume à la main, soit qu'il nous étonne par la magie de son bienheureux crayon, de ce crayon de la pointe duquel il a tiré plus de mille dessins, tous de sa main, non-seulement des lieux et des batailles dont il est question dans le Voyage, mais il nous fait aussi connaître les assemblées, les réceptions officielles, les colloques; puis enfin les costumes et les usages de ce pays qu'il nous rend encore plus familier, en plaçant sous nos yeux les portraits des principaux personnages dont la présence anime le récit. »
Cette page brillante dispense de toute autre appréciation sur Denon et sur son œuvre.
Cependant il ne sera pas, je pense, hors de propos de reproduire ici quelques lignes empruntées à la Description de l'Egypte. Elles donneront au lecteur une juste idée de la profondeur des émotions de Denon, de l'élévation de sa pensée et de la hauteur de vue de sa critique, qui devançait de cinquante ans au moins les spéculations modernes de l'archéologie. On peut même dire que, grâce à son intuition merveilleuse, il ouvrit la porte toute grande aux investigations des savants qui l'ont suivi dans cette voie dont il avait deviné l'issue.
Les passages qui vont suivre peignent sous les couleurs les plus vives les impressions de l'artiste, en présence des splendeurs de l'art et de la nature. On y voit comme dans un miroir sympathique l'état de son âme, lorsque, embrasée d'admiration, elle s'élève jusqu'aux cimes resplendissantes des plus vastes conceptions du génie antique.
Il vient de poser le pied sur les marches du portique d'Hermopolis ; alors il s'écrie :
« En approchant de l'éminence sur laquelle est bâti le portique, je le vis se dessiner sur l'horizon et déployer des formes gigantesques.
« Je soupirais de bonheur; c'était, pour ainsi dire, le premier produit de toutes les avances que j'avais faites, c'était le premier fruit de mes travaux. En exceptant les Pyramides, c'était le premier monument qui fût pour moi un type de l'antique architecture égyptienne, les premières pierres qui eussent conservé leur première destination, qui, sans mélange ni altération, m'attendissent là depuis quatre mille ans pour me donner une idée immense des arts et de leur perfection dans cette contrée.
c( Un paysan qu'on sortirait des chaumières de son hameau et que l'on mettrait tout d'abord devant un pareil édifice, sentirait qu'il y a un grand intervalle entre lui et les êtres qui l'ont construit. Sans avoir aucune idée de l'architecture, il dirait : Ceci est la maison d'un Dieu, un homme n'oserait l'habiter.
« Sont-ce les Égyptiens qui ont inventé et perfectionné ainsi un si grand et si bel art? C'est sur quoi il est difficile de se prononcer; mais ce dont je ne pus douter, c'est que les Grecs n'avaient rien inventé, ni rien fait d'un si grand caractère.
« La première idée qui vint troubler ma jouissance, c'est que j'allais quitter ce grand objet, c'est que mes moments étaient comptés et que le dessin que j'allais faire ne pourrait'rendre la sensation que j'éprouvais : il fallait du temps et un grand talent; je manquais de l'un et de l'autre. Mais si je n'osais mettre la main à l'œuvre, je n'osais m'éloigner sans emporter avec moi un dessin quelconque, et je ne me mis il l'ouvrage qu'en désirant bien sincèrement qu'un autre, plus heureux que moi, pût faire un jour ce que j'allais ébaucher. »
« Je n'aurais point d'expression pour rendre tout ce que j'éprouvais lorsque je fus sous le portique de Tintyra. Je crus être, j'étais réellement dans le sanctuaire des arts et des sciences. Que d'époques se présentèrent à mon imagination, à la vue d'un tel édifice! Que de siècles il a fallu pour amener une, nation créatrice à de pareils résultats, à ce degré de perfection et de sublimité dans les arts ! Combien d'autres siècles pour produire l'oubli de tant de choses !
« J'aurais voulu tout dessiner et je n'osais mettre la main à I'oeuvre ; je sentais que, ne pouvant m'élever à la hauteur de ce que je voyais, j'allais rapetisser ce que je voudrais imiter. Nulle part je n'avais été entouré de tant d'objets propres à exalter mon imagination.
« Ces monuments qui imprimaient le respect dû au sanctuaire de la divinité, étaient les livres ouverts où la science était développée, où la morale était dictée, où les arts utiles étaient professés. Tout parlait, tout était animé et toujours dans le même esprit.
« L'embrasure des portes, les angles, le retour le plus secret, présentaient encore une leçon, un précepte, et, tout cela, dans une harmonie admirable. L'ornement le plus léger sur le membre d'architecture le plus grave, déployait d'une manière vivante ce que l'astronomie avait de plus abstrait à exprimer. La peinture ajoutait encore un charme à la sculpture, et produisait tout à la fois une richesse agréable qui ne nuisait ni à la simplicité, ni à la gravité de l'ensemble. La peinture, en Égypte, n'était encore qu'un ornement de plus. Suivant toute apparence elle n'était point un art particulier : la sculpture était emblématique et, pour ainsi dire, architecturale. L'architecture était donc l'art par excellence dicté par l'utilité ; elle pourrait donc à elle seule lever le doute, sinon sur la primogéniture, au moins sur la supériorité de l'architecture chez les Égyptiens, comparée à celle des Indiens, puisque ne participant en rien de celle de ces derniers, elle est devenue le principe de tout ce que nous avons admiré depuis, de tout ce que nous avons cru 'être exclusivement de l'architecture, les trois ordres grecs : le dorique, l'ionique et le corinthien. Il faut donc bien se garder de penser que l'architecture égyptienne est l'enfance, comme on le croit abusivement; mais il faut dire qu'elle est le type.
« Je ne devais pas espérer de rien trouver en Egypte de plus complet, de plus parfait que Tintyra ; j'étais agité de la multiplicité des objets, émerveillé de leur « nouveauté, tourmenté de la crainte de ne pas les revoir.
« J'avais aperçu sur des plafonds des systèmes planétaires, des zodiaques, des planisphères célestes, présentés dans une ordonnance pleine de goût. J'avais vu que les murailles étaient couvertes de la représentation des rites de leur culte, de leurs procédés dans l'agriculture et les arts, de leurs préceptes moraux et religieux; que l'Être suprême, le premier principe, était partout représenté par les
emblèmes de ses qualités. Tout était également important à rassembler, et je n'avais que quelques heures pour observer, pour réfléchir, pour dessiner ce qui avait coûté des siècles à concevoir, à construire, à décorer. Notre impatience française était épouvantée de la constante volonté du peuple qui avait exécuté ces monuments : partout même égalité de recherches et de soins; ce qui pourrait faire penser que ces édifices n'étaient point l'ouvrage des rois, mais qu'ils étaient construits aux frais de la nation, sous la direction de collége de prêtres, et par des artistes auxquels il était imposé des règles invariables.
« Le crayon à la main je passais d'objets en objets, distrait de l'un par l'intérêt de l'autre, toujours attiré, toujours arraché. Il me manquait des yeux, des mains et une tête assez vaste pour voir, dessiner, et mettre quelque ordre à tout ce dont j'étais frappé. J'avais honte des dessins insuffisants que je faisais de choses si sublimes, mais je voulais des souvenirs des sensations que je venais d'éprouver; je craignais que Tintyra ne m'échappât pour toujours, et mes regrets égalaient mes jouissances. »
Comme l'a si bien exprimé Mme Albrizzi, on voit l'homme tout entier; dans ces lignes, on le connaît, on l'aime, on l'admire, et par-dessus tout on y puise un désir extrême d'apprendre l'Egypte sous la direction d'un maître si savant, si simple et si clair.
Quand la conquête de l'Égypte parut consommée, Bonaparte s'empressa d'organiser en corps les savants, les gens 'de lettres et les artistes qui l'avaient suivi. Il pensa judicieusement que leurs observations individuelles communiquées à des commissions, soumises à un examen plus étendu, rattachées à une idée générale, éclairées par une discussion approfondie, acquerraient ainsi une nouvelle et plus féconde importance. Pour atteindre ce but, il créa l'Institut d'Égypte par un arrêté du 21 août 1798 ; et afin de mieux diviser le travail, il forma ce corps illustre en quatre sections : Mathématiques, Physique et Géologie, Économie politique, Lit- * térature et Beaux-Arts.
Trente-six membres y furent admis et répartis dans chacune des quatre sections, de la manière suivante :
CLASSE DE MATHÉMATIQUES : Andreossi, Bonaparte, Costaz, Fourrier, Girard, Le Père, Leroy, Malus, Monge, Nouet, Quesnot et Horace Say.
CLASSE DE PHYSIQUE : Bertholet, Champy, Conté, Delille, Descotils, Desgenettes, Dolomieu, Dubois, Geoffroy et Savigny.
CLASSE D'ÉCONOMIE POLITIQUE : Cafarelli, Gloutier, Poussielgue, Sulkowski, Sucy et Tallien.
CLASSE DE LITTÉRATURE ET BEAUX-ARTS : Vivant Denon, Dutertre, Norry, Parceval, D. Raphaël, Redouté, Rigel et Ventupe.
Ces trente-six membres furent chargés 1° du progrès des sciences et des arts
et de la propagation des lumières, en É,,,ypte ; 2° de la recherche, de l'étude et de la publication des faits naturels, industriels et historiques de cette contrée.
Monge fut nommé président, Bonaparte vice-président et Fourrier secrétaire perpétuel de cette vaste institution.
M. Vivant Denon et quelques savants et artistes, aussi zélés et aussi courageux que lui, après avoir parcouru la province de Rosette et une partie du Delta, visitèrent le Saïd ou Haute-Égypte qui renferme tant de superbes ruines et d'objets dignes de l'investigation des hommes les plus éclairés.
Ce fut sous la protection des armes du général Desaix que MM. Denon et Dolomieu parvinrent à explorer la Haute-Égypte, parmi des difficultés indescriptibles et pendant les actions militaires et les périlleuses opérations de ce héros. C'est dans cette intimité que créent le champ de bataille, les dangers et les privations partagés que naquit et se fortifia l'amitié qui unit depuis le grand général au courageux artiste.
Le voyage de Denon dans la Haute-Égypte et les récits merveilleux qu'il en rapportait excitèrent au plus haut degré la curiosité de l'Institut, et plusieurs membres manifestèrent un vif désir et un grand empressement d'aller à leur tour visiter la terre qui fut le berceau des arts. La demande formelle en fut adressée au général en chef au moment où il méditait de retourner en France pour accomplir des desseins qui n'avaient certes plus la science ni le progrès pour objectifs.
Denon revint à Paris à la même époque pour mettre en ordre et rédiger ses notes, faire exécuter sous ses yeux les gravures de son grand ouvrage.
Ce travail l'occupa pendant plus de deux ans et absorba tous ses soins et tout son temps.
Il parut enfin en 1802 en deux volumes in-folio, sortis des presses renommées de Didot.
Sa vulgarisation rapide et l'intérêt violent qu'il excita dans le monde savant et chez les curieux de tous es ordres, nécessitèrent bientôt deux nouvelles éditions : la première in-4°, avec un atlas de planches, et la seconde in-12, sans figures et destinée aux lecteurs de fortune médiocre.
Des traductions en anglais et en italien paraissaient dans le même temps et répandaient dans l'Europe entière le goût des études nouvelles dont Vivant Denon venait de donner la clef à la science.
En effet, c'était là toute une révélation. L'art égyptien aussi bien que les manifestations du génie de l'Asie étaient encore lettres closes pour les savants qui avaient à peine osé alors effleurer d'une main discrète les curiosités du moyen âge européen.
Les antiquités de la Grèce et de Rome paraissaient devoir être la source de tout savoir respectable, et l'idée seule que des chefs-d'œuvre antérieurs de quatre ou
cinq mille ans à ces merveilles officielles existaient quelque part, terrifiait les timides et faisait bondir d'enthousiasme les audacieux et les forts.
Aussi le nom de Vivant Denon reçut-il, de la publication de cet ouvrage, un relief tel, que le bruit de sa gloire joint à l'épreuve que Bonaparte avait faite de ses hautes capacités, déterminèrent le premier Consul à lui confier la direction des arts, des monnaies et médailles et des Musées nationaux.
Ces hautes et importantes fonctions créaient de grands devoirs à Denon ; mais elles furent en même temps pour lui une récompense bien chère et bien précieuse en ce qu'elles lui permirent de faire tourner au profit de sa patrie, les connaissances profondes qu'il avait acquises dans les arts pendant son long séjour en Italie.
C'est sur ses indications et sur les instructions savamment motivées qu'il avait remises au premier Consul, que le vainqueur de l'Italie put revendiquer, dans ses traités, les œuvres d'art sublimes dont la possession légitime devait placer notre Musée national au premier rang des collections célèbres de l'Europe.
Lors de l'absorption de l'Académie royale des Beaux-Arts par l'Institut de France, Denon avait été conservé dans la classe des Beaux-Arts. C'est en qualité d'académicien que le directeur général des Musées fit en 1803, à l'Institut, son célèbre rapport sur les monuments d'antiquité venus d'Italie.
Ce travail important, qui eut une si heureuse influence sur le mouvement des arts à cette époque, n'était pas seulement, comme cela aurait suffi à tout autre moins jaloux que lui de la grandeur de sa mission, une brillante nomenclature de nos conquêtes.
Denon voyait plus juste et plus loin.
Il vit dans ce travail une occasion sans seconde d'énoncer les principes qu'il avait puisés dans une longue vie d'étude et de poser devant les sommités de son temps et en leur plaçant d'immortels exemples sous les yeux, une sorte de programme de l'art nouveau qu'il rêvait d'inaugurer en France.
La gravité du caractère, la simplicité du style de la Melpomène antique lui inspirèrent des réflexions dans lesquelles il a résumé tous les secrets du grand art.
« L'étude de cette œuvre admirable, dit-il, fera connaître à nos jeunes artistes que la longueur non interrompue des lignes, la simplicité, le naturel et la stabilité des poses, les plis longs fouillés, forment ces grands ensembles que l'espace ne peut dévorer, produisent ces grands effets qui bravent l'éloignement et le vide immense d'un ciel ouvert ; que toutes ces qualités sont ce qui constitue le caractère monumental; caractère que l'on cherche en vain dans la convulsion des mouvements et dans les expressions exagérées. C'est ce que les Égyptiens ont très- bien senti, ce que le goût trop recherché des Grecs a commencé à corrompre ; c'est ce que les modernes ont peut-être toujours méconnu.
« Il est à désirer que les gigantesques circonstances dans lesquelles nous vivons
soient consacrées par des monuments colossaux. Si la rapidité des glorieux événements laisse au gouvernement le temps d'en fixer quelques-uns pour la „ postérité, il est à désirer, dis-je, que l'on adopte un mode qui brave à la fois la cupidité, le temps, et l'intempérie de notre climat destructeur. Ce mode ou moyen doit être un jour le fer fondu, ce même fer employé pendant [la guerre à servir la victoire, et dans la paix à lui élever des trophées. »
Quel historien de l'art, quel poëte aurait pu décrire avec une perfection plus exquise, dans un style aussi ému et aussi passionné que l'a fait Denon, cette adorable Vénus qui résume en elle toutes les tendresses, toutes les admirations de la Grèce antique?
Ce petit morceau me paraît un chef-d'œuvre.
« Aussi ému, s'écrie Denon, lorsque l'on a à en parler que l'on serait troublé si l'on venai t à voir son modèle vivant, ce n'est qu'en tremblant que l'on ose prononcer quelques phrases sur ses perfections.
« "Tinekelrnann a dit : « qu'on n'avait jamais regardé l'Apollon sans prendre « soi-même une attitude plus fière. » Je crois qu'on peut dire qu'on n'a jamais parlé de la Vénus sans joindre à son nom une épithète caressante.
« Jamais. on a essayé de la décrire sans avoir peur de lui faire outrage, sans avoir pensé que toute expression pouvait froisser sa délicatesse.
cc Le mouvement de son attitude est celui de la pureté ; vêtue de sa seule pudeur, sa nudité est modeste. Son expression de félicité appartient à sa perfection,
à la plénitude de son existence. Le sourire de sa bouche n'est pas encore de la volupté et cependant le bonheur est déjà sur ses lèvres. Une larme errante sur ses paupières incertaines en est déjà le gage.
(c Descendue du ciel ou sortie de la mer, l'air seul a pressé ses fluides contours; pour la première fois son pied virginal vient de toucher la terre ; pour la première fois, le plus délicat, le plus beau de tous les pieds fléchit sous le poids du plus souple et du plus élastique de tous les corps. C'est la première partie de ce corps qui paye un tribut à la nature. Ce pied est si parfait que, trouvé seul, il serait à lui seul un monument.
« Tout est pudeur, tout est amour dans la pose de la Vénus. Ce n'est pas plus qu'une femme, mais c'est celle dont on n'a rencontré qu'éparses toutes les perfections ; c'est celle enfin dont le génie seul a pu rêver l'ensemble.
« L'Apollon vivant intimiderait la femme la plus hardie : le jeune homme le plus timide accompagnerait d'une expression de sensibilité la première phrase qu'il adresserait à la Vénus, »
Denon, qui prend au sérieux son rôle de Directeur des Arts, ne borne pas l'autorité de son savoir à l'exercer uniquement sur la partie purement administrative ou même sur la direction esthétique du mouvement de l'École française. Tout ce qui se rapporte à l'objet de son culte et de ses études spéciales, jusque dans le
domaine des moyens matériels de la pratique de l'art, lui paraît digne de sa constante sollicitude.
En constatant le bel état de conservation des marbres antiques, dont il présente la collection à l'Institut, il se demande si cet heureux résultat n'est pas du à quelque procédé connu des anciens et tombé depuis en désuétude.
« Toutes ces particularités, dit-il à ce propos, ne résulteraient-elles pas d'un enduit de cire dont ces sculptures auraient été couvertes? Ne serait-ce pas une espèce d'encaustique qui les aurait préservées de la dilatation des sels dont le marbre pentelique est imprégné, de la pénétration de l'humidité, dont le gros grain du marbre de Paros le rend susceptible?
« L'air et l'eau, ces principaux agents de tout développement, et par cela de toute destruction, se trouvent coalisés dans notre climat avec la gelée et le dégel, pour faire la guerre aux monuments. Ils les soulèvent, ils les déplacent et finissent par les anéantir. Cet encaustique ne serait-il pas un moyen de les combattre, au moins pour la sculpture extérieure de nos édifices, pour celle de la décoration de nos places publiques ?
« Le citoyen Chaptal a fait d'heureux essais sur cette matière.
« Pourquoi n'essayerions-nous pas un procédé dont on connaît la méthode, pour conserver dans nos jardins des statues que l'orgueil national doit désirer de sauver d'une entière destruction, et qui y sont presque arrivées par le laps d'un seul siècle ?
« Ceci ne vous paraît-il pas assez important pour être le sujet d'un mémoire à présenter à l'Institut et dont l'objet serait digne de ses sollicitudes? »
Denon prenait souvent la parole à l'Institut, afin de soumettre à l'appréciation de ses collègues certaines idées personnelles sur l'art, pour l'application desquelles il avait besoin du concours actif des premiers artistes de France.
En floréal, an xn, entre autres il attaqua vivement la méthode usitée dans l'École française, de surcharger de costumes au goût du jour, les statues des grands hommes et des héros.
Ce discours produisit une sensation extrême et obtint les applaudissements, non-seulement de l'Institut, mais aussi des principaux peintres et sculpteurs de Paris.
Il reçut, à ce propos, deux lettres de félicitations. Elles sont intéressantes à conserver, car elles marquent nettement les tendances générales de l'art à cette époque un peu effacée de la production française.
La première- émane de la classe des Beaux-Arts de l'Institut.
Il
« Paris, le 9 floréal, an xn.
(c La classe des Beaux-Arts m'a chargé, mon cher confrère, dans sa séance d'hier, de vous féliciter d'avoir réclamé publiquement en faveur de la sculpture,
contre l'asservissement à un costume mesquin, qui consiste à couvrir d'habits étroits et écourtés, les statues de nos grands hommes.
« Tous les artistes gémissent quand on les astreint, dans les monuments historiques, à des formes incompatibles avec le grandiose de leur art. Mais la sculpture, ainsi que vous l'avez très-bien observé, reste au-dessous d'elle-même, quand elle ne revêt pas les formes nobles, simples et sévères qui composent son apanage distinctif. Parmi les causes qui l'ont fait déchoir et qui en arrêtent encore les progrès, malgré les habiles sculpteurs que nous possédons, la classe dont j'ai l'honneur d'être l'interprète, a reconnu celle que vous attaquez pour avoir exercé la plus funeste influence. Cette opinion est consignée depuis longtemps dans ses travaux.
(c C'est pourquoi je ne fais que vous traduire fidèlement sa pensée en vous assurant que cette même classe regardera comme très-heureux pour l'art du statuaire, le succès de votre invitation s'il est tel qu'on doit l'espérer.
« Les statues élevées aux grands hommes sont des espèces d'apothéoses : elles doivent avoir quelque chose d'auguste. Ce ne sont point des portraits de famille que les beaux siècles de la Grèce et de Rome nous ont transmis : ce sont des monuments, des témoins de la perfection où les arts étaient parvenus, des modèles qui ont servi aux siècles éloignés pour se relever de la barbarie où l'ignorance et la servitude plongent les nations. La statue que le Corps législatif a votée à Bonaparte est un monument de reconnaissance plus encore que d'admiration : elle consacre le bienfait jugé longtemps impossible, d'une loi commune pour tous les Français : elle marquera aussi l'époque où les destinées de la France paraissent se fixer pour la tranquilité de l'État et des citoyens. A tous ces titres, qu'elle soit majestueuse et qu'elle atteste aussi tout ce que pouvait l'art au commencement du xixc siècle.
cc J'ai l'honneur de vous saluer.
cc JOACHIM LE BRETON. »
Voici maintenant la lettre des artistes.
Paris, 12 floréal, an XII.
« Citoyen Directeur, les artistes vous doivent de la reconnaissance pour les judicieuses observations que vous venez de publier sur la sculpture ; il vous appartenait par l'honorable fonction que le Premier Consul vous a confiée, d'émettre un tel vœu, et nous y applaudissons avec empressement.
« Nous dirons plus, c'est qu'on doit marquer la décadence de cet art de l'époque où l'usage de draper les figures est venu au secours de la médiocrité. Il est plus facile d'ajuster un costume que de connaître le nud et de l'exécuter avec science»
« Cette funeste innovation, si contraire à la raison, doit donc cesser; et nous pensons comme vous que dans un siècle aussi grand, aussi fertile en héroïsme
que celui où nous vivons, la sculpture, destinée, par son essence, à transmettre à la postérité les traits des hommes immortels qui honorent notre âge, doit être aussi grande qu'eux-mêmes.
« Que font, en effet, les vêtements à la statue d'un héros? Sa mémoire est de tous les temps, son costume n'est que d'une époque. Laissons à la peinture le soin de rendre les détails minutieux du costume, la sensibilité d'un fils, d'une épouse peut y trouver des charmes ; mais quand une nation élève une statue à la mémoire d'un grand homme, elle consacre un monument que les siècles à venir doivent admirer, et rien n'est moins susceptible de ce sentiment que nos vêtements, trop souvent l'excès du ridicule et de la barbarie.
« La sculpture ne doit donc représenter que les belles formes humaines qui sont éternelles comme la nature.
(c Que les personnes scrupuleuses qui trouveront ces statues indécentes regardent l'admirable groupe du Laocoon. Ce grand prêtre d'Apollon et ses enfants sont nuds; dira-t-on que ce groupe est indécent? Couvrez de lourds manteaux ces trois figures, elles ne seront plus supportables.
« Il est temps, citoyen Directeur, de renvoyer ces fraques [sic) écourtés, ces bottines, ces gilets mesquins, ces perruques, etc., dans les vestiaires. Rendez à l'art du statuaire toute sa gloire; autorisez-vous de l'exemple des papes Benoît XIV et Pie IV ; ces souverains pontifes apposaient avec orgueil leurs noms sur le socle des statues antiques et ne trouvaient point leurs nudités immorales.
« Débarrassez la sculpture de ses entraves, et vous aurez bien mérité des arts f.t de la gloire nationale.
« Ont signé :
« BONNEMAISON, PETITOT, BEAUVALLET, DELAISTRE, LANEUVILLE, MEYNIER, BUGUET, CARTELIER, DUMONT, ANSIAUX, J. MILBERT, VONCK, RAMEY, LESUEUR, ESPERCIEUX, STOUF, LORTA, LANGE, RIGO. »
On a quelquefois reproché à Denon d'avoir un peu trop dirigé les arts selon le goût personnel de l'Empereur. Il est juste cependant de faire remarquer que, dans cette question du costume, il avait absolument contrecarré les répugnances du souverain. On a conservé à ce sujet une anecdote assez piquante. Denon admis au déjeuner de Napoléon pour lui présenter une petite statue en or qui le représentait assis, sans autre vêtement qu'une légère draperie qui, de ses épaules, tombait sur ses jambes et les couvrait en partie; le maître apostropha brusquement Denon : « Qu'est-ce que cette ordure? Faites-moi fondre cela tout de suite. »
La situation magnifique au sommet de laquelle avait atteint Denon était loin de lui offrir les loisirs d'une sinécure. A l'avénement de l'Empire, il fut chargé, en
outre de ses travaux ordinaires, de l'organisation de toutes les fêtes solennelles ou commémoratives que Bonaparte prodiguait à son peuple et à ses soldats.
Il organisa la fête militaire du camp de Boulogne ; il présida également aux préparatifs, plus chers à son cœur reconnaissant, de la cérémonie funèbre célébrée à la mémoire de Desaix, son ami, sur le sommet du Saint-Bernard.
« C'est, dit Bonaparte, en lui donnant ses instructions à ce sujet, la mémoire de votre ami à laquelle vous rendez hommage, n'en séparez pas la pensée que cet ami était le mien et que je présiderai à la cérémonie. »
Denon employa tous ses soins pour donner à cette fête le caractère national et vraiment patriotique qu'elle devait avoir. Tous les arts furent mis à contribution afin d'ajouter à la magnificence de l'hommage rendu tout à la fois à l'un des plus grands hommes de guerre de la France et à l'une des deux ou trois figures historiques les plus nobles et les plus 'pures de la période républicaine.
Nous avons retrouvé dans la riche collection d'autographes de Gauthier-Lacha- pelle, si intelligemment mise en ordre par M. Étienne Charavay, la lettre par laquelle Denon recommandait au compositeur Lesueur de choisir ou de faire, à l'occasion de cette cérémonie, les champs guerriers et les morceaux de musique d'ensemble propres à y ajouter tout l'éclat désirable.
M. Charavay a bien voulu nous communiquer le texte même de la lettre :
A M. Lesueur, directeur de la musique de l'Empereur.
« L'Empereur voulant inaugurer lui-même le tombeau de Desaix sur le mont Saint-Bernard, le 25 prairial prochain, je suis chargé par Sa Majesté des différents préparatifs pour cette cérémonie. J'ai pensé que l'exécution d'une musique guerrière ajouterait beaucoup à l'intérêt de cette fonction. Permettez-moi de m'adresser à vous pour le choix des deux morceaux d'harmonie, l'un funèbre et l'autre • guerrier, qui seraient exécutés par les musiciens de la garde. M. Perne, qui veut bien se charger de ma lettre pour vous, se charge aussi de vous voir pour cela et de m'expédier cette musique à Milan. »
1ER floréal an XIII.
Jamais peut-être un fonctionnaire de l'ordre civil, ni avant Denon, ni après lui, n'a compris et accepté comine ce grand cœur, esclave de tout ce qu'il croyait être un devoir, les obligations de sa charge, jusqu'aux extrêmes limites, qu'il ne serait venu à personne, même à l'Empereur, d'exiger de lui.
Ainsi à l'âge de 58 ans, en 1805, il suivit l'état-major de l'armée dans la campagne d'Allemagne, et depuis, étant beaucoup plus âgé, il parcourut encore les
champs de bataille de l'Espagne et de la Pologne, dans le seul but de réunir des documents exacts à l'usage des peintres qu'il devait charger plus tard d'illustrer ces so uvenirs.
Une lettre de lui adressée à Gérard en lui envoyant des avis pour le tableau de Rapp présentant à l'Empereur les drapeaux, les canons et les prisonniers faits à Austerlitz, peut donner une idée du concours qu'il prêtait aux peintres pour aider à la parfaite exactitude de leurs compositions.
Berlin, 2 novembre 1806.
c Voilà, mon cher Gérard, le portrait du général Rapp avec un croquis au trait relatif à sa taille. Je joins à cela un petit procès-verbal de ce qui le regarde pour le moment où vous avez à le peindre. J'ajouterai seulement que ses yeux sont à fleur de tête et son teint fort coloré, et qu'animé par le combat, il est en tout un fort beau militaire. Son costume est : habit de général de la garde, avec les aiguillette, il a de plus la plaque d'un ordre de Wurtemberg. En tout, mettez beaucoup de magnificence dans le costume des officiers qui entourent l'Empereur, attendu que cela fait contraste avec la simplicité qu'il affecte, ce qui le fait du premier coup distinguer parmi eux.
« Mille amitiés bien sincères,
« DENON. »
On sera peut-être curieux d'apprendre que ce fameux tableau d'Austerlitz fut payé à Gérard 12 000 fr., en deux annuités. On n'en était pas encore, à cette époque, aux 80 et 100 mille francs prodigués depuis à Horace Vernet. Mais Gérard n'y regardait pas de si près et faisait tout de même un chef-d'œuvre.
On vit Denon, le portefeuille à la main, à Eylau, au fort de la mêlée, dessiner l'aspect du champ de bataille.
Napoléon le rejoignit au moment où un boulet couvrait son dessin de terre et de débris.
« En' voyant le fracas qu'il y a par ici, dit-il à Denon, j'étais sûr de vous y trouver. »
Coupin, son ami, lui a souvent entendu raconter son aventure de Dantzig dont il faisait ressortir avec enjouement le côté plaisant, sans paraître soupçonner qu'il y avait joué le rôle d'un héros.
L'Empereur trouvant que le siège de Dantzig durait trop longtemps, envoya Denon prendre connaissance de l'état des choses, en lui recommandant de rapporter un profil des travaux de défense, si c'était possible.
Le choix d'un pékin pour une telle mission parut au moins singulier au maréchal Lefèvre, et il ne déguisa pas le mécontentement qu'il en éprouvait.
« Conduisez monsieur aux tranchées, » dit-il à un officier du génie, et quelques paroles ajoutées à voix basse firent comprendre à celui-ci que le maréchal désirait que la visite fût chaude.
« Bon, pensa Denon, plus il m'enverra loin, mieux je verrai ce que j'ai à examiner. »
Quand on fut arrivé sur le terrain, il jeta un coup d'œil sur la place; puis, franchissant lestement les épaulements, il dit à l'officier : « On ne voit rien de là où vous êtes, je ne puis reconnaître l'état de la place. »
Son compagnon le rappela en vain en lui disant qu'il faisait une folie ; il voulut même courir après lui pour le ramener, mais Denon n'entendit pas raison. Il traça quelques traits rapides, au milieu du sifflement des balles, et acheva tranquillement son examen.
Quand, au retour, l'officier fit son rapport au maréchal, toutes les préventions de celui-ci s'effacèrent, et il ne put s'empêcher de témoigner son estime à M. le directeur des Musées.
Il y a cent traits de ce genre dans la vie de Denon à l'armée, ceux-ci suffisent pour établir nettement la trempe de son caractère.
C'est vers cette époque que Denon réunit au titre de directeur des Musées celui de directeur des Médailles. Il le désirait beaucoup, car il avait étudié à fond cette partie de l'art du graveur, et il entretenait l'espoir de créer une collection digne des haut faits qu'elle avait mission d'immortaliser. Il en fit exécuter un grand nombre. Elles forment ce qu'on pourrait appeler l'histoire numismatique des temps écoulés depuis la bataille de Montenotte (1796) jusqu'au combat de Montmirail (1814); elles sont au nombre de 134, composées et gravées par les habiles artistes de la période impériale sous la direction exclusive et absolue de Denon. Cette suite qui forme comme une histoire métallique de Napoléon est devenue fort rare.
Douze de ces médailles relatives à la campagne de 1805 ont été renfermées dans une boîte de plomb et cimentées dans une des assises de la colonne de la Grande Armée.
Denon apportait dans la composition de ces médailles une profonde érudition d'archéologue et les souvenirs précieux des chefs-d'œuvre qu'il avait étudiés en ce genre. Ainsi, ayant à consacrer le souvenir de la campagne de 1807 et de l 'occupation des trois capitales, il se servit pour la médaille frappée en mémoire de cet événement du beau bas-relief antique connu sous la désignation des trois villes.
Il fit aussi plusieurs fois représenter sur des médailles commémoratives l'un des monuments caractéristiques du pays où avait eu lieu le fait mémorable dont il devait consacrer la gloire, tels que l'église de Saint-Étienne de Vienne, le pont du Rialto à Venise, le temple d'Auguste à Pola, celui de Jupiter à Spalatro, etc....
Le n° 656 du catalogue des objets d'art de son cabinet signale cinq médaillons
en cire exécutés avec une délicatesse excessive par le sculpteur Posch. Ces cinq médaillons représentaient le profil de Bonaparte, général en chef de l'armée d'Italie, général en chef de l'armée d'Égypte, premier Consul, Empereur en 180rJ et en 1812. Ils avaient servi de types, selon la date des événements, pour les têtes des médailles frappées sous la direction de Denon.
Il avait fait exécuter, dans le même but, par Santarelli, un délicieux profil de l'impératrice Marie-Louise.
Il arriva cependant que Denon voulut tenter à son tour d'aborder, dans la composition des médailles, le genre allégorique, à la manière des graveurs de Louis XIV et de Louis XV ; mais dans ce nouvel ordre d'idées il ne trouva pas toujours auprès de Napoléon l'approbation dont le roi-soleil était prodigue envers' ses flatteurs, même les plus exagérés.
On doit à la justice de dire que si cet esprit inégal, bizarre parfois et encore très-incomplétement défini à l'heure qu'il est, adorait la gloire, il avait en même temps le dégoût de l'adulation.
Au sujet de la médaille du camp de Boulogne, il y eut entre l'Empereur et Denon une petite scène qui guérit celui-ci d'une malencontreuse velléité de flatter le vainqueur.
Un matin, Denon entra dans le cabinet de l'Empereur, les mains pleines de médailles. La série en commençait au départ de l'armée du camp de Boulogne, pour se porter sur le Rhin.
La première médaille représentait, d'un côté, la tête de Napoléon, et, de l'autre, un aigle tenant un léopard.
« Qu'est-ce à dire? demanda Napoléon.
— Sire, répondit Denon, c'est l'aigle français étouffant dans ses serres le léopard anglais. »
A ces mots, Napoléon jeta violemment la médaille jusqu'au fond du salon en s'écriant :
« Flatteur ! Comment osez-vous dire que l'aigle français étouffe le léopard anglais? Je ne puis mettre à la mer un seul petit bateau de pêcheur que les Anglais ne s'en emparent. Faites fondre bien vite cette médaille et ne m'en montrez jamais de pareilles. »
Denon vit bien que dans son enthousiasme d'artiste il avait fait une maladresse, et, en effet, cela ne se renouvela plus.
Napoléon ne montrait pas toujours autant de raison, et Denon eut souvent besoin d'user de sa vieille diplomatie d'autrefois pour lui faire accepter des mesures utiles ou le détourner adroitement de commettre, dans l'administration des arts, des injustices criantes.
L'affection et l'estime qu'il avait inspirées à Bonaparte depuis l'Égypte le servaient beaucoup en cela ; mais devant certaines boutades violentes et désordonnées,
le pauvre Denon n'av-ait d'autre ressource que de s'efforcer d'obéir en causant le moins de mal possible.
Lors des fêtes du mariage, Bonaparte ordonna que le grand salon du Louvre serait transformé en chapelle nuptiale et qu'on établirait jusqu'en haut des rangs de tribunes.
Denon, très-inquiet du sort de ses tableaux, chercha à dissuader l'Empereur de son projet, et il lui exprima l'embarras où il était de déplacer les grands tableaux du salon carré. \
« Eh bien! s'écria violemment le maître, on n'a qu'à les brûler. »
Denon eut vraiment peur de cette menace dont l'exagération même aurait dû lui démontrer l'inanité; mais cet amant passionné des arts qui n'aurait jamais tremblé'pour lui, était toujours sur le qui-vive quand il s'agissait du sort des chefs- d'œuvre confiés à sa. garde.
« Ce diable d'homme, disait-il depuis, en parlant de cet incident, il aurait été capable de le faire comme il le disait. » Aussi toutes les difficultés furent-elles instantanément levées. Les tableaux détendus et roulés furent relégués au grenier.
Ces petits accès de colère qui n'étaient que trop fréquents chez le vainqueur irrésistible dont la volonté absolue était d'être toujours obéi et même deviné, n'altéraient du reste en rien l'affection qu'il portait aux hommes dont il avait apprécié le mérite et dont il estimait le caractère.
A la suite d'une de ses brouilleries momentanées avec Denon et désirant effacer l'impression pénible que celui-ci en aurait pu conserver, il lui fit cadeau d'une babiole à laquelle les circonstances illustres auxquelles elle se rattachait devaient prêter un grand prix et une curieuse importance historique, surtout aux yeux de Denon dont Voltaire avait toujours été un des dieux adorés.
C'était une petite écritoire en or, de forme oblongue, contenue dans une boîte en vernis Martin et accompagnée d'une plume-portecrayon également en or.
Cette écritoire, recueillie à Berlin, avait été offerte à Frédéric le Grand par Voltaire; et voici comment celui-ci raconte lui-même, sous une forme ironique et fort en désaccord avec ses regrettables flatteries envers le vainqueur de Rosbach, les circonstances dans lesquelles il lui avait fait ce don gracieux :
« Le prince royal de Prusse employait ses loisirs à écrire aux gens de lettres de France qui étaient un peu connus dans le monde. Le principal fardeau tomba sur moi. C'était des lettres en vers, c'était des traités de métaphysique, d'histoire, de politique. Il me traitait d'homme divin, je le traitais de Salomon. Les épithètes ne nous coûtaient rien.
« Je pris la liberté de lui envoyer une très-belle écritoire de Martin; il eut la bonté de me faire présent de quelques colifichets d'ambre. Et les beaux esprits des cafés de Paris s'imaginèrent avec horreur que ma fortune était faite. »
Denon conserva toujours ce triple souvenir des grands hommes qu'il admirait.
L'Empereur avait fait graver sur le couvercle de la boîte : c( Écritoire de poche de Frédéric le Grand, roi de Prusse, pendant la guerre de sept ans, donnée par Bonaparte à Vivant Denon. »
L'une des plus grandes entreprises de la direction de Denon fut l'érection de la colonne de la Grande Armée.
Ce monument, destiné à perpétuer le souvenir de la campagne de 1805, fut arrêté dès le lendemain d'Austerlitz.
C'est Denon qui en eut la première pensée.
Il proposa à Napoléon de transformer en colonne commémorative des trioIllphes de la Grande Armée, la colonne départementale dont on n'avait encore posé que la première assise.
Cette colonne, que devait surmonter la statue de Charlemagne, avait pour objet de constater l'adhésion de la France à l'établissement de l'Empire.
Ce projet sourit à Bonaparte. Il n'avait plus que faire de l'adhésion de la France ; mais il lui restait beaucoup à demander à ses soldats, et il espérait agir puissamment sur leur esprit en consacrant leurs triomphes par un hommage national.
Denon, chargé de la direction de ce monument, jugea, pour que tous les sujets représentés sur les bas-reliefs conservassent leur caractère d'unité, qu'il était. nécessaire d'en confier la conception à une seule tête.
Il choisit, pour ce travail gigantesque, un jeune artiste inconnu la veille, et qui venait de débuter au salon de 1806 par un tableau fort remarqué des Honneurs rendus a Raphaël après sa mort.
On a supposé que Denon avait fixé son choix sur un si jeune homme afin de conserver, dans toute sa plénitude, son droit de conseiller et de guide qu'un artiste célèbre aurait peut-être été tenté de contester.
Toujours est-il que M. Bergeret se tira à son honneur de cette épreuve difficile, et que dans cette interminable série de dessins d'une longueur de plus de mille pieds, il y a un grand nombre de morceaux qui sont fort beaux et d'une inspiration très-élevée ; et il faut ajouter à la louange de Bergeret que les meilleurs de ces bas-reliefs sont ceux dans l'exécution desquels les sculpteurs se sont le moins écartés des indications du dessin original.
Ce monument, commencé le 25 août 1806 et terminé le 10 août 1810, eut pour architectes MM. J. B. Le Père et L. Gondoin.
Denon ne se contentait pas, pour enrichir le Musée confié à ses soins, des fruits, cependant si nombreux, de nos conquêtes. Toujours à l'affût des rares chefs- d'œuvre des sièeles passés, il faisait de fréquentes et judicieuses acquisitions, que lui facilitaient ses anciennes relations avec les antiquaires de l'Italie. C'est ainsi qu'il put doter nos collections publiques du célèbre buste en bronze de Vespasien, découvert dans des fouilles aux environs de Rome.
Personne ne pouvait faire une attribution exacte de ce buste, celui qui existe
en marbre au Capitole n'ayant qu'une ressemblance trop contestable; mais Denon avait étudié et copié le Vespasien du Musée de Naples, très-beau malgré'de fortes restaurations, et, sans faire part à personne de sa certitude à cet égard, il emporta ce chef-d'œuvre en triomphe.
Le caractère charmant de Denon, que Bonaparte appréciait particulièrement, lui procura autant de missions délicates, en dehors de ses fonctions spéciales, que son sang-froid sur le champ de bataille lui en avait attiré de périlleuses à la guerre.
Lorsque le pape Pie VII fut amené à Fontainebleau, l'Empereur, désirant atténuer autant que possible les vexations dont il était l'objet, eut l'idée de placer auprès de lui un homme d'aussi bonnes manières que Denon et capable, comme il l'était, de toutes les délicatesses de conduite que la position de son vénérable prisonnier exigeait.
Arnault raconte à ce sujet une anecdote intéressante. Il la tenait de Denon lui- même, et il le fait parler en ces termes, dans ses Souvenirs :
« Le Pape m'avait pris en grande amitié. Il avait contracté l'habitude de me tutoyer. Il m'appelait toujours « mon fils, » et il paraissait se plaire beaucoup à ma conversation surtout lorsque je lui parlais de notre expédition d'Égypte sur laquelle il m'interrogeait souvent.
(c Un jour, il me demanda à lire mon livre sur les antiquités égyptiennes; et comme tout n'y est pas fort orthodoxe et d'accord entre certaines explications et l'époque de la création du monde, selon la Genèse, j'hésitai d'abord; mais il insista et je me rendis à son désir.
« Le Saint-Père me dit que la lecture de mon livre l'avait beaucoup intéressé, et je cherchais à esquiver les points délicats : « C'est égal, mon fils, c'est égal, cc tout cela est extrêmement curieux; en vérité j'ignorais toutes ces choses. »
« Alors je crus pouvoir dire à Sa Sainteté quel avait été le motif de mon hésitation à lui prêter cet ouvrage. Je lui avouai qu'il l'avait excommunié aussi bien que son auteur.
« Excommunié, toi, mon fils, reprit le Pape avec la plus touchante bonté, je t'ai excommunié! J'en suis bien fâché; je t'assure que je ne m'en doutais pas. »
Aussitôt qu'une idée nouvelle relative aux arts, aux monuments publiés à l'embellissement de ses palais, traversait le cerveau de l'Empereur, et cela arrivait souvent — il avait même en ces matières des suggestions bizarres et parfois insensées— il écrivait ou il faisait écrire à Denon pour lui demander un exposé de ses vues sur ces matières. La correspondance générale de Napoléon, publiée récemment par les soins de M. Rapetti, contient un grand nombre de ces lettres.
Elles sont trop nombreuses pour être reproduites ici, mais les lecteurs curieux d'approfondir tout ce qui se rapporte à Denon pourront les consulter avec fruit.
Dans ces lettres l'Empereur demande tour à tour à Denon des tapisseries de Beauvais et des Gobelins, des porcelaines de Sèvres, des médailles, des gravures et des plans de batailles, des ameublements pour Saint-Cloud, les Tuileries et la Malmaison, des portraits de sa personne pour cadeaux officiels, un monument pour le général Leclerc, son beau-frère, des projets de colonnes à ériger sur les principaux champs de bataille d'Italie, des tables commémoratives pour les maisons où il avait signé les traités de Cherasco, de Tolentino et de Campo- Formio, etc., etc.
Il faisait même descendre son directeur des Arts aux menus détails de l'ameublement et de la toilette de l'Impératrice.
Denon préparait tout, composait, dessinait, sans jamais se lasser, et quoiqu'il eût parfois à combattre les étranges aberrations du maître en matière de goût. L'idéal de Napoléon en fait d'art était des plus singuliers. On en peut juger par le style de la commande suivante faite au directeur des Beaux-Arts, par l'entremise de M. le comte Daru. Elle est conservée dans la correspondance générale de Napoléon Ier.
« J'accorde 15 000 fr. pour les métiers à broder, chiffonniers, tables à écrire, tirelires et autres petits meubles à l'usage de l'Impératrice. Faites dresser un état de ces meubles et ordonnez à Denon de déterminer un modèle qui sera le même pour tous les appartements de Vlmpêiatrice. Il est commode de trouver partout les mêmes formes et les mêmes machines pour V usage habituel. »
Denon était doué d'un goût extrême pour tout ce qui touchait aux beaux-arts, et l'érudition qu'il possédait en ces matières était telle qu'il trouvait toujours dans sa mémoire des indications précieuses pour appliquer un style convenable et des détails judicieux à tous les objets d'ameublement dont on lui demandait le dessin.
Ayant été chargé un jour de diriger, à Saint-Cloud, l'agencement d'un cabinet de repos pour l'Empereur, il eut l'idée de rappeler, dans le style de la décoration et dans le dessin général de l'ameublement, le souvenir, toujours cher à l'esprit de Bonaparte, de son expédition d'Égypte.
Il fit exécuter des tentures et des dessus de meubles dont les ornements, fleurs, fruits, paysages et animaux étaient empruntés à la flore et à la faune de l'Égypte.
Ce cabinet était d'un effet merveilleux.
Denon avait aussi composé, pour son usage personnel, un ameublement de chambre à coucher qui passait pour un chef-d'œuvre.
Le lit, de forme antique, en acajou, était incrusté sur les trois faces visibles de bas-reliefs en argent. Treize figures agenouillées et levant un des bras, comme pour soutenir le lit, ornaient le devant. Le dossier, du côté de la tête, offrait une figure d'Isis placée au sommet d'un hémicycle dentelé, tandis que du côté des pieds, les angles étaient formés par des espèces d'Urœas à têtes de lions, sculptés dans l'acajou et relevés de détails en argent.
Ce lit, reposant sur un socle également en acajou, avait été construit et sculpté sur les dessins de Denon par le célèbre ébéniste Jacob Desmaller.
Les fauteuils incrustés d'argent avaient été composés d'après des dessins exécutés à Thèbes, et la table de nuit affectait la forme d'un Naos, monolithe égyptien qui servait ordinairement de piédestal.
Le catalogue de la vente Denon contient encore beaucoup d'autres objets qu'il avait fait exécuter pour son usage et auxquels les amateurs attribuaient une véritable importance artistique.
Denon, toujours docile quand il s'agissait de composer, même au rebours de ses goûts, se montrait absolument rétif lorsqu'il arrivait au maître d'exiger, comme il le faisait le 18 février 1810 par l'ordre qui suit, qu'on dépouillât les casiers ou les galeries des Musées pour embellir les résidences impériales.
« Mon intention est d'orner mon cabinet de beaux tableaux et de placer sur les tables de belles statues ou autres belles choses tirées du Muséum ou de mes autres galeries à la disposition du sieur Denon.
« Par ce moyen cette pièce sera très-décorée sans que je sois obligé de faire de nouveaux fonds.
« Il y a encore des choses précieuses au Museum, telles que statues, bustes, petits vases, etc. Donnez ordre qu'on en place sur les tables, soit dans les cabinets des Tuileries et de Trianon, soit dans les salles du Trône.
« NAPOLÉON. »
C'est alors, et toutes les fois que des ordres de cette nature lui étaient transmis, que Denon mettait en œuvre toute sa diplomatie pour temporiser, pour faire oublier et, en fin de compte, pour imaginer des expédients qui parvinssent à satisfaire l'Empereur, sans porter atteinte à ses chères collections. Il les considérait comme un dépôt sacré confié à son honneur et que nulle puissance au monde, fût-ce la volonté impériale, ne pouvait soustraire aux droits de la nation.
Napoléon commençait toujours, dans ces occasions, par se fâcher d'autant plus fort qu'il savait très-bien que Denon était dans la limite de son devoir ; mais quand il avait repris sa sérénité d'esprit, il louait tout haut les scrupules de son directeur des Musées et il ne l'en estimait que davantage.
On ne s'étonnera pas qu'arrivé au faîte où il était parvenu, et malgré l'aménité constante et le charme de ses relations, Denon eut quelques ennemis ou plutôt des envieux.
On déteste souvent les gens en place uniquement parce qu'on aspire à occuper leur position.
Mais sous ce rapport Denon était invulnérable. On ne pouvait l'accuser ni d'ignorance, ni de trahison, ni de négligence. Personne n'avait au même degré la
science encyclopédique ; son dévouement était incontestable et il s'usait à plaisir dans la multiplicité de ses travaux.
Un grand personnage, ennemi de Denon, entreprit un jour Visconti, le conservateur des Antiques, et tenta de lui insinuer adroitement le désir de le supplanter. Il faisait valoir, pour arriver à ses fins, la supériorité scientifique de Visconti en matière d'archéologie.
Celui-ci répondit simplement : « J'ai plus lu, plus étudié que Denon; mais pendant que je cherchais les choses, il allait les voir. Nous avons donc besoin l'un de l'autre pour nous compléter, et puis enfin, quand j'ai dit tout ce que je sais, ce diable d'homme devine le reste.
« C'est Denon lui-même qui m'a choisi pour le seconder. Il soigne chaque jour les intérêts de mon honneur et de ma renommée. J'aime mieux ma place avec lui que la sienne sans lui. »
Il serait difficile de décider auquel des deux hommes en cause dans cette affaire une pareille réponse fait le plus d'honneur, ou à l'honnête et loyal subordonné qui l'a faite, ou au chef juste, soigneux des intérêts de chacun, digne en tous points de sa haute position et dont l'incontestable supériorité a pu l'inspirer.
) /État est assurément bien servi et la chose publique prospère quand les affaires du pays sont en de telles mains.
Que n'en est-il toujours ainsi !
S'il avait des ennemis, Denon, par compensation, avait un grand nombre de flatteurs. Il déjeunait quelquefois en tête-à-tête avec l'Empereur, qui aimait beaucoup sa conversation variée, érudite et surtout libre et franche. Tous les intrigants et les spéculateurs qui savaient cela, faisaient leur cour à Denon dans l'intention de l'engager à parler d'eux; car ils pensaient avec raison qu'une simple mention de la bouche d'un homme comme Denon leur serait d'une utilité essentielle.
Talleyrand lui-même tenta plusieurs fois de l'intéresser à ses vues.
A ce sujet, il courut une anecdote qui amusa beaucoup Napoléon. Il n'a pas dédaigné de la consigner dans la partie de son Mémorial qu'il dicta au docteur O'Méara, et elle a été souvent répétée depuis, mais presque toujours appliquée à d'autres personnages qu'à son véritable héros.
M. de Talleyrand avait invité Denon à dîner. Il tenait beaucoup à ce que Mme de Talleyrand fût aimable pour son hôte et qu'en causant avec lui elle pût lui donner la preuve qu'elle n'ignorait pas ses principaux titres de gloire. Dans cette intention il lui remit les trois volumes in-1 2 de Y Expédition d'Égypte et 1 engagea à parcourir cette œuvre intéressante de l'illustre voyageur.
Talleyrand avait vécu longtemps avec Mme Grandt, femme nulle et sotte que l'Empereur l'avait contraint d'épouser. On faisait courir sur son manque d'esprit les quolibets les plus ridicules.
On disait entre autres choses qu'ayant un jour admiré et envié les magnifiques diamants de la princesse Dolgorouki, cette dame lui avait dit : « Demandez-en de pareils à votre mari, il ne vous les refusera pas.
— Quelle folie! répliqua Mme de Talleyrand. Vous croyez donc que j'ai épousé un pape. »
Quand on s'étonnait que ce grand homme d'esprit eût pris une femme si dépourvue de bon sens et qu'on lui demandait comment il pouvait causer avec elle, dans l'intimité, le prince de Bénevent avait coutume de répondre en souriant : « Cela me repose. »
La veille du jour où elle devait recevoir Denon, elle se rappela tout à coup la recommandation que son mari lui avait faite et se mit en devoir de lire le Voyage en Égypte. Elle crut prendre l'ouvrage qu'elle avait déposé sur un guéridon du salon, mais il se trouva que la jeune Charlotte, pupille de Talleyrand, qui épousa depuis le baron Alexandre de Talleyrand, avait oublié sur ce meuble un exemplaire de Robinson Crusoé. C'est ce livre dont Mme de Talleyrand entreprit la lecture. Le moment du dîner arrivé elle accabla Denon de compliments sur ses aventures merveilleuses, et, mue par le désir de lui dire quelque chose de particulièrement agréable, elle lui demanda, en présence d'une société nombreuse et brillante, ce qu'il avait fait de son fidèle Vendredi.
Denon ne savait d'abord que penser; mais bientôt et après quelques questions, il découvrit que la bonne dame le prenait pour Robinson en personne.
Cette bévue couvrit le prince de confusion, et, avec tout son esprit, il ne put empêcher qu'elle ne prêtât à rire à toute la ville.
Nous touchons maintenant à un point très-délicat dans la biographie de Denon. Ce fut de son vivant même une question très-débattue, de savoir si, dans sa carrière administrative, il a complétement saisi le caractère de sa mission et s'il l'a accomplie, comme son savoir profond et la largeur de ses idées lui permettaient de le faire, au bénéfice direct de l'art français et dans une voie de progrès satisfaisante .
Plusieurs critiques sincères et amis de Denon, entre autres Coupin et, plus tard, M. Delécluze, avouent qu'il a peut-être un peu trop dirigé les arts sous l'impression de la vive amitié et de la grande admiration que lui inspirait Bonaparte.
Ce reproche, adressé d'ailleurs avec une extrême réserve à l'honnête homme, au bon patriote qui en est l'objet, me paraît fondé.
Denon, cet enthousiaste des immortelles productions du grand art, en était venu, dans sa vieillesse, à circonscrire les élans du génie des peintres dans le cercle d'inspirations qu'avaient tracé les glorieux événements de la phase impériale. Il en était arrivé à ne plus concevoir le grandiose en dehors de la con-
sécration, par la peinture et la sculpture, des faits glorieux et des individualités héroïques dont ces temps furent prodigues.
Il est certainement très-légitime et très-beau d'exciter sans cesse dans les masses une admiration permanente pour les circonstances et pour les hommes qui ont élevé si haut le prestige de notre histoire. Mais a-t-on le droit de soumettre l'universalité de l'art à un système restreint, si admissible qu'il soit; d'enchaîner le génie des artistes qui exige impérieusement, pour se développer et rayonner sur une époque, l'indépendance complète de ses visées et la libre possession de lui-même? Je ne le pense pas.
Que Denon, dont l'imagination avait été fortement ébranlée par la gloire extraordinaire de son héros, eût parfois confondu cette gloire avec la grandeur même de sa patrie, qui eut trop souvent à en souffrir, cela se conçoit de la part d'un homme aussi impressionnable qu'il l'était. Mais qu'il eût fait de cette gloire l'unique et fatale inspiratrice des productions de l'esprit pendant près d'un quart de siècle, c'est un tort. Ce tort peut être cependant racheté; même aux yeux des esprits droits et rigides, par le soin indiscutable avec lequel Denon maintint néanmoins son système dans les hauteurs imposantes d'un art sévère. Je suis convaincu que l'action de Denon sur les progrès de l'École française, action pleinement justifiée par son goût, son savoir, et sa profession d'artiste, aurait eu * des résultats beaucoup plus féconds s'il s'était rappelé les leçons des vieux maîtres dont, pendant vingt-cinq ans, en Italie, il avait étudié les œuvres et disséqué les principes. Œuvres et principes démontrent que le but positif dont les arts ne doivent jamais s'écarter, c'est de poursuivre en tout la beauté sous ses apparences physiques et morales.
Pour quiconque partage ces idées, la formule de Coupin est la seule dans laquelle le génie créateur de l'artiste puisse trouver son compte : « Peu importent le peuple, les temps, les lieux qui ont vu naître l'action qu'il s'agit de reproduire, pourvu qu'elle offre les circonstances les plus heureuses au développement des belles qualités de l'art, »
Quelle que puisse être, au surplus, l'opinion que l'on se forme sur le caractère de l'administration de Denon, il est une vérité incontestable, établie par les faits, par l'estime universelle dont il était entouré, et que l'on doit proclamer hautement : c'est qu'au milieu de tant d'intérêts et d'amours-propres opposés, il sut toujours faire à chacun la part de la justice ; qu'il eut pour tous des procédés exquis et une bienveillance dont il soumit scrupuleusement les formes à la plus extrême délicatèsse de sentiment.
Il ne se contentait pas de transmettre aux artistes les commandes qu'il avait à leur faire au nom de l'Empereur, commandes qu'il faisait adresser à tous les hommes de mérite indistinctement, sans tenir compte de son opinion personnelle sur la valeur de leur talent et la légitimité de leur renommée.
Il ne manquait jamais, en outre, de les seconder de ses lumières, de ses avis et de leur communiquer tout ce qu'il pensait devoir contribuer à l'excellence de leurs travaux.
Nous empruntons aux Archives du Musée les deux lettres suivantes qui donnent une idée exacte de la manière de procéder du directeur des arts, à cet égard.
La première est une lettre officielle d'avis. Elle est rédigée selon la teneur administrative.
« Paris, le 27 mars 1807 .
« A M. Gérard, peintre.
« Un décret impérial ordonne, Monsieur, que plusieurs faits mémorables de la dernière campagne et autres événements glorieux du règne de Sa Majesté seront peints.
« L'Empereur vous a choisi pour peindre celui du général Rapp présentant a Sa Majesté les drapeaux, les canons, le prince Repnin et plus de 800 prisonnier s nobles de la garde russe.
« Le prix ,de cet ouvrage, qui doit être exécuté dans la proportion de trois mètres, trois décimètres de haut sur quatre ou cinq mètres de large, est de douze mille francs, dont la moitié sera payée sur le budget de cette année et l'autre moitié sur celui de l'année 1807.
« L'intention de Sa Majesté est, Monsieur, que ce tableau destiné à la galerie des Tuileries soit fait pour l'exposition du Salon fixée au 13 août de l'an 1808. Elle a décrété que les artistes qui, à cette époque et sans motifs plausibles, n'auraient point terminé leur ouvrage seraient considérés comme inhabiles aux travaux que le gouvernement pourrait ordonner dans la suite.
« J'espère, Monsieur, que vous me mettrez dans le cas de lui faire un rapport aussi favorable sur votre zèle à remplir ses ordres que j'ai éprouvé de satisfaction à lui faire l'éloge de vos talents. »
Voici maintenant, à la date du 2 novembre 1806, une lettre de Berlin écrite par Denon sur le même sujet, mais dont le caractère révèle tout le soin qu'il apportait à suivre les artistes sur le terrain de leurs travaux et à les seconder dans tout ce qui était de sa compétence.
« Voilà, mon cher Gérard, le portrait du général Rapp1 avec un petit trait relatif à sa taille. Je joins à cela un petit procès-verbal de ce qui le regarde pour le moment où vous avez à le peindre. J'ajouterai seulement que ses yeux sont à fleur de tête et son teint fort coloré, et qu'animé par le combat, il est en tout un ^fort beau militaire. Son costume est habit de général de la garde, c'est-à-dire avec
1. Ce portrait et le croquis qui l'accompagnait étaient de la main de Denon. Gérard les avait conservés, précieusement encadrés, dans son atelier.
les aiguillettes. Il a de plus la plaque d'un ordre de Wurtemberg. En tout mettez beaucoup de magnificence dans le costume des officiers qui entourent l'Empereur, attendu que cela fait contraste avec la simplicité qu'il affecte, ce qui le fait tout à coup distinguer parmi eux.
« Mille amitiés bien sincères,
cc DENON. »
Quand vint la chute de l'Empire, Louis XVIII trouva Denon installé au Louvre. Celui-ci parla de se démettre de ses fonctions; mais le nouveau roi l'avait connu à la cour de Louis XV et à celle de Louis XVI, il avait entretenu avec lui, à cette époque, des relations familières et affectueuses, il désira le garder et Denon resta.
En 1815 il n'en fut pas de même. Tant que sa présence fut utile au Musée, après la seconde Restauration, pour disputer aux alliés le trésor de nos collections, il garda le poste du devoir et de l'honneur. Mais quand il eut vu le Musée dépouillé malgré ses efforts, il envoya sa démission au roi et rentra dans la vie privée.
M. de Bausset rend un hommage bien précieux pour la mémoire de Denon, en rapportant la dévastation de nos musées.
« Au mépris, dit-il, des plus courageux efforts du Directeur général des musées, ces immortels trophées furent violemment enlevés du Palais des Arts. En vain M. Denon fit valoir qu'ils avaient fait partie des conditions essentielles des traités et des transactions consenties, ou donnés en remplacement d'argent, Louis XVIII n'osa pas le soutenir et le sacrifice fut consommé. »
Une lettre du duc de Wellington à lord Castlereag, en date du 23 septembre 1815, confirme par sa teneur tout officielle l'assertion de M. de Bausset.
« Sur mes observations, lit-on dans cette lettre, le prince de Talleyrand me promit une réponse (à propos des objets du Musée) pour le lendemain soir. Ne l'ayant pas reçue, je me rendis chez lui, et il me donna à entendre que le roi ne donnerait pas d'ordres à ce sujet; que je pouvais faire ce que je jugerais convenable et traiter directement avec M. Denon, directeur général des Musées.
« Le lendemain matin, j'envoyai mon aide de camp, le lieutenant-colonel Freemantle, à M. Denon. Ce fonctionnaire lui répondit qu'il ne livrerait jamais de son plein gré les tableaux de la galerie et qu'il ne pouvait que succomber sous la force. »
La force fut, en effet, employée. Un régiment de grenadiers reçut l'ordre d'envahir le Louvre et de l'occuper militairement. Le Directeur ne pouvait recommencer tout seul, à la tête de ses vingt-cinq gardiens, la guerre contre les puissances alliées; il dut se retirer devant la pointe des baïonnettes, mais il avait dignement accompli son devoir jusqu'au bout. Tous ceux qui ont connu cet homme énergique et résolu, ce courageux patriote, cet artiste enthousiaste et dévoué, seraient témoins
que s'il n'avait fallu que sa mort héroïque, au seuil du sanctuaire des arts, pour conserver intact à la France l'incomparable dépôt dont il avait la garde, Denon aurait fait volontiers le sacrifice de sa vie.
S'il fut obligé de subir la loi du vainqueur, il ne voulut pas du moins que ses fonctions survécussent à la perte de tant de chefs-d'œuvre ; et quelques instances que pût faire le roi Louis XVIII pour le conserver dans son emploi, il crut de son devoir de s'y soustraire et de retourner à ses occupations d'artiste.
Voilà donc Denon rendu à la vie paisible du monde, au culte de ses livres, de ses collections et aux pures jouissances de la pratique de l'art si longtemps délaissée.
Il avait soixante-huit ans : c'est l'âge du repos et du recueillement. Il résolut de consacrer le restant de ses jours à terminer une Histoire de VArt depuis les temps les plus reculés jusqu'au commencement du XIXe siècle.
Il avait conçu le plan et recueilli les matériaux de ce travail important durant son long et laborieux séjour en Italie. C'est même dans ce but qu'il avait entrepris et perfectionné sa collection. Pendant tout le temps qu'il la composa, jamais il ne cessa d'en rejeter certains morceaux médiocres qui seuls y représentaient un maître, aussitôt que les heureux hasards des ventes lui permettaient de les remplacer par une œuvre d'un mérite supérieur. Aussi cette collection offrait-elle une variété et une richesse peut-être unique dans les galeries particulières.
Malheureusement la mort vint frapper Denon avant qu'il pût donner à cet immense et utile ouvrage, sa forme définitive. Il n'avait pas d'enfants; ses papiers et ses notes tombèrent entre les mains de collatéraux qui ne surent pas en faire usage, et la littérature historique française a perdu certainement une production de premier ordre.
Denon avait, pendant les dix dernières années de sa vie, caressé le projet de faciliter l'exécution des planches de son livre en empruntant le secours d'une découverte récente dont il avait deviné les rares et précieuses ressources. Il reproduisit lui-même par la lithographie un grand nombre de dessins et de tableaux de sa collection. Les efforts et les recherches de MM. de Lasteyrie et Engelmann promettaient un prompt développement de cet art nouveau qui, sans avoir la majesté et le sérieux de la gravure, offre néanmoins des artifices particulièrement favorables au rendu exact des valeurs de ton de la peinture.
On sait à quel degré de perfection nos artistes contemporains, les Mouilleron, les Leroux, les Français, les Nanteuil, les Anastasi, les Vernier, etc., ont porté l'art de la lithographie dans ces dernières années; du temps de Denon il était loin d'être aussi fécond en ressources; mais on doit au concours précieux de cet illustre connaisseur et à l'influence qu'il exerçait, l'introduction rapide de la lithographie dans le domaine des estampes.
Denon fut d'ailleurs un des premiers artistes qui s'essayèrent dans le dessin sur
pierre. Pendant le séjour qu'il fit à Munich, en 1806, il y exécuta une lithographie dont la première épreuve tirée figure avec honneur à la bibliothèque royale de cette ville.
Si Denon travailla beaucoup pendant les dernières années de sa vie, on peut dire aussi qu'une bonne partie de son temps fut absorbée par la société.
Toutes les femmes de mérite qui l'ont connu vers cette époque, j'entends celles qui ont laissé des écrits sur les hommes et les choses de leur temps, lui consacrent unaniment leurs pages les plus affectueuses et les plus enthousiastes.
Vivant Denon était de la société de Mme de Genlis avec Briffaut, Millevoye, de Coriolis, de Courchamp, de Verneuil, Radet, Dussault, Crawfurd, Laborde, Carion- Nisas et tant d'autres ; il y avait à Paris peu de cercles intimes aussi attrayants que celui-là, et l'on était toujours sûr d'y rencontrer tout ce qui fait le charme d'une réunion à la mode; mais Mme de Genlis assurait cc que l'entretien de Denon, le causeur incomparable, était le moyen le plus sûr d'attirer dans un salon un cercle brillant. »
Ailleurs c'est Mme la duchesse d'Abrantès qui raconte ses excursions dans nos grands monuments publics, au bras de Denon ou de Millin : « Denon surtout, dit- elle, que des rapports d'amitié unissaient à ma famille assez étroitement; il était, dans ces expéditions, d'une complaisance que rien ne saurait égaler.
(c On connaît son esprit aimable; il le portait dans tout ce qu'il faisait. J'appris avec lui une foule de choses curieuses que certes les livres ne m'auraient jamais enseignées, et cela sans fatigue et encore plus sans ennui. Il était inépuisable, et le plaisir de l'entendre ne pouvait se lasser. Denon était en effet éminemment spirituel, à part son charmant talent. Il avait une histoire, et une histoire amusante sur chaque chose, à nous raconter. »
Lady Morgan est plus enthousiaste encore, et cela s'explique surtout par sa qualité d'étrangère qui lui faisait trouver plus surprenant encore ce caractère contrastant si complètement avec celui des hommes les plus distingués de son pays.
Elle dit de lui : « La maison de M. Denon est un de ces reposoirs classiques où le goût et le talent des nations étrangères aiment à s'arrêter. C'est la chapelle de Lorette des arts, et le grand prêtre y est souvent au-dessus des divinités aux autels desquelles il préside.
« Si la France voulait envoyer dans les pays voisins quelques échantillons avantageux de son caractère national, elle pourrait prendre Denon pour un de ses représentants.
(c Jamais on ne vit un plus bel exemple de gaieté et de sensibilité réunies ; jamais ces qualités ne surent mieux s'élever au-dessus du choc du temps et des circonstances. Oh! où peut-on chercher ailleurs cet heureux charme qui sait faire ainsi réfléchir sur le soir de la vie, les brillants rayons de son matin, qui entretient la chaleur naturelle du cœur, à travers les lustres des ans qui s'écoulent,
qui nourrit jusqu'au dernier moment la lampe de l'esprit et qui ne peut s'éteindre que par l'effet du pouvoir qui anéantit à la fois le corps périssable et la flamme céleste qui l'anime.
« Des bagatelles légères comme l'air prennent dans la bouche de Denon un intérêt puissant. Je conserve dans toute sa fraîcheur le souvenir des matinées et des soirées que j'ai passées au coin de son feu, dans cette causerie que les Français seuls savent soutenir sans fadeur ni satiété. »
Au moment même où on imprimait le passage des Mémoires de Mme de Genlis où elle a consacré un souvenir touchant des vertus et des talents de Denon, on répandit le bruit de sa mort.
L'éditeur des Mémoires ajouta la note suivante au bas de la page :
« Une mort imprévue et presque subite vient d'enlever M. Denon aux beaux- arts et à ses amis. Quoique âgé de près de 80 ans, ses traits, son attitude et la liberté de ses mouvements semblaient lui promettre encore un avenir.
« L'auteur de cette note a dîné avec M. Denon quelques jours avant sa perte et remarquait avec surprise, dans ce vieillard octogénaire, une force et une énergie que peu d'hommes de 60 ans possèdent encore.
« La pensée de sa fin ne lui était peut-être jamais venue, comme disait M. de Norvins, en parlant de lui. La variété de ses connaissances, la mobilité de son esprit, l'aptitude de son intelligence pour tout ce qui rend aimable et heureux, la profonde sensibilité dont son âme se nourrit chaque jour, tout, jusqu'au caprice de ses goûts et à son amour pour la société, tout entretenait chez lui une jeunesse dont la source était dans son esprit et dans son cœur.
« Cette jeunesse ne l'a quitté que quelques heures avant sa mort. »
Cette mort arriva le 27 avril 1825.
Il me reste maintenant à parler des collections de Denon et à énumérer ses œuvres principales.
Son cabinet fut un des plus riches qu'il ait été donné à un particulier de former et d'étendre dans des proportions exceptionnelles, et qui suffirait amplement à l'importance d'un musée public.
On ne saurait s'étonner de la profusion des trésors d'art accumulés par l'illustre savant, quand on songe que pendant plus de cinquante années de recherches et de voyages dans toutes les régions de l'Europe et jusqu'en Égypte, il n'a jamais cessé un instant d'ajouter de nouvelles richesses à celles qu'il avait précédemment acquises.
Lorsqu'à sa mort on vendit les divisions principales de son cabinet, elles remplirent trois volumineux catalogues que les curieux conservent pieusement comme un des plus précieux manuels des arts anciens et modernes.
Mme de Genlis, dans des mémoires bourrés de faits, souvent très-intéressants
quand on les débarrasse du fatras de frivolités dans lesquels ils sont noyés, n'a pas oublié de consacrer quelques pages à la galerie de Denon.
C'était là une des curiosités les plus attrayantes du Paris intime et élégant. Les gens du monde étaient friands au possible de ces sortes d'excursions, surtout lorsqu'ils étaient sûrs de trouver réunis, comme chez Denon, l'intérêt d'une collection sans pareille et l'attrait non moins engageant des explications et des commentaires que le possesseur de ces trésors prodiguait avec autant d'esprit que de bonne grâce.
« L'aimable lady Charlemont vint me prendre pour aller visiter ensemble les collections de M. Denon, dit Mme de Genlis. Son cabinet ou plutôt l'enfilade de ses cabinets est une chose extrêmement curieuse.
« Il a une admirable collection de tableaux des meilleurs maîtres, des sculptures antiques en marbre et en bronze, une grande suite de médailles et des estampes très-belles et très-rares, souvent uniques ; la plus belle réunion de vieux laques ; des curiosités de tout genre, chinoises, égyptiennes, grecques, romaines; des ouvrages inconnus de tribus sauvages et des morceaux précieux d'histoire naturelle. cc Ce qu'il y a de particulièrement remarquable dans l'ordre adopté pour le classement de toutes choses, c'est que M. Denon, suivant dans chaque contrée le progrès des arts, leur commencement, leur accroissement progressif et et] eur décadence, on embrasse d'un coup d'œil l'histoire des développements de l'esprit humain dans chaque pays et la marche de la civilisation. Il a fait la même chose pour les arts des temps modernes en Italie, en France, en Espagne, en Angleterre, en Flandre, etc. Rien n'est plus curieux, ni plus instructif.
« J'admirai surtout chez M. Denon les produits industriels des sauvages, leurs corbeilles d'un travail admirable, leurs coiffures, leurs ceintures, leurs tissus d'étoffes faites d'écorces d'arbres et de filaments de plantes diverses, avec un art et une adresse infinie. Tous leurs ustensiles de ménage, coupes et plats, sont charmants ; ils portent de petits dessins fort légers et très-jolis.
« La collection de vieux laques est unique par la finesse et la beauté des,vernis, la variété des formes et la richesse des ornements. Cette collection remplit quatre grandes armoires. »
Aujourd'hui le domaine de la curiosité s'est encore étendu.
On trouverait sans doute chez plus d'un collectionneur parisien l'équivalent des richesses recueillies par Vivant Denon. Cependant, s'il y a peut-être plus de faste dans les galeries particulières, elles ne sont pas exemptes, comme le cabinet du célèbre érudit, de ce charlatanisme d'élégance qui attribue souvent du prix aux objets de curiosité en raison de leur richesse extérieure. Le goût fondé sur une érudition infaillible y préside beaucoup moins au choix et au classement historique des productions de l'art, que le désir de forcer l'admiration par une éblouissante accumulation de trésors.
Chez Denon, rien n'avait été admis dans sa collection en dehors du but scientifique qu'il poursuivait. Tout s'y rattachait à une idée unique : celle de réunir, dans la mesure qui convient à'un particulier, les matériaux nécessaires à une histoire générale de l'art.
Celle des divisions du cabinet Denon qui attirait le moins l'attention des gens du monde admis à le visiter, était néanmoins la plus riche, la plus difficile à former et de beaucoup la plus curieuse.
C'était la division des dessins de maîtres et des eaux-fortes.
Cette partie essentielle de l'art avait fait l'objet spécial de ses recherches pendant soixante ans.
Durant cette longue et laborieuse période de sa glorieuse carrière, il avait dû à ses diverses fonctions et à la sympathie dont son caractère exceptionnel l'avait entouré, des relations abondantes et particulièrement distinguées. Tous les artistes, tous les curieux et les amateurs des différents pays qu'il avait visités avaient tenu à honneur de nouer avec lui des liens d'affection, et il s'était ainsi trouvé dans le cas de recueillir un grand nombre de pièces rares qu'on chercherait en vain à se procurer dans le commerce des estampes.
Où trouver, par exemple, les aciers d'Andrieu, 53 feuilles tirées à petit nombre pour ses amis? Les 18 eaux-fortes de Lagrenée? Les scènes familières et les animaux de Dehémant, 34 pièces fort intéressantes? Les sujets et paysages reproduits d'après Guerchin, Pynaker, Robert, etc., par le comte de Bizemont, né à Thionville en 1752, et qui était comme Denon un fanatique des grandes écoles anciennes?
Il possédait encore les introuvables suites d'eaux-fortes de Trémolière, de Vien, de Tanche, de Taraval, de Gonod, de Mlle Gérard, de Gois le sculpteur, de Bidault le paysagiste. Bergeret, l'auteur des sujets de la colonne Vendôme, encouragé par son protecteur, avait fait aussi une excursion dans le domaine de l'eau-forte ; Denon avait recueilli toutes ces tentatives intéressantes.
Le lot des amateurs n'était pas moins important.
Il avait la suite complète de l'œuvre de Mme de Pompadour, don du roi tandis qu'il était garde de son cabinet de pierres gravées. Il avait aussi toutes les suites de Lalive de July, de Watelet, de Benjamin Zix, du comte de Forbin, de la princesse Charlotte d'Autriche, de l'abbé de Saint-Non, d'Armano, de Curti, de Seroux d'Agincourt, du comte de Paroy, d'Aubourg, de Cazin, du marquis de Varrertes, et enfin, pour finir cette longue énumération, les merveilleuses vignettes de Harvey, des MM. Turner et de la belle mistress Turner.
Si quelques-unes de ces œuvres d'amateur ne peuvent entrer en parallèle avec les illustres productions des grands maîtres de la pointe et du burin, elles n'en ont pas moins, au point de vue de l'histoire de l'art, une importance extrême; car elles donnent la note exacte du goût dominant de la seconde moitié du XVIIIe siècle et du commencement du xixe.
Quant aux eaux-fortes exécutées de la main de Denon lui-même, elles dépassent le nombre de cinq cents.
Un grand nombre de ces pièces, et notamment plusieurs des sujets et des portraits réunis dans le présent ouvrage, n'ont jamais été publiées.
La plupart d'entre elles, annotées soigneusement par Denon, son t conservées dans son œuvre, à la Bibliothèque Nationale. Malheureusement les numéros d'ordre inscrits au crayon sur chaque épreuve correspondent à un catalogue manuscrit que Denon avait composé pour son usage et qu'il avait le projet de publier. Ce manuscrit n'a pu être retrouvé, non plus que la notice qui y servait de clef, et il restera sans doute impossible de placer un nom sous un grand nombre de portraits et un titre sous maints sujets qu'il serait si intéressant de connaître.
Denon faisait le croquis de toutes les personnes connues qu'il rencontrait, et tel portrait innommé de sa collection est peut-être celui de quelque personnage dont il serait fort précieux aujourd'hui de connaître ou de propager les traits.
J'ai parlé plus haut des innombrables dessins que Denon a laissés, mais à chaque page de son œuvre ou de son catalogue on retrouve les traces de nombreux essais, de nouvelles tentatives de procédés, de projets abandonnés avant d'avoir abouti à un résultat définitif. La notice explicative donnait la clef de toutes ces particularités, et l'on ne saurait trop déplorer la négligence qui a laissé égarer ces précieux commentaires, lorsque ses héritiers ont transmis son œuvre au cabinet des estampes.
Nous retrouvons dans le catalogue de son cabinet l'indication de dix-huit sujets qu'il avait tirés du roman du Moine de Lewis qui fit tant de bruit à son apparition ; mais les planches en ont disparu.
Ainsi, en toute chose et presque au terme de sa carrière, Denon ne cessait de suivre le mouvement des idées de son temps et il se passionnait pour le nouveau comme un jeune homme. Son caractère, son cœur, son esprit étaient exclusivement faits de jeunesse et d'enthousiasme.
Nous avons dit que Denon s'était préoccupé, dès l'origine, des ressources que la lithographie pouvait offrir aux artistes, au point de vue de la reproduction des œuvres des maîtres. Après de nombreux essais il en était arrivé à prendre une décision importante. Il résolut d'employer la lithographie, concurremment avec l'eau- forte, pour illustrer sa fameuse histoire générale des Beaux-Arts qui n'a jamais vu le jour.
Dès sa retraite de la direction des musées, il se mit à l'œuvre et il lithographia avec une ardeur toute juvénile les pièces principales de sa collection.
Voici le relevé exact des planches qu'il avait terminées lorsque la mort interrompit son travail et priva la postérité d'un ouvrage dont le talent et le savoir de l'auteur nous garantissaient l'importance et l'utilité.
TITRE
1
DES 271 PIÈCES LITHOGRAPHIQUES
à 1 EXÉCUTÉES PAR VIVANT DENON.
CATALOGUE
DES LITHOGRAPHIES EXÉCUTÉES PAR VIVANT DENON D'APRÈS LES PRINCIPAUX TABLEAUX DE SA GALERIE.
F. ALBANO. Le Temps enlevant la Vérité.
ANTON. DE MESSINE. L'Antiquaire.
BARROCHE. Descente de croix.
J. BELIN. Sainte-Famille.
BERNIN. La Vierge recueillant le sang du Christ. BONIFAZZlO. La Visitation.'
COELLO SANCHEZ. Le Miracle de l'eau.
CRESPI. La Nativité.
Dosso. La Vierge sur les nuages.
FRA BARTHOLOMEO. Présentation au Temple.
T. GADDI. La Vierge et saint Jean au pied de la croix. GIOTTO. Saint Paul.
— Saint Marc.
MASACCIO. Portrait de femme, profil.
MURILLO. Saint Augustin en extase.
— Rencontre à Nanterre de saint Germain et de Geneviève.
PARMESAN. Son portrait.
PROCACCINI. Amours forgeant des traits.
SCHIDONE. La Vierge et Jésus embrassant saint Jean.
— Enfant portant un livre.
VELASQUEZ. Groupe de portraits figurant la Sainte-Famille.
ÉCOLES FLAMANDES.
BACKUlSEN. Pêcheur sur une plage.
J. BOTH. Paysage.
J. BREUGHEL. Un pont près d'un monastère.
P. BREUGHEL. Noce de village.
A. CUYP. Paysage, effet d'été.
H. VAN EYCK. Baptême d'Antoine de Bourgogne.
HACQUERT. Paysage marécageux.
P. DE LAAR. Repos de chasseurs.
VAN DER MEULEN. Combat de cavalerie.
MOLNAERT. , Paysage de Hollande.
VAN DER NEER. Paysage, clair de lune.
RUBENS. Le martyre des Machabées.
RUYSDAEL. La fin d'un beau jour. (Ce paysage était le tableau de prédilection de Denon.)
TENIERS LE JEUNE. Un pâtre gardant une vache et des moutons.
— Le presbytère.
— Portrait d'homme.
VAN DER VELDE. Une marine.
VERBECQ. Un conducteur de chevaux.
ÉCOLE FRANÇAISE. 1
BOUCHER. Sainte-Famille.
— Molière.
LE BRUN. Descente de croix.
J. COUSIN. Scène du Jugement dernier.
M. DROLLING. La lecture de la lettre.
HALLE. Sainte-Famille.
LE MOINE. L'Amour perçant le cœur d'une jeune femme.
LENAIN. La bonne mère.
PRUD'HON. Quatre figures allégoriques : Minerve, Euterpe, Vénus et Pandore. RAOUX. La leçon de chant.
CATALOGUE
DES LITHOGRAPHIES EXÉCUTÉES PAR DENON D'APRÈS DES DESSINS DE SON CABINET.
ÉCOLES D'ITALIE.
AND. DEL SARTO. Noé plantant la vigne.
B. BANDINELLK L'entrée dans l'Arche.
BECCAFUMI. Sacrifice d'Abraham.
CANTA GALLINA. Sujet de chasse.
DANIEL DE VOLTERRE. Croquis de la Descente de croix de la Trinité-du-Mont.
FRA BARTHOLOMEO. La Vierge présentant Jésus à saint Jean.
LÉONARD DE VINCI. Une petite tête.
LÉONARD DE VINCI. Trois caricatures.
— Études de chevaux.
— Ouvriers tournant un cabestan. MICHEL-ANGE. Une Sibylle.
PIETRE DE CORTONNE. Le char de Tullie.
VASARI. La manne dans le désert. BARROCIIE. Descente de croix.
— " Apparition de la Vierge à un religieux.
— Tête de moine.
— Feuille d'études.
BONACCORSI. La Vierge et les bergers. FRANCO. Prédication.
— Le Saint-Esprit descend sur les apôtres.
— Pénélope.
— Un sacrifice.
GAROFOLO. Concert d'anges autour de la Vierge. JULES ROMAIN. Combat d'animaux.
ÉCOLE DE J. ROMAIN. Triomphe de Bacchus.
— Évêque couronné par un ange.
PÉRUGIN. Saint Jérôme.
POLIDORO. Un vase.
— Adoration des rois. RAPHAEL. Descente de croix.
— Fragment de l'Incendie du bourg.
— Entrée des Médicis à Florence. T. ZUCCARO. Allégorie.
— François Ier, Charles-Quint et Paul III.
— Portrait de Paul III.
— Adoration des bergers. CANALETTI. Ruines d'un palais.
— Vue de Venise.
— Un canal à Venise.
— Paysage.
— Groupe de figures.
FARINATI. Descente de croix.
GIORGION. Une prédication.
GUARDI. Le Bucentaure.
PALMA. Descente de croix.
P. VÉRONÈSE. 1 La Vierge et l'Enfant Jésus.
— Saints adorant la Vierge. PORDENONE. Saint Christophe.
SCHIAVONE. La Femme adultère.
— Descente de croix.
TIEPOLO. La leçon d'anatomie. TINTORET. La Cène.
— Devant d'autel.
TITIEN. Saint Hubert.
ABBATI. Groupe de figures.
ABBATI. Funérailles d'un roi.
ANT. CAMPI. Captifs.
BERN. CAMPI. Sainte Cécile et sainte Catherine.
GIULIO CAMPI. Sainte-Famille.
MANTEGNA. Jésus et deux saints.
PARMESAN. Enlèvement de Moïse.
— Présentation au Temple.
— La Vierge, Jésus et saint Jean.
— Le petit Jésus embrassant saint Jean.
— Jésus et saint Jean.
— Fuite de la Sainte-Famille.
— La Piscine.
— Ensevelissement du Christ.
— Saint Jean dans le désert.
— Culte rendu à Jupiter.
— Défi d'Apollon et de Marsyas.
— - Sainte-Famille.
— Femme portant un vase.
— Une Apparition.
— Feuille d'études.
— Groupe de vieillards.
— Groupe de femmes et de vieillards.
— Vieillards, femmes et satyres. (Ces trois dernières planches' et celle qui représente une femme portant un vase ont aussi été gravées par Denon à l'eau-forte.) BAGNACAVALLO. Saint Pierre et saint Paul.
BIBIENA. Architecture.
LUD. CARRACHE. Cérémonie religieuse.
— Célébration de la messe.
— La Vierge et l'Enfant Jésus.
— Jésus-Christ et saint Pierre.
— Sainte Catherine couronnée par la Vierge.
— Rencontre d'Éliézer et de Rébecca.
CIGNANI. Enlèvement d'Europe.
CRETTI. Une prédication.
GENNARI. Adoration des Mages.
— Saint Jean dans le désert.
— La Vierge et sainte Thérèse.
— La Vierge apparaît à saint François et à deux franciscains.
GUERCHIN. Guerriers prenant la croix.
— Un sacrifice.
— La leçon de musique.
— Une laitière.
— .. Deux guerriers.
GUIDO RENI. La Vierge montant au ciel.
— La Vierge présente son fils à saint Pierre et à sainte Cécile.
MASTELLATA. Abraham recevant les anges.
MAURO TESSI. Intérieur d'un tombeau.
— Composition, sujet inconnu.
MOLA. Saint Jean prêchant dans le désert.
PESARÈSE. Accouchement de la Vierge.
— Même sujet.
— Même sujet.
CALABRÈSE. Feuille d'études CASTIGLIONE. Entrée dans l'Arche. / • ESPAGNOLET. Sainte Marie Égyptienne. ; ÉCOLE FLORENTINE. Figures de Prophètes et pendentifs.. TAFFI. Le Christ et la Vierge.
BEL. CORRENZO. Assomption de la Vierge.
— Ensevelissement du Christ. LANFRANC. Docteurs discutant. '
BISCAÏNO. La Crêche.
C. MARATTE. La Vierge et l'Enfant Jésus., RAPH. DEL GARBO. Figure de femme.
DA UDINE. Arabesques.
Ricci. Une mère tenant son enfant. SQUARSIONE. Une femme turque.
BASSAN. La Vierge et l'Enfant Jésus.
— Vénus endormie.
MUZZIANO. Sujet de la Bible.
JAC. DE JOÈRE. Architecture.
PROCACCINI. Saint François.
— Tête d'étude.
MÊME ÉCOLE. Marche triomphale.
— Saint à genoux. , ^ GHIROLFI. Sujet inconnu.
MAZZUOLI. Deux saints en adoration devant la Vierge. ÉCOLE DU GUIDE. Malades dans un hôpital.
ÉCOLES FLAMANDES ET ALLEMANDES. -
J. BREUGIIEL. Paysage montagneux.
P. BREUGIIEL. Portrait de P. Hoeck.
BRIL. Vue d'Italie.
— Paysage.
CALVAERT. Adoration des Bergers.
— Pèlerins à genoux.
DE CRAYER. Saints entourant le trône de la Vierge AL. DURER. La Vierge sur son trône.
— Étude de jeune fille.
— Paysage tourmenté
— Tête de femme.
— Chien lévrier.
— Chien barbet.
HEMSKERK. Sujet allégorique. e' JORDAENS. Les Vendeurs chassés du Temple '.. LUCAS DE LEYDE. La Vierge et l'Enfant Jésus.
LUYKEN. La huitième plaie d'Égypte. METZU. Intérieur de forge. OSTADE. Chambre rustique.
— Fête de village.
PENTZ. Saint Christophe.
P. POTTER. Vaches dans un paysage. RADEMACKER. Paysage..
REMBRANDT. Payement de l'impôt.
— La mère de l'auteur.
— Une tabagie.
— Lion au repos.
ROTHENHAMER. Assomption de la Vierge. TENIERS LE JEUNE. Un soldat.
— Feuille de croquis.
DE Vos. Vierge sur son trône. SWART. Un moine.
ALTORFERT. Personnages dans une Architecture. VAN DER VELDE. Paysage et marine.
BAUR. Marine.
FLAMEN. Paysage.
MOUCHERON. Paysage.
OTTO MARSENS. Paysage et animaux. WENIX. Un cerf.
J. REYNOLD. Une jeune mère.
ÉCOLE FRANÇAISE.
BOISSIEUX. Cinq buveurs.
— Tête de vieillard.
A. BOSSE. Une conversation. BIANCONI. Feuille de caricatures. LE BRUN. Décoration d'un bassin. BOURGUIGNON. Combat de cavalerie.
— Choc de cavalerie.
— Étude de chevaux.
CALLOT. Secours aux blessés.
— La Promenade.
J. COUSIN. ■> Feuille de sujetsbibliques. COYPEL. Adrienne Lecouvreur. DUFRENOY. Bacchanale.
LA FAGE. * La Mort d'Abel. FRAGONARD. Un Turc assis.
— Sainte-Famille.
CL. GELÉE. TTn Temple antique.
— Les Pêcheurs.
— Paysage.
L. DE LA HIRE. Un Ermite dans une solitude.' '
— Le Crucifiement.
DE LALLNE. La Tentation de saintIAntoine.
LE SUEUR. Apprêts d'un Martyre.
— » Le Crucifiement. '
— Une Procession.
LOIR. Le Repos de la Sainte-Famille.
— Moïse sauvé des eaux.
LEMOINE. Esquisse du plafond d'Hercule.
DU MOUSTIER. Le cardinal d'Amboise.
LE PAUTRE. Énée portant Anchise.
POUSSIN. Adoration des Rois.
— Eliézer et Rébecca.
— Apollon chez Admète.
— Moïse foulant aux pieds la couronne de Pharaon.
— Trois croquis pour un Jugement de Salomon.
— Mariage de la Vierge.
— Apparition de la Vierge à des moines.
— Groupe de nymphes.
— Paysage.
P. PUGET. Une marine.
H. ROBERT. Réunion dans une salle.
SUBLEYRAS. Deux jeunes filles tricottant.
WATTEAU. Joueur de guitare.
— Deux Arlequins.
VERDIER. La Visitation.
NATOIRE. Moïse au Sinaï.
THÉOLON. Jeune fille dans une chambre.
Ces deux cent soixante et onze lithographies n'ont fourni que des épreuves d'essai et sont devenues, par conséquen -t, d'une extrême rareté. On trouve plus facilement les vingt-cinq ou trente feuilles de portraits que Denon a lithographiés d'après plusieurs personnes de sa société, dans les dernières années de sa vie.
Les œuvres littéraires de Vivant Denon, sauf Point de lendemain et les trois éditions du Voyage en Egypte, ne sont guère connues que des bibliographes qui ont pris la peine de lire les avertissements et les notes dans lesquelles on lui restitue la propriété de ceux de ses ouvrages qui ont été englobés dans des publica- ions portant un autre nom d'auteur que le sien.
De ce nombre sont :
Le voyage pittoresque et Naples et en Sicile publié par l'abbé de Saint-Non.
Paris, 1781-85. 5 vol. in-fol.
Le voyage en Sicile, seul, a paru à part sous le nom de Denon. Paris, Didot l'aîné,
1788, in-8°.
Le voyage. de Henri Swinburne dans les Deux-Siciles. Paris, Didot, 1785, 5 vol. in-8° .
Toute la partie de la Sicile est de Denon, ainsi que le Voyage de Bayonne a Marseille, publié à la fin du 5e volume. '
Discours sur les monuments d'antiquité arrivés d'Italie, recueilli dans le Magasin Encyclopédique, 9" année, tome 4.
Notice sur les tableaux nouvellement exposés ait Musée. Paris, 1804, in-8°. Enfin, Y Originale e il Ritratto, double biographie de Mme Le Brun-Vigée et de Mme Albrizzi, ouvrage écrit en italien. Bassano, 1792, gr. in-8° avec les portraits gravés à l'eau-forte, de ces deux dames.
Il reste maintenant à indiquer, pour compléter les renseignements que rious avons pu recueillir sur Vivant Denon, les principaux portraits qui ont été faits de lui par quelques artistes, ses amis.
Le plus important de tous par la dimension de la toile et la dignité de la composition est celui de Pierre Guérin. C'est, si l'on peut dire ainsi, la reproduction historique des traits et de l'attitude de cet homme si justement apprécié et estimé.
Son buste, sculpté en marbre par Chaudet, a été placé dans le salon des hommes illustres de Bourgogne, au Musée de Dijon.
Greuze a peint Denon en buste, tenant et examinant une médaille antique. Noel Hallé a peint Denon au pastel fixé. Il est représenté de trois quarts et dans sa première jeunesse.
Robert Lefèvre l'a peint assis dans son cabinet et se disposant à feuilleter l'oeuvre du Poussin.
Lafond l'a représenté en Égypte, debout près d'une ruine et entouré d'habitants du pays qui examinent avec curiosité son portefeuille. Des enfants s'approchent de lui et lui présentent des antiquités. Son cheval se trouve au fond sous une sorte d'auvent. - .
Ce portrait offre une véritable composition historique.
Roehn a fait également dans le style épisodique le portrait de Denon en Espagne, faisant replacer dans leur tombeau les restes du Cid et de Chimène. Il est accompagné de son ami M. Zix et d'un personnage espagnol. La scène se passe dans une chapelle gothique.
Un artiste dont le nom est inconnu a,représenté Denon en Égypte, tandis qu'on lui présente une momie.
Mlle Harwêy ,:].'a peint en buste, tête de trois quarts et ajusté d'un manteau. On cite encôre de lui un joli crayon par mistress Turner. C'est le croquis qui a servi à la gravure exécutée avec une extrême finesse par cette dame.
Enfin le catalogue de son cabinet signale un joli profil en cire rouge modelé sans doute par Posch, .....
ALBERT DE ..^-.FÏZRLIÈRE.
OEUVRE ORIGINALE
DE
VIVANT DENON
Première Série.
ESTAMPES D'APRÈS LES TABLEAUX DE DIFFÉRENTS MAITRES.
(18 PIÈCES.)
1. Femmes jouant aux échecs, d'après le tableau de Sophonisba Angusciola, illustre peintre du seizième siècle.
2. Petite Crèche, d'après un tableau du Bassan.
3. Fragment de tableau, d'après Breughel.
4. Un homme qui souffle un charbon, d'après Giulio Clovio.
5. Le mariage mystique de sainte Catherine, d'après le tableau du Corrège.
6. Le Repos en Égypte, connu aussi sous le nom de la Vierge aux lapins, d'après un tableau du même.
7. Une tête d'ange, d'après le même.
8. Une autre tête d'ange, d'après le même.
9. Buste d'enfant qui lit, par le même.
10. Buste d'enfant tenant un chat, d'après le même.
11. Cinq têtes, d'après Garofalo.
12. Buste de jeune garçon, d'après un tableau de Greuse.
13. Buste de jeune fille, d'après le même.
14. Philosophe lisant, d'après un tableau de Metzu.
15. Buste d'homme qui fume, d'après Van Ostade.
16. Un ange jouant du luth, d'après le Rosso.
17. Fumeurs autour d'une table, d'après D. Teniers.
18. Une tête d'ange, d'après le Guerchin.
OEUVRE ORIGINALE
D E
VIVANT DENON
Deuxième Série.
ESTAMPES D'APRÈS LES DESSINS DE DIFFÉRENTS MAITRES.
(56 PIÈCES.)
19. Vierge assise tenant l'Enfant Jésus, d'après le dessin de N. dell'Abate.
20. Des assassins, d'après le dessin de J. Callot.
21. Saint François, d'après un dessin d'Annibal Carrache, fragment du tableau qu'il a peint pour l'église Saint-Grégoire de Rome.
22. Femme et enfants autour d'une table, d'après un dessin de Mlle Constance Coltellini.
23. Groupe de quatre têtes, d'après la même.
.24. Famille de mendiants, d'après Fragonard.
HISTOIRE DE DON QUICHOTTE, HUIT SUJETS D'APRÈS FRAGONARD.
25. Le 1 er représente Don Quichotte se livrant à la lecture des livres de chevalerie.
26. Le 2e Don Quichotte armé chevalier par l'hôtelier et deux filles de joie.
27. Le 3e Sancho Pan ça habillé par sa femme et sa servante.
28. Le 4e Don Quichotte et Sancho après la grande bataille des moutons.
29. Le 5e Combat de Don Quichotte avec le Biscayen, après l'aventure des moulins à vent.
30. Le 6e Triste situation de Don Quichotte et de Sancho, maltraités par les galériens après qu'ils les eurent délivrés.
31. Le 76 Don Quichotte pardonnant à Sancho ses doutes sur la réalité du terrible combat livré à des outres de vin.
32. Le se Don Quichotte porté chez lui, moulu de coups, à la suite de son aventure avec les Pénitents blancs.
33. Jésus au'milieu des docteurs, d'après le dessin de Francesco Barbieri, dit le Guerchin.
34. Joseph et la femme de Putiphar, d'après lé même.
35. Constantin recevant l'étendard de la foi, d'après le même.
36. Le cuisinier, d'après le même.
37. Femme tenant un enfant, d'après le même. ;;
38. Femme au bain, d'après le même.
39. Tête de vieillard à barbe, d'après le même.
40. Épicier levantin, d'après le même.
41. Vieillard tenant deux enfants, d'après le même.
42. Buste de jeune homme à moustache, d'après le même. C'est le portrait du Guerchin.
43. Buste de femme portant une corbeille dans laquelle est une marmite, d'après le même.
44. Buste d'un jeune homme, les yeux baissés, d'après le même.
45. Mariage mystique de sainte Catherine, d'après Francesco Mazzuoli, dit le Parmesan.
46. Femme portant un vase sur la tête, d'après le même.
47. Le Génie du feu, d'après le même.
48. Deux figures assises, d'après le même.
49. Groupe de têtes diverses, dont une cornue, d'après le dessin du même.
50. Groupe de têtes de vieillards, d'après un dessin du même.
51. Figure debout qui écrit, d'après le même. f 52. École de jeunes filles, d'après le même.
53. Un homme et une femme, tenant un enfant dans un berceau, d'après le même. 54. Énée et Anchise, d'après le même.
55. Adam, Ève et Moïse, d'après le même.
56. Un lion rongeant un os, d'après un dessin de Rembrandt van Bhyn.
57. Une femme et un enfant à cheval, d'après le dessin du Titien.
Cette eau-forte a été exécutée par Denon ainsi que la suivante en fac-simile de gravure sur bois,
58. Figures près d'un pont rompu, d'après le même.
59. Cérémonie religieuse, d'après une composition du Parmesan, dessinée à la plume et lavée au bistre.
60. Fragment de figure, d'après le Parmesan.
61. Scène d'intérieur flamand, d'après Terbourg.
Une jeune femme qui tient un éventail à la main paraît chercher à se justifier aux yeux d'une amie.
62. Buste de jeune homme coiffé d'un chapeau, d'après un dessin du Guerchin.
63. Études de mendiants, d'après Mlle Constance Coltellini.
64. Vue de Vaprio dans le Milanais, d'après le dessin original de l'auteur.
65. Vue d'Arona sur le lac Majeur, d'après un dessin original de l'auteur.
66. Le Colosse de saint Charles Borromée, d'après le dessin original de l'auteur. 67. Petit paysage, id.
68. Paysage à la date du 16 floréal an vi, id.
Ce paysage fut dessiné par Denon le jour même de son embarquement pour l'Egypte.
69. Paysage d'après un dessin de Claude Lorrain.
70. Paysage avec des joueurs de quilles, d'après un tableau de David Teniers le jeune.
71. Autre paysage, d'après Teniers.
72. Marine, d'après un dessin de Volaire.
73. Paysage, effet de pluie : des chevaux paissent au pied d'un bouquet d'arbres,
d'après le dessin original de V. Denon.
74. Vue à vol d'oiseau de la route de Vienne à Paris.
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OEUVRE ORIGINALE
DE
VIVANT DENON
Troisième Série.
SUJETS DE L'INVENTION DE DENON.
(38 PIÈCES.)
75. Le Philosophe apportant la lumière chez l'Ignorance.
Cette gravure n'est pas de Denon. Elle a été faite d'après un beau dessin de lui par son ami G. Suntach, graveur habile et fils d'Ant. Suntach le fameux marchand d'estampes de Bassano.
76. Le gourmand en enfer.
77. Un songe amoureux.
78. Une femme faisant le portrait d'une autre femme.
La femme peinte est faite d'après Mme Lebrun-Vigée.
79. Pénélope défaisant la nuit l'ouvrage du jour.
80. Deux femmes assises dans un paysage.
81. Centenaire napolitain.
Ce dessin est exécuté dans le goût du Parmesan.
82. Sujet allégorique composé par Denon, pour le Procurateur Emo.
83. Précepio ou crèche napolitaine.
84. Femme assise cousant près d'une fenêtre.
85. Deux figures assises.
Cette pièce et les deux suivantes représentent quelques-unes des attitudes expressives de Mme Hamilton.
86. Agar dans le Désert.
87. L'innocence.
88. Danse pastorale.
Ce beau dessin est composé dans le goût du Guerchin.
4
89. L'Amour au désespoir.
90. Femme à demi couchée tenant un enfant.
91. Femme tenant un enfant enveloppé dans son voile.
Cette composition ainsi que la précédente est une reproduction des attitudes de Mme Hamilton.
92. Femme portant un enfant qui tient un fusil.
93. Femme assise sur une chaise.
C'est le portrait d'une charmante artiste de Naples, Mlle Constance Coltellini, dont le buste figure au n° 214 de la série des portraits de particuliers.
94. Femme querellant une jeune fille qui tricote.
95. Femme debout, les mains croisées sur le ventre.
96. Petit matelot tenant une pipe de la main gauche.
C'est le même personnage qui figure aux portraits de particuliers sous le titre de : Patron de barque malaise.
97. Deux Maroquins.
98. Trois petits costumes napolitains.
Ils sont exécutés dans le genre de La Belle.
99. Tête de Bacchante.
100. Tête d'enfant qui dort.
101. Autre tête d'enfant qui dort.
Ces deux pièces, d'une remarquable finesse d'expression et d'une grande délicatesse d'exécution, sont inspirées par l'étude que Denon avait faite des œuvres du Corrège. (Voir les n0s 5, 6 7 et 8 de la collection.)
102. Pasticcio dans le goût de Bassan.
103. Une Sainte Famille.
104. Un goitreux de Savoie.
105. Autre goîtreux du même pays.
106. Fileuses.
107. Un sujet de Molière (acte II, scène 10 de l'Étourdi).
108. Une scène de Pourceaugnac.
109. Croquis divers dans le goût de Callot et de La Belle.
110. Deux petits mendiants.
Cette pièce est une réduction de la grande gravure qui se trouve dans l'œuvre de Denon à la Bibliothèque nationale.
111. Le cuisinier de l'ambassade de France à Naples.
112. Le vieux professeur.
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OEUVRE ORIGINALE
DE
VIVANT DENON
Quatrième Série.
PORTRAITS DE PEINTRES
(49 PIÈCES, EN COMPTANT LE FRONTISPICE ET LES 2 DOUBLES DE FRANCESCO BASSANO ET LÉONARD DE VINCI.)
Les 46 portraits de peintres qui composent cette intéressante série ont été gravés sur les dessins très-étudiés et très-finis que Denon avait faits d'après les tableaux originaux de la galerie de Florence.
113. Frontispice.
114. Albani (Francesco), dit l'Albane.
115. Andrea Vanucchi, dit del Sarto.
116. Barbieri (Francesco), dit le Guerchin.
117. Baroccio (Federigo).
118. Bassano (Jacopo da Ponte, dit le).
119. Bassano (Francesco).
120. Bassano (Francesco). Répétition du portrait précédent exécuté avec quelques changements et en manière noire.
121. Bassano (Leandro).
122. Bonito (Giuseppe), peintre napolitain, contemporain de Denon.
123. Brun (Mme Vigée Le).
124. Caliari (Paolo), dit Paul Véronèse.
125. Carracci (Ludovico). Louis était l'oncle et le maître des deux suivants. 126. Carracci (Agostino).
. 127. Carracci (Annibale).
128. Carriera (Rosalba).
129. Cortona (Pietro Berrettini da).
130. Crespi (Danielo).
131. Dolci (Carlo ou Carlino).
132. Durer (Albrecht).
133. Farinati (Paolo degli Uberti, dit le).
134. Garofolo (Benvenuto Tisio da).
135. Giordano (Lucca). - - 136. Giulio Pippi, dit Jules Romain.
137. Lairesse (Gérard de).
138. Lionardo da Vinci.
139. Autre portrait du même.
140. Lomazzo (Paolo).
141. Mantegni (Andrea).
142. Masaccio da San Giovani.
143. Mazzuoli (Francesco), dit il Parmegiano.
144. Mazzuoli (Girolamo).
145. Michel Angiolo Amerighi da Caravaggio.
146. Michel Angiolo, Buonarotti.
147. Palladio (Andréa).
148. Pordenone (Gio Antonio Licino da).
149. Raffaelo Sanzio d'Urbino.
150. Raimondi (Marco-Antonio).
151. Ramberg (Henri), ami et contemporain de Denon. 152. Rembrandt van Rhyn.
153. Reni (Guido).
154. Rosa (Salvatore).
155. Rubens (Pierre-Paul).
156. Schiavone (Andrea).
157. Tintoretto (Jacoppo Robusti, dit il).
158. Tiziano Vecellio da Cadore.
159. Velasquez (don Diego).
160. Vouet (Simon).
161. Zampierri (Donlenico), dit le DOlniniquin.
RITRATTI
- DEI PIÙ CELEBRI PITTORI
dipinti da loro stessi.
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