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Notice complète:

Titre : Les soirées de Médan / par Emile Zola, Guy de Maupassant, J.- K. Huysmans ...[et al.]

Auteur : Zola, Émile (1840-1902). Auteur du texte

Auteur : Maupassant, Guy de (1850-1893). Auteur du texte

Auteur : Huysmans, Joris-Karl (1848-1907). Auteur du texte

Auteur : Céard, Henry (1851-1924). Auteur du texte

Auteur : Hennique, Léon (1851-1935). Auteur du texte

Auteur : Alexis, Paul (1847-1901). Auteur du texte

Éditeur : Charpentier (Paris)

Date d'édition : 1880

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb42343113f

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (295 p.) ; 19 cm

Format : Nombre total de vues : 306

Description : Comprend : L'attaque du moulin ; Boule de suif ; Sac au dos ; La saignée ; L'affaire du grand 7 ; Après la bataille

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k810287

Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, 8-Y2-3808

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 15/10/2007

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¡ Extrait du Catalogne de là BIBLIOTHEQUE-CHAR F ENTIER 13, RUS D| ORKSKLLE-SAINT-OEJlllAir;, PARIS

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LÉON HENNIQUE

LA DÉVOUÉE

Troisième édition

J.-K. HITYSMANS

LES SŒURS VATARD i1'

Cinquième édition i

Paul ALEXIS

LA FIN MMCIE PELLEGRIN

Deuxième édition

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'i Les nouvelles qui suivent ont été publiées, les Il' ¡ unes en France, les autres à l'étranger. Elles nous

ont paru procéder d'une idée unique, avoir une

même philosophie nous les réunissons.

Nous nous attendons à toutes les attaques, à la

mauvaise foi et à l'ignorance dont la critique cou-

rante nous a déjà donné tant de preuves. Notre

seul souci a été d'affirmer publiquement nos v 'ri-

table's amitiés et, en même temps, nos tendances

littéraires,

il

Médari 1er mars 1880.



L'ATTAQUE DU MOULIN

PAR

EMILE ZOLA



I L'ATTAQUE DU MOULIN

i

Le moulin du père Merlier, par cette beile soirée d'été, était en grande fête. Dans la cour, on avait mis trois tables, placées bout à bout, et qui attendaient les convives. Tout le pays savait qu'on devait fiancer, I ce jour-là, la fille Merlier, Françoise, avec Dominique, I un garçon qu'on accusait de fainéantise, mai que les j femmes, à trois lieues à la ronde, regardaient avec des yeux luisants, tant il avait bon air.

Ce moulin du père Merlier était une vraie gaieté. II se trouvait juste au milieu de Rocreuse, à l'endroit où la grand'route fait un coude. Le village n'a qu'une rue, deux files de masures, une file à chaque bord de la route; mais là, au coude, des prés s'élargissent, de grands arbres, qui suivent le cours de la Morelle couvrent le fond de la vallée d'ombrages magnifiques. Il n'y a pas, dans toute la Lorraine, un coin de nature plus adorable. A droite et à gauche, des bois épais, des futaies séculaires montent des pentes douces, emplissent l'horizon d'une mer de verdure; tandis qne.


4 LES SOIRÉES DE MÉDAN. vers le midi, la plaine s'étend, d'une fertilité r

vers le midi, la plaine s'étend, d'une fertilité merveilleuse, déroulant à l'infini des pièces de terre coupées <Ie haies vives. Mais ce qui fait surtout le charme de Rocreuse, c'est la fraîcheur de ce trou de verdure, aux journées les plus chaudes de juillet et d'août. La Morelle descend des bois de Gagny, et il semble qu'elle prenne le froid des feuillages sous lesquels elle coule pendant des lieues; elle apporte les bruits murmurants, l'ombre glacée et recueillie des forêts. Et elle n'est point la seule frai(heur toutes sortes d'eaux courantes chantent sous les bois; à chaque pas, des sources jaillissent; on sent, lorsqu'on suit les étroits sentiers, comme des lacs souterrains qui percent sous la mousse et profitent des moindres fentes, au pied des arbres, entre les roches, pour s'épancher en fontaines cristallines. Les voix chuchotantes de ces ruisseaux s'élèvent si nombreuses et si hautes, qu'elles couvrent le chant des bouvreuils. On se croirait dans quelque parc enchanté, avec des cascades tombant de toutes parts.

En bas, les prairies sont trempées. Des marronniers gigantesques font des ombres noires. Au bord des prés, de longs rideaux de peupliers alignent leuis tentures bruissantes. Il y a deux avenues d'énormes platanes qui montent, à travers champs, vers l'ancien château de Gagny, aujourd'hui en ruines. Dans cette terre continuellement arrosée, les herbes grandissent démesurément. C'est comme un fond de parterre entre les deux coteaux boisés, mais de parterre naturel, dont les prairies sont les pelouses, et dont les arbres géants dessinent les colossales corbeilles. Quand le scleil, à midi, tombe d'aplomb, les ombres bleuissent, les herbes allumées dorment dans la


I UUC 1.

f chaleur, tandis qu'un frisson glacé passe sous les feuillages.

Et c'était là que le moulin du père Merlier égayait de son tic-tac un coin de verdures folles. La bâtisse, faite de plâtre et de planches, semblait vieille comme le monde. Elle trempait à moitié dans la Morelle, qui arrondit à cet endroit un clair bassin. Une écluse était ménagée, la chute toml it de quelques mètres sur la roue du moulin, qui craquait en tournant, avec la toux asthmatique d'une fidèle servante vieillie (Jhns la maison. Quand on conseillait au père Merlier de la changer, il hochait la tête en disant qu'une jeune roue serait plus paresseuse et ne connaîtrait pas si bien le travail; et il raccommodait l'ancienne avec tout ce qui lui tombait sous la main, des douves de tonneau, des ferrures rouillées, du zinc, du plomb. La roue en paraissait plus gaie, avec, son profil devenu étrange, toute empanachée d'herbes et de mousses. Lorsque l'eau la battait de son flot d'argent, elle se couvrait de perles, on voyait passer son étrange carcasse sous une parure éclatante de colliers de nacre. La partie du moulin qui trempait ainsi dans la Morelle, avait l'air d'une arche barbare, échouée là. Une bonne moitié du logis était bâtie sur des pieux. L'eau entrait sous le plancher, il y avait des trous, bien conhus dans pays pour les anguilles et les écrevisses énormes qu'on y prenait. En dessous de la chute, le <̃ bassin était limpide comme un miroir, et lorsque la roue ne le troublait pas de son écume, on apercevait des bandes de gros poissons qui nageaient avec des lenteurs d'escadre. Un escalier rompu descendait à la rivière, près d'un pieu où était amarrée une barque. Une galerie de bois passait au-dessus de la roue. Des ̃I.


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fenêtres s'ouvraient, percées irrégulièrement. C'était un pêle-mêle d'encoignures, de petites murailles de constructions ajoutées après coup, de poutres et de toitures qui donnaient au moulin un aspect d'antienne citadelle démantelée. Mais des lierres avaient poussé, toutes sortes de plantes grimpantes bouchaient les crevasses trop grandes ei mettaient un manteau vert à la vieille demeure. Les demoiselles qui passaient, dessinaient sur leurs albums le moulin du pèreMerlier' Du côté de la route, la maison était plus solide. Un portail en pierre s'ouvrait sur la grande cour, que bordaient à droite et à gauche des hangars et des écuries. Près d'un puits, un orme immense couvrait de son ombre la moitié de la cour. Au fond, la maison aiignait les quatre fenêtres de son premier étage, surmonté d'un colombier. La seule coquetterie du père Merlier était de faire badigeonner cette façade tous les dix ans. Elle venait justement d'être blanchie et elle éblouissait le village, lorsque le soleil l'allumait, au milieu du jour.

Depuis vingt ans, le père Merlier était maire de Rocreuse. On l'estimait pour la fortune qu'il avaitsu faire. On lui donnait quelque chose comme quatrevingt mille francs, amassés sou à sou. Quand il avait épousé Madeleine Guillard, qui lui apport en do. le moulin, il ne possédait guère que ses deux bras. Mais Madeleine ne s'était jamais repentie de son choix, tant il avait su mener gaillardement les affaires du ménage. Aujourd'hui, la femme était défunte, il restait veuf avec sa fille Françoise. Sans doute, il aurait pu f se reposer, laisser la roue du moulin dormir dans la mousse; mais il se serait trop ennuyé, et la maison lui aurait semblé morte. Il travaillait toujours, pour '<


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le plaisir. Le père Merlier était alors un grand vieillard, à longue figure silencieuse, qui ne riait jamais, mais qui était tout de même très gai en dedans. On l'avait choisi pour maire, à cause de son argent, et aussi pour le bel air qu'il savait prendre, lorsqu'il faisait un mariage.

Françoise Meftier venait d'avoir dix-huit ans. Elle ne passait pas pour une des belles lilles du pays, parce qu'elle était chétive. Jusqu'à quinze ans, elle avait même été laide. On ne pouvait pas comprendre, à Rocreuse, comment la fille du père et de la mère Merlier, tous deux si bien plantés, poussait mal et d'un air de regret. Mais à quinze ans, tout en restant délicate, elle prit une petite figure, la plus jolie du monde. Elle avait des cheveux noirs, des yeux noirs, et elle était toute rosé avec ça une bouche qui riait toujours, des trous dans les joues, un front clair' il y avait comme une couronne de soleil. Quoique chétive pour le pays, elle n'était pas maigre, loin de là on voulait dire simplement qu'elle n'aurait pas pu lever un sac de blé mais elle devenait toute potelée avec l'âge, elle devait finir par être ronde et friande comme une caille. Seulement, les longs silences de son père l'avaient rendue raisonnable très jeune. Si elle riait toujours, c'était pour faire plaisir aux autres. Au fond, elle était sérieuse.

Naturellement, tout le pays la courtisait, plus encore pour ses écus que pour sa gentillesse. Et elle avait fini par faire un choix, qui venait de scandaliser la contrée. De l'autre côté de la Morelle, vivait un grand garçon, que l'on nommait Dominique Penquer. II n'était pas de Rocreuse. Dix ans auparavant, il était arrivé de Belgique, pour hériter d'un oncle, qui


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possédait un petit bien, sur la lisière même de la' forêt de Gagny, juste en face du moulin, à quelques portées de fusil. Il venait pour vendre ce bien, disaitil, et retourner chez lui. Mais le pays le charma, parait-il, car il n'en bougea plus. On Je vit cultiver son j bout de champ, récolter quelques légumes dont il { vivait. Il pêchait, il cha ssait plusieirs fois, les gardes faillirent le prendre et lui dresser des procès-verbaux. •i Cette ex? 'encelibre,dont les paysans ne s'expliquaient J pas bien les ressources, avait fini par lui donner un i mauvais renom. On !eraitait vaguement de bracon- 1 nier. En tous cas, il était paresseux, car on le trouvait I souvent endormi dans l'herbe, à des heures où il I aurait dû travailler. La masure qu'il habitait, sous les 1 derniers arbres de la forêt, ne semblait pas non plus la demeure d'un honnête garçon. 11 aurait eu un commerce avec les loups des ruines de Gagny, que cela n'aurait point surpris les vieilles femmes. Pourtant, les jeunes filles, parfois, se hasardaient à le défendre, car il était superbe, cet homme louche, J souple et grand comme un peuplier, très blanc de j peau, avec une barbe et des cheveux blonds qui sem- ] blaient de l'or au soleil. Or, un beau matin, Françoise j avait déclaré au père Merlier qu'elle aimait Dominique ] et que jamais eile ne consentirait à épouser un autre I garçon. I

On pense quel coup de massue le père Merlier I reçut, ce jour-là! Il ne dit rien, selon son habitude. Il I avait son visage réfléchi; seulement, sa gaieté intérieure ne luisait plus dans ses yeux. On se bouda pendant une semaine. Françoise, elle aussi, était toute grave. Ce qui tourmentait le père Merlier, c'était de savoir comment ce gredin de braconnier avait bien pu


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ensorceler sa fille. Jamais Dominique n'était venu au moulin. Le meunier guetta et il aperçut le galant, de l'autre côté de la Morelle, couché dans l'herbe et feignant de dormir. Françoise, de sa chambre, pouvait le voir. La chose était claire, ils avaient s'aimer, en se faisant les doux yeux par-dessus la roue du moulin.

Cependant, huit autres jours s'écoulèrent. Françoise devenait de plus en plus grave. Le père Merlier ne disait toujours rien. Puis, un soir, silencieusement, il amena lui-même Dominique. Françoise, justement, mettait la table. Elle ne parut pas étonnée, elle se contenta d'ajouter un couvert seulement, les petits trous de ses joues venaient de se creuser de nouveau, et son rire avait reparu. Le matin, le père Merlier était allé trouver Dominique dans sa masure, sur la lisière du bois. Là, les deux hommes avaient causé pendant trois heures, les portes et les fenêtres fermées. Jamais personne n'a su ce qu ils avaient pu se dire. Ce qu'il y a de certain, c'est que le père Merlier m sortant traitait déjà Dominique comme son fils. Sans doute, le vieillard avait trouvé le garçon qu'il était allé chercher, un brave garçon, dans ce paresseux qui se couchait sur l'herbe pour se faire aimer des filles.

Tout Rocreuse clabauda. Les femmes, sur les portes, ne tarissaient pas au sujet de la folie du père Merlier, qui introduisait ainsi chez lui un garnement. Il laissa dire. Peut-être s'était-il souvenu de son propre mariage. Lui non plus ne possédait pas un sou vaillant, lorsqu'il avait épousé Madeleine et son moulin cela pourtant ne l'avait point empoché de faire un bon mari. D'ailleurs, Dominique coupa court aux can-


cans, en se mett nt si rudement à la besogne. n ue

cans, en se mett, nt si rudement à la besogne, que le

III" pays en fut émerveillé. Justement le garçon du mou- lin était, tombé au sort, et jamais Dominique ne 1| r voulut qu'on en engageât un autre. Il porta les sacs,

I| conduisit la charrette, se battit avec la vieille roue, j f t, quand elle se .faisait prier pour tourner, tout cela | |P d'un tel cœur, qu'on venait le voir par plaisir. Le père K Merlier avait son rire. ilencieux. Il était très fier J d'avoir deviné ce garçon. Il n'y a rien comme l'amour | |h pour donner du courage aux jeunes gens. I Au milieu de toute cette grosse besogne, Françoise j f et Dominique s'adoraient. Ils ne se parlaient guère, f mais ils ie regardaient avec une douceur souriante. j Jusque-là, le père Merlier n'avait pas dit un seul mot ,] Skv au suj&t^iu mariage; et tous deux respectaient ce y. silence,*idtendant la volonté du vieillard. Enfin, un \x « jour, ^ers le milieu de juillet, il avait fait mettre trois pv tables dans la cour, sous le grand orme, en invitant

p ..•• ses.^mis de Rocreuse à venir le soir boire un coup *K avec lui. Quand la cour fut pleine et que tout le i H" monde eut le verre en main, le père Merlier leva le j g^ sien très haut, en disant C'est pour avoir le plaisir de vous annoncer que

Françoise épousera ce gaillard-là dans un mois, le

jour de la Saint-Louis. | Alors, on trinqua bruyamment. Tout le monde kJ riait. Mais le père Merlier haussant la voix, dit

'&* encore

? – Dominique, embrasse ta promise. Ça se doit. V^

S*H Et ils s'embrassèrent, très rouges pendant que

U l'assistance riait plus fort. Ce fut une vraie fête. i

g. On vida un petit tonneau. Puis, quand il n'y eut t R là que les amis intimes, on causa d'une façon


L'ATTAQUE DU MOULIN. Il 1-~1!1t .rY\1"Ao matc rawsi i.l.l. ~.1

L'ATTAQUE DU MOULIN. H t

calme. La nuit était tombée, une nuit étoilée et très claire. Dominique et Françoise, assis sur un banc, l'un près de l'autre, ne disaient rien. Un vieux paysan parlait de la guerre que l'empereur avait déclarée à la Prusse. Tous les gars du village étaient déjù partis. La veille, des troupes avaient encore passé. On allait | se cogner dur.

I –Bahî dit le père Mer y avec l'égoïsrne d'un f homme heureux, Dominique est étranger, il ne partira pas. Et si les Prussiens venaient, il serait pour défendre sa femme.

Cette idée que les Prussiens pouvaient venir parut une bonne plaisanterie. On allai leur flanquer une raclée soignée, et ce serait vile fini.

Je les ai déjà vus, je les ai déjà vus, répéta "d'une voix sourde le vieux paysan.

II y eut un silence. Puis, on trinqua une fois encore. ` Françoise et Dominique n'avaient rien entendu .ils- s'étaient pris doucement la main, derrière le bancC sans qu'on pût les voir, et cela leur semblait si bon; qu'ils restaient là, les yeux perdus au fond des ténèbres.

Quelle nuit tiède et. superbe! Le village s'endormait aux deux bords de la route blanche, dans une tranquillité d'enfant. On n'entendait plus, de loin <n loin, que le chant de quelque coq éveillé trop tôt. Des grands bois voisins, descendaient de longues haleines t qui passaient sur les toitures comme des caresses. Les prairies, avec leurs ombrages noirs, prenaient une | majesté mystérieuse et recueillie, tandis que toutes I les sources, toutes les eaux courantes qui jaillissaient I dans l'ombie, semblaient être la respiration fraîche | et rythmée de la campagne endormie. Par instants,


la vieille roue du moulin. ensommeillée, nai

la vieille roue du moulin, ensommeillée, paraissait rêver comme ces vieux chiens de garde qui aboient en ronflant elle avait des craquements, elle causait toute seule, bercée par la chute de la Morelle, dont la nappe rendait le son musical et continu d'un tuyau d'orgues. Jamais une pah; plus large n'était descendue sur un coin plus heureux de nature.


II

Un mois plus tard, jour pour jour, juste la veille de

la Saint-Louis, Rocreuse était dans l'épouvante. Les Prussiens avaient battu l'empereur et s'avançaient à marches forcées vers le village. Depuis une semaine, des gens qui passaient sur la route annonçaient les Prussiens « Ils sont à Lormière, ils sont à Novelles » et, à entendre dire qu'ils se rapprochaient si vile,' Rocreuse, chaque matin, croyait les voir descendre parles bois de Gagny. Ils ne venaient point cependant cela effrayait davantage. Bien sûr (i. 'ils tomberaient sur le village pendant la nuit et qu'ils égorgeraient tout le monde.

La nuit précédente, un peu avant le jour, il y avait

eu une alerte. Les habitants s'étaient réveillés, en entendant un grand bruit d'hommes sur la route. Les femmes déjà se jetaient à genoux et faisaient des signes de croix, lorsqu'on avait reconnu des pantalons rouges, en entr'ouvrant prudemment les fenêtres. C'était un détachement français. Le capitaine avait tout de suite demandé le maire du pays, et il était resté au moulin, après avoir causé avec le père Merlier. Le soleil se levait gaiement, ce jour-là. Il ferait


chaud, à midi. Sur les bois, une clarté blonde tait, tandis que dans les fonds, au-dessus des nrai,

cnauci, à midi. Sur les bois, une clarté blonde flot$' tait, tandis que dans les fonds, au-dessus des prairies, g* montaient des vapeurs blanches. Le village, propre jj?; et joli, s'éveillait dans ia fraîcheur, et la campagne, f avec sa rivière et ses fontaines, avait des grâces t mouillées de bouquet. Mais cette belle journée ne & faisait rire personne. On venait de voir le capitaine tourner autour du mot lin, regarder les maisons voir. sines, passer de l'autre côté de la Morelle, et de là, étudier le pays avec un 3 lorgnette le père Merlier, qui l'accompagnait, semblait donner des explications. ̃ Puis, le capitaine avait posté des soldats derrière des "` murs, derrière des arbres, dans des trous. Le gros du détachement campait dans la cour du moulin. On allait donc se battre? Et quand le père Merlier revint, on l'interrogea. Il fit un long signe de tête, sans parler. r r Oui, on allait se battre.

> Françoise et Dominique étaient là, dans la cour, qui le regardaient. Il finit t par ôter sa pipe de la bouche, et dit cette simple phrase

– Ah mes pauvres petits, ce n'est pas demain que je vous marierai

Dominique, les lèvres serrées, avec un pli de colère ,a: au front, se haussait parfois, restait les yeux fixés sur les bois de Gagny, comme s'il eût voulu voir arriver les Prussiens. Françoise, très pâle, sérieuse, allait et j, venait, fournissant aux soldats ce dont ils avaient l besoin. Ils faisaient la soupe dans un coin de la cour, et plaisantaient, en attendant de manger.

Cependant, le capitaine paraissait ravi. II avait visité les chambres et la grande salle du moulin donr nant, sur la rivière. Maintenant, assis près du puits, il causait avec le père Merlier.


tvez là une vraie forteresse, disait-il. Nous '¡on~l.

vous avez là une vraie forteresse, disait-il Nous tiendrons bien jusqu'à ce soir. Les bandits sont en retard. Us devraient être ici.

Le meunier restait grave. Il voyait son moulin flamber comme une torche. Mais il ne se plaidait I ̃ pas, jugeant cela inutile. Il ouvrit seulement la bouche pour dire

Vous devriez faire cacher la barque derrière la roue. Il y a là un trou où elle tient. Peut-être qu'elle pourra servir.

l k ît Capitaine donna un ordre. Ce capitaine était un | bel homme d'une quarantaine d'années, grand et de 1 figure aimable. La vue de Françoise et de Dominique I avt r! ^r1" S'-c»P-^ux, comme !'il I avait oublié la lutte prochaine. Il suivait Françoise | des yeux, et son air disait clairement qu'il la trouvait charmante. Puis, se tournant vers Dominique Vous n'êtes donc pas à l'armée, mon garçon? lui w demanda-t-il brusquement. Je suis étranger, répondit le jeune homme Le capitaine parut goûter médiocrement cette raiï T^lllT, JeUX Ct S°Urit- F^nÇoise était plus agréable à qUentL>r qU° le canon. Alors' en le voyant j sourire, Dominique ajouta

Je suis étranger, mais je loge une balle dans une pomme, à cinq cents mètres Tenez, mon fusil de chasse est là, derrière vous.

jr Il pourra ïépViqu'd ^mP^mcnl le t' capitaine.

1)' Françoise s'était approchée, un peu tremblante Et l,' sans se soucier du monde qui était Ià' Dominique prit 17? ^m l6S Sienn6S Ies deux m«ins qu'elle lui l t tendait, comme pour se mettre sous sa protection. Le


capitaine avait souri de nouveau, mais il n'ajouta pas une parole. Il -demeurait assis, son épée entre les jambes, les yeux perdus, paraissant rêver. '1 Il était déjà dix heures. La chaleur devenait très forte. Un lourd silence se faisait. Dans la cour, à l'ombre des hangars, les soldats s'étaieni mis à manger la soupe. Aucun bruit ne venait du village, dont les habitants avaient tous barricadé leurs maisons, portes et fenêtres. Un chien, resté seul sur la route, hurlait. Des bois et des prairies voisines, pâmés par la chaleur, sDrlait une voix lointaine, pro- longée, faite de tous les souffles épars. Un coucou chanta. Puis, le silence s'élargit encore. Et, dans cet air endormi, brusquement, un coup de feu éclata. Le capitaine se leva vivement, les soldats lâchèrent leurs assiettes de soupe, encore à moitié pleines. En quelques secondes, tous furent à leur poste de combat; de bas en haut, le moulin se trouvait occupé. Cependant, le capitaine, qui s'était porté sur la route, n'avait rien vu; à droite, à gauche, la route s'étendait, vida et toute blanche. Un deuxième y coup de feu se fit entendre, et toujours rien, pas une ombre. Mais, en se retournant, il aperçut du côté de Gagny, entre deux arbres, un léger floc-n de fumée qui s'envolait, pareil à un fil de la Vierge. Le bois restait profond it doux.

– Les gredins se sont jetés dans la forêt, murmurat-il. Ils nous savent ici.

Alors, la fusillade continua, de plus en plusnourrie, 1 entre les soldats frauçais, postés autour du moulin, et les Prussiens, cachés derrière les arbres. Les balles sifflaient au-dessus de la Morelle, sans causer de pertes ni d'un côté ni de l'autre. Les coups étaient .:i


iu soieu, or; lagne alour-

jrréguliers, partaient de chaque buisson; et l'on n'apercevait toujours que les petites fumées, balancées mollement par le vent. Cela dura près de deux heures. L'officier chantonnait d'an air indifférent. Françoise et Dominique, qui étaient restés dans la cour, se haussaient et regardaient par-dessus une muraille basse. Ils s'intéressaient surtout à un petit soldat, posté au bord de la Morelle, derrière la carcasse d'un vieux bateau; il était à plat ventre, guettait, lâchait son coup de feu, puis se laissait glisser dans un fossé, un peu en arrière, pour recharger son fusil et ses mouvements étaient si drôles, si rusés, si souples, qu'on se laissait aller à sourire en le voyant. II dut apercevoir quelque tête de Prussien, car il se leva vivement et épaula; mais, avant qu'il eût tiré, il jeta un cri, tourna sur lui-même et roula dans le fossé, ses jambes eurent un instant le roi disse ment convulsif. des pâlies d'un poulet qu'on égorge. Le petit soldat venait de recevoir une balle en pleine poitrine. C'était le premier mort. Instinctivement, Françoise avait saisi la main de Dominique et la lui serrait, dans une crispation nerveuse.

Ne restez pas la, dit le capitaine. Les balles viennent jusqu'ici.

En effet, un petit coup sec s'était fait entendre dans le vieil orme, et un bout de branche tombait en se balançant. Mais les deux jeunes gens ne bougèrent, pa?, cloués par l'anxiété du spectacle. A la lisière du bois, un Prussien était brusquement sorti de derrière un arbre comme d'une coulisse, battant l'air de ses bras et tombant à la renverse. Et rien ne bougea plus, les deux morts semblaient dormir au grand soleil, or: ne voyait toujours personne dans la campagne alour-


|> die. Le pétillement de la fusillade lui-même cessa. f Seule, la Morelle chuchotait avec son bruit clair.

fcf Le père Merlier regarda le capitaine d'un air de sur-

|* prise, comme pour lui demander si c'était fini.

| – Voilà te grand coup, murmura celui-ci. Méfiez-

'$ vous. Ne restez pas là.

? Il n'avait pas achevé qu'une décharge effroyable -Mit

j, lieu. Le grand orme fut comme fauché, une volée de feuilles tournoya. Les Prussiens avaient heureusement tiré trop haut. Dominique entraîna, emporta presque Françoise, tandis que le père Merlier les suivait, en criant

– Mettez-vous dan le petit caveau, les murs sont

solides.

Mais ils ne l'écoulèrent pas, ils entrèrent dans la

yv' grande salle, où une dizaine de soldats attendaient en silence, les volets fermés, guettant par des fentes. ,f Le caoitaine était resté seul dans la cour, accroupi derrière la petite muraille, pendant que des décharges furieuses continuaient. Au dehors, les soldats qu'il i avait postés, ne cédaient le terrain que pied a pied. Pourtant, ils rentraient un à un ci rampant, quand l'ennemi les avait délogés de leurs cachettes. Leur consigne était de gagner du temps, de ne point se montrer, pour' que les Prussiens ne pussent v°1 savoir quelles forces ils avaient devant eux. Une heure encore s'écoula. Et, comme un sergent arri!̃ vait, disant qu'il n'y avait plus dehors que deux ou t/ trois hommes, l'officier tira sa moitre, en murmu1 v rant

V Deux heures et demie. Allons, il faut tenii

<- quatre heures.

Il fit fer^er le grand portail de la cour, et tout fut


L'ATTAQUE DU MOULIN. 19 une résistance énergique. Comme les trouvaient de l'antre o.hifi An l:i \i^«iir.

préparé pour une résistance énergique. Comme les Prussiens se trouvaient de l'autre côté de la Morelle, un assaut immédiat n'était pas à craindre. Il y avait bien un pont à deux kilomètres, mais ils ignoraient sans doute son existence, et il était peu croyable qu'ils tenteraient de passer à gué la rivière. L'officier lit donc simplement surveiller la route. Tout lVfibri allait porter du côté de la campagne.

La fusillade de nouveau avait cessé. Le moulin semblait mort sous le grand soleil. Pas un volet n'était ouvert, aucun bruit ne sortait de l'intérieur. Pou à peu, cependant, des Prussiens se montraient à la lisière du bois de Gagny. Ils allongeaient la tôle, s'enhardissaient. Dans le moulin, plusieurs soldats épaulaient déjà; mais le capitaine cria

Non, non, attende/ Laissez-les s'approcher. Ils y mirent beaucoup de prudence, regardant le moulin d'un air méfiant. Cette vieille demeure, siiencicuse et morne, avec ses ridemxde lierre, !es inquiétait. Pourtant, ils avançaient. Quand ils furent une cinquantaine dans la prairie, en face, l'officier dit un seul mot

Allez!

Un déchirement se fit entendre, des coups isolés suivirent. Françoise, agitée d'un tremblement, avait porté malgré elle les mains à ses oreilles. Dominique, derrière les soldais, regardait; et, quand la fumée se fut un peu dissipée, il aperçut trois Prussiens étendus sur le dos, au milieu du pré. Les autres s'étaient jetés derrière les saules et les peupliers. Et le siège commença.

Pendant plus d'une heure, le moulin fut criblé de balles. Elles en fouettaient les vieux murs comme une


grêle. Lorsqu'elles frappaient sur de la pierre, on les entendait s'écraser et retomber à l'eau. Dans le bois, elles s'enfonçaient avec un bruit sourd. Parfois, un craquement annonçait que la roue venait d'être touchée. Les soldats, à l'intérieur, ménageaient leurs coups, ne tiraient qne lorsqu'ils pouvaient viser. De temps à autre, le capitaine consultait sa montre. Et, comme une balle feidait un volet et allait se !oger dans le plafond

r Quatre heures, riurmura-t-il. Nous ne tiendrons jamais.

Peu à peu, en effet, cette fusillade terrible ébranlait le vieux moulin. Un volet tomba à l'eau, troué comme une dentelle, et il fallut le remplacer par un matelas. Le père Merlier, à chaque instant, s'exposait pour constater les avaries de sa pauvre roue, dont les cra- < quements lui allaient au cœur. Elle était bien finie, cette fois; jamais u ne pourrait la raccommoder. Dominique avait supplié Françoise de se retirer, mais elle voulait rester avec lui; elle s'était assise derrière une grande armoire de chêne, qui la protégeait. Une balle pourtant arriva dans l'armoire, dont les flancs rendirent un son grave. Alors, Dominique se plaça devant Françoise. Il n'avait pas encore tiré, il tenait son fusil à la main, ne'pouvant approcher des fenêtres dont les soldats tenaient toute la largeur, A chaque décharge, le plancher tressaillait.

Attention î attention! cria tout d'un coup le j capitaine. r II venait de voir sortir du bois toute une masse sombre. Aussitôt s'ouvrit un formidable feu de pelo- ton. Ce fut comme une trombe qui passa sur le moulin. Un autre volet partit, et par l'ouverture béante de la J


fenêtre, les balles entrèrent. Deux soldats roulèrent sur le carreau. L'un ne remua plus; on le poussa contre le mur, parce qu'il encombrait. L'autre se tordit en demandant qu'on l'achevât; mais on ne l'éeoutait point, les balles entraient toujours, chacun se garait et tâchait de trouver une meurtrière pour riposter. Un troisième soldat fut blessé; celui-là ne dit pas une parole, il se laissa couler au bord d'une table, avec des yeux fixes et hagards. En face de ces morts, Françoise, prise d'horreur, avait repoussé machinalement sa chaise, pour s'asseoir à terre, contre le mur: elle t,e croyait là plus petite et moins en danger. Cependant, on était allé prendre tous les matelas de la maison, on avait rebouché à moitié la fenêtre. La salle s'emplissait de débris, d'armes rompues, de meuhles éventrés.

Cinq heures, dit le capitaine. Tenez bon. Ils vont cherchera passer l'eau.

A ce moment, Françoise poussa mi cri. Une balle, qui avait ricoché, venait de lui eflleurer le front. Quelques gouttes de sang parurent. Dominique la regarca; puis, s'approchant de la fenêtre, il lâcha son premier coup de feu, et il ne s'arrêta plus. [l chargeait, tirait, sans s'occuper de ce qui se passait près de lui; de temps à autre seulement, il jetait un coup d œil sur Françoise. D'ailleurs, il ne se pressait p^ visait avec soin. Les Prussiens, longeant les peupliers, tentaient le passage de la Morelle, comme le capitaine l'avait prévu mais, dès qu'un d'entre eux se hasardait, U tombait frappé à la tête par une balle de Dominique. Le capitaine, qui suivait ce jeu, était émerveillé. Il complimenta le jeune homme, en lui disant qu'il serait heureux d'avoir beaucoup de tireurs de sa force.


22 LES SOIRÉES DE MÉDAN. Dominique ne l'entendait pas. Une ball

| Dominique ne l'entendait pas. Une balle lui entama )

l'épaule, une autre i ù contusionna le bras. Et il tirait

( toujours.

J; Il y eut deux nouveau morts. Lès matelas, déchif quetés, ne bouchaient plus les fenêtres. Une dernière

•t décharge semblait devoir emporter le moulin. La .<* position n'était plus teiable. Cependant, l'officier répétait

Tenéfc bon. 'Encore une demi-heure.

] Majntena'ht, il comptait les minutes. Il avait pro-

misa ses chefs d'arrêter l'ennemi là jusqu'au soir, et m n'aurait pas reculé d'une semelle avant l'heure qu'il avaiUfixée pour la retraite. Il gardait son air aimable, souriait à Frarîçoi«c, afin de la rassurer. Lui-même

venait de ramasser ta fusil d'un soldat mort et faisait

le coup de feu. »

H n'y avait plus que quatre soldats dans la saile.

l Les Prussiens se montraient en masse sur l'autre bord

de la Morelle, et il était évident qu'ils allaient passer

` là rivière d'un moment à l'autre. Quelques minutes

s'écoulèrent encore. Le capitaine s'entêtait, ne voulait

pas donner l'ordre de la retraite, lorsqu'un sergent

accourut, en disant

Ils sont sur la route, ils vont nous prendre par

derrière.

Les Prussiens devaient avoir trouvé le pont. Le capi-

taine tira sa montre.

Encore cinq minutes, dit-il. Ils ne seront pas ici

avant cinq minutes. Puis, à six heures précises, il consentit enfin a faire

sortir ses hommes par une petite porte qui donnait

sur une ruelle. De là, ils se jetèrent dans un fossé, ils

gagnèient la forêt de Sauvai. Le capitaine avait, avant


salué très poliment le nère Merlipr. «'«v.

de partir, salué très poliment le père Merlier, en s'exH cusant. Et il avait môme ajouté

i – Amusez-les. Nous reviendrons.

F Cependant, Dominique était resté seul dans la sali-. | 11 tirait toujours, n'entendant rien, ne comprenant rien. Il n'éprouvait^que le besoin de défendre Françoise. Les soldats étaient partis, sans qu'il s'en doutât le moins du monde. Il visait et tuait son hoqime à chaque coup. Brusquement, il y ^ut un gr^nd bruit. Les Prussiens, par derrière, venaient d'enva>if la cour. Il lâcha un dernier coup, et ils tombèrent sur lui, comme son fusil fumait encore, Quatre hommes le tenaient. D'autres vociféraient

autour de lui, dans une langue effroyable, lis faillirent l'égorger tout de suite. Françoise s'était jetée en avant, suppliante. Mais un officier entra et se tit remettre prisonnier. Après quelques plirases'qu'il échangea en allemand avec les soldats, il se tourna vers Dominique et lui dit rudement, en très bon français

– Vous serez fusillé dans deux heures.


III

C'était une règle posée par l'état-major allemand

tout Français n'appartenant pas à l'armée régulière et

pris les armes à la main, devait être fusillé. Les corn- pagnies franches elles-mêmes n'étaient pas reconnues j comme belligérantes. Eu faisant ainsi de terribles ?

exemples sur les paysans qui défendaient leurs foyers, rI

les Allemands voulaient empocher la levée en masse

qu'ils redoutaient. L'officier, un homme grand et sec, d'une cinquan-

taine d'années, fit subir à Dominique un bref interro- gatoire. Bien qu'il parlât le français très purement, il

avait une raideur toute prussienne.

– Vous Êtes de ce pays?

– Non, je suis Belge. ) Pourquoi avez-vous pris les armes?. Tout ceci j i ne doit pas vous regarder. | Dominique ne répondit pas. A ce moment, l'officier J aperçut Françoise debout et très pâle, qui écoutait; ? sur son front blanc, sa légère blessure mettait une

barre rouge. Il regarda les jeunes gens l'un après

l'autre, parut comprendre, et se contenta d'ajouter

– Vous ne niez pas avoir tiré ? 1


tant que j'ai pu, répondit tranquille-

– J'ai tiré tant que j'ai pu, répondit tranquillement Dominique.

Cet aveu était inutile, car il était noir de poud re- couvert de sueur, taché de quelques gouttes de sang qui avaient coulé de l'éraflure de son épaule. C'est bien, répéta l'otlicicr. Vous serez fusillé dans deux heures. ez~

Françoise ne cria pas. Elle joignit les mains elles éleva dans un geste de muet désespoir. L'officier remarqua ce geste. Deux soldats avaient emmené Dominique dans une pièce voisine, ils devaient le garder à vue. La jeune fille était tombée sur une chaise, les jambes brisées; elle ne pouvait pleurer, elle étouffait Cependant, l'officier l'examinait toujours Il finit par lui adresser la parole

Ce garçon est votre frère? demanda- l-il. Klle dit non de la tête. Il resta raide, sans un sourire. Puis, au bout d'un sitence

– Il habite le pays depuis longtemps?

Elle dit oui, d'un nouveau signe.

Alors il doit très bien connaître le* bois voisins ? e Cette fois, elle parla.

– Oui, monsieur, dit-elle en le regardant avec quelque surprise.

Il n'ajouta rien et tourna sur ses talons, en demandant qu'on lui amenât le maire du village. Mais Françoise s'était levée, une légère rougeur au visage croyant avoir saisi le but de ses questions et reprise' d'espoir. Ce fut elle-même qui courut pour trouver son père.

Le père Merlier, dès que les coups de feu avaient t cessé, était vivement descendu par la galerie de bois pour visiter sa roue. Il adorait sa fille, il avait une :j


solide amitié DOurDomininnf» snn futur &pnAw mni«

solide amitié pour Dominique, son futur gendre; mais sa roue tenait aussi une large place dans son cœur, Puisque les deux petits, comme il les appelait, étaient sortis sains et saufs de la bagarre, il songeait à son autre tendresse, qui avait singulièrement souflert, celle-là. Et, penché sjr la grande carcasse de bois, il en étudiait les blessures d'un air navré. Cinq palettes étaient en miettes, la charpente centrale était criblée. Il fourrait les doigts dans les trous des balles, pour en mesurer la profondeur; il réfléchissait à la façon dont il pourrait réparer toutes ces avaries. Françoise le trouva qui bouchait déjà des fentes avec des débris et le la mousse.

– Père, dit-elle, ils vous demandent.

Et elle pleura enfin, en lui contant ce qu'elle venait

d'entendre. Le père Merlier hocha la tête. On ne fusillait pas les gens comme ça. Il fallait voir. Et il rentra dans le moulin, de son air silencieux et paisible. Quand l'officier lui eut demandé des vivres pour ses hommes, il répondit que les gens de Rocreuse n'étaient pas habitués à être brutalisés, et qu'on n'obtiendrait rien d'eux si l'on employait la violence. Il se chargeait de tout, mais à la condition qu'on le laissât agir seul. L'officier parut se fâcher d'abord de ce ton tranquille puis, il céda, devant les paroles brèves et nettes du vieillard. Même il le rappela, pour lui demander

– Ces bois-là, en face, comment les nommer vous? Les bois de Sauvai.

Et quelle est leur étendue? '1

Le meunier le regarda fixement.

Je ne sais pas, répondit-il.

Et il s'éloigna. Une heure plus tard, la contribution

de guerre en vivres et en argent, réclamée par


L'ATTAQUE Dr 3101'1,[N. :?7 lit dans la cour du moulin. La nuit venait, 11i,}; _e,

̃ umcer, était dans la courdu moulin. La nuit venait, Françoise suivait avec anxiété les "'–– soldats. Elle ne s élo.gnait pas de la pièce dans laquelle était enfermé Dominique. Vers sept heures, elfc c Z une émotion poignante elle vit l'officier entrer el le prisonnier, et, pendant un quart d'heure, elle tendit leurs voix qui s'élevaient. Un instant, r,,f 'i reparut sur le seuil pour donner un ordre en a, e^ qu'elle ne esprit pas mais, lorsque douze furent venus se ranger dans la cour, le f un tremblement la saisit, elle se sentit mourir C>n était donc fait; locution allait avoir lieu. Les douze hommes restèrent la dix minutes, la voix de Donnique continuait à s'élever sur un ton de ,-efus'v ul V Enfin, l'officier sortit, en fermant "«"»"»»«»' la 'porte et en disant

de^fnlr.1- r°fléChiSS- Je jus, demain matin.

Et, d'un geste, il fit r°mpre les rangs »« <•»»« hommes. Françoise restait hébétée. Le père Merli, r, qui avait continué de fumer sa pipe, en'e^rdan è peloton d'un a,r rimplement curie!», vint £ pre," s«;^x"°e douceur pa(erneiie- n J'emmena dans sa chambre.

Tiens-toi tranquille, lui dit-il, tâcho de dormir. Dcma.ii, ,1 fera jour, et nous verrons. En se retirant, il renferma par prudence. Il avait pour principe que les femmes ne sont bonnes à ri Jn et qu'elles gAtent tout, lorsqu'elles s'occunen, d'une affaire sérieuse. Cependant, Françoise rc 'sc «•»•"«̃• pas. Elle demeura longtemps assise sur son lit, écoutant les rumeurs de la maison. Les soldats allemands, «mpés dans la cour, ch-ntaienl et riaient; ils duren


manger et boire jusqu'à onze heures, car le tapage ne cessa pas un instant. Dans le moulin même, des pas lourds résonnaient de temps à autre, sans doute des sentinelles qu'on relevait. Mais, ce qui l'intéressait surtout, c'étaient les bruits qu'elle pouvait saisir dans la pièce qui se trouvait sous sa chambre. Plusieurs fois elle se coucha par terre, elle appliqua son oreille contre le plancher. Cette pièce était justement celle où l'cn avait enfermé Dominique. Il devait marcher du mur à la fenêtre, car elle entendit longtemps la cadenoe régulière de sa promenade; puis, il se fit un grand silence, il s'était sans doute assis. D'ailleurs, les rumeurs cessaient, tout s'endormait. Quand la maison lui parut s'assoupir, elle ouvrit sa fenêtre le plus doucement possible, elle s'accouda.

Au dehors, la nuit avait une sérénité tiède. Le

mince croissant de la lune, qui se couchait derrière les bois de Sauvai, éclairait la campagne d'une lueur de veilleuse. L'ombre allongée des grands arbres barrait de noir les prairies, tandis que l'herbe, aux endroits découverts, prenait une douceur de velours verdâtre. Mais Françoise ne s'arrêtait guère au charme mystérieux de la nuit. Elle étudiait la campagne, cher- chant les sentinelles que les Allemands avaient dû poster de côté. Elle voyait parfaitement leurs ombres ) s'échelonner le long de la Morelle. Une seule se trou- | vait devant le moulin, de l'autre côté de la rivière, près F d'un saule dont les branches trempaient dans l'eau. Françoise la distinguait parfaitement. C'était un grand garçon qui se tenait immobile, la face tournée vers le ̃. ciel, de l'air rêveur d'un berger. Alors quand elle eut ainsi inspecté les lieux ,j j


11J,

avec soin, elle revint s'asseoir sur son lit. Elle y resta une heure, profondément absorbée. l>ui« elle écoula de nouveau la maison n'avait plus ““ souffle Elle retourna à la fenêtre, jeta un coup «'œil; mais sans doute une des cornes de la lune qui apparaissait t encore derrière les arbres, lui parut genan c, car elle se remit à attendre. Enfin, llleilre lui 8embI*a xmJ •La nui était toute noire, elle n'apercevait plus œnlinclle en face, la campagne s'étalait comme une mare d encre. Elle lendit l'oreille un instant et se décida. I y avait là, passant près de la fcnôlro, uno échelle de fer, des barres scellées dans le ,n,,r (lui montait de la roue an grenier, et qui servait aul,U,i, ̃aux meuniers pour visiler certains rouages; p,,i, le mécanisme it été mod.né; i(o i chelle dj.para.a.a.t sous les lierresépais qui couvraient -ce cote du moulin.

Françoise bravement, enjamba lu balustrade de sa ^,sa,su une d,s barres de fer et se «,ouva dans le vide. Elle comment u descendre. Ses jupons l'embarrassaient beaucoup. Brusquement, une pierre se détacha de ,a niura<e et lomb;l dans la MJ2Z£ un rejailhsscment sonore. Elle s'était arrôlée, glacée d un fnsson. Mais elle comprit que la chute d'e^u de Î2J° u °nt COlUinU' C°UVrait à distancc ions les bruits qu'elle pouvait faire, et elle descendit alors plus hardiment, lâtant le lierre du pied, Assurant d échelons. Lorsqu'elle fut à la hauteur de la chambre qui servait de prison à Dominique, elle s'arrêta. Une difhcullé imprévue faillit lui faire perdre tout son courage: la fenêtre de la pièce du bas n'était pas -i régulièrement percée au-dessous de la fenêtre de sa chambre, elle s'écartait de l'échelle, et lors3.


qu'elle allongea la main, elle ne rencontra que J

qu'elle allongea la main, elle ne rencontra que la muraille. Lui faudrait-il donc remonter, sans pousser son projet jusqu'au bout? Ses bras se lassaient, le murmure de la More le, au-dessous d'elle, commençait à lui donner des vertiges. Alors, elle arracha du mur de petits fragments de plâtre et les lança dans la fenêtre de Dominique. Il n'entendait pas, peut-être dormait-il. Elle émietta encore la muraille, elle s'écorchait les doigts. Et elle était à bout de force, elle se sentait tomber à la renverse, lorsque Dominique ouvrit enfin doucement.

C'est moi, murn ura-t-elle. Prends-moi vite, je tombe.

C'était la première fois qu'elle le tutoyait. Il la saisit, en se penchant, et l'apporta dans la chambre. Là, elle eut une crise de larmes, étouffant ses sanglots, pour qu'on ne l'entendit pas. Puis, par un effort suprême, elle se calma.

Vous êtes gardé? demanda-t-elle à voix basse. Dominique, encore stupéfait de la voir ainsi, fit un simple signe, en montrant sa porte. De l'autre cùlé, on entendait un ronflement; la sentinelle, cédant au sommeil, avait dû se coucher par terre, contre la porte, en se disant que, de cette façon, le prisonnier ne pouvait bouger. ·

Il faut fuir, reprit-elle vivement. Je suis venue pour vous supplier de fuir et pour vous dire adieu. Mais lui ne paraissait pas l'entendre. Il répétait: Comment, c'est vous, c'est vous. Oh! que vous m'avez fait peur! Vous pouviez vous tuer. II lui prit les mains, il les baisa.

Que je vous aime, Françoise Vous é*tes aussi courageuse que bonne. Je n'avais qu'une crainte,


c'était de mourir sans vous avoir revue. Mais vous êtes là, et maintenant ils peuvent me fusiller. (Juand j'aurai passé un quart d'heure avec vous, je serai pref. Peu à peu, il l'avait attirée à lui, et elle appuyait sa tête sur son épaule. Le danger les rapprochait. Ils oubliaient tout dans cette étreinte.

Ah Françoise, reprit Dominique d'une voix caressante, c'est aujourd'hui la Saini-Louis, 1,. j,mr si longtemps attendu de notre mariage, Itien n'a pu nous séparer, puisque nous voilà tons les doue seuls, fidèles au rendez-vous. N'est-ce pas? c'est a cette heure le matin des noces.

– Oui, oui, répéta-t-elle, le matin des noces. Ils échangèrent un baiser en frissonnant. Mais, tout d'un coup.ello se dégagea, la terrible réalité se dressait devant, elle.

Il faut fuir, il faut fuir, bégaya- 1 elle.V perdons pas une minute.

Et comme il tendait les bras dans l'ombre pour la reprendre, elle le tutoya de nouveau

– Oh je t'en prie, écoule-moi. Si tumeurs, je mourrai. Dans une heure, il fera jour. Je \eux que tu partes tout de suite.

Alors, rapidement, clic expliqua son plan, l/é.helle de fer descendait jusqu'à la roue; là, il pourrait s'aider des palettes et entrer dans la barque qui se trouvait dans un enfoncement. Il lui serait facile ensuite de gagner l'autre bord de la rivière et de s'échapper. Mais il doit y avoir des sentinelles? dit-il.

Une seule, en face, au pied du premier saule. – Et si elle m'aperçoit, si elle veut crier?

Françoise frissonna. Elle lui mit dans ta main un couteau qu'elle avait descendu. Il y eut un silence.


Et votre père, et vous.? reprit Dominique. Mai

Et votre père, et vous.? reprit Dominique. Mais non, je ne puis fuir. Quand je ne serai plus là, ces soldats vous massacreront peut-être. Vous ne les connaissez pas. Ils m'ont proposé de me faire grâce, si je consentais à les guider dans la forêt de Sauvai. Lorsqu'ils ne me tro uveront plus, ils sont capables de tout.

La jeune fille nes'irréta pas à discuter. Elle répondait simplement à toutes les raisons qu'il donnait

Par amour pou moi, fuyez. Si vous m'aimez, Dominique, ne reste/, pas ici une minute de plus. Puis, elle promit de remonter dans sa chambre. On ne saurait pas qu'elle l'avait aidé. Elle finit par le prendre dans ses bras, par l'embrasser, pour le convaincre, avec un élan de passion extraordinaire. Lui, était vaincu. Il ne posa plus qu'une question. Jurez-moi que votre père connait. votre démarche et qu'il me conseille la fuite ?

C'est mon père qui m'a envoyée, répondit hardimeut Françoise.

Elle mentait. Dans ce moment, elle n'avait qu'un besoin immense, le savoir en sûreté, échapper il cette abominable pensée que le soleil allait être le signal de sa mort. Quand il serait loin, tous les malheurs pouvaient fondre sur elle; cela lui paraîtrait doux, du moment où il vivrait. L'égoïsme de sa tendresse le voyait vivant, avant toutes choses.

C'est bien, dit Dominique, je ferai comme il vous plaira.

Alors, ils ne parlèrent plus. Dominique alla rouvrir la fenêtre. Mais, brusquement, un bruit les glaça. La porte fut ébranlée, et ils crurent qu'on t'ouvrait. Évi-


I demment, une ronde avait entendu leurs voix. Et tous I deux- debout, serrés l'un contre l'autre, attendaient I dans une angoisse indicible. La porte fut de nouveau I secouée mais elle ne s'ouvrit pas. Ils eurent chacun I un soupir étouffé ils venaient de comprendre, ce I devait être le soldat couché en travers du seuil, qui I s'était ïeiourné. En cil'et, le silence se lit, les ronilẽ ments recommencèrent.

I Dominique voulut absolument que Françoise reI montât d'abord chez elle. Il la prit dans ses brus, il I lui dit un muet adieu. Puis, il l'aida à saisir l'échelle I et se cramponna à son tour. Mais il refusa de desrenI dre un seul échelon avant de la savoir dans sa chambre. Quand Françoise fut rentrée, elle laissa tomber d'une voix légère comme un souffle

Au revoir, je l'aime

Elle resta accoudée, elle tâcha de suivre Dominique. La nuit était toujours très noire. Elle chercha la sentinelle et ne l'aperçut pas; seul, le saule faisait une tâche pale, au milieu des ténèbres. Pendant un instant, elle entendit le frôlement du corps de Dominique le long du lierre. Ensuite la roue craqua, et il y eut un léger clapotement qui lui annonça que le jeune homme venait de trouver la barque. Une minute plus tard, en effet, elle distingua la silhouette sombre de la barque sur la nappe grise de la Morelle. Alors, une angoisse terrible la reprit à la gorge. A chaque instant, elle croyait entendre le cri d'alarme | dela sentinelle les moindresbruils, épais dans l'omI bre, lui semblaient des pas précipités de soldats, des I froissements d'armes,desbruits de fusils qu'on armait. I Pourtant, les secondes s'écoutaient, la campagne ̃ gardait sa paix souveraine. Dominique devait aborder


a

à l'autre rive. Françoise m voyait plus rien. Le silence I

était majestueux. Et elle entendit un pleinement,

un cri rauque, la chute sourde d'un corps. Puis, le silence se fit plus profond. Alors, comme si elle eût I

senti la mort passer, elle resta toute froide, en face de

l'épaisse nuit.


IV

Dès le petit jour, des Mats de voix chra.der.H h. moulin. Le p~<-Me..t.cr6taitY.nu la 1,~>rtu Françoise. Elle descend <!ans)..c..u.. t"t. .a)meM..i,p~ 1'(Spl'imer un frisson, l'II f;mn du cadavre d'un soldat prussien, (lui (~tuit allup~: pr' du puits, sur un manteau t~t,alu.

Autour (111 corps. (1e, srUials ~;ustiurrl;limU, ('l'iail.11 sur un ton (le h,.cur. Plusieurs d't'IlÍI'(~ eux 1111111traient les '?' venait (le fi~iii-e apl)elet, 1(., I)èt,e Nlet-lier, de la commune.

Voici, )uidit.it<)'un~.ix6t..ans'.c par )ac.,). un de nos hommes que l'oil a trouvé as.a.<sin6 s. bord de tarare. Il nous faut iii) (,xeiitl)le et je compte que vous allcl nous aidel' à décounil' Il' meu rtrier.

Tout ce que vous VOUÙL'CZ, L'épondit le meunier avec son flegme. S.n~en. sera pas COI11mode.

L'officier s'éltit kai~pour~a.t..run pan du manteau, qui cachait la figure du mort. Alors horrible blessure. La scnlinelle avait été à la

t


gorge, et l'arme était restée dans la plaie. C'était couteau de cuisine à manche noir.

$ gorge, et l'arme était restée dans la plaie. Celait un couteau de cuisine à manche noir.

Regardez ce couteau, dit l'officier au père Merl ̃: lier, peut-être nous aidera-t-il dans nos recherches. ?! 5' Le vieillard avait eu un tressaillement. Mais il se remit aussitôt, il répondit, sans qu'un muscle de sa f face bougeât

[ – Tout le monde a des couteaux pareils, dans nos

campagnes. Peut-être que votre homme s'ennuyait de se battre et qu'il se sera fait son affaire lui -môme. Ça se voit.

Taisez-vous! cria furieusement l'officier. Je ne

sais ce qui me retient de mettre le feu aux quatre coins du village.

La colère heureusement l'empêchait de remarquer

îa profonde altération du visage de Françoise. Elle avait dû s'asseoir sur le banc de pierre, près du puits. Malgré elle, ses regards ne quittaient plus ce cadavre,' étendu à terre, presque à ses pieds. C'était un grand et beau garçon, qui ressemblait à Dominique, avec des cheveux blonds et des yeux bleus. Cette ressemblance lui retournait le cœur. Elle pensait que le mort avait peut-être laissé là-bas, en Allemagne, quelque amoureuse qui allait pleurer. Et elle reconnaissait son couteau dans la gorge du mort. Elle l'avait tué.

Cependant, l'officier parlait de frapper Rocreusê de

mesures terribles, lorsque des soldats accoururent. On venait de s'apercevoir seulement de l'évasion de Dominique. Cela causa une agitation extrême. L'officier se rendit sur les lieux, regarda par la fenêtre laissée ouverte, comprit tout, et revint exaspéré.

Le père Merlier parut très contrarié de la fuite de

Dominique.


– L'imbécile! murmura-t-il, il gâte tout. Françoise qui l'entendit, fut prise «l'angoisse. Son père, d'ailleurs, ne soupçonnait pas sa complicité. Il hocha la tête, en lui disant a demi-vjix:

A présent, nous voiià propres!

C'est ce gredin! c'est ce gredin! criait l'officier. Il aura gagné les bois. Mais il faut qu'on nous le retrouve, ou le village payera pour lui.

Et, s'adressant au meunier:

Voyons, vous devez savoir il se cache ? Le père Merlier eut son rire silencieux, en montrant la large étendue des coteaux boisés. – Comment voulez-vous trouver uti homme la dedans? dit-il.

– Oh il doit y avoir des trous que vous connaissez. Je vais vous donner dix hommes. Vous les guiderez.

Je veux bien. Seulement, il nous faudra huit jours pour battre tous les bois dos environs. La tranquillité du vieillard enrageait l'officier. Il comprenait en eflet le ridicule de cette battue. Ce fut alors qu'il aperçut sur le banc Françoise pâle et tremblante. L'attitude anxieuse de la jeune fille le frappa. Il se tut un instant, examinant tour à tour h meunier et Françoise.

Est-ce que cet homme, finit-il par demander brutalement au vieillard, n'est pas l'amant de votre fllîe?

Le pore Merlier devint livide, et l'on put croire qu'il allait se jeter sur l'officier pour l'étrangler, (l se raidit, il ne répondit pas. Françoise avait mis son visage entre ses mains.

– Oui, c'est cela, continua le Prussien, vous ou 1


votre fille l'avez aidé à fuir. Vous êtes son complice. Une dernière fois, voulez-vous nous le livrer ?

Le meunier ne répondit pas. Il s'était détourné, regardant au loin d'un air indifférent, comme si l'officier ne s'adressait pas à lui. Cela mit le comble à la colère de ce dernier.

– Eh bien déclara-t-il, vous allez >.Ure fusillé à sa place.

Et il commanda une fois encore Je peloton d\xétion. Le père Merlie:* garda son flegme. Il eut à peine un léger haussement l d'épaules, tout ce drame lui semblait d'un goût médiocre. Sans doute il ne croyait pas qu'on fusillât un homme si aisément. Puis, quand le peloton fut lu, il dit avec gravité:

Alors, c'est sérieux ?. Je veux bien. S'il vous en faut un absolument, moi autant qu'un .mire. Mais Françoise s'était levée, affolée, bégayant Grâce, monsieur, ne faites pas du mal à mon père. Tuez-moi à sa place. C'est moi qui ai aidé Dominique à fuir. Moi seule suis coupable. Tais-toi, fillette, s'écria le père Merlier. Pourquoi mens-tu?. Elle a passé la nuit enfermée dans sa chambre, monsieur. Elle ment, je vous assure. Non, je ne mens pas, reprit ardemment la jeune tille. Je suis descendue par la fenêtre, j'ai poussé Dominique à s'enfuir. C'est la vérité, la seule vérité.. Le vieillard était devenu très pâle. Il voyait bien dans ses yeux qu'elle ne mentait pas, et cette histoire l'épouvantait. Ah! ces enfants, avec leurs cœurs, comme ils gâtaient tout Alors, il se fâcha. Elle est folle, ne l'écoutez pas. Elle vous raconte «tes histoires stupides. Allons, finissons-en.


L'ATTAQUE DU MOI LIN. ut protester encore. Kilo s'ammAniii, ~n~

Elle voulut protester encore. Elle s'aRcnoHilla elle joignit les mains. L'officier, tranquillement, assistait à cette lutte douloureuse.

Mon Dieu finit-il par dire, je prends votre père parce que je ne tiens plus l'autre. Tache/ do ivtrouver J autre, et votre père sera libre

Un moment, elle le regarda Jes yeux agrandis par l'atrocité de cette proposition.

C'est horrible, murmura-t-elle. voulez-vous que je retrouve Dominique, à cette heure? Il es{ paru, je ne sais plus.

Enfin, choisissez. Lui ou votre père

Oh mon J)ieu î est-ce que je puis choisir ? Mais jesaura.s est Do.ninque, que je ne pourrais pas ciioisir C est mon cœur que vous coupez J'aimerais mieux mourir tout de suite. Oui. ce serait plus tôt fait. luez-moi, je vous en prie, tue/-moi. Cette scène de désespoir et de hrrnes Unissait par impatienter l'officier. Il s'écria

En voilà assez! Je veux être bon. je consens à vous donner deux heures. Si, dans deux heures, votre amoureux n'est pas la, votre père payera pour lui. ° Et il fit conduire le père Mcrlier dans la chambre qui avait servi de prison a Dominique. Le vieux demanda du tabac et se mit à fumer. Sur son visa-e impassible on ne lisait aucune émotion. Seulement quand ,1 fut seul, tout en fumant, il pleura deux grosses larmes qui coulèrent lentement sur ses joues ba pauvre et chère enfant, comme elle souffrait! lrançoise était restée au milieu de la cour. Des soldats prussiens passaient en riant. Certains lui jetaient <»es mots, des plaisanteries qu'elle ne comprenait pas.


40 LES SOIRÉES D!: MÉDAN. Elle regardait la porte par laquelle so

!;• Elle regardait la porte par laquelle son père venait i de disparaître. Et, d'un geste lent, elle portait la main l à son front, comme pour l'empêcher d'éclater.

'̃[ L'officier tourna sur ses talons, en répétant: =

i^ – Yous avez deux heures. Tâchez de les utiliser.

U Elle avait deux heures. Cette phrase bourdonnait v dans sa tête. Alors, machinalement, elle sortit ;|. de la cour, elle marchi devant elle. Où aller? que «j. faire? Elle n'essayait rrriime pas de prendre un parti, parce qu'elle sentait bien l'inutilité de ses efforts. Pourtant, elle aurait aouIu voir Dominique. Ils se seraient entendus tous les deux, ils auraient peut-être f trouvés un expédient. Et, au milieu de la confusion de ses pensées, elle descendit au bord de la Morelle, qu'elle traversa en dessous de l'écluse, à un endroit où il y avait de grosses pierres. Ses pieds la conduisirent sous le premier saule, au coin de la prairie. Comme elle se baissait, elle aperçut une mare de sang qui la fit pâlir. C'était bien là. Et elle suivit les traces de Dominique dans l'herbe foulée il avait dû t courir, on voyait une ligne de grands pas coupant la prairie de biais. Puis, au delà, elle perdit ces traces. | Mais, dans un pré voisin, elle crut les retrouver. Cela j la conduisit à la lisière de la forêt, où toute indication l, s'effaçait.

Françoise s'enfonça quand même sous les arbres. Cela la soulageait d'être seule. Elle s'assit un instant. Puis, en songeant que l'heure s'écoulait, elle se remit debout. Depuis combien de temps avait-elle quitté le moulin? Cinq minutes? une demi-heure? Elle n'avait plus conscience du temps. Peut-être Dominique étaitil allé se cacher dans un taillis qu'elle connaissait, et ë où ils avaient, une après-midi, mangé des noisettes


L'ATTAQUE DU .MOULIN. î se rfindif «m fi;n: i •. n

M ensemble. Elle se rendit au taillis, le visita. Un merle seul s'envola, en sifflant su phr;tse douce et triste. m Alors, elle pensa qu'il s'était réfugié dans un creflx < de roches, où il se mettait parfois à mais t le creux de roches était vide. A quoi bon le chercher? f2lle ne le ii-otii,et,~tit pas et peu il peu le désir de le découvrir la passionnait,cha't plus "itf'. L'idée qu'il avait du monter <h.,s.a,b,c!ui vint brusquement. Elle avança dès lors, les yeu. le\'6s, el P.urqn-.tjasûtpresde)ui,e~apn<a. 10lls les quinze à vingt pas. Des coucous répnndaien t, Illl souffle qui passait dans les branches lui faisait croiru qu'il était et qu'il descendait. Une fois mf.m,. clip s'imagina le voir; elle s'arma, étranglée, avec l'envie de fuir. Qu'allait-elle lui dire? V enai t-clle donc po r l'emmener et le faire fusiller Oh! non, elle rie par'era.tpo,mdec(.s.h.s.s.E!)c)ui.,i.itd. se saliver, de ne pas rester dans les en~~i,rorls. hui,, l,r pettsée de soir père qui lui une douleti r ~.o~ tant tout haut

Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi suis-je la!

Elle était folle tl'éti-e venue. Et, comme prise de peur, elle courut, elle chercha à sortir de la f,>rc~t. Trois rois, elle se trompa, elle croyait qu'elle ne retrouverait plus le moulin, lorsqu'elle déhoucl1a dans s une prairie, juste en face de Iiocreuse. Dès rentrer seule 'l

Elle restait debout, quand une voix l'appela doucement

Françoise! Françoise!

Et elle vit Dominique qui levait la tête, au bord d'un t.


fossé. Juste Dieu! fillft Pnvnit frnnv£ f ï 0 r>\a\ vai.I^'i

fossé. Juste Dieu! elle l'avait trouvé Le ciel voulait donc sa mort? Elle retint un cri, elle se laissa glisser dans le fossé.

Tu me cherchais? demanda-t-il.

Oui, répondit-tlle, la tête bourdonnante, ne sachant ce qu'elle disait.

Ah que se passe-t-il ?

Elle baissa les yeux, elle balbutia.

Mais, rien, j'élais inquiète, je désirais te voir. Alors, tranquillisé, il lui expliqua qu'il n'avait pas voulu s'éloigner. H c:\iignait pour eux. Ces gredins de Prussiens étaient tris capables de se venger sur les femmes et sur les vieillards. Enfin, tout allait bien, et il ajouta en riant:

La noce sera pour dans huit jours, voilà tout. Puis, comme elle restait bouleversée, il re 3vint grave.

Mais, qu'as-tu? tu me caches quelque chose. Non, je te jure. J'ai couru pour venir.

Il l'embrassa, en disant que c'était imprudent pour elle et pour lui de causer davantage; et il voulut remonter le fossé, afin de rentrer dans la forêt. Elle le retint. Elle tremblait.

Écoute, tu ferais peut-être bien tout de même de rester la. Personne ne te cherche, tu ne crains j rien. | Françoise, tu me caches quelque chose, K-épé- ta-t-il. [

De nouveau, elle jura qu'elle ne lui cachait rien. Seulement, elle aimait mieux le savoir près d'elle. A Et elle bégaya encore d'autres raisons. Elle lui pa- J rut si singulière, que maintenant lui-môme aurait 01 refusé de s'éloigner. D'ailleurs, il croyait au retour h

J


des Français. On avait vu des troupes du côté de Sauvai.

Ah! qu'ils se pressent, qu'ils soient ici le plus tôt possible! murmura-t-elle avec ferveur.

A ce moment, onze heures sonnèient au clocher de Rocreuse. Les coups arrivaient, clairs et distincts. Elle se leva, effarée il y avait deux heures qu'elle avait quitté le moulin.

Écoute, dit-elle rapidement, si nous avions besoin de toi, je monterai dans ma chambre et j'agiterai mon mouchoir.

Et elle partit en courant, pendant que Dominique, très inquiet, s'allongeait au bord du fossé, pour surveiller le moulin. Comme elle allait rentrer dans Kocreuse, Françoise rencontra un vieux mendiant, le père Bonlemps, qui connaissait tout le pnys. Il la sahia, il venaif.de voir le meunier au milieu des Prussiens puis, en faisant des signes de croix et en marmottant des mots entrecoupés, il continua sa route.

– Les deux heures sont passées, dit l'officier quand Françoise parut.

Le père Merlier était là, assis sur le banc, près du puits. Il fumait toujours. La jeune fille, de nouveau., supplia, pleura, s'agenouilla. Elle voulait gagner du temps. L'espoir de voirrevenir les Françaisavaitgrandi i en elle, et tandis qu'elle se lamentait, elle croyait entendre au loin les pas cadences d'une armée. Oh! s'ils avaient paru, s'ils les avaient tous délivrés! Écoute/ monsieur, une heure, encore une heure. Vous pouvez. Li n nous accorder une heure! Mais l'officier restait iuilexiiii Il ordonna môme à deux hommes de s'emparer d'elle et de l'emmener,


Dour au'on procédât à l'exécution du vieux tranqi

pour qu'on procédât à l'exécution du vieux tranquillement. Alors, un combat affreux se passa dans le cœur de Françoise. Elle ne pouvait laisser ainsi assassiner son père. Non, non, elle mourrait plutôt avec Dominique et elle s'élançait vers sa chambre, lorsque Dominique lui-même entra dans la cour.

L'officier et les soldats poussèrent un cri de triomphe. Mais lui, comme s'il n'y avait eu là que Françoise, s'avança vers elle, tranquille, un peu sévère.

C'est mal, dit-il. Pourquoi ne m'avez-vous pas ramené? Il a fallu que le père Bontemps me contât les choses. Enfin, me voilà.


I v

M Il était trois heures. De grands nuages noirs avaient ̃ lentement empli le ciel, la queue ,1e quelque or.ve ̃ voisin. Ce ciel jaune, ces haillons cuivrés chantaient ̃ la vallée de Iloereusc, si gaie au soleil, en un coupeW gorge plein d'une ornbre louche. L'officier prussien M s'était contenté de faire enfermer Dominique sans ̃ se prononcer sur le sort qu'il lui réservait! Dẽ puis midi, Françoise agonisait dans une angoisse ahõ minable. Elle ne voulait pas quitter la cour, malgré ̃ les instances de son père. Elle attendait les Français. ̃ Mais les heures s'écoulaient, la nuit allait venir et elle ̃ souffrait d'autant plu., que tout ce temps gagné ̃ ne paraissait pas devoir changer l'aili-ciix dénouẽ ment.

̃ Cependant vers trois heures, les Prussiens firent ̃ leurs préparatifs de départ, Depuis un instant, l'oli'cier ̃ s était, comme la veille, enfermé avec Dominique ̃ innçoise avait compris que la vie du jeune homme ̃ se déMdait. Alors, elle joignit les mains, elle pria ̃ Le père Merlier, à côté d'elle, gardait son attitude ̃ muette et rigide de vieux paysan, qui ne lutte pas ̃ contre la fatalité des faits.


Oh! mon Dieu! oh! mon Dieu! balbutiait Fran| (,-oise, ils vont le tuer.

| Le meunier l'attira près de et la prit sur ses genoux comme un enfant.

& A ce moment, l'officier sortait, tandis que, derrière | lui, deux hommes amenaient Dominique. |' '~1: Jamais, jamais! criait ce dernier. Je suis prêt à ? mourir.

Réfléchissez bien, reprit l'officier. Go service \'4 que vous me refusez, un autre nous le rendra. Je vous j offre lit vie, je suis généreux. Il s'agit simplement de f nous conduire à Idotitre(lon, à travers bois. 11 doit y | avoir des sentiers.

Dominique ne répondait plus.

| Alors, vous vous entêtez?

fi Tuez-moi, et finissons-en, répondil-il. V Françoise, les mains jointes, le suppliait de loin. Ç Elle oubliait tout,, elle lui aurait conseillé une lâcheté. 1\" Mais le père Merlier lui saisit les mains, pour que i', les Prussiens ne vissent pas son geste de femme atfo1r(\.

,| II a raison, murmura-t-il, il vaut mieux mourir. I Le peloton d'exécution était là. L'officier attendait |i ¡i! une faiblesse de Dominique. Il comptait toujours le ''t décider. Il y eut un silence. Au loin, on entendait de 'V violents coups de tonnerre. Une chaleur lourde écraS sait la campagne. Et ce fut dans ce qu'un cri k retentit

L – Les Français! les Français! l

I C'étaient eux, en effet. Sur la route de Sauvai, à la lisière du bois, on distinguait la ligne des pantalons f? rouges. Ce fut, dans le moulin une agitation extraf,L ordinaire. Les soldats prussiens couraient, avec des


ulturalns. nVïiM«

G~GI~IIIc'itlOrlS ~rl.l~trlrlllt',J. D'aill~lrrs, pas un ('Ullp de feu n'avl1it eneorc été tir'é. 'P' ")) .fe

Les les Français e e ri

battant des mains.

~lle était eomrnû fiollo. Elle vcnait de S',r,dlilPPI' dt~

(,t

l'étreinte de son pèl'ü, et, elle riait, les l)l'ilS (~11 l'ilic'.

Enfin, ils arri micn t klf)nk~, .'1 ils :uTirai"nt it 1¡'/IIpspuisciue vominicyre t~tait enet)rt; là, klul)e>1! 1,

Un feu de pclolon tk'r'I'll)Il'. qui éclata COIllIl1'~ l'Il

~i~ COllp de fouclro a ses oreilles, la tit se l'cLuuC/)('r', 1,'ml',i_ ~r~it. ~.uu. ,“

A~rant torlt, r'k~~lc)ns k:cttu atFilire.

lc~ Imar

d'un hangar, il avait, le 1'eu. tyuilrl(i Frall-

(¡oise se t()lII'na, Domini,jtle était 1)itL' tfl'r'l. la poitrine tronée de douze L.,))es "i'rin.,

~IIN nc~ plc~ur<~1 lrls, clie resta :W 1)iclu. Ses yell.

devim'tmt tl.cs, et elle illlil s'ass,'oir sous lu hallg-:II', il

quelques 1),,Is (il, ,–– par moments lit, geste vaglle el lit de la lllain.

L~S~r'u.5"~r('rl> $',(~,tillfirlt C'ITlI)il!'k'.5 (111 1)k'r'(,' l~k.'r'lll,!l' ('k)f111111!

d'un otage. '<<<'crco[ntnc

ce fut un beau combat. Hapidemcllt., )' n- .rvilit

~r' qu'il ne pol';l;l. 1):rttrk~

en retraite, sans so faire t!"l'as(~ Aillant. "aLlit-il \'('11-

dre chèrenwl1t ,,1.nt~s~

siens qui défendaiellt lt', moulin, ('t les Fl'an';ais ( 1 Ui

l'attilc~uaient. l.it fusillrlflc k'.urllrl'1k.'rltair 11'(e(·, rlrlt! vi()~

~r~ elle rlt~ ('(ls<;a

pas. Puis, un éclat sourd s lit entendre, et un Ll,mlt't

cassa une lOaUressc hr,\nchc de l'ormo sécllLliw. LC'i Français a vairn ¡ d 11 1.n(! ha llcri, ''l'('s'(' .i Il' t"

aU..des4Jus du t'oss~, dans lequel s'était c¿whé l)ullli-


nique, balayait la grande rue de Uocreuse. La lutte, désormais, ne pouvait Ctre longue.

Ah! le pauvre moulin! Des boulets le perçaient de part en part. Une moi lie de là toiture fut enlevée. Deux murs s'écroulèrent. Mais c'était surtout du côté do la Morelle que le, désastre devint lamentable. Les lierres, arrachés dos murailles ébranlées, pendaient comme des guenilles; la rivière emportait des débris de toutes sortes, et l'on voyait, par une brèche, la chambre- de France ise, avec son lit, dont les rideaux blancs étaient soigneusement tirés. Coup sur coup, la vieille roue reçut deux boulets, et elle eut un gémissement suprême les palettes^urent charriées dans le courant, la carcasse s'écrasa. C'était l'âme du gai moulin qui venait de s'exhaler.

Puis, les Français donnèrent l'assaut. 11 y eut un furieux combal a l'arme blanche. Sous le ciel couleur de rouille, le coape-gorge de la vallée s'emplissait de morts. Les larges prairies semblaient farouches, avec leurs grands arbres isolés, leurs rideaux de peupliers qui les tachaient d'ombre. A droite et a gauche, les forets étaient comme les murailles d'un cirque qui enfermaient les combattants, tandis que les sources, les fontaines et les eaux courantes prenaient des bruits de sanglots, dans la panique de la campagne. wSous le hangar, Françoise n'avait pas bougé, accroupie en face du corps de Dominique. Le père Merlier venait dï'tre tué raide par une 1>;>11(; perdue. Alors, comme les Prussiens étaient exterminés et que le moulin brûlait, le capitaine français entra le premier dans la cour. Depuis le commencement de la campagne, c'était l'unique succès qu'il remportait. Aussi, tout enflammé, grandissant sa haute taille, riait- il


de son air aimable de beau cavalier. VA, apercevant Françoise imbécile entre les cadavres de son mari et de son père, au milieu des ruines fumantes du moulin, il la salua galamment de .son épée, en crianl Victoire! victoire



BOULE DE SUIF

l'A!» !l

<.ilTY DE MAITPASSAKT



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I BOULE DE SÎ) IF

̃

Pendant plusieurs jours de suite cles larnlearm

I d'armée en déroute avaient traversé-la ville. Ce n'était I point de la troupe, mais des hordes débandées. Les I hommes avaientla barbe longue et sali?, des unilormes I en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans I drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, I éreintés, incapables d'une pensée ou d'une résolution, I marchant seulement par habitude, et tombant de I fatigue sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts à l'enthousiasme, prêts à l'atlaque comme à ia fuite; puis, au milieu d'eux quelques culottes rouges, débris d'une divison moulue dans une grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec ces fantassins divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant l, qui suivait avec peine la marche plus légère des lignante.

Des légions de francs- tireurs aux appellations

héroïques « les Vengeurs do la Défaite les


ii citoyens de la Tombe les Partageurs de la Mort » –!| passaient à leur tour, avec des airs de bandits. jj Leurs îefs, anciens commerçants en draps ou en I graines, ex-marchands de suif ou de savon guerriers j de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, j de flanelle et de galons, parlaient d'une voix retenjj tissante, discutaient plans de campagne, et préfen|j daient soutenir seuls la France agonisante sur leurs || ~i' épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois j leurs propres soldats, gens de sac et de corde, sou|| vent, braves à outrance, pillards et débauchés. || Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. j| La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait ij des reconnaissances très prudentes dans les bois voi| sins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se | préparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. jj Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier il dont elle épouvantait naguère les bornes des routes || ;i nationales à trois lieues à la ronde avaient subitement jj '1 disparu.

il Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint,| Sever et Bourg-Achard; et, marchant après tous, le général désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces | loques disparates, éperdu lui-même dans la grande .j débâcle d'un peuple habitué à vaincre et désastreu| sèment battu malgré sa bravoure légendaire, s'en j allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance.

j Puis un calme profond, une attente épouvantée et siiencieuse avaient plané sur la cité. Beaucoup de | bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce,


anxieusemp.nl 1p« vnirm.im,^ ,1 1..

attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant

qu'on ne considérât comme une arme leurs broches a

rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine.

La vie semblait arrêtée, les boutiques étaient close*

la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidé par

ce silence, filait rapidement le long des murs

t L'angoisse de l'attente faisait désirer la venue de

a l'ennemi.

Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des

troupes françaises, quelques uhlans, sortis on ne

sait d'où, traversèrent la ville avec célérité. Puis, un

peu plus tard, une masse noire descendit de la côte

Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots enva-

hisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et

de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps

juste au même moment, se joignirent sur la place de

Hôtel de Ville; et, par toutes les rues voisine*

l'armée allemande arrivait, déroulant ses bataillons

qui faisaient sonner les pavés sous leur pas dur et

rythmé.

Des commandements criés d'une voix inconnue et

gutturale montaient le long des maisons qui sem-

blaient mortes et désertes, tandis que, derrière les

volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victo-

rieux, maîtres de la cité, des fortunes et des vies de

par le « droit de la guerre » Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que don- nent les cataclysmes, lts grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse i

et toute force sont inutiles. Car la môme sensation reparait chaque fois que l'ordre établi des choses est j renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout `

que protégeaient les lois des hommes ou celles de la

a


natnro cp fpnnvft à la merci d'une brutalité incon

nature se trouve à la merci d'une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve débordé qui roule les paysans noyés avec les cadavres des bœifs et les poutres arrachées ;.ux toits, ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se défondent, emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autan, de fléaux effrayants qui déconcertent toute croy mce à la justice éternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne en la protection du ciel et la raison de l'homme.

Mais à chaque porte des petits détachements frap- paient, puis disparaissaient dans les maisons. C'était l'occupation après l'invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.

Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles l'officier prussien mangeait a table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait, un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Apir ainsi serait moins de la bravoure que de la témérité. – Et la témérité n'est plus un défaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques s'illustra leur cité. On se disait enfin, raison suprême tirée de l'urbanité française, qu'il demeurait bien permis d'être poli .I~


uni» mju intérieur pourvu qu on ne se montrât pas

familier en pub! avec le soldat étranger. Au dehors

on ne se connaissait plus, mais dans la maison on

causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus long-

temps, chaque soir, a se chauffer au foyer commun.

La ville môme reprenait peu a peu de son aspect

ordinaire. Les Français ne sortaient guère encore,

mais les soldats Prussiens grouillaient dans les nies!

Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient l

avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé,

ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens

énormément plus de mépris que les officiers de chas-

seurs, qui, l'année d'avant, buvaient aux mêmes calés.

Il y avait cependant quelque chose dans l'air,

quelque chose de subtil et d'inconnu, une atmosphère

étrangère intolérable, comme une odeur répandue,

l'odeur de l'invasion. Elle emplissait las demeures et

les places publiques, changeait le goût des aliments

donnait l'impression d'être en voyage, très loin, chez

des tribus barbares et dangereuses.

Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup

d'argent. Les habitants payaient toujours; ils étaient

riches d'ailleurs. Mais plus un négociant normand

devient opulent et plus il soutire de tout sacrifice, de

toute parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux

mains d'un autre.

Cependant, a deux ou trois lieues sous la ville, en i suivant le cours de la rivière, vers Croisse*, Dieppe- dalle ou Biessart, les mariniers et les pécheurs rame- naient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand gonflé dans son uniforme, tué d'un coup j de couteau ou de savate, la UHe écrasée par une l pierre, ou jeté à l'eau d'une poussée du haut d'un ~M_ i


pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.

Car la haine de l'iUranger arme toujours quelques Intrépides prêts à mourir pour une Idée.

Enfin, comme le, envahisseurs, bien qu'assujétissant la ville à leur inflevible discipline, n'avaient accompli aucune des horrci.rs que la renommée leur faisait commettre tout. le long de leur marche triomphale, on s'enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le cœur des commerçants du pays. (Juclques-uns avaient de gros intérêts engagés au Havre que l'armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre à Dieppe où ils s'embarqueraient.

On employa l'influence des officiers allemands dont on avait J'ait la connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en chef: Donc, une grande diligence il quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement.

Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du nord apportèrent la neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute ta nuit.

A quatre heures et demie du matin les voyageurs se réunirent dans la cour de l'Hôtel de Normandie, ou l'on devait monter en voiture.


liOUI.K I)K SUIT. -.) 1

I Ils étaient encore pleins de sommeil, et «relouaient 1 de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal ̃ dans robscurilé; et l'entassement des lourds vèf*̃ ments d'hiver faisait ressembler tous ces corps a des ̃ curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux ̃ hommes se reconnurent, un troisième les aborda, ̃ ils causèrent J'emmène n, a femme, dit l'un. ̃ «J'en lais autant. » « Kt moi aussi. >, -Le premier ̃ ajouta – « Nous ne reviendrons pas à Rouen, et ̃ si les Prussiens approchent du Havre nous f^nenms l'Angleterre, » Tous avaient les mêmes 'pmjels, étant de complexion semblable.

Cependant on n'attelait pas la voilure, ('ne petite lanterne que portait un valet décurie sortait de temps à autre d'une porte obscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières; « f une voix «l'homme parlant aux bétes cl, jurant s'entendait au fond du bâtiment. Tu lé^er murmure de grelots annonça qu'on maniait les harnais; ce murmure devint, bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement de l'animal, s'amMar;! parfois, puis reprenant dans une brusque secou-e qu'accompagnait le bruit mat d'un >abot terré battant le sol.

La porte subilement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés s'élaient tus; ils demeuraient t. immobiles et roulis.

Un rideau do flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre; il cllacait les formes, poudrait les choses d'une mousse déplace; et l'on n'entendait plus dans le grand silence vie la ville calme et ensevelie sous l'hiver que ce froissement


vague innommable et flottant de la neige qui tombe, plutôl, sensation que bruit, entrent nent d'atomes léger; qui semblaient emplir l'espace, couvrir le monde.

L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un chtval triste qui ne venait pas volontiers. 11 ic'plaça contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harn is, car il ne pouvait se servir que d'une main,. l'autre portant sa lumiè e. Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, déjà blancs te neige, et leur dit – « Pourquoi ne montez-vous ras dans la voiture, vous serez à l'abri, au moins. »

Us n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Le*, trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite; puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les dernières places sans échanger une parole. Le plancher était couvert de paille où les pieds s'enfoncèrent. Les dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à voix basse, elles en énuinérèrent les avantages, se répétant des choses qu'elles savaient déjà depuis longtemps.

En lin, la diligence étant attelée avec six chevaux au lieu de quatre à cause du tirage plus pénible, umi voix du dehors demanda u Tout le monde est-il monté? » Une voix du dedans répondit u Oui. » •– On partit.

La voiture avançait lentement, lentement a tout petits pris. Les roues s'enfonçaient dans la neige;1


coffre entier guignait avec des craquements sourds;

Wr les botes glissaient, soufflaient, fumaient; et, le fouet

I gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait

de tous les eûtes, se nouant, et »o déroulant, comme

un serpent mince, et cinglant brusquement quelque

croupe rebondie qui se tendait alors sous un ell'ort

plus violent.

Mais 10 jour imperceptiblement grand^sail. Ces

flocons kgers qu'un voyageur, Houennais pur sang,

avait comparés i\ une pluie de coton, ne tombaient

plus. Uue lueur sale iillrait à travers de gro> nuages

obscurs et lourds qui rendaient plus éclatante la blan-

cheur de la campagne où apparaissaient tantôt une

ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt une.

chaumière avec un capuchon de neige.

Dans la voilure on se regardait curieusement, a la

triste clarté de cette aurore.

Toutau fond, aux meilleures places, sommeillaient,

en face l'un de l'autre, M. et M Loisc;m, des mar-

chands de vin en gros (le la rue (îrand-Pont.

Ancien commis d'un patron ruiné dans les ail'aires

Loi seau avait acheté le fonds et fait l'orlune. Il ven-

(lait à très bon marché de très mauvais vin aux petits

débitants des campagnes, et passait parmi ses connais-

sances et sesamis pour un fripon madré, un vrai Nor-

mand plein de ruses et de jovialité.

Sa réputation de lilou était si bien établie, qu'un

soir, à la préfecture, M. Tournel, auleur de fables et de chansons, esprit mordant t. Un, une gloire locale,

ayant proposé aux dames qu'il voyait un peu som-

nolentes de faire une partie de « Loiseau vole » ic

mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire peu- li


/? ,y, I.ES SO\II ~:ES nE )1I~n, 1,t i)roviii(~e. 1 «tant, un mois toutes les mâchoires de la nrovince. t

«la.ii un mois toutes les mâchoires de la province.

Loiseau était en outre célèbre par ses firecs de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immédiatement < II est. impayable ce Loiseau. » De taille exiguë, il présentait un ventre eu ballon surmonté d'une l'ace rougeaude entre deux favoris

grisonnants.

< Sa femme, grande, forle, résolue, avec la voix haute et la 'décision rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de commerce qu'il animait par son

activité joyeuse.

A coté d'eux se tenait, plus digne, appartenant a.

une caste supérieur"1, M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois lilalures, officier de la Légion d'honneu et membre du (Conseil général. Il était resté tout le temps de l'Kmpiro chef (!e l'opposition bienveillante,

uniquement |)oiir se faire payer plus cher son ralliej ment a la cause qu'il combattait avec des armes cour-

E toises, selon sa propre expression. M'^l'arré-Lainadou,

beaucoup plus jeune que son mari, demeur lit la eoiisolalion des officiers de bonne famille envoyés à Kouen en garnison.

Kilo faisait vis-à-vis son époux, toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dan* ses 1 fourrures, et regardait (Vun œil navré l'intérieur | lamentable de la voilure.

1 Ses voisins, le ceinte et la comtesse Hubert de llréi ville, portaient un des noms les plus anciens et les plus ¡ nobles de Normandie. Le comte, vieux gentilhomme

de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, par le^ artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec l'I'f\~


I le roy Henry IV qui, suivant une légende glorieuse I pour la famille, avait rendu grosse une dame de l!reI ville dont le mari, pour ce l'ail, était devenu comte et I gouverneur de province.

Collègue de M. Carré-I. amadou au Conseil :<'̃ n.'ral, le comte Hubert repré.s. Mitait |(> p;,r|i orléaniste dans le département. L'histoire < lo sou mariage a\ o- la tille d'unpethannateurde Nantie était toujours demeurée mystérieuse..Mais comme la comtesse avait lu, nul air, recevait mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des lils de Loui^-l'hilippe, tonte la noblesse lui taisait fêle, e( son salon demeurail le premier du pays, le seul se conservât ia \ieille galanterie, et dont l'entrée lui diflicile.

La l'orlune des Uréville, toute cm Itieus fond>, alleignail, disait-on, cinij cent mille livres de revenu. <!es six ])ci'sonne.s forniaieul le fond de la \oilure, le côté de la société reniée, serein»' cl l'oite, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes.

I'ar un hasard étrange toutes les i'einmes >e Iiomvaient sur le même banc; et la comtesse avait <incore pour voisines deux bonnes sœurs <pii égrenaiml lie longs chapelets en marmottant des lutter el des Arc. L'une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si elle eût reçu a bout portant une lumlce, de mitraille en pleine ligure. L'autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine. <le ph/hisique rongée par cette foi dévoiautequi fait les martyrs et les illuminés.

I En J'aee des deux religieuses lin homme et une ̃ femme attiraient les regards de tous.

I L'homme, bien connu, était Cornudet le démor, la


l'r terreur des gens respectables. Depuis vingt ans il m trempait sa grande barbe rousse dans tes bocks de I tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de K son père ancien confiseur, et il attendait impaticmf ment la Képubliq îs pour obtenir enfin la place h méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au quatre septombie, par suite d'une farce peut-être, l il s'était cru nomné préfet, mais quand il voulut ( entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés ̃•̃ seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon du reste, inoflensif et serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la défense. Il avait fait creuser des- trous dans les plaines, coucher tous los jeunes arbres des forêts voisines, semé des 'r- pi sur lotitos les routes, et, à l'approche di; l'ennemi, satisfait, deses préparatifs, il s'était vivement replié vers la\ille. Il pensait maintenant se rendre ̃> plus ulile au Havre où de nouveaux retranchements <, allaient être nécessaires.

La femme, une de celles appelées galantes, était ̃ célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait j; valu le surnom de Houle de suif. Petite, ronde ».le partout, grasse à lard," avec der> doigts bouffis, étranglés k aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes sau- cisses; avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant ]., appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir ti à voir. Sa figure était une pomme rouge, un boulon de pivoine prêt à fleurir; et dedans s'ouvraient, vu î haut, deux yeux noirs magnifiques, ombragés de l grands cils épais qui mettaient une ombre dedans; eu


ise tous v c».

bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microsropiques.

Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.

Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mois de « prostituée » de « honte publique ;> furent chuchotes si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provoquant et hardi qu'un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé.

Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames que la présence de cette fille avait, rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d'épouses en face de celte vendue sans vergogne car l'amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.

Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à l'aspect de Cornudet. parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du I bétail volé et des réeoRes perdues, avec une assurance I de grand seigneur dix fois millionnaire que ces I ravages généraient a peine une année. M. Carré- I Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie eolonnièic, I avait eu soin d'envoyer six cent mille francs en I Angleterre, une poire pour la soif qu'il se ménageait 1 à toute occasion. Quant à Loiseau, il s'était arrangé I pour vendre a l'Intendance française tous lis vins


communs qui lui restaient en cave, de sorte que l'État lu devait une somme formidable qu'il comptait bien toucher au Havre.

Et tous les trois se jetaient des coups dVeil rapides m et amicaux. Dieu que de conditions différentes, ils se sentaient frères pa r l'argent, de la grande franc-maconnerie de ceux c;ui possèdent, qui font sonner de l'or en mettant la main dans la poeh> de leur culotte. La voiture allai- si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait p\s fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes 1 pied. On commençait a s'inquiéter, car on devait déjeuner à Tôles et l'on désespérait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour {.percevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige, et il fallut deux heures pour la dégager.

L'appétit grandissait, troublait les esprits et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, Tappioche des Prussiens et le passage des troupes françaises affamées ayant e If rayé toutes les industries.

Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n'y trouvèrent pas môme de pain, c ir le paysan défiant caciiait ses réserves dans la crainte d'être pillé par les soldats qui, n'ayant rien à se mol Ire sous la dent, prenaient par force ce'qu'ils découvraient.

Vers une heure de l'après-midi, Loi se au annonce que décidément il se sentait un rude creux dans l'cstomac. Tout le monde soutirait comme lui depuis longtemps et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les conversations.

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I De temps en temps quelqu'un bâillait; un antie I presque aussitôt l'imitait; et chacun, à tour de rùle, I suivant son caractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement t en portant vite sa main devant le trou béant d'où sortait une vapeur.

Boule de suif, a plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Kilo hésitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pales et crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme (il, un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne comprenait mômo pas les plaisanteries sur ce sujet. ̃– « Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songé à apporter des provisions..» Chacun se faisait le môme reproche.

Cependant Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il rendit.la gourde, il remercia – «C'est bon tout de méme,e.a réchauffe ctça trompe l'appétit. » –L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson de manger le plus gras îles voyageurs. Cette allusion indirecte a Houle de suif choqua les gons bien élevés. On ne répondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes su-urs avaient cessé lie marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient t I immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant !ans doute au ciel la soullrauc» qu'il leur envoyait. 1 Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au mi-


(;8 LES SOIRÉES DE MÊDAS. !:“ ,!».,“« «îninn interminable, sans un seu

11V

lieu d'une plaine interminable, sans un seul village en vue Boule de suif se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert dune serviette blanche.

Elle en sortit dYbord une petite assiette de faïence, une fine timbale 3n argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpes, avaient confi sous leur gelée; et l'on apercevait encore dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, les fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les panufis de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu'on appelle « Régence » en Normandie..

Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis 1 odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer, ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.

Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit « A la bonne heure, madame a ou plus <k précaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser à tout. » Elle leva la tôle vers lui Si vous en désirez, monsieur? (Test dur de jaincr depuis le matin. » 11 salua « Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme à la guerre, n'est-ce pas, madame. »


– Et, jetant un regard circulaire, il ajouta « Dans des moments comme celui ci on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent. » -–II avait un journal qu'il étendit pour ne point tacher son pantalon, et Mir la pointe d'un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu'il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.

Mais Boule de suif, d'une voix humble et douce proposa aux bonnes sœurs de partager sa collation. EII.'îs acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudel ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux.

Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme a l'imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors sou mari, arrondi>sant sa phrase, demanda a leur «charmante compagne» n si elle lui permettait d"olfrir un petit morceau à M1"" Loiseau. Elle dit «Mais oui, certainement, monsieur, » avec un sourire aimable, et tendit la terrine.

Un embarras se produisit lorsqu'on eut débouché la première bouteille de bordeaux il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir essuyée. Cornu*lel seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine.


Alors, entourés de cens qui mangeaient, su

Alors, entourés de gens qui mangeaient, suJlbqué^ par les émanations des nourritures, le comte eL la comtesse de lîréville, ainsi que Al. et M'"e CarréLamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé lr nom de Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du [ manufacturier poussa un soupir qui il! retourner les | tètes; elle était aussi blanche que lu neige du dehors; f ses yeux se fermèrent, son front tomba; elle avait perdu connaissante. Son mari, a Mole', implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l'esprit, quand la plus ;lg>e des bonnes souirs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lit timbale de Boule de suif et, lui fit avaler quelques gouttes de vin. t La jolie «lame mima, ouvrit les yeux, sourit el déclara | d'une voix mourante qu'elle se sentait fort bien mainj tenant. Mais afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de | bordeaux, et elle ajouta « C'est la faim,->as autiv chose. »

Alors Boule de suif, rougissante et embarrassé»1, balbutia en les quatre voyageurs restes à t jeun « Mon si j'osais offrir à ces messieurs et à ces dames. » Elle se tut, craignant un outrage. Lciscau prit la parole « Kit parbleu, dans des cas pareils î.out le monde est frère et doit s'aider. AlIons mesdames, pas de cérémonie, accepte/, que diable! i.îa\ons-nous si nous trouverons seulement j une maison nassor la nuit? Du train dont nous allons nous ne serons pas a Tùlr-s avant domain ¡ midi. » On hésitait, personne n'osant assumer la responsabilité du «oui». Mais le comte trancha la j question. Il se tourna vers la grosse fille intimider, et prenan: son grand air de gentilhomme, il lui «lit


optons avec reconnaissance, madame. » i* pas seul coûtait. Tm> r, i,, d.i

«iNous acceptons avec reconnaissance, madame Le premier pas seul roulait. Une r,)is ,(. ““ passe, on s en donna carrément. Le panier lut vid*> Il contenait encore un paie de loirs -ras, un pâté ,1,. ““vielles, un nioreeau de langue lumee, d.vs poires' Crassane, un pavé de !»onl-Lùv,V,ue, dos pefi,s-tour< et une tasse pleine ,le eornichons et. d'oignons ̃“, vinaigre Houle de suif, connu,, foutes l,s' r.uunés adorant les erudilés.

On no pouvait mander les provisions de eetie lill,. sans lui parler. Ho, on ra,Ha,avee .vserve d'abord puis, comme elle se tenaitlod hien, on s'^uuhuu^ davantage. Mesdames ,le Hréville cl Carré-Lama.lon' qui avaient un grand savoir-vivre, se lire.)!, ^raeie,,s,s avec délicatesse. La comtesse m,m,,u, u.onlra eelte condescendance ainnble des t,vs nohlrs damr. ,,“cun contact ne peul salir, et lui ei.armaule..Mais I-, l0r,l(tM L<)1SC;m' «l»i avait une àme de ^ndarnie restarev.Vhe, parlant peu el. man,eant beaucoup' On s entretint, de la guerre uahurllement. On raiconta des faits horribles des l'ru.sim., des traits dr bravoure des Franeais ,1 t()us ees ^ens qlu luvaient rendirent hommage au eoura-e des autres. L,s \USm foires personnelles .̃o.uineneèrent bientôt;' et ïUmlc «.e suif raconta, avec une émotion vraie, avee celte «•haleur de parole qu'oui parfois li s lilles pour exprimcrlcurs emport.uents naturels, comment Ile avait quitté l»OMc:i,:rttj-t,i(,,1(|.ahor(I||mi Tais ^t«T, clisa.t-elle. J'avais n.a maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir quelques soldais, mexpalner je ne sais où. Mais quand je les ai “,< fes Prussiens, ce lut plus fort que moi! Ils m'tmt l0Um6 U> '••'•; «-t j'ai plrmv de boule


toute la journée. Oh! si j'étais un homme, allez Je H.'

toute la journée. Oh! si j'étais un homme, auez i jc les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque h pointe, cl ma bonne me tenait les mains pour m'empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Pu>s il en est venu pour loger chez moi; alors j'ai sau .6 a la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles a étrangler que d'autres». Et je. l'aurais terminé, ce ui-là, si l'on ne m'avait pas tirée par les cheveux. 11 a fallu me cacher après e,a. Enfin, quand j'ai trouvé une occasion, je suis partie, d me voici. » 1

On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans 1 es- time de ses compagnons qui ne s'étaient pas montres si crânes; et fiornudet, en l'écoutant, gardait nu sourire approbateur et bienveillant d'apôtre; de même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en souiane ont celui de la religion. U parla a son tour d'un ton doctrinaire, aver l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il étrillait magistralement celle « crapule de Hadinguet ».

Mais Houle de suif aussitôt se fâcha, car eile était bonapartiste. Ulle devenait plus rouge qu'une guigne, et, bégayant d'indignation. – « J'aurais bien voulu vous voir usa place, vous autres. Ça aurait été du propre, ah oui! 1 C'est vois qui l'ave/ trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'à (initier la France si l'on élait gouverné par des polissons comme vous ». Corniuk't impassible gardait un sourire dédaigneux et suprfrieur, mais on sentait que les gros mots allaient ar. river quand le comte s'interposa et calma, non sans


l peine, la fine exaspérée, en proclamant avec autorité I que toutes les opinions sincères étaient respectables. [ Cependant la comtesse et l.i manufacturière, qui I avaient dans l'Aine la haine irraisonnée des gens comme il faut pour la ilépublique, et cette in.stinelive tendresse que nourrissent toutes les loi unies pour les gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées s vers cette prostituée. pleine de dignité, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs.

Le panier était, vide. A dix on l'avait, tari sans peine, en regrettant qu'il ne- lut pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie néanmoins depuis qu'on avait lini de manger. La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Houle de suif, malgré sa graisse. Alors M1"" de liréville lui proposa sa cbaulferelte dont le charbon depuis le matin avait élé plusieurs fois renouvelé, et l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. M1»-" Carré-Lamadon etLoiseau donnèrent les leurs aux religieuses. Le cocher avait allumé ses lanternes. Kl les éclairaient d'une lueur vive un nuage de buée au-dessus de la croupi; en sueur des timoniers, et, des deux cotés Ue la route, la neige ([ta semblait se dérouler sous le rellel mobile des lumières.

J On m«. distinguait plu» rien dans la voiture; mais tout à coup un mouvement se lit entre Boule de suif elCoruudet; et Loiscuu, dont l'œil fouillait l'ombre, crut voit l'homme à la grande barbe s'écarter vivenient comme s'il eût reçu quelque bon coup lancé sans [ bruit. 7


Des petits points de feu parurent on ivant sur In route, (l'était Tûtes. Ou avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos Iais.-és en quatre fois aux chevaux u>ur manger l'avoine et soui'iler, taisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel du Commerce on s'arrêta.

La portière s'oivrit! Un bruit bien connu fit très saillir tous les voyageurs; c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d'un Allemand cria qu ,'lque chose.

Bien que la diligence Sût immobile personne ne descendait, comme m l'on se fût attendu autre massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut tenant a. la main une de ses lanternes qui éclaira subitement jusqu'au fond d •, la voiture les deux rangs de télés effarées, dont les bouches 'taient ouvertes et les yeux éearquillés de surprise et d'épouvanté.

A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune, homme excessivement mince t>l blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, cl portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, a longs poil-, droits, s'amineissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond si minée qu'on n'en apercevait pas latin, semblait peser sur les coins de sa bouche, cl, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.

Il invita en français d'Alsacien les voyageurs a sortir, disant d'un ton raide « Foulez-fous teseentre, messieurs et lames? »

Les deux bonnes sœurs obéirent les premières a\n une«docilité de saintes filles habituées à toutes les


̃ soumissions.Le comte et la comtesse parurent ensuite, I suivis du manufacturier et de sa femme, puis de LoiI seau poussant devant lui sa grande! moitié. Celui-ci, I en mettant pied à tenu;, dit à l'officier « Iloujour ̃ monsieur » par un sentiment, de prudence bien plus ̃ que de politesse. L'autre, insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans répondre.

Boule de suif et Cornudel, bien que près de la portière, descendirent les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse tille tachait de se dominer et d'Aire calme: le démoe tourmentait dune main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussatre. Ils voulaient garder de la dignité, cotupreuaiH qu'en ces rencontres- chacun représente un peu son pays; et pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle, tachait de se; montrer plus ficre que ses voisines les femmes !n»:mèlcs, tandis que lui, sentant bien qu'il devait l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencée au défoncemenl des routes.

On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'élanl fait, présenter l'autorisation de départ signée par le général en chef et étaient mentioni.es les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements écrits. Vu'is il dit brusquement « C'est pieu », cl il disparut.

Alors ou respira. On avait faim encore; le souper fut commandé. Une demi-heure (Hait nécessaire pour l'apprMer; el, pendant que deux servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. Mlles se trouvaient toutes dans un long couloir une


terminait une porto vitrée marquée d'un numéro parlant.

Enfin on allait se meti.ro à table, quand le patron de l'auberge parut Im-mômc. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de Follenne.

Il demanda

« Mademoiselle Elisabeth Roussct?» n

Boule de suif tressaillit, se retourna

« C'est moi. »

Mademoiselle, l'officier prussien veut, vous parler immédiatement.

– A moi? `o

Oui, ni vous êtes bien mademoiselle Klisabelh Housse t. »

Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément

-– « C'est possible, mais je n'irai pas. »

Un mouvement se fil autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s'approcha

• Vous avez tort, madame, car votre refus peit t amener des difficultés considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. Celte démarche assurément ne peut présenter aucun danger; c'est sans doute pour quelque formalité oubliée. »

Tout le inonde se joignit a lui, on la pria, on l.i pressa, on la sermonna, et l'on finit par la convaincre! car tous redoutaient les complications qui pour-


̃ raient résulter d'un coup de tète. Flic dit enfin ̃ « C'est pour vous que je |(> fais, bien sur » ̃ La comtesse lui prit la main

« Et nous vous en remercions. »

Klle sortit. On l'attendit pour se mettre a table. Chacun se désolai l de n'avoir pas été demandé a la place de cotte fille violente et irascible, et préparait, mentalement des platitudes pour le cas où on l'appellerait a son tour.

Mais au bout de dix minutes elle reparut, soulflanf, rouge à su.Toquer, exaspérée. Klle balbutiait « Oh la canaille! la canaille! »

Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien et comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité «Non, cela ne vous regarde. pas, je ne peux pas parler. »

Alors on s'assit autour d'une liante soupière d'où sortait un parfum de choux. Malgiv celle alerte, le souper fut gai. I,e cidre étail bon, le ménage Loiseau et les bonnes sn\irs en prirent, par économie. Les autres demanderont du vin Cornudct réclama de la bière. Il avait nip fa<;on particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre, qu' il élevait ensuite mire la lampe et. son œil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé lu nuance de son breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait, l'air de remplir l'unique fonction pour laquelle il était né. On eut dit qu'il établissait e;i son esprit un rapprochement et comme Ut.caf~nitccntrc! les deux ~riltlfdES 1);t,sif)tl~ qui occu- IUi.e affinité sa vie deux grandes passions qui occu- paient Joute sa vie le Pale Aie et la Révolution; et


assurément Une pouvait déguster 1 un sans songer a 1 autre.

M. et Mme FolN-nvie «Huaient tout au bout de la table. L'homme, râlant comme une, locomotive crevée, avait trop de linge, dans la poitrine nom1 pouvoir parler en mange; nt; mais la femme no se taisait jamais. Elle racon.a toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, ce qu'ils faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant d'abord parce qu'ils lui coulaient de l'argent, et, eusu te, parce qu'elle avait deux fils à l'armée. Klle s'adiessait surtout a 'la comtesse. Jlatlée de eanser avec, un > dame de qualité.

Puis elle baissa l la voix pour dire les choses délicates, et son mari, de temps en temps, l'interrompait: « Tu ferais mieux de le taire, madame l'nllenvie ». ••- Mais elle! n'en tenait aucun compte, et conti- nuait

<. Oui, madame, ces {rens-la, ça ne t'ait que mander des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon el des pommes de terre. Kl il ne faut pa* croire qu'ils sont propres Oh non! -Ils ordurent parloi.t, sauf le respect que je vous deis. Kl si vous les voyiez faire l'exercice pendant des heures et dos jours ils sont tous dans un champ: -cl. marche en avant, et marche en arriére, et tourne par-ci, el tourne parla. S'ils cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans leur pays! Mais non, madame, ces militaires ca n'est profitable à persomi'1! Faut- il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre rien qu'a, massacrer! Je ne, suis qu'uni1 vieillit femme sans éducation, c'est vni, mais en les voyant qui s'esquintent, le tempérament à piétiner du malin au soir, je médis: Onand il y a des gens qui


font tant de découvertes pour être utiles, faut-il que d'autres se dôiniOïii, i.iuî de mal pour être nuisibles. Vraiment, n'est-ce pas une abomination de hier des gens, qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Français? Si l'on se revende >ur quelqu'un (jui vous a l'ait t<>r|, c'est niai, puis |u'on vous condamne; mais quand on extermine no- garçons crmnm du gibier, ;:vce des fusils, c'c>t donc bien, puisqu'on donne des décorations à celui qui en détruit ie plus? Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais ça »

Cornudet éleva la voix

« La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est un devoir sacré quand ou défend J la patrie. »

La.vieille femme baissa la hMe

̃• « Oui, quand on se défend, c'est antre chose; mais si l'on ne devrait pas plutôt tuer Lui; les rois qui font ç,a pour leur plaisir? »

L'iril de (lornude.t s'enllanima

« Bravo citoyenne, » dil-il.

M. Carré-Lamadon rétlécbissait profondément, lîicu qu'il lût fanatique des illustres capitaines, le hmi sen> decelfe paysanne le fanait songera l'opuîenei' ([ii'apporleraient dar.s un pays tant de bras inoccupés et Ji.ir ronséqiienl ruineux, tan1, dv forces qu'on entretient improductives, si on les employait au\ grands travaux industriels qu'il faudra des .siècle-, pour achever.

Mais I.oiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. Le gros homme riait, toussai/, cracbail; son énorme ventre sautillait de joie aux plaisanleries de son voisin, et il lui acheta si\ feuillettes


dv hordeaux pour le printemps, quand es Prussiens seraient partis.

Le souper peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.

Cependant Lois\iu, qui avait observé les choses, lit mettre au lit son ipouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son œil au trou de la serrure, pour tâcher de découvrir ce qu' 1 appelait: « les mystères du corrulor ».

Au bout d'une heure environ, il entendit un frolpment, regarda bien vite, et aperçut Boule de suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de cachemire LI.mi, bordé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait ver* le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte à côté, sYnlr'ouvrit, et, qiiand elle rcvin() ;m quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Houle de suif semblait défendre l'entrée de sa chambre avec t'ncrgio. Loisrau, malheureusement, n'entendait pas les paroles, niais a la fin, comme ils élevaient la voix il put en saisir quelques-unes. Cornudel. iriMst.ut avec vivacité. Il disait:

« Voyons, vous ê!<,s bete, qu'est-ce que ,;a vous lait »

Elle avait l'air indignée et répondit

-–Non, irr.n cher, il y a des moments ces choses-.ù ne se font pas e. puis, iei, eeser.it une uonte. »

Il ne comprenait point, sans dont, et demanda pourquoi. Alors elle, s'emporta, devant encore le ton

« Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? 1 | ",4


ihiarul il y a des Prussiens dans la maison, (|ns la Mhambie a coté peut-être? »

̃ Il se tut. Colle pudeur patriotique de ealm qui ne Mo laissait point caresser près de l'ennemi, dut ré\eillrr P>n son cœur sa dignité défaillante, c;ir, après l'avoir seulement embrassée, il rr-gagna mi ,)Orte à ,1S de loup.

Loiscw, très allumé, ((iiilla la serrure, hatlil un cntrech tt dans sa chambre, mil son madras, souleva le drap sous lequel gisail la dure carcasse de sa cnmpagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant –•̃ « M'uimes-lu, chérie? »

Alors toute la maison devint silencieuse. MaU bientôt s'éleva quelque part, dans une direeîion imléterminde qui pouvait être la cave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous pression. M. Kollenvic dormait. Comme on avait décidé qu'on pari irait à huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la hache avait, un loi ( de ucj.<c se dressait, solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain eelni-ci dans les ('•curies, dans les fourrages, dan- les remises. Aloi-s tous les hommes se résolurent a bal Ire le pays et ils soriiren». Ils se trouvèrent sur la place, avec, l'église au fond et, des deux celés, des maisons basses où l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent épluchait des pommes de terre. ï,e second, plus loin, lavait la boutique du coillcur. l'n autre, barbu jusqu'aux yeu.v, embrassait un mioche qui pleurait et le beryait sur ses genoux pour tacner de l'apaiser; et les grosses paysannes dont 1rs hommes


étaient à « 1 armée de la guerre », indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissante le travail qu'il fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre café un d'eux môme lavait le linge de son hôtesse, une aïeule toute impotente.

Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. e vieux rut d'église lui répondit: « Oh ceux-là ne sont pas méchants; c'est pas des Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin je ne sais pas bien d'oi; et ils ont fous laissé une femme et des enfants au >ays <a ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sûr qu'on pleure bien aussi là-bas après les hommes; et ça fournira une fameuse misère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop I malheureux pour le moment, parce qu'ils ne ont pas I de mal cl qu'ils travaillent comme s'ils étaient dans tours maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu'on s'aide.C'est les grands qui font la guerre. »

Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, préférant I s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut un mot pour I rire « ils repeuplent. » M. Carré-Lamadon eut un I mot grave « Ils réparent.» Mais on ne trouvait I pas le cocher. A la lin on le découvrit dans le café du I village, attablé fraternellement avec l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella

« Ne vous avait-t-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit heures?

Ah bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis.

Lequel? '?

De ne pas atteler du font.


4 – Qui vous a donné cet ordre ?

i Ma foi le commandant prussien.

I Pourquoi ? '?

I –Je n'en suis rien. Allez l,,i demander. Ou me

J défend d'att-le;, moi je n'attelle, pas. Voila.

mC'est lui-même qui vous a dit cela?

f Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donné

W l'ordre de sa part.

̃ Quand e.a ?

̃ Hier soir, comme j'allus me coucher. »

̃ Les trois hommes rentrèrent fort inquiets. ̃ On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit ̃ que monsieur, a cause de son asllmie, ne se levait ja-

̃ mais avant dix heures. Il avait munie formellement

̃ défendu de le réveiller plus toi. excepté en cas dm-

̃ condie.

I On voulut voir l'officier, mais cela était, impossible

I absolument, bien qu'il lo-eat dans l'auber-e. M l'ol-

I lenvie seul était autorisé à lui parler pour les affaires

civiles. Alors on attendit. Les femmes remontèrent

dans leurs chambres, et des futilités les occu-

pèrent.

Cornudel s'installa sous la h v cheminée. de t a

cuisine flambait un t;rand feu. 11 se fit apporter la

une des petites tables du calé, une eauette, et il tira

sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d'une con-

sidération presque égale a la sienne, mmmo si elle

avait servi la patrie en servant a Cornudet. Celait une

^'perbepipeenéoume admirablement culottée, aussi

«ou'e q,,e les dents île son maître, mais parfumé<>

r«Toiirhôe, luisante, familiùre A sa main, cl complé-

•l"t sa physionomie. Kt il demeura immobile, les yvU\

tantôt fixés sur la flamme du foyer, tantôt .sur la

̃iHHti*»».


mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts

|" maigres dans ses longs cheveux gras pendant qu'il huj£ mait sa moustache frangée d'écume.

f Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, È alla placer du vin aux débitants du pays. Le comte et V °- le manufacturier se mirent à causer politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux d'Or-

[. léans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros qui P se révélerait quand tout serait désespéré un du i Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-être ? ou un autre Napoléon Ier? Ah si le prince impérial n'était pas si

» jeune? Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinées. Sa pipe embaumait la

cuisine.

? Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut.

On l'interrogea bien vite; mais il ne put que répéter

deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles k L'officier ma dit comme ça « Monsieur Follenvie, vous défendrez qu'on attelle demain la voiture de

) ces voyageurs. Je ne veux pas qu'ils partent sans f mon ordre. Vous entendez. Ça suffit. »

Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya

sa carte où M. Carré-Lamadou ajouta son nom et tous

ses titres. Le Prussien fit répondre qu'il admettrait

ces deux hommes à lui parler quand il aurait déjeuné,

i c'est-à-dire vers une heure. •

Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu,

malgré l'inquiétude. Boule de suif semblait maladeet

< prodigieusement troublée.

j, On achevait le café quand l'ordonnance vint cherj, cher ces messieurs.

Loiseau se joignit aux deux premiers mais comme

t


on essayait d'entl'<lÎner Cornudet pour donner plus de

g solennité à leur démarche, il Jéclara fièrement qu'il

entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les Alle-

) =~I~~=~i.

une autre canett'2.

j 'S:~=~

dans la plus belle chamI)['c de l'aubcrge l'off~cier

fpiill cheminée, fumant une Ion~.me pipe de pOI'crlaille, et

enveloppé pal' une robe dn chambre tlarnboyallte, d¡"-

robée sans doute dans la demeure abandonnée de

quelque bourgeois de mauvais goilt. Il ne se ln"i'a i)a~,

ne les :alua pas, ne les regarda pas. JI présentait lm

2~=~ j!

militaire victorieux.

Au bout de quelques instants il dit enfin « Qa est-ce que fous foulez » Le comte "–––~sp.

monsieur.

– Non.

Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?

Parce que che ne feux pas.

~r:

sieur, que votre général en chef nous a délivré une

permission de départ pour «"«o. n et Une

pense pas q'1~ nous ayons rien fait pOUI' mériter \'os

rigueurs.

teslemre. T PaS- f°"à toul- Fous Poufe. ?

tescentre. ])

fêlant inclinés tous les (rois 1s se retirèrent ?

r L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien 1 à ce caprice d'Allemand; et les idées les plus siti~ti- a lières troublaient les têtes. Tout le monde se tenait


86 LES SOIRÉES DE MÉDAN. dans la cuisine et l'on discutait sans fin,

dans la cuisine et l'on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peu l-être les garder comme otages mais dans quel but ? ou les emmener prisonniers? ou, plutôt, leur demander une rançon considérîble? A cette pensée une panique les affola. Les plus rkhes étaient les plus épouvantés, se voyant déjà contr iints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les appréhendais. La lampe fut allumée, et comme ou avait encore deux heures avint le dîner, Mmc Loiseau proposa une partie de trente et un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part.

Le comte battit les cartes donna Boule de suif avait trente et un d'emblée; et bientôt l'intérêt de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le ménage L^seau s'entendait pour tricher.

Comme on allait se mettre à table, M. FoUenvie reparut; et de sa voix graillonnante il prononça « L'officier prussien fait demander à Mlie Elisabeth. Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis. » Boule de suif resta debout, toute pâle; puià devenant subitement cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle ne pouvait plus parler. Enfin elle éclata « Vous lui direz à cette crapule, à ce saligaud, à celle charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai vous entendez bien, jamais, jamais, jamais».


Le gros aubergist.e sortit. Alors Iiouie de suif fut ent.(\urée, interrogée, sollicitée par tout: e monùe de dévoiler le m-vste"(' de sa visite. Elle résista ci'al- bord mais l'exaspération j'emporta bienlùl « Ce qu'itvent?.ce(ïu'nvpnf9 II veut ~<~L~ moi » cria-t-elle. Personne ne sc choqua du itiot, tant 1*'in(fign~itioii fat vi%-e. Corni.idet brisa sa chope c~rl la reposant violemment Sur lit table. C'était une cla- meur de réI)robation c~ntre ce soudarrl i~rnoblc·, un souffle de colère, une union de tous pOlir lit résistance, =~"?.i. partie du sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec diyotYt que ces gens-là se conduisaient à la fy'ou des anciens barùares. Les femmes surtout fémoig-nèrclll à Houle de suif une commisération énergique et caressante. Les bounes sœurs, qui ne se rpollti'allt'Tlt qu'allx 1'('pas, avaient t baissé la tète et ne rien.

On dinu ntrrnmoins 1or°sqrzc la 1>r~ernin~e l'ai apaisée; mais on parla peu, on sOllgt'ait.

Les dames se de bonuc lieti-e; et 1(~s hommes, tout en 1't:irnaïiï,, organisèp:~nl 1.!I1 au- quel fut conviC Dt. ~'t~lfen~io ctu'on a5rlit J'intention d'interroger habilement sur les moyens Ù employer' pour vaincre la résistance de l'officier, Mais il ne son"geait qu'à ses cartes, sans rien écouter, sais rien ré- pondre; et il répétait sxlr~ cesse (1 Au jeu, messieül's, au jeu. » Son attention était si tendue qu'il en ou- bliait de cracher, ce qui lui mettait, par'fois des points d'orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter.

Il refusa même de mont. quand .ti'I~lI7~C, q~ri


tombait de sommeil, vint ie chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était « du matin », toujours levée ? avec le soleil, tandis que son homme était « du soir », | toujours prêt à passer la nuit avec des amis. 11 lui l[ cria « Tu placeras mon lait de poule devant le feu/» F et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu'an n'en pourrait rien tirer on déclara qu'il élaii temps de s'en aller, et chacun ga;;na son lit.

i On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain, avec un espoir indéterminé, un désir plus grand do s'en aller, une terre mr du jour à passer dans cette horïible petite aubergo.

j Héias! les chevaux restaient à l'écurie, le- cocher > demeurait invisible. On alla, par désœuvrement, tour| ner autour de la voiture.

Le déjeuner fut bien triste et il s'était produit comme un refroidissement vis-à-vis de Boule de suif, î car la nuit, qui porte conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à cette fil!e, I maintenant, de n'avoir pas été trouver secrètement le s Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne sur? prise à ses compagnons. Quoi de plus simple ? Qui l'eûtsu d'aillerrs?Elleauraitpu sauver les apparences Ç en faisant dire à l'oflicier qu'elle prenait en pitié leur détresse. Pour elle ça avait si peu d'importance!

Mais personne n'avouait encore ces pensées.

V Dans l'après-midi, comme on s'ennuyait à périr, l'£ le comte proposa de faire une promenade aux aleng tours du village. Chacun s'enveloppa avec soin et la petite société partit, à l'exception de Gornudet, qui h r préférait rester près du feu, et des bonnes sœurs, qui l passaient leurs journées dans l'église ou chez le m, r curé.


Le froid, plus intense do iouren iour.nin.» '1

~i~R- ,'1 q ~E~i lorsque la campagne se découvrit, elle leu,' appa!'lJt si ii gSSSSKSS j que tout le monde ¡,USSltôt retourna, 1 ¿lme glace" et fi le CŒur serré, il Le* quatre femmes marchaient devant les trois 1 hommes suivaient, un peu derrière ji

Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout «» à coup M cette «garce-là » allait les fai e re ( PU g- ji temps encore dans un pareil endroit. Le eu- e ou" jours courtois, lit qu'on ne pouvait exiger d'une 1 ¡ SSÎSâSSS I H d'elle-même. M. Carre-Lamatton remarqua que si les Français faisaient, comme il en (~tait qtie,tioi). un .j retour offensif par l'-eppe, la rencontre ne

avoir lieu qu'à Tôtes. Cette réflexion rendi le~3 deux

autres soucieux. --«Si ,“ se sauvait à pied, » dit

Loisean. Le comte haussa les épaules Y songez~

vous, dans cette neige ? -ivcc nos femriies? ],"t puis

nous serions tout de suite poursuivis, pcs en dix i

minutes, ~P'-––––s à la merci des sol- 1 dats. C'était vrai on se tut •>

Les dames pal'laient toilette; ruais une CCl'taillè col)-

trainte semblait les désunir. Tout à coup, au bout de la rue, l'officier parut Sur i la neige qui fermait l'horizon il profilai sa grande' ,< j ~?;=~= éc~rt~s, de ce mouvemc~t partlcuher aux nJlhlalr!'s 'j~nl. qUI s elfol'Cent de ne pomt maculer leurs hol.!es SOI- .¡(.¡¡if: « s'inclina en passant près des dames, et regarda M


^j,;nn/>,K<imMt Ip.s hommes aui eurent, du reste, la

dédaigneusement les hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne se point découvrir, bien que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure.

Boule de suif était devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois femmes mariées ressentaient une grande humiliation d'être ainsi rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait si cavalièrement traitée.

Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mmc Cirré-Lamadon, qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, trouvait celui-là pas mal du tout; elle regrettait même qu'il ne fût pas Français, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes assurément raffoleraient. Une fois rentrés; on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent même échangées à, propos de choses insign'îlantes. Te dîner silencieux dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le temps.

On descendit le lenden ain avec des visages fatigués et des cœurs exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de suif.

Une cloche tinta. C'était pour un japtême. La grosse fille avait un enfant élevé chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensée de celui qu'on allait baptiser lui jeta au cœur une tendresse subite et violente pour le sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie.

Aussitôt qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha les chaises, car on sentait bien qu'à la fin il fallait décider quelque chose. Loiseau eut ut e inspiration il était d'avis de proposer àl'officier


>ule de suif toute seille. et de bù«»» ,““_

(JC garder Boule de suif toutd~ seroc, et de lai'iser par- tir ™er'edeSUif'0Ul''Seill^tde

M. Follenvie se chargea encore de la commission,

mais il redescendit presclrlc aussitôt. qu' ~^>t la nature humaine, l'avait n,is à la ë Il prétendait retenir tou1 le monde tant que son dés~r ` ne serait pas satisfait.

Alors 'C l""l'él!!fni populacier de M- Loiseau ( 1 "“ Nous a"°"s I«»"-tar.tpas mourir ,1e vieil- i lesse ici. Puisque c'est ““̃. à celte gueuse, I le faire ça avec tous les je trouve ,,“•» le

n a pas le droit de refuser -,̃““ plutôt quc ,“ C Je vous demande un peu, fa a pris tout ce qu'elle a trouvé dans Rouen, mtoe fl,, cod]m oui, «^ i le cocher de la préfecture Je le sais bien, moi, il achètt~ son vin à la xclaison. Et aujonrd'hui qu'il s agit nous t.r..rembarras, elle fait la mijaurée cette mon-euse Moi, je trouveq.nl second, i, très bien, cet officier. II est peut-être p,i depuis Ion^ temps; et nous étions là trois (iu>il aurait s™* <io'uo préférées. M. non, il se contente de celle à tout le monde. Il -especle les femmes mariées, s»™" i donc, il est le .aître. Il nWitau'à dire: Je veJx! i et il pouvait nous preuirc de force avec ses soldats. ),

Les deux femmes eurent un petit frisson. Les veux

de la jolie M™ Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se sentait prise dP i ~j force par l'officier.

Les hommes, qui discutaient à l'écart, so rappro-

chèrent. Loiseau, furibond, voulait livrer « cette misé- '1 rable» pieds et poings liés à l'ennemi. Mais le comte, I issu de trois générations d'ambassadeurs,. ît doué d'un i ?


j î^ys.que de diplomate, était partisan de l'habileté

fi(< ïl faudrait la décider, » – dit-il.

i. Alors on conspira.

1 Les femmes se serrèrent, le ton de la voix futbais*é

et la discussion devini générale, chacun donnant son

$ avis. C'était fort convenable du reste. Ces dames sur-

I tout trouvaient des délicatesses de tournures, des

subti ités d'expression charmantes, pour dire leschoses

f les plus scabreuses. Un étranger n'aurait rien com-

pris t;,nt les précautions du langage étaient observées.

Mais la légère tranche de pudeur dont est bardée

toute femme du monde ne recouvrant que la surface

elles s'épanouissaient cans cette aventure polissonne

s'amusaient follement au fond, se sentant dans leur

I élément, tripotant de l'amour avec la sensualité d'un

.r:. cuisinier gourmand qui prépare le souper d'un e autre.

[ La gaieté revenait d'elle-même, tant l'histoire leur | semblait drôle à la fin. Le comte trouva des plaisanE teries un peu risquées, mais si bien dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et j la pensée brutalement exprimée par sa femme domi-

naît tous les esprits « Puisque c'est son métier à

celte fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu'an

autre?» La gentille M- Carré-Lamadon semblait

même penser qu'à sa place elle refuserait celui-là

moins qu'un autre.

On prépara longuement le blocus, comme peur

une forteresse investie. Chacun convint du rôle qu'il

jouerait, des arguments dont il s'appuierait, des ma-

ouvres qu'il devrait exécuter. On régla le plan des

attaques, les ruses à employer, et les surprises de


pour forcer cette citariplip m^i,, ““

assaut, pour forcer cette citadelle vivante à recevoir

f 1 ennemi dans la place.

f Gornudet cependant restait à l'écart, complètement ;l I étranger à cette affaire. I Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on ï I n entendit point rentrer Boule de suif. Mais le comte [' I souffla un léger « chut » qui fit relever tous les 1J I yeux. Elle était là. On se tut brusquement, et un cor- $ I tain embarras empocha d'abord de lui parler 1 a ïi comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicités 1 des salons, l'interrogea: «Était-ce amusant, ce ¡ | baptême?» || f La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les !| 1 figures, et les attitudes, et aspect même de l'église î! Elle ajouta « C'est si bon de prier quelque- .][ ¡; » i Cependant, jusqu'au déjeuner, ces dames se conlen- V< tèrent d'être aimables avec elle, pour augmenter sa H confiance et sa docilité à leurs conseils. j j Aussitôt à table, on commença les approches. Ce j fut d'abord une conversation vague sur le dévoue- 4 ment. On cita des exemples anciens Judith et Holo- v'j t pherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, 1 Gléopâtre faisant passer par sa couche tous les gêné- i raux ennemis, et les y réduisant à des servilités d'es- 'i- » clave. Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose U dans 1 imagination de ces millionnaires ignorants où i

les crtoyennes de Home allaient endormir à Capoue i Anmbal entre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants,

et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, lait de leur > corps un champ de bataille, un moyen de dominer M- «ne arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques S J


des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chastet

aes êtres nideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté,

à la vengeance et au dévouement.

On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s'était laissé inoculer une horv rible et contagieuse maladie pour la transmettre à ̃ Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à l'heure (tu rendez-vous fatal.

Et tout cela s'était raconté d'une façon convenable

et modérée, où pa rfois éclatait un enthousiasme voulu

propre à exciter V îmulation.

On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la | femme, ici-bas, était un perpétuel sacrifice de sa perj. sonne, un abando continu aux caprices des solda-

r tesques.

Les deux bonnes sœurs ne semblaient point enten-

ç dre, perdues en des pensées profondes. Boule de t suif ne disait rien.

Pendant toute l'après-midi on la laissa réfléchir.

Mais au lieu de l'appeler « madame comme on a"ah

t fait jusque-là, on lui disait simplement « mademoi-

selle », sans que personne sût bien pourquoi, comme

si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans

l'estime qu'elle avait escaladée, lui faire sentir sa situa-

tion honteuse.

f, Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie

reparut, répétant sa phrase de la veille « L'officier

| prussien fait demander à M»° Elisabeth Rousset si jf elle n'a point encore changé d'avis. »

BoLle de suif répondit sèchement « Non, mon-

| sieur.»

\l Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois

phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs

[ pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait j i 1


rien, quand la comtesse, sans préméditation peut- être, éprouvant un vague besoin de rendre hommave 1 à la Religion, interrogea la plus Agée des bonnes sœurs sur les grands faits de la vie des saints. Or beaucoup 1* avaient commis des actes qui seraient des crimes à i nos yeux; mais l'Eglise absout sans peine ces forfaits B

quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, on v

pour le bien du prochain. C'était un argument pus- )\

sant; la comtesse en profita. Alors, soit par une de ji ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où V excelle quiconque porte un habit ecclésiastique, soit

simplement par l'effet d'une inintelligence heureuse

d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta i) à la conspiration un formidable appui. On la croyiit >i

timide, elle se montra hardie, 'verbeuse, violente. i]

Celle-là n'était pas troublée par les tâtonnements de U

la casuistique; sa doctrine semblait une barre de 1er;

sa foi n'hésitait jamais; sa conscience n'avait point de ? scrupules. Elle trouvait tout simple le sacrifice U

d'Abraham, car elie aurait immédiatement tué père

et mère sur un ordre venu d'en haut; et rien à son

avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention 1

était louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité

sacrée de sa complice inattendue, lri fit faire comme

une paraphrase édifiante de cet axiome de morale

« La fin justifie ies moyens. » j Elle l'interrogeait. j|

« Alors, ma sœur, vous pensez que Dieu accepte

toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est |

pur. { Qui pourrait en douter, madame? Une action H blâmable en soi devient souvent méritoire par la

pensée qui l'inspire. a ;M ~,r;4


Et elles continuaient ainsi, démêlant les volantes de Dieu, prévoyant ses décisions, le faisant s'intéresser à des choses qui, vraiment, ne le regardaient guère. Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la sain! 8 fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, ia femme aux. chapelets pendants pirla des maisons de son ordre, de sa supérieure, d'elle-même, et de sa mignonne voisine la chère sœur Saint-Nicéphore. On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles étaient arrêtées e^\ route par les caprices de ce Prussien, un grand nombra de Français pouvaient mourir qu'elles auraient sauvés peut-être C'était sa spécialité, à elle, de soigner les militaires; elle avait été en Crimée, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans les remous des batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards indisciplinés; une vraie bonne sœur Rantan-plan dont la figure ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des dévastations de la guerre.

Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait excellent.

Aussitôt le repas terminé on remonta bien vite dans les chambres pour ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinée.

Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine


̃W\ semée la veille le temps de germer et de pousser ses 'M fruits. S La comtesse proposa de faire une promenade dans 1 ̃ l'après-midi, alors le comte, comme il était convenu, 1 ̃ prit le bras de Boule de suif, et demeura derrière les t

9 autres, avec elle. r m II lui parla de ce ton familier, paternel, un peu j 9 dédaigneux, que les hommes posés emploient avec 'j

̃ les filles, l'appelant « ma chère enfant », la traitant ,}

| du haut de sa position sociale, de son honorabilité 1 M indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la ques- j M tion ¡

Wf « Donc vous préférez nous laisser ici, exposés B comme vous-même à toutes les violences qui sui- ̃ vraient un échec des troupes prussiennes, plutôt que

de consentir à une de ces complaisances que vous avez Y

I eues si souvent en votre vie. » i,

Boule de suif ne répondit rien. ̃[ Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par ? les sentiments. Il sut rester « monsieur le comte », ̃)

tout en se montrant galant qnand il le fallut, compli- menteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'clle

leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis sou-

dam, la tutoyant gaiement « Et tu sais, ma chère,

il pourrait se vanter d'avoir goûté d'une jolie fille

comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son

pays. »

Boule de suif ne répondit mis et rejoignit la

société. X"TTv; TN

Aussitôt rentrée, el^a&nta chez et ne reparut t { plus. L'inquiétude étiiÊ'eattrôme.^Qu'Wlkit-elle faire ? ï plus. L'inquiétude ét~~it. ~x\r.im~¡'Q, U~l,. it-elle faire?

Si elle résistait, quelleinbaJra^! £ j J £

t L'heure du dîner Nsetona; on l'attendit en vain. «


M. Follenvie, entrant alors, annonça que MUe Rousset se sentait indisposée, et qu'on pouvait se mettre à table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte l; s'approcha de l'aubergiste, et, tout bas « Ça y est? » « Oui. » Par convenance, il ne dit rien à ses compagnons, ir ais il leur fit seulement un léger signe de la tête. Ai.ssitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria « Saperlipopette je paye du champagne si l'on en trouve dans l'établissement; » et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron -evint avec quatre bouteilles aux j mains. Chacun était devenu subitement commu nicatif et bruyant; une joie égrillarde emplissait les cœurs. Le comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Larnadon était charmante le manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut vive, enjouée, |, pleine de traits.

j Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les j bras, hurla « Silence » -Tout le monde se tut, f surpris, presque effrayé déjà. Alors il tendit l'oreille M ¡ en faisant « Chut » des deux mains, leva les yeux vers le plafônd, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix r naturelle « Rassurez-vous, tout va bien. »

1. On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire

passa.

j Au bout d'un quart d'heure il recommença la j même farce, la renouvela souvent dans la soirée; et ] il faisait semblant d'interpeller quelqu'un à l'étage :j- au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens :k puisés dans son esprit de commis voyageur. Par mo,J ments il prenait un air triste pour soupirer « Pauvre, ,1: fille; » ou bien il murmurait entre ses dents d'un


air rageur « Gueux de Prussien, va » Quelquefois, au moment où l'on n'y songeait plus, il poussait d'une voix vibrante plusieurs « Assez! r assez » et ajoutait, comme se parlant 5. luimême « Pourvu que nous la revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le misérable! »

Bien que ces plaisanteries fussent d'un goût déplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l'indignation dépend des milieux comme le reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu créée autour d'eux était chargée de pensées grivoises.

Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et discrètes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui conservait rnême en ses écarts sa grande apparence de gravité, trouva une comparaison fort goûtée sur îa fin des hivernages au pôle et la joie des naufragés qui voient s'ouvrir une route vers le sud.

Loiseau, lancé, se leva, un verre de champagne à la main – « Je bois à notre délivrance » Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux bonnes sœurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais goûté. Elies déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, mais que c'était plus fin cependant.

Loiseau résuma la situation.

« C'est malheureux de ne pas avoir piano parce qu'on pourrait pincer un quadrille. » Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un gesie; il paraissait même plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d'un geste furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin,


vpk minuit p.nmmo ni\ iillnil aa e^naivir» I nie.)

vers minuit, comme on allait, se séparer, Loiseau qui

titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit en

£ bredouillant « Vous n'êtes pas farce, vous, ce soir;

vous ne dites rien, citoyen ? ̃> Mais Cornudet releva

:<: brusquement la tête, et parcourant la société d'un regard luisant et terrible « Je vous dis à tous que

vous venez de faire une infamie! » 11 se leva, gagna

\l la porte, répéta encore une fois « Une infamie! » et s. disparut.

i Cela jeta un froid d abord. Loiseau interloqué res-

É,; tait bête; mais il reprit son aplomb, puis, tout à coup,

se tordit en répétant « Ils sont trop verts, mon

vieux, ils sont trop verts. » Comme on ne com-

prenait pas, il raconta les « mystères du corridor ».

Alors il y eut une reprise de gaieté formidable. Ces

a dames s'amusaient comme des folles. Le comte et

M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne

pouvaient croire.

« Comment. Vous êtes sûr? Il voulait.

Je vous dis que je l'ai vu.

`; Et, elle a refusé.

Parce que le Prussien était dans la chambre à

[ côté.

Pas possible ?

Je Vous le jure. »

Le comte étouffait. L'industriel se comprimait le

ventre à deux mains. Loiseau continuait

« Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas

drôle, mais pas du tout. »

l Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés,

l toussant.

On se sépara îà-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était

de la nature des horties, fit remarquer à son mari,

??'

.i


̃ au moment où ils se couchaient, que « cette chipie » ̃ de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée: ̃ « Tu sais, xos femmes, quand ça en lient pour l'unĩ forme, qu'il soit Français ou bien Prussien ça leur ̃ est, ma foi, bien égal. Si ce n'est pas une pitié, Seĩ gneur Dieu »

̃ ,Et toute la nuit, dans l'obscurité du corridor coũ rurent comme des frémissements, des nruils légers, à I peine sensibles, pareils à des souffles, des effleure I ments de pieds nus, d'imperceptibles craquements. I Et l'on ne dormit que très tard, assurément, car des I filets de lumière glissèrent longtemps sous les portes. I Le champagne a de ces effets-là; i! trouble, dit-on, le I sommeil.

Le lendemain, un clair soleil d niver rendait la neige éblouissante. La diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes éoaisses, a-vec un œil rosé, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fui. ant qu'ils éparpillaient.

Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage.

On n'attendait plus que Boule de suif. Elle parut. Elle semblait un peu troublée, honteuse; et elle s'avança timidement vers ses compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se détournèrent comme s'ils ne l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras de sa femme et l'éloigna de ce contact impur. La grosse fille s'arrêta, stupéfaite; alors, ramassant fi


tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d'un « bonjour, madame » humblement murmuré. L'autre fit de la tMe seule un petit salut impertinent qu'elle accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait affairé, et l'on se tenait loin d'elle ccmmosi elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle arriva seule, la cernière, et reprit en silence la place qu'elle avait occupée pendant la première jpartie de la route.

On semblait ne pas a voir, ne pas la connaître mais Mm» Loiseau, la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à jon mari « Heureusement que je ne suis pas à côté d'elle. »

La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença.

On ne parla point d'abord. Boule de suif n'osait p*.s lever les yeux. Elle se sentait en même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d'avoir cédé, souillée par les baisers de ce Prussien entre les bra.s duquel on l'avait hypocritement jetée. Mais la comtesse, se tournant vers Mme CarréLamadon, rompit bientôt ce pénible silence. « Vous connaissez, je crois, Mmi d'Étrelles ? Oui, c'est une de mes amies.

Quelle charmante femme

Ravissante l j Une vraie nature d'élite, fort in- struite d'ailleurs, et artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante à ravir et dessine dans la perfection. » Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait « Coupon– échéance prime –à terme. » Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de


l'auberge engraissé par cinq ans de frottement sur les

tables mal essuyées, attaqua un bésigue avec sa femme.

Les bonnes sœurs prirent h. leur ceinture le Ion» 1

rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se mirent à remuer I) vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur ij vague murmure comme pour une course à'oremus- !] et de temps en temps elles baissent une médaille, H se signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottement rapide et continu. Cornudet songeait, immobile.

Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa

ses cartes « il fait faim », dit-il.

Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle

fit sortir un morceau de veau froid. Elle le découpa 1

proprement par tranches minces et fermes, et tous

deux se mirent à manger.

« Si nous en faisions autant, » – dit la comtesse.

On y consentit et elle déballa les provisions préparées

pour les deux ménages. C'était, dans un de ces vases

allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence,

pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous,'

une charcuterie succulente, où de blanches rivières

de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée

à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de

gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé

« faits divers sur sa pâte onctueuse.

Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de ? saucisson qui sentait l'ail; et Cornudet, plongeant les < deux mains en même temps dans les vastes poches de

son paletot sac, tira de l'une quatre œufs durs et de

l'autre le crouton d'un pain. Il détacha la coque, la

jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à

5

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y, 't 'i,

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même les œufs, faisant tomber sur sa vase

I v°~ même les oeufs, faisant tomber sur sa vase barbe ï\ des parcelles de jaune clair qui semblaient, la dedans, f\ des étoiles.

£ Boule de suif, dans la bilte et l'effarement de son jfc lever, n'avait pu songer à. rien; et elle regardait, w exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui man-

geaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa ` d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur r fait avec un flot d'injures qui lui montait aux lèvres;

mais elle ne pouvait pas parler tant l'exaspération

l'étranglait.

S Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle

se sentait noyée dans le mépris de ces gredins hon-

nêtes qui l'avaient sacrifiée d'abord, rejetée ensuite,

comme une chose malpropre et inutile. Alors elle

songea à son grand panier tout plein de bonnes

choses qu'ils avaient goulûment dévorées, à ses deux

poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à

ses quatre bouteilles de bordeaux; et sa fureur tom-

bant soudain, comme une corde trop tendue qui casse,

elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terri-

bles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants,

mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses

paupières, et bientôt deux grosses larmes oe déta-

chant des yeux roulèrent lentement sur ses joues.

D'autres les suivirent plus rapides, coulant commîtes

gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant

régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine.

Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et

i pâle, espérant qu'on ne la verrait pas.

| Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari f d'un signe. Il haussa les épaules comme pour dire

« Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute. » Mmc Loi-

<


n rire muet de triomphe et murmura

seau eut un rire muet de triomphe et murmura « Elle pleure sa honte. »

Lesdeux bonnes sœurs s'étaient remises à prieraprês i

avoir roulé dans un papier le reste de leur saucisson, j Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses

longues jambes sous la banquette d'en face, se ren- .] versa, croisa, ses bras, sourit comme un homme qui 1 vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter I la Marseillaise.

Toutes les figures se rembrunirent. Le chant popu. laire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l'air prôts à I hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie. 11 s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles Amour sacré de la patrie, Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,

Liberté, liberté chérie,

Combats avec tes défenseurs

On fuyait plus vite, la neige étant plus dure; et jus- qu'à Dieppe, pendant les iongues heures mornes du ,-j voyage, à travers les cahots du chemiïï, par Ja nuit '] tombante, puis dans l'obscurité profonde de la voi- ture, il continua, avec une obstination féroce, son sifiiement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque parole qu ils appliquaient sur chaque mesure.

Et Boule de suif pleurait toujours; et parfois un p sanglot qu'elle n'avait pu retenir passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.

––

>;



SAC AU DOS

PAR

J. K. HUYSMANS



SAC AU DOS

Aussitôt que j'eus achevé mes études, mes parents | '( jugèrent utile de nie faire comparoir devant une table '] Rhabillée de drap vert et surmontée de bustes de vieux "v ̃ messieurs qui s'inquiétèrent de savoir si j'avais appris ) sr assez de langue morte pour être promu au grade de

bachelier.

i. L'épreuve fut satisfaisante. Un dîner tout i'ar- i rière-ban de ma famille fut convoqué, célébra mes i

succès, s'inquiéta de mon avenir, et résolut enfin que ,j [ je ferais mon droit. N

Je passai tant bien que mal le premier examen et >

je mangeai l'argent de mes inscriptions de deuxième

année avec une blonde qui prétendait avoir de l'affec-

tion pour moi, à certaines heures. j\ `~ Je. fréquentai assidûment le quartier latin et j'y J j ~i appris beaucoup de choses, entre autres à m'inté-

resser à des étudiants qui crachaient, tous les soirs,

dans des bocks, leurs idées sur la politique, puis à fc

I goûter aux œuvres de Georges Sand et de Heine, Jl

I d'Edgard Quinet et d'îfenri Mürger £ I*1 La puberté de la sottise m'était venue. Ai


f.Plîl f^HPÏl VklPr» lin on in miYnioonïo nnn A »^

| Cela dura bien un an je mûrissais peu à peu, les luttes électorales de la fin de l'Empire me laissèrent froid; je n'étais le fils ni d un sénateur ni d'un proiv scrit, je n'avais qu'à suivresous n'importe quel régime les traditions de médiocrité et de misère depuis long1 temps adoptées par na famille.

Le droit ne me plaisait guère. Je pensais que le | Code avait été mal rédigé exprès pour fournir à cerj taines gens l'occasion d'ergoter, à perte de vue, sur ses moindres mots; aujourd'hui encore, il me semble i qu'une phrase clairement écrite ne peut raisonnablement comporter des interprétations aussi diverses. I `; Je me sondais, cherchant un état que je pusse embrasser sans trop de dégoût, quand feu l'Empereur m'en trouva un il me fit soldat de par la maladresse 1 de sa politique.

| a~ La guerre avec la Prusse éclata. A vrai dire, je ne |' compris pas les motifs qui rendaient nécessaires ces j boucheries d'armées. Je n'éprouvais ni le besoin de j!' tuer les autres, ni celui de me faire tuer par eux. |J Quoi qu'il en fût, incorporé dans la garde mobile de la \{ Seine, je reçus l'ordre, après être allé chercher une | vêture et des godillots, de passer chez un perruquier 1 et de me trouver à sept heures du soir à la caserne do [ la rue de Lourcine.

Je fus exact au rendez-vous. Après l'appel des noms, une partie du régiment se jeta sur les portes et ̃ emplit h rue. Alors la chaussée houla et les zincs >ln furent pleins.

Pressés les uns contre les autres, des ouvriers en J sarrau, des ouvrières en haillons, des soldats sanglés et guêtres, sans armes, scandaient, avec le cliquetis ̃ des verres, la Marseillaise qu'ils s'époumonnaient à


SAC AU DOS. lit t ùffés de képis d'une profondeur in-

̃ chanter faux. Coiffés de képis d'une profondeur inI croyable et ornés de visières d'aveugles et de cocardes ̃ tricolores en fer-blanc, affublés d'une jaquette d'un ̃ bleu noir avec col et parements garance, culottes ̃ d'un pantalon bleu de lin traversé d'une bande rouge, B les mobiles de la Seine hurlaient à la lune avant que I d'aller faire la conquête de la Prusse. C'était un hour̃ vari assourdissant chez les mastroquets, un vacarme de verres, de bidons, de cris, coupé, ça et la, par le grincement des fenêtres que le vent battait. Soudain un roulement de tambour couvrit toutes ces clameurs. Une nouvelle colonne sortait de la caserne; alors ce fut une noce, une godaille indescriptible. Ceux dejs soldats qui buvaient dans les boutiques s'élancèrent dehors, suivis de leurs parents et de leurs amis qui se disputaient l'honneur de porter leur sac; les rangs étaient rompus, c'était un pôle-môle de militaires et de bourgeois; des mères pleuraient, des pères plus calmes suaient le vin, des enfants sautaient de joie et braillaient, de toute leur voix aiguë, de chansons patriotiques 1

On traversa tout Paris à la débandade, à la lueur des éclairs qui flagellaient de blancs zigzags les nuages en tumulte. La chaleur était écrasante, le sac était lourd, on buvait à chaque coin de rue, on arriva enfin à la gare d'Aubervilliers. Il y eut un moment de silence rompu par des bruits de sanglots, dominés encore par une hurlée de Marseillaise, puis on nous empila comme des bestiaux dans des wagons. «Bonsoir, J u les à bientôt! sois raisonnable écris-moi surtout!» On se serra la main une dernière fois, le train siffla, nous avions quitté la gare.

Nous étions bien une pelletée de cinquante hommes ̃nKttHUMMHMraMv^


dans la boîte qui nous roulait. Quelques-uns pleuraient à grosses gouttes, hués par d'autres qui, soûls perdus, plantaient des chandelles allumées dans leur pain de munition et gueulaient à tue-tête « AbasBadinguet et vive Rochsfort » Plusieurs, à l'écart dans un coin, regardaient, silencieux et mornes, ie plancher qui trépidait dans la poussière. Tout à coup le convoi fait halte, –je descends. -Nuit complète, minuit vingt-cinq minutes.

De tous côtés, s'étendent des champs, et au loin, éclairés par les feus saccadés des éclairs, une maisonnette, un arbre, lessinent leur silhouette sur un ciel gonflé d'orage. On n'entend que le grondement de la machine dont les gerbes d'étincelles filant du tuyau s'éparpillent comme un bouquet d'artifice le long du train. Tout le monde descend, remonte jusqu'à la locomotive qui grandit dans la nuit et devient immense. L'arrêt dura bien deux heures. Les disques flambaient rouges, le mécanicien attendait qu'ils tournassent. Ils redevinrent blancs; nous remontons dans les wagons, mais un homme qui arrive en courant et en agitant une lanterne, dit quelques mots au conducteur qui recule tout de suite j usqu'à une voie de garage où nous reprenons notre immobilité. Nous ne savions, ni les uns ni les autres, où nous é ions. Je redescends de voiture et, assis sur un talus, je grignotais ur, morceau de pain et buvais un coup, quand un vacarme d'ouragan souffla au loin, s'approcha, hurlant et crachant des flammes, et un interminable train d'artillerie passa à toute vapeur, char-riant des chevaux, des hommes, des canons dont les cous de hronze étincelaient dans un tumulte de lumières. Cinq minutes après, nous reprîmes notre .wr~~


SAC AU DOS. 113 ̃ tnrnrwnruiii non /îne lioUnt* /1a »\1iip ai\

1/ U1UV1 V>i* t 10.

I marche lente, interrompue par des haltes de plus en j! I plus longues. Le jour finit par se lever et, penché la j

I portière du wagon, fatigué par les secousses de la j nuit, je regarde la campagne qui nous environne j-

une enfilade de plaines crayeuses et fermant l'horizon, une bande d'un vert pâle comme celui des turquoises j<

malades, un pays plat, triste, grêle, la Champagne j

pouilleuse

Peu à peu le soleil s'allume, nous roulions tou- jours nous finîmes pourtant bien par arriver! Partis \i

le soir à huit heures, nous étions rendus le lendemain <

à trois heures de l'après-midi à Chalons. Deux mobiles

étaient restés en route, l'un qui avait piqué une tète I1

du haut d'un wagon dans une rivière; l'autre qui

s'était brisé la tête au rebord d'un pont. Le reste,

après avoir pillé les cahutes et les jardins rencontrés

sur la route, aux stations du train, baillait, les lèvres

bouffies de vin et les yeux gros, ou bien jouait, se

jetant d'un bout de la voiture à l'autre des tiges d'ar- bustes et des cages à poulets qu'ils avaient volés.

Le débarquement s'opéra avec le môme ordre que

le départ. Rien n'était prêt ni cantine, ni paille,

ni manteaux, ni armes, rien, absolument rien.

Des tentes seulement pleines de fumier et de poux, ̃{

quittées à l'instant par des troupes parties a la fron-

tière. Trois jours durant, nous vécûmes au hasard de

Mourmelon, mangeant un cervelas un jour, buvantun

bol de café au lait un autre, exploités à outrance par

les habitants, couchant n'importe comment, sans ï

paille et sans couverture. Tout cela n'était vraiment |

pas fait pour nous engager à prendre goût an métier j qu'on nous infligeait. j

Une fois installées, les compagnies se scindèrent; ts

10. -là'


les ouvriers s'en furent dans les tentes habitées

? les ouvriers s'en furent dans les tentes habitées par [ leurs semblables, et les bourgeois firent de môme. j" La tente où je me trouvais n'était pas mal composée, [, car nous étions parvenus à expulser, à la force des [' litres, deux gaillards dont la puanteur de pieds native s'aggravait d'une incurie prolongée et voiontaire.

Un jour ou decx s'écoulent; on r.ous faisait monter la garde fvec des piquets, nous buvions beaucoup d'eau-de-vie, et les claquedents de Mourmelon étaient sans cesse pleins, quand subitement Canrobert nous passe en revue sur le front de bandière. Je le vois encore, sur un grand cheval, courbé en deux sur la selle, les cheveux au vent, les moustaches cirées dans un visage blême. Une révolte éclate. Privés de tout, et mal convaincus par ce maréchal que nous ne manquions de rien, nous beuglâmes en chœur, lorsqu'il parla de réprimer par la force nos plaintes: « Ran, plan, plan! cent mille hommes par terre, à Paris! à Paris! »

I Canrobert devint livide et il cria, en plantant son

v cheval au milieu de nous Chapeau bas devant un maréchal de France! 1 De nouvelles huées pat tirent l'; des rangs; alors tournant bride, suivi de son étatj major en déroute, il nous menaça du doigt, s il .ant entre ses dents serrées Vous me le payerez cher, ;r messieurs les Parisiens î

n Deux jours après cet épisode, l'eau glaciale du camp | me rendit tellement malade que je dus entrer d'ur| 8ence à l'hôpital. Je boucle mon sac après la visite 1 du médecin, et sous la garde d'un caporal me voilà l :n. parti clopin-clopant, traînant la jambe et suant sous mon harnais. L'hôpital regorgeait de monde, on me j(; renvoie. Je vais alors à l'une des ambulances les plus


voisines, un lit restait vide, je suis admis. Je dépose enfin mon sac, et en attendant que le major m'interdise de bouger, je vais me promener dans le petit jardin qui relie le corps des bâtiments. So.idain surgit d'une porte un homme à la barbe hérissée et aux yeux glauques. Il plante ses mains dans .les poches d'une longue robe couleur de cachou et me crie du plus loin qu'il m'aperçoit

Eh l'homme qu'est-ce que vous foulez à? Je m'approche, je lui explique le motif qui m'amène. Il secoue les bras et hurle

– Rentrez vous n'aurez le droit de vous promener dans le jardin que lorsqu'on vous aura donné un costume.

Je rentre dans la salle, un infirmier arrive et m'apporte une capote, un pantalon, des savates et un bonnet. Je me regarde ainsi fagoté dans ma petite glace. I Quelle figure et quel accoutrement, bon Dieu avec mes yeux culottés et mon teint hâve, avec mes cheveux coupés ras et mon nez dont les bosses luisent, avec ma grande robe gris-sotiris, ma culotte d'un roux pisseux, mes savates immenses et sans talons, mon bonnet de coton gigantesque, je suis prodigieusement laid. Je ne puis m'empêcher de rire..Je tourne la tôte du côté de mon voisin de lit, un grand garçon au type juif, qui crayonne mon portrait sur un calepin. Nous devenons tout de suite amis; je lui dis m'appeler I Eugène Lbjantel, il me répond se noumier Francis Émonot. Nous connaissons l'un et l'autre tel et tel peintre, nous entamons des discussions d'esthétique et oublions nos infortunes. Le soir arrive, on nous distribue un plat de bouilli perlé de noir par quelques lentilles, on nous verse a pleins verres du coco


116 LES SOIRÉES DE MÉDAN. clairet et je me déshabille, ravi de m 'étend i

clairet et je me déshabille, ravi de m'étendre dans un lit sans garder mes hardes et mes bottes.

Le lendemain matin je suis réveillé vers six heures par un grand fracas de porte et par des éclats de voix. Je me mets sur mon séant, je me frotte les yeux et j'aperçois le monsitur de la veille, toujours vêtu de sa houppelande couleur de cachou, qui s'avance majestueux, suivi d'u cortège d'infirmiers. C'était le major.

A peine entré, il roule de droite à gauche et do gaucho à droite ses yeux d'un vert morne, enfonce ses mains dans ses poches et braille

Numéro i, munir j ta jambe. ta sale jambe. Eh elle va mal, cette jambe, cette plaie coule comme une fontaine; lotion d'eau blanche, charpie, demiration, bonne tisane de réglisse.

Numéro 2, montre ta gorge. ta sale gorge. Elle va de plus en plus mal cette gorge; on lui coupera demain les amygdales.

Mais, docteur.

-Eh je ne te demande rien, à toi si tu dis un mot, je te fous à la diète.

Mais enfin.

Vous fouterez cet, homme à la diète. Écrivez diète, gargarisme, bonne tisane de réglisse. Il passa ainsi la revue des malades, prescrivant à tous, vénériens et blessés, fiévreux et dysentériques, sa bonne tisane de réglisse.

II arriva devant moi, me dévisageu, m'arracha les couvertures, me bourra le ventre de jups de poing, m'ordonna de l'eau albuminée, l'inévitable tisane et sortit, reniflant et traînant les pieds.

La vie étai. difficile avec les gens qui nous entou-


I raient. Nous étions vingt et un dans la chambrée. À

I ma gauche couchait mon ami, le peintre, a ma droite

̃ un grand diable de clairon, grêlé comme un dé à

coudre et jaune comme un verre de bile. Il cumulait

deux professions, celle de savetier pendant le jour et

celle de souteneur de filles pendant la nuit. C'était,

au demeurant,, un garçon cocasse, qui gambadait sur

la tète, sur les mains, vous racontant le plus naïve-

ment du monde la façon dont il activait à coups de

souliers le travail de ses marmites, ou bien qui enton-

nait d'une voix touchante des chansons sentimen-

tales

Je n'ai gardé dans mon mallieur-heur,

Que 1'umitié d'une hirondelle!

Je conquis ses bonnes grâces en lui donnant vingt

sous pour acheter un litre, et bien nous prit de n'être

pas mal avec lui, car le reste de la chambrée, compo-

sée en partie de procureurs de la rue Maubuée, était

fort disposé à nous chercher noise.

Un soir, entre autres, le 15 août, Francis Emonot

menaça de giffler deux hommes qui lui avaient pris

une serviette. Ce fut un charivari formidable dans le

dortoir. Les injures pleuvaf<cnt, nous étions traites de

« roule-en-cul et de duchesses». Etant deux contre

dix-neuf, nous avions la chance de recevoir une

soigneuse rûclée quand le clairon intervint, prit à

part les plus acharnés, les amadoua et fît t rendre 'À^

l'objet volé. Pour fêler la réconciliation qui suivit t ^|b cette scène, Francis et moi nous donnâmes trois francs ||jf

chacun, et il fut entendu que le clairon, avec l'aide w

de ses camarades, tâcherait de se faufiler au dehors 1g

de l'ambulance et rapporterait de la viande et du vin. W


La lumière avait disparu à la fenêtre du maior

La lumière avait disparu à la fenêtre du major, le pharmacien éteignit enfin la sienne, nous rampons en dehors du fourré, examinons les alentours, prévenons les hommes qui se glissent le long des murs, ne rencontrent pas de sentinelles sur leur route, se font la courte-échelle et sautent dans la campagne. Uae heure après ils étaient de retour, chargés de victuailles ils nous les passent, rentrent avec nous dans le dortoir; nous supprimons les deux veilleuses, allumons des bouts de bougie par terre, et autour de mon lit, en chemise, nois formons le cercle. Nous avions absorbé trois ou quatre litres et dépecé la bonne moitié d'un gigotin, quand un énorme bruit de boti.es se fait entendre je souffle les bouts de bougie à coups de savate, chacun se sauve sous les lits. La porte s'ouvre, le major paraît, pousse un formidable Nom de Dieu 1 trébuche dans l'obscurité, sort et revient avec un falot et l'inévitable cortège des infirmiers. Je profite du moment de répit pour faire disparaître !es reliefs du festin; le major traverse an pas accéléré le dortoir, sacrant, menaçant de nous faire tous empoigner et coller au bloc.

Nous nous tordons de rire sous nos couvertures, des fanfares éclatent à l'autre bout du dortoir. Le major nous met tous à la diète, puis il s'en va, nous prévenait que nous connaîtrons dans quelques instants le bois dont il se chauffe.

Une fois parti nous nous esclaffons à qui mieux mieux; des roulements, des fusées de rire grondent et pétillent; le clairon fait la roue dans le dortoir, un de ses amis lui fait vis-à-vis, un troisième saute sur sa couche comme sur un tremplin et bondit et rebondit, les bras flottants, la chemise envolée; son voisin


SAC AU DOS. n«» triomphal; le major rentre brus-

I entame un cancan triomphal; le major rentre brusI quement, ordonne à quatre lignards qu'il amène d'empoigner les danseurs et nous annonce qu'il va rédiger un rapport et l'envoyer a qui de droit. Le calme est enfin rétabli; le lendemain nous faisons acheter des mangeailles par les infirmiers. Les jours s'écoulent sans autres incidents. Nous commencions à crever d'ennui dans cette ambulance, quand à cinq heures, un jour, le médecin se précipite dans la salle, nous ordonne de reprendre nos vêtements de troupier et de boucler nos sacs.

Nous apprenons, dix minutes après, que les Prussiens marchent sur Ghâlons.

Une morne stupeur règne dans la chambrée. Jusque-là nous ne nous doutions pas des événements qui se passaient. Nous avions appris la trop célèbre vietoire de Sarrebrück, nous ne nous attendions pris aux revers qui nous accablaient, Le major examine chaque homme; aucun n'est guéri, tout le monde a été trop longtemps gorgé d'eau de réglisse et privé de soins. II renvoie néanmoins dans leurs corps les moins malades et il ordonne aux autres de coucher tout habillés et le sac prêt.

Francis et moi nous étions au nombre de ces derniers. La journée se passe, la nuit se passe, rien, mais j'ai toujours la colique et je souffre enfin vers neuf heures du matin apparaît une longue file de cacolets conduits par de- tringlots. Nous grimpons à deux sur l'appareil. Francis et moi nous étions hissés sur le même mulet, seulement, comme le peintre était très gras et moi tr£i maigre, le système bascula; je montai dans les airs tandis qu'il descendait en bas sous la panse de la bote qui, tirée par devant, pous-


sée par derrière, gigolla et rua furieusement. Nous courions dans un mrbillon de poussière, aveuglés, ahuris, secouée, nous cramponnant à la barre du cacolet, fermant les yeux, riant et geignant. Nous arrivâmes à Chàlons plus morts que vifs; nous tombâmes comme un bétail harassé sur le sable, puis on nous empila dans des wagons et nous quittâmes la ville pour aller ot ?. personne ne le savait. Il faisait nuit; nous volions sur les rails. Les malades étaient sortis c es wagons et se promenaient sur les plates-fornu. La machine siffle, ralentit son vol et s'arrête dans une gare, celle de Reims, je suppose, mais je ne pourrais l'affirmer. Nous mourions de faim, l'Intendance n'avait oublié qu'une chose nous donner un pain pour la route. Je descends et j'aperçois un b iffet ouvert. J'y cours, mais d'autres m'avait nt devancé. On se battait alors que j'y ar rivai. Les uns s'empiraient de bouteilles, les autres de viandes, ceux-ci de pain, ceux-là de cigares. Affolé, furieux, le restaurateur défendait sa boutique à coups de broc. Poussé par leurs camarades qui venaient en bande, le premier rang des mobiles se rue sur le comptoir qui s'abat, entraînant dans sa chute le patron du buffet et ses garçons. Ce fut alors un pillage réglé tout y passa,- depuis les allumettes jusqu'aux cure-dents. Pendant ce temps une cloche sonne et le train part. Aucun de nous ne se dérange, et, tandis qu'assis sur la chaussée, j'explique au peintre que ses bronches travaillent, la contexture du sonnet, le train recule sur ses rails pour nous chercher.

Nous remontons dans nos compartiments, et nous passons la revue du butin conquis. A vrai dire, les mets étaient peu variés de la charcuterie, et rien


SAC AU DOS. 1-21 ulerie! Nous avions six rou, -Iles dp

J–. n

m que de la charcuterie Nous avions six rouelles de ̃ cervelas a une langue écarlalc, deux saucissons, ̃ une superbe tranche de mortadelle, une tranche au ̃ liséré d'argent, aux chairs d'un rouge sombre mur- j I brées de blanc, quatre litres de vin, une demi-bou- j K teille de cognac et des bouts de Nous j m, fichâmes les lumignons dans le col de nos gourdes Es qui se balancèrent, retenues aux parois du wa^on par j Bb: des pelles. C'était, par instants, quand le train sau- | M; tait sur les aiguilles des embranchements, une pluie r H de gouttes chaudes qui se figeaient presque aussitôt K en de Jarges plaques, mais nos habits en avaient vu i m bien d'autres Nous commençâmes immédiatement le repas qu'in terrompaient les allées et venues de ceux des ino- i biles qui, courant sur les marchepieds, tout le long ) du train, venaient frapper au carreau et nous de- mandaient à boire. Nous chantions à tue-tête, nous buvions, nous trinquions; jamais malades ne liront autant de bruit et ne ainsi sur un train en marche! On eût dit d'une Cour des Miracles rou- lante; les estropiés sautaient à pieds joints, ceux

dont les intestins brûlaient les arrosaient de lampées l de cognac, les bevgnes ouvraient les yeux, les fiévreux j cabriolaient, les gorges malades beuglaient et pin-

taient, c'était inouï l

Cette turbulence finit cependant par se calmer. Je profite de cet apaisement pour passer le nez à la fe- ¡

nêtre. Il n'y avait pas une étoile, pas même un bout i

de lune, le ciel et la terre ne semblaient faire qu'un, f

et dans Hte intensité d'un noir e clignotaient t. j comme des yeux de couleurs différentes des lanternes j attachées à la tôle des disques. Le mécanicien jetait


ses coups de sifflet, la machine fumait et vomissait sans relâche des flammèches. Je referme le carreau et je regarde mes compagnons. Les uns ronflaient les autres, gênés par les cahots du coffre, ronchonnaient et juraient, se retournant sans cesse, cherchant une place pour étendre leurs jambes, pour cale:? leur tôte qui vacillait à chaque secoure.

A force de les regarder, je commençais à m'assoupir, quand l'arrêt complet du train me réveilla. Nous étions dans une gare, et le bureau du chef flamboyait comme un feu de foige dans la sombreur de la nuit. J'avais une jambe en ourdie, je frissonnais de froid, je descends pour me réchauffer un peu. Je me promène de long en large sur la chaussée, je vais regarder la machine que l'on dételle et que l'on remplace par une autre, et, longeant le bureau, j'écoute la sonnerie et le tic- tic du télégraphe. L'employé, me tournant le dos, était un peu penché sur la droite, de sorte que, du peint où j'étais placé, je ne voyais que le derrière de sa tête et le bout de son nez qui brillait, rose et per 6 de sueur, tandis que le reste de la figure disparaissait dans l'ombre que projetait l'abatjour d'un bec de gaz.

On m'invite à remonter en voiture, et je retrouve mes camarades tels que je les ai laissés. Cette fois, je m'endors pour tout de bon. Depuis combien de temps mon sommeil durait-il? Je [ne sais, quand un grand cri me réveille Paris! Paris! Je me précipite à la portière. Au loin, sur une bande d'or pâle se détachent, en noir, des tuyaux de fabriques et d'usines. Nous étions à Saint-Denis la nouvelle court de wagon en wagon. Tout le monde est sur pied. La machine accélère le pas. La gare du Nord se dessine au loin,


M nous y arrivons, nous descendons, nous nous jetons ̃J sur les portes, une partie d'entre nous parvient à M s'échapper, l'autre est arrêtée par les employés du M chemin de fer et parles troupes, on nous fait t remonM ter de force dans un train qui chauffe, et nous revoilà ^m partis Dieu sait pour où

J Nous roulons derechef, toute la journée. Je suis las ÊÊP de regarder ces ribambelles de maisons et d'arbres qui filent devant mes yeux, et puis j'ai toujours la colique et je souffre. Vers quatre heures de l'api ès-midi, la machine ralentit son essor et s'arrête dans un débarcadère où nous attendait un vieux général autour duquel s'ébattait une volée de jeunes gens, coiffés de képis roses, culottés de rouge et chaussés de bottes a éperons jaunes. Le général nous passe en revue ci nous divise en deux escouades; l'une part pour le séminaire, l'autre est dirigée sur l'hôpital. Nous sommes, paraît-il, à Arras. Francis et moi, nous faisions partie de la première escouade. On nous hisse sur des charrettes bourrées de paille, et nous arrivons devant un grand bâtiment qui farde et semble vouloir s'abattre dans la rue. Nous montons au deuxième étage, dans une pièce qui contient une trentaine de lits chacun déboucle son sac, se peigne et s'assied. Un médecin arrive.

Qu'avez vous? dit-il au premier.

I Un anthrax.

I –Ah! Et vous?

I Une dysenterie.

I –Ah! Et vous?

I Un bubon.

I – Mais alors vous n'avez pas été blessés pendant la I guerre?


1-24 LES SOIRÉES DE MÉDAN. Pas le moins du monde.

Pas le moins du monde.

Eh bien vous pouvez reprendre vos sacs. L'archevêque ne donne les li des séminaristes qu'aux blessés.

Je remets dans mou sac les bibelots que j'en avais tirés, et nous repartons, cahin, caha, pour l'hospice de la ville. Il n'y avait plus de place. En vain les sœurs s'ingénient à rapprocher les lits de fer les salles sont pleines. fatigué de toutes ces lenteurs, j'empoigne un matelas, Francis en prend un autre, et nous allons nous étendre dans le jardin, sur une grande pelouse.

Le lendemain matin, je cause avec le directeur, un homme affable et charmant. Je lui demande pour le peintre et pour moi la permission de sortir dans la ville. Il y consent, la porte s'ouvre, nous sommes libres nous allons enfin déjeuner! manger de la vraie viande, boire du vrai vin Ah nous n'hésitons pas, nous allons au plus bel hôtel de la ville. On nous sert un succulent repas. Il y a des fleurs sur la table, de magnifiques bouquels de roses et de fuchsias qui s'épanouissent dans des cornets de verre Le garçon nous apporte une entrecôte qui saigne dans un lac de beurre le soleil se met de la fête, fait étincelcr les couverts et les lames des couteaux, blute sa poudre d'or au travers des carafes, et, lutinant le pomard qui se balance doucement dans les verres, pique d'une étoile sanglante la nappe damassée.

0 sainte joie des bâfres! j'ai la bouche pleine, et Francis est soûl Le fumet des rôtis se mêle au parfum des fleurs, la pourpre des vins lutte d'éclat avec la rougeur des roses, le garçon qui nous sert a l'air d'un idiot, nous, nous avons l'air de goinfres, ça


l'un p i.

1 nous est bien égal. Nous nous empiffrons rôtis sur j rôtis, nous nous ingurgitons bordeaux sur bourgogne, |

m chartreuse sur cognac. Au diable les vinasses et les | trois-six que nous bu* ans depuis notre départ de ,|; Paris! au diable ces ratas sans nom, ces gargotailles inconnues dont nous nous sommes si maigrement gavés depuis près d'un mois! Nous sommes mécon- naissables; nos mines de faméliques rougeoient comme des trognes, nous braillons, le nez en l'air, ;:] nous allons à la dérive! Nous parcourons ainsi toute j la ville. j Le soir arrive, il faut pourtant rentrer La sœur qui ] surveillait la salle des vieux nous dit avec sa petite V; voix flûtée I « Messieurs les militaires, vous avez eu bien froid j la nuit dernière, mais vous allez avoir un bon lit. » 4 Et elle nous emmène dans une grande salle où v| fignolent au plafond trois veilleuses mal allumées. j un lit blanc, je m'enfonce avec délices dans les j draps qui sentent encore la bonne odeur de la lessive. f On n'entend plus que le souffle ou le des î dormeurs. J'ai bien chaud, mes yeux se ferment, je ne sais plus où je suis, quand un gloussement pro-

longé me réveille. J'ouvre un œil et j'aperçois, au pied de mon lit, un individu qui me contemple. Je

me dresse sur mon séant. J'ai devant moi un vieil-

lard, long, sec, l'œil hagard, les lèvres bavant dans l une barbe pas faite. Je lui demande ce qu'il me veut. Pas de réponse. Je lui crie j « Allez-vous-en, laissez-moi dormir » | II me montre le poing. Je le soupçonne d'être un

aliéné; je roule une serviette au bout de laquelle je tortille sournoisement un nœud il avance d'un pas, m


ie saute sur le narauet. ie Dare le conn de r»nin

I je saute sur le parquet, je pare le coup de poing qu'il [ m'envoie, et lui assène en riposte, sur l'œ gauche, r un coup de serviette à toute volée. Il en voit trentef. six chandelles, se rue sur moi; je me recule et lui 5, décoche un vigoureux coup de pied dans l'estomac. ? II culbute, entraîne dans sa chute une chaise qui ref bondit; le dortoir est réveillé; Francis accourt en chemise pour me prêter mainforte,la sœur arrive, les infirmiers s'élancent sur le fou qu'ils fessent et parviennent à grand'peine à recoucher.

L'aspect du dortoir était éminemment cocasse. Aux lueurs d'un rose vaj,rue qu'épandaient autour d'elles les veilleuses mourantes, avait succédé le flamboiet', ment de trois lanternes. Le plafond noir avec ses ronds de lumière qui dansaient au-dessus des mèches en combustion éclatait maintenant avec ses teintes de plâtre fraîchement crépi. Les malades, une réunion de Guignols hors d'âge, avaient empoigné le c morceau de bois qui pendait au bout d'une ficelle audessus de leurs lits, s'y cramponnaient d'une main, £ et faisaient de 1"autre des gestes terrifiés. A cette vue, [ ma colère tombe, je me tords de rire, le peintre suffoque, il n'y a que la. sœur qui garde son sérieux et [ ç. arrive, à force de menaces et de prières, à rétablir l'ordre dans la chambrée.

La nuit s'achève tant bien que mal le matin, à six

if heures, un roulement de tambour nous réunit, le di& recteur fait l'appel des hommes. Nous partons pour ï Rouen.

Arrivés dans cette ville, un officier dit au malleu-

reux qui nous conduisait que l'hospice était plein l et ne pouvait nous loger. En attendant, nous avons ̃, une heure d'arrêt. Je jette mon sac dans un coin i


SAC AU DOS. ,27 i que mon ventre grouille, noue

j de la gare, et bien que mon ventre grouille, nous J voilà partis/Francis et moi, errant h l'aventure nous M extasiant devant l'église de Saint-Ouen, nous ébahissant devant les vieilles maisons. Nous admirons tant et tant, que l'heure s'était écoulée depuis longtemps avant même que nous eussions songé à retrouver îa gare.

« H y a beau temps que vos camarades sont partis nous dit un employé du chemin de fer; ils sont à Evreux »

Diable! 1 le premier train ne part plus qu'a neuf heures. Allons dîner! Quand nous arrivâmes a Évreux, la pleine nuit était venue. Nous ne pouvions nous présenter à pareille heure dans un hospice, nous aurions eu l'air de malfaiteurs. La nuit est superbe nous traversons la ville, et nous nous trouvons en rase campagne. C'était lc temps de la fenaison, les gerbes étaient en tas. Nous avisons une petite meule dans un champ, nous y creusons deux niches confortables, et je ne sais si c'est l'odeur troublante de notre couche ou le parfum pénétrant des bois qui nous émeuvent, mais nous éprouvons le besoin de parler de nos amours défuntes. Le thème était inépuisable! Peu à peu, cependant, les paroles deviennent plus rares, les enthousiasmes s'affaiblissent, nous nous endormons. « Sacrebleu cric mon voisin qui s'étire, queue heure peut-il bien être?» Je me réveille à mon tour. Le soleil ne va pas tarder à se lever, car le grand rideau bleu se galonne à l'horizon de franges roses. Quelle misère! il va falloir aller frapper à la porte de l'hospice, dormir dans des salles imprégnées de cette senteur fade sur laquelle revient comme une ritournelle obstinée, l'âcre fleur de la poudre d'iodoforme! 1


Î28 LES SOIRÉKS DE MÉDAN. Vous reprenons tout tristes le chemin de l'fc

Nous reprenons tout tristes le chemin de l'hôpital.

On nous ouvre, mais hélas un. seul de nous est admis,

Francis, et moi on m'envoie au lycée. 1

La vie n'était plus possible, je méditais une évasion,

quand un jour Tinte ne de service descend dans la

j: cour. Je lui montre na carte d'étudiant en droit; il

̃ connaît Paris, le quartier Latin. Je lui explique ma situation. « Il faut absolument, lui dis-je, ou que Fran-

cis vienne au lycée, eu que j'aille le rejoindre à l'hô-

pital. » il réfléchit, et le soir, arrivant près de mon lit,

me glisse ces mots dans l'oreille « Dites, demain

matin, que vous soutirez davantage. » Le lendemain,

| en effet, vers sept heures, le médecin fait son entrée; I un brave et excellent homme, qui n'avait qce cieux | défauts celui de puer des dents et celui de vouloir se débarrasser de ses malades, coûte que coûte. Tous les

t matins la scène suivante avait lieu

K « Ah ah le gaillard, criait-il, quelle mine il a bon j teint, pas de fièvre; levez-vous et allez prendre une

ï bonne tassa de café; mais pas de bêtises, vous savez, u ne courez pas après les jupes je vais vous signer votre | exeat, vous retournerez demain à votre régiment. » | Malades ou pas malades, il en renvoyait trois par I jour. Ce matin-là, il s'arrête devant moi et, dit (y « Ah saperlotte,'mon garçon, vous avez meilleure

mine »

>i Je me récrie, jamais je n'ai tant souffert! Il me tate !v le ventre. « Mais ça va mieux, murmure-t-il, le ventre 'f- est moins dur. –Je proteste. – Il semble étonné, f*, l'interne lui dit alors tout bas

u.' « 11 faudrait peut-être lui donner un lavement, et

h nous n'avons ici ni seringue ni clysopompe; si nous jj.1- l'envoyions à l'hôpital?

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nu.», nuis c est une uiee, » dit le brave homme, 1 enchanté de se débarrasser de moi, et séance tenante! H il signe mon billet d'admission je boucle radieux mon ̃ sac, et sous la garde d'un servant du lycée, je fais mon I entrée à l'hôpital. Je retrouve Francis Par une chance I incroyable, le corridor Saint- Vincent il couche, faute de place dans les sallcs, contient un lit vide près du sien Nous sommes enfin réunis En sus de nos deux- lits, cinq grabats longent à la queue leu leu les murs enduits de jaune. Ils ont pour habitants un soldat de la ligne, deux artilleurs, un dragon et un hussard. Le reste de l'hôpital se compose de quelques vieillards fêlés et gâteux, de quelques jeunes hommes, raehitiquesoubancroches, etd';m grand nombre de soldais, épaves de l'armée de Mac-Mahon, qui, après avoir roulé d'ambulances en ambulances, étaient venus échouer sur cette berge. Francis et moi, nous sommes les seuls qui portions l'uniforme de la mobile de la Seine; nos voisins de lit étaient d'assez gentils garçons, plus insignifiants, à vrai dire, les uns que les autres; c'étaient, pour la plupart, des (ils de, paysans ou de fermiers rappelés sous les drapeaux lors "de la déclaration de guerre.

Tandis que j'enlève ma veste, arrive une sœur, si frôle, si jolie, que je ne puis me lasser d la regarder; les beaux grands yeux les longs cils blonds les jolies dents! Elle me demande pourquoi j'ai quitté le lycée; je lui explique en des phrases nébuleuses comment l'absence d'une pompe foulante m'a fait renvoyer du collège. Elle sourit doucement et me dit: «Oh! monsieur le militaire, vous auriez punommer la chose par son nom, nous sommes habituées à tout. » Je crois bien qu'elle devait être habituée à tout, la HkkttMiu»,


130 LES SOIRiSES DE MÉDAN. malheureuse, car les soldats ne se eôi

| malheureuse, car les soldats ne se gênaient guère U'I pour se livrer à d'indiscrètes propretés devant elle. .». Jamais d'ailleurs je ne la vis rougir; elle passait entre [ h= eux, muette, les yt ux baissés, semblait ne pas entendre les grossières facéties qui se débitaient, autour l | d'elle.

̃ Dieu nra-t-elle gâté Je la vois encore, le matin, alors que le soleil cassait sur les dalles l'ombre des > barreaux de fenêtres, s'avancer lentement, au fond du corridor, les grandes ailes de son bonnet battant } sur son visage. Elle arrivait près de mon lit avec une t assiette qui fumait et sur le bord de laquelle luisait son ongle bien tail é. « La soupe est un peu claire ce f; matin, disait-elle, avec son joli sourire, je vous api porte du chocolat; mangez vite pendant qu'il est h chaud !»

j Malgré les soins qu'elle me prodiguait, je m'en-

;j nuyais à mourir dans cet hôpital Mon ami et moi nous ] étions arrivés à ce de^ré d'abrutissement qui vous jette t sur un lit, s'essayant à tuer, dans une somnolence de l bête, les longues heures des insupportables journées. 1. Les seules distractions qui nous fussent olfertes, consistaient en un déjeuner et un dîner composés de bœuf bouilli, do pastèque, de pruneaux et d'un doigt de vin, le tout en insuffisante quantité pour nourrir un homme.

v Grâce à ma simple politesse vis-à-vis des sœurs vl | anx étiquettes de pharmacie que j'écrivais pour elles, ( j'obtenais heureusement une côtelette de temps a j autre et une poire cueillie dans le verger do l'hôpital. J'étais donc, en somme, le moins à plaindre de tous les soldats entassés pele-méle dans les salles, mais, les premiers jours, je ne parvenais même point a


avaler ma pitance le matin. C'était l'heure de la visite et le docteur choisissait ce moment pour faire ses opérations. Le second jour après mon arrivée, il fendit une cuisse du haut en bas j'entendis un cri déchirant fe fermai les yeux, pas a sez cependant pour que je ne visse une pluie rouge s'éparpiller en larges gouttes sur son tablier. Ce matin-là, je ne pus manger. Peu il peu cependant, je finis par m aguerrir bientôt, je me contentai de détourner la tôle et de préserver ma soupe. En attendant, la situation devenait intolérable. Nous avions essayé, mais en vain, de nous procurer des journaux et des livres, nous en étions réduits a nous déguiser, à mettre pour rire la veste du hussard; mais cette gaieté puérile s'éteignait vite et nous nous étirions, toutes les vingt minutes, échangeant quelques mots, nous renfonçant la tête dans le traversin. Il n'y avait pas grande conversation il tirer de nos camarades. Les deux artilleurs et le hussard étaient trop malades pour causer. Le dragon jurait des Nom de Dieu sans parler, se levait à tout instant, enveloppé dans son grand manteau blanc et allai!, aux latrines dont il rapportait l'ordure gâchée par ses pieds nus. L'hôpital manquait de thomas; quelques-uns des plus malades avaient cependant sous ieur lit une vieille casserole que les convalescents faisaient sauter comme des cuisinières, offrant, par plaisanterie, le ragoût aux sœurs.

Restait donc seulement le soldat de la ligne un malheureux garçon épicier, père d'un enfant, rappelé sous les drapeaux, battu constamment par la lièvre, grelottant sous ses couvertures.

Assis en tailleurs sur nos lits, nous l'écoutions raconter la bataille où il s'était trouve.


Jeté près deFrœschwiller, dans une plaine entourée de bois, il avait vu des lueurs rouges filer dans des bouquets de fumée blanche, et il avait baissé la tête, tremblant, ahuri pa' la canonnade, eiîaré par le sifflet des balles. Il avait marché, mêlé aux régiments, dans de la terre grasse, ne voyant aucun Prussien, ne sachant où il était, entendant à ses côtés des gémissements traversés par des cris brefs, puis les rangs des soldats placés devant lui s'étaient tout à coup retournes et dans la bousculade d'une fuite, il avait été, sans savoir comment, jet; par terre. Il s'était relevé, s'était sauvé, abandonnant son fusil et son sac, et à la fin, épuisé par les marc hes forcées subies depuis huit jours, exténué par la pi,ur et affaibli par la faim, il s'était assis dans un fossé. Il était resté là, hébété, inerte, assourdi par le vacarme des obus, résolu à ue plus se défendre, à ne plus bouger; puis il avait songé à sa femme, et pleurant, se demandant ce qu'il avait fait pour qu'on le fît ainsi souffn il avait ramassé, sans savoir pourquoi une feuille d'arbre qu'il avait gardée et à laquelle il tenait, car il nous la montrait souvent, séchée et ratatinée dans le fond de ses poches.

Un officier était passé, sur ces entrefaites, le revolver au poing, l'avait traité <le lâche et menacé de lui casser la tête s'il ne marchait pas. Il avait dit « J'aime mieux ça, ah! que ça finisse! » Mais l'officier, au moment où il le secouait pour le remettre sur ses jambes, s'était étalé, giglant le sang par la nuque. Alors, la peur l'avait repris, il s'était enfui et avait pu rejoindre une lointaine route, inondée de fuyards, noire de troupes, sillonnée d'attelages dont les chevaux emportés crevaient et broyaient les rangs.


On était enfin parvenu à se mettre à l'abri. Le cri de trahison s'élevait des groupes. De vieux soldats paraissaient résolus encore, mais les recrue* se refusaient à continuer. « Qu'ils aillent se faire tuer, » disaient-ils, en désignant les officiers, c'est leur métier 5. eux « Moi, j'ai des enfants, c'est pas l'Ktat qui les nourrira si je suis mort! » Kt l'on enviait le sort des gens un peu blessés et des malades qui pouvaient se. ré f u g i e dans s lt>s a m b ul a n c e s

«Ah! ce qu'on a peur et puis ce qu'on garde dans l'oreille la vou des gens qui appellent leur mère et demandent à boire, » ajoutait-il, tout lVissonnant.il se I taisait, et regardant le corridor d'un air ravi, il reprenait « C'est égal, je suis bien heureux d'être ici et puis, comme cela, ma femniepeut m'éerire, » et il lirait de sa culotte des lettres, disant avec satisfaction « Le petitaécrit, voyez, » et il montrait au bas du papier, sous l'écriture pénible de sa femme, des hâtons formant une phrase dictée où il y avait des « J'embrasse papa » dans des pâtés d'encre.

Nous écoutâmes vingt fois au moins cette histoire, et nous dûmes subir pendant de mortelles heures les rabâchages de cet homme enchanté de posséder un fils. Nous finissions par nous boucher les oreilles et par tâcher de dormir pourrie plus l'entendre.

Cette déplorable vie menaçait de se prolonger, quand un matin Francis qui, contrairement a son habitude, avait rôdé toute la journée de la veille dans la cour, me dit «Eh! Eugène, viens-tu respirer un peu l'air des champs?» Je dresse l'oreille. « 11 y a un préau réservé aux fous, poursuit-il ce préau est vide en grimpant sur le toit des cabanons, et c'est facile,


104 LES SOIRÉES DE MÉDAN. oràoe miv crrillpc nni (rarnisspni Ips fpnAl

U grâce aux grilles qui garnissent les fenêtres, nous f atteignons la crête du mur, nous sautons et nous | tombons dans la campagne. A deux pas de ce mur I s'ouvre l'une des portes d'tèvreux. Qu'on dis-tu? t

f -Je dis. je dis que je suis tout disposé à sortir; I mais comment ferons-nous pour rentrer ?

J Je n'en sais rien; partons d'abord, nous aviserons ensuite. Lève-tc i, on va servir la soupe, nous I sautons sur le mur après. »

Je me lève. L'b.ôpi ai manquait d'eau, de sorte que j'en étais réduit à mi débarbouiller avec de l'eau de J. Seltz que la sœur ir 'avait fait avoir. Je prends mon | siphon, je vise le peintre qui crie feu, je presse détente, la décharge lui arrive en pleine figure; jb me ?'. pose à mon tour devant lui, je reçois le jet dans "la [; barbe, je me frotte le nez avec la mousse, je m'essuie. Nous sommes prôls, nous descendons. Le préau est | désert; nous escaladons le mur. Francis prend son élan et saute. Je suis assis à califourchon sur la crête, je jette un regard rapide autour de moi; en bas, un f fossé et de l'herbe; à droite, une des portes de la ville au loin, une forôt qui moutonne et enlève ses cléchi!y rures d'or rouge sur une bande de bleu pAle. Jo suis debout; j'entends du bruit dans la cour, je saute; nous rasons les murailles, nous sommes dans Évreux î u Si nous mangions?

ï\' Adopté.

|| Chemin faisant, à la recherche d'un gite, nous Ifi'; apercevons deux petites femmes qui tortillent des II hanches; nous les suivons et leur offrons à déjeuner; | elles refusent; nous insistons, elles répondent non fit plus mollement; nous insistons encore, elles disent ̃̃ [\ oui. Nous allons chez elles, avec un pâté, des bou£' <

w, ~Yn


1 1 ft A 1 1 1 A t Vf*r\ «si f* Tt/Mio vtnvir. JHAlA

f î teilles, des œufs, un poulet froid. Ça nous parait drôle 1

|1 de nous trouver dans une chambre claire, tendue de ¡ MF papier moucheté de fleurs lilas et feuillé de vert; il y

̃ a, aux croisées, des rideaux en damas groseille, une

̃ glace sur la cheminée, une gravure représentant un

H Christ embêté par des Pharisiens, six chaises en me- 1 y risier, une table ronde avec une toile cirée montrant

k; les roi» de Fiance, un lit pourvu d'tm édredon de < perçait; rose. Nous dressons la table, nous regardons d'un œil goulu les iîll';s qui tournent, autour le cou-

̃;̃ vert est long à mettre, car nous les arrêtons au pas-

sage pourles embrasser; elles sont laides et bêtes, du

reste. Mais, qu'est-ce que ça nous fait? il y a si long-

temps que nous n'avons flairé de la boueh" de femme 1

Je découpe le poulet, les bouchons sautent, nous

buvons comme des chantres et bâfrons comme îles

ogres. Le café fume dans les tasses, nous le dorons

avec du cognac; ma tristesse s'envole, le punch /al-

lume, les flammes bleues du kirsch voltigent dans le

saladier qui crépite, les filles rigolent, les cheveux

dans les yeux et les seins fouillés; soudain quatre

coups sonnent lentement au cadran de l'église. Il est

quatre heures. Et l'hôpilal, Seigneur Dieu! nous

l'avions oublié Je deviens pale, Francis me regarde

avec effroi, nous nous arrachons des bras de nos

hôtesses, nous sortons au plus vite.

« Comment rentrer? dit le peintre.

Hélas! nous n'avons pas le choix; nous arrive-

rons à grand'peine pour l'heure de la soupe. A la

grâce de Dieu filons par la grande porte »

Nous arrivons, nous sonnons; la sœur concierge

vient nous ouvrir et reste ébahie. Nous la saluons, et

je dis assez haut pour être entendu d'elle


m « Sais-tu, dis-donc, qu'ils ne sont pas umables à } l'Intendance, le gros surtout nous a reçus plus ou | moins poliment. »

£• La sœur ne souffle mot nous courons au galop vers i la chambrée; il était temps, j'entendais la voix de ft sœur Angèle qui distribuait les rations. Je me couche $ au plus vite sur rr. on lit, je dissimule avec la main fc un suçon que ma belle m'a po?é le long du cou; la l sœur me regarde, trouve à mes yeux un éclat inacs coutumé et me dit ivec intérêt

̃, « Soutt'rez-vous (avantage? »

S* Je la rassure et lui réponds

j « Au contraire, ja vais mieux, ma sœur, mai:; cette i oisiveté et cet emprisonnement me tuent. » f" Quand je lui exprimais l'effroyable ennui que i j'éprouvais, perdu dans cette troupe, au fond d'une province, loin des miens, elle ne répondait pas, mais ft ses lèvres se serraient, ses yeux prenaient une indéfi*[ nissable expression de mélancolie et de pitié. Un jour pourtant elle m'avait dit 'un ton sec « Oh la liberté tne vous vaudrait rien. faisant allusion à une conversation qu'elle avait surprise entre Francis et moi, I discutant sur les joyeux appas des Parisiennes; puis es elle s'était adoucie et avait ajouté avec sa netite moue charmante v

II « Vous n'êtes vraiment pas sérieux, monsieur le I militaire. n

Le lendemain matin nous convenons, le peintre et ? moi, qu'aussitôt 1& soupe avalée, nous escaladerons 'i' de nouveau les murs. A l'heure dite, nous rôdons )' autour du préau, la porte est fermée « Bast, tant pis j*. dit Francis, en avant o et il se dirige vers la grande | porte de l'hôpital. Je le suis. La sœur tourière nous


sourire, a.

I demande où nous allons. «A l'Intendance. » La porte I s'ouvre, nous sommes dehors.

I Arrivés sur la grande place de la ville, en face de l'église, j'avise, tandis que nous contemplions les sculptures du porche, un gros monsieur, une face de lune rouge hérissée de moustaches blanches, qui nous regardait avec étonnement. Nous le dévisr.geons à notre tour, effrontément, et nous poursuivons noire route. Francis mourait de soif, nous entrons dans un café, et, tout en dégustant ma demi-lasse, je jette les yeux sur le journal du pays, et j'y trouve un nom qui me fait rêver. Je ne connaissais pas, à vrai dire, ta personne qui le portait, mais ce nom rappelait en moi des souvenirs effacés depuis longtemps. Je me rappelais que l'un de mes amis avait un parent haut placé dans la ville d'Kvreux. Il faut absolument que je le voie,» dis-je au peintre; je demande son adresse au cafetier, il l'ignore; je sors et je vais chez tous les boulangers et chez tous les pharmaciens que je rencontre. Tout le monde mange du pain et boit des potions il est impossible que l'un de ces industriels ne connaisse pas l'adresse de M. de FréchOdo. Je la trouve, en effet; j'époussette ma vareuse, j'achète une cravate noire, des gants et je vais sonner doucement, me Ghîirtraine, à la grille d'un hôtel qui dresse ses fagades de brique et ses toitures d'ardoise dans le fouillis ensoleillé d'un parc. Un domestique m'introduit. M. de Fréchôdeest absent, mais Madame est là. J'altends, pendant quelques secondes, dans un salon; la portière se soulève et une vieille dame paraît. Elle a l'air si affable que je suis rassuré. Je lui explique, en quelques mots, qui je suis.

« Monsieur, me dit-elle, avec un bon sourire, j'ai n.


beaucoup entendu cariai* ifo vntm f,.m;ii«. i~

beaucoup entendu parler de votre famille; je crois même avoir vu chez M™ Lezant, madame votre mère, lors de mon dernier voyage à Paris; vous êtes ici le bienvenu. »

Nous causons longuement; moi, un peu gêné, dissimulant avec mon képi, le suçon de mon cou; elle, cherchant à me faire accepter de l'argent que je refuse. « Voyons, me dit-elle enfin, je désire de tout mon cœur vous être ulile; que puis-je faire? » Je lui réponds « Mon Dieu madame, si vous pouvez obtenir qu'on me renvoie à Paris, vous me rendriez un grand service; les communications vont être prochainement interceptées si j'en crois les journaux; on parle d'un nouveau coup d'État ou du renversement de l'Empire; j'ai grand besoin de retrouver ma mère et surtout de ne pas me laisser faire prisonnier ici, si les Prussiens y viennent. »

Sur ces entrefaites rentre M. de Fréchêde. Il est mis, en deux mots, au courant de la situation. « Si vous voulez venir avec moi chez le médecin de l'hospice, me dit-il, nous n'avons pas de temps à perdre. »

Chez le médecin! bon Dieu! et comment lui expliquer ma sortie de l'hôpital ? Je n'ose souffler mot; je suis mon protecteur, me demandant comment tout cela va finir. Nous arrivons, le docteur me regarde d'un air stupéfait. Je ne lui laisse pas le temps d'ouvrir la boucue, et j> lui débite avec une prodigieuse volubilité un chapelet de jérémiades sur ma triste position.

M. de Fréchêde prend à son tour la parole et lui demande, en ma faveur, un congé de convalescence de deux mois.

̃-̃*


_.K·

139

F « Monsieur est, en effet, assez malade, dit le médecin, pour avoir droit à deux mois de repos; si mes collègues et si le général partagent ma manière de voir, votre protégé pourra, sous peu de jours, retourner à Paris.

C'est bien, réplique M. de Fréchôde; je vous remercie, docteur; je parlerai ce soir même au «énéral. »

Nous sommes dans la rue, je pousse un soupir de soulagement je serre la main de l'excellent homme qui veut bien s'intéresser à moi, je cours à la recherche de Francis. Nous n'avons que bien juste le temps de rentrer, nous arrivons a la grille de l'hôpital Francis sonne, je salue l«i sœur. Elle m'arrête.

« Ne m'avez-vous pas dit, ce matin, que vous alliez à 1 Intendance ?

Mais certainement, ma sœur.

Eh bien! le général sort d'ici. Allez voir le directeur et la sœur Angèle, ils vous attendent; vous leur expliquerez, sans doute, le but de vos visites à l'Intendance. »

Nous remontons, tout penauds, l'escalier du dortoir. Sœur Angèle est là qui m'attend et qui me dit « Jamais je n'aurais cru pareille chose; vous avez couru par toute la ville, hier et aujourd'hui, et Dieu sait la vie que vous avez menée 1

Oh par exemple, » m'éenai-je.

Elle me regarda si fixement que je ne soufflai plus mot.

Toujours est-il, poursnivit-elle, que le général vous a rencontré aujourd'hui même sur la Grand'Place. J'ai nié que vous fussiez sortis, et je vous ai cherchés par tout l'hôpital. Le général avait raison,


vous n'étiez pas ici. Il m'a demandé vos noms; j'ai

donné celui de l'un d'entre vous, j'ai refusé de livrer

l'autre, et j'ai eu tort, bien certainement, car vous ne

le méritez pas

Oh! combien je vous remercie, ma sœur î. »

Mais sœur Angèle ne m'écoutait pas, elle était indi-

gnée de ma corn uite 1 Je n'avais qu'un parti à pren-

dre, me taire e; recevoir l'averse sans mfine tenter

de me mettre à l'abri. Pendant ce temps, Francis

était appelé chez le directeur, et comme, je ne sais

pourquoi, on le s Dupçonnait de me débaucher; et qu'il

était d'ailleurs, à cause de ses gouailleries, au plus mal

avec le médecin et avec les sœurs, il lni fut annoncé

qu'il partirait le lendemain pour rejoindre son corps.

« Les drôle s se chez lesquelles nous avons, déjeuné

hier sont dos filles en carte qui nous ont vc .dus,

m'affinnait-il, furieux. C'est le directeur lui-même

qui nie l'a dit. »

Tandis que nous maudissions ces coquines et que

nous déplorions notre uniforme qui nous faisait si

facilement reconnaître, le bruit court que l'Empe-

reur est prisonnier et que la République est pro-

clamée à Paris; je donne i franc à un vieillard qui

pouvait sortir et qui me rapporte un numéro du

Gaulois. La nouvelle est vraie. L'hôpital exulte.

«Enfoncé Badingue c'est pas trop tôt, v'Ià la guerre

qui est enfin finie » Le lendemain matin, Francis et

moi nous nous embrassons, et il part. « A bientôt,

me crie-t-il en fermant la grille, et rendez-vous à,

Paris »

Oh! les journées qui suivirent ce jour-là! quelles

souffrances! quel abandon! Impossible de sortir de

l'hôpital; une sentinelle se promenait, en mon hon-


I neur, de long en large, devant la porte. J'eus cepen-

I dant le courage de ne pas rn'essayer à dormir; je me

I promenai comme une hôte encagée, dans le préau. Je

I rôdais ainsi douze heures dur.int. Je connaissais ma

I prison dans ses moindres coins. Je savais les endroits

I où les pariétaires et la mousse poussaient, les pans de

I muraille qui fléchissaient en se lézardant. Le dégoût

I de mon corridor, de mon grabat aplati comme une

I galette, de mon geigneux, de mon linge pourri de

̃ crasse, m'était venu. Je vivais, isolé, ne parlant à per-

I sonne, battant à coups de pieds les cailloux de la

I cfèur, errant comme une Ame en peine sous les ar-

I cades badigeonnées d'ocre jaune ainsi que les salies,

revenant à la grille d'entrée surmontée d'un drnpeau,

montant au premier était ma couche, descendant t

au bas où la cuisine élincelait, mett.int les écliiis de

son cuivre rouge dans la nudité blafarde de la pièce.

Je me rongeais les poings d'impatience, regardant, à

certaines heures, les allées et venues des civils et des

soldats mêlés, passant et repassant à Ions les étages,

emplissant les galeries de leur marche lente.

I Je n'avais plus la force de me soustraire aux pourI fuites des sœurs, qui nous rabattaient le dimanche I dans la chapelle. Je devenais monomane; une idée fixe

I me hantait fuir au plus vif a cette lamentable geôle.

I Avec cula, des ennuis d'argent m'opprimaient. Ma

I mère m'avait adressé cent francs à Duiikcrquc, où je

B devais me trouver, paraït-il. Cet argent ne revenait

I point. Je vis le moment je n'aurais plus un son

I pour acheter du tabac n du papier.

I En attendant, les jouis bo Avaient. Les de Fré-

I chAde. semblaient m'avoir oublié cl j\ Mrihuais leur

I silence à mes escapades, qu'ils avaient sans doute ;ip~


prises. Bientôt à toutes ces angoisses vinrent s'ajouter d'horribles douleurs ma! soignées et exaspérées par les prétantaines que j'avais courues, mes entrailles flambaient. Je souffris tellement que j'en vins craindre de ne plus pouvoir supporter le voyage. Je dissimulais mes souffrances, craignant que \i\ méde- cin ne me forçât à demeurer plus longtemps h l'hôpital. Je gardai le lit quelques jours; puis, comme je sentais mes forces diminuer, je voulus me lever quand môme et je descendis dans la cour. Sœur Angèle ne me parlait plus, et le soir, alors qu'elle faisait sa ronde dans les corridor; cl les chambrées, se détournant pour ne point voir le point de feu îles pipes q û scintillait dans l'ombre, elle passait devant moi, indifférent'?, froide, détournant les yeux.

Une matinée, cependant, comme je me traînais dans la cour et m'affaissais sur tous les bancs, elle me vit si changé, si pale, (1n'elle ne put se défendre d'un mouvement de compassion. Le soir, après qu'elle eut terminé sa visite des dortoirs, je m'étais accoudé sur mon traversin et, les yeux grands ouverts, je regardais 1rs traînées bleuâtres que la lune jetait par les fenôlres du couloir, quand la porte tu fond s'ouvrit de nouveau, et j'aperçus, tantôt baignée de .vapeurs d'argent, -tantôt sombre et comme vèUie d'un crêpe noir, selon qu'elle passait devant les croisées ou devant les murs, sœur Angèle qui venait à moi. KUe souriait doucement. <c Demain matin, me dit-elle, vous passerez la visite des médecins. J'ai vu M" de Frécbêde aujourd'hui, il est probable que vous partirez dans deux ou trois jours pour Paris. » Je fais un saut dans mon lit, ma figure s'éclaire, je voudrais pouvoir sauter et chanter; jamais je ne fus plus heu-


SC lève, in in'l».il>!Hrt “»

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reux. Le matin se lève, je m'Habille et inquiet cependant je me dirige vers la salle où siège une réunion d'officiers et do médecins.

Un a un, les soldats étalaient des torses creu^s de trous ou bouquetés de poiis. Le général se grattait un ongle, le colonel de la gendarmerie s'éventait avec un papier, les praticiens cannaient en palpant les hommes Mou tour arrive enfin ou m'examine des pieds à la tête, on me pèse Sur le ventre qui est gonllé et, tendu comme un ballon, et, à l'unanimité des voix le eonf seil m'accorde un congé de convalescence de'soixanle jours. Je vais enfin revoir ma mère! retrouver mes bibelots, nies livres! Je ne sens plus ce 1er rouge qui me brûle les entrailles, je saute connue un cabri J'annonce a ma famille la bonne nouvelle. Ma mère m'écrit lettres sur lettres, s'étonnant que je n'arrive point. Hélas! mon congé doit être visé a la Division de Rouen. Il revient après cinq jours; je suis en règle je vais trouver sœur Angèle, je la prie de m'oMeni^ avant 1 heure fixée pour mon départ, une permission de sortie afin d'aller remercier les de Fréehede qui ont été si bons pour moi. Kilo va trouver le directeur et me la rapporte; je cours chez ces braves gens qui me forcent à accepter un foulard et cinquante franc* pour la route; je vais chercher ma feuille à l'Intendance, je rentre à l'hospice, je n'ai plus que quelques minutes à moi. Je me mets en quete de sœur Angùle que je trouvo dans le jardin, et je lui dis, tout ému «Ochôiv sœur, je pars; comment pourrai-je ja«mais m'acquitter envers vous? »

Je lui prends la main qu'elle veut retirer, et je la porte à mes lèvres. Elle devient rouge. « Adieu! murmure-t-elle, et me menaçant du doigt, elle ajoute


gaiement soyez sage, et surtout ne faites pas de

gaiement soyez sage, et surtout ne faites pas de mauvaises rencontres en route

Oh! ne craignez rien, ma sœur, je vous le promets! » L'heure sonne, la porte s'ouvre, je me précipite vers la gare, j* s iule dans un wagon, le train s'ébranle, j'ai quitté Ev.'eux.

La voiture est à moitié pleine, mais j'occupe heureusement l'une des encoignures. Je mets le nez à la fenêtre, je vois quelques arbres éeimés, quelques bouts de collines qui serpentent au loin et un pont enjambant une grande mare qui scintille au soleil comme un éclat de vitre. Tout, cel) n'est pas bien joyeux. Je me renfonce dans mon coin, regardant parfois les lils du télégraphe qui règlent l'outremer de leurs lignes noires, quand le train s'arrête, les voyageurs çui m'entourent descendent, la portière se ferme, puis s'ouvre à nouveau et livre passage à une jeune femme. Taudis qu'elle s' issied et défripe sa robe, j'entrevois sa figure sous l'envolée du voile. Elle est charmante, avec ses yeux pleins de bleu de ciel, ses lèvres tachées de pourpre, se, dents blanches, ses cheveux coulour de maïs mûr.

J'engage la conversation; elle s'appelle Heine et brode des ileurs nous causons en amis. Soudain elle devient pâle et va s^vanouir; j'ouvre les lucarnes. je lui tends un flacon de sels que j'ai emporté, lors de mon départ de Paris, atout hasard elle me remercie, ce ne sera rien, dit-elle, et elle s'appuie sur mon sac pour tacher de dormir. Heureusement que nous sommes seuls dans le compartiment, mais la barrière de bois qui sépare, en tranches égales, la caisse de la voiture ne s'élève qu'à mi-corps, et l'on voit et surtout on entend les clameurs et les gros rires des paysans


SAC AU DOS. Ui-, 1. ,|P |P« II II IV! î C IllUllO A l./ln

illent les 13

I SAC AU DOS. J.J- •et des paysannes. Je les aurais battus de bon cœur, ces imbéciles qui troublaient son sommeil Je me eou'lentai d'écouler les médiocres aperçus qu'ils échangeaient t sur la politique J'en ai vite assez je me bouchy les ';̃• oreilles; j'essaye, moi au<si, de dormir mais rette r phrase qui a été dite par le ehelde la dernière station « Vous n'arriverez pas à Paris, la voie est coupée à Manies, » revient dans toutes mes rêveries comme un refrain entêté. J'ouvie les yeux, ma voisine se réveille -elle aussi; je ne veux pas lui taire partager mes craintes nous causons à voix basse, elle m'apprend qu'elle va rejoindre sa mère a Sèvres. M;.is, lui dis-je, le train n'entrera guère dans Paris avant onze heures <lu soir, vous n'aurez jamais le temps de rega-ner ? l'embarcadère de !a rive gauche. Comment taire, f ( dit-elle, si mon frère n'e>t pas en bas, a l'arrivée ? ,1 0 misère, je suis sali; comme un peigne et mon ventre biûie! je ne puis songer a l'emmener dans mon logement de garçon, et puis, je veux avant tout aller chez ma mère. Que faire? Je regarde Heine avec angoisse. je prends sa main; il ce moment, le train chan.-e de voie, la secousse la jette eu avant, nos lèvres sont proches, elles se touchent, j'appuie les miennes bien vite, elle devient rouge. Seigneur Dieu! sa bouehe remue imperceptiblement, elle me rend mon baiser; un long frisson me court sur l'échiné, au cou tact ces braises ardentes je me sens défaillir: Ah! sœur Angèle, sœur Angèle, on ne peut se refaire! I Et le train rugit et roule sans ralentir sa marche, nous liions à toute vapeur sur Mantes; mes craintes sont vaines, la voie est libre. Reine ferme à demi se, yeux, sa tête tombe sur mon épaule, ses petits frisons s'emmêlent dans ma barbe et mo chatouillent les


1-iV a,a:W vmaaa:nüv rrai ua4allnm.

lèvres, je soutiens [sa taille qui ploie et je la berce. Paris n'est pas loin, nous passons devant les docks à marchandises, devant les rotondes où grondent, dans une vapeur rouge, les machines en chauffe; le train s'arrête, on prend es billets. Tout bien réfléchi, je j conduirai d'abord Feine dans mon logen^nt de gar- I çon. Pourvu que soi: frère ne l'attende pas à l'arrivée! Nous descendons d-js voitures, son frère est \i\. Dans cinq jours, me dit-e le, dans un baiser, et le bel oiseau s'envole! Cinq jours après j'étais dans mon lit atrocement malade, et les Prussiens occupaient Sèvres. Jamais plus depuis je ne l'ai revue.

J'ai le cœur sérié, je pousse un gros .soup r; ce

n'est pourtant pas le moment d'être triste! Je cahote maintenant dans un fiacre, je reconnais mon quartier, j'arrive devant la maison de ma mère, je grimpe les escaliers, quatre a quatre, je sonne précipitamment, la bonne ouvre. C'est monsieur! et elle court prévenir ma ml re qui s'élance a ma rencontre, devient pâle, m'embrasse, me regarde des pieds à la tête, s'éloigne un peu» me regarde encore et m'embrasse de nouveau. Pendant ce temps, la bonne a dévalisé le buffet. Vous devez avoir faim, monsieur Eugène? Je crois bien que j'ai faim je dévore tout ce qu'on me donne, j'avale' "de grands verres de vin; à vrai dire, je ne sais ce que je mange et ce que je bois! 1

Je retourne enlui chez moi pour me coucher! Je

retrouve mon logement Ici que je l'ai laissé. Je le parcours, radieux, puis je m'assieds sur le divan et je reste la, extasié, béat, m'emplissant les yeux de la vue de mes bibelots et de mes livres. Je rne déshabille pourtant, je me nettoie à grande eau, songeant (pie pour la première fois depuis des mois, je vais entrer


SAC AU DOS. U7 )Pe avec des nip.rlc hlnn^e ai «•». 1.

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dans un lit propre avec des pieds blancs et des ongles faits. Je saute sur le sommier qui bondit, je mVnlouis la téte dans la plume, mes yeux se ferment, je vogue à pleines voiles dans le pays du rêve.

Il me semble voir Francis qui allume sa vaste nipe de bois, sœur Angèle qui me considère avec sa petite moue, puis Heine s'avance vers moi, je me réveille en sursaut je me traite d'imbécile et me renfonce dans les oreillers, mais les douleurs d'entrailles un moment domptées se. réveillent maintenant que les nerfs sont moins tendus et, je me frotte doucement le ventre, pensant que toute l'horreur de la dysenterie qu'on traîne dans des lieux où tout !ce monde opère, sans pudeur, ensemble, n est enfin plus! Je suis chez moi, dans des cabinets a moi! et je me dis qu'il faut avoir vécu dans la promiscuité des hospices et des camps pour apprécier la valeur d'une cuvette deau, pour savourer la sr.lilude des endroits !'““ met culotte bas, à l'aise.



LA SAIGNÉE P. VU n

HKXHY CHAUD



LA SAIGNÉE

i

Dix heures du matin, un jour de. la fin d'octobre à Paris, pendant le siège. La veille, on s'est battu avec acharnement, là-bas, ,lu eùlé do Saint-Denis dans la boue. Les nouvelles sont mamans, les dépêches télégraphiques obscures, et, dans les affiches blanches que vient de faire poser le gouvernement, on sent je ne sais quelle indécision, je ne sais quels mensonges. Les phrases sont confuses, ne disent rien Sous l'apparente confiance, des proclamations on devine l'aveu involontaire d'un insuccès, la confession d'un désastre. Dans le brouillard, sous les crêpes mous d'un ciel en deuil, les marchands de journaux, comme de coutume, sont passés, criant les escarmouches, les rencontres, et leurs voix montent sinislrement le long des maisons noyées de brume. Encore une reculade, encore une défaite. Des canons sans gargousses, des renforts qui ne viennent p»s, des avant-postes qu'on abandonne, des positions qu'on s'étonne d'avoir emportées et qu'on n'a pas


l'air de s'ôtre ^owcié de garder demandez la prise du Bourget par les Prussiens cinq centimes, un sou. Et les femmes que la maigre espérance de 250 grammes de viande pour deux jours met en queue, les pieds dans l'eau, à la porte «encombrée des boucheries; les gardes nationaux qui i entrent des remparts, courbaturés, crachant noir, es yeux cernés par une nuit d'insomnie et de faction montée, tout ce qui passe dans la rue achète et dévore le laconique renseignement du rapport officie! les francs-tireurs repoussés, le village définitivement au pouvoir de l'ennemi qui s'y fortifie, un bataillon de mobiles des Batignolles fait prisonnier, tout entier. Les journaux donnent d'autres détails plus circonstanciés, et leurs récits particuliers aggravent le récit atténué des étttsinajors. Les troupes se sont bien battues, mais elles n'étaient pas assf"! nombreuses. Les régiments engagés n'ont pas été soutenus par les réserves, et le feu de l'ennemi les a décimés. On ne donne pas le chiffre des morts, pas davantage le chiftre des blessés, mais l'un et l'autre, on estime qu'il est considérable. D'effrayants racontars circulent. La défense est désormais impossible. On parle de capitulation. Dans les carrefor "s des gens soi-disant bien renseignés affirment q. e la nuit dernière M. Thiers est entré à Paris, porteur de propositions de paix. De bouche en bouche un mot court, un mot de désespérance et d'accusation « Nous sommes trahis », et Paris tout entier le répète avec un accent farouche, au milieu du brouillard qui s'accroît.

L'émotion a gagné le général en chef. Des rapports de police lui ont appris tout à l'heure que là-haut, dans les faubourgs, l'émeute menace, et que les tam-


y bours parcourent les rues, battant la générale, de ̃ Belleville à Montmartre. 11 a réuni ses officiers, tous ̃ sont là, ils écoutent. Avec lui, ils sont d'accord que tout a été fait de ce qu'on pouvait faire, ils jugent aussi que des discours suffiraient sans doute à calmer l'effervescence de la population. On propose d'afficher une nouvelle proclamation, et longtemps, dans la grande salle des séances, à l'hôtel de l'état-major, une plume a grincé, courant sur le papier. Au dehors, l'obscurité augmente. D lointaines clameurs, des sonneries de clairon que domine le retentissant Aux armes citoyens du refrain de la Marseillaise, traversent l'air plein d'humidité, et battant un instant les carreaux tremblants dans leur rainure de mastic, viennent mourir au milieu de la salle pleine d'ombre.

L'homme chamarré qui vient décrire, relève la tôle. Il demande une lampe, et haussant l'abat-jour, il tousse légèrement, parle de sa responsabilité personnelle. Puis, prenant une à une les feuilles de son manuscrit qu'il numérote avec soin, il dit

Ainsi messieurs, voici ce que je propose de faire afficher dans Paris.

Le général s'accoude, et lentement, détaillant ses phrases, soignant ses intonations, détachant les mots comme un acteur, il lit un long discours dans lequel il explique les sages raisons de ses temporisations, exalte ses retards, énumère les difficultés sans nombre, les chances possibles de la résistance. Quand il parle d'espoir, de succès définitif, de triomphe futur, un léger sourire d'ironie plisse sa lèvre moustachue. Devant lui, autour d'une grande table, l'étatmajor, par politesse ou reste inconscient de discipline,


écoute, s'étudie à prendre de grands a rs attentifs. Mais des mains distraites jouent avec des képis, des dragonnes de sab re, tourmentent sur les poitrines les rubans des décor itions, la tresse d'or des aiguillettes, ou bien tournent et retournent sans fin, sur le tapis de drap vert, les p urnes d'oie éparses et comme en déroute autour dun gros encrier. Quelques-uns auxquels la patience «ichappe tordent rudement leur barbiche et, tour à tour, croisent et décroisent leurs jambes bottées dont les éperons mettent au milieu du silence un petit cri d'acier, le bruissement aigu d'une coccinelle. Dans in coin, debout, l'air railleur, le calepin à la main comme s'il prenait des notes, un jeune officier de mobiles croque au galop la charge de cette scène.

La proclamation est longue, interminablement. De temps en temps, le lecteur reprend haleine, et alors, malgré les fenêtres closes, les clameurs du dehors entrent plus violentes. Sur la place, des attelages roulent, des clairons sonnent, des commandements s'entre-croisent, une symphonie de cris et de piétinements s'élève hurlante, tandis que là-bas, les lointaines canonnades des forts lui font une basse formidable, continue. Un instant l'état-major semble prêter l'oreille, puis la lecture reprend somnolente et morne, berçant d'une torpeur vague ces gens en uniforme qui s'efforcent de donner de la gravité à leur ennui, de l'expression et de l'intelligence à leurs visages de chiens battus. Bientôt, le général s'interrompt brus- quement. Les vociférations montent plus terribles et | comme portées par un vent de haine. Dix mille voix ] exaspérées hurlent à l'unisson, et à travers les notes braillantes de la Marseillaise, surl'airdcs Lampions,


LA SAIGNÉE. ,rj5 » Un C'A de nri^rft ot An n-win. t

·VV

un cri est répété, un cri de prière et de menace La sortie! la sortie 1

Un officier se lève, d'un geste impatiente ouvre la fenêtre- et fait deux pas sur le balcon. Alors, au-dessous da lui, de toute la place de rHùlel-dc-Villc bondée de képis, hérissée de baïonnettes dont les points d'acier étincellent vaguement en trouant ie broui!lard, et débordent a droite dans la rue de Ilivoli en face, n^l r?U° ViCt°ria °Ù llîS arbrcs ^P»"iUés mettent de fantastiques silhouettes; à gaaeho, sur les quais bourrés de monde jusqu'aux parapets, un hurrah ironique éclate suivi d'une marée d insultes Certains prenant l'officier pour le général eu chef, KuMurient' et, 1 interpelant avec des tutoiements, l'mulent a cacher « cette binetle-la ». Dans la conlusiou, des voiv rauques sont entendues «jui demandent des armes d autres veulent aller en avant, réelamenf la sortie en masse; d'autres, croyant a un discours, hurlent pour imposer silence. yudque.s-ns, répètent Délègues, Délègues proposent ,1'envoyer une dépulati(,n nui sentcn.lra.t avec le gouvernement, tandis que de, eM.thous.aslesagitent fiévreusement leurs kepis,e.enenf « bravo », de toutes leurs forees,au hasard, sans savoir pourquoi. Le calme n'arrive pas à so établir et comme l'olficicr, un peu pale, se relire sans rien dire' uncri unique, plus menaçant et plus fort, déchire l'air brumeux résumant toutes les colères et toutes les ^vres de la foule » Capilulard* Capitulais y

<W~~ C"S.1j0"s escapSOt» *k rempart, dit l'officier ci fcimant la fendre, il faudra qu'on finisse par leur fo<re une saignée, autrement, ils ne seront jamais contents.

Kl, ramonant entre ses jambes le .sabre qui lui •»*a~


bat au côté, il se rassied tranquillement. autour de lui un sourire court, le mot est trouve très spirituel. Le général même l'approuve d'un signe de tête, puis, il remonte la lampe qui fume, hausse la mèche, ci ânonnant entre ses dents la dernière phrase, celle il a dû s'inteiTo npre, il se dispose à reprendre sa lecture.

Soudain des petits coups discrets sont frappés à la porte, un murmure de voix est entendu, comme la vague querelle d'un importun qu'un huissier refuse de laisser entrer. Ilientot, les coups recommencent, l'état-major écoule « Aux armes, citoyens, ibrrnez vos bataillons, chante la foule sur la place avec un accent de désespoi:- que n'assourdissent ni les boiseries, ni les tentures; a Marchons, marchons, qu'un sang impur abreuve nos sillons », et dans l'éclat suprême que les voix prennent, sur les dernières notes du refrain, la porte s'est ouverte, curieusement Peut-on entrer? Entre-t-on? Dali! 1 tant pis, j'entre.

Alors, des talons de bottines résonnent sur le parquet au milieu d'un froufrou de jupons empesés, et une femme fait irruption dans la salle, souriante.

Son chapeau noir, de forme très simple, est orné d'une cocarde en rubans tricolores, et sous ua voile de tulle blanc, très serré sur le nez, les traits de sa figure s'atténuent, la font paraître jeune. Elle est de haute taille, et marche d'un pas hardi, vôtue d'un grand manteau de fojrrure qui porte au bras gauche l'insigne de la convention de Genève la croix des ambulances, rouge sur un fond blanc.

Salut, mon général.


aut par le il

Et, portant à son front sa main droite finement ganté'.1, die imite le salut militaire, gravement.

Puis, plus familière

Bonjour, vous tous, la coterie.

Alors, marchant autour tle la table, gracieuse et délurée, elle fait aux uns un simple salut, aux autres elle tienne de grandes poignées de main hommasses, suivant les connaissances, les sympathies, les amitiés. El, & l'extrémité U" la manche blondit un bout de fourrure fauve, le petit gant de Suède jaune va, vient, se démène, quitte une main, en reprend une autre, disparaît tout entier dans la peau rude d'un gros gant d'ordonnance, réapparaît, puis disparaît à nouveau sous de grosses et galantes moustaches qui l'effleurent d'un baiser cérémonieux, taudis que, derrière lui, la robe remuée met nue traînée d'odeur voluptueuse et d'élégance provocatrice.

Hein ? Vous ne trouve/ pas? domine c'e>t ennuyenx ce siège? Je sors des ambulances. Ali! mes enfants, vous n'avez pas l'idée de ce que <;a sent mauvais la-dedans Vous permettez, n'est-ce pas? '?

Sans attendre la réponse, cl h; envoie d'un geste. son chapeau sur un fauteuil. Sa chevelure apparaît alors coiffée comme pour un bat. une étonnante chevelure d'un roux faux jusqu'à l'extravagance qui tirebouchonne sur son dos, et frise sur son front, avec des entortillements de copeauxd'acajou. Puis, la face Manche de poudre de riz, les lèvres rouges de fard, les yeux avivés par le khôl, de son vêtement tombé, elle jaillit en robe de soie noire, pleine de volants et décolletée. Dans la large échancrure d'un corsage ou s'attache aussi une cocarde de rubans aux couleurs nationales, les seins se montrent maintenus haut par le il


corset, veinés de bleu sous la dentelle, et du creux de sa poitrine nue, de ses bras qui passent nus au bout de* manches la croix de Gencv date encore rouge et blanche au milieu des ruches, des effilés et des den;elles, un fumet de femme mûre se dégage et de chair ainourei.se délicieusement faisandée.

Eh bien, hein? Quoi de neuf? Toujours rien? Et apercevant la proclamation sur la table

Ah! mais si, j'aurais dû m'en douter Des bavardages toujours Qu'est-ce que vous leur racontez encore aux Parisiens? Vrai, il faut qu'ils aient bon caractère. Leur en faites-vous assez gober de ces blagues! Voyous voir la nouvelle tartine?

Penchée sur la table, le corps plié en deux, dans la féline altitude d'un sphinx, elle commence à lire. Au loin, le canon, par salves lentes, gronde à courts intervalles. I/émeute essoufflée, tait ses clameurs, étouffe ses ohants, semble reprendre haleine. Mais aux incessants bruits de pas, aux commandements nombreux qui retentissent, au frissonnement humain qui s'agite sous les fenêtres dans l'humidité du brouillard, on devine que la foule augmente démesurément. De tous les coins de Paris en angoisse, de Montmartre impatient àMontrouge exaspéré, do Bercy qui gronde aux Ternes qui s'encolèrenl, le populaire s'est mis en marche derrière le rappel des tambours, et recevant sans relâche de:; renforts, l'insurrection grandissante n'attend plus pour éclater que le commandement d'un chef, un mol d'ordre, ou simplement un hasard. L'élégante femme lit toujours, puis soudain, lasse de tourner les feuilUts qui s'accumulent

Kt patati et patata. Et calera pantoufle 1

D'un geste de gaminerie elle jette tous les papiers,


les fait voler en l'air, et elle chantonne le refrain de la chanson à la mode

CVst lo si ni d(> Ficli -ton-khan

Qui s'en va-t-en guerre.

L'état-major stupéfait regarde. Le général interdit tord fiévreusement sa moustache il est si interloqué •qu'il ne trouve pas une parole. Autour de la table, sous la lueur charbonnante de la lampe, tout le monde se tait, accablé par celte débauche d'inconvenance. Kh bien quoi? c'est pour tout <;a que vous êtes réunis? Merci, là vrai, si vous vous croyez rigolos. Tenez, voulez-vous que je vous dise, vous vous courbaturez à faire semblant de prendre au sérieux des choses qui vous embelent. Suffit, en place, repos! I Rompez les rangs

FA prenant sur la fable, au basa ni, un képi galonni •qui traîne, elle s'en coi fie audaeicusemciit, et d'une voix grave de président, déclare la séance levée. Le général en chef bondit; il est tout pale d'humiliation. Il marche vers l'envahissinle visiteuse, tes poings fermés, avec une colère blanche. Mlle se recule, tourne autour de la table et lui rit au nez d'un rire clair, comrnunicatif, qui commence à gagnei l'étatmajor sérieux.

M'attrapera, m'attrapera pas!

Madame, dit le général d'une voix cmiroucée, madaiiiii.

Oh! va, tu peux m'appeler Hubcrtc, ces messieurs ont beau être la, ils ne nous gênent pas.

Madame, répète le général. Il va la saisir. Déjà ses mains, qu'agitent un frisson de colère, un besoin


de brutalité, ont effleuré le bras qui porte le brassard de Genève, rouge s,ir un fond blanc, quand d'un brusque mouvement d'épaules elle lui échappe., et se retranchant derrière un fauteuil comme derrièie une barricade

Messieurs, crie-t-clle, messieurs, je vous en prie, laissez-nous seuls; vous ne voyez donc pas, il a envie de me faire un 3 scène.

Et «"adressant au général

Allons vas-y, mon ami, vas-y.

Les officiers const:ltent du regard leur chef qui tremble sous ses décorations, puis se lèvent, sortent silencieusement, et par la porte ouverte, dominant le" cliquetis des éperons, le hondissement métallique des sabres sonnant sur les marches de l'escalier, la Marseillaise, chantée à plein gosier par les voix du dehors, dans une reprise formidable, emplit d'une bouffée de colère lit salle déserte, où les jupons de la jeune femme bruissenr,, tout rai des d'empois.

Elle s'est approchée du général, et les lèvres ten- dues, avec un mouvement du torse qui l 'offre tout entière, elie essaye de l'embrasser. Il la repouss î durement. Elle devient intolérable à la fin. Toujours elle se mêle de tout. Qu'est en qu'elle est venue faire au milieu <lu conseil'/ I.e compromettre, n'est-ce; pas? Exprès. Quel respect voulail-elle qu'il inspirât maintenant? Ses officiers allaient rire de lui, il n'aurait pius d'influence sur s<\s subordonnés. Un jour ou t'autre, elle entendait, il faudrait bien que ces plaisanteries finissent, il y était décidé.

Toi, lit-elle avec un Mouvement de tôle étonné et incrédule, toi, décidé? 9

Oui, elle tombait la, comme une bombe, au milieu


des délibérations les plus graves, dérangeant tout, bnusculant tout. Passe encore quand, dans l'intimité1, elle l'assommait de conseils straiéiçiques et prétendait lui imposer d'invraisemblables plans de campagne. Personne n'en savait rien. Mais la, devant tout le monde, venir s'afficher! Ah il avait eu bien tort de lui passer si eomplaisamment tous ses caprices.

11 parle en essayant de inctlre des sévérités dans sa voix. Au fond, il a beau s'irriter et s'en défendre, il trouve la situation comique et l'idée d'une fantaisie adorable. Celte diablesse de Mmc de Pahauën, on ne sait vraiment pas quelle folie lui coule dans les veines. Est-elle amusante cette guenon-la! Sans doute il ne demandait pas rnhuix que de lui pardonner encore cette escapade; mais vraiment, avec certains membres du conseil, elle s'est montrée d'une familiarité I Ça lui déplaît, ça, et il ne le soullïira plus. Mlle a compris, n'est-ce pasV

Mrai) de Pahauon part d'un ^rand éclat de rire qui la secoue du haut en bas, fait bondir ses seins dans son corset, a^ite sa chaîne de montre et remue jusqu'à lit dentelle de son jupon.

Est-ce que tu semis j, doux, par hasard?

11 ne répond pas, mais son attitude; est telle que son silence a l'air d'un acquiescement.

Toi? Ah 1 mon pauvre ami. Kh bien, il ne te manquait plus que cela, tu les as tous, maintenant, les ridicules.

Hidieule! Oui? Lui? 11 était ridicule, et pourquoi, s'il vous plaît? Ce mot-la, il ne voulait pas l'entendre, môme déjà bouche d'une femme. Hidieule! Quel ridicule avait-il? Où? Pourquoi? Comment? Il était un brave officier, tout le monde le savait, les journaux


même oui l'attaquaient n'avaient jamais mis s;i

môme qui l'attaquaient n'avaient jamais mis sa valeur en doute. Les généraux inspecteurs l'avaient souvent constatée dans leurs rapports particuliers; il avait des notes superbes, des états de service magnifiques, et, vaniteusement, une à une, il citait ses campagnes, montrait ses décorations, énumérait ses citations il l'ordre du jour. L'armé»; tout entU-re le respectait; il avait publié sur les questions militaires dos livres fort remarqués, étant bon écrivain. Et elle prétendait qu'il passait pour ridicule! Ce mot, il le répétait sans cesse, il revenait obstinément comme une obsession, servait de conclusion à tous ses raisonnements. Ilidi» culf 1

Mais MK* do PaliauCn, d'une voix flûtée, en femme qui sait ce qu'elle iit, cet dont l'opinion personnelle est soutenue de l'avis général:

– Ah mon Dieu oui, ridicule quand tu diras.

Il fit un gesie d'emportement et de dénégation suprême.

Mais voyou, tu ne vois donc rien? tu ne lis donc rien? tu n'entends donc rien?

Alors, avec une taquinerie cruelle, avec des mouvements J'i main qui coupaient l'air, sécheront, et appuyaient ses affirmations, elle lui rappela ses impuissances, elle exagéra sa mauvaise oh née, ses échecs qu'elle aggravait, en les mettant (ï>r<. cernent sur le compte de son incapacité et de sa prétention. Kilo lui dit toutes les misères qu'il se détendait de prendre au sérieux: les combattants sans ordres, l'armée sans organisation, )<$ batailles livrées au hasard ot finissant en défaites, toujours, les équipages en retard, les munitions qui manquaient, les ponts trop courts. Elle lui montra Paris où toutes les bonne»


LA SAKJNÉK. 163 ies étaient immobilisées par son hési-

volontés en armes étaient immobilisées par son hésitation, paralysées par ses défiances, et la garde nationale inutile derrière dos fortifications où elle mourait d'ennui dans l'impatience v.l le désœuvrement. Les accusations défilaient serrées et terribles, un réquisito.re mdigné et moqueur qu'elle détaillait avec une petite voix aigre-douce, tranquillement. A mesure quelle :>arla«t, comme si ,ll,; se lassait elle-même, elle ava.t abandonné ses gestes d'autorité, et ses doi-ls dégantés, jouaient avec ses bagues qu'elle taisait passer de ÎW à l'autre main, avec un petit travail de dextérité très délicat. Klle en vint a lui reprocher la mort des soldats tombés dans Us escarmouches les combats sérieux qu'ell, qualifia do boucheries organisées, les pauvres mobiles qu'elle voyait dans les hôpitaux saigner dans les pansements et crier <ous » acier des opérations. M^me, elle l'aceusa eomme «l'un cnme personnel de la mort d'un jeune capitaine ,1 V-latmajor,U,é lors de la dernière allaire. Elle le connaissait, ils s'étaient rencontrés, (rès souvent, dans le monde.

Un de tes amants, sans doute? 1

Jusque-là il n'avait rien dit, baissant la tête rageantau dedans de lui devant ces récriminations 'bru- tales, dont, intimement, il sentait la justesse.

Quand ce serait, répond.f-elle, etVrontement

Ait (ait, ça ne l'étonnail pas avec qui ,avaitel'e pas couché? Son lit. était une vraie guérite dont on relevait les sentinelles toutes les heures. Alors éelatailt en mots fllrieux, donnant iihre coursa t'amerturne de son t'(r.~ur, un à titi, il lui nommaitsesamants. Il y en avait, de toutes les armes des cavaliers, de« fantassins, des artilleurs, et, jusqu'à des soldats de la tMtxuMMt.


mobile. Il citait les corps, les grades.d'une vc

mobile. Il citait les corps, les grades.d'une voix dé-

pitée, avec emportement car il mettait de la hiérar-

chie dans l'amour et se croyait compromis non pas

tant par ses infidélités que parce qu'elle l?s avait

commises avec des inférieur.

Très calme, M"* de Pahaufin écoutait cet ora-

geux défilé d'accusations, et doucement, comme par

distraction, elle s'éventait le bas des jambes avec ses

jupes qu'elle remuait. De temps en temps, une date

lui arrachait un |;rand éclat de rire narquois. Elle

avait imaginé de répondre « Présent! » à chaque nom

qui passait, e;. à r.erlains, son visage vicieux s'illu-

minait, «ans doute ils évoquaient des luxures compli-

quées, dont lo souvenir même lui causait ur. ravis-

sement.

Le général s'était arrêté, haletant, avec \? «ourde

colère de l'homme dont la puissance est méconnue,

la force inutile. Elle se moquait de lui, cette femme

Ne pouvant se résigner à la battre, il était obligé de

subir ses sarcasmes, lui, qui pour une simple déso-

béissance pouvait faire fusiller un homme et décimer

un régiment! Kl afin de résister au besoin de brutalité

qui le prenait, il crispait les poings pour nj pas la

giffler grossièrement, sur les deux joues, comme on

corrige l'impertinence cl'une gamine mal élevée.

Mamtenant, c'était elle qui parlait, c'était elle qui,

dans une confession ironique., lui jetait des noms au

hasard, pôle-môle. Même, pour ajouter à son exaspé-

ration, elle exagérait, s'attribuait des amants qu'elle

n'avait jamais eus, des tendresses auxquelles elle n'a-

vait jamais pensé, et, prenant un temps, avec une

négligence préméditée, elle affecta même d'avoir cédé

à un membre du gouvernement. Clairement, elle le


icirr~lo~ c.n.~i~t f·1

WHAV11~ G. t6S

lui désigna, sachant qu'il était son ennemi mortel.

Lui! ciïa-l-ii avec un accent indigné, lui! 1

Un peu, mon neveu. Renversée dans son fau-

teuil, elle se passa la langue sur les lèvres et ba-

lança sa tête avec un air de profonde satisfaction,

en femme qui savoure a nouveau une ancienne bonne

fortune.

– Lui! répétait-il avec égarement, lui!

Eh bien, oui, et puis après? '?

En ce moment une clameur plus haute domina

toutes les clameurs do la matinée. Dix mille voix d'un

enrouement formidable ébranlèrent la salle, confon-

dues dans un cri unique et prolonge. Des portraits de

généraux eu tremblèrent sur les murs, dans leurs

cadres; les girandoles de cristal des lustres s'entre-

choquèrent et rendirent un tintement d'harmonica,

tandis que les boiseries des portes, comme sous une

poussée invisible, craquaient. Et cependant, au mi-

lieu du vacarme, des mots très distinct* étaient en-

tendus, toujours répétés «A bas! a bas! Démission!

démission »

M- de PahauïJn eut un grand geste de mépris.

Etendant magistralement la main vers la ienèlre, dé-

signant vaguement le populaire qui grondait en bas

dans le brouillard, avec un port de tête hautain et un

dédaigneux plissement de lèvros qui lui venait d'un

début faitjadissurimeseènelhéâtralededernierordre:

Ainsi, dit-elle, ton autorité, la voilà; ni le peuple

ni les femmes t

Il ne la laissa pas achever. Esprit indécis, aux réso-

lutions lentes, il n'agissait jamais que sous la pression

Immédiate des fait*. Effrayé de la brulalilé soudaine

«c la réalité, comme un homme brusquement tiré

mMMMmmim»* m


de son sommeil, de la tranquillité de ses hypothèses

et du calme de ses rêveries, il sursautait il des déci-

siens emportées et à des actes violents. j

Vous partirez demain, madame, dit-il, avec un

accent d'autorité.

Sa voix n'avait plus de colère, elle étal* rassérénée,

et il parlait d'un ion de commandement, le verbe

tranchant, d'une sécheresse hautaine qui d'avance

faisait taire la rép ique sur les lèvres du contradic-

teur.

– Vous me chassez, alors?

– Parfaitement

Et j'irai?

vois s voudrez, peu m'importe. H ajouta I

L'important, c'est que vous partiez. I

Elle le regarda fixement, dans les yeux, pour s'as- 1

surer qu'il disait bien vrai, pour voir s'il ne restait pas I

au dedans de lui quelque chose d'un désir oc d'un I

regret qu'elle pourrait exploiter. Ses yeux étaient I

calmes, sans une lueur. Cependant elle voulut essayer I

d'une dernière câlinerie, d'une de ces caresses qui, I

aux heures de leurs anciennes querelles, faisaient I

tomber les rancunes, étouffaient les récriminations, I

mai; il la prévint. I

Assez, n'est-ce pas! Je ne veux pas de vos sima- I

grées. 8

Ntammoins elle se rapprochait avec des ondulations I

de chitle, les lèvres tendues et comme frémissantes 1

d'une promesse de luxure. Penchée sur lui, elle es- I

saya le l'embrasser. Mais d'un geste brusque il la I

repoussa. I

C'est moi lemaîlro! ici. Ce qui est dit est dit, I

foutez-moi la paix 1


et «07

fitait ainsi Secouée d'un confia *–

r c.t' frisson de colère, humiliée, elle ,lit son chapeau, a~~c;u des lenteurs calculées le Euloorc, des exaspérations. Ensuite, elle passa son manteau, mais ne trouvant pas “' 'L.. dire, elle to dut à finir dce ,'1);h)illEer. t'uis c'lle so nilrltil longuement, sans se presser, arc/' c1(~s 11~:)c~lli'rllcnlts ~«')e.a~van.un< de r;tï.otlnc'no~nt, rlmc~ts et de rane IIncs qu'elle rcmuait en (1IIe-m0me: 1~~ plan X~ ct n)(~ch:lnt cl'ntlee \,('118'(':111('(' de femme. Comme elle n'urrivait pas ïl bOlltonne!' lu gant. droit, elle lui la main. Dans de la rii;)iielic~, ul, 1)(, sf', I111)1)tr'il)t d'lI/1 rose appétissant. Il la )'('J!/q¡s,o.;ail, inquiet de 1'(' coin de nti(l*tt' dét()(ii,ii,,int 1,~t tète (le~>atit. iiii(, tuntation trop f;)rtc.

All()ijs, tit-(' ~11(~ (l'titi Ion in¡Jil1l'I'{'/l1. 'l'II vois (Ilit mm, je le pelix pas. »

Il dut se résiglle/' à J¡, ('olllld;¡isancn, et m, i /)~Llllt .~ieS rllilIIlS 1)l'lIIE~rCIlt, E,'il~5illlt Ic'lll'S ollgles dans 1(\ gro. effort (ltl'c~lll~s faisaient pou/' acwoi>fllcr les déJi¡.ills hOlllons lOI/jours l'llyWllt io115 la tn('illl clt's 1)t:)al(.~> ni è l'C s. Ch a Il d il cut lilli.

Ainsi on s`un ya? dit .1.1"" dct~h~~n r me chassez? 'n.ut~n.~u~

11 r~l)(~til

le vous c!mssc,<~tine~'nt.

Eh bien, soit, on s'en va. Mais lH sais, lJI0l1lh~1 il, j'irai là.

Elle avait marche vers 11\ labll', c~t Elll cloiyf., SUI' une carle déployée, au nliliml des teintes plates, du l'ouillis des hachures et dO'5 ligllt:i dgu-


rant les collines, les rculcs et les chemins de fer, elle indiqua Versailles, et elle répétait avec un ton de menace.

J'irai là, là,

A votre aise.

Comme il n'avaL pas l'air de s'indigner, elle appuya pour se donner la satisfaction de lui causeï un dernier mouvement, de colère. D'un mot suprême, elle insulta son patriotisme, ravala son habileté.

Oui, chez les Prussiens. Ils son: plus malins que toi. En voilà des g .mis forts, au moins! Tandis que toi et tes généraux, tiens, veux-tu que je te dise, vous me faites suer.

Puis, s'inclinart t dans une gracieuse révérence, ainsi qu'elle avait coutume do taire quand elle sortait de visite

– Allons, i u revoir, cher. Bonne chance.

Néanmoins, cédant à un intime besoin d'ironie, elle lui demanda

Hein? tu n'as rien à faire dire.

– A qui?

– A ces messieurs, là-bas.

Mais déjà il n'écoutait plus. Derrière elle, .1 venait de fermer la porte, et tout seul, il respirait pleins poumons, avec cette satisfaction que laissent après eux les ouvrages 'malaisés et les p' solutions difficiles à exécuter. Maintenant que Mmï de Pahaiien était partie, maintenant qu'il s'était enfin trouvé le courage de rompre avec elle, il renaissait à des libertés, à des volontés qu'elle avait annihilées, par l'ensorcellement de sa grâce, qu'elle avait amollies par la tendresse de son sourire. Un moment cepen dant, comme pour se défendre contre lui-môme au


cas où l'envio la prendrait de remonter l'escalier et de venir implorer son pardon, il ferma la serrure à double tour. Alors, dans la .olifude, il se senlit redevenir fort. Il regarda sur les meubles rien d'elle. n'y restiit plus. Il avait eu pour d'y reneonlrer un nœud de ruban défait, une voilette oubliée, quelque chose d'un de ces ajuslements féminins qui siilïisent, quelquefois pour raviver les désirs et réveiller les convoitises. Les fauteuils, vides, tendaient t uniformément autour de la salle leurs sièges nus, leurs brus des (Mous de enivre fixaient, l'élotfe verte de la moleskine. Seul, un léger parfum d'opopanax échappé des dessous secrets de la toilette de M' de l\ihauPrij traînait da: l'air lourd. Alors pour érhapporà l'obsession de cet arôme aimé, le généra! ouvrit une feneHre. La place, en bas, lui apparut avec son moutonnement de (êtes, ses remuements (rémeute, ses baïonnettes serrées qu'un pale rayon de soleil accrochait et qui luisaient au milieu des menaces et des poings tendus vers lui, de toutes parts. t'a .1 resta quelques instants, gris, par son impopularité", jouissant des injures, heureux dans sa vanité de pouvoir ainsi bouleverser un monde, exaspérer toute une ville; des Merles lui venaient en songeant que bon gré. mal gré, ces fureurs-la, il saurait les l'aire taire, et qu'il n'avait qu'un mot h dire, un ordre à donner, pour faire obéir ces révoltes et contraindre ces indisciplines.

Use retourna, flairant l'appartement. La délicate et troublante odeur de le ip me avait fui. La lampe point, remontée eharhonnait, dégageant une acre senteur de mèche rance et d'huile chauffée. Va\ ce moment, un craquement se fit entendre pareil au bruit d'une


grande pièce de soie qu'on déchirerait d'un bout à l'autre. Par-dessus les clameurs, serrée et crépitante, une fusillade éclata. Iles balles ricochèrent sur les pierres de la façade qui s'effritaient en éclats secs, et tombaient comme des écailles, en bas, dans une fumée épaisse str ée de flammes rougis, o,à et là. Aussi ca? ne que s'il e\l été à la parade, le général ferma la fenôtre. Il tournait le bouton doré de la crémone, quand, auprès d3 lui, des morceaux de vitre dégringolèrent, sonnant à ses pieds, sur le parquet. Une balle traversant le carreau avait été se loger dans !e mur en face, et un des portraits dans son cadre d'or montrait son uniforme percé d'un trou noir, en plein dans la poitrine. Alors, passant le bras à ravers le châssis vide, le général montra le poing à la foule. A nous deux, maintenant.

La voix résonna brutale dans le grand salon désolé. Au loin, le canon des forts, par salves désespérées, tonnait sans discontinuer.


II

Le lendemain, émeute vaincue, les chefs empri-

sonnés, les journaux supprimés, Min" de Pahuuën arrêtée, était conduite sous bonne escorte au delà des lignes françaises.

Le général demeurait triste. II accueillit sans salis-

faction l'oHu-irr d'ordonnance qui vint lui annoncer 1 exécution de ses ordres. Kt malgré lui, a travers U routes défoncées, les villages orrupés, 1,. navrant paysage do ruine que l'invasion mettait, autour de Paris, son esprit suivait obstinément l'élégante femme aux cheveux roux, dont la possession l'avait tant charmé. Maintenant, la colère passée, son départ le peinait. ,11 considérait que, volontairement, il avait. amoindri son prr (jg(! cl (]il(lilul(i sa ,mUt>_1)uis_sance. Quelque chose lui manquait qui gâtait son succès.

Jadis, mis à l'écart par les soupçons de l'Kmpire, soudeur, dans sa retraite irritée d'écrivain et de soldat, il avait flellé des articles nombreux contre les turpitudes et les hontes du rogne, mais cependant jamais il n'avait pu se défendre d'un iiioiiie,,it d emo- tior. et d'une minute d'envie, quand lcs journaux


apportaient jusqu'à lui les échos des grandes rv» .“, .>wr»w» l/»o r>A/>itc é\ ihc iri>inr1ni »l»'>nîlll('.IIf1<i fltt

apportaient jusqu'à lui les échos des grandes fôtes de Compagne, les récits des grandes débauches deSaintCloud. Ses désirs de jouissance le rongeaient, dans ratistérilô vaniteuse de son exil. Souvent même, dans les heures troubles que connaissent les plas forts, il avait senti vaciller sa conscience, faiblir son honnêteté. Plus d'une fois il avait songé à faire sa soumission, décidé intérieurement par ces sophistiques raisons qui détermi lent les hkhetés, convaincu qu'au milieu de l'excès des platitudes ambiantes, sa platitude, à lui, passerait inaperçue. Mais il avait été soutenu par son orgueil. Son imbition aussi l'avait empêché de tomber à des complaisances et a des servilités. Il s'était dit, que ceux-là seuls sont les maîtres un jour qui se raidissent d.ius une attitude et savent prendre, parmi les courants des hommes et les momentanés entraînements des faits, une position immobile et méprisante. Puis, par nature, les médiocrités lui répugnaient: it n'aurait trouvé aucun plaisir dans l'accomplissement des vilenie?, vulgaires. Se vendre, quoi ? lui aussi mais tout le monde s'était vendu, et avec une science de corruption qu'il ne fallait pas espérer pouvoir dépasser. Du reste, il aurait rougi d'eHreun plagiaire de bassesse, et si des capitulations lui semblaient désirables, c'étaient celles qui mettent, leur auteur dan:» une apothéose et l'immortalisent par la grandeur de leur gloire ou la profondeur de leur infamie. 11 se croyait pour les avenirs éclatants, taillé pour les immenses celé- brités, musclé pour les efforts considérables, et renfonçant sc3 besoins de domination, luttant contre ses appétits, il avait attendu, honnôte par calcul, incorruptible par volonté. Si bien que le peuple, sans rien deviner de ses impatiences et de ses lièvres sourdes r


l'admirait comme un marlvr. et lui soupçonnant «1p«

i vmi n .ni r, ii t.r).

l'admirait comme un martyr, et lui soupçonnant des Capacités excessives ainsi <|iio des talents méconnus, s'apprêtait a le saluer comme un»; puissance.

La chute de l'Kinpire, du jour au lendemain, l'avait fait sautera une situation qui dépassait sis rêves. C'était entre ses mains que Paris, tremblant de l'approche des Prussiens, uniformément vainqueurs depuis un mois, remettait toute lit puissance presque. De son obscurité Il montait bruyam- ment au poste de dictateur, et. dos le début, les obéissances se faisaient faciles s pour ce maître volontaire 1 en qui se confiaient loules U-s espérances de la patrie, désespérément. Oi? ne lui demandait rien, sinon d'agir vile: les bonnes volontés, d'avance, souscrivaient à tout ce qu'il pourrait commander, | ourvu que les ordre* fussent brefs, les décisions rapides, rive à tous les théoriciens dont la brusquerie des faits contrarie toujours la lenteur l- savante des combinaisons, il ne sut pas tirer le parti convenable des éléments nerveux qu'il trouvait autour de lui. Aux impatiences, aux grands élans de ta i'uiile, il opposait ses temporisations, et immobilisait par la sécheresse de ses calculs, les vibrants enthousiasmes qui ne demandaient qu'A marcher. Continuant dans son commandement militaire la pratique d'inertie a laquelle il devait h réussite de sa vi >, il restait sans agir, dans Paris assiégé, attendant du hasard 'a chance d'une bonne fortune, comptant sur des secoursdu dehors, incapable de rien improviser, jugeant les situations nouvelles avec des idées préconçues et des points de vue anciens. Toute son autorité, il l'employait non pas à exciter les ardeurs; au contraire, il t.r).


la dépensait fiévreusement à maintenir les initiatives et empêcher les audaces. Correct, précis, mais savant sans profondeur, intelligent sans élévation, et tenace jusqu'à la sottise, il se détendait seulement dans l'intimité avec M1" de PahaueWi, dont tes remuements, les gerlillossos, les gamineries d'écureuil échappé, fouetl; ient s s sens lassés par la fatigue de plusieurs campagnes, eonlraslaient le plus avec la mathématique lo irdeur de son cerveau.

Mm' de VahauOn avait élé mariée, plusieurs lois, à des individus (lotit aucun ne lui avait laissé mmi nom. Dans la galanterie du monde impérial, dont file avait fait l'éclat, les mieux renseignes afllrmaient que ie nom quVlle ortnil n'était qu'un nom de guerre, ramassé dans un roman, ou trouvé parmi les personnages secondaires d'un drame du houlevird. Ses maris n'avaient, guère été que des passants, lesquels n'encombraient guère, son lit, et si peu gênants qu'ils ne dérangeaient même pas son état civil de fantaisi«. ('/étaient ordinairement des Durand, des Homard, des Dumoul. employés de ministère aux taures louches, aux appétits voraees. Vieillards tout en vices, ou jeunes gens tout en ambitions, ils conseillaient h. la tir-r enceinte des bras de son amant, (un haut personnage <|< i s'engageait à les protéger, la voyaient quelque temps .iprès la célébration du m;ina^e, et puis une séparation l'amiable survenait. Un jour, le» deux époux s'en allaient chacun de son coté, et s'occupaient plus l'un de l'autre. L'employé donnait son nom l'enfant, obtenait dans son bureau des gratifications nombreuses, des avancements rapides, et vieillissait décoré, ayatit aux lèvres des phrases sur l'honnêteté, la bonne conduite, le travail qui


LA SAMiNÊK. t75 le savoir qui élève e» nui iiisii,

mène à tout, le savoir qui élève et qui .listing Pendant ce lernps, M- de Pahaucn, indifférente et libre, courait les Lais, les réceptions, était .le ton-, 1rs petits couchers, de tous les grands soupers. Amazone, les jours de rhassr, elle salopait le voile au vont dans les taillis de Compile pleins des abois des chiens, du roulement des voilures et des fanfares dos piqueurs. Dans !«.s tableaux vivanls *““ maille L ,k« soie couleur ,|(! rhair, inondé ,| |n.mières oxydriqurs, elle «Valait la largeur d< ses hanche-, l'ampleur du sa gorg- et des talons ju.qu au sounir, la grasse et provo.pia.itc impudeur' d.« ^>n corps de statue. ]),̃““« d,. rharilé, on avait T.wva^ion de la s mi-, les jours de venir au profil ih^ pam-es offrir volontiers tout ee que sa toilette laissait p.sr.' «le peau aux baisers iles mrssirurs dont m-s eomplaisanres vidaient les portr-nionnairs. |»,iis, sul.i.'rtement, «Me disparaissiil. Srs inrilleinrs amies disaient qu'elle s'.Miferrail «l'aulres p«^l,M.,lauMil qu'elle tombait A <h> Kr;md<>s dévotions, ri quelle allait suivre, dans des rnuvenls l,i,.M fanirs, des retraites très austères. La venir, était qu'r!r sVufrrmait, par caprice de débauche blasée, avec ^rs priii.s jeunes gens que son nlaisir étaitde dépraver. Alors on la rencontrait promenant dans lrse^l.ses un deuil mensonger et luxueux. Toujours accompagnée .l'une bonne, elle rentrait dans une petite maison des MaliRnollesou de Passy, et les fruitières, 1rs concierges tontes les commères qui s'asseyent sur le pas de leurs portes et surveillenl le va-ei-vient de la lue, avaient < hautes et profondes pitiés peur une pauuv jeune femme si subitement devenue veuve. Ses générosités sm-aiont A dissimuler les écarls secrets «|« sa con-


dnile, empochaient les soupçons, au besoin môme, faisaient tair les médisances. Quelquefois, quand les I doutes dev iiiient trop Torts, tes affirmations trop I précises, brusquement, elle donnait congé et dénié- I nageait à temps, ce qui empochait les inductions do I s'affermir et les preuves de se contrôler. Alors, elle I partait, laissant micoit (' derrière elle une suffisante I odeur de sainteté avec une longue traînée de bonnes I œuvres. I

C'était son plaisir de duper le public, en cachant I des vices excessif et des raffinements qui allaient jus- ̃ qu'a la bestialité, sous l'apparence d'une petite exis- I tence de bout geoi >e vertueuse et tranquille, piiis de ro- ̃ prendre en s "affichant avec un amant le tumulte d'une ̃ vie affolée. !,i cour pendant ses absences se désolait. ̃ Elle seule jetait une gaieté envahissante daris ce I monde d'aventuriers, toujours inquiet, au milieu de ̃ ses fêles, comme des escrocs qui, en mangeant le ̃ produit de leur vol, tremblent à tout moment d'en- ̃ tendre frapper à la porte et de voir entrer le commis- H saire. Toutes les Folies étaient les siennes. Son vice ̃ même prenait des grandeurs tellement il s'étalait sous ̃ la flamme des lustres», sans pudeur et sans hypocri- I sie. Certaines de ses excentricités étaient demeurées ̃ célèbres un soir, dans un souper, elle était sortie ̃ absolument une d'un pâté colossal tlontla croule gigan- ̃ tesque s'arrondissait sur la table la première elle ̃ avait pris ces bains de Champagne qu'imitèrent depuis ̃ les cabotines en quftfo de fantaisie, à court d'imagi- ̃ nation, et la démocratie ne lui avait jamais pardonne ̃ d'avoir, au tV'àlre, un soir de première représenta- ̃ tiOii, pour mieux passer dans le premier rang <!r> ̃ fauteuils de balcon, jeté effrontément son paquet. ̃


I.A SAIC.NKK. 177 7 ris par-dessus la balustrade et d'avoir

empesé de jupons par-dessus la balustrade et d'avoir gagné sa place, marchant, devant les spectateurs, les jambes à l'air, les cuisses a nu.

Quand Paris avait été investi, elle était restée, par curiosité. Elle n'avait pu résister au désir de voir de près te spectacle nouveau pour elle, une vi'.ledc dnix cent mille aines, enveloppée, all'aniée, réduite a ses propres ressources. Volontiers, elle avait accepté les difficultés probables de la vie du siè^e, afin de contempler ce drame extraordinaire, espérant des situations neuves qui é^ayeraienl un peu son ennui de belle corrompue- blasée. Dans les premiers jours du mois de .septembre, tandis que ses amies, profitant des dernières voies laissées libres, emballaient leurs robes et se bousculaient aux guichets des foires encombrées pour aller attendre, soit a l'étranger, soit dans une province écartée, la tin des événements, elle, payant de sa personne, était bravement entrée dans ce personnel d'ambulances recruté spécialement, parmi i tes femmes désœuvrées, et parmi celles-là surtout, qui désiraient conserver leurs chevaux les autres, ceux du reste de la population, étant réquisitionnés pour les canons, les transports, la boucherie. Et la jolie, et coquette, et souriante ambulancière qu'elle élan i.a souffrance, la mort, tout ce qui lnirle et pue, tout ce qui suinte et salit dans les salles où les combats entassaient les blessés, la dysenterie couchait les malades, tout. cela n'était pour elle qu'un prétexte a élégances. Avec; quelle, joie, le matin, elle se contemplait dans la ^lace, décolletée, avec une toilette de ville si provoquante qu'elle ressemblait a une toilette de bol. domine jadis elle s'habillait pour le spectacle d'une première représentation, elle s'habillai. se fat-


cos4 .~1.1,1~ t" ,r,v""1.. ~1,. 1.. "v II-

sait désirable pour le spectacle de la mort, prome- J nait autour des lits empuantis et crinnH dans l'angoisse des agonies, l'éclair de ses diamants, le froufrou de ses dentelles, et les soldats expiraient, remerciant avec des paroles confuses et des balbutiements les tendresses de cette infirmière extraordinaire qui mettait dans leurs derniers moments toute a séduction d'une femme, tous les petits soins d'une gardemalade dévouée. Klle adoucissait les agonies, encourageait les convalescences. Point bégueule, elle retrouvait au milieu de ?,es hommes ces familiarités que ks femmes du peuple ont naturellement pour les malades. Klle les appelait, t mon vieux, ma vieille », gourmandait leurs défaillances avec des mots crus, des épiphonèine.sf.jras perçaient de grosses bienveillances et les douleurs drs pansements disparaissaient, emportées qu'elles étaient par les parolescanaillement câlines de ser» bagou d'ancienne modiste farceuse. Fille des faubourgs, dans ce milieu d'ouvriers récemment enrôlés, elle, respirait comme un relent de sonair natal apporté hY, par hasard, dans les vêtements, les habitudes, les conversations; elle rena^sait, à sa vie d'ouvrière lâchée, se frottant aux homi îes dans ia promenade des nocturnes faubourgs ou le-; quadrilles des bastringues populaciers, et, très a l'aise, elle traitait d'égale à égal. Klle leur pas ait des liqueurs, du tabac, trinquait, fumait, 1. les cigarettes qu'ils lui oilraient, volontiers. Même elle les tutoyait comme des camarades. Souvent aussi sa swnpathie les suivait au delà de l'hôpital, les accompagnait après s leur guérison, dans les tranchées des ouvrages avancés, diius les gt'aiid'guïdes qui Mitvcill. lient lYnnemi. Plus d'une fois, les officiers supérieurs a\ aient eu


tsion (~ V(ÎI~~ :~1'l'74'n11.

loccas, do voir arriver ,s leurs baraquements e! dangers uvouacs une voll,,re ,,“( |c.vai, lOllles h's collines Le «oeher, lisait un mol, et ,p,aml “,“.Unfll« besiUil, par la por.iè.v, 11110 i|(, “, j'l't~- ""SSI",U;! «'Ne.. K»uW« .|U lilisJ devant I..Mf.«,l tombai,l I,, ,““ (;l les ..s.i.M. Ik"C'I~nd;¡it: 1111 irl- «tan l entre ,11,, «, raal-.na. ..•““ ““ ,“ de s. uu, d(, |lc>ll,;sses. ,“ iiijiiaiicIii sms n JaiM.1 la lavUur ,|(! sull S1,llril,!llis ,1, s.«b «, ,-ar I,U U.-s ,n,mai,s se ,i,|ail.,u ,,•“̃a, s,,mUtmvmv,,l n,nl,, unis ,t ,|,s lluills ,,“. paa'iU 1 a.r, Socl, .amlis ,,““,“ k.pis..““• |«s «tes, remuaient de ku.u-1, a ,|m,, avn. tances ,1e ,(,,s. Mais la ,““, ,“.«!« mai,, rmli,lit '-P-I.OS ,le la ,ol, ,““,“, ““ “““““luule,lou mi peut papier s, lait et <,f, il ,it »r''1!-AI».'slcS,linin,l.l-.s,,»),li,i,lllal,lai;1" la d^cu.ss, ,mti,1:,it plus ,““““ j re"ll'l"s'l"'a" '»"-•• "f>, an, par »“ ph, omoye ,.Xp,V,, ,p,el,p,e .nnplo sM,t lm Jss, ~1 P'Cl mobile, arrivai!, tris *-»{:, et ru,,Kissant pou »“ a visière ,1e s, ,“,“, Silll|îlil"s,!8 M |lo Pahaue» U,i Mu.ail au ,““, !•““ so emhrassail avee un ,lél,r,lr,uent ,le materuité. “»,'• ev:l~f'r;ll,it.)!1 détende. Pu illst;lllt :lllrt~111 lllllit',I1 ts fUMllades, des eraeh,t5 ,le inùraillenses, ,1,, i.i-.M,arremeuitrier,l,.Savanl,poS,o»,lu'l>natta, h levant K.ujon,, ios ,“““, ,L mot ,e s', «Hhor U ,,“ t(, (U; s,, |m>111.iéll|i oi •m.- M- de IMIuiuOn, ,lo,,t les jaml.es, s, |, ,““.vt lure, .crratenl d'une étre.iil,, passion, le pan"flounanco de son amant momonta, !),


,1

i OU

rièreeux, dans l'élat-major, des conversations s'élevaient, pleines de blâmes, lourdes de craintes.

Les officiers parlaient de M" de Pahauôn, en faisant précéder son nom, du la, de cet article par lequel s'exhalent los mépris pour les filles bien en vue et les courtisanes trop célèbres. Ils Appelaient la Pahauftn, tout étonnés au dedans d'eux par cette étrange et obscur.: puissance de la femme dont les sourires faisaient ebéir les plus forts, et dont la grâce pouvait, au gré de son caprice, détruire les gouvernements et ruiner le-» villes. Dans l'accablement de leur stupéfaction, ils n arrivaient pas à comprendre comment le général en chef avait pu s'acoquiner avec ces jupons désordonnés dont les dentelles, autour d eux, apportaient invinciblement une menace de désastre. Et c'était justement à cause de la frénésie de sa gaieté et de l'exubérance de sa fantaisie que le général avait choisi M" de Pahaufin. Avec ses envolées, ses gamineries sensuelles, ses bavardages de perruche fâchée elle lo délassait au miliea de la gravité de ses 'occupations, lui faisait oublier le poids de se, responsabilités. El maintenant qu'elle est partie, négligeant les affaires urgentes, laissant s'accumuler devant lui les dépêches télégraphiques auxquelles il ne daigne pas faire une réponse, triste et grave, il songe. Il revoit les premiers jours de sa liaison, la douceur dos premières rencontres, les attendrissements de sa une de miel dans la ville en armes, leurs promenades (ans ce Paris debout et frémissant sous les premières bordées du canon des forts.

Le hasard avait fait la présentation. Un jour, dans son cabinet, elle l'était venue trouver, brusquant e* domestiques avec un bon mot, forçant les portes


avec un sourire. Oh! mon Dieu. oui. elle ii».v«»n..i»

nsiderabl tu

avec un sourire. Oh! mon Dieu, oui, elle devenait solliciteuse. Mais ce qu'elle demandait ce n'était pas pour elle. Non, elle n'avait besoin de rien, seulement, une de ses .-unies redoutait 1rs extrémités «l'un, long investissement. Elle avait un bébé, il fallait des soins du lait, alors elle avait songé a demander un sauf-eonduit pour aller a la campagne, vivre paisiblement. Une femme, voyous, ee n'est pas très utile dans mie villel'on se bat. Mais elle ne connaissait personne. Comment faire? Msuo de Pahauén s'était dévouée, et le général n'avait pas sn se défendre de l'ensorcellement qui montait de cette femme.

Sur le bureau, elle avait pris une feuille <le papier, l'avait poussée devant lui, et trempant une nlumo dans l'encre, ia lui avait mise entre les doigts,pendant que, sous son regard, il rédigeait le précieux laisser-passer, de si poitrine penchée qui frôlait mi peu son uniforme des effluves sortaient qui l'envahissaient toui, entier, il ne savait quelle chaude émanation de désir, ai intense et si pénétrante que sa main tremblait, tra<;ant sur le papier des lignes iiu-i.rreel.es. Avec son parfum, avec sa parole, elle entrait en lui par tons les pores, l'ne. fascination se dégageait. « Vile qui le remuait au plus profond de sensualité elle prenait possession de tout son être, s .mposail à sa chair. Il n'ignorait point son histoire, ses aven lires, en quelles grandes folies elle s'était dépensée dans la cour impériale. Alors une vanité s'éveillait qui faisait taire toutes les sagesses de l'homme l'ambitieux paraissait, ot c'était une âpre et délicieuse joie p.uir cet dictateur et pour ce tout-puissant, d'ajouter cette femme a sa domination, do joindre au pouvoir suprême une débauche qu'il jugeait considérable, et


de compléter ses rêves en mordant à même dans ce I vivant restant d'empire. I

Facilement Mme de Pahauën se rendait à «es sollici- I tations de vieux militaire amoureux. Par une com- I plication savante, el.e cédait, irritant encore ses désirs I par des stratagèmes de fausse pudeur, et puis un I beau jour devenait sa maîtresse, brusquement, somme I si elle s'abandonnait. I

A partir de ce moment, cet homme qui tenait dans I sa main la destinée de toute une ville, qui pouvait, dé- 1 cider du succès et changer la face de l'histoire, hau- 1 tain et superbe pou' tout le monde, était secrètement manié par la capricieuse et fantaisiste main d'une femme. Et, il ;ie savait au juste quel plaisir étail le plus grand, ou celui de donner des ordres à l\irmée qui ne pouvait discuter ses décisions, ou d'obéir lui- { même à cette déréglée petite cervelle de Mme de Pahauën, qui, dans le siège, ne voyait qu'un prétexte à amusement, et trouvait une satisfaction à faire joujou avec la guerre.

Partout elle l'accompagnait. Il était rare qu'on vît passer le général tout seul. Derrière lui, à une légère distance, un coupé discret s'avançait toujours, où ses cheveux rouges éclatant comme une énorme fleur sur les capitonnages de soie mauve, une femme sortait de l'engoncement de ses fourrures et passait, de temps en temps, à la portière une tête curieuse et des yeux interrogateurs. On la rencontrait dans tous les retranchements, partout où l'on remuait de la terre, partout où le génie essayait d'élever des redoutes et d'improviser une défense. On la connaissait, et, à la longue, des légendes se racontaient à son sujet. Du MouHn-Sacquet au Mont-Valérien, de Bobi-


gny à. Bagneux, les imaginations militaires déréglées par de vieux souvenirs de romans-feuiiletons, s'ingéniaient à la comparer à quelque héroïne des temps passés, à quelque Jeanne d'Arc ou Jeanne Hachette, venue au milieu des camps pour exciter les courages et assurer la victoire.

Les journaux aussi parlèrent de M1110 de Pahauën. Ils évoquèrent autour de son désœuvrement les souvenirs des femmes romaines, les dévouements des épouses de Lacédémone un poète l'appela l'Ange des avant-postes, etbien qu'au fond, les moins clairvoyants lui soupçonnassent quelque liaison amoureuse, bien que les sceptiques ne dissimulassent guère qu'elle étalait simplement une honte éclatante, son laisser-aller, sa bonhomie, sa blague avec les soldats, les rations de vin qu'elle faisait distribuer par-ci par-là, en supplément, lui gagnaient tous les cœurs. Des vivats souvent accompagnaient sa voiture au départ, et la mode de l'époque étant à l'exaltation des individus nés dans les provinces envahies, la garde nationale, se mêlant au concert de bénédictions qui montait des avant-postes et des forts, l'admirait comme une grande dame alsacienne. On en causait le long des remparts. La plupart ne doutaient pas qu'au jour de la bataille elle irait au feu, carrément, comme un homme. Du reste, il n'y avait pas à contester son tempérament guerrier et ses qualités militaires. On avait pu la voir, un jour, grimpant hardiment le long des talus des bastions, sans demander le bras de personne, et près des pièces de canon qui tendaient leur cou de bronze dans la fente gazonnée des embrasures, longuement, elle s'était fait expliquer par les servants les détails de la manœuvre,


avait paru s'intéresser vivement aux ailettos de zinc des obus, à la mathématique de la trajectoire. Un jour même elle ava: t poussé la bonne grâce jusqu'à jouer au bouchon. Une heur, tout entière, ses jupons ramenés entre ses jambes de façon à former culotte et à ne pas gêner ses rr ouvenients, elle lit, la partie avec une escouade de gai des nationaux. Autour d'elle les postes voisins quittant leurs baraquements s'étaient groupés, la pipe à la bouche, émerveillés de la générosité avec laquelle elle jouait vingt francs contre deux sous, à tous las' coups. Par diplomatie, pour accroître sa popula ûté, elle avait eu la malice de perdre, et le soi;, avec l'argent de son enjeu, ta:it de bouteilles furent bues dans les cantines, tant de toasts furent portés en son honneur, des voix avinées répétèrent si bruyamment les paroles de patriotique en- courageusement qu'elle avait prononcées tout en jetant ses palets, que M"° de Pahauën, universellement, fut reconnue comme une sorte de divinité. Les courtes intelligences populaires, toujours portées à la glorification et au symbolisme, voyaient en elle on ne savait quel personnage extraordinaire incarnant dans la ville en armes la gaieté française résistant à tous les échecs, triomphant de tous les désastres, répondant ironiquement aux éclats d'obus par des éclats de rire. Maintenant cette prostitution glorieuse contrebalançait l'influence morale du képi même de M. Victor Hugo.

Aussi, les jours qui suivirent le départ de Mme de

Pahauën, les bastions s'attristèrent. Il y avait moins d'entrain le long des remparts, et les gardes nationaux, en sentinelle, bâillaient, regardant désespérément si le chemin désert à perte de vue n'allait pas leur ramener


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la voiture armoriée d'où descendait autrefois l'élégante femme, au sourire de laquelle ils présentaient les armes, galamment, comme à une puissance. Seuls des caissons défilaient, le sinistre va-et-vient des ambulances. Ou bien encore c'étaient des canons, des convois cahotants, tirés avec lenteur par l'agonie trébuchante des rosses maigres, invraisemblablement. Certains jours la tristesse désolée du chemin de ronde s'animait du brouhaha de nombreux bataillons en marche, du tumulte des sorties projetées. Les soldats passaient, bien alignés, suivis par des adieux. Il y avait dans l'air des claquements de baisers, des souhaits de victoire, et les régiments marchaient avec plus d'entrain, comme si un peu d'espérance leur revenait au cœur. Puis les mômes efforts donnaient les mêmes résultats, toujours. Des coups de canon étaient entendus, longtemps, très loin. Des dépêches télégraphiques arrivaient, lentes, contradictoires l'angoisse à mesure envahissait Paris où l'ombre tombait comme une tenture de deuil. Puis, aux clartés vacillantes des lampes de pétrole installées pour remplacer le gaz, les troupes rentraient, débandées, avec une défaite de plus et des canons de moins, tandis que derrière elles, à cheval, un peu en avant de son état-major, le général, pensif sous les galons de son képi, passait, désirant follement le retour de Mmd de Pahauën, comme si son écervelée maîtresse pouvait, dans les plis de sa robe et les fossettes de ses joues, lui rapporter son énergie d'homme, exilée avec la gaieté de la courtisane, comme si ses baisers avaient dû consolider ce pouvoir qu'il sentait vaciller à mesure sous les sanglantes ironies de Paris quotidiennement vaincu. h


III

A Versailles, Mme de Pahauôn n'avait rien retrouvé de sa vie envolée des belles époques de l'Empire. Son récent prestige de maîtresse favorite disparaissait également. Sans autorité, presque sans argent, elle < menait une existence maussade, vexée au plus pro- 9 fond de sa vanité d'être confondue avec la masse des I femmes entretenues que la peur d'un bombardement, ou simplement un naturel espoir de gain facile avaient attirées au milieu des Prussiens.

Son arrivée avait été plus que modestie humble. Tout d'abord, elle avait été désorient.ée parmi le brouhiha guerrier de cette ville si majestueusement morte, à laquelle. l'invasion donnait un. mouvement extraordinaire et comme une résurrection d'un insiant. Avenue de Saint-Cloud, dans un petit hôtel meublé plein d'officiers en casque, d'ordonnances au langage rude, aux éperons sonnant continuellement sur les marches des escaliers, elle avait eu assez de peine à se procurer une chambre étroite, avec un mesquin cabinet de toilette, où elle faisait coucher sa femme de chambre qui rechignait. La propriétaire, profitant de l'occasion, et tirant un lucratif parti des


malheurs de ses compatriotes, lui avait loué ce cumpement un prix exagéré 30 francs par jour, sans compter les frais journal ers du sovvice. Et la bonne dame, sanglée dans son c >rset, éploréesous son bonnet à larges rubans rcs ;s, avec des larmoiements d'usurier et des clignements d'yeux d'entremetteuse, lui avait fait remarquer qu'elle consentait à des concessions inouïes. Elle ne lui en faisait pas un reproche, mais la, vraiment, une location à ce prix-la, elle y perdait. Heureusement pour Mma de Pahauê'n qu'elle était Française, sans quoi, elle n'aurait jamais conclu un marché à ce prix qu'elle considérait comme tout à fait dérisoire. Songez donc, une chambre au troisième, à peine, car l'entresol n'était pas très haut, avec vue sur la rue, encore. Un officier prussien qui désirait y habiter en avait offert une somme double- Mais, il faut bien s'entr'aider les uns les uns les autres, n'est-ce 1.)as?Elle, elle tenait pour le dévouement mutuel. Du reste, au rez-de-chaussée de sa maison, elle avait ouvert une petite boutique où elle débitait du vin, des liqueurs; et vendant du champagne frelaté, des eaux-de-vie avariées qu'elle baptisait auda»cieusement du nom de cognac et de fine Champagne, Mmt Worimann, Alsacienne, rattrapait sur les ennemis qui' venaient boire en sa maison, les soi-disant pertes qu'elle éprouvait, en logeant à des prix excessifs les Français ou Françaises, Parisiens ou Parisiennes que le bonheur d'un sauf-conduit amenait à Versailles, cherchant un exil commode où l'on mangerait du pain blanc à l'abri des obus, sans cependant être trop loin des curiosités et des nouvelles de Paris assiégé. A ces industries de logeuse en garni et de débitante de liqueurs, M1"* Worimann, secrètement, joignait une


^fnoeirvn r\r\rtt io« cpiiie rp.vftniis dénassaient de dIus

profession dont les seuls revenus dépassaient de plus du triple les revenus déjà exagérés de ses commerces officiels. Ex-sage-femme qui s'était séparée de son mari .;t avait vendu sa maison avec son enseigne de fer-b'anc peint, figurant un nourrisson qu'une dame bien mise découvrait dans un carré de choux et de roses trémières, après un procès en avortement, d'où elle était sortie acquittée faute de preuves suffisantes, Juliette Worimann, lois de l'arrivée des Prussiens, conçut immédiatement Vidée d'exploiter les vices de l'invasion. Après trois ans passés dans l'inaction, la conduite régulière et une hypocrite dévotion qui la menait tous les dimanches, à L'église Saint-Louis, écouter des messes, si bir des sermons et faire brûler des cierges, l'ancienne matrone, au milieu du désordre de la o lierre et de la détente de la surveillance policière, se reprenait à ce métier d'entremetteuse où jadis elle avait trouvé les plus clairs bénéfices de sa maison d'accouchen.ent. Avec les Prussiens, elle n'avait à craindre ni procureurs, ni poursuites, ni cour d'assises. Dégagée de préjugés, profitant de la profonde connaissance de cette angue allemande qu'elle avait parlée, longtemps à Strasbourg, dans jeunesse, elle fournissait aux officiers bien rentés, le logement, la nourriture et l'amour. Ainsi, familière avec les généraux, complaisante avec les états-majors, elle avait échappé aux réquisitions que les Prussiens imposaient aux habitants. Protégée, à cause des services particuliers qu'elle rendait par son industrie, dans lo désastre général, elle amassait des rentes. Pour elle, Je Prussien n'était plus un ennemi qu'on hait, un exploiteur dont on se défend c'était un client qu'on accueille avec un sourire, un consommateur qui


LA S AK, NÉE. jHy n tâche de retenir avec Hp.s hnnn»*

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1 rapporte et qu'on tâche de retenir avec des bonnes grâces. Intimement, M- Wormann souhaitait la perpétuité de l'invasion. Douce avec tout le monde, affable par nécessité, répandue en bonnes paroles, elle n'avait de dureté que pour ce Paris lointain dont les incessantcscanonnadesl-ifaisaientcraindre une sortie victorieuse. Alors, c'étaient les Prussiens chassés, Versailles redevenant français, son commerce tué pour toujours. Aussi, elle affectait de ne pas croire à l'efficacité de la résistance, et tremblant pour un intérêt, elle donnait le change en accusant journellement le gouvernement de faire massacrer les gens sans raison T

A quoi tout cela servait-il? je vous demande un peu?

Sur le pas de sa porte, quand des blessés faits prisonniers passaient saignants, mutilés, criant dans les cabots des voitures d'ambulance, Mme Worimann exhalait des pitiés si bruyantes, plaignait tellement les pauvres enfants « envoyés à la boucherie », ou « sacrifiés pour une cause perdue » que, dans i» quartier, sa réputation en profitait. Assurément, comme femme, c'était une pas grand'chose, on en tombait d'accord, oui, mais aussi, elle avait un cœur d'or. Cela était également indiscutable. Puis elle rentrait, et ces mêmes tendresses, elle les prodiguait aux consommateurs bavarois, saxons ou poméraniens, commercialement.

Les mêmes circonstances qui avaient été favorables à M™ Worimann, rendaient désastreuse la position de M»0 de Pahauën. Les femmes n'étaient pa rares sur la place, à Versailles, et la notoriété qu'elle pouvait apporter dans sa prostitution, la célébrité qu'elle avait a Paris, cessaient là, dans cette ville où les officiers ne


savaient rien de la splendeur de ses relations antérieures, ignoraient tout de ses excentricités et de la fantaisie de ses caprices.' Pour la première fois, Mm* de Pahauën s'aptrçut qu'elle vieillissait.

Autour d'elle, à la promenade, les désirs ne parlaient

pas bien haut. En vain quand elle rentrait, elle interrogeait sa femme dv. chambre ni lettres d'amour, ni envois de bouquets. Personne n'était venu. Ils ne venaient pas davantage les billets poétiques et parfumés dissimulant la concupiscence secrète qu'ils expriment sous des formules de politesse et sous des exagérations du sen iment. Tous les matins, son lot d'hommages lui manquait, et le soir, elle restait seule au coin de son feu maigre, sans cour d'adorateurs, sans conversations d'amis, tandis qu'au loin les canons tonnaient, et qu'elle écoutait leurs décharges qui sonnaient dans la nuit, lugubrement d'accord avec ses I pensées. Rien, pas même la lettre brutale, offrant de I l'argent, sèche comme un calcul et brève comme un I prospectus. I

La vie se faisait dure à Mœ* de Pahauën. L'argent

qu'elle avait emporté avec elle diminuait vite, et quand il serait épuisé, comment et o'i s'en procurer ? Jamais elle n'avait fait d'économies, elle l 'avait de compte chez aucun banquier. Elle dut s'adresser à Mœ* Worimann. Celle-ci se montra bienveillante, et tout en l'exploitant et en lui prêtant à des taux invraisemblables, profita de l'occasion pour lui donner quelques conseils.

-Pardieu,elle en avait connu d'autres,et des grandes

dames encore, qui s'étaient trouvées dans des embar- S

ras aussi grands, et même plus. Eh bien elles s'en H

étaient tirées. L'important, par exemple, était de ne ̃


d'initiative ou alors, si soi-mAmp nn

nu

pas manquer d'initiative ou alors, si soi-même on n'osait pas d'ailleurs, elle comprenait ça, il y a 'des fois où la chose est assez difficile, eh bien on s'adressait à une personne de confiance qui se chargeait de.

Et, dans une fin de phrase où elle essayait de dissimuler av*-e des mots délicats l'énormité'de sa proposition, elle offrit ses services. Du reste, elle demandait pardon à madame, mais au fond, elle avait lieu d'être flattée, madame avait été remarquée l'autre jour par un officier supérieur.

Quel officier? demanda Mme de Pahauen, je n'entends rien à ce que vous voulez dire. Expliquez- vous voyons ?

Un de ceux qui sont auprès de l'empereur Guillaume. Ils ont un nom. Ma foi je ne sais plus coinment.

-Eh bien, ce monsieur, que veut-il ? '?

Alors Mmo Worimann croyant d'avance au consentement de M»» de Pahauôn, la voix basse/les yeux brillants, lui apprit ce qu'on désirait d'elle, et Je prix qu'on était décidé à mettre pour la possession de sa personne. Pour la première fois, M™ de Pahauôn eut conscience de son infamie, sa vie tout entière à ces mots lui apparut méprisable et turpide. Tout le décor de luxe, l'apothéose de féerie dans lequel elle avait trôné, triomphante, accumulant les impudicités et compliquant les débauches, d'un coup, s'écroula. Dans une évocation soudaine, elle se revit passant au milieu des salles des Tuileries. Les orchestres, cachés, chantaient sous des fleurs; on dansait et il y avait d'un bout à l'autre, sous l'éclatante lumière des lustres, des ondoiements d'épaules blanches où ruisselaient des diamants.


Des généraux, des diplomates, dont les noms jetés par I les valets à l'entrée des salons, sonnaient majestueux I et célèbres par-dessus tous les autres, inspirant le res- I pect aux gens même qui les prononçaient, s'erapres- I saient autour d'elle, briguant la faveur d'un regard, I heureux de pouvoir être admis à ramasser son éven- I tail; et ceux-là considéraient dans la suite avoir été l'objet d'une distinction suprême, qu'elle avait autorisés à faire, avec elle un tour de valse, par hasard. On la consultait pour la conduite du cotillon, elle réglait les figures et quand 'envie lui en prenait, elle avait des inventions prodigieuses qui bouleversaient le bal et dont les retentissem 3nts étaient si lointains qu« des ministres même, (tans la suite, en demeuiaient ébranlés.

Elle s'apercevait encore rayonnant dans les feux d'artifice, chantée dans tous les Te Deum, et autour d'elle, comme autour de l'incarnation féerique de la corruption et (lu détraquement d'une époque, les chants des prêtres montaient, mêlant leurs hosannahs aux flammes de Bengale. Puis, quand l'Empire croulait, par la toute-puissance de son sexe et l'omnipotence de sa dépravation, elle dominait encore!

Trois mois durant, elle avait été maîtresse de Paris, et jamais d'un bout à l'autre de la ville enserrée dans ses bastions, il n'y avait eu une volonté contre sa volonté. Elle avait commandé aux généraux, fait ployer les disciplines, et que de fois des ordres avaient été donnés qui obéissaient à ses caprices. C'était sa fantaisie qui tout à l'heure avait fait livrer des batailles; quand il lui avait plu, elle avait fait de la gaieté quand il lui avait plu aussi, elle avait fait de la mort. Et ̃ maintenant voilà qu'on osait lui offrir le lit d'un Prus- I


;ien, voici que la misère venait qui allait la forcer à

ne patrie» 17

sien, voici que la misère venait qui allait la forcer à toutes les soumissions. Alors elle se révolta. Elle consentait bien à être la courtisane éclatante que maudissaient les Juvénals,etqui, malgré tout, sent l'admiration des badauds soulevée autour d'elle avec la poussière de sa voiture, quand elle passe si majestueusement insolente que le doute vient aux honnête. gens et qu'un désir mauvais gonfle le cœur des humbles. Mais quoi donc, maintenant, elle tombait à ce point qu'on la prenait pour une prostituée vulgaire et qu'on offrait de son sourire et de sa chair un prix déterminé, elle qui, jadis, sur la promesse d'un baiser, avait ruiné des familles et amené la faillite de banquiers! 1

Il lui sembla comprendre. Assurément quelque chose d'épouvantable s'était passé, quelque chose dont sa tête écervelée ne s'était pas rendu compte. Si elle était déchue ainsi, un cataclysme terrible avait certainement frappé autour d'elie, quelque part. Dans ses malheurs personnels, elle eut la notion d'infortunes géiïérales elle entrevit la misère de la catastrophe commune, et dans la déroute de son opulence elle devina des infinis de désastres, d'irréparables immensités de ruines. Ainsi, c'était donc ça l'invasion, c'était donc ça la guerre

D'un bout à l'autre de la France, Mme de Pahauën rêva de femmes comme elle, abandonnées, sans le sou, s'endettant dans la nudité sale des chambres d'hôtel, au milieu du marchandage des luxures et du trafic des entremetteuses. La patrie envahie lui apparut comme un endroit de désolation où les courtisanes même n'avaient plus la liberté de leurs corps et le choix de leurs amants. La douleur lui donna un peu d'intelligence. Un élan d'enthousiasme patrie17


1. LW ,a~a _-J_ 1 Il

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tique lui fit soudainement admire ceux-là qu'elle n'avait pas remarqués d'fbord, ces soldats improvisés, armés au hasard, et qui luttaient désespérément. Le spectacle qu'elle avait contemplé avec le iaisser-aller d'une belle dame, s'éventant bien à l'aise dans sa loge, lui apparut alors dans toute l'horreur de son développement, dans toute la grandeur de son humanité féroce. Elle S3ule, jusqu'à présent, n'avait point souffert de la souf rance générale.

Elle était passée souriante au milieu des morts, et

des pudeurs lui vin rent pour cette insouciance et cette tranquillité danslesquelles elleavaitvéeu si longtemps. Elle sentit qu'à ion tour l'heure du sacrifice était venue; elle aussi voulut se dévouer comme la femme de Paris, qu'elle revoyait maintenant grelottant à la porte des boucheries, sur les boulevards, où tombaient des obus; comme celles-là qui, dans les défenses de ville, prenaient un fusil et faisaient le coup de feu. Alors, oubliant sa misère, ses poches vides, son train de maison réduit, sa femme de chambre grognant et réclamant sans cesse l'arriéré de ses gages, Mrae de Pahauën repoussa avec dédain les offres de Mme Worimann. Elle, se vendre aux Prussiens ? Allons donc, jamais

Mme Worimann insistant, elle éclata en injures, lui

reprocha Uj métier qu'elle faisait une Alsacienne I

Il ne làllait pas être Française pour consentir à

de pareils trafics.

Ainsi vous refusez Pourquoi ?

Mme de Pahauën prit un grand air de dignité. Et

tandis que tout se mélangeait en elle, son amour pour Paris, ses exagérations de femmç et ses gestes anciens appris quand elle jouait les grandes dames


îs planches d'un petit théAtm pII* r«n^,i:

sur ies piancnes d'un petit théâtre, elle répondit -Parce que je sui Parisienne, parbleu et que les Parisiennes ne font pas comme vous, des lâchetés Et tournant brusquement les talons, elle sortit. Derrière elle les portes claquaient. M- Worimann' qui la regardait s'en aller d'un air de douce pitié' répétait l

– Ce n'est point la peine de faire tant d'embarras. Tu y viendras, ma petite, tu y viendras, et peut-être encore plus tôt que tu ne crois.

En attendant, elle crut de sa dignité de ne plus échanger un mot avec sa locataire

Des journées se passerez, de? journées, encore des journées. La vie de AI- de Pahauën s'écoulait morne et désolée. Maintenant elle était seule, sa femme de chambre l'avait quittée après une grande dispute. Elle éprouvait ce surcroît de tristesse d'être obligée de faire son ménage elle-même. Par vengeance, M" Worimann refusait de l'aider, et tous les matins elle traînait dans sa chambre, en peitrnoir les cheveux dénoués, s'y reprenant à deux ou trois Vois pour faire son lit. Les matelas à remuer fatiguaient ses reins peu habitués aux fatigues domestiques; elle avut des maladresses constantes, et les précautions continuelles qu'elle prenait pour ne point salir la blancheur de ses mains, les gants qu'elle mettait pour les préserver, la rendaient si malhabile qu'elle cassait tous les menus objets fragiles auxquels elle touchait. Son élégance même l'abandonnait.

Jadis, elle avait été la vivante figure de la mode. Sur Son dos, les toilettes doublaient de grâce, sur sa tête les chapeaux prenaient des imprévus de coquetterie. maintenant, les costumes luxueux, les coiffures déii-


catement étranges dont elle avait fait la fortune et amené le succès, semblaient avoir perdu toute leur jeunesse et toute leur fraîcheur. Les rubans flottaient mous, sans éclat, avec des cassures de rubans fanés; les traînes sur les trottoirs ondulaient avec un froufrou mélancolique et fatigué, et les failles, les satins, les cachemirs, tout le coûteux falbala apporté avec soin dans le papiel de soie des malle, semblait, sous le ciel de Versailles, le déballage misérable d'une maison de confection vendue après faillite.

En même ternp* que sa toilette, Mrat de Pahauën vieillissait son àjçe apparaissait avec ses rie es. Là, dans sa chambre d'hôtel, elle n'avait plus ces crayons, ces dentifrices, c<;s fards, ces poudres de ri:i, cette pharmacie d'ingrédients avec lesquels, tous les matins, une heure et demie durant, elle rechampissait ses charmes et consolidait sa beauté. Depuis longtemps le carmin dont elle se teignait les lèvres diminuait dans sa boite, et, quotidiennement, elle l'économisait, faisant des prodiges d'invention pour se conserver longtemps e: f-ore le peu qui; restait, épouvantée du jour de plus en plus proche où sa bouche éclaterait dans toute l'horreur de sa flétrissure, et où son sourire, derrière des lèvres gercées, découvrait des dents jaunissantes et point poncées. Pourtant, c'était aujourd'hui son unique satisfaction s'habiller.

Désœuvrée, rongée d'ennui, perdue d'inquiétudes, ̃ dérangée par des remords vagues, elle essayait de ̃ combattre la persistance de ses spleens par des ajus- ̃ tements de toilettes compliquées. Longuement elle se I tenait devant sa glace étroite, un peu haussée sur la ̃ pointe de ses bottines, afin de se voir par-dessus le I globe de verre dominant la pendule sur la cheminée. I


simple p 17.

Lui. "~1I1.J. t. t~. 1!)7

Par une recherche de coiffure, par un nœud de rubans, par un bijou retrouvé, elle essayait de revivre cette existence d'autrefois et de ressusciter pendant i ne demi-journée ce passé de luxe dont le souvenir la hantait. Plus, quand elle était prête, pimpante et correcte des bottines au chapeau, elle ne pouvait rester dans sa chambre. Tourmentée du besoin de sortir, du désir de se montrer, elle se promenait à pied, seule. Alors dans la ville sinistre, aux fenêtres fermées dans les mes où les habitants cédaient le pas aux uniformes et aux casques, tandis que les bourgeois ne mettaient le pied dehors que pour les courses indispensables la toilette de M- PahauCn prenait d indéfinissables intensités de tristesse. Sa grâce devenait lugubre à faire pleurer, sa prétention tournait à l'épouvante. Les rares Vcrsaillais qu'elle rencontrait se retournaient, riant sur son passage. Des quolibets suivaient le murmure empesé des ?upons sales frissonnants sous la robe, l'incohérence malheureuse et savante de cette mise tapageuse. Des gouailleurs la comparaient au décrochez-moi ça des filles de maisons publiques, les jours d, sortie. Et, à la vérité, c'était une chose comique et navrante que ce spectre de femme à la beauté fuyante aux cheveux rouges redevenant noirs par suite du manque de la teinture périodique, qui, au milieu de la Prusse, au milieu de l'armée ennemie triomphante, semblait le spectre des élégances mondaines et comme le fantôme des splendeurs de Paris.

Bientôt Mme de Pahauën dut renoncer à ces promenades d'où elle revenait insultée, bernée, comme une fille. Elle enferma ses robes dans ses malles, et calfeutrée dans sa chambre, vêtue d'un simple pei-


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gnoir, désespérée, elle attendit. Qui sait? oeut-être un jour la fortune des armes lui serait-elle favorable, peut-être à la fin, Paris vainqueur lui ouvrirait-il ses portes? Et prise d'un accès de dévotion, elle pria, demandant à Dieu a/ec ferveur de donner aux Français une victoire qi i lui rendrait sa tranquillité à elle, ses domestique* son hôtel, et son train de maison, et son luxe ancien.

Mais la victoire é .ait lente à venir pour les armes françaises. Chaque combat livré n'amenait que des défaites. Mme de Paliauën, navrée jusques au fond du cœur, frémissait de colère, quand, sous ses fenêtres, les Allemands défilaient avec des hurrahs répétés, célébrant leurs succès. L'hiver s'allongeait désespérément rude. Là bas, Paris tenace dans la défaite, 1 luttait toujours, et les nuits étaient pleines du ?ourd I grondement de ses canons acharnés. Oh î comme elle 1 l'aimait maintenant ce Paris loi; tain et terrible. 1 C'était vers lui que convergeaient toutes ses ;espérar res, et les dernières joies de la vieille courtisane étaient quand il emplissait l'horizon du fracas de ses forts et du tonnerre de ses remparts. A chaque bordée elle s'imaginait qu'un chemin allait s'ouvrir tout large, par lequel elle pourrait rentrer, et dans le craquement des mitrailleuses etles détonations stridentes des feux de peloton, elle imaginait des luttes définitives qui allaient décider de la France et changer la I face des choses. La nuit venait, mettait sur ces jour- I nées d'angoisse la tristesse de ses ténèbres, la mono- I tonie de sa neige, et rien n'arrivait. Dans la rue, les I clairons prussiens sonnaient toujours la mélodie mé- I lancolisante de la retraite, invariablement. Des régi- I ments -passaient, jouant les singulières et sourdes ̃


de tambours qu'accompagne l'acre chanson

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batteries de tambours qu'accompagne l'aigre chanson des fifres, et jamais au grand jamais dans h ville solennelle et morne, dans les longues avenues, dans les endormis du château tout rempli de ^es des héros de la gloire française, figées sur leurs sodés dans leur immobilité de marbre, jamais au grand jamais Une semblait que les clairons aimés retenti,raient encore, jouant la Casquette au père Buqeaud. Et pourtant, des -CanCanS aPP°rtéS danS la Chambrc de M de Pahauën avec le coup de plumeau du garçon d'hôtel, avec les kilos de charbon de terre du charbonnier du coin, avec les rares visites que lui faisaient les femmes entretenues, ses voisine» ne représentaient pas les forces ennemies comme bien considérais. Le bruit courait que leurs fortifications étaient souvent dérisoires, leurs retranchements si inexpugnables, simulés. A peine avaient-ils quelques batteries sérieuses, vraiment garnies de pièces à longues portées et largement approvisionnées de munitions. Le reste se composait de tuyaux de poéie de tuyaux degout, dont l'ouverture braquée sur Paris au loin, dans ies verres des lorgnettes, donnait l'illusion de gueules de pièces de siège. On citait les endroits, en même temps aussi les gens qui s étaient aperçus de ce stratagème. On les nommait à voix basse, les ennemis étant très soupçonneux. Peutêtre les récits exagéraient-ils .'a faiblesse des défenses improvisées, on en était généralement d'accord; mais assurément tout n'était pas faux dans ce qu'on racontait.,

Ces histoires, souvent répétées, entretenaient les illusions de M- de Pahauen. Certaines nuits même «iie pouvait croire que son rêve de délivrance allait


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se réaliser. Paris crachait de toutes ses touches à feu, et Versailles s'allumait, tout entier, d'une grande lueur. Dans les rues, des estafettes couraient, autour des troupes pesamment massées, des commandements s'échangeaient. Les fenêtres des maisons s'éclairaient, et tandis que les troupes s'éloignaient dans la villt' soudainement abandonnée et pleine de silence, les questions commençaient. Les Prussiens, vigoureusement attaqués à Timproviste, n'allaient pas pouvoir se défendre, c'était la sortie, la sortie en masse, la sortie victorieuse. D'enthousiastes espérances s'échauffaient en bonnet de nuit sur le pas des portes, chacun tendait l'oreille, interprétant tous les bruits dans un sens favorable. Le fracas des caissons, roulant là-bas dans les ténèbres, était pris pour celui des bagages du roi Guillaume qu'on emmenait pour les sauver du désastre certain et les ravir à la capture. On regardait le château, aucune lumière n'y brillait, et dans l'accès d'optimisme qui secouait la population, chacun concluait nécessairement que l'état-major allemand, saisi de peur, s'était enfui. Mœe de Pahaueti était belle, surtout dans ces circonstances où l'imagination débordait. Fille du peuple, nourrie de la lecture des romans-feuilletons, l'esprit hanté par ces conceptions saugrenues qui se déroulent dans la folie de l'absurde et se dénouent avec des complications extraordinaires, elle avait des affirmatiuns bouleversantes qu'elle débitait avec un imperturbable aplomb. Ainsi, elle donnait comme certain que le château de Versailles était miné. Les Parisiens attendaient seulement le moment favorable une étincelle électrique, et v'ian le roi Guillaume, avec son étatmajor, sautait en l'air, d'un seul coup. Elle était sûre,


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égalemenf., que des souterrains passant sous la Seine, passant aussi sous les collines couduisaient d'Auteuiî à la place d'Armes. Il n'y avait pas à en douter, la sortie devait s'exécuter de ce côté-là. Les Français marcheraient à couvert, et l'on rirait bien, tout à l'heure, quand tambours battants et clairons sonnants, ils déboucheraient au milieu de Versailles délivré en plein.

Elle disait ces niaiseries sérieusement; elle-même y croyait éperdument. Elle prétendait même entendre sous la terre des pas sourds, cadencés comme ceux des bataillons en marche. Et les plus sceptiques écoutaient, ébranlés par l'autorité de sa confiance. Oui, illeursemblaitqu'onpercevaitquelquechose d'inusité. Souvent ce n'était que le tapage d'un cheval à l'attache dont les fers grattaient le pavé, dans une écurie voisine. Parfois c'était moins encore le murmure du vent dans les arbres des avenues s'enfonçunt dans la nuit. Le plus ordinairement ils n'entendaient rien, sinon ces imaginaires sonorités que les vives espérances font bourdonner dans les oreilles attentives. Le matin se levait, mettait ses clartés malades le long des maisons anxieuses, et les Versaiïlais, les yeux tout brouiilés d'une nuit d'insomnie, le corps courbaturé par l'espérance continue de cette délivrance qui n'arrivait pas, voyaient rentrer les troupes ennemies. Elles chantaient bien en rang, comme si elles fussent revenues d'une inspection ou d'une revue. L'attaque des- assiégés était repoussée encore une fois, et M™ de Pahauën tout en larmes, pleurant sur elle-même, tout en ayant l'air de pleurer sur la France, écoutait par-dessus la cadence des bottes marchant ensemble, rhytmiquement, les canons essoufflés qui,


dans le bleu livide d'une aurore d hiver, tiraicnt à lonD's intervalles. Et leurs salves semblaient sonner le glas funèbre de Paris à l'agonie.

Paris, c'était maintenant l'obsession permanente de M™ de Pahauën. Elle le sentait à l'horizon, elle avait pour la ville immense les tendresses que, dans léloignemenl, on éprouve pour les personnes gravement malades. Un jour même, elle n'y tint plus, elle voulut le revoir, se mit en marche. Longtemps elle erra, repoussée par les sentinelles, chassée pur toutes les consignes. Elle allait, errant sur les collines, à travers les bois dépouillés, glissant sur les restes de neige sans parvenir à apercevoir ce Paris colossal qui semblait se refuser. Pourtant, un instant, sur lès hauteurs qui dominent Meudon, elle s'arrêta. A travers l'entre-croisement des branches qui mettaient sur le ciel des dessins fins et déliés comme des traits d'eau-forto, dans une courte échappée, la ville lui apparut.

Il était quatre heures du soir, ia nuit était déjà venue. L'ombre autour s'épaississait, et Paris, confondu avec les ténèbres, n'était qu'un tas énorme d'obscurité. MDie de Pahauën tressaillit. A peine si elle le reconnaissait, dans cette masse noire étagée, là-bas, au fond du grand trou creusé entre les collines. Ce n'était plus le Paris illuminé et féerique, qui, le soir des promenades d'été, était aperçu à l'horizon, débordant de lumière et de vie, poussant vers le ciel plein d'étoiles le souffle de ses poumons, le murmure de ses rues, et dont les innombrables becs de gaz semblaient mettre sur la terre le reflet de tous les astres du firmament. Maintenant la buée rouge qui flottait au-dessus de lui avait disparu. L'activité paraissait avoir abandonné


ans gaz, qui gisait dans le pli du vallon,

cette ville sans gaz, qui gisait dans le pli du vallon, avec les refroidissements sinistres d'un astre à jamais éteint. A peine, si deci delà, dans les profondeurs de son horizon d'ombra, une pauvre clartu oscillait, lointaine, tremblante, et cette rare lumière disait songer M"c de Pahauën. Malgré elle, elle la comparait à ces bougies qu'on allume pieusement au chevet des mon s.

Tout à coup, sous ses pieds le sol trembla, secoué par des détonations successives les oreilles lui tintèrent douloureusement. A sa droite, à sa gauche, une lueur immense courut, l'amphithéâtre des coll.ines s'alluma des lueurs d'un immense incendie, un épouvantable fracas de mitraille éclata, des projectiles sifflèrent. Dans Paris, soudainement éclairé, 1 des obus éclataient de piace en place. C'était le bombardement. Les bordées se suivaient, calmes, réglées, mathématiques, tandis que là-bas, Paris, dans une immobilité cataleptique, ne ripostait pas, Hien! Pas un coup de fusil aux avant-postes, pas un coup de canon aux bastions. Si bien que, dans les intervalles de silence, on entendait comme des écroulements de maisons, distinctement.

Alors, madame de Pahauën se trouva lâche. Elle eut honte d'avoir fni la ville désolée, elle se reprocha d'être à l'abri, pendant que ses concitoyens souffraient, maigris par la famine, décimés par les combats., nnit et jour. L'effroi augmentant l'intensité de ses sensations, elle s'imagina que chaque coup portait, et que, dans cette ombre funéraire, toute décharge ruinait un quartier, tout éclat de bombe faisait un mort. Paris lui apparut alors comme une ville de massacre et de décombres, et son spectre la hantait comme un re-


mords. Elle détourna la té;e, et faisant un effort pour I s'arracher du sol où h clouait l'épouvante, mettant Je temps en temps la nain devant ses yeu:<c comme pour échapper à l'obsession sinistre de cette vision, à travers champs, elle courut jusqu^à Versailles.

Maintenant, son p irti était pris coûte que 2oûte, elle irait à Paris. Il lui fallait sa place au milieu des misères elle voulait sa. >art de souffrance, "demandait son I morceau de danger. !3t puis, si tout était fini, si Paris I devait crouler et avec luH*Empire, vingt ans de corruption, elle se figura qu'elle manquait au dénoûjnent. Comme les cabotines, à la scène finale, au milieu des jets de lumière électrique et des flammes de Bengale du dernier ..cte d'une féerie, il lui sembla qu'elle devait réapparaître et tenir son emploi dans cette funéraire apothéose. Elle songea aussi qu'elle pourrait exaspérer les résistances, fouette».* les colères, animer enfin cette défense somnolente et lui souf.tler des audaces. Oui, elle irait. Elle dirait de combien peu de trcupes disposait l'ennemi. Elle dénon- I cerait ses forces dispersées, ses armements insuffi- I sants, ses fortifications fictives, la pauvreté de son B corps d'investissement, et qui sait? peut-être arrive- I rait-elle à secouer les torpeurs et à décider les hési- ̃ tations. ̃

Le bombardement entendu au loin continuait, 8 correct, effroyable. Paris se taisait toujours, résigné. I Alors elle rêva de choses immenses: les forts tonnant I à sa parole, l'armée marchant sous son impulsion, et I le souvenir romanesque de ses lectures se mêlant I à l'exaltation de ses nerfs, elle s'imaginait qu'un I jour elle tiendrait sa place, dans l'histoire, à côté I des héroïnes célèbres dont le courage et la volonté 8


avaient affranchi des peuples et délivré <1p« n.oi,.i«

avaient affranchi des peuples et délivré des patries. Résolue à tout, dans sa fièvre de patriotisme, de retour à Versailles, elle alla trouver M'oe Worimann. Elle se fit humble, travailla par de doucereuses paroles à rentrer dans les bonnes grâces de l'entremetteuse, puis, brusquement, comme gênée nar ses bassesses, elle lurdédara qu'elle acceptait.

Quoi? qu'est-ce que vous acceptez? demanda hypocritement Mme Worimann.

Ce que vous m'avez proposé l'autre jour, vous savez.

M"» Worimann fit un geste qui signifiait je savais bien que vous y viendriez.

Seulement, continua Mmo de Pahaiien, je mets une condition expresse. Vous m'entendez. Le lendemain j'exige que les moyens me soient facilités pour rentrer à Paris. Autrement, il n'y a rien dp fait.

Longtemps, MmB de Pahauën attendit la réponse. Deux jours passés, et elle était encore là, dans sa chambre, march nt à grands pas, tremblant que cet officier de l'entourage de l'empereur Guillaume n'eut changé d'avis et ne la refusât, à cette heure. La glace lui jetason visage. Elle se trouva laide, et s'avoua à ellemême qu'elle n'était plus guère désirable. Alors la vieille courtisane s'ingénia. Elle employa tous les artifices pour rétablir, ne fût-ce qu'un jour, sa croulante beauté. Ses pots de fard grattés jusqu'au fond rendirent à son visage nne jeunesse momentanée, le rose revint aux lèvres avec un peu de pommade. Un bout de crayon retrouvé dessina l'arc fuyant des sourcils, un rien de khcl 1 bleuit à nouveau sous la paupière ravivant les flammes éteintes de l'œil, Q


,et Mme de P hauën, la célèbre et l'adorable, ressuscita, parce qu'elle le voulait.

Quand Mme Worimann entra dans sa chambre, à peine si elle reconnut sa locataire.

Jésus Dieu! s'écria-t-elle, comme.

Mme de Pahauën lui coupa la parole, et d'une voix brève. I

Eh bien? I

C'est entendu.

Tout? Absolument tout.

– Absolument tout. Puis, après avoir scrupuleusement indiqué l'heure et l'endroit

-Vous n'avez {las besoin de rien?

De rien.

Alors, adieu, madame.

Mme de Pahauën s'étira, étendit les bras comme une femme qui échappe enfin à une longue courbature, et poussant un soupir de satisfaction.

Enfin! Maintenant nous allons donc rire.

En bas, Mm? Worimann, devant sa caisse, venait d'ouvrir son porte-monnaie. Elle prenait un à un les thalers qui lui avaient été comptés pour prix de sa proxénétique intervention, et, tandis qu'elle les comtemplait longuement, des éclairs de cupidité satisfaite s'allumaient dans les yeux louches de l'entremetteuse.


IV

C'est le cent-douzième jour du siège. Le matin, des affiches ont été posées encore; le rationnement de la viande a été réduit de nouveau, et te pain tout noir, quand on le coupe, met sous le couteau des hérissements de brosse, quand on le mange, sous la dent, des craquements (le caillou. Maintenant, les boulangers sont remplacés par des chimistes d'empiriques préparations suppléent à la farine qui manque. Dans les greniers vides, on balaye avec soin les épluchures de céréales, les débris d'avoine, les grains de blé fermentes et salis, et cette pâte-là se vend très cher qui contient encore quelques vestiges des matières avec lesquelles le pain se confectionne ordinairement. La viande de cheval est devenue mauvaise. On la prend où l'on peut, dans les écuries de plus en plus désertes l'équarrisseur aujourd'hui fournit la boucherie, et sur la table, la viande échauffée, coupée sur la carcasse des rosses maladives et affamées, fait monter au nez des convives un âcre et pestilentiel fumet qui lève le cœur, empoche l'appétit.

De grandes dépenses se font. A prix d'or on se dispute chez les marchands les dernières boîtes de viandes


conservées, on s'arrache les comestibles très rares qu'improvise l'ingéniosité des estomacs aff.imés, Les chiens, les chats, les ra.s sont achetés avec répugnance, apprêtés s ms beurre, r.iangés avec dégoût, et les gastrites, de tous '!es côtés, s'aggravent. Plus de lait. Les nouvoau-nés sucent péniblement des biberons rapidement séchés. De temps en temps, dans les rues, un bataillon qui passe, sur un commandement, se met au port d'armes, et des bières d'enfants défilent, couvertes d'un drap blanc. Et le même honneur se rend souvent, sur le même boulevard, pendant une marche d'une demi-heure. Les statistiques constatent que les maladies augmentent, et avec cîles le nombre des décès, incessamment les rues sont pleines de femmes en deuil, de gardas nationaux un crêpe au képi. Guère de famille qui n'ait son mort toutes ont leurs angoisses.

La nuit, le bombardement jette sur des coins entiers de la ville le déchirement de ses obus, l'épou- vante de sa tuerie anonyme; le jour, on guette en vain dans les profondeurs neigeuses du ciel le vol espéré d'un pigeon voyageur apportant sous ses ailes l'annonce, au moins d'une victoire lointaine, un renseignement, même vague, sur ce que deviennent les parents là-bas, dans la province qu'on s'imagine dévastée, en proie à toutes les horreurs. Mais les ballons s'eT! vont emportant de jour en jour des lettres éternellement sans réponse. Le froid, le givre, les balles prussiennes terriblement adroites rendent toujours plus rares les rentrées des ramiers au colombier, et la soif de nouvelles est si grande, l'anxiété telle, qu'on achète des journaux, trois, quatre même, en


cures. Tous se nWtonf »t ..“.

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vingt-quatre heures. Tous se répètent, et pourtant quand un marchand passe criant Demandez les dernières nouvelles, les détails précis sur la sortie des têtes apparaissent aux fenêtres des maisons 'ensuairées de brume, des appels retentissent, clés femmes, des enfants descendent, donnant leur sou, et, debout dans la rue, lisent la feuille imprimée fiévreusement. La feuille redit ce qu'a conté la feuille précédente, reproduit les mêmes renseignements, copie ies mêmes dépêches, et cependant, tout à l'heure encore, on se pressera à la porte des mairies, quêtant sous le grillage en fer où l'on colle les placards administratifs, l'aumône d'on ne sait quoi d'officiel qui serait une nouvelle. L'espoir a tellement abandonné les cœurs, qu'on ne compte plus sur l'annonce d'un succès on demande seulemet t an changement d'ennui.

L'enthousiasme s'abat, les élans faiblissent, la ville apathique fait machinalement son métier militaire. A la longue la garde nationale s'est lasser le cette ̃Jépense de bonne volonté et d'efforts qui toujours ont été inutiles. Paris cependant continue à résister par la toute-puissance de la force d'inertie. Une agitation quasi somnambulesque emplit les rues les clairons sonnent, les gardes se montent, on relève les sentinelles, les canons tonnent, ravis sans résultat, sans intérêt, automatiquement et par habi tude.

L'abandon, la courbature morale de la ville ont gagné jusqu'au général en chef. Ses proclamations jadis si nombreuses sont devenues plus rares jadis si verbeuses, si dogmatiquement prolixes, elles sont devenues brèves et concises, extraordinairement. Sa


stratégie, du reste, n'agit pas plus que sa plume. Il ne tente plus rien, il attend. La misère de ses dernières sorties a aiguillonnô contre lui l'ironie de la population et il s'en ven^'e. Il impute à tout 1j monde, à toutes choses, la fréquence de ses insuccès. Des fureurs hiérarchiques le secouent, hantent son cerveau, mènent sa main; sa colère s'exhale contre ces boutiquiers et ces citad ns qui se permet,tent d'apprécier les actes d'un militaire, d'un général. Il vient de signer le rapport quotidien, le renseignement officiel qui sera communiqué à tous les journaux; il y est dit a Des obus sont tombés au Point-du-Jour, des civils seulement ont été atteints, > et il s'applaudit, il trouve l'ironie finement cruelle.

De temps en temps, dans la déroute de ses stratagèmes, convaincu de son impuissance, nn vieux rest^ de dévotion lui revient. Il éprouve le besoin de I croire en Dieu: il voudrait qu'elles fussent encore I possible ces grandes victoires des Gédéons interve- I nant avec des poteries qui repoussaient l'ennemi, 9 ces grands renforts de Samsons faisant, d'un coup de poing, crouler les villes sur les assiégeants, et vaguement, se laissant aller à d'invraisemblables légendes, il rêve de triomphants libérateurs, comme ceux-là qui apparaissent soudainement dans les batailles des époques bibliques. Il espère la vision de Constantin, le labarum sacré entrevu dans les nuages promettant la victoire, et se souvenant d'Attila que les histoires représentent comme s'éloignant de Paris sur 1 les prières d'une bergère, à tout hasard il a recoure b I sainte Geneviève et vient de songer à faire une neu- I vaine Autour de lui, les dépêches télégraphiques I s'accumulent, toujours mauvaises, il en manie dis- 1


LA SAIGNÉE. 211 papier bleu, il se demande si vraiment il

traitement le papier bleu, il se demande si vraiment il serait prudent d'en donner communication au public. Déjà la veille, par un homme qui a réussi à traverser les lignes prussiennes, des détails lui sont arrivés, lamentables. Il ne les a pas divulgués. Et il reste là, abattu, ployant sous le chagrin de ses propres défaites, accablé aussi sous les désastres de province. Maintenant le doute môme n'est plus permis c'est la capitulation à courte échéance. Longtemps il se défend, le mot seul effarouche tout son passé de dignité militaire, et cependant les vivres sont épuisés, les troupes diminuée.» de tous les morts et de tous les blessés de cinq mois de combats. Il y a bien la garde nationale. Involontairement, il souri!, plein du dédain des soldats de profession contre les soldats improvisés. Alors l'idée de capitulation réapparaît dans son esprit, et à mesure, le mot, insensiblement, se fait accepter. Après tout, il a fait tout ce qu'il était possible de faire il n'a pas contrevenu aux lois qui déterminent la conduite d'un officier général commandant une place forte. Non, n'est-ce pas" 11 n'aura pas la gloire, soit; mais au moins, son honneur est sauf. Il délibère en lui-même, s'accuse mollement, et, s'absolvant, décide qu'il a fait son devoir. Alors il se résigne.

Pourtant, par un suprême excès de conscience, il veut s'assurer si une sortie héroïque désordonnée, est véritablement impraticable. Qui sait? peutêtre par une attaque à l'improvlstc pour ait-on forcer cette ligne d'investissement trop vaste pour n'avoir pas de points faibles. Alors il fait seller son cheval. Escorté d'un piquet de cavaliers qui mettent derrière iuî la silhouette maigre de leurs chevaux, et comme


le vivant spectre de la famine et du désastre, lentement il monte l'avenue des Champs-Elysées. Déjà le rond-point est dépassé. Le chemin, devant eux, jusqu'à l'Arc de Triompha, s'étend boueux et morne. Des deux côtés, des maisons fermées, des hôtels abandonnés, par-ci par-là h tache blanche d une enseigne de calicot sur lequel on lit le mot Ambulance. Le général se retourne, etc c errièro lui, jusqu'aux Tuileries, l'avenue, toujours auss, déserte, s'allonge dans la monotomie et la boue, serrée entre les arbres dépouillés, comme un sentier de forêt creusé de fondrières et raviné de trous. Sur le macadam défoncé, sur la chaussée mal entretenueoù défilaitjadis, danslesbelles après-dînées mondaines, tout ce que Paris luxueux avait de galanterie, d'amour et de sourire, seul, un fourgon d'ambulance est aperçu. Des blessés y sont étendus gémissant à chaque cahot des roues, et le général, qui continue sa marche, les salue avec le geste classique de Napoléon I«r disant dans les vieilles estampes « Honneur au courage malheureux. » Soudainement, à mesure qu'il approche de l'Arc de Triomphe, qui là-haut ouvre au bout de l'avenue son arche gigantesque, l'idée de l'ambulance qu'il viant de rencontrer se mêle à son vague souvenir des f< umes élégantes que l'heure du bois lui avait si souvent montrées dans leurs voitures, en cet endroit, sous l'Empire. Peu à peu, les formes indécises flottant dans son esprit deviennent plus certaines, elles prennent un corps, et devant ses yeux Mm<1 de Pahauën, mondaine et ambulancière, se lève avec toutes ses grâces et ravit son souvenir avec l'étalage de toutes ses séductions. Ah! maintenant, comme il regrette sa coR-re d5iï y a trois mois, l'excès de son emportement,


rie rancunière avec lamiplln il l'a nr,nOcÂa

LA hAllJNKK. 21.1

la brusquerie rancunière avec laquelle il l'a poussée à l'exil, sans réflexion A ceLe heure désespérée où ses dernières ambitions de gloire agonisent, où tout ce qu'il avait souhaité se dérobe à l'étreinte de > i main rêveuse, où :lans l'écrasement de la pairie il ne considère plus que la misérable déconfiture de sa vanité, au moins si Vï»>» de Pahauôn était la, sa présence lui tiendrait lieu de consolation. Avec elle dans les bras, il oublierait la pauvreté de ses entreprises, l'éternelle médiocrité du nom qu'il va laisser à l'histoire. Eh! qu'importe, que tout échappe et que tout croule, si au milieu de l'effondrement universel et du deuil de tout un peuple, fuyant dans les débauches et l'enivre- ment sensuel le mépris qui s'accroît et la honte qui vient, il pouvait s'abîmer dans la jouissance d'un désir charnel réalisé, et si cette nudité de M™ de Pahaufin il lui était permis aujourd'hui de voir et d'y toucher encore

En chemise, la chair à la fois disparue et montrée sous les découpures fines des dentelles, les déshabillés sans cesse provoquants des anciennes nuits galantes, la désirée image de sa maîtresse le poursuit. Elle est auprès de lui, quand il pose le pied à terre, remettant à un dragon la bride de son cheval; elle monte avec lui, pas à pas dans l'obscurité de l'escalier pratiqué dans l'Arc de Triomphe, avec lui, elle est sur lesommet, auprès du poste télégraphique, dont la sonnette d'appel, à tout instant, retentit, fit Paris tout entier, sous leurs pieds se déploie emprisonné dans un incessant cercle de fumée. Les canons des forts tonnent sans discontinuer, et là bas, plus loin encore que la ceinture des bastions, plus loin que l'enceinte reculée des ouvrages avancés, sur les collines, les


canons prussiens qui répondent furieusement arron- dissent jusqu'à l'horizon un cercle de fumée où l'autre est enveloppé.

Une lunette à la main, le général regarde avec non- chalance ce spectacle monotone pour son œil de soldat. Il va, vient, (le long en large, sur la vaste plate-forme, braquant sa vue une fois sur Genevillers, une fois sur Mîudon, au hasard, puis revient au Mont-VaJérien don, les pièces de marine, plus près, emplissent l'air d'un tintamarre plus fort, et tout ce grand remue-ménage l'excède comme une chose inutile. Même il s'en désintéresse, et machinal, regarde l'employé du télégraphe transmettre les ordres qu'il envoie, par habitude, L'appareil Morse fonctionne il s'amuse au claquement sec du manipulateur, aux rouages d'horlogerie mettant en marche la bande de papier bleu où s'inscrivent les dépêches. Tout à coup, oui s'arrête, ses ordres sont transmis, collationnés, et il reste là surpris de la prompte fin de son plaisir. Mais la sonnette tinte à nouveau mie vis est levée, le papier se déroule, et sans savoir pourquoi, comme s'il se doutait qu'uii bonheur est là, annoncé dans ces traits irrégulièrement longs et courts irrégulièrement, il essaye de lire, le cou tendu, ne comprend rien â ces signes qui l'irritent par leurs hiéroglyphes, interroge l'employé.

Eh bien?

– Du pont de Sèvres, un parlementaire vient d'arrhvr aux avant-postes demandant iine suspension d'armes d'vne demi-heure pour faciliter la rentrée à Paris de Mme de P. I

L'homme se penche, épèle, hésite « Madame. I madame de Panavan, de Ponarvon. I


me de Pahauênl s'écrie le eénéraf. pt il

Madame de Pahauênl s'écrie le général, et il répète à plusieurs reprises « PahauBn, Pahauën, » comme pour se convaincre lui-même de la réalité 'de ce qu'il dit.

Accordé, oui, oui; je sais co dont il s'agit. Donnez en même temps l'ordre de conduire celte dame à l'hôtel de l'élat-major.

Et comme s'il craignait d'en avoir trop dit, et l'avoir, par sa vivacité de parole, trahi la chaleur de sa passion, il ajoute cette phrase hypocrite

C'est là que je l'interrogerai, donnant ainsi à croire qu'il s'agit désintérêts de la patrie, et qu'il s'en préoccupe.

Tac, tac, tac, le manipulateur fonctionne s'il osait cependant, il forcerait l'employé à travailler plus vite. Tac, tac, tac, la dépêche s'en va peu à peu avec un petit bruit saccadé, et la général s'impatiente jamais le télégraphe ne lui a paru si lent. Au loin le canon tonne toujours. Soudain les grondements di- minuent à droite, diminuent à gauche. Les fumées qui s'envolent découvrent les collines, Meudon, Glamart, Sèvres, et dans le ciel un moment rasséréné le clocher de Saint-Cloud, seul, debout au milieu des ruines du village, lève sa pyramide blanche. Audessus du Mont-Valérien quelques rares flocons se traînent encore, tandis que le bruit des détonations décroît et meurt au loin dans les profondeurs des échos, en sourdine.

Alors pendant que los deux peuples qui, depuis six mois, s'acharnent l'un sur l'autre, et se mitraillent, et se battent, et s'écharpent, dans un effrayant spectacle qui tient l'Europe attentive, s'arrêtent un moment, pendant que la France et la Plusse, enra-


*tw Lt» bVIKEtS DE MEDAN.

gées dans la destruction et inventives dans la mort, I suspendent leurs colères et font faire silence à leur naine, M'ne de Pahauën, debout, dans un bate;m, avec une apoihéotique allure, traverse la Seine ensanglantée. Elle sourit aux 'ameurs pliés sur les avirons, Des officiers, sur la ri/e devenue allemande, lui font avec la main des sigies d'adieu amicaux; des officiers sur la rive française l'appellent arec des gestes d'intime familiarité, et dans l'immense désastre des rives ruinées, elle passe, affirmant ainsi au milieu des tueries la toute-puissance invincible de sa chair, le triomphe insolent, de :;on sexe.

Longtemps le général, avec sa lorgnette, a suivi dans le lointain quelque chose de noir qui marche et qui doit être l'embarcation ramenant à ses désirs; la Pahauën et sa luxure. Un instant, il ne voit plus rien, puis la môme tache noire réapparaît, gagnant lentement la rive opposée. Elle y touche, maintenant elle se confond avec la ligne sombre de la rive, et soudain des drapeaux biancs qui flottaient des deux côtés, de I place en place, sont abattus, des sonneries de clairons éclatent si furieuses que le bruit en arrive jusqu'à ses oreiîles.

-Commencez le feu! commencez le feu I chantent de toutes parts les embouchures de cuivre, et de nouveau des cercles concentriques de fumées s'élèvent, devant, derrière partout, masquant les collines. Le clocher de Saint-Cloud s'enfonce à nouveau dans une nuée d'ouragan, et la canonnade recommençante roule avec un retentissement si épouvantable, qu'elle donne la sensation d'un tremblement de terre

L'armistice est fini, Mme de Pahaufin est h Paris. Derrière elle, le sang coule à nouveau, !es maisons


3S ruine* s'accumulent. Ou'imnort<>. M»-* ,1,,

m. K croulent, les ruiner s'accumulent. Qu'importe, M" de Paliauôn est à Pans.

Le général, brusquement, est descendu. [I a repris son cheval au bas de l'Arc de Triomphe, et A fr.me étrier il agag.ié l'hôtel de l'état-major, essoufilant a sa suite les squeiettes galopants des rosses que chevauchent, sinistres dans leurs grands manteaux, d'aflamés squelettes de dragons. Il attend. Pris d'impatience, il marche do long en large, tachant d'user son anxiété dans l'ellbrt d'un mouvement continu. Mm* de Pahautin est lente à venir. Il ne peut pas se figurer que, du pont de Sèvres au milieu de Pari*, la route suit aussi longue. Il se reproche des négligences. Peut-Ôtre ses ordres donnés là-haut, du sommet de l'Arc de Triomphe, n'ont-ils pas été assez précis. Déjà il songe à en expédier d'autres qui les expliqueraient, d'autres encore qui en précipiteraient l'exécution, quand tout à coup la porte s'ouv^, et Mm* de Pahauëc, congédiant sur le seuil l'officier '.> l'amène, paraît. Avec elle, tout le tintamarre do 'la ville bombardée et bombardant entre comme une escorte de colère.

Le général s'est précipité les bras en avant, tendus par la passion, et il l'appelle tendrement de son prénom

Huberte

Mais M™ de Pahauën est très -rave. Debout dans une robe noire, majestueuse et menaçante, elle re- pousse les lèvres qui s'approchent, les baisers qui s'offrent, et les tendresses, et les étreintes. C'est a son tour de refuser le général. Durement, avec des mots cruels passe toute l'égoïste rancune de son séjour à Versailles, elle lui demande ce qu'il lait, pourquoi


il ne se bat paç. Pour un peu, elle l'accuserait

il ne se bat paç. Pour un peu, elle l'accuserait de n'être pas venu lu délivrer, là-bas, dans son internement de la maison meublée de l'avenue de SaintCloud, et elle se plaint amèrement de son inaction, 1 comme elle se plain Irait d'un rendez-vous auquel il aurait manqué. Oui, certes, il serait venu la chercher s'il avait eu du cœur. I

Ah pourtant, tu aurais bien dû L'en douter de I ce qu'on s'embête là- bas?

Et lui ne trouvant pas de raison à donner, se contente de répéter

Hubcrte, H uberte avec les airs de supplication d'un enfant demandant un jouet qu'on ne veut pas lui rendre.

Mais elle continue

Avec ça que la chose était difficile. Il suffisait de vouloir, voilà tout. L'investissement n'était pas telle ment serré qu'oi ne pût pas le rompre. Elle le savait bien, elle, elle les avait vues ces fameuses fortifications prussiennes. Ah ça, est-ce qu'il coupait là dedans? Des canons, des canons, mais c'étaient des tuyaux I de poêle. Comment! 1 il n'avait donc pas deviné? A I quoi lui servait sa lunette? Non vraiment, on n'était I pas myope à ce point. Eh bien vrai, si tu savais ce I qu'ils se moquent de toi, là-bas, les Kaiserliks 1 I

Et prise d'une de ces crises d'éloquence qui sortent parfois de la bouche des femmes passionnées, elle vide devant lui tout ce qu'elle sait, tout ce qu'elle croit savoir sur la position stratégique des Prussiens. Avec une parole endiablée, pleine de trouvailles de mots et de bonheurs d'épithètes, elle répète les cancans, les faux renseignements, tous les racontars niais, toutes los inventions saugrenues, tous les invraisemblables


Is qu'elle a ramassés à Versailles «m. ««i;««

détails qu'elle a ramassés à Versailles sur le palier, dans les conversations avec le garçon d'hôtel, MmoWorimann, la laitière, le charbonnier. A l'entendre les Prussiens manquent de tout, de vivres, de munitions, même de patience. L'investissement les gêne autant que les Parisiens, même plus. Un jour de combat et ils n'auront plus de cartouches. Un semblant d'échec, seulement, et ils se révolteront contre leurs chefs, demanderont h retourner dans leur pays. C'est la sotte opinion qu'elle a entendu formuler très souvent, et elle la réédite avec une telle sincérité que la solidité de sa bêtise jette des doutes dans l'esprit du général. Peut-être dit-elle vrai? et sans oser la contredire, désespérant en outre d'obtenir d'elle des renseignements définitifs, il répète câlinement

Huberte, Huberte! f

Mais elle l'imito, fait la charge de sa parole et la

parodie de sa tendresse

Huberte, Huberte! 11 n'y a pas d'Hul.erte qui

tienne. Et tu te laisses bombarder, là, i.u cuis dans ton jus, nom d'un chien sans te retourner

Et elle évoque devant lui la misère des quartiers

qu'elle a traversés tout à l'heure, Auteuil saccagé, les pans de murailles écroulés montrant les intérieurs fies maisons effondrées, et poussant plus loin avec d'outrageantes apostrophes, elle multiplie les faits le moindre détail remarqué sur la route, grossi par sa torrentueuse faconde, devient une accusation terrible sous laquelle il baisse la tête.

Pourtant il essaye de se défendre, invoque les diffi-

cultés de sa situation, sa responsabilité devant l'histoire.

L'histoire! dit-elle, si tu continues comme tu as


commencé, tu en auras une chouette de place dans l'histoire, je m'en moque! Et elle rit longuement avec une insistance d'ironie.

Alors, soudainement les vieilles ambitions se réveillent dans l'apathique personne du général. Maintenant que le hasarc lui a fait reconquérir Mme de Pahauën, pourquoi n essayerait-il pas de reconquérir à force de volonté la g oire qui s'en va. Qui sait ? peutêtre il y a-t-il du vrai dans toutes ces choses qu'elle raconte. Sans doute, oui, on peut encore trouer les lignes ennemies, et i parle d'activités suprêmes, de sortie en masse, d'efforts irrésistibles. Déjà, il se voit vainqueur, dictant aux Prussiens les conditions de la paix, au pinacle de ses rêves et de ses désirs, acclamé, planant au milieu des admirations humaines et, pardessus tout, couchant avec Mme de Pahauên.

Comme elle s'est radoucie, il lui explique ses projets et son plan définitif. Il emploiera la garde nationale, jusqu'au dernier homme, tous les bataillons donneront. Il s'accuse, peut-être est-ce là une troupe excellente dont il a en tort de ne pas employer plus tôt le dévouement et la bonne volonté. La sortie sera formidable; et déjà, selon son habitude, il médite une proclamation pour exciter les courages et ranimer les vivacités âe Paris assoupi. A part lui, il songe au mot de cet officier, ce mot qui l'a fait sourire, il y a cinq mois

Ces bons escargots de rempart, il faudra leur faire une saignée.

Eh bien cette saignée, il est décidé à la pratiquer, largement. Qu'importe si la fortune s'acharne à se montrer contraire on ne pourra lui reprocher d'avoir négligé quelque chose des moyens à sa disposition.


doit capituler, au moins, son honneur à lui

Si la ville doit capituler, au moins, son honneur à lui sera sauf.

Tu le veux, dit-il, soit, on se battra.

Alors, Mme de Pahauën lui saute au cou avec la reconnaissance câline d'un enfant qui voit cédera ses caprices.

Seulement tu sais, je veux être bien placée, tu me chercheras un bon endroit, pour que je puisse regarder ça, à l'abri.

Tout en parlant, elle l'embrasse, et leurs baisers, répétés, sonnent dans l'appartement silencieux.


Huit jours après, ]a sortie avait lieu, à tâtons, par le brouillard. Le soir, après toute une journée d'ant risses et d'attente, à la lueur rapide d'allumettes, sur les murs des mairies, on lisait des dépêches précises annonçant l'insuccès définitif, la reddition inévitable. En même temps, elles demandaient des renforts, des hommes, des chevaux, des voitures, pour tâcher d'arracher à la boue où ils gisaient, les morts et les blessés de la garde nationale écharpée, qui là haut, dans les bois, saignait à pleines veines.

v


L'AFFAIRE DU GRAND 7 PAU

LÉON HENNIQUE



L'AFFAIRE DU GRAND 7

i

« Ran, plan, plan, plan, plan fit la cham-

brée debout en demi-cercle, autour d'un troupier genoux, dont la tête reposait sur les cuisses d'un camarade, et elle se tut.

Attention Sauvageot, dit le caporal Verdier, un

grand blond à barbe rousse.

La main du troupier largement ouverte sur ses

reins, eut un léger tremblement; on devait déjà lui avoir administré de solides claques. Et comme il attendit, très anxieux, un soldat qui entrait fendit le groupe, leva le poing avec tranquillité, le laissa retomber. Un coup sec retentit.

Aïe Sacré nom de nom, s'il y a du bon

sens bredouilla Sauvageot furieux.

On éclata de rire. a Ce Sauvageot quel mollas-

son Gueuler comme ça pour un méchant revers Ce tampon Ah! fantassin de maiheur Non, il n'était pas possible de rencontrer une pareille an- douille. Chacun son tour, d'ailleurs; se gônait-ii >


pour taper sur les autres, lti?. Alors, quoi ? Gare la couverte Les mains de Sauvageot, des nicins'?. jamais de la vie, des pelles à four »

Sauvageot s'était relevé. L œil navré, les moustaches pendantes, un reste de colère sur les joues, il paraissait considérablement stupide.

Voyons, quel esi le Prussien qui t'a poivré la pince? finit par demander le caporal Verdier.

C'est Faguelin.

En chœur, la chambrée poussa un hurlement de joie, se répétant « Faguelin Faguelin »

Quelqu'un cria « O.ié Faguelin As-tu vu Faguelin? »

Maintenant le regard ahuri de Sauvageot se promenait sur toutes les figures. Plusieurs fois déjà, au milieu du tapage, il avait murmuré a Gomment ce n'est pas Faguelin ?»

Et il renouvela t sa question, lorsqu'on le rejeta entre les genoux du camarade béatement occupé à sourire sur le bout d'un châlit.

Attention 1 cria de nouveau Verdier, que ton postérieur ouvre l'œil »

Cette fois, un long et maigre soldat s'approcha. Il avait quitté un de ses godillots, et marchait dans une vareuse trop large, en boitant, un pied nu, la bouche sournoise. Il levait son godillot, des mains de tous côtés l'encourageaient, mais brusquement le caporal Verdier cria

Fixe r

Il venait d'apercevoir le lieutenant de semaine dans l'embrasure de la porte, et derrière lui, les longues moustaches frisées du sergent-major en tournée de service. Les hommes s'étaient précipités au pied des


lits, et ils attendaient, la mine sérieuse. On entendait grésiller la chandelle en train de se consumer sous le plafond, à un des angles de la planche à pain. Sa longue flamme jaune inondait de lueurs dansantes et affadies les murs blanchis à la chaux, les piies d'effets bien pliés au-dessus de la grande étagère en sapin, les sacs de teile goudronnée dont quelques-uns traînaient sur des lits, pareils à des bêtes eventréos. Calés dans leur rallier, les fusils alignés dormaient dans une ombre trouble, sans un éclair.

Verdier, vous pouvez commencer l'appel, dit le lieutenant.

C'était un jeune homme pale, presque imberbe, r.vec des bottes qui lui montaient aux genoux. Quand il avança vers le milieu de la chambre, son sabre contre ses mollets, produisit un cliquetis clair.

Pruvost cria le caporal.

.sent, répondit Pruvost.

Lefèvre

Présent.

Gaillardin

.sent »

L'appel continua. Aussitôt nommés, les hommes répondaient, et dans le calme de la pièce, la dissemblance des voix était très sensible.

– Joliot! cria Verdier. Joliot! répéla-t-il.

Personne ne broncha. Joliot étai! absent. Le lieutenant demanda

Personne ne l'a vu ?. On ne sait pas où il est ? La chambrée se taisant, il se to'irna vers le sergentmajor.

Marquez Joliot manquant.

Puis, quand le petit bruit aigre du crayon sur le


papier eut cessé, au moment de sortir, le lieutenant se retourna.

Les Prussiens sont à vingt lieues d'ici, annonçat-il le commandant de place compte quechicun fera son devoi r.

On ne crut point à la nouvelle. Alors, au milieu du silence froid qui l'accueillit, l'extinction des feux éclata bruyamment dans la cour de la caserne. Depuis l'invasion, elle avait lieu à huit heures et demie. Ce fut comme un avertissement sonore el tranquille qui parla d'abord. Deux notes se répétèrent trois fois, continuées par une phrase mélancolique, saisissante. Le clairon les avai!. chantées aux longues soirées d'août, maintenant elles appartenaient à l'obscurité hâve des crépuscules de l'automne. L'avertissement recommença, puis la même phrase triste, et elle s'éteignit en gémissant.

A la porte, le lieutenant s'était arrêté.

« Tiens disait-il, une aurore boréale Regardez donc, Briottet.

– Oh! superbe, mon lieutenant, superbe! avait répondu le sergent-major. I

La porte fermée, un murmure s'était éloigné en I s'aflaiblissant. 1

Deux minutes après, toute la chambrée accou- ̃ rait se ranger dans la cour, former un tas presque I paisible où la blancheur de quelques chemises dé- I tonnait. I

Bagasse! fit un Marseillais. I

Les camarades se con tentèrent de regarder. Devant I eux, en face du vide régulier produit par trois im- I menses corps de logis ouvert .«, ducôté du nord, comme ̃ liirj gueule, dans le ciel, une nappe incandescente ̃


L'AFFAIRE DU GRAND 7. 229 nDerceoliblement sur la ville. nlus loin

.s'avançait imperceptiblement sur la ville, plus loin que la grille de la caserne, plus loin que la place d'armes énorme, diserte et déjà toute rosé. La nappe paraissait s'enlever en longueur d'une rue droite pour se fondre avec la lividité de l'atmosphère. Mille tourbillons floconneux conu lençaient à s'élargir. L'horizon, étranglé au loin, a endroit où une seconde rue coupai lia première, jaillissait si l'onze et si plein de lumière intense qu'il ressemblait au crachai furieux d'une formidable pièce de canon. Plusieurs cheminées, la crête de certains toits s'étaient allumées de rellets mordorés. Un chien, dans une clôture éloignée, hurlait à la mort; et devant la grille de la caserne, la baïonnette d'une sentinelle qui se promenait lentement, l'arme au bras, lançait par instants un éclair brusque aussitôt éteint.

11 y a du sang dans l'air, dit un soldat on doit se battre quelque part.

Non, c'est le bon Dieu qui saigne du nez, répliqua un camarade.

– Uah! c'e*t peut-Ctre un incendie, lit remarquer Sauvageot.

Ca, un incendie?

On hua Sauvageot. Le caporal Verdier se mit en colère:

– Chut donc! sacrés margouguals, vous allez me faire fourrer au bloc.

Au fond d'une seconde cour, derrière la façade principale de la caserne, pour la deuxième fois, l'extinction des feux sonna. La distance voilait le chant du clairon, ne lui donnait qu'un accent lamentable, que la sonorité d'une chose jetée hors du ciel flamboyant, comme une ordure. Les vitres de


In caserne s'allumaient, déjà pleines de miroitements vagues.

Cependant, à quelque distance du groupe formé par les soldats, le plus loin possible du caporal, deux intimes avaient entanré une causerie.

– Bon tu as rencontré Joliot.

– Tout comme je revenais de porter la soupe à la prison.

Pourquoi qu'il n'est pas rentré?

Il a reçu de l'argent du pays.

– Ah! le lapin.

11 voulait m'amener casser une croûte avec lui chez la mère Mathis.

Tu as reniflt',?

Merci, je sors du clou. Ce qu'on s'y fait vieux 1

T'es pas un homme.

Il y eut un silence, puis l'admirateur de Joliot reprit

va-t-il coucher?. Tu ne sais pas?

Tiens au 7, parbleu!

– Ah! le lapin.

La conversation se termina par un rire cassé. Mais comme l'extinction des feux sonnait pour la troisième fois, toujours plus loin, avec un bruit pareil à celui d'une trompette d'enfant, le caporal Vcrdier dit:

Hop les rigolos, allons taper de l'œil.

Et l'on s'en retourna. La chandelle achevait de se consumer sur la planche à pain Verdier l'éleignittout à fait. On ne sait quelle lourdeur somnolait dans l'ombre. Persomne n'avait envie de parler. Seul, le bruissement des uniformes qu'on ôtait, le tapage des


n L'AFFAIRE DU GRAND 7. ni,v

godillots tombant avec des chocs divers sur le plancher .b~ ,P' Cher g~n8ient )'obscul'Ïté du silence. 'fout à coup, Sauvageot s'écria é (lu silence. iout à coup, Malheur de malheur! 1 eçt-r.~e que la guerre ne va On était si tranquille r

Ir lis au milieu du craquement des châlits sons les corps fatigués, un trO!JpiCl' ;~tchl un pet.

Cours après, Sauvageot.

.c~ point; la voix encore plus convaincue, il reprit

_0')~erre.Aftuoi~sert-,1?

El il allait ''°"–––j6r~i.d~, Verdier commanda

Silence f

Au bout d'un quart d'heure, chacun ciormait, tan- :E~:?-=:=.naient avec ceux du c~pof'3l.

Petit à petit, une clal·xé ciiitrt par la f'ent~tre terne d'abord, bientôt éelatante elle glis3it vers le lit le plus rapproché, le mar'Cfua d'une (,lie sanguinolente. C'était l'aurore boréale qui lit nuit au- dessus de la caserne.


Il

Distinctement, parmi i les lueurs du ciel, sur le repos de la maigre ville, l'horloge de l'église paroissiale Untait onze fois, et le cadran de la caserne parlait encore quand un troupier ouvrit la porte de la chambrée, fit quelques pas, s'abattit sur les genoux dans le coup de lumière épars autour de lui. Ses bras cherchèrent un soutien, puis il tomba sur le flanc comme un bœuf assommé.

Sauvageot se Wiveilla.

Heu! tit-il.

Mais rendu à lui-même par un effort de volonté, il demanda

C'est toi, Joliol?. Si tu causais au moins, bougre de soûlaud?

Rien ne lui répondant, il se leva tel quel, en bon camarade, s'approcha de l'individu, essaya de l'emporter, finit par l'allonger sur le dos. Or, pendant qu'il considérait Joliot dont le visage penché vers la fenêtre recevait en plein le reflet de l'aurore nocturne, sou n-gard à moitié endormi devint fixe, et il se pencha, une sueur aux tempes, murmurant

Nom de Dieu! Nom de Dieu! 1


L'AFFAIRE DU GRAND 7. 233 >ïiot gisait, la mâchoire inférieure fracas-

En efFet, Joliot gisait, la mâchoire inférieure fracassée la face barbouillée de sang et de poudre. At avait un trou, un peu à gauche, sous la bouche, et un filet tiède lui coulait dans le cou, avait maculé sa veste d'uniforme, produisant sur le collet, près des premiers boutons, une coagulation brillante.

Hé! 1 vous autres 1 cria Sauvageot.

Sa voix retentit, pareille à un glas.

Au secours!

Hein? Quoi ? balbutiait-on, réveillé en sursaut.

Joliotl. Joliot est mort.

Mort?. Mort?. Mort? »

Ce fut comme un écho qui répondit de tous les coins de la chambrée. On se précipita, en chemise.

"ruvost, allume! cria Verdier.

En deux temps et trois mouvements, Joliot fut coupoutre"' S°n m* ne bougeait pas plus qu'une poutre.

Une voix demanda

Si on allait chercher le major?

– C'est ça, dépêche- toi.

Mais Pruvost n'arrivait pas à mettre la main sur les Chandelles. Dans les intervalles qui coupaient les exclamations, les bouts de phrases échangés, la bousculade inévitable, on l'entendait farfouiller les effets du caporal, sur l'é.agêre. Poussé par ses tâtonnements, un quart dégringola.

Je ne sens rien, murmurait-ii, rien.

Verdier fut obligé de s'en mêler. Il trouva deux coandelles. Alors personne n'eut d'allumettes. Sauvageot flnit cependant par en dénicher une.

Tout à coup, un soldat cria

Il respire.


On avait allumé les deux chandelles, et une procession commença: chacun venait coller son oreille à la poitrine de Joliot.

C'est vrai! il respire, disait-on en se relevant.

Et la chambrée ne se lassait pas d'être attentive. Sauvageot fut le prencier qui parla de déboutonner le blessé, de lui laver la figure; mais on ne s'empressa point tout d'abord, pirce qu'on se répétait, les yeux dans les yeux, avec dES froncements de sourcils, asse. tranquillement néammoins

Où diable! Joliot s'est-il fait arranger comme ça? Les Prussiens, peut-être. insinua un conscrit. On l'envoya dingue r. Comme si les corps de garde auraient laissé passer quelqu'un aux portes de la ville! Et puis, les Prussiens, de la blague! toujours annoncés, jamais en vue. Des filous qui se dérangeaient, ceux-là oui, mais pas pour trois mille hommes de garnison, dans un trou.

A présent, le blessé semblait dormir, pâle et les traits tirés, l'air jeune tout de môme, avec son visage bien débarbouillé,, ses moustaches naissantes qui lui dessinaient une ombre sur la lèvre supérieure. Un fllet de sang continuait à lui couler du menton, allait en s'élargissant au contact de sa peau humide. Autour de lui, une inquiétude planait, et malgré l'inutilité de la question, on en arrivait sans cesse à se demander:

Mais où diable! Joliot s'est-il fait arranger comme ça?

Cela devenait un refrain, le refrain d'une chanson derrière laquelle des colères sourdes ne demandaient qu'à s'embusquer.


On lui a chapardé son sabre, dit Verdier. Pourvu qu'il se soit défendu I

Oh il doit y avoir quelqu'un de salé à cette heure, répliqua Sauvageoi.

Et Ton éprouva le besoin de s'expliquer l'événement. Chacun inventait une histoire, la commentait, cherchait des prDbabilités. Selon les uns, Joliot avait dû se battre avec des artilleurs. Rien d'étonnant, on ne s'aimait guère; le caboulot de la mère Mathis avait vu plus d'une dispute. Selon les autres, Joliot devait avoir été blessé sur les bastions, par une sentinelle trop empressée à suivre la consigne. Néanmoins, l'opinion de Verdier prévalut Joliot avait eu affaire à des bourgeois, sa blessure sentant le revolver, la poudre qui la noircissait indiquant un coup tiré à bout portant. Et il ajoutait

– D'ailleurs depuis la guerre, tous ces salops ont une telle veinette qu'ils se balladent avec des pistolets plein leurs poches.

– N'empêche! 1 fit Sauvageot, il faudra voir. Gare aux arsouilles qui ont fait les malins! Il ne sera pas dit qu'on aura touché comme ça au bataillon.

Les visages se rembrunirent; et brusquement l'esprit de corps envahit ces gens énervés par le malheur d'un camarade, bon garçon, loustic aimable, étendu là, mourant, dans un uniforme que tous portaient. Des fureurs se mirent à grondet-, et elles s'amassèrent m milieu de certains silences, dans l'attente impatientée de ce chirurgien-major qui n'arrivait pas. On allait jeter un coup d'oeil sur Joliot, et l'on revenait en murmurant

Non, il ne sera pas dit qu'on aura touché comme ça au bataillon.


Une recrudescence d'aftecùion montait pour Joliot avec les colères. On s'empressa de nouveau. Des mains tremblantes, suivies par des regards fiévreux, lotionnèrent les tempes et le front du blessé, étanchèrent maternellement son sang, lui firent un oreiller d'une capote. Ah! on ne pensait guère à dormir. Et tout en s'agitant, chacun avait enfourché son pantalon, remis ses godillots, passé ses bretelles, ficelé ses guêtres, inconsciemment s'élait habillé, non pas pour le plaisir de traîr er ainsi vêtu le long des lits, mais afin d'être prêt à quelque chose.

Une vague entente, des lambeaux de projets se croisaient, cherchaient à prendre forme dans les caboches brutales. Mille réflexions se bousculaient l'une l'autre. L'air était plein d'électricité. A tout instant il fallait de l'eau fraîche pour laver le menton de Joliot; Lefèvre empoignait la cruche en grès, courait dans la cour, et l'on entendait pisser le robinet de la fontaine. I

Soudain, au moment où l'on s'y attendait le I moins, le blessé remua, ouvrit la bouche; un râle I sifflant lui gonflait la gorge. Verdier sauta sur son I bidon I

« Comment n'avait-on pas encore pensé à raiiiiner I Joliot avec un peu d'eau-de-vie » I

Au bout de trois minutes, celui-ci promena vers le I plafond un regard si éteint, si incolore, qu'il sem- ̃ blait voilé par une peau fine. ̃

L'œil est mauvais, murmura un grand diable qui I n'en finissait plus. Le major ferait bien d'arriver. I Cependant Joliot paraissait ne rien voir. Les bras ̃ et les jambes lourds, il était comme pétrifié. Sau- ̃ vageot lui prit une main, essaya de la réchauffer. Le ̃


regard du blessé, lentement, semblait vouloir s'éclairer, mais sa gorge continuait à siffler.

« Joliot! Joliot! Comment ça va-t-il? s'achar-

nait-on à répéter autour de lui. Mieux, hein?» On voulait à toute force qu'il allât mieux. Et de

grosses larmes commencèrent à lui couler des yeux, glissèrent sur ses joues vers ses oreilles. Sa bouche grimaçait avec une contraction douloureuse.

Tonnerre de Dieu lAcha un troupier; et bous-

culant presque les camarades, il s'approcha de Joliot, lui souleva un peu la tête, criant comme un acteur sûr d'un effet

Joliot, m'entends-tu ?. Dis, m'entends-tu ?

Joliot le regarda. Ce fut pour éclater en sanglots

qui s'échappaient dans un hoquet terrible. Un flot de sang lui couvrit le menton.

Alors s'éparpilla comme un concert où des voix de

colère se mêlaient à des voix compatissantes. Tout le monde à la fois cherchait à le consoler « Ne pleure donc pas. Le major va venir. Pauvre vieux Pauvre vieux! sois tranquille, on te vengera. As-tu encore soif?. Tâche de parler, de nous dire qui t'a roulé ainsi ? »

Joliot mâcha deux ou trois lambeaux de phrase, au

milieu de l'attention anxieuse, mais aucun éclaircissement ne jaillissait. On s'emporta « Dire qu'on n'arriverait pas à savoir Nom de nom, de nom de Dieu! » Et des jurons se croisèrent au-dessus du corps étendu comme des balles sur l'immobilité d'un cadavre, dans un coin de champ de bataille.

Allons, taise.-vous finit par crier Verdier. Si

chacun s'en mêle, du flan! Laissez-moi l'interroger.


Joliot, commença-t-il, te sens-tu la force de me répondre ?

JoIW répondit « Oui, » faiblement. On entendait le sou 'le des respirations. Trente figures s'étaient penchées, une flamme dans les prunelles.

ov as-tu été l lessé ? continua Verdier, en appuyant sur chaque sjllabe.

Au 7.

Oh fit-on, ave un ensemble stupéfait.

– Par qui ?

Par.

La révélation de Jcliot se perdit dans un soupir. « Ah ça, est-ce que décidément, on n'allait rien apprendre? » Mais oa se tut encore, Verdier renouvelait la question. Et cette fois Joliot répondit Par le patron.

Un tonnerre d'imprécations gronda. On ne pouvait plus rester en place. L'hommequi tenait la chandelle, auprès du lit, la lança de toutes ses forces contre la muraille. La chambrée ne fut plus éclairée que par la seconde chandelle dont la flamme fumeuse se. balançait gravement au-dessus de la planche à pain. Un vacarme de gros souliers courait sur le plancher. Plusieurs soldats enfilaient leur vareuse, tandis qj'un groupe s'était formé où l'on gesticulait, où chacun lançait sa phrase sans écouter celle du voisin, tout I cela dominé par Sauvageot qui gueulait tantôt sur I un timbre, tantôt sur un autre

Est-ce qu'on va nous tuer dans les bouzins, à présent ?

Des chambrées les plus pioches, attirés par ie tapage, des camarades survinrent, s'informèrent. On


leur montrait Joliot tordu en des ruades folles, et on leur racontait la chose. En un clin d'œil, la grande pièce blanchie à la chaux tut pleine de monde. On ne pouvait ^luss'y remuer. Sans cesse, le brouhaha augmentait. Mais ce fut une bien autre histoire quand Joliot, tout à fait revenu à lui-même, lâche comme titi moutard, dans les: premiers spasmes de son agonie se mit à crier

Maman maman

Le chirurgien n'arrivait toujours pas. Le long du mur ombreux, les fusils continuaient, à dormir.

A cette heure, plus de deux cents hommes se pressaient autour du moribond. Un des châlits supportait jusque dix individus; et les conversations s'étaient exaspérées à force de tournoyer dans le même ordre d'idées, dans le môme cercle étroit. D'une voix retentissante, tout à coup Verdier annonça

•–Joliot est mort.

Les deux cents hommes entendirent et ils s'effarèrent.

En effet, Joliot venait de mourir, et il gisait le regard effrayant, la bouche ouverte. Alors, au milieu du large silence nerveux, quelqu'un, on n'a jamaissu qui, cria

Aux armes 1

Une foule de soldats dans la cour n'avaient pu entrer, mais la mort et l'aventure de Joliol. les avaient enflammés comme une traînée <)% poudre; et tous même les sergents, a >nvi, sous l'aurore boréale, autour du mort, sous la chute "mve, hurlaient à qui mieux mieux « Aux armes aux a^ ~>

Les gens de la chambrée avaient saule sur leurs fusils, bouclaient leurs ceinturons, prenaient des car-


210 LES SOlKEtS DE MËDAN. touches. Les camarades se rénandirent à ion

touches. Les camarades se répandirent à leur tour, furieusement. La bagarre s'accentuait; et comme la mort de Joliot continuait t à faire du chemin, l'immense caserne était pleine d'un bourdonnement houleux.


isqu'atn a 2t

III

Les premiers qui débouchèrent sur la place d'ar-

mes, une trentaine d'hommes à peu près, entraînèrent

à leur suite la sentinelle de la grille. D'ailleurs, elle

faisait partie de la chambrée du soldat mort. L'babi-

tude de la discipline était cause que l'escouade, mal-

gré tout, marchait sans un cri, presque en bon ordre.

Une atmosphère jaune tombait de l'aurore on fusion,

traversant des vapeurs transparentes, un peu au-des-

sus de la solitude des toits. Mille nuées d'or, les unes

bordées de cuivre, les autres étendues en une placi-

dité compacte, d'autres encore gonflées, prêles à

s'éventrer, avaient accaparé le ciel..La grande place

sablonneuse scintillait avec un rutilenient pale.

On avait l'air d'avancer sur des cendres, au fond

d'un gigantesque foyer plat, dans un encaisse-

ment de fournaise proie à s'eteiudre. Les ailes de

la caserne et les maisons bâties autour de ta place

semblaient avoir été chauffées a blanc. Assez loin,

dominant u,. niur, une rangée de jeunes arbres,

grâce à ses menues branches, à ses dernières feuilles,

donnait l'illusion d'une envolée de sauterelles. Par

deux rues visibles, dont la plus large fuyait jusqu'aux


remparts, on n'apercevait aucun passant attardé. Une impasse s'enfonçait dans h, ville, pareille à une trouée exécutée au fer rouge. Mais le bomdonnament de ruche en émoi continuait à s'exhaler de la caserne, et sous li splendeur du phénomène, il parlait comme un encouragement.

La poignée d'hommes avançait toujours; on s'arrêta pour charger les fusi ls, puis rapidement t cette fois, on se dirigea vers un des angles de la place, du côté ou, à la suite d'une rangée de baraques mal crépies, plus loin qu'un petit pon jeté sur la saleté d'un ruisseau, on apercevait une maison de forme sage, debout, avec un aspect tranquille d'honorabilité. Et il s'en échappait des bruits parei s à un clapotement d'eau <ur de la boue. Quand on ne fut plus qu'à une trentaino de pas de la maison, le clapotement s'expliqua. Il provenait d'un misérable piano échoué par hasard dans une chambre où languissait à cette heure une lumière brouillée. On tapait sur l'instrument une valse â tour de bras, mais lui, édenté, poussif, par les nuits san -epos, par la stupidité des attouchements poisseux, chevrotait en vieille catin. Cependant, à travers la rougeur douce des rideaux tirés, on voyait tournoyer des ombres. Certes, dans cette chambre chaude, pleine de, rires enroués, on devait ignorer le meurtre commis sur Joliol.

Ce fut Verdier qui tira la chaîne de la sonnette. Celle-ci chanta joyeusement. Un guichet s'ouvrit cl une voix demanda

Iju'est-ce que vous voulez ?

Entrer, Josephin.

Ah! 1 c'est vous, monsieur Verdier?. Impossible il est trop tard. »


n()1I~~a\p I~n)wcfn ,1, l.t.~ 1. 1

Sous la poussée robuste des trente hommes, la serrure céda et la porte alla frapper rudement un pan de mur. Le piano jouait toujours sa mùme valse; on continuait à danser. Les soldats pénétrèrent dans une cour, mais à la vue de leurs armes, Joséphin déguerpit, s'élança ers un escalier béant.

Feu cria Sauvageol, et il lui lança son coup de fusil.

Joséphin accéléra sa tuile, mais une dizaine de coups de feu éclatèrent encore dans une clarté vibrante, se suivant les uns les autres. Enlevé des marches, Joséphin tomba en arrière sur les épaules. C'était un pauvre boscot, garçon de la maison, h qui ces mômes soldats, en temps ordinaire, par bon cœur, payaient des tournées à bouehe-que-veux-tu. Le piano avait cessé son tapage canaille; aucune fenêtre ne s'ouvrait. Pourtant, au fond du trou noir de l'escalier, quelqu'un se mit à crier

– Qui est là ? 2

Une fusillade partit de nouveau, lui faisant une réponse terrible. Des portes se fermèrent, s'ouvrirent au milieu d'un tapage de cris qui s'éloigna. Les soldats se précipitèrent.

Au môme instant, un charivari commençait sur la place d'armes, et une grêle de balles venait s'attaquer au toit de la maison. Les ardoises pleuvaient dans la cour. Des camarades arrivèrent au pas gymnastique.

A la suite du premier emballement, une fois chez eux, ils avaient hésité un instant, sacré, juré sans trop se dépêcher, mais au crépitement des coups de feu amis, ils avaient tous quitté les chambres, brandissant leurs armes, hurlant et sautant comme des sau-


vages. Une longue file de pantalons garance partait de la caserne, courait vers le 7, où elle s'engouffrait sous la porte ouverte, entraînée par une force irrésistible. Et à tout moment, parmi le fracas déchaîné, zébrant la ueur factice, malgré Jgs heurts de la course, des caions de fusils savaient, soufflaient dans la mênne direction une mince flamme rouge. On rechargeait, et l'on n'avait pas perdu son temps. Des fumées blanchâtres, au-dessus du ruban d'hommes, restaient d'abord suspondues à la même place, puis elles montaient, tachant les clartés du ciel.

Quant au grand 7, i! paraissait calme sous son toit neuf à peine crevé et là, où la nuit flambante se mirait comme dans une pièce d'eau. Mais bientôt la file qui l'envahissait s'arrêta, et elle eut un mouvement I d^ recul. La mai son bondée de monde rendait gorge. I Un sourd murmure s'éleva, dominé par un cri I « C'est plein! ('est plein t » Il remonta jusqu'à ta I grille de la caserne. Alors on se tassa; tous hurlaient I « A mort 1 » Un clairon sonna la charge. Une clameur lui répondit, clameur de rage et d'impuissance concentrées La foule ondulait, hachée de lames brillantes elle parut s'assoupir, puis une fusillade l'embrasa encore, s'acharnant de nouveau contre le toit de la maison. Une partie de la place était déserte; l'autre avait des bouillonnements de cloique, et le tumulte faisait un lourd ensemble monotone derrière la chanson sèche de la fusillade.

Par la rue qui filait vers les remparts, tout à coup une rumeur se joignit à celle de la place. Les artilleurs venaient d'apprendre l'assassinat de Joliot, et \U accouraient a leur tour. Leurs souliers claquaient sur


̃«pendues a *t.

les pavés. Surpris par une acclamation rude, les fantassins ne tarderont pas a se retourner; 'e renfort débouchait sur la place. Une salve de mousquetons ébranla l'air, continuée, par le ronflement des chassepots riais celle-ci fut tirée pour le plaisir, histoire de se serrer la main enire uniformes, de se réconcilier militairement. Monté a poil, un gros cheval blanc trottai; devant l'artillerie. Le clairon sonna de nouveau la charge; on l'entendit à peine.

Un peu partout, a cette heure, des fenêtres se décidaient à s'ouvrir, des gens montraient le bout «le leur nez, mais ils le retiraient vivement, parce que des soldats s'offraient la plaisanterie de tes coucher eu joue. Petit à petit un sentiment de gaieté sinistre se mêlait aux fureurs de la foule ennuyée de rester là sans agir, et de longs éclats de rire s'échangeaient, des noms se criaient à tue-tele pendant qu'on fraternisait. Le besoin de boire quelque chose commençait à turlupiner tout le monde, et on se le disait, le gosier sec. A un coin de la place, trois officiers très embêtés se consultaient loin de leurs hommes.

Cependant, au premier étage du grand 7, on se donnait un mal énorme. D'ailleurs, !a maison était drôlement balie: un interminable couloir flanqué de chambres à droite et a gauche, de maigres chambres où, sur des couchettes en sapin passé a l'acajou, <>puis une dizaine d'années, plus d'un régiment avait déversé le trop-plein de ses amours et de ses soulographies. A présent, tes soldats démolissaient tout. Le flot d'hommes avait envahi toutes tes chambres, grouillait, à peine éclairé par quelques bougies trouvt- dans un tii \>ir. Il arrachait les rideaux, broyait les meubles, déchirait les pauvres nippes suspendues aux H1


garde-robes, saccageait le linge, fouillait les placards, volait l'argent et les bijoux. Dans une espèce de cabinet honoriiiquement appelé salon jaune, parce qu'il servait à messieurs les sous- officiers, Sauvageot se livrait à des acles de vandalisme. Il avait fini par ouvrir une fenêtre sur une petite cour, et par jetait ce que les camarades lui envoyaient, répétant sans se fatiguer pour la nobWsse! pour le clergé! On ne riait pas. Une musiq te d'enfer montait du rez-dechaussee l'on tapait contre la muraille pour les briser, les moindres ustensiles de cuisine. Le toil, do la maison craquait, roter tissait comme si d'énergiques bâtons le châtiaient. Quand des balles frappaient la gouttière, celle-ci résonnait avec un bruit lent de gong fôlé. Une pluie d'ardoises et de gravats tombait sur les tûtes dans la cour, soulevait des blasphèmes. Aueune perquisition n'ayant encore abouti, les nerfs I s'agaçaient de plus en plus. Où donc pouvait s'être I eaché le meurtrier de Joliot?. Avait-il décampé avec ses femmes? Une puanteur d'épicerie s'exhalait de la tbuîe.

Soudain, au fond d'une chambre, une voix terrifiée eria

Bon! voilà qu'on nous tire dessus.

– Comment ça?"

Je viens d'entendre siffler une balle; elle doit iître dans le mur, là-Vis.

Les camarades se fâchèrent Hougroment rosses tout de mâme les gens de la place Quel tas de chamwiuxL.. Malheur!

L'endroit n'étant pas bon, il s'agissait de filer. On essaya, mais la poussée du couloir barrait les portes». Les chambres étaient prisonnières.


L'AFFAIRE DIT T. RAM) 7. til 7 vari infernal successivement. 1p< nnrpt.nmi

Un hourvari infernal successivement les parcourut; et cela ressembla au rugissement des fauves dans les ménageries, quand ils se répondent de cage en cage. Il ne t.oiihlarien; déjà un piétinement lourd avait envahi le deuxième étage «le la maison. Là, comme précédemment, on s'acharnait A des fouilles, on pillait les taudis, on volait avec joie; mais il fallut s'arrêter: une porte fermée empochait qu'on s'aventurât plus loin.

Eh bien, quoi? se demanda-t-on, quoi?. On n'avance plus?

Puis des cris éclatèrent

Ne poussez donc pas, nom de Dieu! Xe poussez pas, on étouffe.

Verdier, collé contre la porte, on compagnie du grand soldat qui nVn finissait plus, m> débattait comme un beau diable. On devait IVnlendre jurer de la cour.

Enfonce la cambuse, mais enfonce donc la cambuse disait-on. Lui, ne pouvait seulement pas remuer tes bras. Alors:

Oh hisse! oh! lusse firent les soldats derrière son do.s.

Oh hisse répétèrent tes autres jusqu'à l'escalier en s'eflbrçant (le marcher en avant. La porto bailla. Un grincement aigre déchirait le parquet, tandis qu'un lit roulait par petites secousses.

Oh! hisse faisaient les soldats.

Des meubles dégringolèrent.

– Oh hisse 1

Lo grincement traînait toujours. La porte entr'ouverte permettait d'apercevoir un bout de barricade en désordre, un pan de mur éclairé, très rouge.


Oh! hisse!

La porte s'arrêta net, mais homme par homme, rien n'empêchait plus d'entrer. Verdier pris d'hésitation ne se précipita point; alors le grand soldat, courbé en deux, lui passa sous le nez tout en armant son chassepot, mais à peine dans la chambre il ponssa un cri. Une femme à genoux sur une commode, derrière la porte, lui avait asséné un coup de chandelier, et fiévreuse, elle grondait

L'as-tu reçu, voyou ?

Le troupier à demi étourdi la coucha en joue, mais gêné par les chaises au.our de lui, maladroitement, il la manqua. Presque aussitôt elle fut debout sur le marbre de la commode, très petite, le corps chétif. la crinière pommadée, une vraie toupie à soldats. Un costume fantaisiste de cantinière, sali, bariolé, trop court, lui donnait un aspect extravagant d'oiseau des lies éclaboussé. Elle avait des bottines en satin cramoisi, à boutons d'or, et des bas noirs sabrés de verr. Au-dessus d'un nez en lame de couteau, ses yeux brillaient dans une couche de fard bleu.

Une rumeur triste s'élevait du corridor. Personne n'osait braver le danger hasardeux couru par le grand troupier. Le silence de la chambre entre-close était effrayant.

Devant une fenêtre dont les rideaux blancs paraissaient jaunes à cause de l'aurore boréale comme si un large foyer menaçait de les incendier, sept femmes étaient rangées le long d'un canapé tendu de velours vert;, serrées les unes contre les autres, épouvantées, dans le clinquant de leurs coiffures et de leurs salas oripeaux. Par un sentiment de terreur folle, 0:1 aval allumé toutes les bougies des flambeaux de la


cheminée. Un placard bâillait. Le papier rouge de la

cheminée. Un placard bâillait. Le papier rouge de la chambre était croisillé d'or. Deux nudités, sur les murs, montraient des chairs blafardes au milieu d'un fouillis de draperies blanches.

Maisentrez donc. vous autres! 1 cria le grand sol dat aux camarades.

Ceux-ci se décidèrent, Pn par un, prudemment, ils se faufilaient, s'embarrassaient parmi les meubles épars.

– Vite! changeons de (lingot, dit tout à coup le grand soldat, sans se retourner.

Un voisin lui passa son fusil. Alors il ajusta la petite brune sur la commode. Celle-ci le regardait, ne croyant pas qu'il allait tirer, mais le coup partit, et elle tomba sur un fauteuil, avec un choc. mou. Les autres, le long du canapé, ne se lamentèrent pas,* seulement elles se serrèrent les yeux troubles d'une résignation abrutie. A présent, il y avait bien une vingtaine delignards échelonnés parmi le désordre.

Où est le patron? demanda Verdier aux femmes. Elles ne répondirent point.

Ou est le patron? recommença Verdier, la voix plus dure.

Le patron? dit une grosse blonde échevelée, toute llasque et nue dans un peignoir de gaze noire. Oui, le patron.

Je ne sais pas, lit-elle, la poitrine molle, l'œil sans regard, en balançant la tête.

Tu ne sais pas?. Eh bien, attrape. »

II la fusilla. Des coups de feu partirent de tous côtés sur le misérable groupe, le froissèrent, le couchèrent sur le parquet, dans son coin, en un tas où


des jupes et des chemises retroussées permirent d'apercevoir les rosenrs mortes de ces pauvres corps à trente sous.

On avait obéi à la passion cruelle du moment, à cette envie qui force les gens armés à vouloir se servir de leurs armes.

Cependant, toutes femmes n'avaient pas été tuées; il en restait une, si vieille et l'air si respectable, qu'elle aurait pu être la mère du plus âgé des hommes survenus là, (ans cette chambre. Elle était tombée à genoux, avait, croisé ses mains dans une attitude suppliante semblait s'être choisi une place, derrière l'hécatombe, afin d'être épargnée «»t elle sanglotait, la poitrine soulevée par un gloussement ridicule. D'un coup de baïonnette, le grand t oupier la culbuta sur les reins. Trois fois elle se releva, aussitôt rejetée. Son sang lui coulait du ventre jusqu'aux chevilles, mais elle ^acharnait à vivre; et pour la quatrième fois, elle venait de se relever devant le placard béant, lorsqu'un nouvel assaut l'y précipita, l'obligeant à crever pliée en deux, les jambes en l'an dans une posture obscène.

Le massacre accompli, on resta tout bête. Quelques hommes se contentèrent de jeter un lent regard sir le grenier désert. Décidément, le chef de la maison avait disparu.

Une griserie lourde achevait de gagner ce monde suffisamment chauffé pour toutes les besognes, pour tous les tumultes. Les fusils tremblaient dans les mains.

Lasse d'inaction, la foule du couloir résolut de s'amuser un peu. On se dégagea le mieux possible,


t au risque d'accidents, on cribla les plafonds de

2OI 1

et au risque d'accidents, on cribla les plafonds de balles. Du plâtre tombait, chacun baissait la tête essayait de se garer, lâchait des rires, tandis Qu'une épaisse fumée tourbillonnait.

La chambre des fusillées s'était, emplie; néanmoins

on pouvait s'y retourner. Des vapeurs de poudre planaient au-dessus des képis. Un cercle entourait les martyres, \2S couvait d'un œil excité, jouant à se pousser sur elles, comme des galopins autour d'une flaque de boue.

On ne sait quel étrange et joyeux vacarme s'éehan-

pait de la cour. Des soldats ouvrirent plusieurs fenêtres, émus par une curiosité jalouse. Ils furent stupéfaits. Une centaine de cannrades étaient là, en train de s'achever, soûls comme des grives, heureux, incapables de gestes, chahutant du képi dans un frémissèment clair de baïonnettes. Un vague remous s'était établi au milieu duquel des bouteilles erraipnt d* main en main, s'arrêtaient à des bouclas. Le soupirail de la cave, tout noir, lançait mille refrains de caserne. L'énorme coulée du ciel s'était transformée en une nappe vaporeuse d'un rouge que des chauves-souris traversaient de leur vol farouche Des coups de feu éclataient encore sur la place par bordées sonores, faisant rêver aux dernières périodes des feux d'artifices, à l'heure où les pétards s'enflamment parmi les nuages de Bengale, devant la balourdise des foules. Quelque chose comme une res- piration, au loin, derrière Il grouillement d'hommes et de fusils, animait les maisons. Par les rues des troupeaux d'ha.ntants arrivaient sans '•esse' piétinaient, se renseignaient auprès des soldats. La fusillade ne concernant en rien une tentative des


Prussiens sur la ville, le reste leur était bien égal.

Prussiens sur la ville, le reste leur était bien égal. Néanmoins, au hasard du moment, une conversa-

tion ne tarda pas à s'ét rblîr entre certains enragés de la cour et les troupiers penchés aux fenêtres du 7, les uns sur le dos des autres, sous une fumée lente qui s'évaporait.

Eh bien! l'avez -vous crevé?

Qui?

Le patron.

Jamais! Pas plus de patron que sur la main.

Filé, le patron! Un malin!

Et les pucelles?

Oh! celles-là.

Brusquement, les gens de la fenêtre s'interrom-

pirent.

Tiens! une bataille! Kiss kiss hardi 1

hardi ï>

Mais le.s encouragements cessèrent, quelqu'un avait

murmuré bon sens, un officier l

En effet, sauvegardé par ses galons, énergique et

robuste, le lieutenant qui avait fait l'appel dans la chambrée de Joliot, avait fini par se faufiler Jusqu'à l'entrée de la cave. Et il tenait un ivrogne à la gorge, criant

Misérable! misérable i. Vous ÛU» tous des misé-

rables 1

Le soldat râlait, tirait ia langue, se débattait, pen-

dant qu'une dizaine «''hommes autour de lui s'interposaient de la voix.

Un peu plus loin, les pochards continuaient à

s'amuser comme si rien de grave ne s'était passé à côté d'eux, jouissant de leur bombance, époumonant pour le plaisir. Contre la porte d'entrée, un gail-


lard, sans cause raisonnable, simplement parce qu'il était soûl, poussait des cris de paon, voulait mettre le. feu aux quatre coin de la ville, parlait d'incendier les magasins à fourrage, tout le bataclan, et l'on coin mençait à l'écouter sérieusement, quand un coup de feu partit soudain d'une fenêtre, frappa l'oflicicr du haut en bf.s, lui troua le crftne. Ou le vit rester un instant debout, balbutier

« Cochons! Oh! les cochons! Mourir comme ça! »

Du sang lui coulait sur la figure, puis lentement il s'aflaissa, blême, jusqu'à la minute on il disparut dans un ouragan d'épaules, lui et son suprême regret de ne pas être tué à l'ennemi.

La fusillade roulait toujours à travers la maison. Une atmosphère de meurtre, un souffle de destruction échauffaient les têtes. Des artilleurs lâchèrent tous les chevaux du train, et ceux-ci parcoururent la ville en troupe hennissante, tantôt battant les pavés dans un tourbillon d'étincelles, tantôt bouleversant la place d'armes ou ils apportaient l'affolement de leur libre galop. De tous côtés, les clairons sonnaient; les trompettes groupés devant la grille de la caserne s'entouraient de fanfares joyeuses. Des cabarets s'élaient ouverts et des cohues les avaient envahis. La ville appartenait aux soldats; on avait déserte les postes! abandonné tes guérites, ouvert la prison. Chassés par les sinistres fumisteries de la garnison en goguette, les habitants regagnaient leurs lits, se demandant Comment tout cela va-t-i! finir? De rares coups d<> fusil éclataient encore, au hasard des fonds de giberne.

C'est alors que les officiers se séparèrent. Ils


s'étaient rejoints chez le commandant de place, une heure auparavant.

Que faut-il faire? avaient-ils demandé.

Rien, avait répondu celui-ci. Nous avons besoin du troupier.

Et comme on échangeait des poignées dv. main, au moment de se quitter, se «s l'aurore dont i ne restait plus qu'une longue tache pâle, en face de la consternation générale, il eut un petit rire sarcastique dans ses moustaches blanches.

Vous ne savez pas; dit-il?. Eh bien laissons passer une huitaine de jours, vous verrez qui regrettera l'affaire de cette nuit. Plus bôles que de:, enfants tous ces clamp ns-làl. Ils ont brisé leur joujou.


APRÈS LA BATAILLE r\ii

IWUL I J ALi:\IS



a~1 2~b

APRÈS LA BATAILLE

On se battait encore, très loin maintenant. sur l'autre versant du plateau, à deux ou trois lieues. Le jour touchait à sa fin, sans que la canonnade se ralentit. Un brouillard glacé se levant du fond de !a vallée voisine assourdissait les coups.

Un fantassin français se traînait sur la grande, route départementale, seul, blessé au pied gauche. Une balle lui avait labouré le talon, heureusement sans fracturer l'os», et elle était ressortie. Obligé d'arracher son soulier, il avait pansé la plaie comme il avait pu, avec un pan de sa chemise déchiré en bandes. Il avançait très lentement, se servant de son fusil comme d'une canne, appuyant le moins possible son pied malade contre le sol durci et rendu glissant par lit gelée. Les linges du pansement étaient tout rouges, imbibés de sang comme une épongt..

Non seulement su souil'rance physique était très grande; mais, avec la mobilité de sa physionomie, à certains longs frissons qui le secouaient tout entier, on était sur que ce petit corps grêle et c.hétif, h organisation nerveuse, éprouvait toute sensation, agréable


ou pénible, physique ou morale, d'une façon exces-

sive. Un mince cache-nez, noir, de laine très fine, était

noué autour de son cou. Bieuies.par le froid, sas jo-

lies mains qui, à l'ordinaire, étaient sans doute très

blanches, avaient des engolures aux doigts comme

celles d'un enfant. Bien qu'il eût vingt-huit ans son-

nés, il n'en paraissait pas vingt. Il portait sa mous-

tache naissante. De rares poils de barbe blonde, qu'il

n'avait pas dû raseï depuis trois mois, couvraient

un menton un peu h>ng, au bas des joues blêmes,

pâlies encore par la perte de sang. Sa capote, son

pantalon rouge, la guêtre et le soulier chaussant

son pied resté valide, tout cela se trouvait 'rop

large. Malgré ces délicates apparence.-», le jeune

blessé n'avait pas jeté son sac, dont le poids écrasa ;t

ses chétives épaules. Et tant bien que mal, sautant

sur un pied plutôt qu'il ne marchait, s'arretant tous

les deux ou trois sauts pour ramasser à nouveau

ses forces, il avançait toujours. Mais il arriva un mo-

ment maigre l'énergie de sa volonté, il lui

fut impossible d'aller pics loin. Il n'eut que le temps

(h1 gagner au bord de la route une borne, au ieil de

laquelle il laissa choir son sac et il s'assit sur le sac.

Maintenant la nuit, était noire, le brouillard plus

Apais. Le dos appuyé à lit borne, il écouta. Plus rien.

l'as un bruit humain; pas même un aboiement loin-

tain de chien, ni un cri de chouette; à se croire au

fond d'un désert, et d'in désert ne contenant pas uni;

béte vivante! Il appliqua l'oreille contre lo sol. Alors,

tout là-bas, quelque part au fond du brouillard, im

très lointain grondement. Le canon tonnait encore.

'Jif est-ce que ça lui faisait, maintenant, que la ba- 1

taille continuât et que l'armée française fui, ou non,


lui, pourtant, un engagé volontaire nar

victorieuse lui, pourtant, un engagé volontaire par 1. enthousiasme patriotique Il s'appliquait à consolider de son mieux le bandage improvisé de sa bléssure.Puis, n'ayant rien pris depuis de longues heures il se souvint qu'il devait avoir un l'este de hiscuit dans une poche de sa capote. Et il grignottait mélancoliquement son biscuit dur. Sa soif était ardente Rien à boire! II portait bien une petite gourde en bandoulière: elle se trouvait vide. Il la déboucha pourtant, la porta a ses lèvres une seule goutte d'eaude-vie lui arriva sur la langue. 11 se mit à relléehir sur sa position.

Il ne savait même pas où il se trouvait. Tant «h; marches et de contre-marches, depuis quinze jours que son détachement avait rejoint l'armée de r.hanzy et faisait campagne, l'avaient complètement désorienté. Ses idées, d'ailleurs, depuis qu'il s'était réveillé de son évanouissement au milieu d'un champ de betteraves, manquaient de netteté.

Combien de temps était-il resté évanoui dix minutes? trois heures? une journée entière? Il ne savait pas. Tout ce qu'il se rappelait était ceci.

Son bataillon avait passé une nuit entière dans un petit chemin creux, les hommes couchés à plat ventre, tout habillés. Défense de se servir du campement' même d'allumer une cigarette. Tout cela pour ne pas donner l'éveil aux avant-postes bavarois qu'il s'agissait de surprendre. Un peu avant l'aurore, une batterie de six pièces était an w6o dans !e chemin creux, et son bataillon s'était porté à quinze cents mètres. Là, quelques minutes de halte derrière un ridtv»! de peupliers; puis, une centaine de ses camarades et lui, avaient du s'avancer en tirailleurs contre un long mur


<îe clôture crénelé par les Allemands. Ce mur, 1 eut été si simple de le raser avec quelques coups de canon. Mais la batterie du chemin creux, probablement, ne devait pas s'engager sans ordres supérieurs. 11 avait donc fallu marcher bêtement, à poiiiine découverte, contre un mur crénelé. Comme le cœur lui battait! Sa première affaire! Lf moment attendu avec impatience depuis quat e mortel mo passés dans les camps d'instruction, mal équipé, mal nourri, mal commandé, fatigué par des exercices insipides. Il ne faisait pas bien jour. P is un coup de fusil encore 1 Pas une sentinelle ennemie! Qui sait? on allait peu'être surprendre une fois ceux qui nous avaient si souvent surpris nous-mêmes. Ne disait-on pas merveilles du jeune général <;n chef? Cette aurore glacée ne serait-elle point par hasard l'aurore d'une grande victoire. Lui, n'ai; î ait pas peur, ferait son devoir comme les autres. S'il allait avoir peur, pourtant? Ce doute importun, humiliant, le secouait dans sa marche d'un tremblement nerveux. Aussi, maintenant, c'était do l'impatience, un furieux désir qu'elle ne se fil pas attendre plus longtemps cette première décharge (lui lo fixerait sur sa bravoure, qui le ferait tomber évanoui de lâcheté nerveuse, ou qui le transporterait de la surexcitation des héros. Voilà qu'ils étaient arrivés à quarante pas du mur crénelé. Qu'attentlaientils pour tirer, les enfants de ce peuple flegmatique et lent? Il se sentait presque lente de leur crier « Faites donc feu, sacrés imbéciles 1 » Pour fin rien, il aurait déchargé lui-môme son chasepot en l'air afin de leur donner l'éveil. Puis, tout à coup, un énervant vacarme l'avait assourdi et, luimême, au hasard, il avait fait feu dans ta fumée r


puis, instinctivement, il s'était jet.» à plat ventre. A partir de ce moment, ses souvenirs devenaient confus, se réduisaient a peu de chose. L'agaçant assourdissement des détonations avait conlinué. Dans la fumée de plus en plus épaisse, des halles si (liaient, quelquefois toi; t près de son oreille, puis s'entonnaient dans la terre, hachant tes betteraves, comme (1rs grêlons poussés par un grand vent. Tout ce qu'il savait, c'est que les cent autres tirailleurs, ses camarades, étaient tous couchés comme lui, sains et saufs ou morts. Ce qu'il apercevait encore, au milieu de la brume de sa mémoire, mais alors nettement, c'était l'effrayant et inoubliable changement à vue du visage d'un soldat nègre, à quatre pas de lui, devenu blanc tout à coup, affreusement blanc, pendant une minute, tandis que la cervelle coulait hors du erane décalotté, et recouvrait la chevelure crépue. Alors, lui, à cote du cadavre du nègre, s'était fait pelil, n'avait plus remué, s'efforcant de se garantir le crâne avec la crosse de son chas.sepot. J.o reste n'était plus qui; ressouvenances vagues l'espèce do coup de fouet qu'il avait cru recevoir au talon, la pe; !e de son sang, une lourdeur de toute, la jambe gauc ie, la sensation de son pied baignant dans un liquide l'abord tiède, puis glacé, tout se confondait encore tl ans sa tète comme les imaginations brouillées d'un cauchemar. Il n'était pas bien sûr d'avoir tenté un moment «le se remettra sur ses jambes, puis, d'élt retombé. Comme aussi, une secousse du sol ébranlé par de la cavalerie, des «abois de chevaux ballan! l'air à côté de son visage, peut-Cire le passage d'un escadron entier au-dessus de «on corps tout cela était possible Ces choses, et probablement d'autres encore, avaient pu se passer


de l'autre côté du pesant voile noir qui lui était descendu sur les yeux, qui l'avait enveloppé d'anéantissement. Enfin, il venait de s'éveiller, seul dans le brouillard glacé, dans la nuit tombante, dans l'immensité de la campagne devenue subitement déserte et silencieuse.

Il frissonnait de froid, de peur. Une tentative pour se relever n'aboutit qu'à une douleur aiguë au pied gauche. Retombé assis sur son sac, il s'accouda de nouveau sur la borne, découragé, très faible. Dans quelques instants, si l'on ne le secourait pas, il perdrait encore connaissance. Un dernier espoir que quelqu'un, Français ou Prussien, ami ou ennemi, passût bientôt sur la route. Et il tendait l'oreille. Rien!

Alors, rassemblant le peu de force qui lui restait, d'une voix traînante et plaintive, il appela:

Au secours! Quelqu'un, de grâce Quelqu'un Au secours

Il se reposa an moment, recommença à plusieurs reprises; et, entre chaque appel, il écoutait. Personne! Un terrifiant silence! Alors des larmes, de grosses larmes, lui envahirent les yeux, puis coulèrent silencieusement le long de ses joues d 'enfuit. Tout à coup, comme ;>i une ressource suprême à laquelle il n'avait pas encore songé, se présentait subitement à lui, ses larmes ne coulèrent plus. Fit il se mit à faire le signe de la croix. Maintenant ses lèvres remuaient et murmuraient tout bas quelque chose, des prières, des prières fervente*. Mais ces prières étaient en latin.

Il pria ainsi longtemps, les mains jointes, remuant par habitude le pouce et l'index de la main droite, '1


̃ comme si ses doigts eussent égrené un chapelet. Il baisait de temps en temps avec dévotion un scapulaire et une petite médaille pendus a son cou par un cordon noir, qu'il venait de retirer de dessous sa tunique. Son képi, ôté par respect, était déposé à terre. Au sommet de sa nuque, blanchissait une larjçc plaque ronde où la chair se voyait, les cheveux n'ayant pas repoussé celui qui implorait ainsi des secours célestes, avait porté tonsure.

Ce fut alors qu'un lointain roulement arriva a 1 ses oreilles. Grand Dieu! ses supplications seraientelles miraculeusement exaucées? Défaillant d'espoir, il se pencha du coté «l'on venait le bruit. Plus de doute: un roulement de voiture Déjà, distinctement, le grincement des essieux, des bruits de sabots de cheval 1 Mais il n'apercevait encore rien. Pourvu, au moins, que ce fût bien sur la roule au bord de laquelle il était assis! Un moment il n'entendit plus aucun bruit; et il trembla de tousses membres. Si la voilure, arrivée à destination, ne devait pas aller plus loin, ou S'était détournée dans quelque chemin de traverse! Coup sur coup, quatre ou cinq signes de croix cette fois, deia lâcheté pure! Que faire alors? Appeler: mais était-ce prudent? Des cris pouvaient effrayer celui qui conduisait, le décider a prendre une autre foute. Puis, il entendit de nouveau. Le cheval avançait au trot sur la route, passerait bientôt devant lui. Si l'on allait ne pas s'arrêter, maintenant, un coup de fou. t au cheval pour toute réponse aux gémissements de l'écloppé.

I– Non je me coucherai en travers Que les roues, alors, me passent plutôt sur le corps

1 Et le désespoir lui donna la force de se traîner


jusqu'au milieu de la route. Un grand chariot à quatr

jusqu'au milieu de la route. Un grand chariot a quatre roues, recouvert d'une toile goudronnée tend îeautour d> trois cerceaux en bois, arrivait sur lui au petit trot, n'était pUis qu'a quelques pas. Essoufflé, épuisé, le blessé voulait appeler; il n'arriva qu'a pousser quelques plaintes inarticulées. Pas de lanterne allumée il pouvait être écrasé. Heureusement, le cheval eulpeuret s'arrêta net, recula môme un peu. – Qui est là? s'éc 'ia une voix de femme.

Et le bruit d'un revolver qu'on armait, se fit entendre.

– Au secours Pitié Je suis blessé

11 ne put en dire davantage. Ses yeux se fermèrent, et sa tête retomba contre la boue gelée de la route.

Quand il rouvrit les yeux, quelques instants après, une vive clarté l'aveugla. La femme venait d'allumer me lantorn"», et, du bord de la ch-irrett", penchée vers lui, elle le regardait.

Qui <Hes-vo îs ? répétait-elle. Que faites-vous la, su milieu de la route?

Sa voix chaude, musicale, un pou basse, étranglée par une violente émotion qu'elle s'efforçait de dissimuler, révélait une grande jeunesse. Très garantie contre le froid, empaquetée dans une énorme polisse brune de paysanne sous laquelle elle devait porter un second manteau, elle avait mis le capuchon. On ne voyait rien de son visage. Sa main droite ne lâchait t pas le revolver tout armé. Elle se méfiait. Des tentations lui venaient: éteindre tout à coup sa lanterne, l'aire faire un détour au cheval afin de ne pas écraser cette larve humaine gémissante qui obstruait la route, s'éloigner très vite. Mais, cola, cr -crait fuir,


se sentait t

avoir peut- sous prétexte do prudence, eire lâche. D'une voix distraite, indifférente, elle interrogeait encore ie jeune homme: depuis quand était-il atteint ?souffrait-il ? Kt, pendant les réponses do l'autre, n-i combat se livrait en elle. Tout à coup elle se retourna vers l'arrijre du chariot. Le regard qu'elle jeta, là, sous la hache, tendue autour des cerceaux, un de ces regards pu- lesquels d'ordinaire on consulte quelqu'un, parut la décider. Pourtant il n'y a\;ut personne. La jeune femme voyageait seule.

Attendez, dit-elle, je vais descendre.

Malgré sa grande faiblesse, le blessé se rendit bien compte de ceci la jeune femme, en s "approchant de lui, gardait, un tremblement nerveux, tëlle avait conservé sa lanterne à la main. De l'autre main, elle lui présenta une bouteille toute débouchée.

Il but avidement. C'était du rhum.

Merci, dit-il. Cela va déjà mieux.

Elle lui tendait de nouveau la bouteille.

Tenez. encore

Elle se penchait vers lui, et son capuchon se souleva. Elle lui parut l merveilleusement belle. Il n'en finissait plus de boire, il était troublé. Klh; s'impatienta

Voyons! vile! je n'ai pas le temps.

Alors, il lu regarda avec inquiétude.

Gardez la bouteille. J'j.i aussi du pain que je vais vous laisser.. lit maintenant, tachez de vous oter du milieu de la route.je vous donnerai la couverture du cheval. vous pourrez attendre le jour.

Kl le disait tout d'une voix sèche, hachée, impérativo, n'admettant pas de réplique. Une grande daine commande ainsi a ses domestiques. Lui, se sentait


humilié, comme s'il eût reçu une aumône. Le cœur déjà plein de reconnaissance pour celle qui le secourait, il eût voulu lui baiser la main et pourtant il lui prenait des envies de pleure".

La rougeur au front, réconforté par le rhum, mais surtout stimulé par la hor te, it se mit debout. Le sac était resté à terre. Elle le ramassa, le porta elle-même jusqu'à la borne.

Là, vous ne risquerez plus au moins d'être écrasé.

Et elle éleva sa lanterne. Le malheureux s'avançait clopin-clopant. Elle n'osa plus lui dire « dépêchezvous!» » Elle lit t même q iclques pas à sa rencontre^' élevant toujours la lanterne. Ses regards rencontrèrent ceux du blessé elle s'; perçut qu'il avait les yeux pleins de larmes. Elle remarqua aussi sa grande jeunesse. Un commencement d'intérêt naissait en elle. Elle lui adressa de nouvelles questions:

Comment vous appelez-vous?

Gabriel. Gabriel Marty.

– De quel pays tMes-vous? '?

– De Vitré.

Tiens! deVitréîetelle, de Rennes! Un Breton comme elle, presque un compatriote. Elle le regarda plusattentivement. La distinction de ce visage maigre, souffreteux, frappa la jeune femme. Elle se retourna vers le chariot. Un combat de nouveau se livrait en elle. En des circonstances ordinaires, elle aurait transporté ce garçon quelque part dans une ambulance, ou jusqu'à la première auberge.

,!e ne puis pas je ne puis pas

En prononçant ces «Je ne puis pas», sa voix s'était attristée. Elle devait être sous le coup d'une grande


douleur. Kl Gabriel Marty, distrait un moment de son angoissfi personnelle, retenait son souffle.

Vous allez voir vous-même que je ne peux pas Et s'étant approchée de l'arrière du chariot, elle souleva brusquement un coin de la toile goudronnée. Regardez I

A la lueur de la lanterne, apparut une caisse en bois blanc, recouverte d'une étoile noire.

Il y a le corps du baron de Plémoran, ancien zouave pontifical, mort sur le champ de bataille. Elle fut obligée de s'interrompre quelques secondes, comme pour retrouver sa voix, puis elle ajout;» C'était mon mari. Je l'ai eneveli ce matin. On se battait. Personne ne voulait le transporter alors j'ai acheté à un paysan ce cheval et cette charrette.

Ne trouvant rien A dire, Gabriel Marty enleva son képi, tomba a genoux, lit un signe de croix, et se mit 1. il prier.

Un quart d'heure après, la ('arrette filait sur la route, au petit. trot du cheval. La veuve du baron de Plémoran conduisait. El, derrière elle, le jeune soldai étendu dans la charrette sur de la paille, dormait déjà profondément, a coté du cercueil.

Le cheval était un lourd mais solide cheval de abour. Pour lui faire garder le trot, la jeune femme le fouettait à chaque instant. La route, défoncée et presque «itUruilc par les allées et venues de plusieurs corps d'armée, devenait a chaque instant très difiicile. La jeune femme s'en tirait en personne ayant beaucoup monté à cheval.

Il pouvait (Hre neuf heures du soir. Lue montée très rai de et très longue se présenta. Une s'agissait


plus d'aller au Irol. Elle quitta le fouet, tint les guides plus lAches, laissa le cheval aller a sa guise. Maintenant, elle se livrai! tout entière à ses réflexions. Sans se rendre compte du pourquoi, elle se sentait devenue très calme. Son corps n'éprouvait plus cetiiî agaçante trépidation nerv ;use qui, une heure auparavant, la secouait malgré ell.\ Fuis elle se dit que c'était peut-être a la présence t u blessé qu'elle devait sa présente tranquillité. N'y a-l-il pas des momentsla compagnie d'un enfant au maillot, même d'utt animal, suffit pour réconforter? (juisait, le lendemain, on amputerait peut-èlre ci; gai cou. Dans vingt-quatre heures, il serait peut-C-tre mort comme M. de l'Iémoran. Eh bien c'est ainsi qu'il le lui fallait! Valide, hier, portant, bien armé, prêta lui prêter main forte, elle n'en aurait plus voulu. Pourquoi? Parce que, maintenant qu'elle au it tant laitque l'être héroïque, elle ne voulait pas « qu'on lui galal son héroïsme. » Aussi, son plan était-il arrêté. Tant que I»1 jeune soldat ne remuerait p is davantage, continuerait a ne pas être gênant, elle le voiturerait, jusqu'à ce que, le jour venn, elle pût le laisser dans une auberge ou dans quelque ferme hospitalière. Elle donnerait même de l'argent pour que le malheureux ne manquai de rien, fût soigné convenablement. Puis, elle continuel lit son voyage, jusqu'à ce qu'elle atteignit la prochaine gare de chemin de fer. Si la voie était coupée, elle irait plus loin. Dût-elle faire encore eeni kilomètres seule, au milieu de celte contrée plusieurs corps (Vannée se battaient depuis quinze jours, elle Unirait bien par trouver un train qui la ramènerait en Masse-Bretagne, à Plémoran, elle et tes restes de son mari.


Qu'avait-elle à craindre, après tout? On respecte généralement, les morts. One le hasard de son voyage funèbre lui fit traverser un détachement armé, le pis qu'il pût lui arriver était qu'on fouillAt le chariot Allemands :m Français, corps réguliers ou uhlans, ou francs-tirci.rs, se découvri raient devant un cercueil et la laisseraient, passer librement, en lui présentant les armes, l'as d'autre danger, eu somme, que celui (tes maraudeur;; isolée, traînards, déserteurs ou paysans avides! Elle avait entendu parler de celle écume malfaisante que deux armées en campagne soulèvent, toujours à leur suite; de ces corbeaux humains qui, le lendemain d'une a lia ire, s'abattent sur le champ de bataille pour détrousser tes cadavres, qui achèvent les blessés aliu de les fouiller plus à l'aise. Contre ces lâches, quelle que lut leur nationalité, elle a\.iit. un revolver. Sa main droite s'enlonea dans la grande poche de sa pelisse, pour le palper: il y était toujours! Elle se sentit très rassurée.

Puis, le cours île ses pensées changea. Ce n'était plus elle qui courait ainsi la nuit, seule, sur lesgrauds chemins! Mais, nnc aulrc, une femme extraordinaire, qu'elle avait quelquefois rè\ée, vivant d'une vie qu'elle n'avait jamais vécue. Kt i incroyable de 1 aventure, l'invraisemblance de celle réalité, la faisait par moments rire d'un va^ue rire intérieur.

Cette femme extraordinaire, tout enfant, m1 lui i était-elle pas apparue dans les quatre-vingts pièces délabrées du château de IMenioran. Son oncle, lui, le vieux marquis, h l'humeur taeiUrne, passait encore, malgré son âge, des trois jours de suite, à la chasse, restait des mois» entiers sans lui parler. Démesurément grande, sèche et anguleuse, laide et mal babil-


lée, sa tanie, quand elle n'était pas à prier dans la chapelle au fond du parc, lui faisait réciter son catéchisme, l'épouvantait su) les supplices delà damnation éternelle, ou lui expliquait des recettes pour conserver les pommes. Son cousin germ.iin, de quinze ans plus âgé qu'elle, a Monsieur Trivulce», mauvais comme une gale et égoïste com me un fils unique, bien que déjà fiancé à « Mademoiselle lùdith », ne se souciait pas plus d'elle que d'um de ces pauvresses en haillons qu'il niellait en fuilo à .ouns de pierre, lorsqu'il les apercevait glanant quelques branches de bois mort. Un des grands amusements de « Monsieur Trivulce » pendant tes récréations que lui laissait l'abbé son précepteur, ne eonsistaii.-il pas à pousser, a pincer ou à battre celle qui devait devenir sa femme. Il l'eût peut-être estropiée pour la vie sans la protection de sa nourrice, à elle, bonne Bretonne, née à Plémoran, ne sachant ni lire ni écrire: une imagination naïvement poétique qui lui racontait toute sorte de légendes. De ces légendes, sucées en bas âge comme un lait héroïque et merveilleux, des portraits de famill», quelques-uns noirs de la poussière de plusieurs siècles, accrochés dans les immenses galeries, des vieilles tapisseries seigneuriales usées jusqu'à la trame, di l'almosphère même. somhrc et ranec, de ce séjour peu récréatif, « Mademoiselle Edith » avait évoqué une idéale créature. Forcée de vivre en dedans, portée à la rêverie par la contrée elle-mômo, par ce ciel couvert, par ces grands bois, par les coups sourds de l'Océan non loin de martelant la falaise, par le vent s'engoufïrant dans tes vieilles croisées disjointes et mugissant à travers les interminables conidors, elle fût morte sans cette compagne invisible


Al'lt fis LA HATAI U.K. -j7j ait grandir et se modifier on mftnn» 1.»»..»

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qui semblait grandir et se modifier en même temps qu'elle.

> D'abord, son enfance sans jeux avait longtemps joué avec cette petite sœur du rêve. Puis, vers quatorze ans, lorsqu'elle; se cachait pour lire des romans de chevalere dérobés dans la bibliothèque, la petite sœur s'était changée en une belle, châtelaine héroïque, inspirant de nobles passions., aimée par de purs Chevaliers qui tombaient mortellement frappés en baisant une mèche de cheveux. La beauté .le la belle châtelaine héroïque» était, l'aile de cent traits divers empruntés à toutes les Hémoran «le plusieurs siècles accrochées dan., la paierie des poitrails l'élégante sveltesse de sa taille descendait de la raideur hiératique dételle contemporaine de PhilippeAuguste elle possédait les grands yeux cercles de bistre de celle-ci, qui avaient fait sensation a la cour «le Louis X1IÏ et le teint de lis et de rosé de celle-là, releva par une mouche, comme on ,-n portait sous la Hégence, et le noble port di- UHe .le celle autre, et le ne/, un peu busqué, de toute celte rangée; «nlii., de celle dernière, l'adorable cou de cygne impitoyablement tranché un jour par le couperet du docteur '(Juillolin. Aussi, de quatorze à dix-neuf ;.ns, la belle vie! Trivulce, sou éducation terminée, vivait à Taris a .sa guise, en attendant l'heure, de son mariage ai été d'avance avec sa cousine germaine. Le marquis, les jambes percluses, ne bougeait de son grand fauteuil, pariait peu, n'admettait d'autres soins ni d'autre compagnie que celle d'un vieux serviteur septuagénaire. Sa tante avait joint à ses stations dans la chapelle l'éiuviige des perruches et des pelits chiens. Alors elle avait joui de la plus grande liberté. Quelles


chevauchées folios dans les piofondeurs des bois ou

chevauchées folios dans les piofondeurs des bois ou le long de la falaise, escortée seulement de Ion par deux gardes-chasse. Elle aimait aussi passionnément la lecture. La nuit sur oui, quand loul donnait depuis longtemps dans h ehàUau elle, biotlic dans son large lit à colonnes, la grande lampe sur la labié de nuit! Le vent avait jcau mugir par If s fentes des portes avec des plainte* d'ân.e en peine. Les douces heures rapides où l'inmobilité du corps rendait sa pensée plus ailée. La vi /auto et féconde solitude, peuplé'4 d'intenses visions! Que dt; fois, ayant enfin souf.ïé sa bougie, elle avi.it du tirer les lourds rideaux .Je son lit, afin de ne pis voir la lumière du jnur naissant. 11 est vrai qu'elle ne se réveillait alors qu'au premier coup de cloche sornant le déjeuner et qu'elle descendait en retard, \v.> yeux battus, très pale. Mais sa lanie, qui n'avait jamais Uni de bichonner sa petite meute, descendait plus lard qu'elle. A la longue, la bibliothèque onlii ic avait passé.

Dans un vieux Mobinson Crusoë, dont. il manquait

des pages, l'empreinte du pied de « Vendredi » l'awut fait palpiter. Elle avait lu deux fois toutWalter Scott, et une histoire des Croisades interminable, 'i les romans moyen-âge; puis, des récits de voyages merveilleux, la eonquCte du Mexique par Fernand Corl.ez. Atala, Heué, et les Natchez avaient noyé son esprit dans une bruine poétique, auuiilieu de laquelle, subitement, un coup d<! clarté la lecture d'un volume dépareillé «le la (U)innlir huma/ne! Ensuite, elle sVtait jetée sur le théâtre rien compris à un Sbakspeare Ira luit par Dueis llaciue t'avait ennuyée 1 mais elle avait fait des trouvailles d'émotion dans Corneille. Molière l'avait fait rire sans la passionner, à un A^e


où, no sachant rien cie la vie, elle no comprenait pas les dessous eruels de ce rire. De même eile avait avalé, sans se l'assimiler, Diderot, tes cent volumes «1rs œuvres complues de Voltaire, des livres de chimie et d'histoire naturelle, le Dictionnaire philosophique. Puis un jour fj n'assommée par des livres qui n'élaient pas à sa portée, n'ayant pins rien à lin: et assoiffé de nouveau, elle lmuleversait de Tond en comble la biblioUW;que, le hasard lui avait révélé l'existence d'un « secret ». Elle n'avait eu qu'à presser un imperceptible bouton simulant une nodosité naturelle du 1m, is, et un panneau avait basuilc, découvrant une cavilé cachée. Elle élail. tombée sur une vin-laine de volumes pornographiques.

Celui qu'elle ouvrait au hasard, un roman du marquis de Sade, ne lui apprenait rien, tant était grande alors son innocence. Ulle en feuilletait plusieurs autres, sans y comprendre un mot. Puis, elle ouviail Gaminni, par le vicomte Alcidc de T. avec gravures. A la vuedeees-ravures, elle devenait tout de suite très rouge. Une brûlure .subite lui courait le Ion- de lapine dorsale. VA elle se tournait du cote de la porte, inquiète, indécise1.

Une domestique, ses ehamnres achevées, balayait la galerie précédant la bibliothèque. Sa tante allait passer pour se rendre à la chapelle. On pouvait entrer! Alors, refermant précipitamment la cachette, Kdilh s'enfuyait au bout du parc, au fond d'un bosquet touffu nul autre qu'elle n'était venu depuis dix ans. Là, sûre de nVtre pas dérangée, au pied d'un vieux faune en pierre, mutilé, lutinanl uiw. nymphe sans bras, elle avait regardé de nouveau les gravures Puis elle avait ouvert un autre, volume Daphnisct Chiot. Celui-


"274 1..KS SOlllfcKS DK MfclUN. là, elle le dévorait, d'un bout à l'autre s<

là, elle le dévorait d un boul a 1 autre sans en sauter une li^ne. L'inoubliable après-midi! 1 Depuis trois semaines, clic venait d'avoir dix-neuf ans. En juin Il faisait chaud. Autour d'elle, dans la profondeur des charmilles, de doux frottements d'ailes palpitaient avec un bruit de caresse invisible. La joue embrasée et le front en sueur, s iffoquàe, elle cessait parfois de lire. Deux papillons b ânes voletaient lentement l'un autour de l'autre, puis finissaient par ne faire qu'un seul papillon blanc. Le soir, à table, elle n'avait pas mangé.

Alors, pendant deu:; longues années» de d»K-n<?uf à vingt et un ans, elle s'était sentie tout autre. Catte su'iir du rêve, cette créature imaginaire qui, dans snn enfance, avait partagé ses jeux, puis qui avait grandi en même temps qu'elle, qui s'était embellie des beautés épai'ses de toute une race et des ressouvenir* adorables de ses lectures, où donc sélaitelle retirée? l'itaL-elle retombée dans le néant? Ou bien, retenue au loin par une puissance supérieure, gémissait-elle en secret, h; cœur gros, les yeux noyés de larmes éternelles? Car il n'était pas possible que l'apparition immaculée, la touchante compagne de ses années chastes, se fût changée en hôte. Mt c'était vraiment une bute qui l'avait hantée nuit et jour penianl ces deux ans une btHe lâchée et impudique, chevauchant de.s voluptés immondes, rêvant un assouvissement irréalisable. Pas de répit. Aussi bien les jours, dans le solennel ennui du vieux château, que les nuits, ses nuits brûlées, ou l'aurore Unissait par la surprendre n'ayant pas fermé l'œil, mordant de rage son oreiller! La belle saison faisait-elle palpiter la campagne d'un frisson de vie, elle partait de grand


matin à pied ou à cheval, toute à son idée fixe. espé- rant vaguement se contenter au milieu du rut général des Êtres. Mais elle rentrait exaspérée, dans un état à faire pitié, montait droit à sa chambre, s'y onfwnnait à clef, arrachait sa robe ou son amazone, dégrafait son corset et se jetait la face contre son lit, ékuill'ant, ouvrant, les bras dans le vide a un être inconnu, puis les tordant (h désespoir, retenant des appels rauqnes. Sur la route nationale, dans une voilure de bohémiens, n'av.Ht-elle pas vu une iille. de son ;\ue, aux cheveux crépus, toute dépoitraillée, donnir, en tenant embrassée la taille du beau maie qui condui- sait. À travers une haie, ci le avait écouté les petits cris d'une paysanne, renversée par un valet de ferme dans l'herbe fauchée et. ne résiliant au pars qui lui relevait les jupes, que par des « Finis, Piètre. j'ap- pellel. je me lAchel. » bien faibles. Devant t ses S yeux, la Iille de la ferme avait, aidé le taureau a saillir une vache. Deux mésanges sur une: branche s'étaient, accouplées. Et elle n'était ni la mésange, ni la vache, ni la paysanne, ni la bohémienne. Jusqu'aux émana- tions des Heurs priutanières qui empoisounaien! l'air d'un irritant parfum d'amour.

Elle était devenue très maigre. Un -^rand cercle bleu lui avait entouré le> yeux; elle était tombée malade. Un médecin mandé de la ville lui avait ordonné lu fer. Sa tante taisait brûler des ciei -o à la chapelle. La nourrice, qui ne savait ni 'lire ni écrire, marmottait L entre ses dents « il faudrait la marier, »

Puis la hôte cynique qui I\ivm". hantée pendant ces années malsaines, s'était anéanti'! à son tour. Du jour où elle avait épousé Trivulce, revenu de Paris pou- la


H -aJ .aovn:v.

circonstance, tout était mort en elle. Rien qu'à la façon dont celui qu'elle revoyait après cinq ans, avait déposé sur son front le premier baiser de fiancé, elle s'était sentie écrasée d'un immense désespoir. Le mariage s'était pourtant consommé sans qu'Edith osAt proférer une plainte, s'ouvrir a son or.cle ni à sa tante, risquer une objeclion. Dans l'église de Plémoran, sous son voile de mariée, au moment de devenir la femme de ce cousin qui la battait dans son enfance, resté tyianniquc et sot, un étouffement lui avait serré la gorge. i:ile avait subitement manqué d'air, comme si, tombée dans une fosse, elle s'était senti sceller une pierrt tombale sur la tftte.

Enfin, au bout de quinze mois, voilà qu'en cette fosse étoudanle ûv mariage, par une fissure inespérée, un peu d'air et <]< jour avait pénétré. La guerre ayant éclaté, après nos premières défaites, Trivulcc était revenu un soir de chez un voisin, M. de Kérazel, en disant: « Grandes nouvelles! vous no savez pas: Cathelineau arme des volontaires. Kérazel en est I:t (k< la Fcrié lit de Kéralu Et de Quiberon l.0 )) Elle t'avait regardé avec plus d'intérêt qu'à l'ordinaire. « Moi, je pars demain, » avait-il ajouté simplement A la bonne heure Elle avait reconnu la un Pléinoian, elle qui en était! Et elle lui avait tendu la main avec une sympathie qu'elle ne lui avait jamais montrée. Le lendemain, il était parti. Aujourd'hui elle le rame- mit, mort, couché dans cette caisse de bois blan.3. Et Edith tourna la \Mo. vers l'arrière de la charrette! La grande montée était gravit-, elle fouetta son cheval. En avançant plus vite, la charrette ressautait fort chaque fois que les roues rencontraient quelque pierre. Il arrivait que, la pierre étant très haute, la


posui' il t

charrette sonnait tout enlière avec un grincement de dislocation. Ht, chaque fois, Edilh tétait machinalement tentée de se retourner pour s'assurer que la charroi te contenait toujours le lugubre fardeau.

Maintenant, il lui semblait presque qu'elle avail aime* le haren. Elfe ne se souvenait plus de l'infernale malice aveclaquelle monsieur Trivulee, aux heures de récréation, se vengeait sur elle do l'ennui d'avoir traduit lNutiirque ci de s'être promené avec son ahhé au milieu du « jardin des racines grecques». Elle, oubliait les quinze ans que son mari comptait de plus qu'elle, le profond égoïsme du lils unique, le lerre-àterre d'une Aine hasse l'indifférence blasée du viveur parisien d'un moment, qui ne >r. consolait pas d'être rivé à ia province par la médioerilé de sa l'orlune. Ce triste personnage, au détestable caractère, a\ail l'ail son devoir en s'engageanf, et était mort sur le champ de bnt'iillc, comme un lMénioran dot mourir4 olh1 ne pensait plus qu'à ce mérite Le resle n'exislait plus. Môme, elle qui était née aussi Plémoran, se disait avec mélancolie que le nom venait de s'éteindre à jamais, puisqu'il n'existait pas d'autre branche et qu'elle n'avait pas d'enfant. Mlle n'était donc point éloignée de se croire profondément malheureuse. Sans le soutien de lit pensée qu'elle accomplissait un grand devoir, qu'elle devait elle-môiue se niontrerdigne de sa race, peut-ôlre, les nerfsaidant, eut-elle fondu en larmes sincères. Tout à coup, malgré elle, Edith tressaillit. L'n long soupir, la, derrière son dos, et le remuement d'un corps qui se retournait! 'iabricl Marty. qu"elle avait complètement oublié, venait de remuer. Il s'était mis sur le coté gauche, le derrière et les pieds portant contre le cercueil. Dans cette position '1 t


nouvelle, il ronflait, très fort, comme quelqu'un harassé de fatigue. Et ce ronflement mit hors d'elle madame de Plémoran.

Ce ronflement l'empêchait de suivre le fll de ses pensées. Maintenant elle regrettait de s'être chargée du blessé. Elle n'avait écouté que la compassion, elle s'étnit décidée bien vite Les personnes chez qui le premier mouvement est celui du cœur, doivent se défier du premier momement. Elle réfléchissait trop tard Si elle rencontrait des Prussiens, la présence dans sa charrette de ce solda. français en uniforme et armé de son fusil, pouvait lui devenir très préjudiciable. Aussi, à ta première habitation qu'elle rencontrerait, elle se débarrasserait du blessé; même, si elle croisait sur la route quelque voiture, elle entrerait en pourparlers pour s'en débarrasser tout de suite, avec de l'argent. En attendant, bien que la route montât de nouveau, elle rouait de coups le cheval pour le faire galoper, afin que 1<; bruit des roues couvrit ce ronflement qui l'agaçait.

Vers minuit et demi, Gabriel Marty se réveilla. Il se sentait mieux. Les quelques gorgées de rhum a\aiées, quatre ou cinq heures de profond sommeil, Ipî avaient rendu quelque force. Désenflammée par le repos, sa blessure àu pied le faisait moins souffrir. Ce sentiment de bien-être fut traversé à peine par le ressouvenir qu'il se trouvait étendu à côté d'un cadavre. Que lui importait, après tout, que derrière cette planche il y eut un homme mortl La draperie noire n'offusquait même plus ses regards elle avait fini par glisser entre le cercueil et le fond de la charrette. Cet homme, il ne l'avait jamais vu D'ailleurs, depuis quelques jours, la mort était chose commuue


autour de lui et celle d'autrui laisse froid, vous remplit même d'une involontaire satisfaction égoïste, lorsqu'on se dit que cela aurait pu être soi. Le cercueil n'était déjà plus qu'une caisse de bois blanc ordinaire, grossièrement faite. Néanmoins, il fit un machinal signe de croix, remua un peu les lèvres en murmurant bien bas le De profundis puis, ayant cherché sous sa tunique son scapulaire, il le baisa. Et il tourna le dos à M. de Plémoran.

La jeune femme, elle, ne s'était aperçue de rien. Assise sur le banc, à t'ayant de la charrette, elle conduisait toujours. Il n'aurait en qu'a tendre le bras pour la toucher, mais la nuit était si noire qu'il ne distinguait qu'imparfaitement sa silhouette. De temps eu temps, une grosse toux l'agitait tout entière sous sa pelisse elle s'était enrhumée. – <t Pourvu que cette admirable et courageuse personne, se disait-il, n'attrappe point une maladie » S'il l'eût osé, lui qui maintenant avait retrouvé sa chaleur, il se serait dépouillé de sa capote pour la lui étendre sur tes pieds, et il lui eût passé autour du cou son cache nez de laine. Puis, les pensées de Gabriel devinrent vagues Ses longs cils baissés finirent par se rejoindre. Il retomba dans un demi-sommeil.

Il se sentait enfoncé dans une granue douceur. Une félicité inconnue envahissait tout son être et il s'y abandonnait.

Tout lui venait de la présence de cette jeune femme dont il n'avait qu'un moment entrevu les traits. Elle lui avait sauvé la vie Son Ame, dans une effusion de reconnaissance, s'élançait continuellement vers elle. Et il sentait qu'elle étaitlh tout près, à sa portée: d'un geste, il aurait pu lui enlacer la taille.


xWême, une tentation le prenait allonger sournoisement un bras sur la paille, purin- sais bruit la main près du bas de ses jupes, les 1 li eflleurer du. bo it des doigts. Ils ivailquececoi laet lui procurerait la volupté d'une caresse. Celte voLipté, il en avait soif! Il cédait déjà Mais, la.is l'engoirdisseaienl du deiii-sommeil, son bras n'étant pa> prH à exécuter tout de suite sa volonté, l'abbé Marty eut le temps de se souvenu* qu'il était prêtre.

La femme, cela lui et; it défendu! Il ne devait pas y toucher, même en pensée! Jusqu'ici i.ne terreur saii le et mystérieuse l'avait préservé de son contac Mais il n"a\ait pas toujours été prêtre Tandis qu'en remontant à ses plus loir taines années,, la femme éta t déjà la précoce, et instinctive, et unique préoccupation de sa vie.

Tout enfar.it, à Viré, en sortant des vêpres avec sa pieuse mère, sous les ormes séculaires de la place, autour de la gothique basiii jue, arrivait une vieille amie, veuve, toujours accompagnée de sa fille, une grande et forte tille de vingt-cinq ans qui ne trouvait pas b se marier. Celie-ci se baissait chaque fois pour embrasser le petit Gabriel. Et le petit Gabriel ne restai >il pas une grand' minute pendu au cou de la bel e fill-3, iui mangeant Li couleur des joues, l'étreignant de ses jambes de jeune chat voluptueux!

.Son père était huissier au tribunal. Grandi dans Je cabinet de l'huissier, au milieu des significations de jugements, protêts et saisies, liasses de papier timbré jauni d'où s'exhalait l'odeur de la' poussière, du renfermé et du moisi, jointe à un parfum écœurant de chicane, Gabriel avait passé toute son enfance dans une i ièce triste dont /'unique fenêtre, aux vitres pous-


siéretises, donnait dans une ruelle. La rucl'c était étroite, et personne n'y venait, excepté tes samedi, dimanche et lundi, où, des hommes en blouse, lilubants, entraient et-sortaient, habitués d' ;ne sorte de cabaret borgne, tapi en un rez-de-chaussée du fond de la ruelle. Des éclats de voix avinées, ir.v <ns, disputes et chants bachiques, moulaient ces jours-là. Et des hoquets vineux, des vomissements, se mêlaient au gargouiller lent des eaux de cuisine, vidées dans les plombs, a. chaque étage. Mais, à une fenêtre d'en l'ace, à l'étage supérieur, dans un encadrement de volubilis et de capucines grimpant le long de quatre ficelles, une jeune fille travaillait. A chaque instant, la voix sèche et brutale d'une mère lagourinandait «Maria Maria » » Pourtant iMaria ne perdait pas une minute, cousait du malin au soir. On entendait continuellement le petit bruit de sou aiguille ou de ses ciseaux. Seulement, les après-midi ou la mère s'en allait au lavoir, un paquet de linge sur la tète Maria prenait un peu de bon temps, se mettait à regarder dans la ruelle. Alors, lui, voyait apparaître son iront éclatant de blancheur, ses abondants cheveux roux toujours en désordre, Parfois, elle s'amusait a cracher dans la ruelle elle essayait d'atteindre quelque chat en lui lançant une petite motte de terre prise dans la caisse aux volubilis. De clairs éclats de rire défaisaient souda.ii. le fichu bleu croisé sur sa poitrine. Quelquefois aussi son regard [.longeait dans le cabinet de l'huissier. Alors, lui, devenait rouge, baissait iout de suite le nez dans ses paperasses.

Et ce qui lui semblait très doux, à dix ans, pendant que, petit clerc, il recopiait les paperasses, c'était de se dire que cette Maria, Agée pourtant du double de


son âge, travaillait à côté de lu:. Quelquefois, l'acre smidi, Maria se mettait à cranter quelque romance langoureuse, dentelle recommençait éternellement les couplets, d'une voix train inte et luonotone. El le pèie de Gabriel était alors au ti ibuna Et un reflet de soleil couchant entrait par la fenêtre ouverte, venait jaunir la. vieille étude obscure ]i t ne comprenait nas bien encore le sens des mots: « Amant. traîtresse. amour. » dont étaient remplies les romances de Maria. Pourtant, cbs soirs-l.à, à peine était-il couché, et sa mère avait-elK emporté la lumière, qu'il revoyait par la pensé.' la ;'enêtrt aux capucines et aux volubilis. La tête dépeignée do Maria apparaissait! Et voilà qu'elle venait de s ?, gi'sser dans sa chambre FJle était là maintenant, ;i côté de lui, dans son lit; il la tenait embrassée et lui disait bien bas « Je t'aime! je t'aime! :> jusqu'à ce qu'il fût endormi. Parfois, il le lui disiii encore pendant son sommeil. Puis, brusquement, à partir d'un certain jour, Maria avaJ cessé de chanter. Plus la même répondant à sa mère quand celle-ci a grondait! fondant tout à coup en 'armes l'œil cerné d'un ceicle sombre Un matin, qu'. la regardait à la dérobée arrosant ses volubilis, ne lui avait-il pas semblé voir une grosse larme tomber dans la caisse en bois. Elle avait à coup sûr quelque chose. Puis un soir, de sa chambre, dont la fenêtre donnait à côté- de celle du cabinet, il avait entendu une scène violente u Salope Garce 1 criait l<î père de Maria. Enceinte et sans vouloir nous dire de qui, encore! Tiens, garce! Tiens,, salope! » Et chaque injure était un coup différent. 11 entendait distinctement le bruit mat de la tête de la pauvre fille coguée aux meubles. Jusqu'au jour, Maria avait hurlé


ir. Et, depuis lors, il no t'avait plus aperçue Î 1, 1 1-~11_ .n. r

de douleur. Et, depuis lors, il no l'avait plus aperçue entre les voiubilis. Elle avait quitté ses parents. VA lui, trouvant le cabinet de l'huissier triste comme un ton beau, avait signiiié à son pure qu'il ne serait jamar huissier. Sa mère ayant toujours réré d'avoir un fils prêtre, il s'était fait p être.

Prêtre, il n'avait jamais été il é barras ?6 de l'idée fixe de la femme. D'abord, pendant ses six années de pe!:t séminaire, il s'était longtemps souvenu de cette Maria. En classe, pendant qu'on leur expliquait Y Epitome historien sacrœ sa pensée s'envolait vers elle « Que t'ait-elle maintenant?.. S'est-elle mariée avec celui qui l'a rendue enceinte ?.. Est-elle retou'iiée chez ses parents?.. Est-elle devenue une courtisane?» Et, dans son gros dictionnaire t'rancais-latiu, ii se mettait à chercher les mots courtisane fi/ le de joie prostitvée. A l'étude, ses voisins, cachés par leurs pupitres grands ouverts, se livraient entre eux à des pratiques onscenes. Lui, s'enfor.cant le visage dans les mains, fermant les yeux, se bouchant les oreilles, pensait à la fenêtre encadrée de capucines et de volubilis Maria lui avait protégé sa pureté! A la chapelle, quand l'orgue -ha rmoni uni accorn pagnai t des can tiques, ne s'imaginait-il pas entendre un écho lointain de sa voix très do'ice. Elle ressemblait vaguement a, une vierge aux cheveux jaunes, peinte sur les vitraux audessus de l'autel. Un jour, il lui faisait des vers, celte fameuse pièce d'alexandrins, surprise par son professeur d'histoire ecclésiastique, qui l'avait lue devant toute la classe, en le comblant d'éloges malgré la pauvreté dus rimes. Puis, en a *aneant en âge, une gaze impalpable avait insensiblement recouvert le souvenir de Maria. Ses cheveux, ses traUs, sa voix, son nom


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même, tout s'était peu à peu enfoncé dans une biurLC Mais ii restait pourtant quelque chose ri die au foad de son ardente piétc Ju "mî séminaire. Il avait voulu aimer Dieu de toutes les forces avec lesquelles il eût aimé une femme. Au liei de la femme, Dieu mystère pour mystère. Telle avait a s< vocation » Kl, il s'était lié par des vœux éternels. Mais au fond de l'enthousiasme du renoncement, pour calmer les révoltes fatales de la chair, ne s'étaiî-il pas toujours promis que ces bonheurs lui seraient rendus au centuple dans un monde supérieur, Môme en plem exercice de son divin ministère pendant trois ans disant sa messe, consacrant l'hostie, donnant l'absolution, il n'avait pu s'empêcher de croire que ces voluptés, il les retrouverait un jour spiritualisées, exemptes des troubles de la satiété. La confessiez surtout C'est là, d ins la paix et le demi-jour de ce tribunal d'indulgence, qu'il avait continué d'ain.sr la femme. A travers !e grillage léger, avait-il entendu ehuchotter de mystérieuses confidences! Les adorables heures D'une main de chirurgien spirituel autorisée à soulevei les derniers voiles, il avait mis à nu la femme, toute la femme. Celle-ci lui avait apporté les troubles, instinctifs, d'une virginale innocence s'iguorant encore elle ̃•̃<* me celle-la, les dernières résistances d'un cœur déjà possédé par la passion; cette autre, le contre-coup des premières désillusions, les remords prématurés d'une contrition i*rCte à glisser dans les rechutes; cette autre, l'âge critique des désenchantements définitifs; cette dernier* les aberrations d'un recoinmencei icnt sénile ayant changé d'objet mesquineries du bigotisme, enfantillages et radotages, pâles étincelles d'une llamme mou-


rante. Et, toutes, il les avait également aimées d'un sacerdotal amour leur facilitant les aveux, devi-* nant ce qu'elles ne disaient pas, indulgent pour les égarées, vibrant h toute* i nus douleurs, pleurant av,i; elles sur leurs misères. E dans elles toutes ce qu'il avait aimé alors, chas einent, croyait-il, chrétiennement, c'est-à-dire di*. même amour dont Notre

Seigneur Jésus-Christ, lui, avait aimé Madeleine, n'était-ce kis encore ce qu'il avait aimé, rm! refois, avec la viclence naïve de l'incliner un être unique, abstrait, la plus adorable cvépAuvv de Dieu: b femme! r Mais s'il n'avait, jamais aimé la femme que comme Notre Seigneur Jésus-Christ et à travers la grille du confessionnal, n'était-elle pas monstrueuse l'injustice qui,au bout de trois ans de sacerdoce, lui avait interdit l'entrée de ce confessionnal? Oh la jalousie deeertairs collègues de villages voisins, auxquels il avait enlevé involontairement t des pénitentes de marque! Les dénonciations à l'archevêché de Hennés Les lettres anonymes Appelé cinq fois en huit jours au palais épiscopal, il n'avait pas été sympathique :u grand vicaire. Privé de son poste, la musse lui étant interdite pour six mois, il s'était d'abord incliné chrétiennement. Jusqu'au coup de tète de son engageaient, ayant lu dans le journal, un soir, le récit des premiers désastres. Et, maintenant, blessé, sur le point de mourir de froid et d'inanitior il venait d'être sauvé miraculeusemei t par une jeune femme.

Edith était prise ace moment d'une quinte de toux,U fait très froid, pcnsa-t-il de nouveau. Elle vt prendre une fluxion poitrine. Ce serait ma fau'e l Son passé de prêtre ne lui défendait pas de la faire mettre à sa place sous la toile goudronnée, taudis que


lui conduirait à son tour. Il se sentait tout à fait fort t Mais comment adresser la proposition à cette baronne, qui, sur la route. lui avait parlé comme à un domestique. Dans sa timidité, il commença par changer deux ou trois fois de position dans la paillej en s'adressant h demi-voix à lui même, un « Allons je n'ai pas trop mal dormi. » Puis, il s'assit, le dos appuyé au cercueil.

Madame de Plémoran tourna la tête de son côté v Avez-vous besoin de quelque chose? J'ai du pain. de la viande froide.

Gabriel Marty refusa. Il n'avait besoin de rien pour le moment. 11 mangerait plus tard, quand madame mangerait elle-même.

– Ne vous occupez pas de moi, dit-elle sèchement. Et sans s'arrêter à sa résistance, elle lui donna de ses provisions. Gabriel mangea docilement, le cœur ` gros. Il but encore du hum. Puis, de ce ton obséquieux que prend un prêtre de campagne invité à la table du «château», voilà qu'il se confondait en remerciements, en excuses sur l'embarras ju'il causait. Même, l'habitude ïni soufflait cette phrase «J'appel- lerai su: vous, madame, toutes les bénédictions du Dieu tout-puissant. » Mais une réflexion soudaine arrêta la phrase au bord de ses lèvres, et la modifia en un simple « Matin et soir, dans mes prières, je ne vous oublierai pas. »

Edith l'écoutait, un peu étonnée. Il s'exprimait bien, pour un simple soldat t 11 avait de la religion; un Breton véritable Puis, comme la gratitude du soldat tirait en longueur, elle crut ycouper court, en disant: Tout ça n'est rien. Vous êtes un brave garçon. Elle venait de reprendre les guides.


5 pouvez vous rendormir, ajouta-t-elie.

--Vous pouvez vous rendormir, ajouta-t-elie.

Et elle donna un petit 'x.up do fouet au cheval. Déjà, retrouvant le fil interrompu de ses pensées, elle se remettait à calculer les conséquences de son veuvage. Voyons! elle arrivait à Plémoran quel accueil recevait-elle de son oncle et de sa tante, c'est-à-dire de son beau-père et de sa belle-mère? Quelle contenance garder devant leur désespoir, elle, qui n'avait pas approuvé leur opposition à ce que Isur fils unique s'engageât? Comment amortir autant que possible le coup? Prévenir par dépêche. Non! plutôt par une lettre. Mais voilà que le soldat ne s'était pas recouché sur sa paille. Et il osait lui parler encore, l'importun C'était un vrai manque de tact, presque de l'insolence. S'imaginait-il donc qu'elle allait passer ta nuit à faire avec lui la conversation? Le malheureux la prenait peut-être pour son égale!

Allons 1 Allons Assez! fit-elle d'un ton courant. Taisons-nous 1

Et elle ne tournait même pas la tête vers lui, pour lui dire cela Tout le sang de Gabriel s'était glacé. Sans le vouloir, il lui avait donc été désagréable. Et ce n'était pas à coup sûr le sens des paroles toute sorte.de circonlocutions humbles pour lui offrir de braver à sa place le froid. Elle n'avait même pas entendu 1 Quelle femme était-ce donc? Et, près d'elle, comme il se sentait, lui, petit, mesquin, indigne et misérable Il se recoucha docilement *ur la paille, comme un chien.

Du côté d'Edith, après les brusqueries de l'emportement, déjà un retour de bonté nature! le. « J'ai peutêtre trop rudoyé ce *?.rçon. Après tout; il a l'air bien élevé; plutôt timide € retenu qu'audacieux. » Mais,


d'où vient qu'il ne souffla î. piusmof.Un sourire passa môme sur les lèvres d'Edith. A une aussi brusque incartade, le malheureux eh reliai évidemment que .que chose à répondre. Eh bien! t à son aise! Il iUiait lui donne" le temps de tt orner, à ce garçon intere* sant: elle se souvenait maintenant de ses traii.s entre- vu., à la lueur de la lan;erne. Un nouveau sourire! «Ah ça, vais-je m'occupe tout le temps de lui Fui; son front \e rembrunit: elle étai' retournée en pensée a Plémoran, Elle en revint bien vite, u Que fait pourtant mon blessé? » Et e le écouta. « Se serait-il endormi?» ))

Alors, comme elle n'entendait même plus respirer L Gabriel, un vague sentiment de peur. Non, pourtant on ne mourait pas aussi île! A.ais il était prudent d'y v.Jr clair. Elfe ne connaissait pas net homme, après tout Il y avait de ses caractères sournois et susceptibles, parmi les Bretons! Qui sait si celuici ne se disposait pas à la frapper par derrière de quelque mauvais coup? Elle avait déjà lâché les guides, saisi la lanterne, el elle en projetait la clarté j dan. h la direction de Gabriel. j

Leurs regards se cioisèrenL Elle remarqua tout de f suit} le bouleversement de son visage, j

Qu'avez-vous donc"? s'écria-t-<-jlle. S

Gabriel détournait la tôte. 1

– Souflririez-vous davantage de votre blessure? j ïi fit signe que non. J

Toujours la lanterne à la main, Edith se rappro- 1 chait. Puis I

-C'eut p ut-étre moi. Je vous aurai fait de la I peine. I

Sa voix était devenue très douce. S


pieu soui

Je vois que c'est moi Il ne faut pas m'en vouloir, vous savez, Nous ne sommes pas dans des circonstances ordinaires.

Elle lui tendit la main. Il ne se retournait môme pas.

– Voye2 je suis là. Je viens vous tendre la main, vous demander pardon.

Cette ma in, Gabriel la pressait. Et, incapable de dire un nul, se contenant pour ne pas sangloter, il la porta a tes lèvres. Edith la lui abandonnait., avec la sérénité d une conscience qui vient de réparer un tort.

Maintenant, au contraire, elle se sentait pleine d'abnégation, d'humilité chrétienne. Lors de l'enrôlement de M. de Pléinoran, n'avait-elle pas songé h partir, elle aussi, comme ambulancière? L'étrange ambulancière qu'elle eût fait, si, sous la croix de Genève, elle ne s'était pas dépouillée de ses fiertés de fille noble. « A la guerre, comme à la guerre, •> Rien que pour voir, elle allait jouet1 un peu à la sœur de Charité.

Elle voulut absolument lui panser sa blessure. Gabriel résistait. I! ne souffrait plus, sa parole d'honneur 1 Ce n'était vraiment pas la peine le bandage de son pied était très suffisant. Pour sûr, la balle était sortie rien lue du repos suffirait à le guérir. Mais elle", ne voulait pas « se payer de mots». La vue, en tout cas, ne pouvait lui faire de mal, et elle tenait à voir! Elle fit valoir à plusieurs reprises l'argument: «Si la gangrène allait s'y mettre.)) Pourtant tout restait inutile; le Breton s 'entêta. Mille morts plutôt que d'écœurer la jeune femme par l'étalage de ses loques rougies, de sa plaie à vif, de son pied souillé ,).'


de boue et de sang! La certitude que tout cela sentait mauvais, lui était particulièrernent intolérable. Alors, cette lutte de îetenuo et de zèle charitable menaçant de s'éterniser, Edith s'emporta }

Je veux. entendez -vous bien?.. Je. veux! » Voyons était-elle la maîtresse, sur sa charrette, oui ou non? Lui, n'avait qi ne pas y monter, tantôt. Elle ajouta même sèchement:

Si vous ne cédiez pas, il ne vous resterait qu'à descendre.

Un long regard d'offre i, de soumission tendre, fut la réponse (le Gabriel.

La lanterr.e, pendue maintenant à un clou à crochet t ~` contre une des parois de la charrette, ne les éclairait que d'une c'artc douteuse. Edith releva la bougie davantage. Puis, agenouillée sur la paille, à côté do, son blessé, elle était en train de tirer d'un énorme sac de voyage une éponge, des bandes de toile, diverses fioles arnica, eau-de-vie camphrée, etc., toute une petite pharmacie emportée de Plémoran par précaution. Mais, où déposer son attirail ? Une large caisse en bois blanc ne se trouvait-elle pas là, devant ses mains, comme tout exprès? Sans balancer, elle éta a sa pharmacie sur le cercueil, qui lui fut ausfii commode qu'une table.' Môme, à un ressaut de la chai retle, un peu de l'eau qu'elle avait versée sur l'éponge dans un grand plat, se répandit. Et, entre les planches mai jointes, quelques gouttes de cette eau durent asperger les restes du zouave pontiii *al. Mais Edith, qui venait de se débarrasser de la pelisse et de relever jusqu'au coude les manches de son manteau de velours noir bordé de fourrures, ne pensait qu'à seb préparât fs.

j


OAvo. 25,

Il y avait encore de l'entant en elle. Elle mettait de l'amour-propre à vouloir paraître très expérimentée. · Allez vous n'av.'z rien à craindre je ne vous ferai aucun mal. J'ai la main très douce.

Et, tout en déroulant ses bandes avec la dextérité d'un interne d'hôpital, elle se mità lui raconter qu'autrefois, à Plémoran, elle avait soigné lit fille d'un de ses fermiers qui avait fait une chute atroce devant elle. Puis, quand tout fut prêt, elle arrêta le cheval, afin de ne pas être gênée par les trépidations de la charrette en marche.

Là! fit-elle. Maintenant, von», il tant que vous vous étendiez de tout votre long sur la paille.

Gabriel essayait d'une dernière résistance.

-Il le faut! répéta-t-elle d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Je dois avoir toutes mes aises. Vous, vous n'avez pas besoin de voir.

Elle devenait pourtart ♦rès pâle à mesure qu'elle retirait délicatement les haillons boueux et sanglants, Mais quand la déchirure produite par la balle fut à nu, elle se pencha résolument, et regarda de 'res près, une seconde bougie qu'elle venait d'allumer à la main. A la lueur de la bougie, Gabriel, étendu, voyait en plein le visage d'Edith. Elle fronçait les sourcils. Une ride profonde, de haut en bas, lui coupait le front eu deux. Et elle gardait le silence, tandis que le blessé, à qui l'air faisait éprouver une vive cuisson, trembïail de tout le corps avec des gémissements étouffés. Puis, gravernent, sérieusement, avec h tranquille certitude d'un professeur de clinique se prononçant devant les élèves à la visite du matin

Hien à craindre, mon araïî.. Ce ne sera rien. Gabriel éprouvait maintenant un bien-Cire. Sur sa


blessure, la douceur de ces bandes de vieille oile souple, enduites de cérat, qu'elle achevait de lui appliquer légèrement. Et die 'avait appelé son ami! I

Merci. bal juUait-iI, sun'oquc de reconnaissance.

11 était agenouillé dev* nt elle, sur la pai.lie. Iî eût voulu prononcer des phn.ses, (Us mots; mais rien ne sortait que ces « mei i». Vlors, il eut la ressource des s Ir.i mes. Il pleura longtemps, prosterné devant Edith. Et il se trouvait soulagé c!e pleurer. En même temps que cette pluie chaude jaillissait de ses yeux et lui Magnait le visage, quelque chose de tiède aussi, d'extraordinairement doux, se répandait en lui, l'inondait d'une fecilité inconnue. Et elle, à côté de lui sut la paille, le laissait pleurer, tout en remarquant qu'il avait de beaux yeux, expressifs. Pour la premier fois, elle le regarda t avec attention, détaillant ses traits h la lueur de lak.nterne. a C'est presque un enfant, pensait-elle; il est vraiment tout jaune, plus jeune que je ne le croyais. :) Et, presque aussitôt, toujours à elle-même «Ses cheveux noirs coupés court sont admirablement plantés Tiens de belles lèvres rouges, fraîches!» Tout à coup, au milieu de la satisfaction de ces découvertes, le front de la jeune femme s'assombrit. Un regiid aigu fouillant au fond de sou passé! une rapide et l'amertume de dire « Jamais un homme comme celui-ci ne m'a tenu dans ses bras. » Alors, elle se souvint qu'elle retournait s'enterrer à Plémoran, pour toujours et elle s'aperçut que le cheval était encore arrêté au milieu de la rouie.

Edith reprit les guides, fit repartir le cheval. Puis elle accepta l'offre de Gabriel qui voulait conduire à


son tour, lui qir avait déjà dormi. Elle quitta donc le banc et vint s'asseoira l'intérieur de la charrette, sur la paille, à la place du jeune homme.

La toile goudronnée tendue autour des cerceaux garantissait Edith. Elle avait moins froid. Mais elle se trouvait tout près du cercueil. Et sa pensée .se glissa avec horreur entre les quatre planches ou chaque ressaut secouait un corps inerte. Maintenant il lui semblait que ce voyage funèbre devenait interminable. Elle regarda l'heure a sa montre. A peine deux heures et demie! Encore quatre grandes heures de nuit à passer. Le jour venu, seraient-ils encore loin de Biois? A Blois, si on lui a, ait dit vrai, elle devait t trouver un train, elle passerait par Tours et Angers. Une fois en Bretagne. Là, tant d'ennuis en perspective, un tel bioc de devoirs c uels et de corvées insipides, que, pour s'empêcher d'y penser, elle se mita faire parler Gabriel sur les premières choses venues Son régiment avait-il beaucoup soufîY'rt? Son père et sa mère vivaient-ils encore? Il était de Vitré! La magnifique vue sur toute la vallée, de la place de l'église! ]N';nait-il jamais eu de sœur? Et, pour faire passer le décousu et î'in-à propos de la conversation,, elle feignait de s'intéressera ces choses. Sa voix arrivait à des inflexions d'intimité caressante. Gabriel se sentait très heureux.

Pourquoi, main forant, de la part de cette femme, tant de familiarité affectueuse? Gabriel ne cherchait l pas à savoir. Même, passé 1 avenir rien n'existait déjà plus pour lui. Rien que l'envahissante volupté de l'heure présente qu'il eût voulu éternelle. Sur son banc, une langueur l'envahissait. Ses réponses étaient courtes. Les guides, qu'il tenait toujours, lui soin-


blaient très lourdes. Pour un rien, il les eût lâchées, et ses yeux se seraient fermés, et il se serait laissé choir à de lajeune femme.

Elle, s'alanguissait, à ;on tour. Les paroles devanaient rares. Puis, la conversation tomba tout à fait. Edilh crut avoir sommeil, s'éte îdit de son lotig sur la paille, prit ses dispositions pou? dormir. Ele était sur le côté droit, les pieds di.ns un>3 couverture, à l'avant de la charrelte, la tête un peu exhaussée et touchaa! presque le cercueil. Et el e fermait les yeux depuis un moment, cherchant a s'tssoun.r, lorsque tout à coup la lanterne, dont la oougie avait brûlé jusqu'au bout, s'éteignit.

Ils se trouvaient te us ks s deux au fond d'une obscurité profonde. Gabriel, toujours sur le banc, les guides à la main, ne distinguait même plus la route. L'a cheval continuait d'avancer, machinalement. Alors Gabriel, n'entendant plus remuer la jeune femme, crut qu'elle dormait il osa s'étendre avec précaution parallèlement Ji elle, le plus loin possible. Mais, ni l'un ni l'autre ne dormaient, et, dans leur immobilité, ils eurent peu à peu très froid; ils se rapprochèrent. Dans la nuit riofonde, par le grand froid, sans s'être parlé, \oil, qu'ils se trouvaient presque da is les bras l'un de l'autre. Alors, tout à coup, tous s les deux à la fois, ils se serrèrent éperdument, et leurs lèvres qui s< cherchaient, se rencontrèrent. C'était plus fort qu'eux! Maintenant ils se dévoraient de caresses.

Vers cinq heures du matin, Gabriel, qui dormait eu tenant Edith endormie dans ses bras, se réveilla en surs; ut, à moitié étourdi. La s'étant presque renversée dans une ornière profonde, sa tète avait


:.j cogné contre le cercueil. Mais la elmnvi le se redressa; Gabriel se rendormit aussitôt, tenant plus *'troitement Edith qui ne s'était pas éveillée. Le brouilJard se dissipait à l'approche de l'aube. El le cheval continuait d'avancer lentement, sans s'effrayer de la lueur rouge de cinq villages en tlaniinesqui ensanglantaient l'horizon.

La guerre achevée, l'abbé Marly rentra en grâce auprè:> de son évoque. I! s'était bien conduit sur le champ de bataille! il huilait encore! on lui donna une cure de village. Edith de Pléinoruu s'esl remariée avec un agent de change.