LE LIVRE DU DIVAN
STENDHAL
MÉLANGES D' ART SALON DE 1824
DES BEAUX-ARTS ET DU CARACTÈRE FRANÇAIS LES TOMBEAUX DE CORNETO
NOTES D'UN DILETTANTE
ÉTABLISSEMENT DU TEXTE ET PRÉFACES PAR HENRI MARTINEAU
PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37
MÉLANGES D'ART. 1
MÉLANGES D'ART
CETTE ÉDITION A ÉTÉ TIRÉE A 1.825 EXEMPLAIRES 25 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A XXV SUR PAPIER DE RIVES TEINTÉ, ET 1.800 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE 1 A 1.800 SUR VERGÉ LAFUMA. EXEMPLAIRE Nº 1 694
STENDHAL
MELANGES D'ART
SALON DE 1824
DES BEAUX-ARTS ET DU CARACTÈRE FRANÇAIS LES TOMBEAUX DE CORNETO
NOTES D'UN DILETTANTE
D
PARIS
LE DIVAN
37, Rue Bonaparte, 37
MOMXXXII
PRÉFACE DE L'ÉDITEUR
Pour leur plus importante et leur meilleure partie ces Mélanges nous révèlent un Stendhal que nous n'avions pas encore eu l'occasion de rencontrer jusqu'à ce jour un Stendhal journaliste. Il ne le devint que sous la pression du besoin.
On sait que dep uis la chute de l'Empire jusqu'à la Révolution de Juillet qui lui accorda un poste de consul, Beyle n'eut pour vivre que d'infimes ressources. Le bon marché de la vie en Italie où il se fixa tout d'abord lui permil de subsister à peu près honorablement. Mais de retour à Paris en 1821, après le règlement de la succession embrouillée que lui avait laissée son père, il n'avait d'assurées qu'une rente viagère de seize cents francs et une demi-solde militaire de neuf cents francs. Encore celle dernière fut-elle, en 1828, réduite de moitié. Ses premiers livres l'avaient endetté les suivants ne lui apportèrent que des sommes dérisoires.
Aussi après avoir mûrement réfléchi el avoir consulté ses amis pour savoir si un honnête homme pouvait décemment écrire dans les gazelles, songea-t-il à fonder un nouveau journal littéraire l'Aristarque ou Indicateur universel des livres à lire. Il n'y aurait été parlé que des ouvrages qui s'élèvent un peu au-dessus du vulgaire, el les rédacleurs auraient eu le courage d'y dire la vérité toute nue. Ce projet utopique n'alla pas plus loin que la rédaction d'un prospectus.
La même idée cependant guidait encore Beyle lorsque quelques mois plus tard il eul l'occasion d'envoyer une sorte de correspondance régulière à certains périodiques anglais. Avec concision, clarté et avec une farouche indépendance il y renseignait son lecteur d'outre-Manche sur tout le mouvement littéraire français. Il put ainsi dire d peu près toute sa pensée dans des revues insulaires qui, après l'avoir payé de façon satisfaisante au début, ne l'indemnisèrent ensuite qu'assez irrégulièrement pour finir par ne plus rien lui donner du tout. C'est une pénible histoire sur laquelle nous aurons à revenir au moment de la publication des Mélanges de Littérature.
En France toutefois Beyle n'avait pas encore commencé d'écrire pour les journaux quand le réel succès de sa Vie de Rossini
le consacra aussitôt dilellante. Mais il aimait assez sur les bords de la Seine ne pas laisser oublier qu'il était également l'auleur de l'Histoire de la peinture en Italie, Aussi c'est à la fois comme critique d'art el comme musicographe qu'il allait faire devant ses compatriotes ses premières armes et que lui furent ouvertes lcs colonnes du Journal de Paris. Il obtint ce double emploi grâce à l'influence de l'ami qu'il appelle Maisonnette dans sa Correspondance, et dont le nom véritable était Lingay.
Lingay à qui Mérimée débutant donnait du cher maître et chez qui, rue Caumartin, il avail fait la connaissance de Stendhal, était un ancien agrégé de grammaire au lycée Charlemagne. Il devint quelque chose dans la police et le factotum du duc Decazes auant de finir secrétaire général de la présidence du conseil. Journaliste des plus féconds, docile porte-plume aux ordres des maîtres du jour, il avait des relalions dans la presse entière. C'était lui qui déjà, sur la prière de Mareste, autre employé de la Préfecture de police, avait consacré, dans les Débats du 6 mars 1818, à l'Histoire de la Peinture, tout un feuilleton bienveillant, que le journal avait officiellement démenti trois jours plus lard en attaquant furieusement ce livre qui avait le double tort de renfer,riier quelques traits incisifs contre sa rédaction et de
saper la morale et les plus sages principes1. Au sujet de la collaboration de Beyle au Journal de Paris, Colomb dans sa précieuse Notice imprime quelques lignes, incomplètes sans doute, mais assez piquantes et qui reflètent, semble-t-il, assez justement l'opinion que les contemporains devaient avoir de l'esprit paradoxal et des bizarreries de cet auteur qui essayait sans cesse de nouveaux masques
« En 1824, il inséra dans le Journal de Paris, des articles sur le théâtre italien et sur l'exposition des objets d'art au Louvre. Les premiers étaient signés M, les autres A. Dans l'un de ces derniers, Beyle faisant le procès de l'école de David, donnait de singuliers préceptes sur l'art tout mécanique, selon ltâ, au moyen duquel on pouvait, à volonté, faire du premier venu un peintre d'après les principes de David. Il ne s'agissait, pour l'élève improvisé, que de savoir son barème sur le bout du doigt pour arriver à cette science de même nature que l'arithmétique, la géométrie, la trigonométrie, etc.
» Plusieurs se bornèrent à rire de la plaisanterie d'autres prirent la permission de se moquer de l'écrivain. Parmi ces derniers se trouva le facétieux Martainville, alors 1. Cf. la préface de l'éditeur à l'Histoire de la Peinture en Italie édition du Divan, tome I, pp. XXXII et XXXIII.
rédacteur en chef du Drapeau blanc, le journal ultra-royaliste de l'époque. Par l'effet du hasard les deux antagonisles logeaieni à l'Hôtel des Lillois, rue Richelieu. Martainville releva le gant en faveur de l'école de David, et dit des choses fort spirituelles sur la recette infaillible de Beyle, pour réduire à une science exacte le dessin, e1 par suite la statuaire. Il s'écriail dans un bel accès de persiflage « Que devonsnous penser de ce bon Michel-Ange qui s'extasiait devant le lorse du Belvédère, el qui, dans sa vieillesse lorsque ses yeux ne lui permettaient plus de le contempler, se faisait conduire auprès de ce fragment, objet de sa prédilection, el prenait plaisir à promener ses mains tremblantes sur cet assemblage de muscles, produit de l'arithmétique des Grecs ? »
» Beyle sortit tout meurtri de cette rencontre; il répliqua timidement, vaguement, de manière à faire douler de sa propre confiance en ses préceptes 1.
» Parmi les quelques bizarreries dont ces feuilletons sont entachés, il faut mettre en première ligne la nalionalilé que se donne l'auteur. Pour celle fois, c'est « un Brabancon élevé en Italie, se reposant sur ses amis 1. Sur l'article de Martainville, parti dans le Drapeau blanc, le lecteur trouvera de plus amples détails à la suite de l'article de Stendhal auquel il répondait, page 49.
du soin de corriger les fautes de langue qu'il commet trop souvent. » Ce que Colomb ne nous avait pas dit, mais que nous savons aujourd'hui par une lettre de Stendhal à Mareste, c'est que chaque article devait être payé soixante-quinze francs 1.
Ces feuilletons consacrés à l'Exposition du Musée Royal (aujourd'hui Musée du Louvre) commencèrent à paraître le 29 août 1824. Il y en eûl dix-neuf, et le dernier' est du 24 décembre.
Il serait assez fastidieux de résumer ici, pour un lecteur qui, quelques pages plus loin, va trouver le détail, les jugements de Beyle sur les artistes de son temps. Notons seulement que c'est depuis Diderot, le plus marquant de nos hommes de Lettres qui se soit astreint à l'ingrale besogne de « faire un Salon ». Vingt el un ans plus lard un autre écrivain reprendra, avec une puissance et un bonheur sur lesquelsilne m'appartient pas d'insisler ici, la plume abandonnée par Stendhal après son essai. C'est Charles Baudelaire que je veux dire, admirateur de Delacroix plus passionné encore lui-même que ne l'avait été Henri Beyle, témoin des seuls débuts, éclatants il est vrai, du grand peintre remanlique. Baudelaire qui airna tant 1. Correspondance, lettre d'octobre 1824.
citer Stendhal, lui emprunter des définitions, répéter avec lui que « la peinture n'est que de la morale construite », et affirmer à son tour qu'il y a autant de beautés que de manières habituelles de chercher le bonheur. Dans le même temps où il entretenait de peinture et de sculpture ses lecteurs du Journal de Paris, Begle leur donnait, toutes fraîches, mais celle fois, au rez-de-chaussée du journal, ses impressions sur le spectacle du Théâtre italien. Du 9 septembre 1824 au 8 juin 1827, il écrivit quarante-trois feuilletons dans le Journal de Paris et un au Mercure de France, où il eut le plaisir de parler de ce répertoire qu'il connaissait à fond el qui faisait toujours ses plus douces délices, et de ces artistes que presque tous il avait déjà erttendus en Italie. Aussi les pages que l'on trouvera réunies à la fin de ce volume, sous le titre de Notes d'un dilettante, sont-elles en quelque sorte la suite logique de toutes celles que dans Rome, Naples et Florence il consacra aux théâtres de musique de la Péninsule, de même qu'elles complètent les précieux renseignements et les opinions piquantes de la Vie de Rossini. Là encore nous voyons comment il appréciait le talent dramatique de Madame Pasta et iugeait l'artiste, alors que dans les Souvenirs d'égotisme il nous avait surtout montré la femme dont il demeura l'ami fidèle.
Mais si le Salon de 1824 qui ouvre ce livre et les Notes d'un dilettante qui le closenl, sont les deux chapitres de beaucoup les plus imporlants de ces Mélanges, il ne faudrait pas cependant dédaigner les vigoureuses réflexions que le Salon de 1827, à propos d'un liure récent d'Auguste Jal, avait inspirées à Slendhal. Ces pages avaient paru dans la Revue trimestrielle. Celle-ci fondée en 1828 par un petit groupe de publicistes où l'on compte l'érudit Buchon, ami très intime d'Henri Beyle, devait chaque année paraître en janvier, avril, juillet et oclobre. Elle n'eut que cinq numéros. Elle ne prétendait être qu'un recueil où seraient résumés anonymement les travaux sur « la partie générale de la science, celle qui est accessible et utile au plus grand nombre ». « Chaque article littéraire, philosophique, politique ou scientifique offrira, affirmait la notice, autant qu'il est possible le résumé historique de la matière traitée dans le livre dont on rendra compte. Sans être jamais amère, la critique y sera vive et inflexible mais en déclarant la guerre à la médiocrité, à la déraison ou à la mauvaise f oi, on saura toujours respecter le lalent jusque dans ses erreurs. »
L'article sur les Beaux-Arts et le caractère français publié dans son troisième numéro était bien pour sa franchise et sa netteté
conforme à ce programme. Suivant la règle commune il n'était pas signé, mais tous les familiers de Stendhal y reconnaîtront sans peine son style, sa manière et ses idées principales sur l'esthétique. Au surplus un billet conservé à la bibliothèque d'Avignon l'authentifie absolument. Il est adressé à un « directeur » point autrement désigné et daté simplement du 18 juillet. Mais Beyle y parle en termes fort clairs d'un article de lui qui doit paraître dans la Revue trimestrielle et pour lequel il demande s'il serait possible de lui faire un tirage à part de cinquante exemplaires'. Sans parler d'une lettre où Delacroix disait à Beyle2 « J'ai lu l'article de la Revue. Je le trouve excessivement bien el juste, indépendamment du bien que vous dites de moi, et dont je vous remercie. » Stendhal, on le verra plus loin, en ef fet, insistait sur la place à part que le jeune Delacroix « qui ose être lui-même » tenait dans les arts, et les remerciements de Delacroix corroborent encore l'attribution non douteuse de ces pages à l'auteur des Promenades dans Rome.
Si nous nous rappelons enfin celle ultime passion de Beyle pour l'archéologie, nous comprendrons aisément la genèse du quatrième 1. Correspondance, lettre du 18 juillet 1828.
2. Reproduite au tome I, p. 98, des beaux volumes de M. Escholier sur Delacroix, chez Floury.
chapitre du présent volume. Vieillissant à Civila-Vecchia, el s'y ennuyant, Stendhal non loin de sa résidence s'occupait à surveiller les fouilles de Corneto où se trouvent les ruines de Tarquinies la capitale ensevelie des Etrusques. Les découvertes qu'on y faisait chaque jour l'intéressaient et le distrayaient. Il eut l'idée de leur consacrer un article el il le rédigea à Paris, durant son plus long congé. Cet arlicle tout inachevé qu'il l'ait laissé attira l'attention de Romain Colomb quand il le découvrit dans les papiers inédits de son cousin. Il le mit au net, termina quelques phrases en suspens et le publia d'abord dans la Revue des deux Mondes le 1er septembre 1853, puis deux ans plus tard afin d'étoffer une édition un peu mince, dans les Chroniques italiennes. On avouera que l'on ne s'attendait guère à l'y rencontrer. Il cornplèle au contraire fort heureusemenl ces Mélanges qui gardent toute leur unité en nous présentant sous de nouL'elles facettes le génie singulier de Stendhal. Henri MARTINEAU.
SALON DE 1824
Colomb avait rassemblé pour ses Mélanges d'Art et de Littérature, parus chez MichelLévy en 1867, les articles sur le Salon de Paris publiés par Stendhal dans le Journal de Paris du 29 août au 24 décembre 1824. Il n'en avait omis, on ne sait pourquoi, que le troisième article, celui sur le baron Gérard, et la Préface, écrite probablement en 1825, et qui était inédite quand il l'avait inséré dans son Edition de la Correspondance de Stendhal, en 1855.
Le lecteur trouvera ici le tout à sa place el collationné (pour les dix-sept articles, dont l'un parut en deux fois, et le préambule non chiffré) sur le Journal de Paris, où ils forment dix-neuf feuilletons, tous signés de la seule lettre A, qui, si les espoirs de Beyle se réalisèrent, lui furent payés chacun soixante-quinze francs.
H. M.
SALON DE 1824
PRÉFACE 1
(Critique amère du salon de 1834)
TROIS personnes, qui ne se connaissaient pas avant de travailler ensemble, ont été chargées de rendre compte, dans un journal, du Salon de 1824. Quelle que pût être la couleur de ce journal, on n'a demandé aux juges de l'exposition que de dire la vérité, chacun avec le plus d'esprit qu'il pourrait. Cette dernière condition m'a d'abord porté à refuser l'emploi mais, dès le surlendemain, le (1) Cette préface a été publiée par R. Colomb dans la Correspondance de Stendhal où elle accompagnait une lettre à M. Sutton Sharpe à Londres, que voici « Paris, le 23 janvier 1825. J'avais eu 1'intention de réimprimer, en brochure et avec une préface, les articles sur t'exposition de 1824, que J'ai mis, l'année dernière, dans le Journal de Paris. Ce projet n'a pas eu de suite. Ma préface, pour toute 'publicité, ne devant avoir qu'un lecteur, j'ai dû le choisIr dans le plus indulgent de mes amis. »
Le Salon de 1824 n'ayant pas paru en brochure la préface fut oubliée et n'a pas été reprise par Colomb lorsqu'il publia les articles de 1824. N. D. L, E.
plaisir de me voir imprimé tout vif m'a fait accepter avec reconnaissance: Mes opinions, en peinture, sont celles de l'extrême gauche. Comme MM. de Corcelles et Demarçay, j'ai souvent le plaisir de me voir tout seul de mon avis. Souvent la jouissance est encore plus vive.
Comme les honorables députés que je viens de me faire l'honneur de citer, j'ai la délicieuse satisfaction de voir que mes adversaires, quoique gens célèbres dans les salons, ne sachant que répondre à mes raisons, ont eu recours aux injures. On a dit que j'étais grossier, parce que j'ai le malheur de ne faire aucun cas des phrases élégantes et vides qui viennent de valoir l'Académie à M. Droz et la réputation d'homme éloquent à M. Villemain. J'ai compté dans le Constitutionnel et dans la Pandore cent quarante-deux formes d'éloges amphigouriques qui ne sont point à mon usage. Les sommités de la pensée, les nécessités de l'époque, les hautes sphères, etc., etc., ne se trouvent point, hélas, dans la présente brochure.
Un autre a dit que je critiquais un peintre parce qu'il était pauvre; une telle infamie ne mérite pas de réponse. Moi-même je suis pauvre, et j'estime beaucoup plus la pauvreté que la richesse.
Je m'ennuie toujours dans un salon quand le maître de la maison a cent mille livres de rentes.
Je n'ai jamais vu MM. Regnault, Taunay, Denou, Guérin, Lebarbier, Gros, Meynier, C. Vernet, Garnier, Lethière, Hersent, Bidauld, tous membres de l'Académie royale des Beaux-Arts seulement j'ai parlé une fois à M. le baron Gérard, dans l'atelier duquel j'eus l'honneur d'être reçu à la suite d'un ami. J'ai si peu de crédit, je vis tellement en dehors des supériorités de l'époque, que je n'ai pu obtenir une carte pour entrer au Musée le vendredi. Il est vrai qu'après avoir écrit à M. le comte de Forbin, directeur général des musées royaux, le billet qui est resté sans réponse, j'eus l'idée d'en faire une copie et de signer: Le vicomte N. Cet homme titré reçut, dès le lendemain, un billet dont, par délicatesse, je n'ai jamais fait usage car, enfin, il était obtenu sous un faux nom. Voilà, je pense, mon véritable titre à la qualité d'homme grossier, de vilain, de pauvre, en un mot. Je vais bien aggraver mon cas je dirai fort sérieusement que je regarde M. David comme ayant surpassé de bien loin les Mengs, les Battoni, les Solimène, les Reynolds, les West et tout ce que le dixhuitième siècle a de peintres renommés.
Il me semble que, pour trouver un rival à cet homme illustre, il faut remonter jusqu'au siècle des Carrache (1609). C'est une pitié qu'un tel peintre ne vive pas au milieu de nous mais, enfin, son grand caractère lui fera supporter le malheur de l'exil avec fierté, et, comme Napoléon avant Sainte-Hélène, on peut dire que l'infortune manquait à sa gloire.
Je vois plusieurs lecteurs froncer le sourcil. Je profiterai de l'occasion pour annoncer qu'il n'y a pas un mot de politique dans cette brochure. La postérité admire le Dante et ne s'informe pas, pour quelle bonne raison, après qu'il eut exercé la suprême magistrature à Florence, le parti du pape l'en bannit pour toujours. Le siècle à venir dira du peintre David Un tel homme devait faire exception. Et Napoléon a déjà dit A soixante-dix ans on est toujours innocenl en politique 1. Je sais fort bien que je vais être puni de ma hardiesse par les épithètes jacobin, bonapartiste, sans-culotte, valet de l'empire, etc., etc., etc. Le mépris des gens que je méprise m'est, indifférent. Le fait est que si j'avais des opinions à émettre, elles seraient centre gauche, comme celles de l'immense majorité, et que je 1. Mémoires de madame Campan.
suis trop jeune pour avoir été de rien dans la Révolution.
En 1789, un homme dédaigne de copier servilement ses prédécesseurs et trouve une nouvelle manière d'imiter la nature. Les applaudissements d'un siècle pointilleux et critique le proclament grand. A l'instant, la tourbe des imitateurs se précipite sur ses traces. Au lieu de chercher comme lui, dans la nature ou dans l'antique, les formes et les expressions de tête qui peuvent donner le plus grand plaisir à leurs contemporains, ils copient les tableaux de David, et, se retournant vers nous autres critiques, ils s'étonnent de ce que nous nous moquons d'eux. L'indignation les empêche de dormir, et voilà que le lendemain, dès sept heures du matin, au mois d'octobre, ils montent en voiture et vont successivement frapper à la porte de tous les bureaux de rédaction des journaux de Paris.
Ce sont justement ces courses matinales et les beaux articles unanimes qu'elles ont produits, qui m'ont donné l'idée d'imprimer les miens. Je serai, me suis-je dit, comme le paysan du Danube je serai singulier, original, nouveau, or, il nous faut du nouveau, n'en fut-il plus au monde.
Voici donc mes articles tels qu'ils étaient,
avant que mes deux collègues, MM. P. et L. eussent corrigé mes fautes de style et de convenances1. Je n'ai point de style, mais je pense tout ce que j'écris. Combien d'auteurs, à Paris, peuvent en dire autant ? Aussi ai-je le chagrin de n'être pas même de la Société de Géographie. V. E.2.
1 Les retranchements dont Beyle se plaint furent exigés, à ce qu'il parait, par la censure. (Note de Romain Colomb.) 2. Stendhal au début de cet artlele l'annonçait sous 1e pseudonyme de Van Eube de Molkirk. N. D. L. E.
MUSÉE ROYAL
EXPOSITION DE 1824.
JETONS 1 un premier coup d'oeil sur l'Exposition, en épargnant aujourd'hui les considérations générales au lecteur empressé de recueillir des jugements, pour établir le sien sur les tableaux les plus remarquables qui ont appelé déjà son attention. Ce premier aperçu n'ira pas au fond des questions c'est l'expression simple et sans art d'une première impression.
II paraît que, cette année, il existe deux partis très violents parmi les gens qui se mêlent de juger le Salon. La guerre est déjà commencée. Les Débats vont être classiques, c'est-à-dire ne jurer que par David, et s'écrier Toute figure petnte doit être la copie d'une statue, et le spectateur admirera, dût-il dormir debout. Le Constitutionnel, de son côté, fait de 1. Journal de Paris, dimanche 29 août 1824.
belles phrases un peu vagues, c'est le défaut du siècle mais enfin il défend les idées nouvelles. Il a l'audace de prétendre qu'il doit être permis à l'art de faire un pas, même après M. David, et que ce n'est pas le tout pour un tableau que de présenter une grande quantité de beaux muscles dessinés bien correctement c'est une étrange prétention de vouloir que l'Ecole française soit immobilisée comme un coupon de rentes, parce qu'elle a eu le bonheur de produire le plus grand peintre du dix-huitième siècle, M. David. Ce qui m'a frappé, dès mon entrée dans la grande salle d'exposition, c'est une espèce de duel entre deux réputations à peu près du même genre, entre deux peintres aimés du public, et qui font beaucoup d'argent, MM. Granet et Horace Vernet. Le Ca.rdinal Aldobrandini, de M. Granet, se présente à côté d'une bataille de M. Horace Vernet.
La pose du dominicain tenant à la main un immense chapeau est tout à fait gauche ce grand homme a les manières d'un paysan grossier le cardinal est presque ridicule, et le spectateur le moins attentif peut saisir ce ridicule il n'a qu'à regarder les mains du cardinal. Est-ce ainsi que les mains d'hommes paraissent à la distance où le peintre nous a placés ? Cela est
peint comme la fresque que l'on voit à cent pieds de distance. On peut dire que les visages n'ont pas figure humaine il est incroyable qu'un homme d'esprit, qu'un homme d'un grand talent se trompe à ce point redemandons des capucins à M. Granet.
J'ai vu deux ou trois mille balailles en peinture j'en ai vu deux ou trois en réalité, et cela me suffit pour proclamer un chefd'œuvre, celle de M. Horace Vernet, à côté du tableau de M. Granet. Il y a plus de vérité et de nature, dans le ciel seulement de ce tableau, que dans vingt paysages consacrés par l'admiration des connaisseurs.
Au-dessus de cette bataille, il y a un Cardinal interrogeant Jeanne d'Arc dans sa prison, tableau qui fera un nom à son auteur. Le cardinal, vêtu de rouge et commodément assis au fond de cette froide prison, a toute l'insensibilité, toute l'astuce désirables. La pauvre Jeanne d'Arc, au contraire, enchaînée sur son lit de douleur, proteste de la vérité de ses réponses, avec toute la franchise et la chaleur d'une âme héroïque. Le mouvement de cette figure fait un beau contraste avec l'air excessivement fin de l'interrogateur.
En entrant dans le grand salon, vous trouverez à droite, contre la porte, d'abord
un portrait un peu malériel de M. Gros, et, plus loin, la tête d'une mère recevant les caresses de son fils. Je recommande ce second tableau à toutes les mères. Celle-ci s'appelle Andromaque, et son fils Astyanax. Quel délicieux sourire chez la mère comme il a bien tout le sérieux d'un attachement profond, et quel joli contraste avec la gaieté de l'enfant Les classiques de la peinture diront que ce tableau est cotoneux, que les formes d'une femme, placée derrière, ne sont pas bien choisies mais regardez cette tête de mère à six pas de distance, et vous pleurerez avec moi la mort du grand peintre qui fit apparaître en France ces sortes de têtes Cherchez un autre tableau de Prud'hon, un Christ sur la croix.
Une toile immense représente des Romains rendant les derniers devoirs aux ossements laissés dans une vallée de la Westphalie par les légions de Varus. Voilà un tableau qui sera loué par le Journal des Débats.
Il y a des parties superbes dans la Sainte Geneviève distribuant ses biens aux pauvres pendant une famine, tableau de M. Schnetz. Voilà un peintre qui a de la couleur quel dommage que cette toile soit frappée du grand défaut de l'Ecole française, le manque de clair-obscur!
Ajoutez à ce tableau de grandes ombres et de grandes parties claires, comme dans la Communion de saint Jérôme du Dominiquin, et mille spectateurs s'y arrêteront. Mais je vois dans M. Schnetz tout le fond d'un grand peintre il a la vérité, et ce n'est pas peu dire par le temps qui court. Voyez son Pâlre dans la campagne de Rome. Je parlerai de portraits M. Belloc a peint S. A. R. madame la duchesse de Berri avec une grande légèreté de touche et de formes; Le portrait de M. Lanjuinais par M. Rouillard est fort bon. J'ai été vivement touché par la Jeune fille soignant sa mère malade, de M. Scheffer, galerie d'Apollon. Un petit tableau de M. Gudin représente avec une effrayante vérité les vagues d'une mer en courroux. Encore une fois, honneur à la vérité nous en avons un pressant besoin dans l'état actuel de notre Ecole mais le public pardonnerait-il à qui oserait la dire ?
Premier article 1
JE sors de l'exposition, je me suis bien gardé, en entrant au Louvre, d'acheter le livret qui révèle le sujet des tableaux, et qui donne le nom des auteurs. Je voulais que mes yeux, indépendants des vaines réputations, ouvrages du temps passé que je n'estime guère, ne fussent attirés que par le vrai mérite.
M. Sigalon, jeune homme inconnu jusqu'ici, se présente avec un tableau qui peut commencer une haute renommée, En présence du féroce Narcisse, affranchi de Néron, une empoisonneuse fait sur un esclave l'essai du poison qui doil faire périr le noble Britannicus. Ce tableau frappe et entraîne d'abord. Le Narcisse est d'une grande beauté les formes de l'esclave qui meurt sont mesquines la poitrine surtout me semble pauvre cela rappelle les figures de grande dimension du Poussin. Le fond du paysage à droite est confus. L'empoisonneuse est bien le crime doit., en effet, se trahir par des contorsions, chez un sexe éminemment mobile. Cette figure rappelle la Meg-Mérillies de Walter Scott. M. Sigalon a manqué de goût, en présen1. Journal (le Paris, mardi 31 août 1824.
tant à nu la poitrine de ce personnage il faut laisser ces horreurs à Rubens. Une toile immense, signée Abel de Pujol, présente Germanicus rendant les derniers devoirs aux ossements des Romains qui périrent avec Varus. Voilà l'Ecole française telle qu'elle était il y a deux ans. Un soldat romain, caché dans les bois, rapporte à Germanicus l'aigle de sa légion. On ne devinerait jamais le costume qu'a choisi ce soldat qui cache sa vie depuis si longtemps dans les forêts si froides de la Westphalie. Il est entièrement nu car il faut du nu aux élèves de David. Germanicus se fait remarquer par un air sentimental qui peut être fort touchant aujourd'hui, mais qui, par malheur, n'était pas encore inventé du temps de Tibère. D'ailleurs, il s'agit ici d'une cérémonie religieuse, c'est-à-dire de tout ce qu'il y avait de plus simple et de plus imposant chez le peuple-roi. On trouve des parties supérieurement dessinées dans ce tableau il y en a d'assez bien peintes; peu de personnes le regardent.
Si un génie venait nous offrir de nous faire apparaître la cour de Louis XIV, avant les désastres de la guerre de la Succession, au moment où la puissance de ce grand roi faisait trembler l'Europe, quel Français ne courrait pas contempler
avec avidité les traits de ce monarque qui changea le caractère de son peuple ? Quel Français ne brûle pas de connaître les hommes illustres qui aidèrent Louis XIV à être le plus grand roi du monde ? Le talent de M. Gérard vient d'accomplir ce miracle. Ce peintre célèbre nous montre Louis XIV disant à ses courtisans « Messieurs, voici le roi d'Espagne. »
Toutes les têtes françaises de ce beau tableau sont des portraits et cependant, grâce au pinceau de M. Gérard, toutes atteignent à la noblesse de l'histoire. Dans quelque partie du palais du roi que ce bel ouvrage trouve sa place, il attirera les regards. C'est une bonne fortune pour un cœur français que de trouver réunis, par un grand maître, les portraits de tous ces hommes célèbres, Villars, d'Aguesseau, Berwick, Bossuet, Torcy, Boileau, etc., etc., qui, dès notre plus tendre jeunesse, firent palpiter nos cœurs au souvenir du grand siècle et du grand roi.
Le public fait foule devant une Bataille de M. Horace Vernet on admire son magnifique Portrait du maréchal GouvionSaint-Cyr cela est peint avec une facilité étonnante. Jeanne d'Arc interrogée par un cardinal, une Andromaque de Prud'hon, plusieurs marines de Vernet, ont un grand succès. Il y a un Massacre de Scto, de
M. Delacroix, qui est en peinture ce que les vers de MM. Guiraud et de Vigny sont en poésie, l'exagération du triste et du sombré. Mais le public est tellement ennuyé du genre académique et des copies de statues si à la mode il y a dix ans, qu'il s'arrête devant les cadavres livides et à demi terminés que nous offre le tableau de M. Delacroix.
Ce n'est qu'en sortant du Salon, les yeux fatigués de tant de couleurs crues, que j'ai ouvert le livret, et appliqué des noms aux jugements qu'on vient de lire. Mais qui êtes-vous, me dira-t-on, pour oser parler des arts avec si peu de modestie et un ton si tranchant ? Etes-vous un artiste ? avez-vous fait vos preuves au Salon par deux ou trois tableaux sifflés ? En ce cas, je vous écouterais avec une sorte de respect. II y a quelque trente années, plus ou moins, répond l'auteur du présent article, que je naquis sur les bords si vantés du Rhin, non loin de Coblentz. Je fus élevé pour une profession qui a des rapports intimes avec le dessin, et de bonne heure je partis pour Rome. Je devais y passer quinze mois, je m'y suis oublié dix ans. Devenu indépendant, j'ai résolu de voir ce Paris que l'amabilité de ses habitants et les agréments de sa littérature ont placé si haut dans l'estime de
l'Europe, et qui, dans le fait, en est la seule capitale. A peine arrivé depuis quelques mois, on m'offrit de juger l'exposition de 1824 dans un journal. Je m'enquiers du nombre des abonnés de ce journal, et nullement de ses doctrines politiques, car j'ai des opinions tranchantes sur tout, je dois cet aveu sincère au lecteur c'est là le principal défaut qui me rend peu agréable dans le monde, et je n'ai nulle envie de m'en corriger. Satisfait de mon humble fortune, plein d'orgueil et ne demandant rien, je ne ménage que ce que j'aime, et je n'aime que le génie. Vous n'aimez donc personne ? s'écrie-t-on de toutes parts. Pardonnez-moi j'aime les jeunes peintres qui ont du feu dans l'âme, de la franchise dans l'esprit, et qui n'attendent pas, en secret, leur fortune et leur avancement futur des soirées ennuyeuses qu'ils vont passer chez madame une telle, ou de la partie de whist qu'ils ont quelquefois l'honneur de faire avec monsieur un tel. Du reste, je n'ai pas l'honneur de connaître personnellement un seul des peintres dont je vais parler je sais qu'en général les artistes, en France, ont un caractère fort estimable il y a de l'indépendance dans leur conduite, de l'esprit, beaucoup d'esprit dans leurs discours, et peut-être plus de sensibilité
dans leurs âmes qu'on n'en voit paraître dans leurs tableaux.
Après cette déclaration sincère, je prie l'amour-propre des 1.152 artistes qui ont exposé cette année, de considérer qu'un feuilleton n'est pas un livre. Chacun de ces messieurs méprise sincèrement le talent de mille de ses collègues au moins je suis moins coupable, mes préventions sont moins vastes, mais le livre où j'écris est bien court.
Nous sommes à la veille d'une révolution dans les beaux-arts. Les grands tableaux composés de trente figures nues, copiées d'après les statues antiques, et les lourdes tragédies en cinq actes et en vers, sont des ouvrages fort respectables sans doute mais, quoi qu'on en dise, ils commencent à ennuyer, et, si le tableau des Sabines paraissait aujourd'hui, on trouverait que ses personnages sont sans passion, et que par tous pays il est absurde de marcher au combat sans vêtements. Mais tel est pourtant l'usage dans les bas-reliefs antiques s'écrient les classiques de la peinture, ces gens qui ne jurent que par David, et ne prononcent pas trois mots sans parler de style. Et que me fait à moi le bas-relief antique ? tâchons de faire de la bonne peinture moderne. Les Grecs aimaient le nu nous, nous ne le voyons
jamais, et je dirai bien plus, il nous répugne.
Négligeant les clameurs du parti contraire, je vais dire au public, avec franchise et simplesse, ce que je sens sur chacun des tableaux qu'il honorera de son attention. Je donnerai les raisons de ma façon de voir particulière. Mon but est de faire en sorte que chaque spectateur interroge son âme, se détaille sa propre manière de sentir, et parvienne ainsi à se faire un jugement à lui, une manière de voir modelée d'après son propre caractère, ses goûts, ses passions dominantes, si tant est qu'il ait des passions, car malheureusement il en faut pour juger des arts. Détromper1 également les jeunes peintres de l'école de David et de l'imitation d'Horace Vernet, voilà mon second objet c'est l'amour de l'art qui m'inspire. L'homme éminemment raisonnable, l'esprit juste, a toute mon estime dans la société il sera excellent magistrat, bon citoyen, bon mari, estimable enfin de toutes les manières, et je lui porterai envie partout, excepté dans les salons de l'exposition. C'est le jeune homme à l'œil hagard, aux mouvements brusques, à la toilette
1. Les Mélanges d'art et de littérature (1867) ont imprimé détourner. N. D. L. E.
un peu dérangée dont j'aime à suivre la conversation au Louvre. Je viens de surprendre ce matin vingt jugements sur autant de tableaux marquants, que, sans la peur de passer pour un homme qui entend trop bien, je me serais hâté de recueillir sur mes tablettes. Les mêmes idées me reviendront peut-être, mais jamais je n'aurai le secret de les exprimer avec ce feu et ce bonheur.
Deuxième article 1
E suis allé, il y a huit jours, dans la J rue Godot-de-Mauroy pour chercher un appartement. J'ai été frappé de l'exiguïté des pièces; et, comme c'était précisément ce jour-là qu'on m'avait proposé d'écrire sur la peinture dans le Journal de Paris, l'esprit préoccupé de l'honneur insigne que j'allais avoir de parler au public le plus difficile de l'Europe, j'ai pris dans mon portefeuille une note que j'ai faite de la hauteur et de la largeur des tableaux les plus célèbres. Comparant les dimensions de ces tableaux avec celles des chambres fort petites que le proprié1. Journal de Paris, jeudi 2 septembre 1824.
taire me faisait parcourir « Le siècle de la peinture est passé, me suis-je dit à moi-même en soupirant il n'y a plus que la gravure qui puisse prospérer. Nos mœurs nouvelles, en abattant les hôtels, en démolissant les châteaux, rendent impossible le goût des tableaux la seule gravure est utile au public, et par conséquent peut être encouragée par lui. » Le propriétaire m'a regardé d'un air étonné j'ai compris que j'avais parlé haut, et sans doute il me prenait pour un fou. Je me suis hâté de le quitter. A peine rendu à moi-même, une autre pensée m'a frappé. Le Guide, l'un des coryphées de l'école de Bologne, celui de tous les grands peintres d'Italie dont les têtes se sont peut-être le plus rapprochées de la beauté grecque, le Guide était joueur, et, vers la fin de sa carrière, il faisait, jusqu'à trois tableaux en un jour. Cent sequins et quelquefois cent cinquante étaient le prix qu'il en retirait. Plus il travaillait, plus il avait d'argent. A Paris, plus un peintre travaille, plus il est pauvre. Pour peu qu'un jeune artiste ait d'amabilité, et, en général, les jeunes artistes sont aimables ils aiment la gloire avec tant de naïveté, et ils avouent cet amour avec tant de grâce pour peu, dis-je, qu'un jeune peintre ait d'esprit de conduite, il parvient facilement, dans
l'intervalle d'une exposition à l'autre, à former quelque liaison avec les rédacteurs d'un journal il expose, et, quelque dénués de tout mérite que soient ses tableaux, quelque air gauche qu'aient ses héros, il a lui-même l'air si poli, on le verrait si malheureux d'entendre la vérité, qu'il trouve toujours quelque bon journal qui le loue et le trompe. Il voit donc ses tableaux annoncés avec emphase, ce sont de petits chefs-d'œuvre, mais jamais ils ne sont achetés. Or, pour faire un tableau, il faut des modèles, c'est une dépense plus considérable qu'on ne croit il faut des couleurs, des toiles, enfin il faut vivre. Un jeune peintre de l'Ecole actuelle ne peut satisfaire à ces premières conditions de son art qu'en faisant des dettes, toujours acquittées avec honneur c'est une justice que je rends avec plaisir au caractère de ces jeunes gens mais enfin, ce jeune peintre, réduit à rapporter ses tableaux chez lui après l'exposition, ne vit que d'illusions, de privations, d'espérances déçues un beau jour, il découvre un moyen sûr d'avoir quelque aisance, c'est de ne plus travailler.
Certes, voilà une circonstance bien extraordinaire dans l'histoire de l'art, et de laquelle l'on ne se douterait guère à voir le ton emphatique des feuilletons ordinaires sur l'exposition. Là, comme
partout, l'hypocrisie dans les idées conduit au malheur dans la vie réelle. Mais le jeune peintre, qui vient de s'enrichir en jetant ses pinceaux par la fenêtre, a trente ans mais la plus belle moitié de sa vie a été perdue, ou du moins consacrée à acquérir un talent qu'il abandonne que faire ? que devenir ? Ma plume se refuse à énumérer les tristes réponses à ces questions. Voilà le funeste résultat des encouragements excessifs accordés à la peinture par le budget du ministère de l'intérieur voilà ce que produisent en partie, contre l'intention même qu'on se propose, les concours académiques, les voyages à Rome. Je vois partout dans ces concours des artistes âgés, gravement occupés à juger si des jeunes gens ont plus ou moins bien imité leur propre manière de peindre. Vingt élèves de David sont rassemblés pour examiner le tableau d'un jeune homme. Si, comme Prud'hon, ce jeune peintre a du génie et dédaigne de copier David, dont la manière ne satisfait pas aux besoins de son âme, les élèves de David, constitués en dignité, déclarent par un arrêt unanime et assurément fort respectable aux yeux du public que Prud'hon n'a aucun talent. Voyez, dans un autre genre, le cas que fait le public des discours et poèmes que l'Académie française ne se lasse pas de couronner
chaque année qui les lit ? qui s'en occupe ? quelle place les discours couronnés depuis cinquante ans tiennent-ils dans les bibliothèques ? Cependant, il me semble que messieurs de l'Académie française valent messieurs de l'Académie des beaux-arts. La seule différence, c'est que le public y voit clair en littérature. Et, d'ailleurs, un public spirituel et malin, un publie français se moquera toujours de juges appelés à prononcer dans leur propre cause. Des académiciens cherchent toujours à voir dans les ouvrages d'un jeune candidat, s'il travaille dans leur système, s'il imite leur manière or le génie n'imite personne, et des académiciens moins que personne. Vous voyez le ridicule fondamental de tous ces concours dans lesquels une collection d'artistes de cinquante ans est appelée à juger les ouvrages des jeunes gens. Aussi l'opinion publique n'intervient guère dans ces jugements mais quand on le voudra sincèrement, on trouvera un moyen raisonnable de l'interroger. Alors aussi, on trouvera des acheteurs pour les tableaux couronnés. Dans l'état actuel des choses, le public n'aime que le genre de peinture qu'il peut juger librement.
Au fait, quel est le seul peintre qui, en 1824, s'enrichisse par son talent et d'une manière absolument indépendante du bud.
get de l'État ? M. Horace Vernet. Est-ce un bien, est-ce un mal pour l'école française ? C'est ce que nous examinerons un jour. En attendant, osons être sincères, les circonstances sont graves pour l'art sachons ne reculer devant aucune vérité, quelque peu flatteuse qu'elle soit pour le public en général, ou pour des particuliers fort connus.
J'espère qu'on ne fera pas à mon raisonnement la mauvaise chicane de lui opposer les peintres de portraits. Il faut à la vanité d'une ville de 720.000 habitants un certain nombre de ces artistes et c'est une chose agréable dans le monde de montrer son portrait fait par un peintre célèbre. Il me semble qu'on ne peut guère se dispenser en se mariant d'avoir le portrait en miniature de sa femme, et, dès qu'on arrive à une place ayant un costume un peu brillant il faut bien se faire peindre à l'huile. Voyez plutôt ce digne magistrat tout couvert d'un rouge éclatant dont M. Rouillard a entrepris de transmettre les traits à la postérité. Dans cinquante ans, ce portrait garnira les murs paisibles du quai de l'Institut, où je me procure souvent, pour la modique somme de cinq francs, les plus belles notabilités du siècle de Louis XV. Grâce à son étonnant costume, et grâce aussi au talent de M. Rouillard, ce portrait
pourra bien se payer vingt francs en 1880 mais on sent qu il serait ridicule à moi de le considérer comme objet d'art, et surtout comme objet d'art destiné à faire plaisir aux yeux. J'en reviens donc à ma proposition le seul Horace Vernet donne des jouissances réelles au public de 1824, puisque c'est le seul dont on se dispute les tableaux. MM. Gros, Guérin, Girodet, etc. ou bien n'ont plus à s'occuper de leur fortune, ou c'est au trésor de l'État qu'il vont toucher le prix de leurs beaux ouvrages. C'est, au contraire, chez des particuliers riches qu'un peintre comme le Dominiquin, comme Raphaël, comme Rembrandt, qui aurait su deviner le vrai goût de son siècle, irait toucher le prix de ses tableaux.
Troisième articles 1
M. GÉRARD
Corinne. Louis XIV et Philippe V, portrait de S. M., différents portraits.
C'EST un grand avantage pour un peintre que d'avoir à traiter un sujet neuf, et cependant généralement connu. Toute l'Europe lit et admire la Corinne de madame de StaeI, et c'est précisément avant que les imaginations eussent perdu le souvenir de ce beau passage du roman, Corinne improvisant au cap de Misène en présence de lord Oswald son amant, que M. Gérard s'en est emparé. Aussi le succès de son premier tableau de Corinne a-t-il rivalisé avec celui du roman. Les littérateurs de toutes les nations se sont empressés de rendre hommage au premier peintre du roi de France. En Allemagne, M. Schlegel, que nos voisins considèrent à juste titre comme leur critique le plus savant, comme l'écrivain qui sait le mieux apprécier le beau dans tous les genres M. Schlegel, l'ami de 1. Journal de Paris, jeudi 9 septembre 1824.
Ce troisième article qui se trouve à son ordre de date dans le Journal de Paris avait. été omis par Colomb dam son édition des Mélanges. N. D. L. E.
madame de Stael, et qui à ce titre avait des droits à traiter avec une justice sévère la traduction en peinture d'une des plus belles pages de son amie; M. Schlegel a consacré à la première Corinne de M. Gérard un article qui est un hymne. M. Gérard vient de reproduire dans de moindres dimensions ce premier tableau trop célèbre pour que j'aie besoin de le décrire. L'imagination des lecteurs me reprocherait de retracer faiblement un des souvenirs les plus brillants qu'ait laissés le salon de 1822. En faisant une réplique de son tableau, M. Gérard a cru devoir ajouter quelques personnages accessoires c'est une idée fort heureuse. Je ne sais si je me trompe, mais je crois le tableau de l'exposition actuelle supérieur à l'original.
Corinne me semble plus inspirée ce beau corps, si habilement dessiné sous des draperies harmonieuses, rappelle les proportions des plus belles statues grecques. On sent qu'une grande force anime cette poitrine vaste où l'air semble jouer avec tant de liberté, et cependant l'enthousiasme qui anime les traits de cette tête si noble est tout idéal et n'a rien de matériel, si j'ose m'exprimer ainsi. Ce n'est pas le délire qui devait animer Sapho, chantant des vers en présence de Phaon, son amant.
Je vois dans les yeux de Corinne le reflet des passions tendres telles qu'elles se sont révélées aux peuples modernes je sens quelque chose qui tient à l'enthousiasme sombre de Werther j'entrevois en un mot que cette femme inspirée marche à la mort par un chemin de fleurs. La partie faible du roman de madame de Stael, c'est Oswald, l'amant de Corinne. Jusqu'ici les femmes auteurs n'ont pas su donner à leurs figures d'hommes ce que madame de Stael appelait si bien la force dans le calme. Oswald, avec son air souffrant et triste, est l'un des moins bons personnages du tableau de M. Gérard. Aussi l'œil déserte-t-il bientôt ce froid habitant du Nord, cette triste victime de préjugés qu'il n'a ni la force de vaincre, ni le courage de suivre avec abandon, pour s'arrêter sur l'enthousiasme naïf et plein de bonheur de ce lazzarone qu'une heureuse inspiration du peintre a placé à l'angle du tableau, à la gauche du spectateur. La figure d'un jeune Grec qui écoute les yeux baissés me semble magnifique, cela peint admirablement la manière d'écouter passionnée des nations méridionales. Une femme du peuple, qui appelle les pêcheurs napolitains au plaisir de venir entendre cette belle femme qui improvise, rappelle le mouvement de certaines figures de
Raphaël dans l'incendie du Vatican. Deux femmes anglaises que I'oeil aperçoit au fond du tableau sont placées là, ce me semble, avec un art infini. Je lis dans ces figures froides et dédaigneuses le sort qu'éprouvera la pauvre Corinne lorsqu'elle aura quitté la belle Italie, pour aller s'engouffrer dans la terre des convenances, dans les froides régions du Nord voilà la traduction tout entière des belles pages de madame de Stael sur ces femmes du Nord si fidèles aux exigences de leur rang, si respectables, si recommandables, par leur talent de faire le thé. Je vois tout le sort de Corinne dans ces deux figures d'Anglaises il me semble leur entendre dire, en voyant une personne de leur sexe faire preuve d'un talent sublime Very shocking Very improper
Ce qui est tout à fait caractéristique de la belle Italie et parfaitement d'accord avec la peinture un peu exagérée que nous en a donnée madame de Stael, c'est que le seul homme qui soit franchement sensible au talent de Corinne, le seul dont l'enthousiasme n'est troublé par aucun souvenir étranger au bonheur qu'il éprouve, c'est un misérable qui n'attend que du hasard le pain de chaque jour. Aussi est-ce sur ce personnage si abject en apparence, mais admirablement rendu par les savants MÉLANGES D'ART. 4.
pinceaux de l'auteur, que l'œil du spectateur, après avoir parcouru rapidement tous les amis de Corinne, revient avec une sorte de sympathie, tant il est vrai que la passion sincère peut tout ennoblir. Le spectateur admire à loisir cette belle tête de Corinne, le chef-d'œuvre d'un grand peintre il se pénètre de la flamme qui jaillit de ses yeux si touchants, et quand son cœur trop ému a besoin de repos, il revient contempler l'admiration naïve du lazzarone napolitain. C'est que, de tous les personnages, c'est ce pauvre pêcheur qui, en dépit de la position sociale où le hasard l'a jeté, est plus en rapport avec notre sentiment intérieur. Quelle vérité dans toutes les parties du tableau Quel feu dans le geste de Corinne Comme cette figure se détache admirablement sur ce ciel de Naples, représenté au moment d'un orage, peut-être à l'instant d'une éruption, car la fumée du Vésuve commence à menacer Portici. Torre-del-Greco et les habitations voisines. Je le répète, cette réplique me semble supérieure à l'original, il y a peut-être plus de feu l'âme de Corinne y est tout entière. C'est le dernier effort du talent d'un peintre consommé dans son art.
Quel calme philanthropique, au contraire, quel caractère de tête grave et
sublime dans ce beau portrait du Roi, qui médite dans le silence de son cabinet la Charte qu'il va donner à ses peuples Le Roi travaille devant une table de bois grossier qui fut à Hartwell la compagne de son exil. On assure que la chambre de S. M. est rendue avec une vérité parfaite. J'y ai remarqué un détail bien flatteur pour M. Gérard parmi le petit nombre de gravures qu'un prince, appréciateur si savant de tous les produits de l'esprit humain, a fait placer dans la pièce qu'il habite de préférence, je trouve Homère guidé par un enfant, gravure célèbre d'un des tableaux de M. Gérard. Dans ce portrait la tête du Roi est traitée comme eût fait Rubens. Cette tête resplendissante de lumière et de physionomie anime cette toile immense, et quï eût paru trop vaste, si la tâche de l'animer par une seule figure eût été confiée à tout autre peintre. Dans un genre tout opposé, comment n'être pas séduit par la délicatesse des traits, la finesse de l'expression, le charme de mouvement que l'ceil charmé rencontre dans le portrait d'une belle étrangère, madame la comtesse de G.f ? Ce portrait, placé tout auprès de la tête inspirée de Corinne, démontre la flexibilité du talent du peintre. Ce coloris du Nord, ces traits que l'incarnat de l'émotion semble venir
si rarement animer, forment, ce me semble, un contraste admirable avec la tête toute passionnée de l'héroïne de madame de Stael. Voici la beauté telle qu'on aimerait à la rencontrer, sur le cap de Misène et en face du Vésuve voilà le charme délicat qui frappe et séduit dans un salon. Deux autres portraits de femmes, remarquables par le talent avec lequel M. Gérard a su rendre des yeux superbes, méritent et obtiennent les louanges des amateurs. Les opinions sont partagées, je l'avouerai, sur le portrait de M. le maréchal marquis de Lauriston. La tête est magnifique, pleine de vigueur et de grandiose, mais la partie inférieure du corps semble manquer de mouvements. Il faudrait peut-être quelques détails de muscles pour animer les jambes et les cuisses.
J arrive enfin au tableau capital de l'exposition. Louis XIV, sortant de son cabinet avec le jeune duc d'Anjou, dit aux personnes de distinction qui attendaient dans la galerie de Versailles Messieurs, voilà le roi d'Espagne. (La suite d demain.)
Louis XIV et Philippe. V1.
Louis XIV vient de prononcer ces mots Messieurs, voilà le roi d'Espagne. Aussitôt l'ambassadeur espagnol se jette à genoux, et baise la main de son roi. La figure de ce jeune prince est admirable, remplie de grâce et peinte avec un talent au-dessus de tous les éloges. Celle de Louis XIV est noble et calme. Une des grandes difficultés que ce sujet, si beau dans une narration historique, présentait à la peinture, c'était cette quantité d'habits brodés qui pouvaient sembler singuliers à nos idées modernes. J'ai remarqué, au contraire, que tous les spectateurs se récrient sur l'aisance parfaite avec laquelle les personnages de ce beau tableau semblent porter des vêtements qui seraient si gênants pour nous. Les étoffes sont rendues avec un art merveilleux, et quoiqu'elles soient chargées de broderies, quoique l'or et les plaques éclatent de toutes parts, la lumière ne papillote pas. Ce tableau de Louis XIV et Philippe V répond ainsi au reproche que quelques amateurs d'un goût difficile avaient adressé à l'entrée de Henri IV dans Paris, qui leur semblait éclairée avec une lumière de Diorama. L'air joue bien au contraire ]. Journal de Paris, vendredi 10 septembre 1824.
dans toutes les parties du tableau que nous décrivons, les figures se détachent et quoique le respect profond avec lequel les sujets de Louis XIV approchaient le plus grand roi du monde fût un obstacle invincible à ce qu'aucun d'eux se permît de laisser paraître le sentiment qui l'animait, le pinceau rempli de finesse de M. Gérard a su donner de l'esprit à tous ses personnages. Le spectateur devine facilement la part que chacun d'eux prend à la grande résolution que le roi rend irrévocable en ce moment par une démarche publique et qui va bientôt retentir dans toutes les parties de l'Europe. C'est avec orgueil qu'un cœur français pense qu'une démarche du roi va porter le trouble, les soucis, la crainte, dans tous les cabinets du monde. Que de courriers seront expédiés pour annoncer en hâte la cérémonie dont nous sommes témoins que de récits en seront faits par les divers ambassadeurs que de soldats vont marcher comme tout autre intérêt va pâlir en Europe à l'annonce de cette démarche du roi de France L'idée de la guerre mémorable qui, dès cet instant, est commencée conduit naturellement à chercher la noble figure du maréchal de Villars, le vainqueur de Denain. L'œil s'arrête avec plaisir sur le marquis de Torcy. Ce ministre habile, qui conduit
tant de négociations difficiles, explique quelques détails de la cérémonie actuelle à Boileau-Despréaux, auquel sa place d'historiographe donnait l'entrée du cabinet car tout est exact, tout est scrupuleusement historique dans le bel ouvrage qui nous occupe. Un personnage auguste a, dit-on, daigné servir de guide au crayon du peintre toutes les figures de Français sont des portraits. Ces détails, généralement connus, ajoutent au charme avec lequel le public contemple ce bel ouvrage. II fait foule tous les jours, mais le vendredi et le samedi il devient impossible d'aller plus avant dans la grande galerie où il est placé tous les cœurs comprennent Corinne, mais il faut se rappeler parfaitement les diverses anecdotes du règne de Louis XIV pour goûter les détails pleins de finesse et de vérité que l'esprit du peintre a placés dans cette toile. Par exemple, un œil exercé saisit une nuance de malice et d'ironie, mais d'ironie telle qu'on pouvait se la permettre dans le grand cabinet de Louis XIV, et en présence du Roi, dans les traits de ce duc d'Orléans, si connu par son courage et son esprit frondeur, et le simple toast qu'il porta à un souper qu'il donnait au bivouac en Espagne, toast qui lui valut son rappel et une disgrâce éclatante.
Toutes les parties de ce tableau annoncent un peintre consommé l'harmonie en est admirable. La figure de l'ambassadeur espagnol, son action frappante et singulière, le manteau sombre qui le couvre, tout contribue à séparer admirablement le groupe formé par les princes, du reste des courtisans. Il est bien rare de trouver dans un tableau français l'art de reposer ainsi la vue.
Je me permettrai une légère critique. M. Gérard a donné une taille élancée à Monsieur frère de Louis XIV or, les Mémoires de sa seconde femme, la duchesse Elisabeth d'Orléans, disent positivement que ce prince était de petite taille, et ces mémoires sont sinon les plus élégamment écrits, du moins les plus vrais que l'on puisse consulter sur la cour de Louis XIV. Je continue à critiquer. Comment se fait-il que trente Français réunis se trouvent tous avoir des nez aquilins ? Un homme de l'esprit de M. Gérard devait-il se laisser gagner par l'affectation à la mode parmi les courtisans et les peintres du siècle de Louis XIV ? Et n'est-ce pas comme si la postérité, sur la foi de nos peintres de portrait actuels, allait s'imaginer que, vers le commencement du dix-neuvième siècle, toutes les femmes de la haute société de Paris avaient l'air sentimental, tous les
hommes le regard fixe et militaire ? La magnifique figure de Bossuet, pleine de génie et de caractère, forme un noble contraste avec l'humilité sans bornes du cardinal italien qui se prosterne. II me semble que les spectateurs de vendredi dernier auraient désiré un peu plus d'esprit, dans la figure du Grand Dauphin. Tous au contraire rendaient justice à la physionomie du duc de Bourgogne, élève de Fénelon, dont l'air souffrant annonce qu'il va être ravi à la France. Plusieurs spectateurs regrettaient de ne pas trouver Fénelon dans ce tableau, mais à cette époque Fénelon était exilé à Cambrai. Quelques spectateurs trouvaient que plusieurs personnages manquaient de ce que les artistes appellent, en terme d'atelier, le derrière de tête.
Mais, je le répète, ce sujet est le plus difficile qui ait jamais été présenté au génie d'un grand peintre hors de France, il était impossible de trouver un artiste qui osât l'entreprendre, c'est une justice que je me plais à rendre à notre école, que je n'aurai que trop d'occasions de blâmer, et M. Gérard s'est tiré de tant de difficultés d'une manière qui doit accroître encore son immense réputation.
Quatrième article 1
PROCÈS DE L'ÉCOLE DE DAVID. M. STEUBE. M. COGNIET. M. AUVRAY.
JETEZ en prison l'homme le plus ordinaire, le moins familiarisé avec toutes les idées d'art et de littérature, en un mot un de ces oisifs ignorants qui se rencontrent en si grand nombre dans une vaste capitale, et dès qu'il sera revenu de la première peur, déclarez-lui qu'il aura sa liberté, s'il est en état d'exposer au Salon une figure nue, parfaitement dessinée d'après le système de David. Vous serez tout étonné de voir le prisonnier à l'épreuve reparaître dans le monde au bout de deux ou trois ans. C'est que le dessin correct, savant, imité de l'antique, comme l'entend l'Ecole de David, est une science exacte, de même nature que l'arithmétique, la géométrie, la trigonométrie, etc., c'est-à-dire qu'avec une patience infinie, et le brillant génie de Barème, on parvient en deux ou trois ans à connaître et à pouvoir reproduire avec le pinceau la conformation et la position exacte des cent 1. Journal de Paris, dimanche 12 septembre 182
muscles qui couvrent le corps de l'homme. Pendant les trente années qu'a duré le gouvernement tyrannique de David, le public a été obligé de croire, sous peine de mauvais goût, qu'avoir eu la patience nécessaire pour acquérir la science exacte du dessin, c'était avoir du génie. Vous souvient-il encore des beaux tableaux de figures nues de madame* ? Le dernier excès de ce système a été la Scène du déluge par M. Girodet, que l'on peut aller voir au Luxembourg.
Mais je reviens au prisonnier que nous avions jeté dans une tour du Mont-SaintMichel. Dites-lui « Vous serez libre quand vous saurez rendre d'une manière reconnaissable pour le public le désespoir d'un amant qui vient de perdre sa maîtresse, ou la joie d'un bon père qui voit reparaître son fils qu'il croyait mort » et le malheureux se trouvera par le fait condamné à une prison perpétuelle. C'est que, malheureusement pour beaucoup d'artistes, les passions ne sont pas une science exacte, à laquelle le plus ignorant puisse atteindre. Pour être en état de peindre les passions, il faut les avoir vues, avoir senti leurs flammes dévorantes. Remarquez bien que je ne dis pas que tous les gens passionnés sont de bons peintres je dis que tous les grands artistes ont été des hommes passionnés.
Et cela est également vrai dans tous les arts, depuis le Giorgion mourant d'amour à trente-trois ans, parce que Morto de Feltre, son élève, lui a enlevé sa maîtresse, jusqu'à Mozart, qui meurt parce qu'il s'imagine qu'un ange, caché sous la figure d'un vieillard vénérable, l'a appelé au ciel.
L'école de David ne peut peindre que les corps; elle esl décidément inhabile d peindre les âmes.
Voilà la qualité, ou plutôt l'absence de qualité qui empêchera tant de grands tableaux portés aux nues depuis vingt ans d'arriver à la postérité. Ils sont bien peints, ils sont savamment dessinés, à la bonne heure mais ils ennuienl. Or, dès que l'ennui paraît dans les beaux-arts, tout est fini.
Essayez de passer devant Agar el Ismaël chassés par Abraham, tableau du Guerchin, dans la galerie de Florence, vous êtes arrêté vous vous sentez saisi par une émotion profonde. Le Guerchin n'est cependant qu'un pauvre peintre du second ordre, et même l'un de ceux que j'ai vus le plus méprisés par la suffisance orgueilleuse et le dédaigneux sourire des élèves de David. Je vais donner des armes contre moi j'avouerai que, dans le tableau que je cite, et dont la gravure se. trouve partout, le
petit Ismaël est vêtu à l'espagnole quel péché irrémissible contre le costume Il y a plus, on ne voit pas une seule figure nue dans ce tableau tout le monde est vêtu. Mais jamais aucun peintre vivant n'a fait d'yeux comme ceux de la pauvre Agar, qui jette un dernier regard sur Abraham, avec un reste d'espoir que peut-être il la rappellera.
L'on va crier à l'injustice, au dénigrement eh bien cherchez au Salon de cette année quelque tableau qui exprime d'une manière vive et reconnaissable pour le public une passion du cœur humain, ou quelque mouvement de l'âme C'est une expérience fatale que j'ai tentée hier samedi avec trois amis. Dès que l'on considère l'exposition actuelle sous ce point de vue, dans quel abandon ne se trouve-t-on pas au milieu de plus de deux mille tableaux ? Je demande une âme à la peinture, et ce peuple de figures, de tant de nations différentes, de tant de formes diverses, pour l'invention desquelles on a mis à contribution l'histoire, la fable, les poèmes d'Ossian, les voyages de M. de Forbin, etc., etc., tout cela, dès que je cherche une âme, n'est plus à mes yeux qu'un vaste déserl d'hommes.
Je distingue de loin des figures qui se livrent à une action propre à éveiller tous
les sentiments passionnés qui, dans le courant de la vie habituelle, dorment au fond du cœur de l'homme je m'approche, je trouve des personnages impassibles, à peu près comme le Romulus du tableau des Sabines de M. David. Cet homme combat pour son trône et pour sa vie il se rencontre les armes à la main vis-à-vis du rival qui veut lui arracher l'un et l'autre, et pourtant il ne songe qu'à faire le superbe1, à nous montrer ses beaux muscles, et à déployer de la grâce à lancer un trait. Il n'y a pas un de nos soldats qui, en se battant obscurément, pour être estimé de sa compagnie, et sans nulle haine personnelle assurément contre l'ennemi qu il attaque, n'ait vingt fois plus d'expression. Romulus devrait nous présenter l'idéal de l'homme passionné pour le pouvoir, se battant pour tout ce qu'il avait de plus cher hé bien, sous le rapport de l'âme, il est au-dessous de la réalité la plus vulgaire Romulus n'a d'idéal que dans la forme de ses beaux muscles correctement imités de l'antique. Qu'on ne s'y trompe point, c'est uniquement par politesse, et pour ne point affliger les amis d'artistes fort estimables personnellement, que je suis allé chercher mes 1. L'édition d9 1867 des Mélanges d'art et de littérature Imprime le beau. N. D. L. B.
exemples si loin et dans les œuvres d'un grand peintre qui ne lira pas le présent article. J'aurais pu choisir mes citations plus près de moi mais le lecteur saura faire l'application de ce que j'ai dit à ce qu'il voit ailleurs, et je suis heureux de donner ainsi à ma critique une forme inoffensive pour des artistes qui ont pu se tromper cette année, sans nous faire entièrement désespérer de leur avenir. Veut-on savoir ce qu'on trouve sans cesse au Salon de cette année au lieu de l'expression ? L'IMITATION DE TALMA.
Qu'est-ce, par exemple, ce Serment des irois Suisses, jurant la liberté de leur patrie, par M. Steube ? Je trouve un effet de lune et de brouillard dans les hautes montagnes assez bien imité, je le dis avec plaisir mais rien au monde de plus facile que de telles imitations la raison en est fort simple nous avons observé l'effet de lune, que nous présente M. Steube, huit ou dix fois peutêtre en notre vie le souvenir qui nous en reste est bien confus, c'est pour cela précisément que, pour peu que cet effet soit rendu avec quelque mérite, nous crions au miracle. Que trouvé-je dans les figures des trois héros suisses ? Mon cœur est-il touché par quelque chose de vrai et de pris réellement dans la nature ? Hélas! non je ne vois que la copie d'une imitation.
Ces trois héros, qui se dessinent noblement, ne sont que trois copies de Talma pris dans des rôles différents. Talma faisant ces gestes, qui à la scène ne durent qu'une seconde, serait superbe ces gens-ci, faisant à demeure les gestes fugitifs de Talma, n'ont l'air que d'histrions. Je n'y vois nulle simplicité, nulle naïveté. Je conçois qu'on s'égare dans notre siècle en voulant peindre des héros mais enfin M. Steube n'a donc jamais lu Plutarque ?
Voulez-vous deux autres copies de Talma, mais en grand ? Allons voir Marius à Carthage, par M. Cogniet. L'envoyé du prêteur Sextilius et Marius ne sont encore que deux êtres dominés par l'enthousiasme tragique, et qui ne songent qu'à être bien applaudis du parterre. Tout ce qui est simple, tout ce qui est naïf, est soigneusement évité par le grand acteur cherchant à imiter la nature, et il a raison. Le simple et le naïf sont, au contraire, les trésors de la peinture.
Désirez-vous un autre Talma, mais moins bien imité ? Je vous le présente dans le Saint Louis prisonnier, de M. Auvray. Il est copié sur Lafon, dans telle tragédie [le Louis IX de M. Ancelot] 1.
Je pourrais citer vingt tableaux de ce 1. Addition des Mélanges d'art de 1867.
genre, par exemple, et pour le dernier, le Grand Condé prisonnier à Vincennes, el arrosant des œillets (galerie d'Apollon). Ce héros est tellement occupé à regarder le ciel d'un air tragique, et comme Talma dans Œdipe, qu'il n'aperçoit pas que la main qui gagna des batailles arrose le sable de l'allée et non pas le vase d'œillets1. Cinquième arlicle 2
MM. COGNIET, THOMAS, LETHIÈRE, SCHEFFER, HAYEZ, SCHNETZ.
EN vérité, si j'avais l'honneur d'être le public, je ne croirais pas à la moitié des louanges que distribuent aux tableaux exposés cette année les articles sur le Salon, je dis même les articles les plus véridiques, même ceux du Journal de Paris. J'avais écrit hier que tel portrait 1. On a pu lire plus haut, au cours de la « Préface de l'Éditeur ce que rapporte R. Colomb des attaques que valurent à Stendhal les opinions énoncées dans le présent article. Voici sur ce sujet quelques renseignements complémentaires Le Drapeau Blanc, journal de la politique. de la littérature et des théâtres, parut de juin 1819 au 2. Journal de Paris, jeudi 16 septembre 1824. Ce même article a été reproduit par erreur dans le numéro du 29 septembre du même journal. N. D. L. E.
fort en vue n'en était pas moins fort mauvais. J'envoie mon article aux amis qui ont la bonté de corriger les fautes de langue, qu'en ma qualité de Brabançon élevé en Italie, je laisse échapper trop souvent. Je reçois en réponse ce matin une mercu26 juillet 1830. A. Martainville, qui avait été un de ses fondateurs et en était le rédacteur en ohef, en prit la direction le 15 juillet 1829. En 1824 Martainville y pariait sous sa signature du Théâtre-Français, du second Théâtre-Français, de l'Opéra-comique il y donnait des variétés historiques et des articles politiques. Mais o'est dans une suite de lettres sur les « Beaux-Arts, Exposition de 1824 », adressées à M. B. à Rome, et seulement signées de la lettre F., que l'article de Stendhal, paru daM le Journal de Paris du 12 septembre 1824, fut vivement pris à parti. Toute la sixième lettre sur les Beaux-Arts, en date du 29 septembre n'était qu'une longue critique dont voici les principaux passages
« Lorsque nous déplorions ensemble la perte de cet artiste célèbre [Canova] dont le génie était parvenu à t'identifier avec celui des Phidias, des Praxitèle, et à s'approprier les principes qui dirigeaient ces grands hommes dans la haute science du dessin nous étions loin de prévoir qu'on trouverait un jour dans une feuille périodique (Journal de Paris du 12 septembre) une recette aussi simple que facile pour réparer de pareilles pertes. Je m'emprçsse de vous la communiquer; et comme Il n'y a pas d'inconvénient à accroître le nombre des grands dessinateurs, vous pourrez en faire part à vos, amis et spécialement aux jeunes artistes auxquels vous vous intéressez.
Voulez-vous savoir maintenant sur quelle base repose l'efficacité de cette recette chef-d'œuvre de raisonnement ? C'est une similitude, ou, pour mieux dire, une comparaison
Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d'étude Une comparaison qu'une similitude. MOLIÈRE. C'est que le dessin correct, savant, imité de l'antique, comme t'entend l'école de David est une science exacte,
riale de trois pages. D'abord, le personnage dont je me suis avisé de critiquer le portrait a toutes les vertus il vient d'éprouver des malheurs fort cruels, et rien au monde ne serait plus barbare que de l'affliger en ce moment. En second lieu, de même nature que l'arithmétique, la géométrie, la trigonométrie, etc. » Écoutez bien de grâce
Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts. MOLIÈRE.
Comment ne nous sommes-nous pas aperçu plus tôt que l'Apollon, la Diane, la Vénus, ces types de la beauté qui nous semblaient le résultat de la forte compréhension qui dirigeait les anciens dans le choix, l'embellissement et la symétrie des formes que toutes ces productions sublimes que nous regardons comme émanées du goût épuré, du sentiment profond et de l'inspiration presque divine des artistes grecs et romains, n'appartenaient en rien au domaine du génie et relevaient immédiatement de la science de Barème ? Que devons-nous penser de ce bon MichelAnge qui s'extasiait devant le torse du Belvédère et qui, dans sa, vieillesse, lorsque ses yeux ne lui permettaient plus de le contempler se faisait conduire auprès de ce fragment, objet de sa prédilection, et prenait plaisir à promener ses mains tremblantes sur cet assemblage de muscles produit de l'arithmétique des Grecs. » M* décide ensuite magistralement et dans la forme d'un axiome mathématique que « l'école de David ne peut peindre que des corps et qu'elle est absolument înhabile a peindre les âmes. Voilà, dit-il, la qualité ou l'absence de qualité qui empêchera tant de grands tableaux portés aux nues depuis vingt ans, d'arriver à la postérité, ils sont bien peints, ils sont savamment dessinés, à la bonne heure, mais ils ennuient. »
Il résulte de cette décision, aussi flatteuse que polie, que les grands dessinateurs sont incapables de produire rien d'expressif et d'intéressant que l'ennui est la seule
le peintre qui a fait le portrait est aussi un homme doué de toutes les vertus avec le produit de son pinceau, il vient au secours de ses frères et sœurs, dont il a un grand nombre. Ce qui achèverait de caractériser le mauvais procédé le plus condamnable, c'est que la femme de ce peintre est en couches dans ce moment. Critiquer le portrait fait par son mari, ce serait certainement la tuer. Ce qu'il y a encore de plus piquant pour le public, qui sensation qu'ils puissent se promettre de faire éprouver, et, eu somme, que la science du dessin est incompatible avec l'expression.
MM. Gérard, Abel, Schnetz, La Roche, Cogniet, de la Croix, Sigalon, vous tous enfin, artistes estimables qui vous faites remarquer par des conceptions ingénieuses et touchantes, empressez-vous donc de remercier M* qui s'est mis en quatre pour vous trouver une âme et n'a pas pu y réussir.
Que dites-vous, mon ami, de nos Aristarques, et du suprême bon ton qui règne dans leur judicieuse critique ? Auriez-vous jamais pu croire qu'on osât se permettre de franchir les bornes de la bienséance au point de dire crû- ment à des artistes distingués « Vos ouvrages ennuient; tout ce que vous avez fait depuis vingt ans n'arrivera pas à la postérité vous manquez d'âmes ?» « Qu'est-ce que votre exposition ? un vaste désert d'hommes. »
Que peuvent répondre les artistes outragés sans sortir des limites de la modération ?
Rien autre que les paroles d'Apelles à ce satrape qui dissertait, ou plutôt déraisonnait, sur les ouvrages de ce peintre célèbre « Parlez plus bas, car je m'aperçois que les jeunes gens qui broient mes couleurs se moquent de vous. » N. D. L.E.
voudrait cependant arriver à la vérité, c'est que ce peintre dont le livret m'a appris le nom, ayant un cousin qui insère des articles dans un journal accrédité, a été, dans ce journal, l'objet des louanges les plus exagérées et les plus ridicules. Tout ce que j'obtiens enfin avec beaucoup de peine, c'est de ne pas être obligé de louer les tableaux d'enseigne dont cet artiste vertueux a couvert les murs du Salon. Je disais dans un dernier article que la plupart des peintres ne possédant que l'habileté de la main, et n'ayant du reste aucune sensibilité, au lieu d'observer dans la vie réelle, sur les places publiques et dans les salons, les gestes qui peignent les passions, transportent sans façon dans leurs tableaux les admirables poses de Talma. Quelques personnes m'ont reproché de n'avoir pas rendu justice au Marius de M. Cogniet; j'ai revu ce tableau avec un certain plaisir, car il a des parties bien exécutées mais il manque de naturel, il ne jette pas le spectateur dans la rêverie il me semble que, malgré le segnius irritant animos d'Horace, j'aimerais mieux lire dans Plutarque le mot célèbre de Marius. Les louanges du public m'ont indiqué un épisode du Massacre des innocents, la figure d'une mère qui cherche à sauver son fils de la rage des bourreaux en l'empêchant
de jeter des cris. Ce tableau de M. Cogniet porte le no 334. Je m'approche, j'examine beaucoup, je trouve un pastiche des Carrache, ou, si l'on veut, le portrait d'une excellente actrice qui joue fort bien le désespoir maternel. Si j'avais du génie, je dirais ce qui manque à ce tableau simple amateur, je ne puis que mettre la main sur mon cœur, et dire « Non, il ne bat pas. » Il y a quelques mois, au contraire, que j'allai voir la Famille du malade, petit ouvrage sans conséquence, exposé il y a deux ans par feu Prud'hon. A peine deux minutes s'étaient écoulées, que je me suis senti tout ému; j'étais venu pour observer le faire de Prud'hon, sa manière de rendre la couleur, le clair-obscur, le dessin je n'ai pu penser qu'au désespoir de cette pauvre famille. Tel est l'effet électrique de la vérité, et voilà ce qui manque essentiellement à l'époque actuelle la vérilé dans la peinture des sentiments du cœur.
J'ai cherché au Salon Bussy le Clerc et Achille de Harlay par M. Thomas. La suite de jolies esquisses que ce peintre publie sous le titre d' Un an d Rome m'avait disposé favorablement. J'attendais beaucoup de son tableau, et surtout quelque chose de la pantomime vraie des peuples du Midi. Ce tableau, peint avec talent, n'est encore qu'une scène de tragédia
dérobée au Théâtre-Français. Achille de Harlay a même l'air d'un mauvais acteur au lieu d'intrépidité et de fidélité au devoir, j'aperçois plutôt dans cette tête de la morgue et de la vanité, et, par-dessus tout, l'air d'agir pour des spectateurs, de jouer la comédie, en un mot.
J'espérais beaucoup de M. Lethière. J'ai longtemps admiré, à Rome, son beau tableau de la Mort des fils de Brutus maintenant au Luxembourg. Ce grand ouvrage, dont l'ordonnance a peut-être quelque chose de froid, est rempli d'ailleurs de têtes superbes, copiées sur la nature à Rome. La vérité, au moins dans la forme des têtes et dans l'expression des regards, ayant bien réussi à M. Lethière, j'espérais trouver ce genre de mérite fort estimable dans son tableau, la Fondation du collège de France par François Ier. J'ai été saisi d'abord par l'air commun que le peintre a donné à ce prince si brave et si galant. François Ier avait la tournure d'un soldat et un peu de la figure lourde que l'on reproche quelquefois aux hommes de fort grande taille mais certes il était bien loin de l'expression insignifiante que le peintre lui a donnée le reste du tableau n'a rien de remarquable.
J'arrive avec plaisir à M. Scheffer; j'ai quelque honte de toujours blâmer. L'on
m'a dit que les amateurs mettaient un très haut prix aux tableaux de cet artiste. C'est beaucoup à mes yeux. Il paraît que M. Scheffer a su deviner le goût du public. Tout le monde dit qu'il n'a pas assez terminé son tableau de Gaston de Foix tué à Ravenne, et je suis de l'avis de tout le monde. Ce n'est pas que j'eusse voulu que les armes qui couvrent Bayard, Lautrec, la Palisse, etc., fussent traitées avec trop de soin cela jetterait du froid. Mais le peintre est tombé dans l'excès contraire. Les armures de son tableau sont rendues avec une brosse tellement rapide et négligée, qu'au lieu de songer à la bataille de Ravenne, on pense beaucoup trop au peu de moments que le peintre a donnés à son tableau. Toutefois, cet ouvrage attache, si l'on excepte le personnage théâtral du futur Léon X, qui certes n'allait pas à la bataille dans ce costume, et n'avait pas cette mine contrite. Jean de Médicis était un grand seigneur, et non un obscur vicaire de campagne. Les têtes de ce tableau intéressent il y a de la vérité et de l'esprit. Quel dommage que le peintre n'ait pas songé à nous montrer à nu la poitrine de Gaston de Foix Les amis de ce prince, au moment où ils trouvent son corps dans un fossé, auraient fait ôter sa cuirasse et découvert sa poitrine pour
vérifier si l'on sent, encore quelque mouvement près du cœur rien n'est plus naturel que cette idée un beau torse bien peint reposerait l'œil fatigué de tant de ferraille. Tel qu'il est, ce tableau sort de la ligne ordinaire, et l'on peut concevoir de grandes espérances de l'auteur. Son genre me semble se rapprocher de celui de M. Hayez de Venise, le premier peintre d'Italie en ce moment.
Malgré les défauts choquants de la Mort de Gaston de Foix, j'aimerais mieux avoir fait cet ouvrage que vingt tableaux comme Agamemnon négligeant les prédictions de Cassandre. C'est la vérité trop crue1 opposée à l'abus du style. L'Agamemnon n'est encore qu'une scène de théâtre. Je parlerai fort au long, dans un prochain article, de M. Schnetz, celui des jeunes peintres qui me semble l'emporter sur ses rivaux. Je prie le lecteur de chercher dans les petits salons, voisins de l'escalier par lequel on descend aux sculptures, la Jeune paysanne romaine assassinée par son amant. Cela est tout à fait dans le genre de Michel-Ange de Caravage quand il est excellent. Il faut voir le Pâtre dans la campagne de Rome, près de la voie Appienne, et la Femme du brigand qui s'enfuit 1. Les Mélanges de 1867 portent trop vraie. N. D. L. E.
avec son enfant. La sage vigueur qui distingue ces deux derniers tableaux est ce qui me porte à assigner le premier rang dans mon opinion à M. Schnetz. On m'assure que ce jeune artiste a peint à Rome tous les tableaux qu'il a exposés cette année c'est pour cela probablement que ses tons de chair sont trop bruns. M. Schnetz aura copié trop exactement ses modèles. Travaillant pour des yeux français, il aurait dû se rapprocher des tons de chair que l'on voit à l'Ecole de natation. Pour peu que les tableaux de M. Schnetz poussent au noir en vieillissant, ils perdront beaucoup de leur effet.
Sixième article 1
MM. HORACE VERNET, VIGNERON, SIGALON. ÉCOLE DE FRANCE A ROME
PROJET DE REFORME.
ON vient de changer de place cent cinquante tableaux environ de l'exposition de cette année. Les hasards de cette nouvelle distribution ont produit un de ces rapprochements qui doublent les plaisirs des gens de goût. 1. Journal de Paris, jeudi 7 octobre 1824.
L'Exécution militaire, de M. Vigneron, peint avec beaucoup d'esprit le sangfroid d'un brave soldat qui, au moment où il va être fusillé, et déjà à genoux pour recevoir la mort, éloigne de la main son chien fidèle pour le soustraire à l'efîet des balles. Ce tableau, qui presque tous les jours intercepte le passage dans la galerie d'Apollon, près le globe terrestre, a le bonheur de se trouver à côté d'un charmant portrait de femme, l'un des meilleurs de M. Horace Vernet, auquel je reprocherai seulement de n'y avoir pas mis plus de finesse et de soin. Une telle figure valait bien la peine, ce me semble, qu'on prolongeât pendant une séance ou deux le plaisir de la voir. Cette tête offre la réunion, si rare partout ailleurs que dans les romans, de la sensibilité du Nord et de l'esprit du Midi, qui ajoute tant de grâce à la sensibilité, en faisant qu'elle ne s'exerce que sur les sujets dignes d'intéresser. Le plaid écossais, qui forme une partie de l'ajustement de la jolie femme que M. Horace Vernet a eu le bonheur de recevoir dans son atelier, la singulière manière dont son anneau est retenu par une petite chaîne, tout me semble indiquer une compatriote de Walter Scott. Cette tête offre, selon moi, le portrait de l'âme qu'il faut pour sentir tout ce
que la dernière pensée du brave soldat de M. Vigneron a de touchant dans sa simplicité. Pour les gens qui ont l'âme faite d'une certaine manière, le portrait de M. Horace Vernet double l'effet du tableau de M. Vigneron. L'un de mes regrets, c'est que le hasard n'ait pas donné à ce peintre plus de force dans le clairobscur et le coloris une idée aussi heureuse mériterait d'être rendue avec plus de vigueur. Si M. Vigneron est encore jeune, je prendrai la liberté de lui conseiller d'aller passer six mois à Venise, ou du moins d'étudier la manière dont le Canaletto a su peindre la lumière.
Suivant mes idées, peut-être un peu chimériques dans ce siècle, les beaux-arls ne devraient jamais chercher à peindre les malheurs inévitables de l'humanité. Ils ne font qu'en augmenter l'effet, et c'est un triste succès. Le tableau de M. Vigneron est un drame comme la Pie voleuse cela est bon pour émouvoir les âmes vulgaires et les Allemands. La véritable tragédie, le Guillaume Tell de Schiller, par exemple, est destinée à donner des émotions aux classes plus éclairées de la société. Deux tableaux ont un grand succès à cette exposition, à cause de la pensée le Soldat mourant, de M. Vigneron, et le Narcisse de M. Sigalon. Sous les traits
de l'esclave dont une affreuse douleur agite les membres palpitants, c'est le noble Britannicus que nous voyons expirer c'est un jeune empereur qui empoisonne son frère que nos yeux aperçoivent sous la toge de Narcisse. Cet admirable début d'un jeune homme qui naguère encore faisait vivre sa famille en brochant. à la hâte quelques enseignes pour les marchands de la rue Saint-Honoré, ce tableau si original n'a point quitté sa place il est au-dessus de la porte de la galerie d'Apollon.
On a dit que, sous le règne de Néron, l'empoisonneuse ordinaire de l'empereur ne devait point être réduite à habiter une caverne. Cette raison ne vaut pas pour la peinture. Voilà l'une des faussetés qui sont nécessaires à cet art. Il lui faut un corps hideux et à demi nu pour rendre l'âme de Locuste il lui faut aussi le pinceau heurté de Salvator Rosa. Ce mot indique un autre reproche que j'ai ouï faire à M. Sigalon. On aurait voulu que ce jeune homme, qui, grâce à Dieu, ne copie encore personne, eût le pinceau lisse, et rivalisant pour ainsi dire avec la porcelaine, ce que je reproche au Saint Etienne de M. Mauzaisse. On est allé jusqu'à blâmer le geste convulsif de Locuste. On s'appuie sur une de ces vérités philosophiques que le peintre,
qui n'a que les mouvements du corps pour rendre ceux de l'âme, doit avoir le génie de mépriser. Il est incontestable qu'un être de longue main endurci dans le crime ne fait pas de gestes convulsifs à la vue d'une chose aussi simple qu'un esclave que l'on fait mourir. A Rome, sous les empereurs et avant le triomphe de la religion chrétienne, faire mourir un esclave, c'était comme dans le Paris d'aujourd'hui, faire abattre un chien de bassecour dont les cris incommodent. Admettez ce beau raisonnement, bien digne des gens de lettres qui, l'on ne sait pourquoi, se donnent la mission de porter des jugements sur les arts, et vous aurez un ouvrage estimable comme cent autres tableaux dont les hommes froids ont tapissé le Salon. Ces artistes ont beaucoup d'esprit, sans doute, mais il ne se trouve pas dix spectateurs pour s'arrêter devant leurs ouvrages, tandis que M. Sigalon sera peutêtre un grand peintre, précisément parce qu'il a eu le courage de repousser toute cette demi-philosophie qui empoisonne les arts. Son âme lui a dicté impérieusement cette vérité pittoresque, qu'il fallait que sa Locuste fût d'abord une femme aux traits hideux, et qu'ensuite elle fût à demi folle par l'effet du crime. Locuste commet le crime, mais, si j'ose parler ainsi, son
âme en éprouve le contre-coup c'est qu'autrefois elle eut un cœur susceptible d'émotions nobles et tendres. Voilà les personnages qu'il faut à la peinture, et cette vérité de sentiment manque presque entièrement à des peintres célèbres de l'époque actuelle.
Une autre critique du tableau de M. Sigalon me paraît excellente. Il ne fallait pas faire de l'esclave qui meurt un ignoble infortuné. Nos yeux, attristés par la figure de Locuste, demandaient à M. Sigalon un adolescent d'une beauté frappante. Il y a une femme noyée dans le Déluge de M. Girodet qui toujours m'a fait le plus vif plaisir c'est qu'elle est fort belle, et la beauté ôte l'horreur à ma sensation il ne me reste que de la douleur noble et un peu consolée, la seule que les beauxarts doivent chercher à produire. Je demande pardon aux âmes prosaïques d'avoir parlé un instant ce langage. En méprisant le beau, M. Sigalon a partagé l'un des torts des peintres de 1824. Toutes les fois qu'un peintre le peut sans choquer son sujet, il doit nous présenter le plus haut degré de beauté auquel il puisse atteindre. Vollà l'un des reproches que je compte faire à M. Horace Vernet, non que l'auteur de la Barrière de Clichy doive faire des Apollons du Belvédère dans
les petites figures de ses batailles, mais il pourrait offrir quelquefois, dans ses premiers plans, le portrait d'unde ces beaux jeunes gens que l'on remarque souvent parmi les sous-officiers de nos régiments. A voir plusieurs des ouvrages de M. Horace Vernet, la Bataille de Jemmapes, par exemple, on dirait que ce peintre aime le laid. Je ne demande pas du beauidéal, je demande la figure du général Hoche, du général Debelle, du général Colbert, qui, dans leur temps, ont fait l'admiration de l'armée. On m'a raconté qu'il y a quelques années, M. Sigalon s'obstinant à voir la nature à sa manière, et à ne pas copier son maître, celui-ci le renvoya de son atelier, en lui conseillant de demander une place dans les Droits réunis. Je voudrais que cette anecdote fût vraie, elle serait fort utile au peuple des connaisseurs, et je me tiendrais pour assuré que M. Sigalon sera un grand peintre. Il serait à désirer que ce jeune homme eût assez de fortune pour aller passer un an à Venise il y acquerrait le sentiment de la couleur. Il vivrait au milieu d'une population qui, n'ayant pas à s'occuper de politique, parle sans cesse des arts, et estime avant tout la couleur. Voilà l'avantage du voyage en Italie. J'oserais encore faire une recommandation à M. Sigalon ce serait, une fois
hors de France, de n'adresser jamais la parole à aucun Français, sous quelque prétexte que ce fût.
Les élèves de l'École des beaux-arts à Rome, de mon temps (il y a bien des années), ne voyaient point la société italienne, et, dit-on, se réunissaient entre eux pour maudire les artistes italiens avec toute la verve d'une rivalité malheureuse. L'un de ces messieurs me disait en parlant de Canova et en ricanant Il ne sait pas faire un homme. L'Académie de France forme comme une oasis dans Rome les élèves vivent entre eux rien n'est mortel pour un jeune artiste qui arrive à Rome comme la société de ses camarades, et quelquefois comme les conseils de M. le directeur. Il faut du courage au jeune Français qui arrive à Rome, n'y connaissant personne, pour ne pas céder à l'agrément de la société des jeunes artistes qui se réunissent au café de la via Condotti. Il serait difficile de trouver ailleurs plus d'amabilité, plus d'esprit, plus de véritable bonté envers les pauvres arrivants, toujours un peu dépaysés les premiers jours. Ce que j'abomine ici, ce sont leurs doctrines sur la peinture je tiens leurs maximes mortelles pour les arts. Je proposerai au premier connaisseur, qui exercera quelque influence sur le ministère des
beaux-arts, de supprimer l'École de Rome, d'accorder 5.000 francs par an aux élèves qu'on envoie en Italie, en leur imposant pour toute obligation celle de passer un an à Venise, un an à Rome, six mois à Florence et six mois à Naples. Les élèves continueraient à envoyer des tableaux à Paris.
J'ai voulu énoncer une idée utile qui m'attirera des injures aujourd'hui, et qui sera peut-être prise en considération dans vingt ans d'ici. Un des favoris de la fortune a, dit-on, acheté 6.000 francs le tableau de M. Sigalon. Je voudrais que ce millionnaire eût l'idée d'acheter au même prix les deux premiers tableaux que M. Sigalon fera à Rome, et qu'il priât le jeune artiste d'aller sur-le-champ les commencer. M. Sigalon a un autre parti à prendre c'est de rester à Paris, et de s'enrichir en faisant le portrait. Il aura, dans dix ans, vingt mille livres de rente peut-être, et dans trente ans l'on parlera de lui comme nous parlons aujourd'hui de MM. Lagrenée, Carle Vanloo, Fragonard, Pierre, et autres héros des Salons de Diderot. Veut-il rester pauvre et aller à la gloire, qu'il parte pour Rome. Il y verra les originaux des têtes que nous admirons dans le Bru- lus de M. Lethière et la Sainte Geneviève de M. Schnetz.
Septième article1
M. DELACROIX ET LE JOURNAL DES DÉBATS.—M. LE TRINCE. M. DROLLING. M. NAVEZ DE BRUXELLES. M. DU PAVILLON.
J'AI beau faire, je ne puis admirer M. Delacroix et son Massacre de Scio. Cet ouvrage me semble toujours un tableau destiné originairement à représenter une peste, et dont l'auteur sur les récits des gazettes, a fait un Massacre de Scio. Je ne puis voir, dans le grand cadavre animé qui occupe le milieu de la composition, qu'un malheureux pestiféré qui a tenté sur lui-même l'extirpation du bubon pestilentiel. C'est ce qu'indique le sang qui paraît sur le côté gauche de cette figure. Un autre épisode, que tous les jeunes élèves ne manquent jamais de placer dans leurs tableaux de la peste, c'est un enfant qui demande du lait au sein de sa mère déjà morte il se trouve à l'angle droit du tableau de M. Delacroix. Un Massacre exige impérieusement un bourreau et une victime. Il fallait un Turc fanatique, beau comme les Turcs de M. Girodet, immolant 1. Journal de Paris, Samedi 9 octobre 1824.
des femmes grecques d'une beauté angélique, et menaçant un vieillard, leur père, qui après elles va tomber sous ses coups. M. Delacroix, ainsi que M. Schnetz, a le sentiment de la couleur c'est beaucoup dans ce siècle dessinateur. Il me semble voir en lui un élève du Tintoret ses figures ont du mouvement.
Le Journal des Débats d'avant-hier prétend que le Massacre de Scio est de la poésie shakspearienne. Il me semble que ce tableau est médiocre par la déraison au lieu d'être médiocre par l'insignifiance, comme tant de tableaux classiques que je pourrais citer, et que je me garderai d'attribuer à l'école d'Homère, dont les mânes doivent être bien effrayés d'apprendre ce que l'on dit, ce que l'on fait en leur nom. M. Delacroix a toujours cette immense supériorité sur tous les auteurs de grands tableaux, qui tapissent les grands salons, qu'au moins le public s'est beaucoup occupé de son ouvrage. Cela vaut mieux que d'être prôné dans trois ou quatre journaux, tenant aux vieilles idées, et travestissant les nouvelles, faute de pouvoir les réfuter. Ce matin, en traversant la galerie d'Apollon, j'ai entendu une jolie voix dire d'un ton pénétré et sans trop d'affectation: « C'est charmant » J'ai regardé on parlait de la Promenade de Saint-Preux et
Julie sur le lac de Genève (quatrième volume de l'Héloïse). Ce tableau de M. Le Prince est, dans le fait, fort joli. L'effet de la brume sur le lac, l'effet de l'eau sur la rame du batelier, sont rendus avec une vérité parfaite. Le mouvement des deux figures est indiqué avec beaucoup d'esprit. Saint-Preux est bien cet homme hors de lui et agité de mille mouvements passionnés que Rousseau décrit avec tant d'éloquence dans une des lettres les moins affectées de son fameux roman. Je suis moins content de la figure de Julie. La Julie de M. Le Prince est une jeune fille, étonnée de ce qu'elle entend. Madame de Wolmar cherchait, au contraire, à calmer les mouvements furieux de l'homme qu'elle a tant aimé.
Je voudrais bien pour voir, comme dit Oronte du Misanthrope, que quelqu'un de ces artistes, qui se croient de grands peintres parce qu'ils dessinent correctement de grandes figures nues, entreprît le sujet esquissé par M. le Prince, et nous présentât, au bout du bateau et dans ce frêle esquif. Saint-Preux regardant Julie et méditant de la saisir à bras-le-corps, et de se précipiter avec elle dans les flots. Le sujet est généralement connu, avantage insigne pour un peintre. Tout. ce qui sait lire à Paris serait juge compétent. Le
Dominiquin l'eût entrepris avec courage mais je crains bien qu'aucun de ces grands peintres vantés dans les petits journaux n'ose l'aborder. Il est plus facile, selon moi, de dessiner un bras ou une jambe du grand personnage transversal du Déluge, de M. Girodet, que de faire les yeux de Saint-Preux regardant Julie et méditant le funeste dessein que j'ai indiqué plus haut. Quand la peinture de l'âme de SaintPreux serait, pour la difficulté, au-dessus du dessin correct d'une cuisse, il me semble que les grands peintres dessinateurs devraient traiter un sujet passionné, ne fût-ce que pour fermer la bouche à certains indiscrets qui, ainsi que moi, font plus que douter de leurs talents en ce genre. Cela vaudrait mieux que de faire un appel à l'honneur national, et de prétendre que nous cherchons à déprécier le mérite absent. M. David a fait de l'Ecole française actuelle la première école de l'Europe ce grand peintre, si remarquable par la force de caractère qui lui donna le courage de mépriser le genre des Lagrenée et des Vanloo, fut inventeur, et comme tel sa gloire ne périra jamais. Mais les artistes qui le suivent aujourd'hui sous le rapport du dessin ne sont que des copistes, et je crains bien que la postérité ne les relègue au rang des Vasari et des Santi di Tito, qui
jouent auprès de Michel-Ange le rôle qu'ils font à l'égard de M. David.
Nous sommes à la veille d'une révolution dans les arts, et je n'en veux pour preuve que les louanges que j'entendais donner ce matin au tableau de M. Drolling, la Séparation d'Hécube el de Polyxène, sujet pris de la tragédie d'Euripide, intitulée Héeube. Tous les curieux arrêtés devant ce tableau louaient l'expression de la tête de Polyxène. En effet, cette jeune fille envisage la mort d'un œil ferme cette tête est fort belle et fera vivre le tableau. Personne ne parlait des jambes ni des bras nus d'Ulysse, qui, en dépit de la beauté idéale des formes cherchées par les élèves de David, n'a guère l'air d'un roi. Si je ne me trompe, les figures des deux suivantes d'Hécube sont empruntées à quelque tableau du Guide.
Il est une chose dont nos artistes en réputation sont presque aussi avares que de la peinture des affections de l'âme c'est la beauté. Jamais le laid n'a été en aussi grand honneur que dans la présente exposition. Je n'en veux pour preuve que la figure de cette sainte princesse de Pologne qui dépose sa couronne avant que d'entrer à l'église, au grand déplaisir d'une autre princesse qui l'accompagne et qui fait des yeux terribles. C'est un grand tableau
placé vis-à-vis le Philippe V de M. Gérard. Cette absence totale de beauté me fait recommander à l'attention du lecteur une petite toile portant le n° 1.249. C'est un tableau de M. Navez, de Bruxelles, assez mal à propos nommé une Sainte Famille. Mais il y a une tête de la plus rare beauté, et belle, sans être copiée d'une statue grecque, et belle sans affectation. Placée dans l'une des salles tendues en toile verte, cette figure céleste console un peu la vue affligée de je ne sais combien de maussades portraits.
A la vue de ces étranges figures, on en cherche bien vite les noms dans le livret l'on voudrait connaître les gens assez courageux pour se faire peindre avec de telles physionomies mais on ne trouve que des initiales, et l'on oublie le ridicule, faute de pouvoir lui donner un nom.
La fermeture du Musée m'a conduit rue d'Ambroise, n° 7; j'y ai trouvé l'Agamemnon de M. du Pavillon. C'est un grand tableau tout à fait dans le système de M. David, et auquel on a refusé les honneurs de l'exposition.
Agamemnon est sur son trône. Clytemnestre soutient sa fille presque évanouie et regarde le roi des rois. Achille furieux 1. Les Mélanges de 1867 imprimaient, par erreur Cette absence locale. N. D. L. E.
sort, de la tente du chef des Grecs, en brandissant son épée, et la menace à la bouche. Il n'y a que quatre personnages, fous animés par une passion violenle. Cette figure d'Achille, vue par le dos et de profil, se détache admirablement sur le ciel, et sur un lointain fort agréable.
Les parties nues de ces figures, le torse d'Agamemnon, et tout le corps d'Achille rappellent souvent le pinceau de M. David. Ces figures, changées en marbre, feraient de belles statues mais les têtes n'ont aucune expression, et l'on peut dire qu'Iphigénie est laide. Je ne sais pourquoi le peintre a donné des mains de nègre au roi des rois. Tout est de convention dans ce tableau comme dans l'Iphigénie de Racine, et l'on ne peut pas excuser le peintre sur ce que souvent Agamemnon tuait de sa main le chevreau destiné à son repas du soir.
Tel qu'il est, ce tableau eût attiré tous les yeux à l'exposition. Il y eût été le représentant de l'école de David, telle qu'elle fut dans ses beaux jours. Ce tableau eût trouvé un grand succès parce qu'il représente une idée. C'est une scène extrêmement touchante, elle parle à tous les cœurs de mère la tragédie de Racine fait qu'elle est intelligible pour tous. Enfin, malgré les nombreux défauts -de l'école de
David, malgré des héros négligeant de prendre des vêtements sous le ciel souvent froid de la Grèce, et portant dans ce siècle plus qu'à demi sauvage des casques ou des draperies dont la fabrication suppose le talent des meilleurs ouvriers de Paris, ce tableau eût complètement effacé l'Assomption de M. Blondel, le Martyre de saint Étienne de M. Mauzaisse, le Mariage de la Vierge, la Transfiguration, et vingt autres ouvrages qui, suivant moi, ont plus de mérite, mais dont les auteurs n'ont pas pris un sujet aussi profondément lié aux sentiments les plus intimes du cœur humain. M. du Pavillon, dans la petite brochure qui m'a conduit rue d'Amboise, n° 7, prétend que son tableau a été repoussé parce que son Achille offre une réminiscence du Romulus de M. David. L'administration n'a, suivant moi, qu'une manière victorieuse de répondre à M. du Pavillon, c'est de lui accorder une place au Louvre, où peut-être il sera sifflé.
Huitième article 1
MM. PAULIN GUÉRIN, ROUILLARD, DESTOCCHE8, RIESENER, HERSENT. PORTRAITS DE SIR THOMAS LAWRENCE. PAYSAGES DE M. CONSTABLE. MM. WATELET, COUDER, DROLLING LA plupart des portraits de l'exposition ont l'air de jouer la comédie. Le défaut le plus ennuyeux de notre civilisation actuelle, le désir de faire ef fet, a sauté à pieds joints des salons du faubourg Saint-Honoré aux salons du Louvre. Le beau garçon qui a l'air franc, ouvert, impossible à étonner, reçoit des compliments sur l'air militaire de sa figure, et voilà qu'à force d'études devant sa psyché, il parvient à se donner l'air terrible d'un tambour-major de mauvaise humeur. Un homme de quarante ans a reçu du ciel l'air simple et réfléchi qui convient à son âge on lui en fait compliment, et, quinze jours après, je le rencontre avec la mine d'Héraclite. Je m'empresse de lui demander quel malheur lui est donc arrivé il me répond du ton de Talma dans Hamlet: « Aucun »
1. Journal de Paris, samedi 16 octobre 1824.
Je compte que ce petit préambule va m'éviter1 la triste nécessité de faire de mauvais compliments à plusieurs peintres remplis de talent, qui me répondraient, s'ils étaient sincères « Que voulez-vous ? les hommes qui viennent se faire peindre aujourd'hui ont plus de prétention que les femmes. Le goût du siècle est de faire effet, et le mien est d'avoir une voiture le plus tôt que je pourrai. »
Une des meilleures têtes d'hommes de l'exposition est celle d'un architecte, par M. Paulin Guérin. Ce portrait est dans le grand salon au-dessous de l'admirable portrait de M. le Dauphin, par M. Horace Vernet. Mais pourquoi l'architecte, dont la tête est si bien peinte, voulait-il ce jour-là avoir autant de génie ?
M. Rouillard est peut-être le meilleur peintre de portraits de l'exposition sa couleur a plus de solidilé que celle de M. Vernet il y a de l'esprit et beaucoup de feu dans ses tableaux que ne puis-je y trouver quelque simplicité et un peu de naturel Probablement, si je lisais mon article à M. Rouillard, il me répondrait « Si je donnais à mes portraits la simplicité de ceux de Raphaël, au lieu de dix-huit ouvrages je n'en aurais pas eu quatre à 1. Mélanges de 1867 m'épargner. N. D. L. E.
envoyer au Salon. » Le portrait d'un magistrat en robe rouge est fort bien les divers rouges sont rendus avec beaucoup d'habileté. Un acteur jouant le roi des rois dans l'Iphigénie en Aulide de Racine pourrait venir prendre des leçons de ce beau portrait. II y a plus de naturel dans le portrait de M. le baron Pasquier, mais beaucoup moins de talent le peintre a oublié de faire des ombres dans la figure. Je trouve de la vérité dans le portrait de M. le comte Lanjuinais il y a aussi beaucoup de caractère, il y en aurait davantage selon moi, et beaucoup moins suivant le vulgaire des amateurs, si le modèle n'avait pas l'air d'assurer sa contenance, comme on dit au théâtre, pour faire quelque belle réponse énergique.
Le chef-d'œuvre de M. Rouillard est, ce me semble, le portrait n° 1.492. C'est un homme d'une taille élevée, en habit noir, et avec le grand cordon de la Légion d'honneur. La tête est d'une vérité parfaite il est impossible qu'un tel portrait ne soit pas frappant de ressemblance. L'on voit que le peintre a saisi un heureux moment, un moment d'inspiration du modèle. M. Rouillard a aussi plusieurs portraits de jeunes militaires fort remarquables. Celui de M. de Mézy est fait avec une grande habileté. J'aurais désiré que,
pour imiter le fameux sonnet de Lope de Vega sur les règles d'Aristote, M. Rouillard eût exposé son propre portrait peint avec le naturel et la simplicité du portrait de Léon X par Raphaël. Léon X était un souverain puissant il avait toujours été un fort grand seigneur, et toutefois il se fit peindre d'un air simple et bonhomme, et ne chercha point à donner une idée de son caractère par une mine frappante c'est que Léon X était un Médicis, et que son siècle était celui de Raphaël, de Michel-Ange et du Titien c'est que la plupart de nos portraits de cette année auraient passé dans ce grand siècle pour des caricatures exécutées avec beaucoup de finesse. Un portrait toutefois mérite une haute exception c'est une tète d'homme dans la galerie d'Apollon, du côté des fenêtres. L'auteur se nomme Destouches, et si j'étais assez heureux pour avoir un ami qui désirât mon portrait, c'est, sans contredit, à M. Destouches que je m'adresserais je le prierais de me faire tel qu'il me voit, et absolument tel que son excellent portrait n° 513. Je trouve dans cette petite toile un mérite inconnu en France depuis la mort de Prud'hon, c'est le clair-obscur, chose aussi rare dans notre école d'aujourd'hui que l'expression juste des mouvements de l'âme.
A côté de cet excellent portrait de M. Destouches, j'ai été frappé' du regard d'une jeune femme avec des rubans bleus, par M. Riesener. Ce regard est enchanteur, on ne peut pas le quitter il a tant de naturel que le peintre l'a peut-être saisi par hasard mais, si M. Riesener fait tout ses portraits avec ce bonheur, je conseillerais aux femmes qui ont plus de physionomie que de beauté de s'adresser à lui. Ce qui manque le plus, suivant moi, dans l'exposition des portraits de cette année, ce sont les bons portraits de femme, peints d'un air vraiment féminin, et, par exemple, comme les épaules de l'Andromaque de Prud'hon.
M. Hersent a de beaux portraits, fort soignés, celui de M. de Richelieu, et un portrait de femme récemment placé à l'entrée de la grande galerie mais tout cela est un peu froid et un peu vide d'expression.
Quelque mauvais que soit le portrait de M. de Richelieu, par sir Thomas Lawrence, il a un peu plus de physionomie que celui de M. Hersent. La manière de M. Lawrence est la charge de la négligence du génie. J'avoue que je ne conçois pas la réputation de ce peintre. II a cela de bon pour nous, qu'il cherche à rendre les apparences de la nature par des moyens absolument opposés
à ceux des peintres français. Ses figures n'ont pas l'air faites de bois (passez-moi ce terme d'atelier) mais en vérité, elles ont bien peu de mérite. La bouche de son portrait de femme a l'air d'un petit morceau de ruban rouge collé contre la toile. Et c'est avec un talent de cette force que l'on se place en Angleterre à la tête des arts Il faut que M. Lawrence ait bien du savoirfaire, ou que nos voisins de Londres soient bien peu connaisseurs. Certainement M. Horace Vernet n'excelle pas dans ses portraits de femme, il ne sait pas rendre la nuance de la peau il peint les femmes du même mouvement de pinceau que les hommes, et toutefois son portrait de femme qui a la tête dans l'ombre, placé à côté de celui de M. Lawrence, à gauche de la porte de la grande galerie, est cent fois supérieur à l'ouvrage du peintre anglais.
Si le premier peintre de portraits de Londres est assez médiocre et tout à fait dans le genre de Carle Vanloo, en revanche les Anglais nous ont envoyé cette année des paysages magnifiques, ceux de M. Constable. Je ne sais si nous avons rien à leur opposer. La vérité saisit d'abord et entraîne dans ces charmants ouvrages. La négligence du pinceau de M. Constable est outrée, et les plans de ses tableaux ne sont pas bien observés, d'ailleurs il n'a aucun
idéal mais son délicieux paysage, avec un chien à gauche, est le miroir de la nature, et il efface tout à fait un grand paysage de M. Watelet, qui est placé tout près dans le grand salon.
Le succès de la superbe tête de M. Drolling, Polyxène, augmente tous les jours ce matin, c'était de l'enthousiasme. Voilà enfin une tête exprimant un mouvement de l'âme d'une manière que le public, reconnaît. Comparez ce succès à celui de la femme de Léonidas, de M. Couder, ou à celui d'une grande illadeleine pénitente, deux tableaux qui avoisinent celui de M. Drolling, et vous verrez que, quoi qu'on die, le siècle des beaux muscles est passé.
Neuvième article 1
MM. SCHNETZ, INGRES, MADAME HERSENT' MM. LÉOPOLD ROBERT, GRANET, CAMINADE. DE LA BEAUTÉ GRECQUE EN FRANCE.
SIXTE-QUINT, l'un des plus grands princes qui aient occupé la chaire de Saint-Pierre, était enfant, et gardait des troupeaux de porcs dans la campagne, lorsqu'une diseuse de bonne aventure prédit qu'il serait pape. Cette anecdote est fort célèbre en Italie. Ce trait, peu connu en France, forme le sujet de l'admirable tableau de M. Schnetz, à droite en entrant dans le grand salon. La mère du jeune Sixte tient l'enfant sur ses genoux, et présente sa main à la devineresse. L'on ne saurait trop louer le naturel de la pose du futur Sixte-Quint, à demi effrayé par l'aspect de la diseuse de bonne aventure. On voit que la mère dit à celleci Vous croyez donc qu'il sera pape ? Le doute et l'espoir rendent cette figure charmante. II me semble que ce dernier ouvrage a marqué la place de M. Schnetz, et que cette place est la première.
1. Journal de Paris, jeudi 21 octobre 1824.
Pourquoi la mère de Sixte-Quint n'estelle pas plus belle ? M. Schnetz, en s'éloignant des formes que son modèle lui présente, craint-il de tomber dans l'affectation et la copie de l'antique ? II lui était si facile de donner une bouche plus fraîche à cette jeune femme. M. Schnetz manquerait-il du sentiment de la beauté ? S'il craint de s'égarer en idéalisant, que ne copie-t-il du moins trois ou quatre belles têtes que tous les artistes connaissent à Rome ? J'ai vu au Monte-Pincio, à Rome, madame la marquise Flo. de Pérouse il n'y a rien au Salon de cette année d'aussi beau que cette tête. Notre Ecole, si forte pour idéaliser la forme des muscles, ne peut parvenir seulement à faire des têtes aussi belles que la nature. Toutes les madones de Raphaël ne sont que des portraits idéalisés. La jeune femme de M. Schnetz aussi est un portrait mais il lui a laissé ses défauts. Les grands ouvrages de M. Schnetz, la Bataille de Rocroy surtout, indiquent que ce peintre manque du sentiment du clair-obscur. Je l'invite à regarder le Corrège, et, si c'est trop exiger d'un peintre français, à aller souvent au Vatican voir la Communion de saint Jérôme, du Dominiquin.
Tout près du jeune Sixte-Quint, de M. Schnetz, j'ai découvert deux petits
tableaux de M. Ingres. Dans la Mort de Léonard de Vinci, les amateurs trouveront une tête de François Ier qui est au nombre des plus belles têtes historiques que l'on voie cette année au Salon. L'expression de la douleur s'unit à la plus parfaite ressemblance, et voilà le François Ier que les peintres en porcelaine devront copier désormais lorsqu'ils reproduiront cette anecdote, qui n'a que le défaut d'être inexacte. On trouve dans les Histoires de la. peinture, la lettre par laquelle Melzi, l'ami de Léonard, annonce la mort de ce grand homme à un frère qu'il avait à Florence. François Ier versa des larmes en apprenant la mort de Vinci voilà tout. Dans un autre petit tableau de M. Ingres, Henri IV jouant avec ses enfants, la reine et l'ambassadeur espagnol sont bien. M. Ingres, qui dessine supérieurement, et qui peint avec finesse, devrait traiter ces sortes de sujets historiques dans la proportion du Louis XIV bénissant son arnèrepetit-fils, de madame Hersent. Je n'aime pas que Louis XIV mourant ait la plaque de son ordre sur sa robe de chambre c'est un petit raffinement qu'il faut laisser aux vanités bourgeoises. Du reste, ce charmant ouvrage de madame Hersent fait la critique de la Dernière bénédiction, de M. Bourher, et autres immenses tableaux qui rap-
pellent les figures de cire de Curtius. Lorsqu'il s'agit d'une cérémonie, d'une action dont tous les mouvements sont connus d'avance, l'habit moderne ne peut pas supporter d'autres proportions que celles qu'a employées madame Hersent. La figure du jeune Louis XV, âgé de cinq ans, est séduisante.
Il y a foule presque tous les jours devant le Marinier improvisateur à l'île d'Ischia, de M. Léopold Robert. Tous les personnages de ce joli tableau se donnent des grâces ce n'est point là la rudesse napolitaine, qui passe tous les récits qu'on en pourrait faire. C'est précisément parce qu'il ne joue jamais la comédie, parce que jamais il ne songe à être bien, à imiter un certain modèle, que le paysan napolitain est si précieux pour les artistes. Avez-vous à rendre le désespoir de cette mère à qui l'on vient d'enlever ses deux enfants, allez à Naples étudier une mère italienne. Je n'aime pas le ciel du tableau de M. Robert. En revanche, j'admire beaucoup la Mort du brigand. Voilà la nature, et la nature passionnée, ne songeant pas à être de bon ton. Ce tableau a de plus tous les mérites physiques de la peinture. Je suis fâché que les deux personnages, le brigand, qui meurt d'un coup de feu reçu dans la poitrine, et sa maîtresse au désespoir,
soient dans d'aussi petites proportions. Les petites proportions sont un cachesottise pour ces peintres vantés qui ne font qu'indiquer la forme, qui ne savent pas faire les muscles d'un bras ou d'une jambe, et dont les tableaux se contentent d'esquisser une situation pathétique comme une lithographie. M. Léopold Robert est infiniment au-dessus de ces prétendus peintres il peut et il doit, pour l'intérêt de sa gloire, prendre les proportions du Poussin. Je suis fâché que M. Robert, ainsi que M. Schnetz dans sa Sainte Geneviève, ait fait des chairs couleur de suie. Je sais bien que cela est naturel dans la campagne de Rome, mais c'est un accident désagréable.
Dès que l'on veut parler des arts d'une manière un peu précise, en français, l'on tombe dans un grand embarras. Parmi cette foule de tableaux réunis au Musée, deux seulement me semblent avoir de l'air. La phrase que jeviens de hasarder est italienne, et je ne sais comment m'expliquer à Paris, sans encourir le blâme des personnes qui tiennent à se servir de bons termes; Vous êtes vis-à-vis un tableau. Indépendamment de tout raisonnement, votre œil vous avertit que le personnage que le peintre a mis dans le second plan, est à huit ou dix pieds plus loin de vous que celui qu'il a
placé sur le premier. La présence de l.'air entre ces personnages et vous est évidente à vos sens. Eh bien, deux tableaux me semblent remplir d'une manière frappante cette grande condition de la peinture, où triompha jadis Paul Véronèse. C'est d'abord la vue de la Villa Aldobrandini dé M. Granet, et ensuite le Mariage de la Vierge de M. Caminade. Si ce dernier tableau est fait pour être placé dans quelque cathédrale de la Champagne, il y aura un succès pyramidal. Partout ailleurs, la laideur native des têtes pourrait être un obstacle. Si l'on peut oublier ce défaut, qui fait mal aux yeux quand l'on a vu Rome, cet ouvrage peut être placé au nombre des meilleurs tableaux d'église de l'exposition.
Avec le talent rare que je trouve à M. Caminade pour rendre l'effet de l'air, je voudrais qu'il eût occasion d'employer pour ses tableaux des modèles nés en Italie, et qui ont les parties osseuses de la tête disposées autrement que ceux qu'il a choisis pour le Mariage de la Vierge. Le grand prêtre, par exemple, qui lève les yeux au ciel, a tout le caractère de tête d'un tabellion de village. Quant au mouvemenl de ce personnage, il est admirable je l'ai vu dans le Mariage de lfl Vierge de Raphaël, au musée de Brera, à Milan. Il
y a de jolis enfants dans le tableau de M. Caminade eh bien, on sent qu'en grandissant ils deviendront laids. C'est, encore une fois, que les parties osseuses de la tête ont une forme kalmouke, et non pas grecque. Mais, me direz-vous, quoi de plus injuste pour nos jolies femmes, nées ainsi que nous en France, que d'aller chercher le modèle de la beaulé idéale à cinq cents lieues de notre patrie, sous un autre climat, dans les montagnes de l'Attique ? A cela je n'ai rien à répondre. C'est, en effet, une furieuse infidélité à l'honneur national que d'admirer avant tout la tête de l'Apollon du Belvédère, ou celle de Jupiter Mansuetus. Cela me rappelle une jolie fable d'Helvétius sur une population de bossus, habitant une île de l'Atlantique, et se révoltant en masse contre tout navigateur droit et bien fait qui abordait chez eux.
La présente question tenant à la haute métaphysique et à la physiologie, sciences que des menteurs nous disent tous les jours être fort obscures, j'ai cherché pour ma pensée une forme tellement vulgaire, que, quoi que fassent les gens qui ont intérêt à chasser de l'empire des arts les idées claires, on ne puisse pas accuser celle-ci d'obscurité.
Remarquez que, si mes critiqués n'étaient
pas fondées, le public les aurait oubliées en moins de huit jours. Les critiques terribles sont celles qui font dire à tout le monde «Eh! mon Dieu, il y a bien longtemps que je pensais ainsi il y a des années qu'en voyant les tableaux à figures nues des élèves de M. David, je pensais que c'étaient des bas-reliefs grecs copiés, et que ce n'est pas de ce style que peignirent jadis le Dominiquin, Paul Véronèse et Lesueur. » Dixième article 1
MM. CHAUVIN, CONSTABLE, TURPIN DE CRISSÉ, BOYENVAL, SAINT-EVRE.
IL règne cette année une maladie épidémique parmi les paysagistes du Salon. Beaucoup de ces messieurs ont entrepris de faire des sites d'Italie, et tous ont donné à leurs prétendus paysages le ciel de la vallée de Montmorency, en choisissant, il est vrai, le moment où il va y avoir de l'eau, comme on dit à Paris. A Rome, la superbe promenade du Pineio, faite par les Français aux dépens de deux 1. Journal de Paris, mercredi 27 octobre 1824.
ou trois jardins de moines, était fort à la mode de mon temps c'est le bois de Bou- logne du pays. L'un des paysages qui m'ont le plus frappé au Salon, c'est la Vue de Rome, prise de Monte-Pincio. Le livret m'apprend que l'auteur se nomme M. Chauvin. Il est impossible de trouver un dessin plus exact que celui de ce paysage, et en même temps une couleur plus étrangement fausse. C'est encore le ciel de la vallée de Montmorency étendu sur les monuments de Rome. Cette dégradation d'une chose si belle donne de l'humeur. C'est comme le portrait fort ressemblant d'une femme chérie, que le peintre aurait recouvert des marques de la petite vérole.
M. Chauvin peint en conscience, et a beaucoup de talent c'est pour cela que je l'ai choisi pour objet de ma critique mais comment peut-il trouver vrai ce qui me semble si faux ? il y a un arbre célèbre à Rome connu de tous les artistes, c'est le pin des jardins Colonne on voit cet arbre monumental au côté droit du tableau de M. Chauvin, à côté d'une tour que le peuple a nommée la tour de Néron. Eh bien, cet arbre célèbre a un feuillage noir, et d'après les lois de l'optique, qui est une science exacte comme le dessin, il est impossible que ce pin ne soit pas noir le peintre a cependant trouvé le secret de faire vert
clair, et cela par un grand soleil, circonstance qui noircit toujours le feuillage des arbres vus dans le lointain. Quant au ciel ,de Rome, je n'en parlerai pas ici la critique de mauvaise foi aurait trop beau jeu à m'accuser d'exagération; j'en appelle seulement à tous les voyageurs qui, du portail de Saint-Jean de Latran ou de la tour du Prieuré de Malte, ont eu le bonheur de voir les tombeaux et les fragments d'aqueducs qui marquent la voie Appienne. J'ai cherché la Vue du lac de Varèse, par M. Chauvin. Les amateurs de toutes les croyances conviennent que ce lieu est le plus beau de la terre on peut en voir une description fort agréable dans le Journal des Débats du 29 juillet 1823, Eh bien M. Chauvin a couvert ce beau lac de la brume de Paris malheureusement, son tableau est fort ressemblant, et l'on s'écrie « Comment peut-on recevoir une impression si faible d'une chose aussi belle » Ce qui rend si admirables les paysages des lacs de la Lombardie, c'est précisément la couleur des arbres sous un beau ciel. Dès le mois de mai, il n'y a plus de verdure à Naples ni dans le midi de l'Italie.
J'ai loué de verve le paysage de M. Constable c'est que la vérité a pour moi un charme qui 'saisit d'abord, qui entraîne à
l'instant. Les amateurs de l'école de David préfèrent hautement les paysages de M. Turpin de Crissé, et surtout celui qui nous montre Apollon chassé du ciel. Je ne dirai rien de l'idée si vieille de nous présenter encore Apollon et les Muses c'est mal connaître le dix-neuvième siècle. Ce qui m'a frappé, c'est que les amateurs de l'ancien goût français louent les paysages de M. Turpin de Crissé, comme ayant de la vérité. Je commencerai par dire que la perfection du paysage, selon moi, serait de dessiner les sites d'Italie comme M. Chauvin, et de les peindre avec la naïveté de couleur de M. Constable. Revenant à la grande question de la vérité, telle que l'entendent encore certains critiques, en arrière du siècle, je citerai deux romans généralement connus. Dans la Prison d'Edimbourg, Walter Scott peint une jeune fille, la touchante Jeanny Deans, qui obtient du souverain la grâce de sa jeune sœur Effie, condamnée à mort. Voulez-vous savoir ce que les partisans du goût suranné auraient fait de ce sujet ? La célèbre madame Cottin se charge de la réponse on en eût fait une Elisabeth ou les Exilés de Sibérie. Dans ce dernier tableau, tout est noble, tout est d'une pièce rien ne s'écarte de ces ennuyeuses convenances que vous savez par cœur,
tandis que le vif plaisir que me fit autrefois la Prison d'Edimbourg vient peut-être de me faire citer ce roman hors de propos. Cet exemple dit tout à qui peut comprendre. Le feuille des paysages de M. de Crissé manque évidemment de vérité et d'énergie car il peut y avoir de l'énergie, de la grâce, de la magnificence dans le feuillé d'un groupe d'arbres. Lorsqu'on entre aux Tuileries par le Pont-Tournant, l'on peut voir au delà du grand bassin, à gauche de la grande allée, un groupe de marronniers qui évidemment a de la magnificence. Eh bien les personnes qui ont une âme faite pour goûter la peinture ne retrouveront jamais ce genre de sensation dans les paysages de M. de Crissé. Dans les tableaux de l'ancienne école, les arbres ont du style ils sont élégants, mais ils manquent de vérité. M. Constable, au contraire est vrai comme un miroir mais je voudrais que le miroir fût placé vis-à-vis un site magnifique, comme l'entrée du val de la Grande-Chartreuse, près Grenoble, et non pas vis-à-vis une charrette de foin qui traverse à gué un canal d'eau dormante.
Il y a une vue du château de Chambord, par M. Boyenval, qui, suivant moi, est assez remarquable. Le ciel est mauvais, par un défaut contraire aux ciels de
M. Chauvin celui-ci est trop bleu mais M. Boyenval a rendu avec vérité l'effet de la lumière sur un édifice dont les murailles sont propres et d'un style à demi gothique or c'est beaucoup que d'exceller dans un genre, quelque peu important qu'il soit. M. Boyenval doit être un artiste judicieux il s'est garanti d'un certain effet chatoyant que les gens qui achètent des gravures sans s'y connaître admirent dans les gravures anglaises. On peut voir un exemple frappant de cet effet puéril si à la mode à Londres, dans les cheveux du portrait de femme de l'étonnant sir Thomas Lawrence. Dans un beau portrait gravé de la princesse Charlotte d'Angleterre, l'effet chatoyant est porté jusqu'aux dernières limites du ridicule. Il se remarque dans beaucoup de tableaux que les journaux voudraient nous faire admirer mais il est plus sensible dans les gravures. Si le public s'apercevait de ce ridicule, les artistes cesseraient d'y tomber, et même de le rechercher. Voilà, pour le dire en passant, à quoi sont bonnes les dissertations sur les arts elles révoltent toujours l'artiste, l'effet est sûr, mais elles éclairent le public et, parmi les peintres, il n'est point d'orgueil qui résiste aux dédains du public. Il faut, pour résister à l'opinion des contemporains, avoir la conscience dû
talent or, après le génie, rien n'est plus rare.
Je parcourais hier tristement, dans la galerie d'Apollon, cette série de petits tableaux maniérés, affectés, loués par les petits journaux, et dans lesquels il n'y a réellement rien qui vaille que la bordure, lorsque j'ai été tiré de mon spleen par un tableau qui m'a semblé une esquisse ,de Paul Véronèse, et d'après ma manière de sentir, cet éloge est immense. Ce petit tableau, d'un pied carré, représente deux matelots qui, à peine échappés au naufrage et sortis des vagues, regardent cette mer cruelle qui vient de leur tout enlever, et à qui ils ont à grand' peine arraché leur vie. M. Saint-Evre a eu le génie de peindre un des plus beaux vers du Dante. Il est vrai que l'affreuse terreur qui vient seulement d'abandonner les traits de ces malheureux matelots, d'ailleurs gens du commun, ne les rend pas gracieux. Je ne dissimulerai pas que des personnes de la société, lesquelles, il est vrai, n'ont jamais vu de tableaux, et il qui j'avais indiqué celui-ci, l'ont trouvé repoussant, et ma recommandation fort singulière. Je ne prétends donc m'adresser ici qu'à cette partie du public qui a quelque habitude de trouver du plaisir à regarder les productions des arts. Je ne doute pas
que ce fort petit tableau ne laisse une impression profonde. J'y blâmerai une faute de dessin ridicule dans le bras d'un des matelots, qui semble enflé mais peutêtre c'est une grâce que M. Saint-Evre a voulu placer dans son tableau. Je n'en serais pas étonné ce peintre semble pousser l'amour du laid bien plus loin que M. Horace Vernet lui-même.
La Paysanne dans un cimetière m'a fait réellement horreur par sa laideur. Le tableau de Job avec ses amis m'a un peu consolé du supplice que la paysanne venait d'infliger à mes yeux. Cette paysanne est réellement pour moi de la musique de Gluck, expressive si l'on veut, mais que rien au monde ne pourrait me forcer à entendre deux fois. Après cette paysanne dans un cimetière, il ne reste plus qu'à représenter une guillotine en action.
Le talent de M. Saint-Evre est d'autant plus remarquable qu'il est le contraire de celui de tous les jeunes peintres qui se sont fait un nom à cette exposition. Il me semble voir une vigueur et une vérité qui sont presque aussi rares, parmi les peintres, que la sincérité et la candeur dans notre société hypocrite du dixneuvième siècle.
Pour faire preuve moi-même d'une
sincérité fort imprudente, je pense que M. Saint-Evre occupera dans l'opinion des amateurs une des premières places après M. Schnetz. Je lui vois pour concurrents MM. Sigalon, Robert, Delacroix, Delaroche. Je conseillerai à tous ces messieurs, qui ne brillent pas par l'étude du beau idéal, de se présenter à l'exposition prochaine, avec un grand tableau de figures nues, dans le système de M. David.
Onzième article 1
MM. GIRODET-TRIOSON, SCHEFFER. PHILIPPIQUE DU MORNING CHRONICLE CONTRE L'ÉCOLE FRANÇAISE.
ASSURÉMENT ce que la peinture peut désirer de mieux dans le genre du portrait, c'est d'être appelée à transmettre à la postérité les traits de ces hommes qui se sont fait un nom par beaucoup d'énergie et un grand caractère. Le paysan Cathelineau et M. le marquis de Bonchamps, généraux vendéens, dont 1. Journal de Paris, lundi 1er novembre 1824. MÉLANGES D'ART 8
M. Girodet-Trioson vient d'exposer les portraits dans la grande galerie du Musée, étaient une bonne fortune pour le peintre. Jamais un grand talent n'eut une plus belle occasion de faire preuve d'énergie et d'esprit. Oserai-je dire que M. Girodet a manqué à sa fortune, et que ce grand peintre vient d'imposer une tâche bien pénible aux personnes chargées de tenir registre de l'opinion du public ?
Excepté dans les accessoires, rendus avec plus d'esprit que de talent, il faut avouer que ces deux portraits sont à une distance immense du génie qui a créé Atala au tombeau, et les autres chefsd'œuvre de M. Girodet. Les amateurs se plaignent souvent de l'absence totale de clair-obscur; c'est l'un des défauts capitaux de cette École française, qui dans ce moment est, sans contredit, la première du monde. M. Girodet-Trioson semble avoir compris cette critique avec son esprit plutôt qu'avec son talent. Il a outré le clair-obscur à un tel point, que le portrait de M. de Bonchamps semble être un ancien tableau dont la couleur a poussé au noir. Il est impossible, dans une figure représentée en plein air, que les ombres aient la couleur noire à laquelle le désir de produire de l'effet a entraîné M. Girodet. M. de Bonchamps vient d'être blessé au
bras droit, et il s'apprête à écrire il est tout près des coups de fusil l'attention profonde, le génie militaire d'un général doivent être excités au plus haut degré, et le peintre nous présente M.de Bonchamps avec un air calme et presque riant. Et qu'on ne s'y trompe pas, le calme de l'illustre Vendéen n'est nullement le sangfroid du génie qui a pris son parti ce n'est point cette nuance d'expression que le pinceau rapide de M. Horace Vernet a saisie avec tant de bonheur dans l'admirable portrait de M. le maréchal GouvionSaint-Cyr. Le calme de M. de Bonchamps est celui d'un bon jeune homme serein et tranquille qui se promène paisiblement dans son parc, une cravache à la main. On doit la vérité à un grand peintre ce contresens est peut-être l'un des plus frappants du Salon de cette année. Le portrait du général Cathelineau est mieux, mais l'expression n'est que celle d'un paysan en colère. Je ne retrouve point cet air profondément religieux et simple à la fois, qui avait, fait surnommer M. Cathelineau le Saint d'Anjou. La figure du général Desaix, par exemple, avait éminemment cette expression. Dans son Massacre du Caire1, M. Girodet a su peindre avec un grand 1. Mélanges de 1867 sa Révolte du Cairc. N. D. L. E.
talent l'œil de l'homme qui se bat pour une cause qu'il croit sacrée. Les accessoires du portrait de M. Cathelineau sont fort bien, c'est que le genre du portrait exige un clair-obeur un peu renforcé pour tous les accessoires il faut qu'on les voie, mais qu'on ne les aperçoive que lorsqu'on les cherche. Cette qualité essentielle manque entièrement à M. Schnetz dans les meilleurs tableaux de ce jeune peintre, la Diseuse de bonne aventure, par exemple, les moindres accessoires usurpent une part de l'attention de l'œil.
M. Girodet a exposé un portrait de jeune homme' dans le grand salon, près de la Bataille de Montmirail, dans lequel la moitié de la figure n'est pas dans l'ombre, mais est noire. Il est beaucoup de sujets historiques, tous ceux du genre profondément tragique l'Assassinat de Montereau, les Elals de Blois, le Dialogue de Rébecca et du farouche Templier au haut de la tour dans Ivanhoë, etc., etc., dans lesquels ce clair-obscur forcé ne serait presque pas un défaut. Mais dans le portrait, qui doit briller par le naturel et la vérité, cette manière est intolérable. Au reste, avoir manqué quelques portraits, n'est d'aucune conséquence pour la réputation de M. Girodet c'est Voltaire qui laisse échapper de sa plume facile une lettre dénuée de grâces.
J'ai remarqué à côté des portraits de M. Girodetun grand tableau de M. Scheffer: Saint Thomas d'Aquin prêche la confiance dans la bonlé divine durant la tempête. Ce tableau m'a rappelé Restout, un peintre célèbre de l'école française avant la renaissance de l'art, par M. David. M. Scheffer me semble avoir des défauts contraires à ceux des élèves de ce grand peintre. Non seulement il ne cherche pas aux dépens de toute raison à étaler des personnages nus, mais, quand par hasard il a une partie nue à traiter, il ne sait pas la rendre. Ce n'est point la négligence d'un grand peintre, du Tintoret par exemple, qui outre quelquefois la forme à force de la bien connaître. C'est le tâtonnement d'un artiste qui ne connaît pas à fond la position, la forme et l'action de chaque muscle. Si on laissait passer, sans les critiquer avec sévérité, des tableaux tels que le Saint Thomas, de M. Scheffer, dans lesquels il n'y a réellement de bon qu'un certain feu pittoresque et de l'esprit, l'École aurait bientôt rétrogradé au point où elle en était avant que M. David la fît passer, du dernier rang qu'elle occupait en Europe, au premier. A propos de notre incontestable supériorité sur les autres écoles, je citerai un manifeste sanglant contre les peintres français, qui se trouve dans le Morning
Chronicle du 25 octobre dernier. Il faut bien passer un peu d'humeur aux gens qui mettent de l'honneur national à admirer les portraits de M. Lawrence et les grands tableaux d'histoire de M. West, à peu près de même force. L'auteur de la philippique que je dénonce au public de Paris est l'un des hommes de lettres les plus distingués du Parnasse anglais. Sans doute, il exagère lorsqu'il place, en quelque sorte, M. Delacroix au-dessus de M. Girodet mais il y a souvent de. la raison et du goût dans la critique. J'y ai remarqué un dilemme assez pressant. M. W. H. dit aux peintres qui ne savent que copier des statues grecques « Si vous n'altérez pas la pureté de l'antique, votre tableau n'est qu'une copie comme la Galatée de M. Girodet dans le tableau de Pygmalion (galerie de M. de Sommariva). Si vous entreprenez de rendre la passion, les têtes de vos personnages seront en contraste perpétuel avec les corps, car la première condition de la statuaire antique était le CALME PROFOND, sans lequel, chez les Grecs, il n'y avait point de beau idéal. » Je voudrais voir traduire en français cette diatribe du Morning Chroniele, et surtout qu'on y répondit, mais par de bonnes raisons et non pas en nous parlant encore de l'éternelle jalousie des perfides Anglais.
A propos de brochures à faire sur la peinture, on dit que les peintres qui étaient à la mode il y a vingt ans, et qui se voient désertés par l'inconstante déesse se sont réunis, et, se constituant bravement juges et parties, ont fait un pamphlet dans lequel on dit beaucoup de mal des jeunes peintres dont le public s'obstine à regarder les ouvrages. Cela s'appelle défendre les bons principes, la pureté du grand style, la gloire de l'école nationale, etc., etc. peu importe le degré d'hypocrisie, pourvu que le pamphlet soit bien écrit. Il paraît que ces messieurs prirent, il y a vingt ans, la mode pour de la gloire ce sont deux choses un peu différentes. L'on n'a qu'à se demander, la main sur la conscience, par quels moyens on obtint jadis cette prétendue gloire combien elle a coûté d'articles de journaux, de dîners, de visites, de billets du matin aux journalistes, etc., etc. Demandez plutôt à l'immortel auteur d'Ipsiboé.
Douzième article1.
MM. MAUZAISSE, HEIM, CAMINADE, LONGHI. ANDERLONI, CARAVAGLIA, PICOT, PALLIÈRE, ROGER, DU PAVILLON, L. ROBERT, HAYEZ, DEJUINNE, DUPRÉ, ORSEL.
IL serait mal à moi de passer sous silence une foule de tableaux estimables auxquels il ne manque, pour atteindre à la gloire, que d'avoir paru aux expositions qui ont lieu actuellement à Berlin, à Londres et à Milan.
J'aime beaucoup, par exemple, le Sainl Etienne de M. Mauzaisse. En deux jours .de temps, M. Gros en ferait un tableau fort remarquable, et qui, à Londres, passerait pour un Titien. Il y a des négligences de détail mais ce tableau est facilement compris, et le personnage principal ne manque ni de résignation ni de beauté. On peut reprocher au Portrait de Henri IV, par M. Mauzaisse, que Henri IV a un air de bonhomie qui n'est pas l'air de bonté d'un roi. La critique reprendra des négligences dans le cheval MM. Vernet nous ont rendu difficiles; mais ce portrait a de 1. Journal de Paris, jeudi 11 novembre 1824.
l'effet vu de loin dans une grande salle, il paraîtra superbe, surtout s'il est placé dans quelque province éloignée, peu accoutumée à voir des tableaux. Pans maintenant absorbe tout, attire tout à lui. l'esprit comme l'argent des provinces, et c'est un grand malheur le reste de la France s'appauvrit au physique et au moral. M. Hayez vient d'exposer une toile immense. Jérusalem est incendiée; les soldats romains massacrent les familles juives qu'ils trounent réfugiées dans le temple. On remarque d'abord un fort beau groupe. Une femme et son enfant sont foulés aux pieds par le cheval d'un soldat romain; le mari de cette femme essaye de saisir par la bride le cheval du Romain, qui lui porte le coup mortel. Il y a une faute de perspective aérienne dans les jambes de l'homme qui veut arrêter le cheval l'enfant est excellent. Le soldat, pris dans un bas-relief antique, a bien le sangfroid qu'en pareille occurrence l'histoire nous montre chez les Romains. L'homme n'existait pas, pour ainsi dire, dans l'ancienne civilisation. Tuer un barbare pour un Romain patriote était un acte d'une beaucoup moindre importance que tuer une bête de somme appartenant à l'armée. La femme juive et son enfant me paraissent copiés du Dominiquin.
Eloigné de ma collection de gravures, je ne me hasarderai pas à indiquer le tableau du grand maître. Dernièrement, j'ai dit que M. Caminade, dans son fort joli tableau du Mariage de la Vierge, avait copié un grand prêtre de Raphaël. Je suis sûr d'avoir vu cette figure dans un ouvrage célèbre, mais enfin ce n'est pas dans le Mariage de la Vierge, qui est à Milan, et dont M. Longhi vient de donner une excellente gravure, qui rappelle bien la sécheresse de la première manière de Raphaël. J'indiquerai aux gens opulents qui meublent des appartements les gravures de MM. Anderloni et Caravaglia, élèves de M. Longhi. Les ouvrages de ces deux artistes, qui auront un nom européen dans peu, doubleront de prix d'ici à vingt ans tandis qu'une autre mode succédant à celle des effets chatoyants, les gravures anglaises, recherchées aujourd'hui, ne vaudront bientôt plus dans le commerce que ce qu'elles valent aux yeux des gens de goût.
M. Picot est un peintre rempli de grâces, mais dont les connaissances anatomiques ne sont peut-être pas au niveau de l'époque. Peut-être ce jeune artiste ne s'est-il pas assez appliqué à connaître la forme, la position, l'office des muscles qui couvrent le corps de l'homme. Son tableau
de cette année, Céphale et Procris, me semble inférieur à sa charmante Psyché de la dernière exposition. M. Picot est un poète aimable auquel il ne faut pas demander du tragique. Les jambes de Céphale et de Procris, surtout celles de Céphale qui fait effort, manquent de détails, de muscles. On a dit que Céphale avait l'air fâché d'un homme qui vient de casser un beau vase de porcelaine il fallait le dernier degré du désespoir. La Délivrance de sain! Pierre, de MM. Picot et Pallière, est un ouvrage rempli de cette grâce qui fit jadis la réputation du Guide. M. Roger, jeune peintre qui travaille dans le genre de M. Horace Vernet, a envoyé de Rome un charmant petit tableau ce sont des Chevaux préparés pour la course. Il y a de la couleur, de l'expression, et même du clair-obscur dans ce petit ouvrage. M. Roger a peut-être mieux réussi que M. Horace Vernet lui-même à rendre l'énergie sauvage des Romains de la basse classe. Espérons que M. Roger étudiera le dessin, et arrivera a faire aussi bien que M. Léopold Robert. Je ne dissimulerai pas à M. Roger qu'il y a de la mollesse dans son Intérieur d'un bâtiment pendant un orage. Cela ressemble un peu trop aux tableaux que les marchands de lithographies commandent aux jeunes peintres.
On m'avait beaucoup vanté la sublime beauté d'un tableau de M. Léopold Robert, annoncé sous le n° 1.449, et qui représente des Religieuses de l'ordre de Sainte-Thérèse, éffrayées du pillage de leur couvent par des Turcs. On disait que ce tableau ne serait pas exposé on lui reprochait trop de feu et de vérité. « Honneur, me disais-je, au jeune peintre que de tels défauts éloignent du Salon » Hélas j'ai vu le tableau ce matin, et je regrette qu'il n'ait pas partagé le sort de l'Iphigénie de M. du Pavillon Ces deux religieuses sont peintes grossièrement, et ne m'ont fait aucune impression. Celle qui soutient l'autre est mal dessinée. M. Robert a le même défaut que M. Granet dans son tableau du Dominicain il peint de petites figures qu'on regarde de fort près, sans se donner la peine d'y mettre de détails. Les doigts de la religieuse qui s'évanouit ont la roideur de la convulsion, ce qui est fort bien, mais, du reste, ne présentent pas forme humaine. J'ai remarqué, de M. Robert, une nouvelle l'dort d'un brigand, dans le grand salon, auprès du Louis XIV de madame Hersent. Ce petit tableau me semble bien inférieur au premier. Ici, la maîtresse du brigand n'est pas au désespoir. Du reste, ce petit tableau fait paraître bien pâles tous ses
voisins. MM. Robert, Roger et quelques autres jeunes peintres feront tomber, d'ici à peu d'années, la mode des gravures. Il faudrait que ces messieurs apprissent à traiter des nuances de passion plus délicates que celles qui se rattachent à la mort d'un brigand. Ils devraient se rapprocher des proportions employées par M. Hayez. Il n'est bruit en Italie que du tableau de ce jeune Vénitien, exposé à Milan, et qui représente le Cornue de Carmagnola allant à la mort el recevant les derniers adieux de sa femme el de ses filles. Il faut convenir que ce sujet intéresse plus que la Mort d'un brigand, ou qu'une Halte de pèlerines dans la campagne de Rome. Toutes les lettres s'accordent à porter aux nues le tableau du peintre vénitien, et à placer ce jeune artiste bien au-dessus de Camuccini et de Benvenuti, peintres en grand renom, qui. chargés d'honneurs à Florence et à Rome, voient les suffrages du public se retirer de leurs ouvrages, comme certains grands peintres de Paris. La couleur et le clairobscur sont les parties brillantes de l'ouvrage de M. Hayez, qui est déparé par quelques fautes de dessin choquantes. L'expression des personnages est vive et profonde on sent que ce peintre a de l'âme.
Je voudrais pouvoir donner les mêmes louanges à M. Dejuinne, qui vient d'exposer un immense tableau représentant la Famille de Priam. Le cadavre d'Hector ne porte point l'empreinte des fureurs d'Achille. Pourquoi ravir au vieil Homère ces beautés sublimes qui n'ont d'autre défaut que de nous avoir été expliquées au collège par des pédants ? Le vénérable Priam, que nous apercevons près du cadavre d'Hector, n'est donc pas allé baiser les mains qui avaient tué son fils ? Fidèle au système de l'école de David, M. Dejuinne n'a donné aucune expression à Andromaque, et a placé à côté d'elle un bel homme entièrement nu, mais dont les deux jambes ne semblent pas appartenir au même corps. L'ensemble de ce tableau fait plaisir, et l'auteur possède plusieurs parties de la peinture.
Que ne puis-je louer un tableau de M. Dupré, jeune artiste français qui est à Rome, et qui sait faire respecter ces beaux noms d'artiste et de Français Je trouve de la sécheresse et de la froideur dans son tableau de Camille s'insurgeant contre les Gaulois occupés à peser la rançon des Romains. M. Dupré, qui a exposé, cette année, d'excellentes Vues de la Grèce, pleines de caractère, a l'âme qu'il faut pour profiter des têtes superbes que l'on
trouve à Rome, et qui ont fait la fortune du Brutus de M. Lethière. Certainement un Romain contenant à peine sa fureur a une autre expression que celle qu'il a donnée à Camille. Demandons à M. Dupré, pour la prochaine exposition, un tableau du moyen âge demandons-lui un peu de clair-obscur; conjurons-le, au nom de la vraie gloire, qu'il est fait pour apprécier, de regarder quelquefois la Communion de saint Jérôme, du Dominiquin. Les chairs de M. Dupré, comme celles de M. Schnetz, ont l'air d'être faites de quelque substance dure.
La Mort d'Abel, de M. Orsel, autre jeune peintre travaillant à Rome (c'est de Rome, cette année, que nous sont venus les meilleurs tableaux), n'est pas sans mérite. Ce qui frappe au premier coup d'œil dans ce tableau, c'est que tout y est gris comme dans les Sabines, de M. David. Cela suffit pour beaucoup de gens qui passent aux tableaux voisins mais, comme ces tableaux sont fort mauvais, je suis revenu à celui de M. Orsel. Caïn est peint d'après Talma une barbe ridicule dérobe l'expression de la figure d'Adam Abel a une figure belle et plate mais la douleur d'Ève est bien celle d'une mère. Elle dit à Adam « Ne maudis pas ton fils Caïn, c'est moi qui suis la source de tous ces maux. » On
voit que le peintre s'est servi, comme M. Schnetz, de la figure d'une jeune femme de Sonino, qui, depuis deux ans, sollicite à Rome la liberté de son mari. Il y a dans ce tableau un laurier qui est tout au plus à dix pas du spectateur ce qui n'a pas empêché M.Orsel de donner à ses feuilles le gris clair que nous avons reproché à M. Chauvin. C'est en traitant le coloris de cette manière que l'on fait prendre la fuite aux spectateurs. Ce tableau est fort bien dessiné.
Treizième article 1
MM. RAUCH, FIEOK, FIELDING, INGRES. PROCÈS DE L'ÉCOLE DE DAVID.
E suis entré à l'Exposition ce matin, par la salle des statues, sur lesquelles je cherche à préparer un article. J'ai remarqué sur le palier du bel escalier du Louvre, deux candélabres de marbre donnés à madame de la Rochejaquelein, par les officiers de l'armée prussienne. Oserais-je dire que je trouve de la poésie 1. Journal de Paris, mardi 23 novembre 1824.
dans ces candélabres ? Pardonnera-t-on à l'homme qui, malgré les meilleures intentions du monde, n'a pas pu être ému par tant de grands tableaux, ouvrages des peintres français, cet aveu peu patriotique, qu'il a été touché par l'oeuvre de deux sculpteurs allemands, MM. Rauch et Fieck ? Rien ne dépite l'artiste savant qui n'a pas d'âme, comme la forme de l'éloge que j'emploie en ce moment c'est avec plaisir que j'aurais évité cette forme, mais elle est nécessaire à ma pensée. J'ai été touché surtout des portraits des héros vendéens. Supposez ces bas-reliefs placés dans l'église gothique de la Vendée où reposent les restes de ces guerriers illustres, voyez-les éclairés par le demi-jour de l'église de Saint-Florent, par exemple, et vous concevrez mon émotion, vous la partagerez. Cette émotion sera utile à vos progrès dans les beaux-arts vous verrez nettement pourquoi M. Girodet n'a pu produire avec son pinceau savant l'effet que MM. Rauch et Fieck, sculpteurs allemands, ont atteint par des ouvrages où je pourrais reprendre plusieurs défauts.
Ces artistes que je ne connais point, et dont jamais, je crois, je n'ouïs parler, ont su ne pas sortir de cette modestie raphaélesque, de cette tranquillité des statuaires grecs sans laquelle il n'y a rien de su-
blime en sculpture. Cet art divin ne peut exprimer que les habitudes de l'âme, et, toutes les fois que vous représentez, même correctement, une passion passagère, les habitudes constantes de l'âme étant nécessairement éclipsées, ce n'est, plus de la sculpture que vous faites. M. Rauch, le plus habile, ce me semble, des deux sculpteurs étrangers, dessine fort mal les poignets de ses figures. Cette petite incorrection dans des figures de femmes, d'ailleurs charmantes, est venue troubler mon plaisir. Quel dommage que la science manque aux artistes qui ont de l'âme 1 Je voudrais que M. Rauch fût chargé de faire un tombeau pour lord Byron.
J'ai fort peu de considération pour l'aquarelle, c'est un pauvre genre mais l'apologue aussi est peu de chose comparé au poème épique, et toutefois La Fontaine est immortel comme Homère. Dans les beaux-arts, où la médiocrité n'est rien, il faut exceller n'importe par quel moyen. Je ne dis pas que l'aquarelle de M. Fielding qui représente Macbeth el Banco arrêlés sur la bruyère par les trois sorcières soit un petit ouvrage parfait comme telle fable de La Fontaine; mais je me détermine à en parler, parce que, depuis quinze jours que j'ai découvert ce tableau, à l'extrémité des salles de l'industrie,
tout près des candélabres prussiens, je ne puis jamais quitter l'exposition sans aller le revoir.
Ce petit ouvrage sans conséquence représente parfaitement cette scène de sorcières que les protecteurs des idées surannées reprochent si souvent à Shakspeare. Je vois dans cette aquarelle une haute leçon de poésie voilà comment il faut présenter les choses surnaturelles à l'imagination. Pendant la tempête, on aperçoit les sorcières dans un nuage noir assez distinctement pour prononcer qu'elles existent, et pas assez pour que I'oeil puisse détailler les parties de ces corps formés d'air, et qui vont se résoudre en air aussitôt que l'inquiète ambition de Macbeth les pressera de questions. Dans un an, je me souviendrai encore de cette pauvre petite aquarelle de deux pieds carrés, et j'aurai oublié, ainsi que le public, ces immenses tableaux à l'huile qui tapissent le grand salon c'est ainsi qu'une petite fable de La Fontaine l'emporte sur une tragédie de La Harpe. Dans les arts, il faut toucher profondément, et laisser un souvenir ce n'est pas le temps, c'est la manière qui ne fait rien à l'affaire. J'allais au Louvre pour juger de l'impression que le public du samedi reçoit des tableaux je voulais aussi voir un
ouvrage nouveau dont on dit beaucoup de bien le tableau de M. Ingres qu'on vient seulement de placer dans le grand salon, et qui représente Louis XIII mettant la France sous la prutection de la Sainte Vierge. C'est, selon moi du moins, un ouvrage fort sec, et, de plus, un centon des anciens peintres d'Italie. La Madone est belle sans doute, mais c'est d'une sorte de beauté matérielle qui exclut l'idée de la divinité. Ce défaut, qui est de sentiment, et non pas de science, éclate encore davantage daus la figure de l'Enfant-Jésus. Cet enfant, qui d'ailleurs est fort bien dessiné, est tout ce qu'il y a de moins divin au monde. La physionomie céleste, l'onction indispensable dans un tel sujet manquent entièrement aux personnages de ce tableau.
Le livret annonce que M. Ingres habite Florence. Comment, étudiant les peintres anciens, M. Ingres n'a-t-il pas vu les tableaux de fra Bartolommeo, celui-là même qui enseigna le clair-obscur à Raphaël ? Les ouvrages de ce moine, qui ne sont pas rares à Florence. sont des modèles d'onction. Veut-on savoir pourquoi ? Fra Bartolommeo. touché des prédications de Savonarole, abandonna l'exercice de son art, craignant de se damner. Comme il était l'un des premiers peintres de son siècle,
et je crois de tous les siècles, au bout de quatre ans le supérieur de son couvent lui ordonna de peindre de nouveau, et fra Bartolommeo, par esprit d'obéissance, se remit à faire des chefs-d'œuvre. Voilà ce me semble, tout le secret de la supériorité du quinzième siècle sur le nôtre. L'on vient d'inventer, il y a deux mois, un canon à vapeur qui lancera à une lieue de distance vingt boulets par minute. Nous triomphons dans les arts mécaniques, dans la lithographie, dans le Diorama mais tous les coeurs sont froids, mais la passion sous toutes les formes ne se trouve plus nulle part, et, je crois, moins encore en peinture que partout ailleurs. Aucun tableau de l'exposition n'a le feu que l'on trouve dans un opéra de Rossini. Je me hâte de quitter cette digression qui aura scandalisé les peintres savants, pour revenir à M. Ingres, qui est lui-même l'un des grands dessinateurs de notre école. Comment M. Ingres, qui est homme d'esprit, n'a-t-il pas vu que moins l'action d'un tableau religieux est touchante par elle-même, plus l'onction est nécessaire au peintre pour nous mettre sous le charme? Les anges qui écartent un grand voile aux deux côtés du tableau de M. Ingres sont peints d'une manière fort sèche ainsi que leurs draperies le petit nuage
sur lequel pose la Vierge est de marbre il y a une crudité générale dans la couleur. Le mouvement de la figure de Louis XIII est fort vif mais rien ne nous indique le chef d'un grand empire implorant la bonté divine pour ses innombrables sujets. La petite moustache espagnole du principal personnage, qui est presque tout ce qu'on aperçoit de la figure, produit un effet assez mesquin. Voilà bien des critiques accumulées sur l'ouvrage de M. Ingres, et cependant je considère le Vœu de Louis XIII comme l'un des meilleurs tableaux d'église de l'exposition. Il gagne beaucoup à être revu il gagnera plus encore à être placé dans une église, et à être regardé forcement pendant une heure de suite. Je trouve dans cet ouvrage une profondeur de science et d'attention qui prouve que M. Ingres est dévoué à la peinture et exerce son art en conscience. Ce tableau est précieux, surtout en ce moment, où tant de jeunes peintres semblent travailler uniquement pour donner des sujets aux graveurs lithographes. Si le peintre eût été doué du feu céleste nécessaire pour mettre un peu d'âme et d'expression dans la figure de la Madone, il eût pu facilement attirer l'attention du public. Pour peu que nous cherchions à méditer sur les ouvrages des peintres qui
brillèrent il y a vingt ans, nous arrivons toujours à cette vérité désagréable, et sur laquelle je n'aime point à revenir l'école de M. David, fort habile à représenter les muscles qui couvrent le corps humain, est hors d'état de faire des têtes exprimant avec justesse un sentiment donné. Exhortons M. Ingres, et les peintres ses contemporains, à traiter des sujets historiques qui n'exigent pas une grande profondeur d'expression. Sans s'écarter des annales de Louis XIII, M. Ingres pouvait représenter ce roi si brave à l'attaque de la Brunelle, au moment où Bassompierre lui dit « Sire, les violons sont prêts quand Votre Majesté voudra, le bal commencera. »
J'ai trouvé une naïveté charmante dans un petit tableau qui nous montre un Jeune Savoyard malade. J'ai cherché le nom de l'auteur, il a gardé l'anonyme, ce qui me fait présumer que nous devons cet aimable ouvrage à une jeune femme. J'oserais conseiller à l'auteur de mettre un peu plus de hardiesse dans ses lumières et dans ses ombres à l'exemple de Rembrandt, il faudrait que toute la lumière de ce joli tableau fût concentrée sur la figure du jeune Savoyard le spectateur remarquerait davantage sa touchante expression.
Il me reste à parler dans deux prochains articles des miniatures et des statues. J'éprouve à ce sujet un embarras singulier j'ai trop à louer les miniatures, j'ai trop à blâmer les statues. L'on ne fait nulle part en Europe la miniature comme en France les noms de MM. Saint, Augustin, et de mademoiselle Lizinska Rue (madame de Mirbel), sont aussi connus à Vienne et à Berlin qu'à Paris. Presque tous les peintres en miniature qui ont exposé cette année méritent des louanges si je veux être juste, il faudra parler de tout le monde il n'en est pas de même pour les statues. Je ne sais comment faire pour éviter le reproche d'être un ennemi des arts et des artistes, titre décerné cette année, unanimement, à toutes les personnes qui, sans avoir jadis exposé de mauvais tableaux, ont osé exprimer une opinion sur le Salon.
Quatorzième article 1
MM. GASSIES, FROSTÉ, VINCHON, DUCIS, RICHARD, H. VERNET, RICOIS, T. DE CRISSÉ, BIDAULD, RÉMOND, A. LE PRINCE.
A u moment où je vais cesser de parler A au public, et de lui présenter le résumé des opinions diverses que j'ai entendues cette année au Salon, je pense qu'il y aurait de l'injustice à ne pas dire un mot de plusieurs tableaux estimables qui, je le répète, et j'insiste sur ce point, seraient des chefs-d'œuvre à Londres, à Berlin, et même à Rome. Un grand maître ferait des morceaux admirables de la plupart de ces tableaux en leur consacrant quelques séances il ne leur manque en général que de la force. Je soupçonne les auteurs de ces tableaux de ne pas voyager rien n'est fait pour étioler la manière de sentir comme un séjour un peu prolongé à Paris. Tant de gens respectables dans les salons ont intérêt à flétrir toute énergie du nom de grossièreté Un des tableaux que j'avais le plus de regret de ne pas louer se trouve dans la 1. Journal de Paris, lnndi 29 novembre 1824.
première salle, sous le n° 683, et représente des Anges regardant vers le ciel. Dans une exposition où le laid se présente avec une majorité presque aussi imposante que dans la nature, un artiste, tel que M. Gassies, qui s'applique à faire de jolies figures, est un homme précieux et dont il faut encourager les talents. Si le tableau qui porte le n° 683 est placé dans la chapelle à laquelle il est destiné, de manière à ce qu'on puisse en apercevoir les détails, il aura un grand succès. Le mouvement des figures d'anges est fort bien, et ce tableau serait admirable s'il présentait dans les premiers plans quelques masses de clair-obscur à la Corrège. Peut-être ce grand peintre obtiendra-t-il quelque réputation en France à mesure qu'on s'éloignera des manières de l'école de David.
J'ai trouvé beaucoup des qualités physiques de la peinture, si l'on veut bien me permettre de m'exprimer ainsi, dans un Saint Charles Borromée de M. Frosté il y a du dessin et de la couleur. L'auteur, ayant ouï dire que saint Charles avait un nez fortement prononcé, a pris pour modèle une tête italienne. Le saint est à genoux, et adore le crucifix. Pourquoi ce tableau ne touche-t-il pas ? C'est que la tête de saint Charles manque d'onction, et, si je l'ose dire, de passion. Ce n'est point
avec ce beau sang-froid qu'un faible mortel s'adresse à l'Être tout-puissant qui dispose de son salut éternel. L'auteur n'a pas eu l'occasion d'étudier les physionomies de plusieurs centaines de chrétiens priant avec ferveur. Il lui manque d'être entré dans quelque église de campagne de l'Italie méridionale. Un buste dont la tête a été moulée sur la figure de saint Charles après sa mort, existe aux îles Borromées près Arona on pouvait se servir de ce buste.
La Jeanne d'Arc de M. Vinchon a quelque chose qui saisit l'attention. Ce tableau placé à une grande hauteur dans une vaste salle ferait plus d'effet que dans la galerie d'Apollon. Jeanne d'Arc touche peu, parce que nous vivons malheureusement dans un siècle de coquetterie, et qu'elle a un peu l'air de songer à la beauté de ses épaules, et d'avoir un corset. L'essence de la mode est de changer sans cesse la classe riche veut à toute force se distinguer de la classe bourgeoise, qui s'obstine à l'imiter, tandis que le beau idéal ne varie que tous les dix siècles avec les grands intérêts des peuples. L'invention de la poudre à canon, par exemple, a exclu du beau idéal moderne l'expression de la force. Tout ce qui rappelle la mode actuelle tue l'effet d'un tableau d'histoire.
J'ai remarqué à l'entrée de la grande galerie un fort joli tableau de M. Ducis c'est Bianca Capello et son amant, au moment où la jeune Vénitienne trouve fermée la petite porte par laquelle elle espérait rentrer au palais de son père. Pour ne pas cesser d'être joli, l'auteur n'a pas voulu donner à son tableau une expression profonde. Bianca est bien peu émue, et n'est-il pas singulier de porter une lanterne éclatante lorsqu'on se cache ? Le Louis de la Trimouille de M. Richard, de Lyon, ressemble trop à une miniature les détails sont trop finis. Les colonnes gothiques ont l'air d'être traitées avec plus de soin que les têtes. C'est précisément à cause de ce défaut que ce tableau, d'ailleurs fort agréable, plaira à beaucoup de personnes. Pour juger de l'expression des passions, il faut les avoir senties, et, de plus, avoir eu l'esprit et le temps nécessaires pour s'observer soi-même. Tout le monde, au contraire, examine avec plaisir les détails d'architecture d'un joli escalier bien gothique et bien frais. L'armure de Louis de la Trimouille est un chef-d'œuvre de patience. Cette patience m'a rappelé les descriptions souvent un peu longues de Walter Scott. L'école de Lyon manque d'âme et de chaleur. Lyon est cependant à la porte de l'Italie mais ses peintres
regardent Paris, et se l'exagèrent. Ils ont fait un tableau où ils se sont représentés eux-mêmes en société avec des chevaux arabes de la première beauté. Ce tableau, placé à côté des Pèlerins de M. Schnetz, a donné lieu à quelques plaisanteries. Le public n'a pas approuvé davantage l'Inlérieur de l'atelier de M. Horace Vernet. Je conseillerais aux peintres de ne jamais écrire, et de ne jamais se peindre. On aime à deviner l'âme d'un grand artiste par ses ouvrages. S'il prend le soin très obligeant de l'expliquer lui-même, il n'y a plus de charme dans sa gloire. C'est par un sentiment semblable que rien ne me fâche comme de voir un grand poète faire une préface.
Le public, qui souvent fait foule devant les peintres de Lyon, leurs chevaux arabes et leurs blouses élégantes, a remarqué un paysage de M. Ricois, placé tout auprès. C'est une Vue prise dans l'Oberland, près le village de Meyringhen. Le second plan et les lointains de ce paysage sont vrais et bien choisis, c'est-à-dire excellents. Le premier plan semble destiné à orner les volets d'une boutique d'apothicaire, tant les plantes grasses, les graminées, etc., etc., sont bien peintes et dessinées avec soin. C'est comme dans le grand paysage de M. Turpin de Crissé j'aime mieux, je
l'avoue, la manière de M. Constable, dût ma préférence pour cet Anglais me valoir des injures dans les journaux qui, faute d'idées, jugent des arts avec l'honneur national.
Je voudrais pouvoir louer un grand paysage de M. Bidauld, représentant le Phare de Gênes. Mais, en vérité, ce n'est là ni le ciel de Gênes ni la couleur de ses montagnes. D'ailleurs, ce tableau est trop froid pour son immensité. M. Bidauld peint en conscience, et travaille plus ses tableaux que ses succès je suis réellement peiné de ne pouvoir louer dans ses paysages que l'exactitude du dessin et la ressemblance. Il outre encore le défaut de M. Chauvin il semble que, pour ces paysagistes, le soleil d'Italie a perdu sa lumière. Il y a une Vue d'Amalfi, prise du golfe de Salerne, par M. Rémond, de Rome, qui m'a frappé comme rendant la couleur de l'air en Lombardie. Je louerais la vérité de la manière dont ses montagnes se détachent sur le ciel, si ce paysage, d'ailleurs fort agréable, était intitulé Vue du lac de Como, prise de la Calenabia. Ace compte, il faut que nos peintres aillent étudier en Sicile, pour parvenir à rendre les ciels de la campagne de Rome. Les personnes qui ne demandent pas au genre du paysage d'élever leur âme et de
leur donner un certain plaisir romanesque et tenant beaucoup aux illusions de la jeunesse, s'arrêtent avec plaisir devant un Embarquement de bestiaux, dans le passager à Honfleur. Ce tableau, de M. A. Le Prince, est brillant de vérité comme un tableau hollandais. M. A. Le Prince a bien saisi la bonté et la gaieté, traits caractéristiques des basses classes en France, mais ne demandez à ces figures-là ni imagination ni goût pour la musique. Sous ce rapport, l'Embarquement de M. A. Le Prince fait un pendant philosophique avec l'Improvisateur d'Ischia, de M. Léopold Robert.
J'ai trouvé beaucoup de vérité dans une Vue du village de Sangate, près Calais par M. Gassies. Je nommerais encore trente tableaux si j'avais de l'espace1.
1. Dans les Mélanges de 1867 cette dernière phrase a été omise. N. D. L. E.
Quinzième article 1
COUP D'OEIL SUR L'ÉTAT DE LA SCULPTURE EN EUROPE, CANOVA, THORWALDSEN, DANEKER FIOCHETTI, CHANTREY.
Au moment où mon devoir m'appelle à rapporter les impressions que le public a reçues, cette année, des statues admises à l'Exposition avant de chercher à classer les divers mérites de MM. Bosio, Bra, Gois, Cortot, Debay, Espercieux, Flatters, etc., je crois utile de jeter un coup d'œil rapide sur l'état de la sculpture en Europe. Rome vient de perdre Canova, qui a inventé un nouveau genre de beau idéal. plus rapproché de nos mœurs que de celles des Grecs. Les Grecs estimaient avant tout la force physique, et nous l'esprit et le sentiment. Les farouches Hellènes se virent, pendant longtemps, dans la position où se retrouvent aujourd'hui leurs descendants et il me semble que la force physique est plus nécessaire que l'esprit de Voltaire au général Odyssée ou au brave capitaine Canaris.
Quoi qu'il en soit de cette théorie,Canova 1. Journal de Paris, samedi 11 décembre 1824.
commença par l'imitation exacte de la nature, ainsi que le prouve le groupe d'Icare et de Dédale. Le pays du monde où l'on dit le plus de mal de ce grand homme, c'est peut-être Rome. Est-il besoin d'ajouter que cet homme illustre est en exécration à l'Ecole française il avait de l'expression, et la Madeleine Sommariva le prouve il avait de la grâce, on se souvient encore de l'Hébé exposée il y a quatre ans tout cela manque un peu a l'école de David. Ce peintre illustre. le plus habile du dix-huitième siècle, a peutêtre eu plus d'influence encore sur l'art statuaire que sur la peinture. Nous avons vu, en parlant des tableaux, que, cette année, une nouvelle école s'est élevée, au grand mécontentement des élèves de David. MM. Schnetz, Delacroix, Scheffer, Delaroche, Sigalon ont eu l'insolence de se faire admirer, et, selon moi du moins, deux ou trois tableaux de M. Schnetz seront encore admirés dans cent ans. (Jn mouvement semblable ne se fait point remarquer dans la sculpture. Tant mieux! s'écrie l'école de David. Tant pis! diL l'amateur qui sort de la salle des sculptures sans émotion profonde.
Il existe à Rome une école de peinture allemande qui n'est point sans mérite. MM. Cornélius, Weiss, Begas imitent le
Ghirlandajo, le Pérugin et les autres peintres antérieurs à Raphaël ils disent que ce grand homme a gâté la peinture. Mais à quoi bon s'arrêter aux théories d'un artiste? Schiller déraisonnait sur le sublime, dans le temps où il écrivait Guillaume Tell et Don Carlos. Les ouvrages de l'école allemande à Rome sont très remarquables ces jeunes artistes donnent une image fort nette de ce qu'ils entreprennent de montrer au spectateur. On peut se faire quelque idée de bon style par les gravures exposées au Salon, dans les salles de l'industrie, sous les nos 1.932 et 1.936. Les jeunes artistes allemands disent encore plus de mal de Canova que les Français mais du moins ils peuvent autoriser leurs médisances par les ouvrages de deux statuaires célèbres dans toute l'Europe, M. Thorwaldsen, Danois qui habite Rome, et M. Daneker, de Munich. Quelques personnes pensent que les statues de M. Thorwaldsenne s'élèvent pas au-dessus d'une médiocrité fort savante, mais ses basreliefs sont excellents. L'Entrée, d'Alexandre à Babylone, bas-relief d'un immense développement, et dont les personnages ont à peu près deux pieds de proportion, est un ouvrage magnifique, si l'on excepte toutefois la figure même d'Alexandre, dont la pose est théâtrale. Rien ne met
dans un jour plus ridicule la sorte d'exagération indispensable au théâtre, que l'immobilité éternelle de la sculpture. Plusieurs bustes de M. Thorwaldsen sont excellents, et, ce qui prouve que cet artiste est du premier ordre, c'est que le mérite de ces buste est tout à fait différent de celui des bustes de Canova. Vous trouveriez trop de grâce idéale dans le buste du peintre Bossi à Milan, l'un des chefsd'œuvre de Canova, et dans son propre buste, tous deux de grnndeur colossale. Cette grâce est surtout fort déplacée dans le buste du pape Pie VII, qui sert d'ornement à la magnifique salle du musée Pio Clémentin, bâtie par ce pape ami des arts. Il existe un bas-relief célèbre de M. Thorwaldsen, représentant, le Sommeil, dont des répétitions ou des plâtres se trouvent dans toutes les villes du Nord cet ouvrage charmant n'a pu pénétrer en France, car nous tenons à honneur de repousser les produits de l'étranger. Cela peut être fort bien pour les toiles de coton ou les nankins; mais, si j'avais l'honneur d'être artiste français, loin de chercher à fortifier cette habitude dans ce qui a rapport aux arts, rien ne me semblerait plus humiliant.
J'ai vu dans les ateliers de M. Thorwaldsen, à Rome, treize grandes statues colossales
représentant Jésus et ses apôtres. Ces statues sont destinées à être placées en plein air, et à orner la façade d'une église de Copenhague. Je crains qu'il n'y ait de la lourdeur dans ces grandes figures, et qu'on n'y remarque ce défaut particulier aux statuaires allemands les f ormes rondes. La statue du Christ est fort belle ce n'est point l'expression terrible que MichelAnge eût donnée au Rédempteur nos idées ont changé depuis 1510. La candeur et la bonté dominent dans le genre de beauté idéale adoptée par le sculpteur danois. M. Thorwaldsen a la sensibilité d'un artiste lorsqu'à la mort du cardinal Consalvi, il fut appelé comme le premier sculpteur de Rome, pour faire le masque de cire nécessaire à l'exposition des restes de cet homme aimable, les larmes empêchèrent M. Thorwaldsen de travailler. Cet artiste a, dit-on, le défaut d'acheter des statues à ses élèves, de les retoucher un peu, et d'y mettre son nom. C'est ainsi que beaucoup des ouvrages attribués à Raphaël sont de Jules Romain.
J'ai entendu Canova porter aux nues le mérite de M. Daneker, de Munich mais je n'ai pu voir qu'une statue de cet artiste que l'Allemagne tout entière met une certaine affectation à proclamer le premier sculpteur du siècle. J'ai cru remarquer
dans cette statue plusieurs caractères de la haute beauté idéale, toujours aussi un peu de lourdeur allemande, surtout dans les articulations.
M. Fiochetti, jeune sculpteur romain, a montré un courage analogue à celui qui immortalisera M. David il a osé se créer un style. Il ne fait pas un portrait exact des belles figures d'homme que le hasard lui présente, comme le Bernin il ne copie pas servilement le beau idéal antique, comme les sculpteurs français il n'imite point le genre de beautéinventéparCanova. La Vénus sortant de la coquille, de M. Fiochetti, me semble un ouvrage bien original et bien beau.
On fait beaucoup de statues en Angleterre heureusement pour les beaux-arts, la vanité aristocratique tient à l'usage d'élever dans les églises des tombeaux de marbre aux hommes illustres. Si le doyen et le chapitre de Westminster ne venaient pas de refuser l'entrée de leur église à l'auteur de Don Juan et de Caïn, les sculpteurs anglais auraient eu un beau sujet de statue un jeune poète, d'une figure charmante, agité par les passions les plus sombres, et dont le génie fut de peindre les transports d'une âme déchirée par les combats de l'orgueil et des passions tendres.
C'est en vain que j'essayerais de décrire le ridicule de la plupart des statues anglaises qui ornent les tombeaux de Westminster et de Saint-Paul. Les sculpteurs anglais, loin de négliger les détails, comme sir Thomas Lawrence, entreprennent de rendre avec une désespérante exactitude Les souliers à boucles, les bas, les culottes, la perruque même du noble lord qu'ils représentent sur son tombeau. Leur manière de faire en marbre le grand cordon bleu du pays est à mourir de rire. Depuis peu, cette sorte d'hypocrisie, applicable aux actions de tous les jours, qui s'appelle cant en Angleterre, se relâchant un peu de la sévérité établie autrefois par les Puritains, a permis de placer des anges nus auprès de la tombe des grands hommes. Le tombeau de deux capitaines de vaisseau tués devant Copenhague, placé près de la porte nord de la cathédrale de Saint-Paul, présente un ange dont le profil est digne du siècle de Canova. Un tombeau du général Moore, placé vis-à-vis, n'est pas absolument mal. Mais ce qui est bien et fort bien, ce sont les bustes de Chantrey. Cet artiste gardait des troupeaux de bœufs il y a quelques années il est parti de là pour être le sculpteur à la mode, et je ne doute pas qu'il n'amasse autant de millions que sir Walter Scott. Ainsi que cet homme de génie,
M. Chantrey a toute l'adresse, tout le savoir-faire, toute la flexibilité de carac- tère nécessaire pour réussir à Londres, et ne jamais choquer le canl à la mode. Il me serait difficile d'exprimer tout. le plaisir que m'a fait le buste de Walter Scott, par Chantrey. Je voudrais qu'un plâtre de ce buste fût au Louvre, à côté du buste de lord Byron, par M. Flatters. Le buste de lord Byron, par Thorwaldsen, parait l'essai d'un écolier comparé à l'ouvrage de Chantrey.
Quelques petites affectations de délicatesse, quelques petites recherches gâtent le beau talent du sculpteur anglais. On dirait, par exemple, qu'il cherche à rendre la transparence des narines. On voit que ce gardeur de troupeaux a reçu de la nature ce tact fin qu'il faut pour travailler le marbre. II serait à désirer que M. le directeur général des Musées, qui présidera à. l'exposition de 1826, fît placer au Louvre quelques plâtres de Chantrey, et encore. plus à désirer que nos sculpteurs parvinssent à faire oublier ces ouvrages, ainsi que nos peintres de portraits, MM. Gérard, Girodet, Rouillard, H. Vernet, P. Guérin, Hersent, ont fait pâlir l'étoile du fameux peintre sir Thomas Lawrence, qui, à Londres, passe pour le rival de Chantrey. Dans ce moment où il est à la mode
d'imprimer les Conversations des hommes célèbres, l'on me saura gré peut-être d'indiquer une longue conversation de Napoléon avec Canova, pendant que ce dernier faisait son portrait. Canova écrivit cette conversation en rentrant chez lui. Elle vient de paraître dans une de ces Vies de Canova chargées de mots et vides d'idées, qu'on imprime tous les six mois en Italie. Seizième article 1
LE PORTRAIT DU ROI, PAR M. H. VERNET. M. ROUILLARD, LES DÉBATS CALOMNIENT LE « ROMANTISME TABLEAUX DE M. INGRES, MM. HEIM, SEQUEIRA, SAINT, DUCHESNE, ŒRI.
M. H. VERNET a de la bravoure dans le génie. Dans ce siècle timide et pointilleux, il ose, et il ose avec bonheur il fait bien, il fait vite, mais il fait à peu près.
Le grand défaut de l'école française, le manque total de clair-obscur, est aussi celui qui range dans la classse des ouvrages médiocres ce grand portrait si impatiem1. Journal de Parie, mercredi 22 décembre 1824.
ment attendu. Ayant à représenter la personne sacrée du Roi et ce prince qui n'a fait que paraître en Espagne, et qui toutefois a su y conquérir une si haute renommée, on ne devinerait jamais où M. H. Vernet a placé la lumière principale de son tableau, et, par là, fixé l'attention et les premiers regards du spectateur. Cette lumière principale est jetée sur le sol même du Champ-de-Mars, lieu de la scène. L'œil du spectateur remonte avec cette lumière, si étrangement placée, à la partie inférieure des bottes des personnages et ce n'est que par un efforl de l'esprit, et en contrariant les directions de l'œil, qui en peinture doivent être satisfaites avant tout, que le spectateur, qui se souvient qu'il est venu au Louvre pour voir le roi, peut enfin apercevoir la tête du principal personnage. Cette tête est fort bien, mais elle est fort mal éclairée. Le portrait de monseigneur le dauphin, exposé depuis plusieurs mois, me semble supérieur de tous points au dernier ouvrage de M. H. Vernet, mais supérieur surtout par la distribution de la lumière. A quelque distance que soit placé le spectateur, dès que ses regards se tournent vers le portrait du pacificateur de l'Espagne, il aperçoit les traits du personnage principal, et les aperçoit avant tout
il faut chercher les accessoires dans le portrait de Sa Majesté, au contraire, il faut chercher le roi.
Mais, je le répète, tout le malheur de ce tableau est dans cet étrange parti pris à l'égard de la lumière, jetée avec profusion sur le sol du Champ-de-Mars, qui même n'est pas imité avec vérité, et refusée aux têtes des personnages. Et même cette petite quantité de lumière que le caprice du peintre a accordée à ce qui était incontestablement l'objet principal, puisque cet immense tableau est un portrait, n'est pas distribuée avec justesse. Il fallait que d'abord on aperçût Sa Majesté, et que les personnes qui suivent le roi fussent traitées avec des couleurs amorlies et des demi-teintes, comme l'aide de camp de monseigneur le dauphin, dans le portrait de ce prince. Il fallait que le coloris jetât une épaisseur de dix pieds d'air brumeux entre la figure de Charles X et tout ce qui n'est pas le roi. Rembrandt eût mis des lumières sur les têtes, et n'eût pas éparpillé les clairs sur les détails des uniformes. Rembrandt eût cédé au goût du joli et du piquant, premières qualités de tous les objets d'art aux yeux des Français; comme le jour de la revue le ciel était nuageux, Rembrandt. eût supposé qu'un
rayon de soleil éclairait la figure du prince que tous les yeux cherchaient au Champde-Mars, et, quoique très voisins de lui, les autres personnages, non éclairés par le soleil pâle du mois de novembre, eussent paru dans l'ombre. Le grand peintre hollandais les eût présentés avec le même art qui a été employé par l'illustre Girodet pour les parties inférieures du portrait du général Cathelineau. L'accident de lumière que j'indique eût été rejeté par Raphaël, mais eût produit un grand effet il eût jeté dans ce tableau un grandiose qui manque tout à fait. L'absence de clair-obscur est le grand défaut physique, si je puis ainsi dire, et lemanquede grandiose est le grand défaut moral de cet ouvrage. Si le peintre eût eu à représenter un groupe de cavaliers revenant de la chasse, et vêtus d'une manière brillante, il ne s'y serait pas pris autrement que pour montrer Charles X aux Français. Malgré ces défauts, le portrait du roi a beaucoup de succès, et ce succès ne serait presque pas contesté, si cet ouvrage était dans les proportions de ce charmant tableau représentant des grenadiers à cheval, que tout Paris est allé admirer il y a deux ans dans l'atelier du peintre.
Il faut, pour faire le portrait de grandeur naturelle, une force de génie, et je
dirai presque de passion, dont l'absence est le seul défaut peut-être que l'on puisse reprocher aux nombreux chefs-d'œuvre qui cette année ont rendu si populaire le nom de M. H. Vernet. Je n'ai vu cette force de passion que dans le combat soutenu par des moines espagnols. Cette profondeur de sentiment me fait souvent préférer les ouvrages du peintre vénitien H ayez à ceux de M. H. Vernet. Plusieurs têtes du portrait du roi ne sont pas empâtées avec assez de force et de hardiesse, elles paraissent croquées. Un peintre vivant, M. Rouillard, y eût mis plus de vigueur. La perspective linéaire n'est pas bien observée pour quelques autres têtes du reste, on peut dire de M. H. Vernet, que jamais le talent de l'improvisation en peinture n'est allé plus loin. Lui seul en Europe était capable de faire en un mois un aussi grand tableau, et de le faire aussi bien. Le portrait de Charles X est presque égal en surface au Philippe V de M. Gérard. Ces deux ouvrages sont voisins, et il est curieux de comparer la manière différente avec laquelle ces deux grands peintres, si dissemblables dans la nature de leur talent, ont, rendu les têtes. Il y aurait de la témérité à moi d'énoncer une opinion. L'exiguïté de l'espace qui m'est accordé ne m'a fait déjà tomber que trop souvent
dans l'inconvénient de paraître énoncer mes idées d'un ton tranchant.
Un critique, grand ennemi du romantisme, affuble de l'étrange épithète de shakspearien le tableau de M. H. Vernet, tandis qu'il appelle homériques les tableaux de Raphaël et de David. Il est plus simple de dire J'appellerai romantique tout ce qui n'est pas excellent. Par cet artifice fort simple, peu à peu le mot romantique deviendrait aux yeux du public le synonyme du mauvais.
Ce qui est romantique en peinture, c'est la Bataille de Montmirail, ce chef-d'œuvre de M. H. Vernet, où tout se trouve, même le clair-obscur. Ce qui est classique, c'est une bataille de Salvator Rosa, à peu près de même dimension, et que l'on peut voir à l'extrémité de la grande galerie, du côté de la Seine. Le romantique dans tous les arts, c'est ce qui représente les hommes d'aujourd'hui, et non ceux de ces temps héroïques si loin de nous, et qui probablement n'ont jamais existé. Si l'on veut se donner la peine de comparer les deux batailles que je viens d'indiquer, et surtout la quantité de plaisir qu'elles font au spectateur, on pourra se former une idée nette de ce qu'est le romantique en peinture. Le classique, au contraire, ce sont les hommes entièrement nus qui remplissent
le tableau des Sabines. A talent égal, la bataille de M. H. Vernet vaudrait mieux que la bataille de M. David. Quelle sympathie peut sentir un Français, qui a donné quelques coups de sabre en sa vie pour des gens qui se battent tout nus ? Le plus simple bon sens indique que les jambes de tels soldats seraient bientôt tout en sang, et, dans tous les temps, il fut absurde d'aller nu au combat. Ce qui peut consoler le romantisme des attaques du Journal des Débats, c'est que le bon sens appliqué aux arls a fait des progrès immenses depuis quatre ans, et surtout dans les sommités de la société. J'abandonne cette digression romantique que je n'ai point provoquée et à laquelle les Débats sont revenus plusieurs fois mais, quel que soit le résultat du combat, Dieu nous préserve du grand mot shakspearien
Je me hâte d'indiquer au public deux charmants ouvrages de M. Ingres. Le portrait de M. N. me semble un chefd'œuvre, et surtout un chef-d'œuvre dans l'art de distribuer la lumière. Quel talent, dans la manière de rendre l'expression des yeux c'est, suivant moi, le seul mérite de sir Thomas Lawrence et combien M. Ingres lui est supérieur Quelle hardiesse dans ce siècle, où la timidité a
tué le coloris, que de faire ressortir la figure du personnage sur un fond rouge Je préfère cette tête à l'excellent portrait de M. Paulin Guérin, et aux divers portraits de MM. Rouillard et Hersent. Ce dernier peintre, surtout, souffrirait beaucoup de la comparaison. Si M. Ingres ne retourne pas à Florence, l'on peut espérer pour la prochaine exposition une foule de portraits fort beaux et, ce qui est mieux encore, vu l'état de notre école, qui retourne au genre des Boucher et des Vanloo, des portraits traités dans le style d'André del Sarte et de Raphaël.
Il est un autre tableau de M. Ingres qui fera un vif plaisir à tous les amateurs de peinture. Ce charmant ouvrage donne une idée parfaitement juste de la chapelle Sixtine, et de l'aspect du fameux tableau du Jugement dernier, par Michel-Ange. Je suppose qu'il n'est aucun amateur véritable qui ne sente battre son cœur à une telle annonce. L'ouvrage de M. Ingres ne porte pas de numéro, et se trouvait hier dans le grand salon, à droite en entrant, au-dessous du beau groupe de la Femme juive avec son enfanl, par M. Heim. M. Ingres a représenté avec bonheur le vénérable Pie VII tenant une chapelle papale, et assisté du célèbre cardinal Consalvi. On aperçoit, à gauche du spectateur, le coin-
mencement du banc des cardinaux, avec leurs caudataires assis devant, eux. Il est fâcheux que le tableau de M. Ingres n'occupe pas une toile plus vaste un plus grand nombre de cardinaux aurait augmenté l'effet curieux de cet ouvrage qui est plein de grandiose. et qui rend avec une vérité parfaite une cérémonie fort singulière. Aucune description ne peut donner une idée de ce qu'est une chapelle papale, pas même la jolie lettre du spirituel président de Brosses. (Lellres sur l'Ilalie, imprimées en 1797.)
On doit regretter que l'illustre Girodet n'ait pas été chargé de faire le portrait d'une jeune personne blonde dont tout Paris admire les beaux vers. Le portrait actuel, qui n'est pas sans affectation, est placé dans le grand salon, vers l'entrée de la galerie. J'ai remarqué une Saune Famille de M. Sequeira. On dirait une copie du Corrège, tant les couleurs de ce tableau font plaisir à l'œil, on sent que le peintre a songé à la nature, et non pas aux bas-reliefs antiques, en composant son tableau. Je ne dirai rien de l'étrange portrait de François Ier, représenté à cheval et tout armé, exposé depuis peu. En revanchf, je voudrais être déjà arrivé aux miniatures, pour louer à mon aise les admirables portraits de M. Saint, et les beaux
ouvrages de M. Duchesne, peintre en émail, qui, dans cet art si difficile, nous rend les souvenirs du grand siècle et le génie de Petitot.
En suivant les fenêtres de la galerie d'Apollon, où je cherchais en vain les peintures sur porcelaine de madame Jaquotot, j'ai remarqué une admirable lithographie allemande de Œri. Cette gravure donne une idée parfaite du Mariage de la Vierge, tableau de Raphaël, dans sa première manière. Raphaël, dans sa jeunesse, et avant qu'il eût reçu des leçons de fra Bartolommeo, n'avait point de clair-obscur. Les graveurs qui nous donnent des imitations burlesques des œuvres de ce grand homme, Volpato, par exemple, ne font aucune difficulté de lui prêter du clair-obscur. C'est ce dont on peut se convaincre, en comparant à Rome l'admirable fresque nommée l'Ecole d'Athènes à toutes les copies, chefs-d'œuvre de petitesse dans le style, qu'on nous en donne tous les ans. Le mérite de la lithographie allemande que je recommande aux amateurs, est de nous montrer Raphaël tel qu'il est, et non pas arrangé à la moderne et de manière à rivaliser de naturel avec les aquarelles de M. Isabey.
Dix-septième article 1
Mi. BOSIO, VALOIS, FLATTERS, DANEKER, RAGGI, BARTHOLINI, DEBAY, CORTOT, DIEUDONNÉ, DAVID, DES BŒUFS, ELSHŒCHT, CANOVA. LA sculpture est un art qu'il faut encourager en France. Dans ce moment, il n'existerait pas sans les secours généreux du gouvernement. Mais c'est toujours un grand malheur, une grande cause de découragement pour des artistes, que de n'être payés que par un gouvernement, si éclairé qu'il soit. Ils sont ainsi privés des leçons directes du public. Pourquoi la lithographie a-t-elle fait des progrès gigantesques depuis deux ans C'est qu'elle a eu l'esprit de satisfaire aux besoins actuels du public. De là lès beaux portraits de MM. Grevedon et Mauzaisse, et les charmants dessins exécutés sous la direction de M. Denon. Le gouvernement ne peut prendre pour juges des tableaux et des statues qu'il achète que les artistes les plus accrédités or, naturellement ces artistes sont partisans des vieilles méthodes. Ils se garderont 1. Journal de Paris, vendredi 24 décembre 1824.
bien d'indiquer aux bienfaits du gouvernement le génie, qui ne mérite ce nom que parce qu'il invente. Malheur à l'homrne qui invente et qui ose sera toujours la devise de tout jury d'artistes. En couronnant un homme qui invente, ils passeraient condamnation sur leurs propres ouvrages. Qu'auraient dit les Boucher, les Vanloo, les Pierre, les Greuze, etc., si, en 1783, on leur avait demandé un avis sur le premier beau tableau de David, de cet artiste audacieux qui allait les vieillir pour toujours ?
L'art statuaire n'étant en ce moment encouragé que par le gouvernement, et le gouvernement ne pouvant se décider que d'après l'avis d'un jury, il faudrait avant tout que ce jury ne fût pas composé exclusivement d'anciens sculpteurs, qui sont juges el parlies. On pourrait leur adjoindre plusieurs amateurs riches de Paris ce serait un moyen facile d'interroger l'opinion et de faire acheter des statues. Pour qu'un art devienne à la mode, il faut que l'opinion s'en occupe, ou qu'il serve l'opinion.
M. Bosio est, d'après l'opinion générale, le premier sculpteur français de l'époque. J'ai toujours admiré les jambes de la statue de Louis XIV, qui orne la place des Victoires. J'avoue que je voudrais
plus de tranquillité dans la pose. En sculpture, il n'y a point de beauté suprême pour moi sans la tranquillité des statues grecques, et, n'en déplaise à Falconet et à tous les écrivains de l'École française, j'admire la statue de Marc-Aurèle au Capitole. Hercule combattant Achéloüs, métamorphosé en serpent, est une fort belle figure et qui a un grand succès. On y reconnaît beaucoup de science, et c'est toujours un grand point dans les siècles où les arts tendent vers la décadence. Ce bronze a conquis les suffrages du public, et j'en félicite M. Bosio. Le gouvernement, de son côté, s'est acquis des droits à la reconnaissance des amateurs en donnant à l'artiste les moyens de couler en bronze sa belle statue. Les statues de Louis XVI, de François Ier, de Louis XII manquent encore à nos places publiques mais les mœurs modernes repoussent le nu, qui pourtant est l'unique langage de la sculpture, et sans lequel, à proprement parler, il n'y a pas d'art statuaire. C'est fort bien fait d'encourager, de temps à autre, la création d'une belle statue nue mais ce n'est pas tout. Je voudrais maintenant que, pour faire naître le goût de la sculpture dans le public de Paris, on plaçât la statue d'Hercule dans l'endroit le plus fréquenté du boulevard. Florence fut la
patrie de la sculpture moderne, à cause des portes de bronze de son baptistère, placées dans l'endroit le plus fréquenté de la ville, et parce que sa principale place, celle dont on nous donne une vue fort exacte, au deuxième acte de Tancrède, à Louvois, est ornée d'une statue équestre et de six statues colossales en marbre et en bronze, dont l'une, le David, est de Michel-Ange. En jetant des statues le long du boulevard et dans les promenades les plus fréquentées, on répandra le goût de la sculpture, et peut-être un jour deviendra-t-il de mode, dans la classe riche, d'orner de statues les tombeaux du Père-la-Chaise. C'est le luxe des tombeaux qui fait de la sculpture un art vivant en Angleterre, et, malgré de fréquentes occasions de travail, ce pays n'a aucun artiste à comparer à M. Bosio. Quels transports d'admiration n'eût pas valus à l'auteur la statue d'Henri IV enfant, si on l'eût exposée à Londres 1 Le sculpteur, tout en étant fidèle aux doctrines de l'antiquité, a daigné regarder la nature. Les Anglais ne songent à l'antique que depuis qu'ils ont les marbres d'Elgin. Telle est dans tous les pays l'influence nécessaire dugouvernementsur la sculpture. Quelle tête suave que celle de la nymphe Salmacis Quelle noble ressemblance dans le buste du roi Ce portrait me semble
ce que les arts ont encore fait de mieux pour le protecteur auguste qui va enrichir le Louvre d'un nouveau musée composé de dix salles. On devrait placer sur la porte du musée de Charles X le buste colossal de ce prince, et ouvrir à ce sujet, un concours dont le public serait juge. Parmi les rivaux de M. Bosio, on compterait M. Valois, statuaire de madame la dauphine. Le buste du roi, par M. Valois qui a eu l'honneur d'obtenir plusieurs séances de Sa Majesté, est placé auprès de la charmante statue de Henri IV enfant, de M. Bosio. M. Flatters serait aussi un digne rival de M. le premier sculpteur du roi. Tout Paris connaît le buste de lord Byron, qui n'a, suivant moi, d'autre défaut que de ressembler trop à l'Apollon du Belvédère. Ce n'est pas en copiant l'antique, c'est en choisissant, comme les sculpieurs grecs parmi les traits que présente la nature, en choisissant ce qui peut nous toucher au dix-neuvième siècle, que Daneker a fait le buste de Schiller, et Chantrey celui de sir Walter Scott. Je suis fâché que M. Bartolini, de Florence, n'ait pas envoyé à Paris un plâtre de son buste de lord Byron. Il y a de la hardiesse dans le groupe de M. Raggi. représentant Hercule au moment où il retire de la mer le corps d'Icare. Ces sortes de sujets, non seulement touchants,
mais faciles d comprendre, sont ce qu'il faut en France pour faire naître le goût de la sculpture. Il me semble que si Chaudet eût vécu le miracle serait déjà accompli. L'opinion publique commençait à s'occuper des statues de ce grand artiste. Il y a beaucoup de mérite dans les ouvrages de M. Debay, et il y en aurait davantage encore, selon moi, si l'on ytrouvaitplus de naturel, non seulement dans la pose, mais encore dans l'imitation du corps humain. Les poses théâtrales de l'imitation de Talma forment le grand défaut de ceux des artistes français qui savent rendre la forme. Je regrette souvent que les admirables ouvrages de Jean Goujon soient placés si haut dans la cour du Louvre. Vus de plus près, ils auraient une influence plus puissante sur le goût du public, qui bientôt refuserait son admiration à tout ce qui est théâtral. Ce cruel défaut est encore plus choquant dans l'art statuaire que dans la peinture. Il y a du naturel dans la belle statue de Charles X, improvisée en quelque sorte par M. Cortot. Les ouvrages de cet artiste, et., entre autres, son charmant groupe de Daphnis et Chloé, sont dignes de toute l'attention du public. La statue de Mgr le dauphin, par M. Dieudonné, est un noble ouvrage.
M. David a su rendre, avec bonheur, les
beaux traits immobiles du philosophe Volney, et la physionomie pétillante d'esprit de M. le docteur Desgenettes. La statue de M. de Bonchamps est fort bien. Les amateurs s'accordent à trouver du talent dans les deux statues de M. Desbœufs. M. Elshcecht a fait des bustes expressifs un peu plus de naturel et de modestie dans les poses n'eût rien gâté, du moins à mon avis. Il est malheureux que l'on ne veuille pas imiter les admirables bustes antiques que possède le Musée, et que l'on imite trop les statues.
L'art statuaire est à la veille d'une révolution faut-il copier servilement l'antique, comme la plupart des sculpteurs francais ? On sait le triste sort réservé aux copistes. « Si vous suivez toujours les anciens, vous ne serez jamais à côté d'eux », disait Montesquieu. « Mais s'il ne faut pas copier l'antique, que faut-il donc faire ? » s'écrie la foule des sculpteurs.
Ce qu'il faut faire Canova, si maltraité par M. M. B., des Débats, vous l'a dit. Il a créé cent statues, dont vingt sont des chefs-d'œuvre. Ces statues ne sont rien moins que des copies de l'antique, et cependant toute l'Europe s'en occupe. Est-ce par l'intrigue que Canova, le plus simple des hommes, est arrivé à ce grand résultat ? A.
DES BEAUX-ARTS
ET DU
CARACTÈRE FRANÇAIS (SALON DE 1827)
Sous ce litre des Beaux-Arts et du Caractère Français qui en résume l'esprit et qui courait en titre régnant en léte de cet article, on trouvera ici les pages publiées sans signature par Henri Beyle, dans la Revue trimestrielle de juillet-octobre 1828, sur le Salon de 1827 à propos d'un livre de M. A. Jal.
Ai. Charlier a le premier exhumé ce copieux article longtemps ignoré el l'a reproduil dans la Minerve Française du 1er juillet 1919.
M. Charlier l'a annoté de plusieurs passages empruntés au Salon de 1824 ou à l'Histoire de la peinture en Italie qui montrent assez combien Stendhal aimait à reprendre les mêmes idées. Mais ce sont surtout de nombreuses citations des Promenades dans Rome qui font le mieux voir jusqu'à quel point l'auteur savait, en termes souvent presque identiques, revenir sur ses chères théories el replacer ses jugement péremptoires.
On le donne ici repris directement sur la Revue trimestrielle.
H. M.
DES BEAUX-ARTS
ET DU
CARACTÈRE FRANÇAIS
ART. V. Esquisses, Croquis, Pochades, ou tout ce qu'on voudra, sur le Salon de 1827; par A. JAL Paris, 1828, chez Dupont, rue Vivienne, 16.
ES récompenses publiques viennent D d'être distribuées à un grand nombre d'artistes qui se sont distingués à la dernière exposition deux mois se sont écoulés depuis ce jugement solennel, aussi est-il à peu près oublié toutes les rivalités ont cessé, et l'on peut, ce me semble, sans être vandale, sans être accusé de vouloir nuire aux artistes, hasarder quelques réflexions sur l'état des beaux-arts en France, et sur la destinée que leur prépare dans l'avenir notre caractère national.
La société actuelle a l'horreur des lieuxcommuns, il faut pour lui plaire qu'un peintre ait l'audace d'interroger son âme il faut que l'effet de ses tableaux soit pour ainsi dire l'écho de son caractère. Or, la
position d'un artiste dans la société, et ce qu'on est obligé de faire de nos jours pour arriver à un grand succès, exercent une puissante influence sur le caractère personnel. Cette influence est-elle heureuse ? L'illustre David avait conquis l'Europe à sa manière de peindre Apparicio en Espagne, comme Camuccini à Rome, et Benvenuti à Florence, ne sont que des copistes de la manière de David. La seule Angleterre avait résisté à ce conquérant aussi l'Italie ne compte plus en peinture, et c'est aujourd'hui la manière anglaise qui triomphe à Paris. Cette manière n'est au fond qu'une imitation de Van Dick et de Rembrandt, quelquefois assez gauche, mais elle a mis sa gaucherie à la mode. M. Lawrence dessine d'une manière ridicule si ses figures marchaient elles seraient boiteuses. Jamais on n'a pu deviner, à la dernière exposition, si dans le fond de son tableau représentant le jeune Lambton, M. Lawrence a voulu faire le soleil, ou la lune, ou encore un nuage blanc, mais on n'oubliera de longtemps à Paris les yeux qu'il a donnés à ce bel enfant. Or, ce mérite de M. Lawrence, il ne l'a emprunté à personne; ce n'est pas plus une imitation de Van Dick que de Rembrandt.
Le caractère du peintre, sa manière de
sentir les événements de la vie, se fait jour à travers la façon de peindre assez disgracieuse de son pays et c'est pour cela que le nom de Lawrence est immortel. Cette individualité, qui laisse un souvenir profond, est ce qui manque à la plupart de nos tableaux. Voici deux ans que la France a perdu Talma, et il eût été difficile de compter au Louvre dix grands ouvrages où l'on ne reconnût pas l'imitation des bras solennels de ce grand artiste, ou de quelqu'un de ses mouvements de tête. Au lieu de s'attacher directement à la nature et de la copier, on imite une imitation. Ce n'est assurément pas que nos artistes manquent d'esprit peut-être est-ce de l'audace qu'il leur faudrait. Une chose les frappe tel geste de Talma qu'ils fixent sur la toile esl en possession de l'admiration du public, tandis qu'en imitant directement un geste qu'on aura remarqué au milieu d'une fête populaire ou dans la société, il est possible de se tromper, et l'on s'expose au ridicule. Quel affreux danger Ce n'est donc pas faute d'esprit et de talent, c'est faute d'audace que nos peintres n'imitent pas la nature. C'est le courage qui a valu une place à part dans l'estime du public à ce jeune Lacroix1, 1. Eugène Delacroix, qui signait alora de Lacroix. N. D. L. B.
qui peut se tromper, mais qui du moins ose être lui-même, au hasard de n'être rien, pas même académicien.
Lorsque Talma, dans Manlius, dit à l'ami qui vient de le trahir Connais-lu la main de Rutile? Il exprime l'intime douleur qui l'accable, par un geste qui, à la scène, ne dure que deux secondes, et nous le couvrions d'applaudissements. Ce même geste, si beau au Théâtre-Français, transporté dans un tableau, devient éternel. Or, voici un effet singulier que l'artiste n'avait pas prévu. En voyant ces sortes de tableaux mspirés par Talma, il semble au spectateur que le peintre n'a pas mis devant ses yeux des hommes réellement occupés de l'action qui fait le sujet de son tableau, mais qu'il a peint des comédiens s'acquittant assez bien de la représentation de ce même fait. On voit par cette expérience qu'il est des limites que les beaux-arts ne doivent jamais franchir. Si la peinture ne peut copier sans se dégrader l'art de Talma, il est aussi telle expression qui est fort bien dans un tableau, et qui devient affectée et peut-être même ridicule si le sculpteur veut s'en emparer. N'est-ce pas à cause de ce défaut que la plupart des statues de Bernin ressemblent à un ancien vaudeville fort joli de son temps ? Je me refuse des exemples
plus modernes, je voudrais être utile sans affliger personne cependant ces exemples seraient piquants, et jetteraient une vive lumière sur ma pensée.
Les artistes aiment les discussions imprimées sur les beaux-arts, à peu près comme les ministres aiment les journaux. Mais quand le fait serait vrai, disait-on dernièrement à la Chambre, pourquoi lui donner de la publicité ? Je conseillerais à un artiste de ne jamais lire ces bavardages sur les arts, écrits, pour la plupart, par des gens sans mission, c'est-à-dire qui n'ont jamais fait un mauvais tableau de leur vie. Mais si le public lit ces bavardages, et s'aperçoit du défaut qu'on lui dénonce, à la prochaine exposition ce défaut sera soigneusement évité. M. l'abbé Sieyès disait que la figure de rhétorique la plus puissante chez les Français était la répétition c'est ainsi que nous voyons tous les jours croître tant de grands hommes, à l'aide de trente articles de journaux. Si l'idée que je viens d'exposer était répétée seulement cent fois d'ici à deux ans, nous ne verrions plus, à l'exposition de 1830, cette emphase imitée de Talma qui, cette année, gâtait les tableaux des vieux sectaires de David, tout comme ceux des jeunes imitateursde la manière anglaise. La Mort de la reine Elisabelh, de M. Dela-
roche, est exempte de ce triste défaut. Aussi, le spectateur croit-il assister à ce spectacle terrible. On peut citer aussi comme parfaitement naturelle, la pose du jeune Œdipe qui interroge le Sphinx, et il faut admirer d'autant plus M. Ingres, que rien n'était plus tentant que l'idée de s'approprier une belle pose inventée par un grand homme.
Mais notre objet ne peut être de passer en revue les tableaux remarquables qui ont paru cette année, et qui placent incontestablement l'école française à la tête de toutes les écoles existantes.
Au milieu de notre civilisation à impressions si délicates, rien n'est peut-être plus difficile, dans les beaux-arts, que de trouver un geste convenable à un personnage passionné. Dans un salon, nous remarquons à dix pas de nous deux jeunes gens qui se parlent avec un certain sérieux sont-ce des amis intimes qui projettent une partie de chasse pour le lendemain, ou bien voyons-nous deux rivaux qui s'expliquent leurs griefs et se donnent rendezvous dans une des carrières de Montmartre ? Tout geste passionné est interdit par la société, telle que nous la connaissons. M. de L[avalette] est condamné à mort au moment où l'on prononce sa sentence, il se contente de tirer sa montre, pour voir appa-
remment combien d'heures lui restent encore à vivre. La société dans laquelle nous vivons ne permet rien de plus. Le peintre, le sculpteur donnent-ils un geste plus marqué à un personnage illustre écoutant son jugement de mort, à l'instant je sens que le personnage de l'artiste n'est pas un homme comme moi et il y a plus, si l'action se passe de notre temps, si ce personnage est mon contemporain, je le méprise un peu comme un être grossier. Quelle solution trouver à une aussi grande difficulté ? Je l'ignore, et je tremble pour le sort futur de la sculpture. Il est un autre malheur, pour le moins aussi grand les Grecs admiraient le nu, et nous en sommes choqués.
Quand ils célébrèrent par des chants et des danses sacrées la victoire de Salamine, qui venait de sauver la patrie, le jeune Sophocle fut choisi, à cause de sa beauté, pour être le coryphée des adolescents qui, la lyre en main, le corps nu et parfumé, chantèrent l'hymne de la victoire, et dansèrent autour des trophées enlevés à l'ennemi. De nos jours, dans une cérémonie semblable, nous admirerions la grâce des vêtements donnés aux enfants, et la fraîcheur de leurs figures. Je vois des vêtements légers, je vois des joues bien fraîches et de jolies boucles de cheveux blonds.
Ce sujet donnerait des tableaux remplis de figures, telles que celle du jeune Lambton, de sir Thomas Lawrence, mais, je l'avoue, je ne vois rien là pour la sculpture. Cet art, si beau et si sérieux, s'éloigne de nous, nos mœurs nous en séparent tous les jours davantage. Si la grâce dans la manière de porter les vêtements est pour nous une partie essentielle de la beauté, c'est que pour aimer nous avons besoin d'être compris de l'objet de nos vœux. Une jeune paysanne peut être plus belle que la Vénus de Canova nous l'admirerons, mais si nous désirons l'amour, c'est celui d'une femme appartenant à la même classe de la société que nous.
La sculpture s'éloigne de nos mœurs, car elle ne peut rien sans ce nu que nous n'aimons pas. Demander à la sculpture des chefs-d'œuvre sans lui permettre de grands bras nus et de belles épaules, c'est vouloir un opéra, mais à condition qu'il n'y aura point de chanteurs. Par cette prétention bizarre, la musique se voit réduite au genre subalterne des symphonies instrumentales et des chants exécutés par le violon.
C'est à cause de notre horreur pour le nu que nous aimons le genre du bas-relief, qui n'est pas le plus élevé, parce qu'il a trop de draperies. La dernière exposition
a présenté un chef-d'œuvre trop peu remarqué, c'est la Christine à Fontainebleau, de mademoiselle de Fauveau. L'orgueil de la jeune reine, irrité par une sombre jalousie, résiste aux prières du malheureux Monaldeschi son écuyer et son amant, qu'elle va faire assassiner. Monaldeschi détourne les épées des assassins et parle à la reine. Le confesseur, qu'on a fait appeler pour sauver du moins l'âme du malheureux, se jette aux pieds de la reine mais Christine détourne les yeux, et ordonne aux sicaires de faire leur métier. Le geste de Christine est au-dessus de tous les éloges ses traits sont beaux, sévères, et la ressemblance est conservée. La posit,ion du vieux moine1, dont un si grand crime réveille la sensibilité, est parfaite la terreur respire dans les traits du malheureux écuyer. Tout cela est naturel, beau, plein de feu, et ne laisse aucune prise à la plaisanterie. L'affectation à la mode ne reparaît que dans les figures des deux assassins, dont la mine furibonde me semble copiée des brigands de mélodrame. Un assassin n'est point furibond, il est calme et fait son métier. Peut-être serait-il bien que Monaldeschi fût à genoux, 1. On trouve ici dans la Revue trimestrielle une note qu'à cause de sa longueur nous avons rejetée à la fln de cet article p. 189, où te lecteur voudra bien se reporter. N. D. L. E
on comprendrait mieux, au premier abord, de quoi il s'agit.
Je serais sûr de paraître extravagant si j'avouais que je trouve plus de mérite dans ce pauvre petit bas-relief, de quelques pouces de haut, que dans telle statue équestre prônée par le Moniteur. Si je me permettais une telle hérésie, quel avantage ne donnerais-je pas à l'auteur de quelqu'un de ces immenses tableaux, que cette année il a été convenu, parmi les gens qui font du style, d'appeler de grandes pages historiques je vois l'illustre auteur d'une de ces pages me reprocher de m'arrêter si longtemps à un bas-relief qui est moins grand que le pied d'un de ses personnages du premier plan. Je pourrais répondre que ce n'est pas toujours l'étendue matérielle qui fait le mérite dans les beaux-arts, l'importance du genre n'est rien, c'est la perfection de l'exécution, ou, en d'autres termes, c'est le plaisir qu'éprouve le spectateur qui décide de tout. Telle fable de cinquante vers, de La Fontaine, ne vaut-elle pas toutes les tragédies de Crébillon ?
C'est à l'abri de cette comparaison incontestable, que j'ose dire que l'expression des yeux du jeune Lambton et le bas-relief de Christine de Suède, l'emportent. sur bien des pages historiques. On
s'en souvient encore au bout de deux mois.. On a dit-du jeune Lambton, que c'était le regard de lord Byron enfant.
Le charmant bas-relief de mademoiselle de Fauveau me servira de transition pour parler de la grande sculpture, celle qui nous donne des statues tout à fait isolées. Cet art, repoussé par nos mœurs, a senti son danger il a eu peur, et a fait sur lui-même des réformes pénibles, car sans peur y a-t-il des réformes ? Nous n'avons pas vu partout cette année, comme il y a trois ans, une imitation gauche et servile de l'antique, dont on copiait tout, excepté la beauté simple et sublime des têtes. Ici, il faut encore parler de l'illustre David, un exemple vaut mieux que cent théories.
Vers 1780, les journaux, les livres nouveaux, les gens de lettres dans la conversation, tous les organes de l'opinion publique, continuaient à vanter la peinture telle que l'avaient faite les Boucher, les Pierre, les Fragonard, les Lagrénée mais malgré tant de louanges unanimes, la peinture ennuyait c'est ce que comprit David. Il avait vu ce qu'un public italien éprouvait en présence de la Communion de saint Jérôme du Dominiquin il vit l'impression que faisait sur un public français tel grand tableau de Vanloo, quoique
porté aux nues par Diderot il comprit clairement que l'art avait perdu du pouvoir qu'il doit avoir sur le public. Ce qui augmente la gloire de David, c'est que ses premiers essais dans le genre fade et pâle, à la mode en 1780, avaient été couronnés du plus grand succès. Il pouvait continuer et, sans avoir à lutter contre le flot de l'opinion publique, sans embarras, sans litige, il aurait été un peintre célèbre comme tant d'autres, il serait arrivé à son tour à l'Académie, et à sa mort un bel éloge de ses talents eût paru dans le Mercure rien ne lui aurait manqué de ce qui fait la destinée et le bien-être d'un homme vulgaire. Mais, heureusement pour les beaux-arts, tout ce bonheur-là semblait fade à l'auteur des Sabines; son cœur palpitait pour une gloire plus relevée il eut le courage d'innover, et c'est pour cela qu'il sera immortel. Il s'aperçut que le genre vaporeux de l'ancienne école ne convenait plus, en 1789, à ce qu'allait être le peuple français il donna ses chefs-d'œuvre et fut maudit de tout ce qui avait un nom dans les arts et une existence assurée.
Dès ce moment, le genre niais en peinture fut frappé au cœur. Quel dommage que de mesquines considérations politiques ne permettent pas à l'administration du Musée de placer à côté des tableaux de
David un échantillon du savoir-faire des Vanloo, des Fragonard, des Pierre et autres peintres illustres, en 1780 Le public aurait alors une idée de l'audace de David le public rendrait, en riant, à ces grands hommes fabriqués par Diderot, les injures par lesquelles ils prétendaient sérieusement accabler leur jeune rival. Cette comparaison que je réclame, et que l'on nous mettra à même de faire quand le public la réclamera, fixerait les regards de la France sur la qualité qui vaudra une longue renommée à M. David. Peut-être cet homme illustre sera-t-il plus célèbre dans la postérité par cette fermeté de caractère qui lui donna le courage d'innover, que par le degré de beauté pittoresque qu'il a fixé sur ses toiles, et par le plaisir qu'elles causent au spectateur. Oserons-nous dire qu'il nous semble voir une grande analogie entre ce qu'était la peinture en 1780, quand David la fit sortir du genre ennuyeux et l'état où languissait la sculpture avant l'exposition dernière ?
La révolution que j'implore en sculpture et qui changerait la face de l'art, serait la même au fond que celle qui fut amenée par le caractère ferme de David on passerait également du genre ennuyeux au genre intéressant, mais cette révolution serait précisément l'opposé quant à l'appa-
rence extérieure. David ramena à l'antique, et fit oublier les formes ridicules des jeunes bergers à chapeaux galonnés de Boucher. Il faudrait dans la statuaire revenir de l'imitation gauche, servile, roide de l'antique, à la sculpture capable de nous intéresser profondément et de nous émouvoir. Quel est le spectateur assez malheureux pour rester froid en présence du tombeau du pape Rezzonico (Clément XIII) à Saint-Pierre de Rome ? Est-ce ma faute si l'auteur de ce chef-d'œuvre s'appelle Canova, et n'est pas né dans le département de la Seine ?
Je ne dis pas que nos sculpteurs doivent copier Canova, il ne faut copier personne; mais il faudrait bien tâcher de plaire à toute l'Europe, comme a fait cet Italien célèbre. Canova copia-t-il quelqu'un ? ou bien sut-il inventer un nouveau genre de beau idéal' Il commença à Venise par faire des statues si vraies, si ressemblantes à notre pauvre nature humaine, avec tous ses défauts, que ses ennemis publièrent qu'il moulait ses modèles au lieu de les imiter. Ensuite, un noble Vénitien qui avait de l'âme, lui fit accorder une pension de 400 francs pour aller à Rome, et lui ôta toute inquiétude pour sa subsistance, comme disait Canova lui-même. Là, le jeune Vénitien vit l'anti- que et l'imita sans le mouler pour ainsi
dire. Chacune de ses statues était un pas vers un nouveau genre de beauté et un événement dans Rome. Mais Rome n'est qu'une petite ville en comparaison de Paris, heureusement tout le monde se connaît dans cette capitale des beaux-arts, et le charlatanisme y est presque impossible. Les articles de journaux les plus savamment combinés et les plus souvent reproduits ne tromperaient personne. Placé dans des circonstances aussi heureuses, ne connaissant pas l'intrigue parce qu'elle ltti était inutile, Canova devint ce qu'on sait. Jamais l'on n'a pu faire une bonne statue exprimant les passions violentes, c'est-àdire ces mouvements de l'âme qui ne durent que quelques instants. Le beau modèle de Spartacus, par M. Foyatier, pèche un peu contre cette règle. Après une grande quantité d'essais infructueux, la sculpture a dû renoncer à tout ce qui est passager. Peu à peu le monde a reconnu qu'elle ne peut parvenir à rendre sensibles que les habitudes de l'âme. C'est à cause de ce calme, sans lequel cet art ne peut exister, qu'il est si difficile au premier abord de saisir l'expression' d'une statue mais aussi, une fois qu'on l'a saisie, on y pense longtemps, on y revient souvent et avec un sentiment de jouissance intime qui est presque du bonheur.
A moins d'avoir l'œil exercé d'un voyageur qui a passé en sa vie devant mille statues, ce n'est point en cinq minutes que l'on apprécie le Moïse de Michel Ange à San Pietro in Vincoli, ou le Thésée triomphant du Minotaure. La sculpture n'a, pour rendre les habitudes de l'âme, ni l'expression des yeux (dont nous avons une expérience si intime), ni le coloris des diverses parties du visage, ni les grands effets du clair-obscur que lui reste-t-il donc ? Une seule chose, la forme des muscles donc il lui faut le nu. Comme preuve ridicule de cette vérité éternelle, regardez, dans la salle où a eu lieu l'exposition de cette année, une ancienne statue de Turenne Regardez la statue de Racine placée dans le lieu de Paris où se réunissent le plus de bons juges, la salle toujours trop petite où professent avec tant d'éclat MM. Cousin, Guizot et Villemain Comparez ce Racine si bien et si mal vêtu à cette noble statue si remplie de la pensée tragique que le jeune David a osé faire à demi vêtue regardez et prononcez un temps viendra où M. David osera se permettre encore plus de nu on sentira qu'il vaut mieux, pour la gloire de nos grands hommes, ne pas leur élever de statues, que de les faire sur le modèle du Racine de la Sorbonne.
La sculpture n'a de puissance qu'autant qu'on veut bien lui permettre d'étaler des muscles, et elle ne peut rendre que les mouvements habituels de l'âme. Il faut que ces mouvements aient duré assez longtemps pour laisser une impression reconnaissable dans la forme des muscles. Voyez la Madeleine de Canova chez M. de Sommariva.
Mais à peine serons-nous d'accord sur les moyens que nous voulons permettre à la sculpture, qu'une autre question se présentera. Demandons-nous aux statues dont un gouvernement, ami des arts, orne les places publiques de la capitale de l'Europe, les mêmes choses que l'antiquité demandait aux statues de ses héros ?
La beauté antique était l'expression des vertus qui étaient utiles aux hommes du temps de Thésée la beauté inventée par Canova exprime des qualités qui nous sont agréables au commencement du dix-neuvième siècle. Les Athéniens disaient à Thésée Délivrez-nous du Minotaure et soyez juste. Voilà aussi tout ce que dit la beauté antique, telle qu'on la voit chez les héros et les demi-dieux.
La force physique était tout dans l'antiquité et dans le moyen âge, avant la découverte de la poudre. Voyez les personnages de la Jaquerie, voyez, aussi tard que l'an
1250, le combat des Soixante qui fait le dernier chapitre de la Jolie Fille de Perlh. Dans ce combat digne d'Homère, la force physique décide de tout, et si le héros n'est pas intéressant, c'est qu'il n'a d'autre qualité que d'être très fort.
La force n'est presque plus comptée pour rien dans notre société du dix-neuvième siècle. L'être le plus faible, s'il a le courage de tirer souvent le pistolet sans être troublé, en impose au plus fort. La force physique est dégradée c'est un mérite subalterne et qui n'est plus nécessaire que dans les dernières classes de la société. Personne, je crois, ne s'avise de demander si Napoléon savait bien appliquer un coup de sabre. Si à la bataille de Brienne, le héros des temps modernes avait, d'un seul coup de damas, fait voler la tête d'un dragon russe, ce trait, sublime dans le siècle de Thésée, nous eût presque semblé ridicule. C'est que, parmi nous, l'idée de la force extrême est bien voisine d'un certain degré de lourdeur dans l'esprit. Il faut être aimable et amusant le soir dans un bal, et le lendemain matin savoir, dans une bataille, mourir comme Turenne ou Joubert pour sauver la patrie de l'invasion de l'étranger voilà le héros des temps modernes. La force que nous admirons; c'est celle de l'âme quant à la force du
corps, nous abandonnons ce mérite aux sapeurs de nos régiments.
La beauté dans chaque siècle, c'est donc tout simplement l'expression des qualités qui sont utiles. La beauté des statues antiques rend sensibles toujours, et avant tout, la force physique et la justice, qualités qui nous sont devenues indifférentes. Ce que vingt siècles de civilisation ont mis à la place, c'est la force de l'âme, l'esprit et la sensibilité.
Nous ne disons plus à notre ami, comme chez les peuples à demi-sauvages, et où le danger peut se rencontrer à chaque pas Défendez-moi. Nous avons à Paris M. le préfet de Police qui, par le secours de ses observateurs et de ses gendarmes, promet de nous préserver des mauvaises rencontres dans la rue. Supposons les gendarmes bien choisis et bien dirigés, l'établissement de ce corps fait que nous ne disons plus à notre ami Défendez-moi, mais Soyez amusant. II y a dix-huit mois, quand on avait grand'peur d'être attaqué le soir, la force physique avait repris de la considération, et les femmes aimaient mieux donner le bras à un homme fort qu'à un homme aimable. Les qualités qu'il s'agit de rendre sensibles par la sculpture ne sont donc plus les mêmes qu'il y a deux mille ans et cependant nos sculpteurs copient toujours,
et encore tant bien que mal, les. modèles faits il y a deux mille ans.
Je me garderai bien de revenir sur cette métaphysique, sous prétexte de l'expliquer et de la rendre sensible par des preuves rationnelles comme on dit depuis peu. Les artistes déjà célèbres et récompensés pour leur célébrité, se moqueront d'un être assez bizarre pour faire entrer les gendarmes dans un raisonnement sur le beau idéal, j'aime mieux demander un seul exemple à l'histoire.
Les hommes qui entreprennent la carrière des beaux-arts ont en général de la générosité dans l'âme. Sans doute, il n'y a rien que d'honorable à étudier le commerce, les lois, la médecine. Mais enfin l'argent est le but que se proposent les jeunes gens qui se livrent à la plupart des états de la société. Le jeune peintre, au contraire, est comme le soldat, la gloire fait toute son ambition. Il sait bien qui! ne rencontrera pas la richesse en maniant le pinceau un proverbe célèbre l'avertit de son sort, et l'histoire de la vie des Poussin et des Lesueur prouverait, au besoin, la vérité du proverbe.
On voit des souverains éclairés combler d'honneurs quelques grands peintres mais les exceptions sont peu nombreuses, et le Dominiquin en Italie est mort comme
Prud'hon à Paris, avec une fortune dont l'exiguïté eût fait rougir le plus petit marchand ou l'avoué le moins employé. A des hommes dont la gloire fait toute l'ambition on peut parler le langage sévère de la vérité. La manière d'être d'un artiste dans la société du dix-neuvième siècle, les démarches auxquelles il faut qu'il se livre pour devenir riche et célèbre, tendent à transformer un jeune amant de la gloire, enthousiaste du beau, en spéculateur froid et calculant. On n'atteint à rien à Paris si l'on vit isolé, et la sensibilité vive et délicate d'un homme de génie tend à l'isoler sans cesse.
Voulez-vous être riche ? dirais-je au jeune peintre, quittez bien vite la palette et le pinceau, étudiez la chimie, apprenez à deviner les besoins physiques des hommes de notre époque, voyez quel genre de drap ils préfèrent pour leurs habits, de quelle vaisselle ils aiment à se servir, faites-vous manufacturier. Ayez soin de faire prôner dans les journaux les produits de votre manufacture, vous trouverez l'honneur et le profit, bientôt vous arriverez aux millions et, si vous multipliez les millions, aux premiers honneurs de l'Etat. Voulezvous garder votre pinceau ? libre à vous, mais alors n'ayez d'autres illusions que celles de la gloire, ne songez ni aux hon-
neurs, ni aux richesses. Croyez-moi, il a fallu l'existence d'un Napoléon pour voir M. Vien sénateur.
On sait qu'après la mort de Raphaël, qu'une imprudence et l'erreur d'un médecin enlevèrent au monde à 37 ans (1520), ses tableaux furent adorés par les doctes et les ignares, sans discernement ni mesure, à peu près comme depuis cinquante ans les sculpteurs adorent les statues grecques. Ainsi tel peintre à grandes phrases et dépourvu de sentiment admirait chez Raphaël le clair-obscur ou la couleur, qui sont les parties faibles de ce grand homme. Cette admiration sotte du plus grand des peintres conduisit l'école romaine à la décadence. Les tableaux qu'on faisait à Rome vers 1560 étaient presque aussi mauvais que ceux qu'on y admire aujourd'hui. Notez l'effet de l'admiration aveugle Elle conduit à la décadence de l'art, quand on admire sans jugement, même un Raphaël. L'art était perdu, et les mauvais peintres qui l'avilissaient avaient adopté comme un certain esprit de faction et de confrérie je ne sais quel sentiment obscur les avertissait que ni leurs études, ni leur âme n'étaient telles que l'Italie était accoutumée à les trouver chez ses artistes. Ces mauvais peintres, fort intrigants, ne manquèrent pas de se révolter contre les
Carrache qui, nés avec un génie admirable et l'amour de la peinture, sentirent que les ouvrages de leurs maîtres étaient ridicules1. Sous prétexte de suivre Raphaël comme nos sculpteurs modernes suivent l'antique, on se dispensait de regarder la nature. Raphaël, ainsi que les grands artistes de tous les temps, a regardé la nature et choisi, parmi les effets qu'elle présente, ceux qu il faut transporter sur la toile afin d'agir puissamment sur l'âme des spectateurs. Ces grands hommes ont choisi, et choisi en désirant passionnément de réussir. Ils se sont donné une peine infinie, ou plutôt cette peine était une volupté, car ils avaient la passion de leur art. Dans les siècles de décadence, on n'éprouve que la passion des honneurs, ou des richesses, auxquelles on arrive par le moyen de l'art. En faisant un tableau représentant la colère d'Achille, au lieu de sentir les transports de fureur du jeune héros qui se voit enlever un être qui le console sous sa tente pendant son repos forcé, on se dit Si mon tableau a du succès, quelle sera ma récompense C'est ainsi que l'amiral Nelson, avant de livrer une de ses batailles, se disait Si je réussis, ceci me vaudra une pension de tant de milliers 1. Voir la Felsina Pittrice du chanoine Malvasia.
de guinées. A la bataille suivante, Nelson enrichi se disait Si je ne suis pas tué, ceci me vaudra la pairie.
Ce dévouement un peu mercenaire suffit pour être un héros mais la peinture, comme l'a dit Molière, veui un homme lout entier, et je doute qu'on ait jamais fait un bon tableau en songeant à la couleur du cordon qui sera sa récompense. Alfieri appelait impulso arlificiale le genre de transport qui anime les gens de lettres qui songent à la quotité de la pension que conquerra leur poème. Un intrigant véritable intrigue pour le plaisir d'intriguer, sans trop arrêter son imagination sur les conséquences avantageuses du succès. Un joueur joue, parce qu'il ne trouve de bonheur que dans l'anxiété du succès et les cartes à la main. Vous arrêtez le joueur qui se rend à un rendez-vous de Trente et Quarante ou de Pharaon que pouvez-vous gagner, lui dites-vous, quinze mille francs, trente mille francs ? Les voilà et ne jouez pas. Par un mouvement machinal le joueur accepte les trente billets de mille francs, mais une heure après, songeant à ses amis qui jouent, il est malheureux et s'ennuie à périr. Jeunes artistes, aimez la peinture comme le joueur aime le Trente et Quarante. Ne vous sentez-vous pas ce degré de passion ? Songez-vous sans cesse aux
cordons et aux avantages que procure un beau tableau à succès ? Apprenez la chimie, faites-vous fabricant de drap, banquier, etc., etc., vous arriverez plus vite à ce que vous désirez.
Copier un maître quelconque, fût-il Raphaël, en admettant ses défauts comme ses beautés, copier l'antique comme on le fait encore, c'est employer son esprit d'une manière exactement contraire à ce que faisait le sculpteur d'Athènes, qui choisissait dans la nature les traits à imiter. Dévoré de la passion de produire le beau, l'Athénien ne songeait pas à être baron. Il avait des incertitudes cruelles, des angoisses mortelles lorsqu'il devait décider si, pour la statue de Diane chasseresse, il fallait préférer tel contour il tel autre, qu'il voyait également dans les beaux modèles qui l'entouraient dans son atelier. Les Carrache (1580) admirèrent Raphaël comme ils le devaient. Nous avons encore les lettres d'Annibal, dans lesquelles, en termes passionnés et sans art, comme il convenait au fils d'un tailleur, il exprime ses transports pour les œuvres du divin Raphaël mais une chose était plus chère encore aux Carrache que Raphaël lui même, c'était le plaisir passionné de choisir parmi les beaux effets que présente la nature et de les fixer sur la toile. Demandez
à un être parvenu à ce degré d'enthousiasme d'imiter Talma, ou Rembrandt, ou Rubens, et vous verrez ce qu'il vous répondra. Plus l'artiste que vous lui proposez pour modèle sera célèbre, plus le vrai peintre sera rempli pour lui d'une noble jalousie. Il aimera mieux briser sa palette que copier ce rival heureux. On ne copie, on n'abrège son travail, que quand on songe à la récompense à obtenir et non à la volupté de travailler.
Les Carrache étaient pauvres et sans cabale, ils voyaient tous les peintres de Bologne ligués contre eux. On les accablait de calomnies et de dégoûts. Plusieurs fois ils furent sur le point d'abandonner l'imitation de la nature, et comme il fallait avoir du pain, ils voulurent se réduire à travailler dans ce qu'on appelait alors le style noble, à la Raphaël. Les peintres en crédit que l'on consultait empêchaient les amateurs riches d'employer ces novateurs insolents. Mais ce n'était pas de la fortune qu'il fallait aux Carrache, c'était le plaisir de travailler en conscience ils persistèrent dans leur nouveau style, et enfin opérèrent la révolution mais ils vécurent et moururent pauvres. L'immortel Annibal employa les neuf dernières années de sa vie à la galerie Farnèse à Rome, et si l'on évalue en monnaie d'aujourd'hui les écus romains
qu'il reçut de l'avare et sot cardinal qui l'avait engagé pour ce travail, on voit qu'il n'arriva jamais à recevoir 3.000 francs par an. Plusieurs des élèves des Carrache, le Guide, le Lanfranc, comptèrent leur fortune par centaines de mille francs mais de leur temps la révolution était faite, tous les vieux peintres étaient morts, ou l'âge avait calmé leur haine. De nouveaux grands seigneurs étaient arrivés à la fortune en héritant des biens de leurs familles, et voulaient avoir des tableaux de l'Albane, du Guide, de Lanfranc, du Guerchin, etc., etc.
Rien n'est plus instructif, même pour l'homme qui aime la poésie et les lettres, que l'histoire des diverses révolutions par lesquelles la peinture a passé. On voit les mêmes qualités tour à tour adorées, exagérées et abandonnées. Jamais la peinture n'a été cinquante ans de suite dans un état fixe et stable.
Toujours l'homme de génie qui invente est suivi du sot qui exagère, et de l'homme à argent qui travaille de routine et gagne trois millions comme Solimène à Naples en 1720, ou comme tel sculpteur à Rome. La révolution qui eut lieu quatre-vingts ans après la mort du divin Raphaël, et quand ses sots imitateurs, alors si insolents, si obscurs aujourd'hui, furent vaincus
par les Carrache, je voudrais la voir imiter en sculpture. Mais j'entends dire Imiter une révolution Quoi de plus absurde ? Vous avez raison, je veux dire qu'il me semble probable que des circonstances à peu près semblables amèneront un effet analogue. D'ici à quelques années,peut-être avant que le dix-neuvième siècle soit arrivé à son milieu, quelque sculpteur qui aimera son art encore plus que les récompenses que l'on obtient par cet art quand on y excelle, s'apercevra que la sculpture copiée de l'Apollon, du torse du Belvédère ou de la Vénus de Milo, ennuie le public et le laisse froid. Il verra que l'on ennuie encore ce pauvre public, quoique un peu moins, en copiant Canova. Que faire? Renoncer à ce doux métier de copiste qui permet de penser à autre chose en travaillant, chercher du nouveau comme a fait Canova, comme firent les Carrache en 1580. Mais ici l'amour de l'art lutte avec la sociabilité qui fait en France le caractère national. L'homme de génie, tout occupé de ses idées qui sembleraient bizarres au vulgaire, se plaît dans la solitude, et, ce me semble, n'est guère aimable dans un salon. Au lieu de songer à placer un compliment agréable ou à lancer un mot heureux, il pense malgré lui à quelque partie de son tableau qui ne lui plaît pas.
Car il faut l'avouer, c'est en y pensant que l'on arrive à faire des tableaux qui apprennent au spectateur quelque chose de nouveau sur l'action qu'ils représentent. J'oserai dire que c'est parce qu'il vit à Rome, loin des enchantements de la société de Paris, que M. Schnetz est parvenu à faire la tête du cardinal de Mazarin mourant (salles du Conseil d'Etat). Si l'on se souvient de cette tête magnifique, c'est qu'elle apprend quelque chose de nouoeau. On a vu comment un homme tout puissant et de beaucoup d'esprit se détermine à quitter la vie.
Que restera-t-il au contraire de tant de grandes pages historiques qui représentent un fait d'une manière convenable, c'est-àdire avec les physionomies froides ou affectées que l'être le plus prosaïque se figure en pensant à ce fait ?
Ces tableaux insignifiants, quant à l'expression, pourraient du moins se distinguer par la couleur ou par la beauté des formes. Je ne dirai rien de la couleur, car j'aurais besoin de médisances directes. Quant d la forme, afin de n'avoir pas l'air de faire du bas-relief antique, on a perfectionné cette année une nouvelle manière de peindre. Quelque chose qui se termine par une main et qui tient à l'épaule d'un personnage doit être un bras. Le specta-
teur le plus endurci ne peut s'empêcher de voir là un bras. C'est assez pour le peintre le vulgaire des amateurs n'est pas de l'avis de Brid'Oison. Qu'importe la forme ? dit-on. Pour peu que le vulgaire comprenne l'idée du peintre et que cette idée soit attendrissante comme un mélodrame, il applaudit et achète.
Je crois que le chef de cette école expéditive est Hogarth, homme d'un esprit infini, mais qui, avec cet esprit, eût pu faire des vaudevilles encore mieux que des tableaux. Cela est si vrai que les gravures faites d'après ses ouvrages font plus de plaisir que les originaux, parce que le graveur, qui n'était pas dominé par le besoin de décocher son épigramme, s'est donné la peine de soigner un peu les jambes et les bras. Dans le Mariage à la mode, suite de tableaux épigrammatiques que l'on voit à Londres au Musée Angerstein, la jeune femme qui se jette aux genoux de son mari assassiné par son amant, n'a pas l'air de sentir, mais de jouer le désespoir. Cet à peu près d'expression se remarque aussi dans nos tableaux expéditifs qui vont nous ramener aux temps de Boucher. Où est le mal, si le public aime ce genre ? Seulement, il n'aura pas de rivaux en Europe. Les Anglais, les Russes, les Allemands se disputent les statues de Canova,
et jusqu'ici ces peuples barbares se montrent injustes envers nos tableaux. Pourquoi ?
C'est que l'opinion à Paris abhorre l'énergie. Elle n a pardonné à Napoléon qu'en le voyant prisonnier sur le rocher de Sainte-Hélène et encore la pitié était contrariée, parce qu'on n'était pas bien sûr qu'il ne tentât quelque folie énergique pour reparaître en Europe. Or, il faut de l'énergie dans les beaux-arts ce qui ne veut pas dire que le peintre ou le sculpteur est obligé de représenter des sujets énergiques. L'Albane, le Corrège, ne peindront pas Ajax furieux, ou Pierre le Grand sur le Lac de Ladoga mais même dans un sujet gracieux, ils représenteront la nature avec force. Au lieu de négliger les détails énergiques et décidés, ils les choisiront de préférence mais leurs tableaux ne seront pas gentils comme ceux de Boucher. Cette année, dans le tableau de la Mort d'Elisabeth, M. Delaroche a eu le tort de n'être pas génlil.
Canova, Raphaël et les Carrache ont eu un grand avantage, c'est d'habiter des villes de cent mille âmes, dans lesquelles tous les amateurs connaissaient tous les artistes. Dans d'aussi petits Etats personne ne jugeait sur parole, personne ne répétait les phrases que l'artiste avait
payées au journal. Le charlatanisme en un mot était impossible, le charlatanisme qui, à Paris, n'est pas nécessaire mais indispensable dans tous les états le vendeur d'allumettes comme le docteur en médecine a besoin du journal. N'avons-nous pas appris dernièrement, à l'occasion de la discussion sur ces petits journaux si amusants et si odieux aux gens ridicules, que lorsqu'un restaurateur s'établit, son premier soin est de se présenter chez les rédacteurs, escorté de pains de sucre et de pâtés ? Mais toujours ses offres sont repoussées avec une juste indignation.
Paris est bien différent de la Rome qu'habitait Raphaël, et même de la Rome, où, plus tard, le Poussin et Canova ont fait leur réputation. A Rome, toutle monde connaît tout le monde. A Paris, j'ignore si le premier étage de la maison où je loge n'est pas habité par un grand homme. Un artiste, fût-il connu de tout Paris, ce qui est impossible, à l'aide d'un journal ami il peut encore tromper, sur le mérite de sa statue ou de son tableau, les amateurs qui se trouvent parmi les trente millions de Français qui peuplent les provinces. Il peut tromper, en faisant la cour à un homme d'esprit qui écrit dans le journal, non seulement les Français qui n'ont pas vu son ouvrage, mais tous les
étrangers. Quelle immense tentation Les journaux ont sauvé la liberté et perdu les beaux-arts.
Ce monstrueux succès du charlatanisme, cette nécessité de l'employer trouble la conscience même de l'artiste qui aime le plus son art. Les succès fous obtenus sous ses yeux par de si funestes moyens le dégoûtent de l'amour pur qui ferait le charme de sa vie. Malheur à lui s'il cède aux importunités de ses amis et emploie à demi les moyens du charlatanisme D'abord ces moyens mis en œuvre d'une façon gauche et par la main timide d'un novice ne donneront qu'un demi-succès. Le mal serait petit, mais voici ce qui arrive la vraie gloire punit cette infidélité, en éteignant son amour chez le malheureux qui l'a oubliée un instant. Quoi de plus triste que de survivre à trente ans à la passion qui fit pendant toute la jeunesse le seul intérêt de la vie ?
Procès-verbal de la mort du marquis Monaldeschi, escuyer de la reine de Suède, novembre 1657; par le Père LEBEL, ministre des Mathurins de Fontainebleau.
(Extrait des manuscrits de la Bibliothèque Harléienne, n° 3.493. Musée Britannique.)
Ce jourd'huy mardy sixième jour du mois de novembre de l'an 1657, à neuf heures et un quart du matin, la reine de Suède estant à Fontainebleau, logée à la conciergerie du chasteau, m'envoya quérir par un de ses valeta de pied, qui demandait le supérieur des religieux dudit chasteau, ledit valet de pied s'adressant à moi, qui estois devant nostre porte regardant charger des terres. Je dis au valet
que c'estoit moy et il me dit que la reine vouloit parler à moy. Je luy fis response que je m'en allois avec luy pour sçavoir la volonté de S. M. Suédoise, et fermant notre logis, poussant la porte sans chercher de compagnon, de crainte de faire attendre sadite Majesté Suédoise, je suivis ledit valet de pied jusques à l'antichambre, où il me fit entrer un moment, et estant revenu me mena vers sadite Majesté Suédoise, laquelle je saluay humblement, et lui demandai ce qu'elle désiroit de moi son très humble serviteur elle me dit que, pour parler avec plus de liberté, il falloit entrer dans la galerie des Cerfs, où estant, elle me demanda si elle m'avoit jamais parlé. Je iuy dis que j'avois bien de l'honneur de luy faire la révérence, et l'assurer de mes prières, et qu'elle eût la. bonté de m'en remercier, et non autre chose; sur quoy sadite Majesté me dit que je portois un habit qui l'obligeoit de s'assurer en moy, et me fit promettre sous le sceau de la confession de garder et tenir secret ce qu'elle m'alloit confier. Je luy fis response qu'en fait de secrets, j'étois sourd, muet et aveugle pour les plus petits, à plus forte raison pour les roys dont il est dit: Sacramentum regis abscondert bonum est. Après cette response, elle me donna un petit paquet de papier cacheté en trois endroits, sans aucune escriture dessus, mais tout blanc; elle me commanda de le luy rendre en présence de qui elle me le demanderoit, ce que je luy promis elle me recommanda ensuite de bien observer le temps, le jour, l'heure et le lieu qu'elle me donnoit ledit paquet sans autre entretien, discours ni paquets; je me retirai avec ledit-paquet faisant la révérence à sadite M. S. qui me témoigna vouloir demeurer en ladite galerie, et lui souhaitant santé et prospérité je luy réitérai la promesse du secret, et me rendis chez nous devant dix heures: et le samedi dixième dudit mois de novembre dudit an 1657, à une heure après-midi, sadite M. S. m'envoya quérir par un de ses hommes de chambre comme on achevait de me faire le poil, et moy estant entré dans mon cabinet, je pris le petit paquet dont sadite Majesté m'avoit chargé, pensant bien que c'étoit pour le retirer qu'elle me demandoit.
Je suivis ledit homme de chambre qui me mena par la cour du donjon, et me fit entrer par la galerie des Cerfs, et aussitôt que nous fûmes entrés, ferma bien la porte dont je fus un peu étonné de cette diligence, et aperçeus environ à la moitié de ladite galerie sadite M. S. qui parlait à un que l'on nommoit le marquis (et ay depuis appris que c'estoit le marquis de Monaldeschi). Ayant approché, et fait la révérence à sadite Majesté, elle me demanda le paquet qu'elle
m'avoit confié d'un ton de voix assez haut, en la présence dudit marquis et de trois autres hommes qui y estoient, deux éloignés bien de quatre pas, et l'autre assez près de S.M. S., en ces termes «Mon Père, rendez-moi ce paquet que je vous ay donné. »
Je le tiray de ma poche et le Iuy présentay. L'ayant pris et assez regardé, et trouvé comme elle me l'avoit donné, elle l'ouvrit et donna les lettres et escrits oui estoient dedans au susdit marquis, luy demandant d'nne voix grave et d'un port assuré s'il les connoissoit bien. Il les desnia, en tremblant pourtant, et ne voulant reconnoitre lesdites lettres et escrits, n'estant à la vérité aue des copies que sadite M. S. avoit elle-même copiées elle tIra de dessus elle les originaux, et les luy montrant, l'appela traître, et luy fit avouer son écriture et son seing. Ensuite sadite Majesté l'interrogea plusieurs fois, et ledit marquis s'excusant respondit du mieux qu'il pouvoit, et remettant la faute sur d'autres personnes, se jetta aux pieds de la reine, luy demandant pardon; et aussitôt les trois qui estoient là tirèrent leurs éspées et ne les remirent qu'après avoir exécuté ledit marquis et ledit marquis se relevant tiroit sadite Majesté tantost en un coing de la galerie, tantost en un autre lieu, la priant de l'entendre et de recevoir ses raisons, ce qu'elle ne luy desnioit pas, mais l'écoutoit avec graude patience et sans s'émouvoir ni montrer aucun petit signe de colère. Sadlte M. S. se tournant vers moy lorsque ledit marquis la pressoit encore de l'écouter « Mon Père, me dit-elle, voyez et soyez mon témoing (s'approchant dudit marquis appuyé sur un petit baston d'ébène avec une poignée ronde), comme je ne précipite et ne hâte rien contre cet homme, et que je donne à ce traître et perfide tout le temps, et plus qu'il ne sauroit désirer d'une personne offensée pour se justifier s'il peut. Le marquis donc, pressé par sadite M. S., luy donna des papiers avec deux ou trois petites pièces d'argent, et ne sçai qui les ramassa des quatre que nous étions avec sadite M. S., sans compter ledit marquis.
Après donc deux bonnes grandes heures de conférence, ledit marquis, ne contentant pas sadite M. S. par ses responses, elle s'approcha un peu de moy, et me dit d'une voix un peu élevée, pourtant modérée et grave: Mon Père, je me retire et vous laisse cet homme-cy disposez-le à la mort, et ayez soin de son âme. » Pour lors, quand cet arrêt eût été prononcé contre moy, je n'eusse pas eu plus de peine.
A ces mots, ledit marquis se jeta ses pieds, et moy semblablement, demandant de bon cœur pardon pour le pauvre marquis et sadite Majesté s'adressant à moy, dit qu'elle
ue pouvoit, et que le traître estoit d'autant plus coupable et criminel, qu'il sçavoit bien qu'elle luy avoit communiqué, comme à sou fidèle sujet, beaucoup de ses affaires, de ses pensées et secrets, et en outro qu'elle ne luy vouloit point reprocher les bienfaits qu'elle luy avoit conférés, qui excédoient ceux qu'elle eût pu faire à un propre et bien-aymé frère, l'ayant toujours regardé comme tel, et que sa conscience seule par cette ingratitude luy devoit servir de bourreau. Et après ces mots se retirant, me laissa avec ces trois qui avoient leurs espées nues, qui devoient exécuter ledit marquis.
Laquelle sortie de ladite galerie, ledit marquis se jetta à mes pieds, et me pria avec instance d'aller auprès de sadite M. S. pour obtenir son pardon. Les trois le pressoient avec le fer, sans pourtant le toucher, de se confesser, et moy, avec les larmes, je l'exhortois à demander à Dieu pardon. Le chef des trois, esmeu de pitié, partit et alla vers sadite M. S., et revenant tout triste de ce que S. M. S. luy avoit commandé de le dépescher, et pleurant, luy dit « « Marquis, songez à Dieu et à votre asme, il faut mourir. » A ces paroles le marquis, comme hors de luy, so mist à mes pieds, me conjurant dc retourner à sadite M. S., ce que je fis, et la trouvai seule en sa chambre avec un visage aussi serein que si elle n'eust eu aucune affaire l'approchant, je me laissai tomber à ses pieds, les larmes aux yeux, et les sanglots au cœur, je la suppliai par les douleurs et les plaies de Jésus-Christ, de faire miséricorde à ce marquis. Elle me témoigna estre faschée de ne pouvoir accorder ceste demande après la cruauté et perfidie que ce misérable devoit exercer en sa personne, et dit qu'elle en avoit beaucoup envoyé sur la roue qui ne l'avoient pas tant mérité que ce traître. Après quoy je représentai à sadite M. S. qu'elle estoit en la maison du roy et qu'elle avisât bien à ce qu'elle alloit faire exécuter, et si le roy le trouveroit bon. Sur quoy elle me fit response qu'elle feroit ceste justice à la corne de l'autel, et qu'elle prenoit Dieu à témoing si elle en vouloit à la personne du marquis, et si elle n'avoit pas déposé toute haine, mais à son crime, perfidie et trahison, qui n'eurent jamais de pareille, et qu'il touchoit tout le monde, outre que le roy ne la logeoit pas dans sa maison comme captivo ou réfugiée, et qu'elle estoit maîtresse de ses volontés pour rendre justice à ses sujets en tous lieux et en tous temps, et qu'elle ne devoit respondre de ses actions qu'à Dieu, et que ce qu'elle fesoit n'estoit pas sans exemple. A quoy je répartis qu'il y avoit quelque différence, et que si les roys avoient fait choses semblables, ç'avoit été chez eux et non ailleurs.
Mais je n'eus pas plutost dit ces paroles, quo je me repenth craignant avoir trop pressé sadite M. S., et pourtant je dis encore « Madame, dans l'honneur et l'estime que vous êtes en France, et dans l'espérance que tous les bons François ont de quelque chose de bon et de grand pour toute l'Europe de votre négociation, je supplie humblement V. M. S. d'éviter que oeste action (quoyqu'à votre égard, Madame, soit juste) ne passe pourtant dans les esprits des hommes pour violente et précipitée et par un acte généreux de miséricorde envers ce pauvre marquis, ou au moins, Madame, mettez-le entre les mains de la justice, faites-luy faire son procès dans les formes, et en bref vous en aurez, satisfaction et conserverez, Madame, par ce moyen, le titre d'admirable que vous portez parmy les hommes, en toutes vos pensées, paroles et actions. « Quoi! mon Père, me dit S. M. S., m'assujettir (moy en qui doit résider la justice sur mes sujets) à solliciter contre un traître domestique dont les preuves de son crime, de sa perfidie et de sa trahison sont en ma puissance écrites et signées de sa propre main Il est vray, Madame, dis-je, mais V. M. S. est partie intéressée. » Sur quoy elle m'interrompit et me dit « Non, non, je le feray sçavoir au roy et à M. le cardinal. Allez mon père, et retournez avoir soin de son âme. Je ne puis en conscience vous donner ce que vous me demandez. » Et ainsi me renvoya, mais je reconnus par le fléchissement de voix en ses dernières paroles, que si elle eût pu différer l'action et changer de lieu, qu'elle l'eût fait indubitablement. Mais l'affaire estoit trop avancée pour prendre une nouvelle résolution, sans se mettre en danger de laisser échapper ledit marquis; c'est pourquoy sadite M. S. me renvoya et moy, me voyant entre deux extrémités, je ne sçavois que faire n'y à quoy me résoudre; de sortir, je ne pouvois et quand je l'aurois pu, je me voyols engagé de devoir, d'honneur, et en conscience, de secourir ce marquis au salut de son âme.
Je rentray dans la galerie en embrassant ledit marquis, pleurant sur luy, et je le suppliay et exhortay, et conjuray en meilleurs termes, et les plus pressans qu'il me fat possible et qu plust à Dieu de me suggérer, de se résoudre à la mort et songer à sa conscience, et qu'il n'y avoit point en ce monde d espérance de vie pour luy, et que souffrant, et souffrant pour la justice, il devoit chercher sa vie en Dieu (la perdant pour la terre) et en luy seul jetter ses espérances pour l'éternité où trouvera des consolations. A ceste nouvelle, après avoir poussé deux ou trois grands cris, il se mit à genoux à mes pieds, m'estant assis sur un des bancs de ladite galerie, et commença sa confession et l'ayant bien avancée, il se
leva deux fois et deux fois se remit en un moment, et iuy fis faire des actes de foy, renoncer à toutes pensées contraires, et achever sa confession, l'ayant faite en latin, françols et italien, ainsi qu'il se pouvoit mieux expliquer dans le trouble où il estoit. Et comme je l'interrogeois en l'éclaircissant d'un doute, arriva l'aumosnier de sadite M. S. et l'ayant aperçeu se leva sans attendre l'absolution et alla à luy espérant grâce de sa faveur, ils parlèrent bas assez longtemps ensemble, se tenant les mains, retirés en un coin, et, après leur conférence, l'aumosnier sortit en emmena le chef des trois pour l'exécution, et un moment après (M. l'aumosnier étant demeuré) l'autre revint et luy dit « Marquis, demande pardon à Dieu, car sans plus tarder, il faut mourir; tu es confessé » en luy disant ces paroles, le pressa contre la muraille du bout de la galerie où est peint saint Germain et ne pus si bien me retourner que je ne vis qu'il luy porta un coup en l'estomach, du costé droit et ledit marquis le voulant parer, il prit l'épée de sa main droite, et l'autre, la retirant, luy coupa trois doigts de la main droite et l'espée demeura faussée, et dit à un autre qu'il estoit armé dessous, comme en effet il avoit une cotte de maille qui pesoit bien neuf livres et le même à l'instant redoubla le coup par le visage, après lequel le marquis cria. « Mon père, mon père », je m'approchay, et les autres se retirèrent un peu à quartier; et un genouil en terre, demanda pardon à Dieu et me dit encore quelque chose, et luy donnay l'absolution avec la pénitence de souffrir patiemment pour ses péchés, pardonnant à tous ceux qui le fesoient mourir laquelle reçue, il se jetta sur le carreau, et en tombant, un autre que le premier luy donna un coup sur le haut. de la teste, qui luy emporta des os, et estant étendu sur le ventre, fesoit signe et montroit qu'on luy coupât le col; et le même luy donna deux ou trois coups sur le col sans luy faire grand mal, parce que la cotte de maille, qui estoit surmontée avec le collet du pourpoint, parèrent et empeschèrent l'effet des coups et cependant je l'exhortois à se souvenir de Dieu et d'endurer avec patience et autres choses semblables. En ce temps le chef me vint demander s'il ne le feroit pas achever. Je le renvoyay rudement luy disant que je n'avois point de conseil à luy donner là-dessus et que je demandois la vie etnon la mort; sur quoy il medemandapardoneteonfessaqu'ilavoiteu tort de me faire cette demande sur le pauvre marquis qui n'attendoit qu'un dernier coup, entendit ouvrir la galerie, et reprenant courage, se retourna et vit que c'estoit M. l'aumosnier qui entroit alors il se tourna et s'accosta contre le lambris et demanda à parler à luy. Ledit aumosnier se mit à la gauche dudit
inarquis, et moy estant à sa droite ledit marquis se traîna vers ledit aumosnier, joignant ses mains, et luy dit quelque. chose comme se confessant et après l'aumosnier luy dit de demander pardon à Dieu et me demanda la permission de luy donner l'absolution, ce que Je fis et dès aussitost que ledit sieur aumosnier se fust retiré et m'eust dit de demeurer proche ledit marquis, il s'en alla. Tandis qu'il s'en alloit vers S. M. S. oeluy qui avoit frappé sur le col dudit marquis et qui estoit passé à sa gauche avec l'aumosnier, perça de son espée assez longue et étroite la gorge dudit marquis qui du coup tomba sur le côté droit où j'étois et ne parla plus mais demeura près d'un quart d'heure à expirer, durant lequel je luy criay Jésus Maria 1 et autres choses dévotes. Ayant perdu son sang, Il finit sa vie à trois heures et trois quarts après midi et luy dis un de profundis avec l'oraison; après quoy le chef des trois luy remua un bras, une jambe, déboutonna son haut de chausses et son caleçon, fouilla en son gousset et n'y trouva rien, sinon en ses poches un petit livre de la Vierge et un petit couteau. Ils s'en allèrent tous trois et moy après pour recevoir des ordres de S. M. S. S. M. S. assenrée de la mort dndit marquis par le chef des trois, moy présent, tesmoigna du regret d'avoir este obligée de faire oeste ezécution on la personne dudit marquis, mais qu'elle étoit de justice à son crime et à sa trahison, et qu'elle prioit Dieu de Iuy pardonner, et me commanda d'avoir soin de le faire enlever et enterrer (et me dit qu'elle vouloit faire dire plusieurs messes) ce que je fis le plus promptement qu'il me fut possible. Je luy fis faire une bière, le fis mettre dedans et le Ils charger dans notre tombereau, à cause de la brusne, de sa pesanteur, et du mauvais chemin, et le fis conduire à Avon par mon vicaire et chapelain, assisté de trois hommes, avec ordre de le mettre et enterrer dans l'église proche de l'eau-bénité, ce qui fut fait et exécuté sans bruit ni confusion, à trois heures trois quarts du soir.
Le lundy douzième, sadite Majesté Suédoise envoya cent livres par deux hommes de chambre au couvent, pour prier Dieu pour le repos de l'âme dudit marquis, qui furent données au procureur du couvent qui en bailla quittance. Et le treizième, le soir, on publia le service dudit marquis par le son des cloches qui furent sonnées plusieurs fois. Et le quatorzième, à onze heures du matin, le service solennel fut célébré en l'église paroissiale d'Avon, où ledit, marquis est enterré, où tous les ptestrcs dudit lien assistèrent et dirent la sainte-messe, etle supérieur chanta le dernier du service paya les droits de l'église et des officiers assez amplement et donna l'aumosne à tous les pauvres qui s'y
trouvèrent; auquel service il y avoit un assez honnête lumi.naire.
Et le lundy quinzième, tous les religieux dirent la saintemesse, les uns après les autres, en la grande église du bourg, à l'autel privilégié, et entre eux continuèrent un huitain à ce qu'il plaise à Dieu de mettre l'âme du deffunt en son saint paradis. Amen.
LES TOMBEAUX DE CORNETO
C'est en 1837 que Stendhal aurait écrit cet article d'archéologie sur les Tombeaux de Corneto. Par les soins de Romain Colomb ces pages ont paru sous la signature d'Henri Beyle 1 dans 'la Revue des DeuxMondes du 1er septembre 1853, et ensuite dans l'édition des Chroniques italiennes, chez Michel-Lévy, en 1855.
H. M.
1. An sommaire de la revue l'article était annoncé ainsi Les tombeaux de Corneto par M. de Stendhal (Henri Beyle).
LES TOMBEAUX DE CORNETO
LES personnes qui préfèrent à toutes choses les agréments d'un dîner au Café de Paris, et la promenade sur le boulevard, ne devraient jamais voyager. Elles trouveront pis partout. En aucun lieu du monde, elles ne pourront échanger quelques pièces de monnaie contre des plaisirs aussi bien arrangés et aussi dépouillés de tout inconvénient. A la vérité, quels sont ces plaisirs ? ceux que peuvent goûter les âmes les plus vulgaires, ceux qui se fondent sur la vanité et sur les penchants les plus communs. C'est la connaissance de cette grande vérité qui vaut à Paris et à ses environs la présence de vingt mille Anglais, et c'est l'ignorance de cette même vérité qui fait tant de voyageurs mécontents et donnant au diable de grand cœur le caprice qui les a poussés en Italie par exemple.
Il faudrait, avant de monter en malleposte, rendre justice à son âme et se
demander fort sérieusement si l'on ne préfère pas à tout un déjeuner servi par des garçons bien vêtus et répondant à des impatiences de bon ton exactement comme ceux du café de Paris.
Parmi ces voyageurs qui n'ont pas fait bien exactement leur examen de conscience, un des plus plaisants est peutêtre celui que je rencontrai,il y a quelque temps, à Corneto, où il était allé visiter la nécropole de l'ancienne ville de Tarquinies, celle-là précisément qui fut la patrie des deux Tarquin, rois de Rome. On voit qu'il ne s'agit pas de choses d'hier. En effet, la curiosité qui, depuis quelques années seulement, attire les voyageurs à Corneto et à Civita-Vecchia a pour objet les tombeaux qui remontent à deux mille ans au moins, et peut-être à quatre mille rien ne saurait arrêter les conjectures. Seulement, il me semble suffisamment prouvé que la curiosité romaine n'a eu aucune connaissance de ces tombeaux, qui, en effet, sont soigneusement cachés sous trois pieds de terre. Mon voyageur parisien s'attendait apparemment à trouver de jolies petites statues dorées et posées sous de belles glaces, dans des armoires de palissandre. Au lieu de cela, un guide vêtu en paysan lui offrit de descendre dans des tombeaux terreux à peine
fermés par des portes grossières, qui s'ouvrent sous l'effort de grosses clefs d'un pied de long, et, pour arriver à ces portes, il faut passer par des fossés rapides et glissants où il est très facile de se casser le cou, surtout lorsqu'il a plu. Jamais je ne vis d'homme aussi furieux que mon voyageur et aussi plaisant dans sa colère contre l'Italie.
Monsieur, répétait-il souvent, je puis vous le jurer, depuis Marseille, je n ai pas dîné Et tout cela pour voir de pareilles horreurs
Les voyageurs qui d'avance ont pris leur parti sur ces petits inconvénients viennent de Rome à Corneto rechercher des produits de l'art qui déjà auraient été des antiquités du temps des Tarquins si alors ils eussent été connus mais très probablement ces tombeaux n'ont été dépouillés pour la première fois que dans le Bas-Empire. Oubliés depuis, ils ne furent découverts de nouveau que vers 1814, et cela par un accident arrivé à une charrue. Un fermier de M. le prince de Canino labourait son champ, près de Canino, gros bourg qui a donné son titre à M. Lucien Bonaparte, frère de l'empereur Napoléon. Ce joli bourg est situé dans les terres, à cinq ou six lieues de Corneto et de la mer, près de la Fiora, et à peu près
au centre de l'ancienne Etrurie. Le bœuf du paysan qui labourait tomba dans un trou de douze ou quinze pieds de profondeur on reconnut bientôt qu'il était dans une sorte de cave assez spacieuse, et il fallut pratiquer une rampe jusqu'au fond de cette cave pour en retirer le bœuf. Les paysans s'aperçurent que les parois intérieures de la cave étaient revêtues des couleurs les plus brillantes.
Aussitôt leur imagination italienne conclut de l'éclat singulier de ces couleurs qu'elles avaient été appliquées depuis peu, et comme ils étaient bien sûrs que de mémoire d'homme personne n'avait travaillé dans leur champ, ils crurent fermement que quelque magicien était venu construire chez eux ce palais souterrain. Ils y avaient trouvé huit ou dix vases d'une belle couleur orange, ornés de peintures représentant en noir des hommes et des chevaux. Ces paysans n'ignoraient pas tout à fait le prix des vases antiques, ils portèrent ceux-ci à Rome, et, comme l'exagération n'est pas ce qui manque au caractère italien, ils demandèrent quatorze cents francs de leurs vases au premier marchand d'antiquités chez lequel ils entrèrent, et leur étonnement fut grand de se voir prendre au mot mais ils n'eurent pas la prudence de se taire. A peine
de retour au pays, ils se vantèrent de leur bonne fortune, et M. le prince de Canino, propriétaire du champ, leur intenta un procès en restitution.
Je ne sais si le prince gagna ce procès, mais il se mit à faire des fouilles et trouva des vases qu'il vendit sept cent mille francs. Les principales découvertes eurent lieu sur les bords de la Fiora, petit fleuve en miniature qui sépare l'Etat romain de la Toscane, et qui, après avoir coulé dans un lit de rochers calcaires, va se jeter à la mer sous Montalto. On trouva surtout beaucoup de vases et de bronzes dans une colline factice nommée la Cucumella par les gens du pays, et dans l'espace situé entre la Cucumella et la Fiora. En 1835, on fouilla dans la ville même de l'ancienne Vulci, sur la rive droite de la Fiora, et on y trouva, entre autres objets précieux, une magnifique statue de bronze qui fut achetée par le roi de Bavière.
Mais, pour en revenir aux sept cent mille francs reçus par le prince en échange de ses vases, ce furent l'Angleterre et l'Allemagne qui payèrent avec plaisir cette somme énorme la France n'y participa que pour cinq mille francs, tant le goût des arts est encore incertain chez nous lorsqu'il n'est pas fortifié par la mode. Or, comment les pauvres vases de Corneto
auraient-ils été à la mode ? Ils n'étaient protégés par personne. Un savant étranger m'a appris que le numéro du Moniteur du 28 juillet 1830, le dernier Moniteur du règne de Charles X, imprimé au milieu de la bataille, et qui, comme de, raison, n'en dit mot, contient une longue lettre qui explique assez bien ce que c'est que les vases de Corneto, comme quoi il y en a de tout noirs, d'autres qui présentent des figures noires sur un fond orange, d'autres enfin qui ont des figures oranges sur un fond noir. J'ai scandalisé le savant étranger en lui disant qu'on ne lit jamais dans le Moniteur que les ordonnances qui nomment les ministres que, quant aux articles littéraires, on leur trouve je ne sais quoi d'officiel et d'illisible. J'ai ajouté que les antiquités ne seront jamais à la mode en France, par la raison que certains charlatans trop connus s'en sont emparés comme de leur domaine. En France, pays du charlatanisme et de la camaraderie, personne ne veut être dupe des charlatans trop connus.
Il y a une raison plus invincible pour que les antiquités ne soient jamais véritablement à la mode à Paris il faut une certaine attention pour les comprendre. Cette attention profonde qui nous manque fait le grand mérite des Anglais et l'unique
mérite des Allemands ces peuples-là, pour se venger de notre esprit et se consoler de ce que, depuis dix ans, leurs théâtres nationaux ne jouent que des pièces de M. Scribe, nous appellent légers. Je ne serai point injuste envers ces messieurs, je ne leur disputerai point leur goût véritable pour les antiquités. Le roi de Bavière, après avoir fait acheter des vases de Corneto et de Canino, pour plusieurs centaines de mille francs, est venu lui-même visiter les six tombeaux ouverts à Corneto. II a voulu se les faire expliquer dans le plus grand détail par le célèbre chevalier Manzi, qui a écrit de très bonnes dissertations sur l'origine de ces tombeaux, et par le savant M. Acolti de Corneto. Le roi est descendu dans tous les tombeaux, et, comme le contact de l'air altère promptement les couleurs brillantes dont leurs parois intérieures sont revêtues, Sa Majesté a fait venir de Rome M. Ruspi, peintre fort distingué et surtout fort consciencieux elle lui a ordonné de s'établir pour quinze jours dans cette nécropole, et de faire des copies exactes des quatre côtés et du plafond de chacun de ces tombeaux.
Vingt-deux de ces tableaux, de la grandeur des originaux, sont exposés dans deux salles du musée de Munich, et
offrent la réunion de la couleur la plus brillante, si ce n'est la plus vraie, et du dessin le plus sublime. La manière dont les torses sont dessinés rappelle ce qu'il y a de plus beau dans les figures du Parthénon mais ce qui est fort singulier, les mains ont à peine la forme humaine. Nous avons eu occasion, il y a trois ans, de voir M. Ruspi travailler à de nouvelles copies de ces peintures singulières elles représentent en général des cérémonies funèbres ou des combats les figures ont de deux à quatre pieds de proportion. Nous nous sommes assuré que M. Ruspi n'ajoutait rien au dessin vraiment sublime et aux brillantes couleurs des originaux. Jamais, par exemple, il n'a voulu corriger les mains, qui ressemblent tout à fait à des pattes de renoncules. Mais nous apprenons que, depuis trois ans, les couleurs de ces fresques ont bien changé. Un chien ltapo, placé au pied d'une des tables, dans un des tableaux représentant une cérémonie funèbre, et dont on admirait la vérité et l'esprit, a disparu entièrement. Les vases de Corneto n'ont été un peu connus à Paris que par la vente du cabinet de M. Durand, l'homme de ces derniers temps qui a le mieux connu la valeur vénale des objets d'art. M. Durand racontait que, dès 1792, il avait parcouru la
côte d'Etrurie, de Pise jusqu'à CivitaVecchia et Cervetri, trouvant dans chaque village huit ou dix vases à vendre mais jamais il ne put savoir des paysans comment ils s'étaient procuré ces vases. Il est vrai que cette ignorance était compensée par la modicité de leurs prétentions. M. Durand obtenait pour deux écus pièce (onze francs) des vases qui valaient deux louis à Rome et six louis à Londres. Vers 1802, des Anglais, amis du célèbre John Forsyth, qui étaient venus à CivitaVecchia pour la chasse du sanglier, ayant été conduits tout à fait sur le bord de la mer, vers Montalto, trouvèrent les soldats chargés de garder les tours placées le long du rivage qui, pour se désennuyer, tiraient à la cible avec leurs fusils de munition sur de beaux vases peints de deux pieds de haut. Ces vases, quoique atteints déjà de plusieurs balles, furent payés fort cher par les Anglais. Plusieurs hasards du même genre ont mis les vases en grand honneur parmi les paysans des environs de Canino, Montalto, Corneto, Civita-Vecchia et Cervetri.
M. Donato Bucci, amateur passionné, ancien négociant en draps, commerce qu'il a abandonné pour celui des vases, a acquis des possesseurs du terrain le droit de fouiller dans de vastes localités. Comme les
tombeaux étrusques sont de petites caves soigneusement recouvertes de trois ou quatre pieds de terre, rien ne paraît à l'extérieur; il faut aller à la découverte. A cet effet, M. Bucci fit creuser, tout au travers de la plaine, des fossés fort étroits, de six pieds de profondeur, et qui avaient quelquefois quatre ou cinq cents pas de long. Si, sur cent tombeaux que l'on rencontre, on en trouve un seul qui n'ait pas été dévalisé anciennement, la spéculation est excellente. Les ouvriers que l'on emploie, et qui viennent d'Aquila, dans le royaume de Naples, sont payés à raison de vingt-trois bajocchi (vingt-cinq sous) par jour ils sont d'une probité parfaite, et remettent fidèlement à la personne qui les fait travailler les pierres gravées, les as romains et autres médailles que l'on trouve, en assez grande quantité, dans cette antique patrie de la civilisation, maintenant inculte et presque déserte. Ces ouvriers d'Aquila reconnaissent au premier coup de bêche la terre qui n'a pas été ouverte depuis huit ou dix siècles. Il paraît que, vers l'an 800 ou 1000, les tombeaux de Corneto ont été visités par deux genres de curieux les uns cherchaient des métaux et laissaient les vases, ou quelquefois les brisaient de colère, apparemment d'autres avaient pour but la recherche des vases.
Mais je m'aperçois qu'il est temps de décrire les tombeaux où l'on trouve les vases peints et les vases noirs. Un tombeau étrusque est une petite chambre de douze à quinze pieds de long, sur huit ou dix de large, haute de huit pieds et revêtue ordinairement de peintures à fresque, fort bien conservées et fort brillantes au moment où l'on ouvre le tombeau. Ces tombeaux, tous également recouverts de quelques pieds de terre, sont, pour la plupart, creusés dans le nenfro, pierre tendre du pays.
Dans des mches creusées ou construites tout autour du tombeau, comme les étagères d'une armoire, sont déposés les corps, dans des caisses basses de nenfro. Quelquefois, au lieu de squelettes, on ne trouve que des débris d'os brûlés. Il paraît que, le tombeau terminé, on comblait le trou, où il avait été construit du moins aujourd'hui, rien absolument n'indique à l'extérieur l'existence d'un tombeau. En général, trois ou quatre pieds de terre recouvrent la partie supérieure, et, pour parvenir à la très petite porte, il faut descendre à douze et même quinze pieds au-dessous du niveau général du plateau élevé où se trouve la nécropole de Tarquinies.
Je me hâte d'ajouter qu'il y a des tom-
beaux, peut-être d'une autre époque, qui sont annoncés par un monticule en terre de quinze à vingt pieds d'élévation. On trouve dans les pentes très adoucies de la suite de collines désertes qui avoisinent la côte, de Montalto à Cervetri, des cassures de rocher de quinze à vingt pieds de haut. On a souvent creusé des tombeaux dans ces rochers, en général fort tendres mais je ne les crois pas de la même époque ou peut-être du même peuple que les tombeaux de Corneto, qui consistent dans une petite cave recouverte de trois pieds de terre.
Je pars de cette idée les Romains cherchaient à montrer leurs tombeaux, les Etrusques à les cacher. Un tombeau chez les Romains, était une affaire de gloire mondaine chez les Etrusques, c'était peut-être l'accomplissement d'un rite prescrit par une religion sombre et jalouse de son empire. Sans ajouter foi à toutes les imaginations dénuées de preuves du célèbre Niebuhr, il reste suffisamment prouvé que, vers le temps de la fondation de Rome, l'Etrurie était gouvernée par des prêtres fort jaloux de la petite partie d'autorité qu'ils ne pouvaient se dispenser de laisser aux chefs civils de la nation (les lucumons). Les prêtres étrusques, par exemple,
retardèrent beaucoup trop la guerre indispensable que les lucumons voulaient faire à Rome envahissante. Les Romains plaçaient leurs tombeaux le long des grands chemins un tombeau romain vise toujours à être un édifice remarquable on y mettait une inscription indiquant les choses louables qu'avait faites, pour l'utilité de sa patrie, le personnage qui y était déposé. Probablement les prêtres étrusques n'admettaient point cette idée mondaine et basse d'utilité il fallait obéir aux dieux avant tout.
La plupart des voyageurs ont vu dans les salles du Vatican, et j'ose le dire avec une sorte de respect, le tombeau de cet ancien Scipion, qui fut consul, censeur, et qui mérita bien de sa patrie. L'inscription qui nous apprend ces choses est tracée en lettres irrégulières et mal formées l'orthographe est antérieure à celle de Cicéron, ce qui n'empêche pas un jeune savant français de prétendre que cette inscription a été renouvelée dans les temps du Bas-Empire il est vrai que ce jeune savant, qui sera de l'Institut, n'a jamais vu le Vatican. On voit, par l'exemple de ce tombeau de Scipion et par celui de cent autres moins connus, qu'un tombeau romain fut toujours, même' dans les temps les plus voisins de la fondation de la ville,
un monument élevé à la gloire toute mondaine d'un personnage plus ou moins marquant par ses exploits ou par ses dignités. En général, on ne trouve point de tombeaux étrusques au midi du Tibre, et point de tombeaux romains au bord de ce fleuve. Un tombeau romain est ordinairement un édifice isolé, haut de vingt, trente ou même soixante pieds, et placé sur le côté d'une voie consulaire, dans une situation apparente. Un Etrusque croyait, au contraire, ne pouvoir trop cacher le tombeau d'un être qui lui fut cher. Cette coutume lui venait-elle de l'Egypte ?
Le cimetière antique de Tarquinies est celui que les étrangers visitent le plus ordinairement, par la raison que l'on peut y aller de Rome en neuf heures. Cette nécropole est à un mille de Corneto, jolie petite ville remarquable par des édifices remplis de caractère, et située elle-même à dix-neuf lieues de Rome. La nécropole de Tarquinies était vingt fois grande comme la ville, ce qui est fort naturel, quand on bâtit des cimetières éternels. C'est dans cette nécropole que MM. Bucci et Manzi, de CivitaVecchia, ont pratiqué des fouilles étendues. Ce cimetière a une lieue et demie de long sur trois quarts de lieue de large.
A l'exception de quelques petits monticules, rien ne paraît à l'extérieur; on ne
-voit qu'une plaine nue, garnie de broussailles et presque de niveau avec le coteau sur lequel Corneto est bâtie on domine la mer, qui n'est qu'à une petite lieue de distance. L'amour de la culture, qui commence à renaître dans les environs de Rome, a profité, pour planter des oliviers, des longs fossés creusés pour aller à la recherche des tombeaux. La magnifique route due à la munificence du pape Grégoire XVI, et qui de Rome conduit à Pise, en suivant toujours le bord de la mer, passe à dix minutes de la nécropole de Tarquinies et tout près de la petite nécropole de Montalto, où M. Manzi vient de découvrir un vase peint estimé quatrevingts louis. Les ouvriers d'Aquila, en approchant de la petite porte du tombeau qui contenait ce magnifique vase, trouvèrent des morceaux de charbon et deux cercles de roues en fer; ils en conclurentque le personnage placé dans ce tombeau était un guerrier célèbre, et qu'on avait brûlé son char de guerre à la porte de son tombeau.
Les vases se trouvent, dans ces petites chambres souterraines, placés dans toutes sortes de positions, tantôt sur les étagères ou plutôt dans les niches creusées le long des murs, tantôt suspendus à des clous fixés à ces murs. M. Donato Bucci avait
dans ses magasins, à Civita-Vecchia, des coupes qui, après avoir été suspendues à des clous pendant une longue suite de siècles, ont fini par y adhérer, et ont emporté, fixée à une de leurs anses, une partie du clou oxydé auquel elles étaient attachées.
Une société d'amateurs des arts écrit de Rome à Civita-Vecchia on lui procure une permission de fouiller dans une des nécropoles environnantes; on engage pour elle une compagnie de neuf ouvriers d'Aquila, qui, à vingt-cinq sous par tête, coûte onze francs cinq sous par jour, et en dix journées, c'est-à-dire pour cent douze francs cinquante centimes, on peut voir exécuter sous ses yeux une fort jolie fouille. On trouve là le même genre de plaisir qu'à la chasse. Il est fort rare qu'en dix jours on ne découvre pas pour une centaine de francs de vases. Si l'on rencontre un tombeau non encore exploré, on trouve des sièges et des flambeaux de bronze, souvent des pendants d'oreilles, des diadèmes et des bracelets élastiques fort légers, mais admirablement travaillés, et de l'or le plus pur. En général, un tombeau non encore exploré vaut cinq ou six cents francs.
Don Alessandro Torlonia, qui a consacré une partie de son immense fortune à
protéger les arts, a fait faire des fouilles l'année dernière dans différentes parties de son duché de Ceri. Ses ouvriers ont trouvé dans un seul tombeau des bracelets et des bagues qui, après tant de siècles, avaient encore conservé une élasticité parfaite. Un seul de ces bracelets, qui pouvait ainsi s'adapter également à tous les bras, et qui s'est trouvé d'un or beaucoup plus pur que celui des napoléons, pesait quatrevingt-quatre napoléons d'or.
J'ai remarqué que, lorsqu'on va visiter une fouille, après avoir admiré la forme élégante des vases, des trépieds d'airain et autres objets découverts, la curiosité humaine se trahit constamment par une dernière discussion on se demande toujours Dans quel temps ces tombeaux ont-ils été construits ?
On vient d'élever à Paris, dans la rue d'Anjou-Saint-Honoré, une jolie petite église gothique. La postérité croira-t-elle que cette construction est du douzième siècle ? A Rome, l'extrême civilisation du siècle d'Auguste et le dégoût de la guerre amenèrent le dégoût des choses utiles, bientôt même on cessa d'aimer le beau tous les arts cherchèrent à surprendre par quelque chose de nouveau, par quelque chose de bizarre. La bonne compagnie fut travaillée par une sorte de maladie sem-
blable à notre goût pour l'architecture de la renaissance et pour les meubles du moyenâge. Quelques seigneurs romains eurent la fantaisie de se placer dans des tombeaux étrusques. J'ai vu dans un de ces tombeaux une peinture évidemment romaine. Dans un autre, on m'a montré les croix du christianisme. En conclurons-nous que ces tombeaux ont été bâtis sous Constantin et ses successeurs ?
Pour être admis dans le corps d'ailleurs si respectable des archéologues, il faut savoir par cœur Diodore de Sicile, Pline et une douzaine d'autres historiens de plus, il faut avoir abjuré tout respect pour la logique. Cet art importun est l'ennemi acharné de tous les systèmes or, comment un livre d'archéologie peut-il attirer l'attention du monde, même légèrement, sans le secours d'un système un peu singulier ? Je connais onze systèmes sur l'origine des vases peints et des tombeaux étrusques cachés sous terre. Le plus absurde est, ce me semble, celui qui suppose que tout cela a été fait sous Constantin et ses successeurs. Le système que j'adopterais volontiers et que je proposerais au lecteur, tout en convenant qu'il est malheureusement dénué de preuves suffisantes, est celui qui m'a été enseigné par le vénérable père Maurice, lequel, pendant dix ans, a
dirigé de nombreuses et importantes fouilles. Cet homme vénérable, d'une amabilité parfaite, et qui connaît tous les historiens de l'antiquité, comme nous, Français, nous connaissons Voltaire, pense que les tombeaux que nous déterrons appartiennent à un peuple fort antérieur aux Etrusques, peut-être contemporain des premiers Egyptiens, et que, comme aujourd'hui notre religion nous enseigne à placer des crucifix auprès de la dernière demeure des personnes qui nous ont été chères, de même chez ce peuple primitif on plaçait des vases ou au moins des coupes dans le tombeau de ceux qu'on voulait honorer.
Un M. Dempstev, savant archéologue de Florence, a publié, il y a plusieurs années, en dix volumes in-folio, l'histoire des systèmes inventés de son temps. Je connais six ou huit volumes in-8° allemands, dont chacun prétend résoudre définitivement la question qui nous occupe. Plusieurs de ces ouvrages sont écrits avec beaucoup de science tous se moquent fort de la logique et admettent comme preuve irréfragable de belles phrases pompeuses, ou. bien, comme Niebuhr, prouvent une certaine chose, ajoutent une supposition à la chose prouvée, et, deux pages après, partent de la supposition comme d'un fait
incontestable; c'est ainsi que l'on est un grand homme au delà du Rhin. Tout ce que l'on peut accorder à ces messieurs, qui se moquent de notre légèreté, c'est qu'ils savent par cœur quinze historiens ou poètes anciens. Ce n'est pas peu une tête qui contient cela peut-elle contenir autre chose ?
Je n'ai retenu que deux faits suffisamment prouvés de tous ces ouvrages allemands.
Les vases découverts dans les tombeaux de Tarquinies, situés à neuf heures de Rome, n'ont pas été connus des Romains et leur sont antérieurs. Pline fut un homme exact, genre de mérite fort rare dans l'antiquité comme tous les Romains, il était avant tout citoyen de sa république, et a cherché dans son histoire naturelle à exalter son pays. Comme tout bon Romain, il était fort jaloux des arts et de l'élégance de la Grèce aurait-il négligé de parler des figures admirablement dessinées et des vases que l'on trouvait enfouis sous terre, à neuf heures de Rome ?
Cicéron, si je ne me trompe, raconte que des vétérans appartenant une légion de César, ayant obtenu des terres dans le voisinage de Capoue, trouvèrent, en cultivant ces terres, des vases antiques mais le peu que Cicéron dit de ces vases ne se
rapporte nullement à l'espèce de ceux que l'on trouve dans les tombeaux de Tarquinies. Je pense que ces tombeaux seront fort connus dans une dizaine d'années.
Mars 1837.
NOTES
D'UN DILETTANTE
Sous ce titre de Notes d'un dilettante Colomb a rassemblé quelques-uns des articles que la Revue de Paris publia dans une rubrique consacrée au Théâtre Royal Italien, du 9 septembre 1824 au 8 juin 1827, et qui avaient Stendhal pour auteur.
Mais Colomb, dans l'édition des Mélanges d'art et de littérature, chez Michel-Lévy en 1867 n'avait reproduit qu'une partie des feuilletons d'Henri Beyle. M. Henry Prunières le premier a recueilli en appendice à sa belle édition de la vie de Possini chez Champion en 1923 quarante-deux des articles, tous signés de la seule lettre M, parus dans la Revue de Paris et cet autre égaré dans le Mercure du XIXe siècle par les soins de Latouche à qui Beyle l'avait adressé1, et qui reprend ici sa place dans l'ensemble. Il a toutefois omis l'article dit 28 mai 1827, l'avant-dernier de la série, celui sur les premiers débuts de Mlle Pisaroni.
Le lecteur les retrouvera ici au complet et collationnés sur les originaux, avec à leur suite deux courts fragments sur les compositeurs Comte de Gallemberg et Michel Paul Carafa repris à la Correspondance qui les détenait un peu arbitrairement jusqu'alors.
H. M.
1. Correspondance de Stendhal: Lettre à H. de Latouche, décembre 1825.
NOTES
D'UN DILETTANTE
THÉATRE ROYAL ITALIEN
I1
PREMIÈRE REPRÉSENTATION
DE LA DONNA DEL LAGO
Début de mademoiselle Schiassetti.
QUE de jeunes femmes, exilées par la mode dans leurs terres à dix lieues de Paris, auront soupiré ce soir en songeant qu'on donnait à l'Opéra la première représentation de la Donna del lago, l'un des chefs-d'œuvre de Rossini, et qu'elles n'y étaient pas 1 Je me hâte de calmer leurs regrets. Rien au monde ne peut être plus ennuyeux que la Donna del 1. Journal de Paris, jeudi 9 septembre 1824,
lago, telle qu'on l'a présentée ce soir au public de Paris. Ce qu'il y a de plaisant, c'est qu'il n'a point sifflé il est trop poli pour cela il a même applaudi quelquefois. Bordogni a été détestable et glacial mais il faut avouer qu'il avait un rival dangereux dans le ténor Mari. Ces deux ténors chantent toujours juste, il est vrai, mais de manière à dégoûter de la musique. Chanter faux quelquefois n'est pas, quoi qu'en disent les ignorants, le plus grand des péchés en musique. Par exemple, les chœurs de la Donna del lago n'ont pas précisément chanté faux toujours, mais ils ont toujours crié, mais toujours ils ont été déchirants pour l'oreille. Il est vrai qu'il y a trois jours, à la répétition générale, 1 un des grands personnages de l'Opéra, et d'ailleurs excellent musicien (M. Habeneck), réprimandait un choriste qui criait hors de mesure, ce qui l'empêchait sans doute d'écouter ou d'entendre son chef, dont la remontrance n'a point paru le toucher beaucoup. Avec un tel excès de désordre tout s'explique, même le charivari de ce soir.
Hé bien, fort peu de personnes ont rendu justice à ce charivari c'est que les chœurs avaient le même avantage que Bordogni, celui d'être totalement éclipsés par quelque chose de plus mauvais. Il y avait ce soir
à l'Opéra des trompettes qui, par malheur, sont nécessaires à la Donna del lago, et qui constamment ont déchiré l'oreille par les sons les plus éclatants et les plus outrageants. Partout ailleurs qu'à Paris, il y aurait eu un riche accompagnement de sifflets. Il y aurait bien quelque chose à dire aussi d'une certaine musique militaire qui a défilé plusieurs fois sur le théâtre à la suite du héros Malcolm, et qui oubliait d'aller en mesure mais cette peccadille n'a pas même été remarquée.
La bonne musique est un plaisir fort délicat et qui tient à la réunion d'une quantité de choses exquises. Ce soir, tout avait été négligé. Aussi, après la fin du premier acte, le foyer était-il plein d'amateurs qui se disaient « Mais est-il bien possible que cet opéra ait eu le plus brillant succès à Naples, à Milan, à Munich? » La réponse était fort simple, quoique assez peu flatteuse pour les gens qui prennent soin de nos plaisirs. Quel est celui d'entre nous qui n'a pas eu le malheur de voir jouer Andromaque en province, par des acteurs qui ne s'occupent d'ordinaire que des pièces des Variétés ? Aurait-il été juste, en voyant le Brunet de la troupe estropier le rôle d'Oreste, de s'écrier « Le chef-d'œuvre de Racine est une pauvreté! »
Je suis loin de comparer le mérite de Rossini, qui peut-être sera oublié dans vingt ans, au génie d'un des plus grands poëtes des siècles modernes, mais enfin le célèbre maestro, en entendant écorcher sa musique, pouvait s'écrier « Olello et Tancredi joués de cette manière seraient tombés tout à plat. » Il y a dans l'exécution de la musique dramatique un certain degré de médiocrité, passé lequel le plus bel ouvrage devient un supplice pour l'auditeur.
Le librello de la Donna del lago, tiré d'un poëme de Walter Scott, est encore plus inintelligible et plus plat que la plupart de ceux que Rossini a réchauffés des sons de sa musique. Pour faire celle-ci, il s'est inspiré d'Ossian, et très heureusement selon moi. Si l'on veut me passer le mot, je dirai que ce n'est point une musique de tragédie, c'est une musique de poëme épique. Ce genre est le contraire de celui d'Otello. Le majestueux et le tendre s'y trouvent souvent, et le passionné presque jamais. Avec un public attentif et bien disposé par une heure de bonne musique, cette partition ferait un plaisir infini mais elle a, si je puis ainsi dire, un mérite délicat, et rien n'est plus hasardeux que d'exposer sur une scène peu musicale des chants majestueux, mélancoliques et rarement
passionnés. La grâce naïve doit manquerson effet sur des oreilles effrayées par des trompettes fausses et des chœurs criards. Ce soir, il y a eu une chose plus étonnante que la manière dont la pièce était montée, c'est la bonté du public. Ce souverain juge a bien voulu ne faire attention qu'à la voix délicieuse de mademoiselle Schiassetti. C'est, je crois, le plus beau contralto qui ait jamais paru en France. Or, il faut se rappeler que Rossini a composé tous ses premiers opéras, l'Italiana in Algeri, la Pietra del paragone, etc., pour la voix du contralto de madame Marcolini. Plus tard, à Naples, il a écrit pour la voix sublime de mademoiselle Pisaroni, qui est aussi un contralto. La présence de mademoiselle Schiassetti, cantatrice fort habile et qui manie sa voix pleine, perlée et sonore avec une adresse infinie, va donc permettre d'aborder une quantité d'ouvrages de Rossini impossibles à donner jusqu'ici. Mais si on les monte comme la Donna del lago, il est fort inutile de se mettre en frais. Voici ce qu'un public trop indulgent a distingué ce soir, au milieu de trompettes écorchant l'oreille, et de chœurs se croyant obligés de crier à tue-tête. La cavatine O mattutini albori aurait touché profondément si le public avait été disposé à goûter ce genre de musique. Elle commence
la pièce, elle a pour ainsi dire un mérite trop modeste, trop délicat, pour être sentie de prime-abord, et surtout par le public d'une représentation extraordinaire, toujours un peu effarouché, et qui craint de se compromettre en applaudissant. Pour être appréciée ce qu'elle vaut, la cavatine 0 mattutini albori devrait paraître au second acte de Tancredi ou de Romeo. Elle peint avec une justesse admirable cette mélancolie, fille d'une imagination rêveuse, qui fait le charme d'un si grand nombre de beaux passages d'Ossian. Le compositeur a rappelé quatre fois dans le courant de la pièce, et avec un art infini, cette cantilène admirable de fraîcheur, de naïveté, d'abandon.
A dire le vrai, grâce à MM. Bordogni et Mari, il n'y a pas eu un second morceau de la partition originale de la Donna del lago qui ait plu au public. Mademoiselle Schiassetti a été fort applaudie au second acte dans un duo avec mademoiselle Mombelli,
Sappi che un rio dovere,
qui appartient à l'opéra de Bianca e Faliero. Le public a été entraîné par ces mots que Malcolm (mademoiselle Schiassetti) adresse à Elena, sa maîtresse
Vedersi nel pianto. Il est impossible de conduire avec plus d'art une voix plus douce et plus agréable à l'oreille. Dans ce moment, mademoiselle Schiassetti a été l'égale de mademoiselle Pisaroni, l'actrice la plus laide de l'Europe peut-être, mais qui a la plus belle voix de contralto qu'on puisse entendre.
Le grand succès musical de la soirée a été pour le magnifique quatuor de Bianca e Faliero: Cielo, il mio labro inspira, chefd'œuvre de Rossini dans le genre pathétique. Il est fort possible que ce quatuor et la première cavatine fassent supporter la Donna del lago, à Louvois. Si tant est qu'il y ait quelqu'un qui s'intéresse à ce pauvre théâtre, je conseillerais de retrancher tout ce qu'on pourra dans les rôles de Mari et de Bordogni. Il faudrait ôter le plus de trompettes possible, et renvoyer la musique militaire au Champ-de-Mars, où elle est fort bien placée.
Mademoiselle Mombelli ayant eu le malheur de chanter faux une fois, ce qui est un péché irrémissible, tout l'honneur de la soirée a été pour mademoiselle Schiassetti, qui est d'ailleurs fort jolie. Son jeu m'a paru avoir des grâces naïves, simples, naturelles, de fort bon ton, et je la croirais mieux placée dans l'opéra buffa que dans le tragique. Je voudrais la voir
dans l'llaliana, dans le Barbier de Séville, dans l'air Eco pielosa de la Pietra del paragone. Mademoiselle Schiassetti a monté à Munich vingt-neuf opéras qu'elle est prête à chanter ici à la première réquisition; mais elle partira dans un an, après avoir paru peut-être dans quatre ouvrages, comme Galli.
II1
TROISIÈME REPRÉSENTATION DE LA DONNA DEL LAGO.
LA grande nouvelle hier soir aux Bouffes. la chose dont tout le monde s'occupait, c'est le départ de Rossini pour l'Italie Il part aujourd'hui dimanche, et pour les affaires du théâtre voilà jusqu'où s'étend la nouvelle officielle. L'absence de Rossini sera de quarante jours.
Reviendra-t-il à Paris directeur de l'Opéra-Buffa avec vingt mille francs d'appointements, ou bien sera-t-il impresarto (entrepreneur), recevant de la liste civile 1. Journal de Paria, 13 septembre 1824.
cent vingt mille francs par an, pour nous donner des spectacles aussi beaux, musicalement parlant, que ceux de SaintCharles ? Rossini, en un mot, sera-t-il notre Barbaja1? Telles sont les grandes questions qui agitaient le peuple des diletfanti.
A la nouvelle du départ de Rossini pour aller recruter des ténors en Italie, il s'est élevé un concert d'éloges pour le nouveau directeur des théâtres royaux. Il est difficile pour une nouvelle administration de s'annoncer d'une manière plus brillante et par une mesure plus ferme. On devait s'y attendre l'amour éclairé des arts n'est pas une des moindres illustrations d'une famille2 qui a marqué ses pas dans tous les chemins du beau et du bien.
Une longue expérience a démontré à toutes les villes d'Italie qui ont des théâtres, que le système de l'entreprise est le seul convenable. Il y a deux ans, par exemple, que le gouvernement autrichien, n'ayant pas trouvé d'entrepreneur aux conditions qu'il proposait, pour le théâtre de la Scala, à Milan, voulut avoir une 1. Rossini fut en novembre suivant nommé directeur du Théâtre Italien. N. D. L. B.
2. L'administrateur des théâtres royaux était le vicomte de La Rochefoucald. N. D. L. B.
régie. Les spectacles ont été pauvres, peu variés, et le gouvernement a dépensé quatre cent vingt-huit mille francs pour l'opéra et les ballets, au lieu de deux cent trente mille que lui aurait coûtés l'entreprise.
Espérons donc de la sagesse de l'administration actuelle que Rossini nous reviendra entrepreneur, impresario. Barbaj a s'associera avec Rossini, ou lui vendra pour quelques mois, comme on dit en Italie, Davide, Lablache, madame Fodor et notre théâtre italien marchera l'égal de ceux de Vienne, de Naples et de Milan. Mais, dans le cas où les vœux des dilelianti seraient comblés, et où l'on verrait revenir Rossini entrepreneur, souvenonsnous que, dans tous les genres, les supériorités ne s'aiment guère, et ayons soin de stipuler que madame Pasta ne sera remplacée par personne, pas même par madame Colbran, et que notre grande tragédienne lyrique paraîtra chaque mois dans trois opéras différents.
La fatale expérience de la Donna del lago vient de prouver qu'avec des ténors tels que MM. Bordogni et Mari, l'on ne peut donner aucun des opéras que Rossini a écrits à Naples pour Davide et Nozzari. Par exemple, l'air que Bordogni chante au second acte, et qui, chargé de
ses petits ornements mesquins, nous semble la chose du monde la plus ennuyeuse, était interrompu trois ou quatre fois par les frémissements de plaisir du public quand Davide le chantait.
La Donna del lago a fait quelque plaisir à Louvois aux seconde et troisième représentations. J'ai ouï dire au foyer que c'était par un fail exprès que ce malheureux opéra avait été tellement défiguré le premier jour dans la rue Le Peletier. L'Opéra français craignait, en cas de réussite, de voir arriver chez lui trois fois par semaine les chanteurs italiens. De là, comparaison fatale et peut-être sifflets. Il est fort plaisant, ajoute-t-on, d'entendre messieurs de l'Opéra parler à ce sujet des intrigues des Italiens. Le théâtre Louvois se compose de sept à huit sujets qui se voient à peine entre eux, et vivent chacun à Paris comme de bons bourgeois dans une société fort peu nombreuse. Les Italiens ont trop de paresse et de finesse pour entreprendre d'intriguer en pays étranger. Ils se contentent, je crois, de rire dans leur intimité des trompettes fausses, des clarinettes hors de mesure, et autres belles choses qu'on leur fait subir au théâtre Louvois. L'essentiel pour eux, c'est qu'on les paye exactement à la fin du mois, et que les journaux de Paris, la
capitale du monde, leur fassent une réputation en Europe.
Les chanteurs de l'Opéra, au contraire, tenant à la danse et aux artistes de tous les théâtres de Paris, font régner leurs opinions dans une centaine de salons des plus recherchés de la capitale. Je ne vois là nulle parité pour les moyens d'intrigue. L'Opéra italien ne peut gagner sa cause qu'autant qu'une administration vigoureuse saura mépriser l'intrigue, ne jamais revenir sur les choses décidées, et suspendre, au besoin, les appoinleinenls des subalternes qui n'obéissenl pas. Je n'ai point au hasard lâché cette parole. M. Grasset devrait avoir l'autorité nécessaire pour pouvoir diminuer au besoin le bruit de son orchestre. La force toujours égale de l'orchestre de Louvois est, dit-on, la chose qui désespère le plus Rossini.
Je crains bien que la Donna del lago n'arrive pas à la dixième représentation. Mesdemoiselles Mombelli et Schiassetti font des miracles Levasseur chante bien son air tout le reste est mauvais, et fort mauvais. L'ensemble est ennuyeux. Il n'y a, d'ailleurs, aucune situation tragique dans le librello; or, la musique seria, un peu ennuyeuse par elle-même, ne peut intéresser le public qu'autant qu'elle est
appliquée à des situations de mélodrame, à des situations extrêmement fortes, telle que Tancredi qui défie Orbassan, ou Desdemona qui reçoit la malédiction de son père Impia, ti maledico Au reste, à quoi bon reparler des vices d'exécution de la Donna del lago ? Il serait cruel de revenir sur les chanteurs, l'orchestre, les chœurs, etc., etc. Je vais m'attaquer au grand maesfro lui-même. La cavatine si bien chantée par mademoiselle Schiassetti, Ah quel giorno ognor rammento 1
ne vaut absolument rien. Il n'y a pas de chant, ce n'est qu'une sorte de récitatif obligé. A quelle immense distance ce morceau décoloré ne reste-t-il pas de l'air Mura infelici
que madame Pasta a pris à la Donna del lago, pour le transporter dans l'Olello? Il faudrait que le grand maestro, oubliant un peu sa paresse, fît une autre cavatine à mademoiselle Schiassetti, ainsi qu'il l'avait promis.
Rien de plus ridicule que les disparates de style qui déparent l'air que Levasseur chante avec une si belle voix et si peu de laisser-aller,
Taci, 10 voglio.
A chaque instant, cet air de colère d'un vieux guerrier blessé dans son orgueil est interrompu par de petits accompagnements tendres, gracieux, fort jolis, et, comme tels, fort applaudis par un public peu difficile. Ces accompagnements seraient placés convenablement tout au plus dans la cavatine de mademoiselle Schiassetti, mais dans l'air du farouche Douglas, Ohimè!
Mademoiselle Mombelli chante supérieurement, mais avec les plus ridicules contre-sens, le commencement de son duo avec Malcolm. Elle dit à son amant II padre impone
Ch'io non pensi a te.
Mon père m'ordonne de ne plus t'aimer. Or, c'est avec la joie la plus vive et les ornements les plus brillants et les plus gais que mademoiselle Mombelli annonce cette bonne nouvelle à son amant. Le public aime mieux être amusé à contre-sens qu'ennuyé suivant les règles mais mademoiselle Mombelli, pour peu qu'elle soit avertie par le silence des spectateurs, a assez de talent pour broder ce duo avec des ornements tristes. Voilà de ces fautes qu'on n'a jamais à reprocher à
notre sublime madame Pasta, qu'enfin nous verrons mardi dans Roméo, et que nous eussions pu revoir quinze jours plus tôt.
III1
RENTRÉE DE MADAME PASTA DANS ROMÉO ET JULIETTE
LE troisième acte de cet opéra 2 a paru, samedi soir, entièrement neuf, non pas pour le chant, il y a longtemps que madame Pasta est arrivée à la perfection, mais pour le jeu, pour la manière étonnante d'exprimer le désespoir de Roméo lorsqu'il prend du poison, et son désespoir plus grand encore quand il voit que la mort va l'enlever à sa Juliette ressuscitée. Quelle donnée tragique que celle qui presque au même instant fait, regarder la mort comme le plus grand des biens, quand Roméo chante Ombra adorala aspella, et bientôt après comme le plus cruel des maux, quand il dit à Juliette Ti lascio adiol Samedi soir, ces 1. Journal de Paris du 29 septembre 1824.
2. Giuletta e Romeo de Zingarelli. N. D. L. E.
mouvements de passion si vifs, si rapides, si- déchirants, ont été rendus par une pantomime entièrement nouvelle, plus simple encore, plus naturelle, plus entraînante que par le passé. Peut-être madame Pasta qui arrive de Londres a-t-elle été électrisée par la manière dont on y joue le cinquième acte de Roméo et Juliette de Shakspeare, arrangé par Garrick. Il y a eu un cri dans la salle au moment où Roméo, qui se sent défaillir, réunit ses forces pour donner un dernier baiser à Juliette, et tombe mort. J'en suis fâché pour les gens qui mettent de l'honneur national à n admirer que des talents nés en France mais il est difficile, en l'absence de Talma, d'admirer la tragédie aux Français ou à l'Odéon, quand on vient de voir le Roméo du théâtre Louvois.
De quel langage pourrais-je me servir pour faire comprendre à Bordogni que, quand on a le malheur de faire des gestes qui présentent constamment la parodie des sentiments qu'on devrait exprimer, il faudrait au moins ne pas inventer un costume qui ajoute au ridicule, et, par exemple, ne pas se présenter en robe de chambre garnie de velours vert pour jouer le rôle du père de Juliette ? Rien n'était plus pittoresque que le costume des grands seigneurs du moyen âge en Italie.
Mademoiselle Demeri (Juliette) a fait manquer presque entièrement l'effet de son duo avec madame Pasta. On voit trop une écolière qui répète timidement les traits de chant qu'on lui a montrés le matin. Dans les moments de passion, ces tâtonnements de l'inexpérience ôtent à la scène tout son effet tragique. Au lieu de songer à l'amour de Juliette, le spectateur ne voit qu'une écolière, mais cette écolière possède une voix magnifique. Quel dommage qu'elle n'ait pas assez de fortune pour aller passer deux ans à Naples Comment le gouvernement, dont la générosité accorde aux arts tant de secours qui amènent quelquefois des résultats contraires à ses intentions, n'accorde-t-il pas des frais de voyage à mademoiselle Demeri, sous la condition qu'elle ira en Italie, et qu'elle chantera une fois par semaine au théâtre de San Carlo, à Naples, ou à la Scala, de Milan. La voix de mademoiselle Demeri est si étonnante et si belle, que chantant même comme elle a fait hier soir, je suis convaincu que M. Féron, l'entrepreneur de la Scala, lui offrirait dix mille francs par an pour chanter un air dans chaque opéra nouveau. Mais il faudrait que mademoiselle Demeri eût le courage de faire des gammes quatre heures par jour. Elle est peut-être trop jolie
pour se livrer à un apprentissage aussi pénible. Ce n'est pourtant qu'à ce prix qu'elle pourra devenir une Catalani, et gagner deux millions. Cette fois, mademoiselle Demeri a beaucoup mieux chanté son air que le duo avec madame Pasta. L'orchestre a supérieurement exécuté la jolie ouverture de M. Paer. J'étais tout étonné qu'il sût avoir des nuances et de la mélancolie mais l'orchestre a pris une brillante revanche dans le chœur qui commence le second acte. Il est chanté sotto voce sur le théâtre, et l'orchestre l'a bravement accompagné d tour de bras, comme s'il s'agissait du forte d'une symphonie. A Naples dans ce moment, le spectateur eût à peine soupçonné l'existence de l'orchestre.
Le troisième acte de Roméo et Julielle est si beau, qu'il faudrait bien s'occuper de rendre supportables les deux premiers. Ils sont fort ennuyeux pour les véritables amateurs mais, à côté d'eux, de braves gens que la mode amène à Louvois se récrient tout haut, presque à chaque mesure, sur la beauté de ce qu'ils entendent. Rien n'est amusant comme de voir un honnête homme qui a parcouru avec succès la carrière administrative ou celle des armes, et qui, à soixante ans, quand il n'a plus rien à faire et qu'il jouit en paix
du fruit de ses honorables travaux, s'avise tout à coup de se faire dilettante furieux. Il se croirait déshonoré s'il laissait passer lé moindre trait de chant sans un cri d'admiration, et pourrait dire comme Baliveau: Ce talent dans ma tête un beau Jour se trouva, Et j'avais soixante ans quand cela m'arriva. Métromanie.
On pourrait chercher dans l'Artémise de Cimarosa, dans l'Idoménée de Mozart, et autres chefs-d'œuvre qu'on ne donnera jamais à Paris, quelque beau duo entre Juliette et Levasseur, entre Juliette et sa nourrice. L'air que brode Bordogni après l'évanouissement de sa fille est par trop déplacé il impatiente.
Le som que je viens d'indiquer regarde les artistes italiens il est possible que, quelque jour, ils s'en occupent. Quant à d'administration, il faut admirer que, dans un théâtre qui reçoit cent vingt mille francs de la munificence royale, et qui fait. des bénéfices immenses, l'on ose présenter aux regards des spectateurs un tombeau de Juliette tel que celui qui, samedi, a scandalisé le publie. Il est impossible de rien voir de plus déguenillé que le lambeau de toile qui représente ce tombeau si essentiellement lié à l'action
du troisième acte, et sur lequel les yeux des spectateurs viennent sans cesse se fixer. Je ne dirai pas les théâtres des boulevards, mais le petit théâtre de la rue Chantereine, mais le plus mauvais théâtre de province n'a pas de telles décorations. C'est tout simple, ce sont des musiciens français qui ont l'administration du Théâtre-Italien, leur rival. Ce mot dit tout. Allez entendre dans Didon les cris sauvages de mademoiselle Noël et de Dérivis, et voyez si les gens qui ont la mission de faire goûter au public cette sorte de musique peuvent désirer qu'on entende les accents divins de madame Pasta. C'est par un autre trait du savoir-faire de l'administration que madame Pasta, qui est arrivée le 14 août, et qui a offert de chanter le 16, n'a reparu que le 25 septembre. Ne faut-il pas être bien abandonné du génie de Barème, le seul que je me permette de citer à MM. les musiciens de l'Opéra, pour perdre ainsi, pendant un mois, un talent que l'on paye cinquante mille francs par an ? Mais que je suis bon ce que je blâme comme une erreur est le comble du talent
J'apprends sans étonnement que l'on ne monte point de pièce nouvelle pour la jolie mademoiselle Schiassetti, qui présente en vain, à l'administration, son
répertoire, composé de vingt-neuf opéras. J'apprends avec plaisir qu'il est question d'engager pour trois mois M. Curioni, le ténor de l'Opéra de Londres. C'est un fort bel homme qui, comme mademoiselle Schiassetti, n'avait pas appris à chanter pour utiliser sa jolie voix au théâtre. IV1
ENCORE une nouvelle victime de l'opinion. Le public de Louvois s'est montré tellement mécontent des trompettes et de la musique militaire qui paraissaient dans la Donna: del lago, que M. Hérold a été chargé de faire disparaître cet inconvénient. Ce soir l'on donnera le Roméo sans que nous ayons à gémir de sons déchirants.
Il est fâcheux qu'une opposition dont on accuse Bordogm et mademoiselle Cinti nous empêche de voir Curioni succéder à Mari dans l'un des principaux rôles de la Donna del Lago. Les mêmes motifs ont fait refuser le rôle de Rosine dans le Barbier de Séville à mademoiselle Schias1. Journal de Paris du samedi 2 octobre 1824.
setti ? Nous aurions fait une comparaison piquante avec l'inimitable Fodor, et l'administration eût trouvé deux ou trois excellentes recettes. Il vaut bien mieux afficher les Nozze di Figaro qui jouent à ce théâtre le rôle du Légalaire aux Français, et n'avoir personne.
V1
ROMÉO ET JULIETTE
(Représentation du 9 octobre 1824).
A longanimité du public de Louvois L n'a pu tenir samedi soir à l'ennui que lui procure Roméo el Julielle, pièce usée, s'il en fut jamais. Madame Pasta, qui était fort enrhumée, et qui n'a chanté que pour ne pas faire manquer le spectacle, a donné une couleur toute nouvelle au rôle de Roméo. La passion ardente du jeune Italien était samedi de l'amour tendre et langoureux à l'allemande. Il y a des gens qui doivent être bien heureux. Enfin, après avoir fatigué le public pendant deux années par la répéti1. Journal de Paris du 11 octobre 1824.
tion continuelle de Romeo, Otello et Tancredi, Tancredi, Otello et Romeo, on est parvenu à ne compter que huit spectateurs au balcon un jour que madame Pasta jouait 1 Pour peu qu'il soit loisible aux personnes que je félicite sur leurs succès de continuer encore ce système pendant deux petites années, le public, excédé de l'ennui qu'on lui fait subir à Louvois, ira se réveiller aux cris aimables que mesdames Noël, Grassari, Sainville, etc., lui font entendre au théâtre national que l'on nomme Académie royale de musique. Au reste, j'ai grand tort de me récrier, car j'apprends que, vers la fin de novembre ou les premiers jours de décembre, nous pourrons bien avoir, pour le bénéfice de madame Pasta, la Semiramis de Rossini. Le rôle d'Arsace sera rempli par mademoiselle Schiassetti, et celui de Semiramis par la bénéficiaire.
VI1
LA DONNA DEL LA GO
(12 octobre 1824).
ON parle d'une révolution à la cour de Polymnie. Mademoiselle Schiassetti a, dit-on, reçu les rôles de Rosine dans le Barbier de Séville, et d'Isabelle dans l'Italiana in Algeri. Mademoiselle Cinti a offert sa démission. Il est hors de doute que cette jolie et agréable chanteuse, fort vantée par Rossini, aurait en Italie tous les genres de succès. Elle nous reviendrait dans quelques années beaucoup meilleure et couverte de diamants, et, en son absence, nous aurions le plaisir d'entendre chanter de la musique italienne par des gosiers italiens, ce qui n'est pas encore inutile au perfectionnement de notre goût. Combien de traits de chant nous étaient inconnus avant l'arrivée de mademoiselle Mombelli
Il faudrait que la grande révolution qui vient d'anéantir une petite intrigue fort bien conduite, dit-on, établît en prin1. Journal de Paris, 15 octobre 1824.
cipe, une fois pour toutes, qu'il sera loisible à tout artiste arrivant d'Italie à Louvois de chanter trois fois tous les rôles de son emploi, sauf à être sifflé par le public s'il s'y montre inférieur au titulaire. Sans ce règlement fort sage, à quoi bon, par exemple, faire venir le ténor Davide ? Bordogni ne voudrait lui céder aucun rôle, et Davide serait réduit à chanter pendant six mois dans la pièce par laquelle il aurait débuté. Rien de plus clair que ce raisonnement mais, comme il tend à tenir les comédiens en haleine, et à donner toujours le meilleur rôle au plus digne, il faudra beaucoup de force dans l'autorité pour établir un règlement si avantageux au public et si raisonnable.
Jamais la Donna del Lago n'avait fait autant de plaisir que ce soir. Le public a goûté et applaudi toutes les finesses de cette musique charmante. Mademoiselle Schiassetti, qui n'était pas bien remise de son indisposition, a chanté avec un art infini mademoiselle Mombelli a été sublime dans plusieurs morceaux nous avons eu de la musique digne de San Carlo et de la Scala. A la fin d'un rôle horriblement fatigant, la lassitude a fait tomber mademoiselle Mombelli dans quelques sons faux. C'est que, malgré ses succès dans le tragique, cette voix si
vive, si légère, si originale, est évidemment faite pour l'opéra-buffa.
J'ai entendu avec peine plusieurs personnes répéter un raisonnement bien faux du Journal des Débats. Dans l'article que le savant XXX a consacré à la Donna del Lago, il prétend que tous les morceaux qu'on a été obligé de supprimer à Louvois n'ont aucun mérite. Ils ne valent rien dans la bouche de Mari, d'accord mais ils feraient fureur à Naples dans celle de Davide. C'est comme si l'on faisait jouer le rôle d'Achille dans Iphigénie, par Potier, et qu'ensuite parce que la colère du fils de Pélée aurait semblé tant soit peu comique, rendue avec les gestes du Père Sournois, on en concluait que le rôle d'Achille, tel que Racine l'a écrit, est ridicule. Il y a un amour-propre déplorable dans notre pauvreté. Nous travestissons par impuissance les chefs-d'œuvre du théâtre de Naples nous essayons avec des clarinettes de guinguettes des marches qui ont fait fureur à Vienne et à Naples, où l'on a de bons exécutants pour les instruments à vent, et nous décidons ensuite, après une expérience tentée d'aussi bonne foi, que ce que nous sommes hors d'état d'exécuter ne peut plaire à personne. Ayons des clarinettes et des cors tels que ceux de Vienne ou de Dresde (beau-
coup d'entre nous ont entendu de la musique militaire dans ces deux villes), et nous jugerons ensuite des effets piquants produits par la musique sur le théâtre et par les silences momentanés de l'orchestre.
Depuis qu'on a fait descendre la musique militaire dans l'orchestre à Louvois, toute cette partie de l'opéra a pris un air pauvre et mesquin. Le public a été si content de plusieurs morceaux chantés par mademoiselle Mombelli, que deux ou trois fois il a crié bis, et un duo a même été sur le point d'être répété. Levasseur a été fort applaudi dans son air un peu trop visiblement imité du Bartolo des Nozze di Figaro. Ce n'est pas le seul emprunt que Rossini ait fait à Mozart dans la Donna del Lago. Tel qu'il est à Louvois, une grande moitié du mérite de cet opéra nous est invisible. Si jamais nous avons deux bons ténors, tels que Davide et Nozzari étaient il y a quatre ans, on pourra reprendre cet opéra sans crainte, le public ne s'y reconnaît,ra plus ce sera une nouveauté. II en sera de la Donna comme de la Pietra del paragone, le seul opéra-buffa qui convienne à la troupe de Louvois, telle qu'elle sera composée au retour de Zuchelli. Cet ouvrage, dit-on, est tombé il y a cinq ans. D'abord, une
main savante avait eu soin de supprimer le superbe finale Sigillara, et l'air magnifique et si piquant pour le goût français Eco pietosa, c'est-à-dire précisément les deux chefs-d'œuvre de cet opéra. En second lieu, par qui a-t-il été chanté il y a cinq ans ? Madame Ronzi de Begnis n'avait pas encore le talent magnifique qui l'a placée depuis peu au premier rang des chanteuses. Pour finir par la meilleure raison, le public d'aujourd'hui est sans comparaison supérieur au public d'il y a cinq ans. Il a fait preuve ce soir d'une sûreté de goût et d une finesse de tact qu'on n'avait jamais remarquées avant le règne de madame Pasta. Cette grande actrice a initié le public dans tous les mystères de la musique seria. La musique bouffe la plus difficile ne sera désormais qu'un jeu pour le public de Paris, et, dès la première soirée, elle sera sentie et appréciée. Les chefs-d'œuvre en ce genre, qui auraient pu passer inaperçus autrefois, peuvent donc être présentés avec assurance à un public qui ne se trompe encore quelquefois que sur les choses dont il n'a pas l'expérience personnelle, mais qui jugera toujours bien la bonne musique, pourvu toutefois qu'une main ennemie ne prenne pas soin de la travestir. Demandons hardiment la Pietra del paragone
avec Zuchelli, si bon dans Sigillara, et mesdemoiselles Mombelli et Schiassetti Je ne crois pas que la musique bouffe de Gimarosa ou de Paësiello réussît en ce moment à Louvois. Dans un an ou deux on sera lassé de l'esprit de Rossini nous reviendrons peut-être avec plaisir au génie de l'auteur de Cosi fan lutte, ou des Traci Amanti. Alors nous prierons Rossini de nous faire un opéra à la mode, avec deux opéras de Cimarosa. Le cygne de Pesaro mettra des accompagnements piquants et riches sous ces cantilènes sublimes, et, pour prix de cette bonne idée, nous pourrons enrichir notre répertoire de vingt chefs-d'œuvre, mais, pour cela, il faut oser rire. Jamais Paris n'a rien entendu d'égal pour le comique à la Scuffiara de Paësiello (la Marchande de modes). Cela est aussi gai que l'Ours et le Pacha, et les airs de passion sont divins comme ceux de la Nina.
VII 1
DÉBUT DE CURIONI DANS LE ROLE D'OTRELLO (26 octobre 1824).
M. CURIONI a réussi. Ce n'est pas, il estvrai,un succès d'enthousiasme;
la faute en est un peu à Garcia, qui, dans les derniers temps, jouait Othello comme on nous l'eût montré à l'Académie royale de musique. Garcia mêlait des cris un peu trop énergiques aux derniers accents d'une voix encore très belle le public s'était fait à cette manière de voir le féroce Africain, et il faudra plusieurs représentations pour qu'il s'accoutume au jeu sage et peut-être un peu froid de Curioni. Du reste, la voix du débutant est fort belle c'est un ténor de poitrine, c'est-à-dire de l'espèce la plus rare. Curioni se sert habilement du fausset. Si nous n'avons pu juger de ce talent hier soir, c'est par l'effet de l'extrême timidité que cet acteur n'éprouve pas à Londres,. mais dont il n'a pu se défendre en paraissant devant le public de Paris, dont le suffrage va décider de sa réputation en 1. Journal de Paris du 28 octobre 1824.
Europe. Le rôle d'Othello, qui est tout en action plutôt qu'en chant, n'est point favorable à Curioni il va paraître dans Mosè, et je ne doute pas qu'il n'y obtienne un succès remarquable, et peut-être d'enthousiasme. Il a été fort applaudi hier dans le fameux duo de la lettre avec Iago. C'est que les bontés du public lui avaient déjà rendu une partie de ses moyens. La représentation a été assez froide jusqu'au duo du troisième acte, entre Desdemona et Othello, qui n'est point un chef-d'œuvre. Madame Pasta s'y est tout à coup élevée à une telle hauteur d'énergie tragique, et sa voix a si bien secondé l'élan de son âme, que le public en masse a été électrisé. Curioni, qui est homme d'esprit et qui ne manque pas de sensibilité, étonné, entraîné lui-même par les accents sublimes qu'il entendait si près de lui, s'est élevé à la hauteur de madame Pasta. Cet acteur a un petit avantage qui ne laisse pas d'être particulièrement bien placé dans le rôle d'Othello il est impossible d'avoir une plus belle figure en le voyant, on comprend, on excuse la passion de la pauvre Desdemona. M. Curioni a, d'ailleurs, une parfaite noblesse dans ses gestes il occupait une place fort distinguée en Italie, avant la restauration de 1814 quelques mois après sa destitu-
tion, il débuta par le rôle d'Argire de Tancredi, et eut un grand succès.
Pour que le public pût apprécier tout le charme de la voix de Curioni, il serait bien à désirer que l'orchestre voulût accompagner doucement et de manière à ne pas couvrir tout à fait la voix. Cette complaisance extrême ne tirerait pas conséquence et nous ne nous en prévaudrions pas pour la solliciter dans un autre opéra. Mademoiselle Schiassetti a reçu officiellement, il est vrai, le rôle de Rosine, du Barbier de Séville, mais aussitôt Bordogni a déclaré qu'il ne jouerait jamais le rôle du comte Almaviva, et l'administration a cru devoir ménager Bordogni. C'est au public à juger ce jugement. Heureusement, dans un des salons de Paris où l'on fait la meilleure musique, mademoiselle Schiassetti a chanté hier soir le rôle de Zerline de Don Juan avec une telle supériorité, que tout d'une voix les heureux spectateurs l'ont comparée à madame Pasta. Si la savante lenteur de l'administration de Louvois s'oppose à ce que nous jugions mademoiselle Schiassetti dans un des trente-deux opéras qu'elle offre de jouer, même sans répétitions, nous trouverons cette voix suave, et d'un effet si tendre quand elle est bien placée, dans les concerts de cet hiver.
VIII1
ROSSINI arrive d'Italie lundi prochain, lei novembre, et, mardi, madame Pasta joue la Nina pazza per amore de Paësiello. Rossini se sera-t-il cru suffisamment autorisé à engager quelque ténor nouveau, ou bien nous faudra-t-il supporter encore pendant une année les petits ornements si rebattus, et les caprices si ridicules de Bordogni ? Reverrons-nous le Barbier de Séville, le chef-d'œuvre de Rossini ? Telles sont les grandes questions qui, ce soir, faisaient l'objet de toutes les conversations à Louvois.
Curioni a beaucoup mieux chanté. Le crime avait tué le sommeil pour Macbeth on dit que la peur de paraître devant le public de Paris produit le même effet sur le premier ténor des théâtres de Londres. Ses amis assurent que, pour peu qu'on veuille l'encourager, sa voix ne manquera point d'éclat. Au lieu de paraître deux fois par semaine, Curioni voudrait chanter tous les soirs ce n'est pas le premier chanteur engagé à Paris auquel j'ai entendu former ce voeu.
1. Journal de Paris du 30 octobre 1824.
Il faisait, comme on sait, un temps affreux jeudi soir. A la sortie de l'Opéra, il y a eu un petit embarras de voitures, devant la porte, et quelques malheureux piétons ont cru courir des dangers. Un Milanais, poursuivi par les cris gare d'un cocher élégant, disait « En Italie, on trouverait un moyen bien simple d'assurer la sortie des gens à pied sans gêner le moins du monde ceux qui ont des voitures. Chaque soir de représentation, à neuf heures, on tendrait une chaîne formant barricade à six pieds de terre, de l'angle du café Carmen, situé au coin des rues de Louvois et de Lulli, à la troisième colonne du péristyle du théâtre Louvois. Cette chaîne porterait une lanterne au milieu de sa longueur. Les voitures arrivant de la rue Richelieu défileraient par les rues Lulli et Rameau, tandis que les piétons tranquilles s'en iraient par les rues de Louvois et Sainte-Anne. II y a trente ans que le défilé des quatre cents voitures qui se rendent chaque soir à la Scala, à Milan, est assuré ainsi au moyen de quelques chaînes. » Ces chaînes seraient les premières sur la terre qui ne feraient de mal à personne, et seraient bien reçues de tous.
IX 1
L'ITALIANA IN ALGERI
(11 novembre 1824).
FAITES chanter par une voix de contralto un rôle où l'on est accoutumé d'entendre la voix de soprano la plus médiocre, et le public ne se reconnaîtra plus il lui semblera qu'il manque quelque chose, que la musique est effacée, qu'il n'y a plus de musique. Si, pour rendre l'expérience encore plus défavorable à la pauvre voix de contralto, vous ajoutez un orchestre qui accompagne trop fort, tous les traits fins, tous les agréments de la voix de contralto disparaîtront car, par sa nature, elle n'est pas éclatante. Mademoiselle Schiassetti a chanté hier soir avec un art infini la cavatine de l'Ilaliana, et surtout le rondo de la fin eh bien, la cavatine n'a produit d'autre effet sur le public que celui d'un étonnement profond. Chacun semblait dire à son voisin « Mais, bon Dieu, qu'est-ce que nous entendons là ? » Mademoiselle Schiassetti débutait, mais il faut avouer que le pu1, Journal de Paris du 14 novembre 1824.
blic débutait aussi dans l'art d'apprécier une belle voix de contralto. Et, d'ailleurs, dans un auditoire français, il y a toujours une centaine de provinciaux qui ne prisent dans une voix de femme que la faculté d'atteindre à une note fort élevée. Quel n'a pas dû être l'étonnement de ces spectateurs en entendant applaudir une voix qui ne sort jamais des cordes basses ? Ces sortes de voix demandent à être accompagnées avec beaucoup de ménagement et de discrétion. L'année dernière, mademoiselle Mariani était entendue, et par conséquent applaudie dans l'immense salle de la Scala, à Milan, grande comme trois ou quatre fois celle de l'Académie royale mais c'est qu'elle avait le bonheur d'avoir pour chef d'orchestre le fameux Alessandro Rolla, qui s'est fait la réputation de premier chef d'orchestre d'Italie, en répétant sans cesse à ses violons « Messieurs, notre premier mérite est d'être les très humbles serviteurs de la voix qui chante sur le théâtre, fût-ce celle du plus détestable chanteur. N'imitons pas ces musiciens ultramontains qui, dit-on, se croiraient déshonorés s'ils ne faisaient entendre dans la salle le son de leur instrument. »
Il faut avouer que ces grands principes ont été un peu négligés hier soir à Louvois.
Rossini, qui, je pense, prévoyait la manière dont son Opéra serait traité, n'avait pas même, à ce qu'on assure, pris la peine de passer au théâtre. Aussi il n'y a eu aucun ensemble on aurait dit que les rôles étaient oubliés, et rien n'a été plus triste et plus froid que la représentation de cet opéra si gai. S'il n'est pas de bon ton de rire à Paris, il faut avouer que, ce soir, la bonne compagnie a été servie au delà de ses vceux.
Zuchelli, que le public commence enfin à apprécier après un an de mérite sans succès, a chanté avec un art infini, un moelleux étonnant. C'est une voix délicieuse, et qui serait parfaite si elle pouvait atteindre à plus de fermeté dans certains moments. Mademoiselle Schiassetti a enlevé les suffrages par le rondo de la fin elle eût enlevé tous les suffrages si tout le monde eût été impartial. Les chevaliers du lustre, chassés du Vaudeville, se réfugieraient-ils à Louvois ? Un parterre si bien composé souffrira-t-il l'apparition de ces messieurs ? Mademoiselle Schiassetti joue l'Itatiana in Algeri un peu trop en femme de la société au théâtre, il faut des gestes plus marqués, de plus grands mouvements.
Je ne dirai rien de certaines découvertes qu'on a faites à la répétition de- l'Italiana
in Algeri, ni des ravages qu'une main savante s'était permis de faire dans la partition de cet opéra. On prétend que c'était à ne pas s'y reconnaître. La présence de Rossini à Paris, et l'appui de journaux impartiaux ont donné le courage séditieux d'essayer de revenir un peu à la partition originale, mais l'on assurait, ce soir, que les chœurs étaient obligés de chanter de mémoire.
Certains morceaux de la partition n'existent plus. La main savante qui s'était chargée du soin officieux de corriger et de mutiler les partitions de Rossini, détruisait à mesure les nombreux passages qu'elle jugeait à propos de retrancher. Il y a peu de scènes, dit-on, où l'on n'ait effacé huit ou dix mesures sont-ce les plus belles, celles qui contribuaient le plus à donner du brillant aux charmantes idées du compositeur de Pesaro, ou bien a-t-on choisi les lignes les moins originales ? C'est ce que je laisse à deviner aux personnes qui savent la tendre affection que les rivaux de gloire se portent entre eux. Rossini est placé trop haut dans l'opinion musicale de l'Europe pour descendre à se plaindre de telles petitesses son incurie semble dire à ses rivaux « Gâtez mes partitions tant qu'il vous plaira et tant que votre charge vous en donnera le pou-
voir, il y restera encore assez de choses brillantes pour faire ma gloire et pour faire votre malheur. »
Ne pourrions-nous pas avoir Rossini pour directeur à l'Opéra-Buffa, au moins les jours où l'on donne ses opéras ? Et maintenant qu'un hasard imprévu, le retour du rôle d'Isabella à une voix de contralto, est venu découvrir avec quelle facile bonté on corrige ses opéras, ne pourrait-on pas établir en principe que l'on donnera toujours les opéras de Rossini à Louvois tels qu'on les joue à la Scala et à San-Carlo ?
Pour exprimer tous mes vœux par un seul mot, pour indiquer au public tous les plaisirs dont on le prive avec une troupe maintenant fort bien composée, demandons au ciel de voir bientôt le théâtre Louvois donné à l'entreprise. Si nous avions un directeur désireux de faire de bonnes recettes, un Barbaja, un Bernard, bientôt la salle de Louvois serait évidemment insuffisante. Il faut, dit-on, cinquante mille écus pour réparer le plafond de la salle Favart. On aurait bien vite réalisé cette somme, au moyen de cinquante actions de trois mille francs, portant un intérêt de 4 pour 100 et la jouissance d'une loge. Remarquez que l'inconvénient d'un orchestre, qui met sa gloire à jouer fort
et à éclipser les détails de chant, disparattrait presque entièrement dans une salle plus vaste.
Il est une autre raison. Mardi dernier, l'air étouffé qu'il faisait à Louvois a privé tout à coup d'une partie de ses moyens madame Pasta, qui nous rendait ce jourlà Nina pazza per amore, et qui était on ne peut mieux disposée une heure auparavant. Rien ne nuit au plaisir musical comme de ne pouvoir prendre l'air entre les deux actes. Dans une salle composée comme un salon, un homme bien né hésite à se déplacer lorsqu'il faut déranger huit ou dix spectateurs à la sortie et à la rentrée. Pourquoi tenons-nous absolument à avoir le théâtre italien le plus barbare et le plus incommode de l'Europe ? Que perdrions-nous à augmenter de cinquante centimes le prix des places, et à donner des banquettes à dossier à notre parterre? Quelle puissance offenserions-nous en plaçant dans notre petite salle enfumée et toujours étouffée un bon ventilateur comme au théâtre de Drury-Lane à Lon- dres ? Jamais la mesquinerie des costumes et des décorations n'a semblé plus choquante que ce soir. Il n'y a pas de ville d'Italie du second ordre où cet opéra ne soit donné avec plus de pompe. La pauvreté de tous les décors finit par inspirer de la tristesse.
Nous ne disons point ceci dans un esprit de critique injuste et systématique. Nous ne voulons qu'appeler sur ces défectuosités choquantes de notre Théâtre Italien l'attention de l'autorité qui peut les faire disparaître. Du reste, nous savons toute la confiance et tout l'espoir que nous devons placer dans le bon esprit comme dans le goût éclairé de l'administration supérieure qui veille sur cette partie capitale de nos plaisirs, et nous sommes bien convaincu qu'il est loin de ses intentions qu'une distraction agréable finisse par devenir un état de gêne ou d'insipide jouissance. Ainsi nous attendons avec confiance le fruit de nos observations et les résultats de son intervention efficace dans les affaires intérieures de l'Opéra-Buffa. On disait ce soir que rengagement de mademoiselle Démeri n'a pas été renouvelé, et que cette jeune personne, douée d'une voix si étonnante, part bientôt pour aller chanter sur l'un des premiers théâtres de Venise. Nous la recommandons à M. Previdali, qui joue à Venise le rôle despotique que M. Geoffroy avait jadis à Paris.
X1
L'INGANNO; LA NINA PAZZA PBR AMORE (18 novembre 1824).
IL y a précisément douze ans que Rossini commença sa carrière par l'Inganno fortunalo. Cet opéra a tout le charme de la jeunesse, et. de la jeunesse d'un homme de génie. Plus tard, peut-être, occupé des vains plaisirs du monde, désespérant de trouver des âmes dignes de sentir la finesse de ses accents, il ne daignera plus prêter l'oreille à ce que lui dicte son génie. Aujourd'hui, retenu encore par la timidité de la première jeunesse, il n'ose pas écrire tout ce que son âme lui inspire souvent il ne montre son idée qu'à demi, ou il choisit pour l'exprimer les formes les plus modestes et les moins saillantes.
L'Inganno fortunato est rempli de ces sortes de premières éditions des morceaux qui plus tard ont fait la fortune des chefsd'œuvre de Rossini. L'Inganno est charmant à écouter lorsqu'on est sous l'em1. Journal de Paris du 25 novembre 1824,
pire de cette idée. On est souvent touché par ces belles phrases périodiques qui ont la grâce naïve de Cimarosa. Ces phrases, surtout lorsqu'elles sont placées dans les accompagnements, bien différentes des idées de Mozart, respirent le bonheur et la force mais il faut absolument, pour que cette musique produise tout son effet, qu'elle soit exécutée avec brio et chantée de verve.
Ce soir, le rôle du prince a été rempli par Bordogni. La femme qu'il adore, qu'il pleure depuis dix ans, et que le hasard lui fait retrouver dans une forêt, parmi des ouvriers employés aux mines, a été représentée par mademoiselle Cinti. Nous avons eu un déluge de petits agréments bien froids, fort bien exécutés et encore mieux applaudis mais était-ce le vrai public qui applaudissait ? La belle voix de basse de Zuchelli a exécuté, avec une aisance parfaite et un moelleux étonnant, des broderies, des fioriture, qui, en Italie, ont fait la gloire du soprano Velluti. Il y a vingt ans qu'on eût refusé de croire à un tel miracle. Ce chanteur, que le public commence à apprécier, a eu tous les honneurs de la soirée son triomphe eût été complet, si, depuis qu'il n'a plus peur du public, un certain laisseraller ne le conduisait quelquefois à une
pantomime un peu triviale. Le genre bouffon ne peut plaire à la société de Paris qu'autant que les farces que l'acteur se permet sont excusées par beaucoup d'esprit. Sous ce rapport, Pellegrini est un modèle parfait il est bouffon sans jamais tomber dans le genre bas.
Après l'Inganno fortunato, qui aurait fait un plaisir extrême s'il eût été chanté avec autant de chaleur et de brio qu'on y a déployé d'habileté et de science musicale, nous avons revu madame Pasta et Nina pazza per amore. Nous avons eu à la fois la pantomime entraînante de l'actrice tragique la plus naturelle que nous ayons vue au théâtre, et le charme d'une belle voix et d'une méthode admirable. Madame Pasta ose se permettre des gestes enfantins dans le rôle de la Folle par amour, et, chose incroyable pour qui connaît les habitudes de la société en France, elle est applaudie. Malheureusement, la pièce est bien ennuyeuse, et la musique mélancolique de Paësiello bien pâle pour nous qui entendons quelquefois Don Juan et Cosi fan tutte. A Naples, la folie de Nina disparaît, lorsque, placée à côté de Lindor, sous ce bosquet témoin de leurs premiers serments d'amour, Lindor, autorisé par la présence du père de Nina et par la nécessité
de lui rendre la raison, ose lui donner un baiser. Cette pantomime, qui devient tragique par la circonstance, n'a pas été reproduite à Louvois. L'un des traits les plus savants du jeu de madame Pasta, c'est le profond accablement, c'est l'absence totale de forces qui suit son retour à la raison. Si jamais l'Inganno forlunalo est joué comme la Nina, le public s'étonnera de voir paraître une création nouvelle. C'est l'un des avantages singuliers de la musique des acteurs inférieurs ont beau s'emparer d'un opéra célèbre, ils peuvent y ennuyer le public pendant des années sans pour cela gâter le chef-d'œuvre; c est le miracle dont nous avons été témoins, il y a quelques mois, pour la Cenerentola, lors des débuts de mademoiselle Mombelli c'est qu'on ne jouit réellement de la musique que par les rêveries qu'elle inspire. Cet effet magique augmente pendant les huit ou dix premières représentations; ensuite on ne va plus demander que des plaisirs de réminiscence à tel opéra qui autrefois donnait des transports d'admiration. Enfin, et il faut avoir le courage de le dire, arrive l'époque de l'ennui. Il faut donc absolument un nouveau répertoire pour madame Pasta. « Mais, dites-vous, les opéras nouveaux tomberont. » Eh bien, 1 on offrira
le choix au public il pourra assister à la cinquantième représentation de Roméo el julielle, ou à la seconde de l'Arminio de Paves1. Il ne faut pas de sophisme, et il faut des pièces nouvelles à Louvois. Toutes celles qu'on donne sont usées elles ne font plus de plaisir qu'aux nouveaux convertis qui ne viennent au Théâtre-Italien que depuis quatre ou cinq mois. Nous devons de nouveaux remerctments à l'autorité madame Pisaroni vient, dit-on, d'être engagée, pour l'an prochain c'est la voix de contralto la plus parfaite que l'on ait peut-être jamais entendue elle est fort admirée en Italie, et doit nous coûter cher. La feronsnous venir de si loin pour débuter deux mois après son arrivée, et pour ne paraître que dans deux rôles ? aurons-nous l'esprit d'éviter de lui faire chanter un duo avec madame Pasta ? Rappelons-nous que nous n'avons vu Galli et madame Pasta chanter ensemble que dans la Camille, qui, ce me semble, n'a pas eu dix représentations.
Avec une troupe fort bien composée et très complète, l'autorité, qui paye avec générosité, pourrait exiger impérieusement la mise en scène, d'ici à un an, de huit 1. Le Journal de Paris avait par erreur imprimé: Rossini. N. D. L. E.
opéras nouveaux pour le public de Paris. Autrement, nous jouerons le rôle de l'avare, nous mourrons de misère environnés de trésors dont nous ne savons pas faire usage. II faudrait trouver quelque moyen neuf et ingénieux d'attacher l'intérêt réel des directeurs de notre pauvre Théâtre-Italien à la mise en scène d'opéras nouveaux. Y aurait-il manque de respect envers d'aussi grands personnages à décider que dorénavant ils toucheront les appointements, qu'ils gagnent si bien, seulement par huitième Ces messieurs seraient payés le lendemain de la représentation d'un opéra nouveau. Je me hâte de terminer cet article après une idée aussi malsonnante, après un scandale aussi énorme que celui de pousser la critique jusqu'aux appointements, tout ce que je pourrais ajouter serait pâle et sans effet.
XI 1
L'ITALIANA IN ALGERI
(20 novembre 1824).
les moyens de Zuchelli semblent S avoir doublé depuis quelques mois, c'est que, le public l'ayant accueilli avec bienveillance, il a cessé d'avoir peur. La voix de la jolie mademoiselle Schiassetti aurait besoin d'applaudissements et d'encouragements elle a chanté correctement ce soir; mais on voyait, à la fréquence de sa respiration, qu'elle n'était pas exempte de crainte. Accoutumée à la bienveillance de la cour de Munich et du public de cette ville, cette aimable cantatrice aurait besoin d'être convaincue qu'elle n'a pas d'ennemis, et, malheureusement, depuis quelque temps, on aperçoit à Louvois certains spectateurs qui ont bien la mine de chuteurs à gage. Que gagnera le vrai public s'il souffre qu'une cabale cherche à intimider mademoiselle Schiassetti et Curioni ? Nous perdrons deux artistes 1. Journal de Paris du 26 novembre 1824.
estimables et, pendant, le temps qu'ils resteront encore à Paris, nous ne les entendrons jamais chanter avec la plénitude de leurs moyens.
On annonçait ce soir de grands changements dans l'administration du théâtre Louvois tant mieux, car il est difficile qu'il aille plus mal. La mise en scène de la Semiramide paraît encore retardée. Depuis cent cinquante ans, il y a des opéras dans quarante villes d'Italie. Toutes les fois qu'il est question d'organisation de théâtres chantants, d'intrigues à prévenir, de petites passions à déjouer, etc., etc., c'est donc à l'Italie qu'il faut demander des exemples. Or, il est bon que le public de Paris sache qu'en Italie on compose un opéra comme la Gazza ladra, on 1 apprend et on le joue en moins de six semaines. Pourquoi ? C'est que acteurs, compositeur, administrateurs, musiciens de l'orchestre, décorateur, spectateurs, etc., tous ont l'intérêt le plus direct, le plus vif, le plus pressant à ce que l'opéra soit joué à l'époque prescrite par le règlement, et, de plus, à ce qu'il réussisse. Par exemple, le 26 décembre de chaque année, dans toutes les villes de l'Italie, on donne un opéra nouveau. Comment se fait-il qu'à Paris, où l'on ne présente jamais à notre curiosité que des opéras composés
depuis longtemps, et que la plupart des chanteurs connaissent avant de se mettre à l'étude, il faille quatre mois aux directeurs de notre Opéra-Buffa pour monter la Semiramide? La réponse à cette question si simple va m'obliger à employer quelques précautions oratoires. De tous les publics du monde, le plus facile à égarer, dans tout ce qui a rapport aux théâtres, c'est le public de Paris. Si l'administration parvient à se concilier les suffrages de rédacteurs de deux ou trois journaux à la mode, chacun généralement raisonnant comme son journal, en peu de mois l'on fera prévaloir les opinions les plus singulières. Si l'on veut prendre la peine d'établir le calcul des intérêts privés des directeurs, des chanteurs, des musiciens de Louvois, on se convaincra qu'à Paris, tout le monde étant trop bien payé, personne, excepté peut-être quelque pauvre spectateur enthousiaste de musique, n'a d'intérêt direct à ce que nous ayons huit opéras nouveaux tous les ans. Rossini lui-même a composé tous ses chefsd'œuvre fort rapidement. C'est qu'alors il n'était payé qu'autant qu'il travaillait. Ce grand compositeur a reçu trois ou quatre mille francs pour chacun des chefsd'œuvre qui l'ont immortalisé c'est à peu de chose près la somme qu'il touche
à Paris tous les mois. Serait-il permis de demander à cet homme illustre ce qu'il a fait jusqu'ici pour ce bon public de Paris, qui l'aime tant ? On dit qu'il a trouvé des beautés, c'est-à-dire des situations dans le second acte du poëme d'un opéra intitulé la Gaule lriomphante.
XII 1
LA DONNA DEL LA GO
(25 novembre 1824).
MADEMOISELLE SCHIASSETTI a pris ce soir une revanche éclatante. Elle a fort bien chanté sa cavatine, l'un des morceaux les plus insignifiants que Rossini ait jamais écrits. Quelques chuls honteux ont voulu se faire entendre, mais les applaudissements du public leur ont imposé silence. Dès que mademoiselle Schiassetti a pu voir clairement que, pour cette soirée, elle ne serait plus en butte à la cabale, ses moyens ont paru redoubler. Elle a chanté supérieurement son duo et sa partie dans le délicieux 1. Journal da Paris du 29 novembre 1824.
quartetto extrait de Bianca e Faliero a été l'une des plus brillantes. Levasseur a chanté d'une manière admirable le commencement de son air, et par exemple infiniment mieux qu'il n'était exécuté a Naples l'an dernier, par Botticelli. Chose singulière! le public ne l'a point applaudi, et on l'accable de bravos dans la Gazza ladra. Mademoiselle Mombelli, dont la voix est ordinairement si belle et si éclatante, a été faible ce soir; ce petit malheur était compensé par le succès de Malcolm.
Jamais peut-être la musique ossianique de la Donna del Lago n'avait été écoutée avec autant de recueillement et de plaisir. La plupart des morceaux, et surtout le chœur d'Inibaca donzella donnent, ce me semble, un peu de cette sensation romantique que l'on éprouve quand on se trouve seul au milieu des vastes forêts. Cette musique, qui est plutôt dans le style épique que dans le genre passionné, respire une certaine tranquillité louchante qui transporte le spectateur au siècle d'Ivanhoe. C'est peut-être l'ouvrage dans lequel Rossini s'est le plus écarté de sa manière ordinaire.
Quelques personnes, ravies des accents touchants dont nous avons joui ce soir, s'émerveillaient de voir que cet opéra eut
été si peu goûté le premier jour, à la salle de la rue Le Peletier. Ces spectateurs loyaux faisaient preuve de peu de connaissance des choses de ce monde. Les dilettanti auraient parié, avant de le savoir, que, ce soir-là, on ferait à l'Opéra de faux signaux aux gens des décorations, que des ciseaux officieux auraient coupé les fils de fer, au moyen desquels les costumiers sont avertis, etc., etc., et qu'enfin un des grands personnages dirigeant cette honorable conspiration, conduite au nom de l'honneur national, et qui était venu se placer à l'orchestre pour jouir de l'effet de cette tactique savante, n'aurait pu s'empêcher de laisser éclater le rire du bonheur, en voyant le public se persuader que la salle de l'Académie royale ne convient pas aux Italiens. Mais il paraît que, pour la première fois depuis qu'on fait des conspirations, le succès a perdu les conspirateurs nouveaux Fiesques, ils sont tombés au sein de la victoire, et au moment où tous les journaux français et troubadours répétaient que la salle de la rue Le Peletier est trop grande pour la voix de madame Pasta.
Eh messieurs, si l'opéra italien vous ennuie, n'y venez pas le théâtre Feydeau est si près Nous n'irons pas troubler vos jouissances. Laissez-nous profiter du bon-
heur de voir les beaux-arts sous l'influence du bon goût. La salle étouffée de Louvois donne un sentiment de malaise à presque tous les spectateurs. Vous n'êtes pas juges compétents, il est vrai une santé extrêmement robuste vous soustrait également à ces sortes d'impressions et à celle de la musique italienne. Vous regrettez les cris de l'Opéra ? Eh bien, messieurs, vous en jouirez trois fois la semaine, laissez-nous les autres jours. C'est un guerrier bien peu sûr de sa force, que celui qui redoute le combat à armes égales. Ne craignez pas de nous voir troubler votre solitude seulement, ne venez pas plus chez nous que nous n'irons chez vous, et épargnez-nous les articles de vos petits journaux nationaux. Profitons du jour heureux qui luit sur les beaux-arts faisons un essai dont l'occasion ne se présentera peut-être pas de bien des années voyons si la haute société s'enrayera d'être placée trop commodément dans la salle de la rueLePeletier. On s'occupait ce soir du jugement porté par un homme illustre sur deux cantatrices célèbres, mesdames Cinti et Pasta cela faisait sujet de discussion pour les dilettanti. « Je ne conçois pas, disait, il y a quelques jours, l'homme célèbre,la granderéputation de madame Pasta dans un pays qui a le bonheur de posséder mademoiselle Cinti. »
XIII1
LA CENERENTOLA
(27 novembre I&24),
LE public de Louvois applaudit, mais il ne rit pas. C'est ce qui fait qu'il ne saura jamais par expérience ce que c'est que la musique bouffe d'Italie. Un homme raconte une anecdote plaisante s'il voit qu'on l'écoute froidement, qu'on l'applaudit seulement par politesse, il supprime la moitié des détails et des incidents, et se hâte d'arriver à la fin. Voilà l'effet que la hauteur sévère du public de Louvois produit sur les acteurs destinés à le faire rire. On devrait bien décider que rire est sans conséquence à Louvois comme aux Variétés. Il est singulier de voir cinq cents personnes réunies, et dont chacune s'impose la gêne de ne pas rire, et de murmurer à ce qui réellement lui fait plaisir, uniquement pour paraître de bon ton aux yeux des quatre cent quatre vingt-dix-neuf autres. II résulte, de cet état de la société en France, qu'il vaut beaucoup mieux voir 1. Journal de Paris du 2 décembre 1824.
jouer la Cenerentola à Reggio, pauvre petite ville de douze mille habitants, qu'à Paris. Quand le rire deviendra-t-il une chose permise ?
Dans le genre bouffe, la sévérité prude du public glace les moyens des meilleurs chanteurs. L'année dernière, mademoiselle Mombelli se permettait, à Rome, non seulement une foule de plaisanteries dans son jeu, mais encore une foule d'ornements dans son chant, que je ne lui conseillerais pas de risquer à Paris. Cette grande cantatrice a chanté ce soir d'une manière encore plus admirable que de coutume, et il me semble qu'en France il est plus difficile d'exceller dans le bouffe que dans le tragique. C'est que toutes les affectations viennent au secours du tragique, et trouvent leur intérêt à le louer.
Je n'hésite pas à dire que, dans le chant bouffe brillant, singulier, frappant d'originalité et de hardiesse, personne ne chante mieux que mademoiselle Mombelli. Il v a quelque temps qu'elle a joué le second acte de la Gazza ladra de manière à faire mal mademoiselle Mombelli jouait trop bien, et ce drame est trop noir. Quel malheur que Rossini, dans le temps de la jeunesse de son génie, n'ait pas eu à mettre en musique des pièces telles que Léocadie Quel malheur que l'Italie n'ait
pas un poëte comme M. Scribe, qui met une situation dans chaque scène Nous venons d'échapper, à Louvois, à un grand danger. Une certaine personne a tenté de faire remettre la Pietra del paragone, en supprimant, comme il y a quatre ans, le finale Sigillara, plusieurs petits morceaux, et le fameux air Ecco pietosa, qui, pour peu qu'il soit bien chanté, doit faire fureur en France.
Clarice, qui aime le comte en secret, et qui ne sait si elle a réussi à lui inspirer de L'intérêt, chante se croyant seule le comte qui l'aime et qui ne veut pas en convenir, se trouve dans un bosquet voisin, ne peut résister à la tentation de faire l'écho et, quand Clarice chante Quel dirmi non t'amo, le comte répond Amo (j'aime). Telle est la scène charmante qu'on a voulu nous enlever. Le personnage du comte, qui feint d'être ruiné de fond en comble pour éprouver le cœur de sa maîtresse, n'était plus confié à l'excellent Zuchelli, qui a eu un succès fou dans ce rôle à Milan et à Munich. Enfin, les deux rôles de femmes coquettes qui disputent le cœur du comte à Clarice devaient être remplis par mesdemoiselles Buffardin et Amigo. Cette dernière chante avec beaucoup de grâce dans la Donna del Lago mais, si le Théâtre-Italien était
confié à M. Barbaja ou à tout autre entrepreneur intelligent, ce serait mademoiselle Cinti qui remplirait le plus important de ces deux rôles. Peut-être que mademoiselle Cinti se prévaudra de son titre de prima donna pour refuser ce rôle. Voilà ce qu'on gagne à distribuer au hasard des titres honorifiques, et qu'on croit sans conséquence Tout le bel arrangement que je viens de détailler avait pour but de perdre à jamais de .réputation le seul chef-d'œuvre de Rossini qui soit inconnu en France. La sagesse de l'administration supérieure a déjoué cette petite conspiration. Mais les chefs de Louvois ont, dit-on, pris de l'humeur, et l'on ne prépare aucune nouveauté. Puisque ces messieurs se conduisent mal, je me permettrai de leur adresser une petite question. Comment se fait-il que tant d'opéras qui ont fait fureur à Naples, à Vienne, à Milan, vous semblent si froids à Louvois ? C'est que M. Barbaja, qui est entrepreneur de ces théâtres, ne place dans chacun d'eux que trois acteurs excellents, mais ils sont toujours en scène ensemble, mais chaque soir ils cherchent à s'éclipser. Si M. Barbaja était directeur à Paris, nous aurions, dans presque tous les opéras, un quintetto chanté par mesdames Pasta, Mombelli, Schiassetti, et par Zuchelli et Bordogni.
C'est en faisant le métier d'entrepreneur et en le faisant bien, en n'admettant jamais aucune excuse d'amour-propre de la part d'un chanteur, que M. Barbaja, qui a commencé sa carrière par être garçon au café du théâtre à Milan, est parvenu à avoir plusieurs millions. Il est en ce moment entrepreneur des théâtres de Naples, Milan et Vienne.
Dernièrement, à l'arrivée de Rossini à Bologne, M. Barbaja a pris une mesure dont je parlerai dans le prochain feuilleton. Je terminerai celui-ci, déjà trop long, en protestant contre les imprimeurs qui m'ont fait dire que l'Arminio, chefd'œuvre de Pavesi, était de Rossini.
XIV 1
OTELLO
(11 décembre).
PUISQU'UNE administration dont enfin nous sommes délivrés. condamnait madame Pasta à ne paraître que dans trois pièces usées s'il en fût jamais, nous devons étudier les détails de ces pièces, pour tâcher, en dépit des directeurs 1. Journal da Paris du 15 décembre 1824.
de l'Opéra-Buffa, de nous procurer quelques plaisirs nouveaux. Madame Pasta a chanté, ce soir, mieux peut-être que jamais le duo avec madame Rossi Vorrei che il tuo pensiero.
Au milieu d'une partition qui est un volcan, le style doux et touchant de ce délicieux duo repose et rafraîchit le sang. Mais aussi, comme tous les mérites simples qui ont à se faire jour dans ce siècle de l'enluminure et de la charlatanerie, ce pauvre petit duo fait un plaisir extrême, et personne n'en parle. Peut-être les dilettanti faits pour en sentir tout le charme ne sont-ils pas ceux qui aiment à étourdir leurs voisins du tapage incommode de leur admiration affectée. Le jeu muet de madame Pasta, dans le finale du premier acte, avant la malédiction l'indicible mépris avec lequel elle accueille les propos galants de Bordogni le profond respect qui, dès que son pére Elmiro lui parle, remplace le mépris dans les beaux traits de madame Pasta; son émotion, mêlée de terreur et de joie, à l'arrivée imprévue de l'homme qu'elle aime et qu'elle doit traiter en élranger; tout, ce soir, était fait pour émouvoir fortement l'être qui se souvient d'avoir vu de telles
situations. Où trouver des paroles assez fortes pour caractériser le métalent des gens qui nous forcent depuis trois ans à ne voir madame Pasta que dans Roméo, Otello et Tancredi?
« Mais, dit-on, le public sifflera tous les opéras nouveaux » Tant pis pour le public. Mais jusqu'à ce qu'on ait tenté l'expérience, je me permets de douter du rôle singulier que des voix intéressées lui prêtent par avance. Si le public préfère la soixantième représentation d'Otello à la quatrième du Crociato in Egillo (le Croisé en Egypte), ce n'est plus l'administration qui aura tort. Mais je suis bien méchant, j'exige que l'expérience soit tentée de bonne foi il ne faut pas monter le Crociato in Egitto comme on voulait remettre, la semaine dernière, la Pietra del paragone.
Si le Crocialo est monté avec le soin qu'y mettrait M. Barbaja ou tout autre entrepreneur quin'a d'autressoinsàprendre pour remplir sa caisse que d'envoyer sa quittance au trésor royal à la fin du mois si le directeur de l'Opéra-Italien fait chanter à la f ois, dans un opéra, mesdames Pasta, Mombelli, Schiassetti, et MM. Zuchelli, Levasseur et Bordogni, il arrivera certainement que cet opéra tombera le premier jour mais, à la huitième repré-
sentation, il y aura plus de monde qu'à Otello. Voyez au Théâtre-Français la pièce la plus ennuyeuse, si Talma et mademoiselle Mars y paraissent ensemble, obtient un succès immanquable.
Le Crociato in Egitto, de Meyerbeer, vient d'avoir un grand succès à Florence, à Venise et à Trieste. Quoique l'auteur ait soixante mille livres de rente, je ne puis supposer qu'il ait payé des chevaliers du lustre, à la fois, dans trois villes différentes. Cet opéra est le vingtième peutêtre que donne M. Meyerbeer, fils d'un riche banquier de Berlin, et qui, par goût, est venu en Italie exercer le métier de simple maître de chapelle. Cet exemple n'est pas le seul M. le marquis Zampieri, seigneur fort riche de Bologne, compose chaque année un ou deux opéras. Il n'y a pas un mois que lord Burgherch a fait représenter dans son palais, à Florence, un opéra sérieux de sa composition, intitulé Fedra, et dont le libretto est imité de l'immortelle tragédie de notre Racine.
J'ai entendu exécuter au piano un duo d'amour du Crocialo in Egillo de M. Meyerbeer je ne saurais dire combien il m'a touché. C'est le style ossianique de la Donna del Lago ce style est, à mes yeux, le plus touchant de tous, lorsque le compo-
siteur n'est pas dans une situation à pouvoir peindre les transports de l'amour heureux comme dans Tancrède, lorsque la donnée du libretto lui présente des amants séparés par des obstacles invincibles, comme dans le Croisé en Egypte, et qui sentent leur malheur avec passion. Le style de la Donna del Lago me semble celui qui, en France, dans ce moment, trouve le plus facilement un écho dans tous les cœurs. C'est avoir fait un grand progrès que de sentir le charme du style doux, tranquille, ossianique, dépourvu d'enluminure, qui fait de la Donna del Lago un ouvrage si singulier. Il y a loin de là aux cris de notre grand Opéra; dût-on me trouver un peu visionnaire, il me semble que le pas immense que nous avons fait est une conséquence du plaisir que l'on trouve dans les châteaux, durant les longues soirées d'automne, à lire les romans de Walter Scott. Il faut de la solitude pour toutes les émotions tendres et profondes. Je ne dissimulerai pas que M. Meyerbeer, dont l'harmonie savante est irréprochable, n'est pas généralement aussi heureux dans le choix de ses cantilènes. Souvent elles sont communes. Si l'on craint pour le Crocialo la sévérité de notre public, que ne donne-t-on l'Arminio. de Pavesi l'harmonie en est simple
et peu chargée, mais les chants en sont remplis de grâce. L'opinion de l'Italie est que, si M. Pavesi n'était pas mourant depuis dix ans, son génie l'avait destiné à être le rival de Rossini.
Mais, je l'ose dire, peu importe le choix entre des ouvrages dont le succès en Italie est incontestable l'essentiel est que le directeur oublie toute paresse, et sache mépriser, avec la hauteur de volonté qui est dans son rôle, toutes les prétentions, toutes les intrigues de la petite vanité et nous donner, dans chaque acte de l'opéra nouveau, un quartetto ou un finale chantés par mesdames Pasta, Mombelli, Schiassetti et par Zuchelli. Le succès est là, et il n'est que là
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TANCRÈDE (5 mars).
HIER soir, la foule est revenue au Théâtre-Italien. Tancrède a été accueilli comme dans ses beaux jours. Ce public a raison où trouver une actrice tragique comme madame Pasta ? 1. Journal de Paris, 7 mars 1823.
Nous revoyons avec plaisir Talma dans le rôle d'Oreste, quoique cent fois nous ayons applaudi 1 Andromaque de Racine sachons porter la même disposition au théâtre Louvois.
Nous aurons enfin, jeudi ou samedi, une sorte de nouveauté. Zuchelli a bien voulu se charger du rôle de Roderigo, que Mari chantait si mal, dans la Donna del Lago. Rossini a bien voulu adapter à la superbe voix de basse de Zuchelli ce rôle qui fut écrit pour Davide, le premier des ténors existants. Mademoiselle Schiassetti chantait fort bien sa cavatine dans la Donna del Lago; mais cette cavatine, quoique écrite par le gran maestra, n'avait pas une idée. On vient de lui en substituer une autre, aussi de Rossini. On dit que nous perdons Pellegrini et Curioni à la fin de mars. Hâtons-nous de revoir Otello, la Gazza, la Generentola, le Matrimonio.
On devrait bien faire un opera seria en deux actes du Cid d'Andalousie. Il y a des situations fortes, et madame Pasta serait magnifique au moment où, croyant marcher à l'autel où don Sanche doit l'épouser, on lui apporte le corps inanimé de son frère. Elle invoque le secours de don Sanche, son amant, qui saura la venger, et don Sanche lui avoue que
c'est lui qui a tué don Bustos son frère. Donzelli, qu'on attend dans quelques mois, ferait valoir par sa belle voix de lenore le rôle de don Sanche et enfin nous pourrions juger madame Pasta dans un rôle écrit pour elle. Jamais l'amour-propre de nos dilettanti n'a joui de ce plaisir.
XVI1
LA DONNA DEL LAGO (17 mars).
MADAME MOMBELLI a eu tous les honneurs de la représentation il n'existe peut-être pas en Europe trois personnes capables de chanter aussi bien qu'elle le rôle de la fille de Malcolm. Levasseur a chanté supérieurement son air il est beau dans le rôle de Malcolm mais le public ne l'applaudit pas. En général, les spectateurs ont été froids, et le jeu des acteurs s'en est ressenti. Je ne vois pas ce que le public gagne à être injuste envers une musique sublime et 1. Journal de Paris, 20 mars 1823.
d'excellents acteurs mais je comprends fort bien pourquoi il a été froid if avait à juger Zuchelli dans un nouveau rôle, celui de Roderigo. Et toutes les fois que l'on présente une nouveauté au public de Louvois, l'on peut être sûr qu'il sera beau- coup plus occupé à interroger de l'ceil l'opinion de son voisin qu'à jouir pour son compte du plaisir et de l'émotion que cette nouveauté peut lui procurer. On a trouvé Zuchelli fort bien mis il a très bien joué le rôle de Roderigo. Nozzari, à Naples, manque presque toujours sa cavatine de sortie Zuchelli y a produit peu d'effet. Mais il a été fort bien, surtout à la seconde représentation, celle d'hier, dans le reste du rôle.
On annonce que dans huit ou dix jours nous verrons Donzelli dans le rôle d'Otello On ajoute que M. Barbaja, qui, comme on sait, a accaparé Davide, Lablache, Nozzari, madame Fodor, mademoiselle Ferlotti, en un mot presque tous les grands talents, a promis à M. Meyerbeer, l'auteur du Crocialo in Egitto, de lui prêter, si l'on joue à Paris un second opéra de lui, Lablache et Davide. Je suis curieux, je l'avoue, de voir la réception que l'on ferait ici à Davide. Il paraît probable que Galli arrivera au mois de juin et débutera dans la sublime Semiramis de Ros-
sini. Aurons-nous aussi madame Fodor ? On nous a dit tant de mensonges que je commence à être défiant. Si nous revoyons madame Fodor, l'aurons-nous pour cinq ans ? Le plaisir que donne la musique ne vit que de changements cinq ans sont bien longs. On dit que madame Pasta nous quittera dans six semaines pour revenir au mois d'août, mais ce qu'on ne dit point, c'est que l'on s'occupe de nous donner des nouveautés. Le .Théâtre Italien, ne peut, à notre avis, conserver la vogue qu'autant qu'on donnera, chaque année, trois grands opéras nouveaux et quatre opéras en un acte, nouveaux ou du moins remis après un long intervalle. Hier, à la Donna del Lago, l'un des chefs d'œuvre de Rossini, l'assistance était moins nombreuse qu'on aurait pu le penser.
XVII1
ROMÉO E GIULETTA
(5 avril),
L'OUVERTURE du Théâtre Italien a été brillante la foule assiégeait les portes. Madame Pasta, sensible à cet empressement du public, a chanté d'une manière presque aussi miraculeuse qu'au concert de l'Opéra, dimanche dernier. L'air de Pacini, Lontana dal caro bene, qui a fait tant de plaisir rue Le Peletier, est en quelque sorte une contrepartie du charmant air de Rossini, Di piacer mi balza il cor.
Madame Pasta chantait ce soir devant un juge redoutable. L'étonnant Velluti est à Paris il va chanter à Londres. On sait que cet admirable soprano crée en quelque sorte les airs qu'il chante. Toute l'Italie a voulu l'entendre dans la romance d'Isolina, opéra de Morlacchi. Cette romance qui fait fureur dans la bouche de Velluti, chantée par une autre voix, n'est plus qu'un air ordinaire. I. Journal de Paris, 7 avril 1825.
Donzelli, l'un des meilleurs ténors d'Italie, est arrivé et va jouer Othello. Cet acteur est plein de feu, et l'on peut espérer qu'il sera tout à fait à la hauteur de ce rôle sublime. Madame Méric-Lalande, que nous avons vue au Gymnase, vient d'être engagée par Barbaja, qui lui assure 40.000 francs par an. Les belles voix ne sont pas plus rares en France que partout ailleurs c'est la méthode ou l'art de chanter sans crier qui nous manque quelquefois. Dix mois de séjour en Italie ont suffi à madame Méric-Lalande pour acquérir cette suavité de sons sans laquelle le chant ne fait aucun plaisir à l'oreille et par conséquent n'est pas de la musique. Car, dans cet art, dont les plaisirs sont un peu physiques, on ne parvient à toucher l'âme qu'après avoir séduit l'oreille. Je finirai par deux remarques la première, c'est que la qualité d'étrangère ne nuit aucunement à madame MéricLalande. Voilà le droit d'aubaine supprimé par toutes les nations civilisées certains petits journaux devraient bien ne plus nous parler d'honneur national à propos de chanteurs italiens. Ma seconde remarque, c'est que tout le monde a pu se convaincre, dans le délicieux concert de dimanche, que, sans crier le moins du monde, les voix italiennes se
font entendre dans la salle de la rue Le Peletier c'est ce qu'on voulut essayer de nier, il y a quelques mois, lorsqu'on donna au théâtre de l'Opéra la première représentation de la Donna del Lago. XVIII 1
IL VIAGGIO A REIMS
(première représentation).
Voici enfin un opéra tel que depuis longtemps nous le demandons à Rossini. Ce grand compositeur vient de nous donner de la musique faite pour les voix que nous possédons à Paris, et nous voyons, pour la première fois peut-être, depuis que le Théâtre-Italien existe, tous les premiers sujets chanter ensemble. Rendons grâce à l'administration de ce pas immense fait dans la carrière musicale. Non seulement à l'avenir nous verrons à Louvois les opéras qui ont le plus de succès en Italie, mais notre troupe étant une des meilleures de l'Europe, 1. Journal de Paris, 21 juin 1825.
nous aurons des opéras composés pour elle, comme il se pratique en Italie nous aurons de la musique faite pour nous. Il y a autant de musique dans le Viaggio a Reims que dans la Gazza ladra, et toutefois le libretto ne présente qu'une exposition. Il peint avec esprit le caractère de Corinna, improvisatrice romaine de la jolie comtesse Mélibée, Polonaise sentimentale de madame de Folleville, jolie Française, folle de modes et de chiffons de madame Cortese enfin (mademoiselle Mombelli\ la jolie hôtesse de l'auberge du Lis d'or, à Plombières. Le comte de Libinskof, général russe d'un caractère violent, est amoureux fou de la comtesse polonaise (mademoiselle Schiassetti) lord Sidney (Zuchelli) aime avec passion la belle Corinna (madame Pasta). La caricature de don Profondo, amateur d'antiquités, est fort bien rendue par Pellegrini. Don Alvar (Levasseur), grand d Espagne et amiral, aime très flegmatiquement la comtesse Mélibée. Le baron Trombonok anime la scène et ce rôle, fort bien joué par Graziani, a jeté du mouvement dans le premier acte car, bien que le Viaggio a Reims n'ait qu'un acte dans le libretto, il en a trois à la représentation. Le libretto nous fait faire connaissance avec tous les personnages que je viens d'indi-
quer, mais ces personnages n'agissent. point. Ils entrent, ils chantent un air ou un duo et puis s'en vont. Sans doute ce libretto est fait avec esprit, mais la musique de Rossini aurait produit un bien autre effet, si elle avait eu à rendre des situations tour à tour pathétiques ou plaisantes amenées par une intrigue vive. Le premier air, celui de madame Cortese la maîtresse de l'auberge, est joli mais hier, mademoiselle Mombelli paraissait un peu moins bien disposée qu'à l'ordi- naire. L'air de désespoir de la comtesse de Folleville, lorsqu'on lui annonce que la diligence de Paris a versé et que toutes ses caisses de chapeaux sont perdues, est fort bien écrit, mais trois fois trop long. Ici, les personnages réunis sur la scène sont interrompus par un prélude de harpe. On fait silence, et l'on écoute avec une attention profonde l'improvisatrice romaine (madame Pasta), qui chante dans son appartement.
L'apparition de milord Sidney (Zuchelli), amoureux sentimental qui, suivi de toutes les jeunes jardinières de Plombières, vient déposer des fleurs sous les fenêtres de Corinna, a donné le signal de la gaîté. Son air In van strappar dal core a entraîné tous les suffrages, et le respect que le public devait à d'augustes personnages
a eu grande peine à contenir les applaudissements. Enfin, madame Pasta a paru. Le chevalier de Belfiore, la trouvant seule, risque une déclaration fort mal reçue par la fière Romaine. Le duetto qu'amène cette situation, quoique un peu long, a paru magnifique.
Un, air très original, chanté par Pellegrini avec une grande perfection, succède au duo. Le nom d'Ipsiboé, qu'on a distingué dans les paroles italiennes, a fait beaucoup rire. Vient ensuite le grand morceau à quatorze voix sans accompagnement ce morceau magnifique suffirait à lui seul pour assurer le succès de la pièce. On est sûr du moins qu'aucun théâtre ne pourra s'emparer de ce Quatordice simino. Il faut des voix italiennes pour surmonter de telles difficultés. Hier, toutes les voix ont fini parfaitement juste ainsi qu'elles avaient commencé. On a distingué quelques notes élevées données par mademoiselle Amigo, qui, sous son costume de jeune Grecque, était jolie à ravir.
La comtesse Mélibée et le Russe Lihinskof, son amant, fort jaloux (mademoiselle Schiassetti et Bordogni), ont ensuite un duo qui est peut-être le chef-d'œuvre de la pièce dans le genre expressif; on ne peut rien entendre de plus délicat et de
plus tendre, et il faut convenir que, dans l'exécution de ce beau morceau, mademoiselle Schiassetti et Bordogni se sont mis à la hauteur de la composition nous leur demanderons seulement pour la première fois un peu plus de feu et d'action. Je conseille à tous les amateurs de se procurer ce duo
D'alma celeste, oh Dio 1
La fête, car cet opéra est une fête, finit par un repas et une illumination. Après le repas, notre ami le major Trombonok, dont la vive gaieté anime toute la pièce, engage chacun des assistants à chanter un air. Mylord Sydney répond « Je ne sais qu'un air God save lhe king (Dieu protège le roi). Hé bien chantez votre air, » répond le major. Jamais cet air sublime n'a peut-être produit plus d'effet. Il a été accueilli avec enthousiasme par les spectateurs qui ont fait retentir la salle des cris de Vive le Roi. Cet air, qui date de 1682, semble fait d'hier. Mademoiselle Schiassetti chante un air polonais don Alvar un air espagnol le fougueux Libinskof un air russe. Enfin arrive le tour de Corinna on la supplie d'improviser. On lui donne des sujets on les tire au sort le hasard, d'accord
avec nos vœux, amène le nom vénéré de Charles X.
Cette improvisation de madame Pasta, All' ombra amena, a été chantée comme les plus beaux morceaux de ses rôles tragiques. Jamais madame Pasta n'avait paru plus belle comme cantatrice, comme actrice et comme femme. La nécessité de ne pas applaudir semblait augmenter encore les transports du public.
Cet article est déjà trop long pour que nous puissions entrer dans la discussion des divers mérites de la musique de Rossini. Elle est écrite avec tout 1 esprit possible. Un peu plus de passion et de sentiment l'eût fait sembler moins longue. Peut-être le gran maestro sentira-t-il la convenance d'abréger la plupart des airs! Le duo entre mademoiselle Schiassetti et Bordogni sera sans doute redemandé, surtout si ces deux artistes suivent le conseil que nous leur donnons plus haut. Quant à l'air passionné de lord Sydney, Zuchelli l'a chanté et joué de manière à lui assurer les honneurs du bis.
Le ballet, où l'on a remarqué Paul, Coulon et madame Montessu, a été charmant. Au total, cet opéra a fait le plus grand plaisir, et l'on doit les plus grands éloges à l'administration.
Par cette production remarquable, déjà
Rossini vient de répondre d'une manière satisfaisante à certaines accusations contre l'activité de sa verve s'il faut en croire les bruits qui circulent, l'adroit et habile artiste se prépare à une défense bien plus vigoureuse encore en travaillant avec ardeur à terminer un nouveau chefd'oeuvre qui doit nous être offert sous peu de temps. Ce sera triompher bien noblement d'attaques qui ne sont pas toujours très courtoises, et nous le souhaitons bien sincèrement pour l'honneur du gran maestro aussi bien que pour le ravissement des diletlanli.
XIX1
DEUXIÈME ACTE DE LA CLEMENZA DI TITO.—TROISIÈME ACTE DE ROMÉO. LA JEUNE FEMME COLÈRE.
(Au bénéfice- de mademoiselle Schiassetti).
LA Clemenza di Tito a été bien chantée. Donzelli a eu de très beaux moments dans le rôle de cet admirable empereur. Mademoiselle Schiassetti a chanté avec grâce et douceur le rôle du jeune conspirateur à l'eau de rose qui correspond au Cinna de Corneille. Si le public en général comprenait l'Italien, il eût su goûter les beaux vers de Métastase, car il y a beaucoup de récitatif dans cette partition de Mozart. Ce grand homme s'est rapproché de l'ancienne musique française c'est peut-être pour cela que, avant-hier, il a paru si languissant et si froid.
Mozart n'est plus à la mode, il faut en convenir. Or, de toutes les qualités qui peuvent briller dans un opéra, dans un tableau, dans une statue, celle qui perd le plus à n'être plus à la mode, c'est la grâce. C'est que le commun des hommes 1. Journal de Paris, 2 juillet 1823.
méprise facilement la grâce. Ce qui est énergique et fort plaît plus longtemps, c'est le propre des âmes vulgaires de n'estimer que ce qu'elles craignent un peu. La grâce charmante qui règne dans plusieurs morceaux de la Clemenza et par exemple dans un duetto entre mademoiselle Schiassetti et Dotti n'a pu réveiller le public qui semblait décidé avant-hier soir à ne rien voir de bon dans Mozart. Ce public qui applaudit au théâtre Louvois se compose d'un petit nombre d'amateurs qui ne jugent que d'après leur sensation et d'une immense majorité qui couvre de bravos ce que les journaux lui ont désigné comme étant beau. Dans le moment présent, cette immense majorité un peu moutonne manque entièrement à Mozart. Que peut-on dire de neuf sur Don Juan, Figaro, la Clemenza? Or, le vulgaire aime avant tout les opéras à l'occasion desquels il peut faire de jolies phrases.
Le rythme rapide et brillant, que Rossini a introduit dans la musique et qu'il met partout, contribue aussi à faire paraître ennuyeuse et languissante la musique de Mozart.
Le troisième acte de Romeo a enlevé tous les suffrages, grâce au jeu et au chant de madame Pasta.
Mademoiselle Mars, la seule actrice que l'on puisse nommer après madame Pasta, a terminé la soirée par la Jeune Femme colère. La gaieté de cette petite comédie a fait un contraste agréable avec le tragique sombre du troisième acte de Romeo.
L'opinion du foyer regrettait qu'au lieu du deuxième acte de la Clemenza, mademoiselle Schiassetti n'eût pas songé à donner au public un acte du Freischütz, de Maria Weber. Cet opéra est traduit en italien, et mademoiselle Schiassetti le chantait avec beaucoup de succès à Munich.
XX1
DÉBUT DE GALLI DANS LE BARBIER DE SÉVILLE. P ELLEGRINI que nous venons de perdre, et qui va à Londres donner des leçons de chant, semblait fait exprès pour jouer le rôle de Figaro malice, esprit, légèreté, il avait tout. Pour ce rôle, son physique était aussi bien que sa voix. Aux deux Théâtre-Français, personne ne 1. Journal de Paris, 7 août 1825.
joue Figaro comme nous l'avons vu représenter par Pellegrini, et combien n'eût-il pas encore produit plus d'effetsi sa Rosine l'eût un peu mieux seconde ? Mademoiselle Cinti chante à ravir ce rôle, mais ne le joue pas de même. Il le faut avouer, Pellegrini n'était excellent que dans le rôle de Figaro il était fort bon acteur, mais un peu froid, dans le Dandini de la Cenerantola, dans le Podestat de la Gazza ladra, dans le comte du Matrimonio, dans le Leporello de Don Juan. Pellegrini ne jouait pas dans le serio. Galli au contraire est sublime dans le rôle du père de la Gazza ladra il joue admirablement dans Mahomet, dans Semiramis. Les rôles de conspirateur lui vont à merveille. C'est un acteur plein de verve et de feu, et qui fera beaucoup de plaisir si nous ne cherchons pas à l'éteindre par nos froides critiques.
Hier, il a débuté par celui de tous les rôles de son emploi qui lui convient le moins. Sa voix et même son physique n'ont pas toute la légèreté à laquelle nous sommes accoutumés dans le rôle du malicieux barbier. Galli. jouant dans une pièce écrite en italien, a joué son rôle en Italien véritable. J'ai entendu des amateurs distingués le blâmer vivement de ce qu'il ne leur avait pas offert les gestes
et les regards d'un aimable Français. Il faut convenir qu'à son entrée en scène Galli avait tout l'air d'un féroce Transtéverin. Galli est Romain sa belle prononciation, sa superbe figure en font foi il nous a donné hier soir un Figaro romain. En ce pays, il faut l'avouer, l'énergie se montre plus souvent que la grâce. Me passera-t-on la comparaison ? Nous avions dans Pellegrini la grâce et la légèreté d'un jeune chat. Galli, au contraire, a été un peu éléphant. Sa voix est énergique et puissante plutôt que gracieuse et flûtée. Or, l'énergie a souvent tort quand elle se hasarde à paraître devant le public de Paris. La grâce, un peu maniérée, est plus sûre de nos suffrages. Galli a toujours chanté juste, mais souvent il a paru essouflé le rôle de Dandini, dans lequel nous le verrons mardi, lui va beaucoup mieux que celui de Figaro il y est bouffe excellent, bouffe plein de feu. Comme il sera terrible dans le rôle d'Assur de la Semiramide
Hier soir, le finale du second acte a surtout décidé le succès de Galli. Notre opéra-buffa devenait bien froid voici du feu qui nous arrive. L'éteindrons-nous ?
XXI1
SECOND DÉBUT DE GALLI
DANS LA CENERENTOLA.
NOUS n'avons jamais eu à Paris de représentation de la Cenerentola comparable à celle d'avant-hier soir. Elle a été, ainsi que nous avions osé le prévoir, un triomphe pour Galli. Le fameux duo Un segreto d'importanza, entre Galli et Zuchelli. a été répété à la demande générale et succède ainsi aux honneurs accordés autrefois au sestetto: Questo è un nodo aviluppato. Galli égaye la scène, il la remplit, il communique le feu qui l'anime aux acteurs qui paraissent avec lui en un mot, nous avons eu avant-hier soir une nouvelle édition de la Cenerentola. Jamais mademoiselle Mombelli n'a mieux chanté. Les éclats de voix, les notes élevées jetées avec tant de hardiesse, auxquels on pouvait reprocher un peu d'aigreur il y a quelques mois, maintenant sont doux et veloutés c'est la perfection du chant bouffe. Vers le milieu d'octobre, nous perdrons cette grande can1. Journal de Parts, 11. août 1823.
tatrice, ainsi que Donzelli, mais on nous fait espérer, pour le commencement du même mois, Davide, le premier ténor connu. Nous aurons madame Fodor le seul Lablache manquera à cette réunion brillante des premiers chanteurs du monde. Galli a vaincu ce soir un ennemi bien puissant, l'esprit de routine. Le public de Louvois, une fois accoutumé à voir telle roulade sur tel mot, tel port de voix sur telle syllabe, paraît toujours mécontent si un nouvel acteur sent différemment son rôle et transporte à un autre mot, peignant, une autre nuance de caractère, tout ce que sa voix peut avoir de charme, tout ce que son jeu peut présenter de chaleur. J'ai vu des gens à la tête étroite qui cherchaient querelle à Galli, parce qu'il s'efforçait d'être lui-même, et non pas une copie plus ou moins exacte de Pellegrini. En Italie, on aime à changer d'acteurs tous les trois mois, afin de ne pas avoir toujours les mêmes gestes, toujours les mêmes agréments. Bien loin de là, j'ai vu ce soir, au commencement du premier acte, le moment où Galli allait déplaire uniquement parce qu'il se présentait avec un superbe costume bleu de ciel et argent, et que nous sommes accoutumés au vieux manteau rouge de Pellegrini, de plus, il avait le tort d'entrer en scène gaiement et avec
verve, comme un jeune valet de chambre ravi de faire le prince. Galli change de costume au second acte, et quitte les broderies aussitôt que son maître lui a dit Principe piu non sei c'est avec le simple habit de cameriere qu'il a répété ce soir le fameux duetto. J'ai trouvé qu'il l'avait chanté avec plus de charme et de légèreté la première fois. Dans trois ou quatre passages, le plublic, d'abord plus étonné que charmé de la verve étonnante de ce grand acteur et des mots piquants qu'il ajoute à ses rôles, a fini par l'applaudir avec transport.
Mardi 16 août, Galli reparaîtra dans le rôle de Fernando de la Gazza ladra, et Zuchelli qui, ce soir, a chanté avec tout le goût possible, succédera à Pellegrini et remplira le rôle du Podestat scélérat. Il est essentiel à nos plaisirs que le public, qui commence à sentir le mérite de Galli, veuille bien ne pas se scandaliser de la gaieté et permettre à ce grand acteur de faire des bouffonneries dans ses rôles bouffons autrement nous finirons par voir jouer du même ton l'opéra buffa et l'opéra seria. La variété, la nouveauté, qui, dans tous les beaux-arts, est la source des plaisirs, en musique est la condition sine qua non. Nous avons les premiers chanteurs du monde, obligeons-les à nous donner
une pièce nouvelle tous les deux mois, et quand nous renouvellerons leurs engagements, mettons une partie de leur traitement en feux. Ils seront intéressés à jouer souvent. On pourrait faire suivre d'une gratification considérable la mise en scène de six opéras nouveaux que l'on donnerait chaque année, et ces gratifications seraient calculées dans le compte des appointements. Tout le monde aurait du zèle, orchestre comme chanteurs tout le monde pourrait dire comme Figaro mon intérêt vous répond de mon zèle. N'est-ce pas là la perfection d'une constitution théâtrale ?
XXII1
PREMIÈRE REPRÉSENTATION DU CROCIATO IN EGITTO, OPERA SERIA, DE M. MEYERBEER.
APRÈS de longs retards, occasionnés par l'absence du compositeur, par l'indisposition de plusieurs artistes. le Crociato in Egitto vient enfin de paraître. Nous l'avons applaudi hier soir au théâtre Louvois, comme on l'a applaudi 1. Journal de Paris, 24 septembre 1825.
à Vanise, où il a été joué pour la première fois en 1824, et successivement à Milan, à Florence, à Bologne, à Munich et à Londres. Les réputations musicales voyagent maintenant d'un pôle à l'autre avec une extrême rapidité. Rossini enchante à la fois les beautés de Naples, de Lisbonne et de Mexico. Deux théâtres italiens s'organisent en ce moment, l'un à Pétersbourg, l'autre à New-York le génie ne connaît plus de distance et la musique italienne règne sur les deux mondes.
M. Meyerbeer, jeune amateur de Berlin, s est placé depuis quelques années au rang des premiers compositeurs de l'Europe. Le Crociato commence et consolide sa réputation à Paris. En fait de musique, on sent que nous ne nous pressons jamais d'accueillir les talents naissants; nous aimons les renommées toutes faites. Piccini, Gluck et Sacchini étaient déjà célèbres en Europe quand ils vinrent débuter à Paris. On admirait depuis dix ans en Italie, en Allemagne et en Angleterre, l'auteur de Tancredi et d'Otello, lorsque son nom même nous était inconnu. Nous prédisons à M. Meyerbeer le sort de ses illustres devanciers le suffrage de Paris, quoique un peu tardif, mettra le dernier sceau à sa réputation. De la vi-
gueur, de l'originalité, une certaine grâce de style, qui respire toute la fraîcheur de la jeunesse voilà les qualités que nous avons remarquées dans le Crociato, l'un de ses derniers et peut-être son meilleur ouvrage. Le poème sur lequel il a prodigué tant de richesses d'harmonie est d'une absurdité peu commune, même au delà des Alpes. Il s'agit d'un chevalier d'Orville, prisonnier des infidèles, qui devient tout simplement amoureux de la fille du soudan d'Egypte. Le résultat de cet amour est un enfant qui paraît sur la scène au milieu des danses des odalisques. On a supprimé à Louvois cette inconvenante niaiserie car comment imaginer que le soudan ne s'aperçoive en aucune façon d'une intrigue aussi finement dissimulée ? L'oncle de d'Orville, grand maître des chevaliers de Rhodes, et croisé très rébarbatif, se présente au camp des musulmans pour traiter de la paix il reconnaît son neveu sous le turban d'un renégat et l'on peut juger de son indignation. Le traité ne se conclut pas la guerre recommence une conjuration s'ourdit, parmi les prisonniers chrétiens, contre le soudan il est sur le point de périr d'Orville lui sauve la vie, et le chevalier qui me paraît un mauvais Turc, et qui n'est pas un très bon chrétien, se trouve ainsi raccommodé
avec son beau-père. Il s'arrange aussi à l'amiable avec son oncle le grand-maître. et la pièce est à lieto fine, a fin joyeuse, comme on dit en Italie.
Plusieurs intrigues secondaires se croisent dans cette œuvre mélodramatique. Une jeune fille, jadis éprise de d'OrviIIe, se glisse parmi les pages du grand maître et reconnaît son infidèle chevalier. Le vizir Osman conspire contre son seigneur. Tout ce fatras assez compliqué donne lieu à des airs, à des duos, à des morceaux d'ensemble pleins de mouvements et de passion. Un canevas de ce genre, qui fait sourire de pitié les plus obscurs de nos faiseurs de mélodrames, vaut cependant mille fois mieux, pour un habile compositeur, que les poèmes froids et spirituels que nous possédons en si grand nombre. L'esprit ne se met pas en musique c'est une vérité dont on est convaincu en Italie et en Allemagne nous y viendrons avec le temps.
On sait que les premières représentations des opéras italiens ne sont pas autre chose qu'une seconde répétition générale, l'ensemble y manque pour l'ordinaire les voix ne sont pas encore suffisamment amalgamées quelque habiles que soient les chanteurs, le fini de l'exécution n'est bien senti qu'après un certain nombre de
représentations. Toutefois on a remarqué hier et vivement applaudi la cavatine Oh! corne rapida
Fuggi la speme,
ajoutée à la partition et chantée par madame Pasta avec une expression admirable le jeu de cette grande actrice a sauvé ce que son rôle du chevalier d'Orville a de ridicule et d'invraisemblable. Elle a été sublime au moment où elle reconnaît son oncle dans l'envoyé des chrétiens. Toujours en scène, toujours noble, sans exagération, sans efforts, madame Pasta nous a paru atteindre à la perfection du jeu et à celle du chant.
Donzelli s'est supérieurement acquitté du rôle du grand-maître il a chanté avec âme le beau duo Fa già, varcesti indegno, et surtout l'admirable prière
Suona funerea
L'ora di morte.
Il a voulu augmenter les regrets que nous causera son départ. Levasseur est un fort beau soudan et mademoiselle Mombelli quoique visiblement indisposée, a fait applaudir sa belle méthode de chant et les cordes élevées de sa voix.
XXIII 1
DÉBUT DE M. RUBINI DANS LA CENERENTOLA (6 octobre).
DEPUIS vingt ans peut-être, nous n'avions pas vu au Théâtre-Italien de représentation aussi complètement satisfaisante que celle de jeudi dernier. Zuchelli, Galli, Rubini et mademoiselle Mombelli présentaient un ensemble parfait. Les acteurs italiens, surtout, dans le genre bouffe, n'auront jamais à Paris la verve qu'ils montrent audelà des Alpes ils ont une trop grande peur du public, et le public lui-même craint trop de se compromettre pour applaudir des choses nouvelles que le chanteur fait d'inspiration, et que peut-être il ne reproduira jamais. Nous ne pouvons lutter avec les théâtres de la Soala et de San Carlo qu'en produisant dans chaque opéra quatre ou cinq chanteurs du premier ordre. C'est ce qui a eu lieu pour la Cenerentola jeudi dernier aussi les applaudissements ont-ils été unanimes et pleins de chaleur. Le jeu 1. Journal de Paris, 9 octobre 1825.
des acteurs s'en est ressenti Galli et Zuchelli ont osé se livrer à l'inspiration du moment dans le duetto du second acte, et jamais il n'en a été chanté ni joué avec plus de verve et de naturel.
Rubini a réussi complètement. Dès son entrée en scène, deux ou trois agréments fort légers, et exécutés dans la perfection, lui ont assuré le suffrage de cette classe d'amateurs qui applaudissent surtout le difficile. Rubini a ensuite chanté supérieurement une cavatine fort commune, qu'il a ajoutée à son rôle. Sa voix n'est point forte, et n'a de l'éclat que dans les notes élevées elle manque de timbre, c'est-à-dire qu'elle ressemble trop à la voix parlée. On ne l'entend nullement dans les morceaux d'ensemble; et souvent, dans les duos, elle a été complètement éclipsée par l'orchestre de Louvois qui met de la vanité à jouer toujours trop fort. Si l'on ne parvient pas à modérer cette mauvaise habitude, la moitié des agréments de la voix de Rubini restera invisible à Paris. Ce serait dommage. Cette voix, travaillée avec un art infini, place le débutant immédiatement après Davide dans la liste des excellents ténors. Donzelli a plus de force, Crivelli possède une voix infiniment plus belle, mais Rubini se tire mieux du badinage élégant, hardi,
piquant, scintillant pour ainsi dire, que nous demandons aujourd'hui à la voix du ténor. Rubini doit chanter d'une manière supérieure à tout ce que nous avons vu en France le rôle de Paolino dans le Mariage secret. Il n'est point acteur, mais il est joli homme et ne paraît jamais embarrassé sur les planches. Son émotion était extrême et a dû nuire à ses moyens. Les Italiens ont enfin compris que les grandes réputations musicales se font à Paris c'est dans la capitale de l'Europe qu'il faut obtenir des louanges, si l'on veut être engagé avantageusement ailleurs. Mademoiselle Mombelli nous a offert la perfection d'un genre de chant qu'après son départ nous ne verrons plus en France on pourrait comparer cette manière aux arabesques de Raphaël. Comme de coutume, la voix de mademoiselle Mombelli l'a trahie une fois, elle a manqué une des notes les plus remarquables du morceau qu'elle chante en arrivant au bal. J'aime beaucoup mieux, je l'avoue, un chant plein de génie, déparé une fois par une fausse note, que la perfection continue et monotone de la médiocrité qui ne tombe pas parce qu'elle ne s'élève jamais.
On ne peut demander qu'une chose à Galli et à Zuchelli dans la Generentola c'est de changer de rôle. La voix puissante
de Galli ne peut absolument pas se plier au ton léger de la cavatine Come l'ape ne' giorni d'Aprile. On souffre à l'entendre chanter. Ses efforts sont trop visibles. Cette cavatine serait au contraire un triomphe pour la voix si légère de Zuchelli tandis que Galli chanterait aussi bien et jouerait mieux la charmante cavatine Miei rampolli feminili. Cette pauvre cavatine n'a pas pu encore se faire comprendre par les petits journaux qui ne connaissent rien à l'art des Rossini et des Cimarosa, et s'imaginent que l'on peut mettre l'esprit en musique. Il faut, pour cet art, l'horreur tragique de Shakspeare ou le comique bouffon de Scarron.
XXIV1
PREMIÈRE REPRÉSENTATION
A LA SALLE FAVART. TANCREDI
Débuts de Rubini et de madame Schutz, dans la Donna del Lago LA représentation de Tancredi a été assez froide l'attention était absorbée par la salle nouvelle. Ce chef-d'œuvre de richesse et de dorure a déjà trouvé un juge éclairé dans ce journal. Les abords, le vestibule, les escaliers sont magnifiques; le parterre, fort commode, a des dossiers. Il ne lui manque que des bras de fauteuil bien rembourrés, pour être au niveau du parterre de la Scala, à Milan. On a blâmé le plafond, que je trouve très bien et amusant à voir. C'est là précisément le mérite d'un plafond de théâtre il doit abréger, autant qu'il est en lui, cette heure mortelle pendant laquelle on attend le lever du rideau. Au théâtre de San Carlo, à Naples, la toile offre un tableau d'histoire. Pourquoi ne pas placer, sur le rideau de Favart, une copie du tableau célèbre qui nous a 1. Journal de Paris, 18 novembre 1825.
rappelé l'Entrée d'Henri IV dans Paris? Cela eût encore contribué à alléger, pour les nouveaux prosélytes du chant italien, l'ennui de cette heure fatale dont je parlais dans le moment. Les trois grands bas-reliefs, peints au-dessus de l'avantscène, sont fort bien. J'aurais voulu voir remplacer le bas-relief du milieu par une figure du temps, montrant du doigt le chiffre qui indique l'heure. Une figure de ce genre produit un fort bon effet au théâtre de San Carlo à Naples, et cet usage est commode.
La couleur rouge qui revêt le plafond et les côtés des loges d'avant-scène fait paraître les décorations bien ternes. Il valait mieux, pour les yeux des spectateurs, tendre ces loges en taffetas vert. Le foyer, qui ne sera ouvert que le 24, et que le public aperçoit à travers la glace immense placée sur la cheminée, annonce beaucoup de magnificence.
Le succès de Rubini, dans la Donna del Lago, a été complet et mérité. Paris sait enfin ce que c'est qu'une voix de ténor. C'est dans l'opéra d'Ermione, de Rossini, tombé à Naples en 1819, que Rubini a pris la cavatinequi, hier et avant-hier, nous a paru si jolie. Dans Errnione, c'est le terrible Oreste qui chante cet air, chef-d'œuvre de grâce et surtout d'élé-
gance. Que n'auraient pas dit, sur cet effroyable péché contre le costume, les graves littérateurs qui poursuivent de leurs injures le théâtre italien, si l'opéra d'Ermione eût été donné en France ? C'est pour le coup que nous eussions tous été des Bourgeois gentilshommes 1. Dans cet air, Rubini produit un plaisir extrême à la vérité, ce plaisir n'est pas du genre tragique que semble annoncer le grand nom d'Oreste mais qu'importe, puisque c'est du plaisir ? Valait-if mieux nous ennuyer en étant fidèle au costume ? L'air si délicieusement chanté par Rubini, et qu'on a eu le tort de lui faire répéter hier et avant-hier, peint les sentiments d'un jeune berger un peu jaloux de sa maîtresse. Le talent de Rubini est parfait, on ne connaît rien de préférable il n'en est pas tout à fait de même de sa voix, le timbre n'en est pas assez clair. Aussi Rubini brille-t-il surtout par les fioriture. Rien au monde de plus élégant, de plus gracieux, de plus vif cela rappelle les poésies légères de Voltaire. Quel dommage que notre orchestre ne veuille pas se contenter d'accompagner ces choseslà Tout son devoir est dans ce grand mot accompagner. Pourquoi veut-il conduire 1. Courrier français du 14 novembre 1825.
l'exécution musicale et la conduire en maître inflexible et impérieux ? Rubini n'a pu faire aucune de ces fioriture qui sont inspirées à un chanteur habile par les applaudissements du public. Ce jeune ténor est plein de feu et de hardiesse il brûle de se distinguer c'est un oseur. Nous aurions des choses délicieuses, de ces traits improvisés inspirés par l'enthousiasme du moment, et qu'un chanteur ne répète pas deux fois, si l'orchestre n'était pas là sous ses yeux pour lui faire peur. Si jamais Rubini chante accompagné par l'orchestre, nous verrons un autre homme. Au théâtre, j'aime mieux quatre mesures de la cavatine d'Ermione, telles que Rubini les a chantées hier, que toutes les symphonies de Haydn. Quand mon âme sent le besoin de musique instrumentale, je vais au Conservatoire, le dimanche et là, j'avoue avec plaisir que rien en Europe, si ce n'est peut-être l'orchestre de Dresde, ne peut être comparé à nos instruments. Quand voudront-ils se rappeler qu'au théâtre leur gloire consiste à faire briller la voix ? Celle de Rubini serait digne d'amener cette révolution. Au reste, l'humidité de la nouvelle salle diminue l'éclat de l'orchestre c'est seulement en ne suivant pas le chanteur en humble esclave qu'hier il m'a semblé nuire à nos plaisirs.
Madame Schütz n'est point un contralto, mais bien un soprano. Elle ne chante point la cavatine Ah! si pera! aussi bien que madame Montano. Les notes ne sont pas toujours articulées avec assez de netteté; Madame Schütz, qui a une fort belle taille, a été applaudie partout ailleurs qu'à Favart, ce serait une cantatrice fort remarquable. Le costume qu'on lui avait conseillé est ridicule, le bonnet doré surtout pourquoi ne pas conserver la petite toque surchargée d'une forêt de plumes noires qui est d'un si bel effet, et d'ailleurs parfaitement historique ?
L'admirable Mombelli nous quitte demain, et avec elle la vraie manière de chanter l'opéra-bouffe. Puisse madame Mainvielle nous consoler bientôt. Le goût des dilettanti parisiens a fait, ce me semble, d'immenses progrès depuis un an le nombre des personnes insensibles aux grâces vives et imprévues du véritable chant bouffe semble diminuer chaque jour on prise moins la monotone perfection de la médiocrité. Hier soir, madame Mombelli a manqué deux notes dans le finale du second acte, sans pour cela chanter faux elle n'avait plus la force d'atteindre à ces notes, et ne les a pas dites. Autrefois, les amateurs de la propreté du chant se fussent scandalisés hier cet accident
n'a été remarqué à haute voix que par quelques nouveaux venus dont la naïveté varie l'amusement du véritable public.
XXV1
PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE SEMIRAMIDE Début de madame Mainvielle-Fodor.
LA Semiramide, le dernier des chefsd'œuvre de Rossini, fut composée à Venise en 1823, pour le théâtre della Fenice. Le rôle de Sémiramis fut joué et chanté d'une manière admirable par madame Colbran-Rossini. Jamais, sur aucun théâtre, la reine de Babylone n'a été représentée avec plus de grandeur et de majesté. Rosa Mariani, la voix de contralto la plus forte qui ait paru depuis la célèbre Gaforini, chantait le rôle d Arsace Galli, que nous avons admiré hier soir, jouait Assur un ténor anglais nommé Sinclair, quoique étranger, fut applaudi à Venise dans le rôle du roi Idreno, chanté hier par Bordogni.
1. Journal de Paris, 10 décembre 1825.
Jamais représentation ne s'annonça avec autant de magnificence que celle dont nous avons à rendre compte. L'empressement du public, qui voulait saluer le retour de la grande cantatrice française, avait garni de bonne heure toutes les places. Les personnes qui n'en avaient pas, et qui se résignaient à passer le temps de la représentation dans les corridors, s'étaient établies dans le superbe foyer, chefd'œuvre de goût et de véritable élégance. La beauté de la salle et l'empressement du public rappelaient tout à fait ces jours de première représentation à San Carlo ou à la Scala, où l'on accourt de vingt lieues à la ronde, et où l'émotion du public, comme l'étincelle électrique, se communique au spectateur le plus froid. Hier soir, les regards satisfaits du public semblaient rendre grâce à une administration qui n'épargne rien, ni soins, ni dépenses, pour augmenter ses plaisirs.
Enfin l'ouverture a commencé elle est jolie, mais a semblé un peu longue. Une triple salve d'applaudissements a salué l'entrée de madame Mainvielle. Le duetto qui suit
Bella immago degli dei,
entre Galli, magnifique dans le rôle d'Assur, et mademoiselle Schiassetti, on ne
peut pas plus jolie dans celui du jeune général Arsace, a produit le plus vif plaisir. La voix menaçante de Galli faisait retentir la salle, et couvrait un peu trop celle de son jeune rival. Bientôt madame Mainvielle a reparu pour chanter sa cavatine
Bel raggio Insinghier.
Cette grande cantatrice a été couverte d'applaudissements. Elle a fait entendre des sons magnifiques. Sa voix pure et argentine a brillé de tout son éclat. Quelques fioriture n'ont pas semblé d'un"goût assez grandiose tout doit être noble et passionné dans le chant qui nous peint les sentiments de la plus grande reine dont l'histoire ait gardé le souvenir. Cette cavatine, admirablement chantée, a semblé trop courte, et a été suivie de quelques minutes de conversation. Chaque spectateur voulait communiquer à son voisin sa manière de juger.
La scène où Sémiramis, placée sur son trône, choisit un roi, est un des chefsd'œuvre de Rossini. Le public n'a pas paru l'apprécier. Le chœur des princes Giuro ai numi,
est une des plus belles choses que ce grand maître ait faites dans le genre de la mu-
sique allemande. Ce morceau a semblé un peu long c'est le défaut général de la pièce dont les deux actes durent trois heures et un quart. En Italie, ils sont séparés par un ballet qui repose l'attention. Le librello imité de Voltaire par M. Rossi, présente beaucoup de situations fortes et les expose sans longueur c'est la perfection du genre. Il me semble qu'il n'y a pas un trop grand nombre de morceaux de musique dans ce nouveau chefd'œuvre de Rossini, mais que chaque morceau est trop long. Il faut toujours excepter l'admirable cavatine de madame Manvielle et le superbe duetto qu'elle chante au second acte avec le terrible Assur
Se la vita ancor t'è cara.
Ce duetto peint avec génie la situation d'une reine toute-puissante et qui se lasse des prétentions et de l'insolence d'un ancien complice. Grâce au zèle de l'administration, nous avons vu enfin deux premiers sujets chanter ensemble un des morceaux les plus renommés du compositeur à la mode. Ce duetto, destiné à faire fureur, a été accueilli assez froidement. Le public, qui se souvient de Tancrède et d'Otello, aurait peut-être voulu ren-
contrer plus de chanls dans la partition de Sémiramis. C'est un tableau plein de pompe et de magnificence comme ceux de Paul Véronèse, ce n'est plus une composition touchante, simple et raphaëlesque comme Tancrède.
Le public a couvert d'applaudissements madame Mainvielle. Il a rendu justice au chant pur et gracieux de mademoiselle Schiassetti, dont Arsace est le meilleur rôle il a paru frappé de la beauté de mademoiselle Amigo espérons qu'aux représentations suivantes il applaudira Rossini. Les dilettanti connaissent trois ou quatre Sémiramis plusieurs de ces opéras ont même été joués à Paris le seul Rossini s'est élevé à la hauteur du sujet, l'un des plus beaux que puisse présenter la muse tragique. Les chœurs ont très bien chanté, les costumes étaient magnifiques. Il n'a manqué à la soirée d'hier qu'un public plus facile à émouvoir.
XXVI1
PREMIÈRE RFIPRÉSELTTATION DE LA SÉMIRAMIDE Début de madame Mainville-Fodor.
LE poème est excellent, les décorations détestables. Galli a été superbe cette soirée eût été un triomphe pour ce grand acteur si le public se fût trouvé disposé à sentir la musique. Mais ce soir on venait pour juger les prétentions de mesdames Mainvielle et Pasta au rôle de Sémiramis. Un public français n'est jamais bien facile à émouvoir aux premières représentations des Italiens; ce soir, il était encore plus guindé et plus froid qu'à l'ordinaire. II faut l'avouer, l'admirable partition de Semiramis n'a produit aucun effet. Il y a encore un opéra de Rossini à essayer, c'est Zelmira, après quoi il faudra probablement fermer le théâtre, car toute musique qui n'est pas de Rossini déplaît, et ce grand compositeur paraît épuisé.
Madame Mainvielle a été saluée par une triple salve d'applaudissements. Quoi1. Le Mercure du XIXe siècle, 1825, t. XI, p. 470.
qu'il y eût un nombre immense de billets donnés, ces applaudissements étaient de bon aloi. On avait du plaisir à revoir ce grand talent. Malheureusement le trouble inséparable d'un début s'est opposé à ce que Madame Mainvielle remplît tout à fait l'attente du public. Cette grande cantatrice a eu des sons magnifiques dans la cavatine
Bel raggio lusinghier,
mais les agréments placés dans cette cavatine n'ont pas toujours semblé de bon goût. Il y a eu certains arrêts de voix qui ressemblaient beaucoup plus à un manque de respiration qu'à un agrément prévu par l'habileté du chanteur. Cette cavatine était à Naples le triomphe de madame Mainvielle et, dans ce pays, où le public sait faire respecter jusqu'à ses caprices, chaque fois que notre célèbre compatriote chantait à San Carlo, le prix ordinaire de cinq carlins était porté à sept. Pour qui connaît les Napolitains, cette preuve de mérite de madame Mainvielle est irréfragable. Le temps humide et désagréable, qui nous poursuit depuis quelques jours, a pu altérer et rendre un peu tremblante cette voix si admirée à Naples. Les dilettanti remarquent un effet semblable chez Rubini, dont la voix
n'est déjà plus aussi nette qu'il y a deux mois. Espérons que, pour la prochaine représentation de Sémiramis, la voix de madame Mainvielle reprendra tout son éclat et toute sa fraîcheur.
Elle a joué sagement le magnifique rôle de Sémiramis. Mais, comme le disait Voltaire, il faut avoir un peu le diable au corps pour jouer la tragédie. Il me semble que, pour l'intérêt de sa gloire comme pour celui de nos plaisirs, madame Mainvielle devrait reprendre ses jolis rôles d'opéras bouffons dans lesquels elle est sans égale. Je doute que cette grande cantatrice procure plus de huit ou dix représentations à la Sémiramide. Personne n'a oublié qu'elle a triomphé soixante fois de suite dans le Barbier de Séville. Sa voix si légère et si brillante trouverait le même succès dans vingt opéras bouffons. Il n'y a jamais dans la musique bouffe de ces tenues de voix si fort contrariée par notre climat, il n'y a jamais surtout de récitatifs profondément passionnés. Le morceau chanté du haut du trône, au moment où Sémiramis choisit un roi, 1 vostri voti omai,
n'a pas semblé assez empreint de la couleur tragique les manières de la reine
semblaient manquer un peu de cette importance naturelle chez les personnes qui ont passé leur vie dans l'exercice d'un grand pouvoir. Nul doute que ma dame Mainvielle ne chante d'une manière encore plus parfaite, lorsqu'elle sera par faitement remise de son indispositionmais l'on peut douter qu'elle joue jamais dans le genre tragique avec la perfection que nous lui avons vue .dans la Gazza ladra et dans le Barbier.
Les honneurs de la soirée ont été pour Galli il est impossible de se figurer une plus belle tête. Le terrible Assur ressemblait ce soir à Jupiter olympien et ses gestes, dans presque tout son rôle, ont été au niveau de la beauté sublime empreinte dans ses traits. Galli a été magnifique dans le duetto si tragique du second acte Se la vita ancor t'è cara,
où la reine et Assur se reprochent leur crime commun. Ce duetto admirable m'a paru n'être pas senti par le public peutêtre est-il un peu long. Le duetto du 1er acte entre Assur et Arsace a fait l'effet d'un air. Quoique mademoiselle Schias setti l'ait chanté avec beaucoup de goût, et que sa voix eût ce soir tout son éclat, celle de Galli est tellement puissante, la
colère lui donnait un accent si pénétrant, que la voix du jeune Arsace était tout à fait éclipsée.
Le triomphe de Galli eût été complet, si, dans la scène de terreur du 2e acte Deh! ti ferma. ti placa. perdona,
lorsqu'il se croit poursuivi par l'ombre de Bélus, il ne se fût permis quelques mouvements qui ont plus de vérité que de noblesse Galli a voulu courir pour éviter l'ombre terrible du roi or, il est peut-être impossible de courir avec le costume babylonien, qui se compose d'une robe fort longue, sans éviter le rire. Cette scène magnifique et fort bien chantée n'a produit aucun effet sur le public. Mademoiselle Schiassetti a été charmante dans le rôle d'Arsace, elle l'a chanté avec beaucoup de grâce et de pureté. Elle y a produit beaucoup plus d'effet que dans le rôle de Malcolm de la Donna del Laga. Quant au maestro Rossini, son succès n'a pas été brillant tous les morceaux, à commencer par l'ouverture, ont semblé trop longs. Nous avons eu de la musique depuis huit heures jusqu'à minuit moins un quart. A l'exception d'un duetto mal chanté par Bordogni, je ne vois aucun morceau à supprimer, mais tous peut-être
doivent être abrégés. La seule cavatine de madame Mainvielle a semblé trop courte. Après avoir raconté le fait du peu de succès de cette partition, j'oserai ajouter que c'est le public qui a tort. Cette musique est en tout digne de l'auteur d'Otello, quelquefois même elle est plus tragique. La présence, sur la scène, d'un corps de musique militaire donne aux effets d'harmonie une vivacité que l'on n'obtiendra jamais en plaçant les instruments dans l'orchestre, ainsi qu'on l'a fait ce soir. Les costumes étaient magnifiques les décorations, toutes bleu de ciel et sans grandiose, semblent avoir été peintes il y a 50 ans du temps de Boucher. Mademoiselle Amigo, sous le costume d'une princesse babylonienne, était d'une beauté frappante. Espérons qu'à la prochaine représentation, le public se montrera moins insensible à la musique de Rossini, et que madame Mainvielle sera tout à fait rétablie de son indisposition.
XXVII1
REPRISE D'OTELLO
Début de M. Rubini, dans le rôle d'Othello.
J'AI vu hier la Dame blanche2 et aujourd'hui Otello. II me semble que s'il s'agissait uniquement de la peinture profonde des passions et des mouvements du cœur humain, l'on pourrait établir cette proportion Mozart est à Rossini, comme Rossini est à M. Boïeldieu. Rossini, qui sacrifie trop à l'esprit et manque souvent de profondeur aux yeux des Italiens, est sombre et passionné, si on le compare à la légèreté fine et amusante et à l'orchestre coquet de M. Boïeldieu. Quelques journaux, plus remarquables par leur patriotisme que par leurs connaissances dans les beauxarts, se sont hâtés, voyant le succès de la Dame blanche et la demi-chute de Sémiramis, de proclamer M. Boïeldieu le premier musicien de l'Europe. Pour nous, plus timides, nous attendrons le succès 1. Journal de Paris, 17 décembre 1825.
2. La Dame blanche a été représentée pour la première fois le 10 décembre 1825. N. D. L. E.
pyramidal que la Dame blanche aura sans doute à Naples, à Pétersbourg, Vienne, Berlin, Milan, Lisbonne, etc. M. Boïeldieu est, je crois, le seul compositeur français dont la musique ait eu presque autant de succès à Naples qu'à Paris. Ce fut, je pense, M. Barbaja, secondé par Rossini, alors plein d'activité, qui fit. traduire les paroles de Jean de Paris et monter cet opéra si brillant d'esprit et de fraîcheur.
Lorsque Rossini fit jouer Tancrède en 1813, il n'était pas fort éloigné du style simple, spiriluel, très facile à comprendre, qui a fait le succès de la Dame blanche. Il fut plus original dans Il Turco in ltalia (1814), plus profond dans Otello (1816), enfin presque aussi compliqué qu'un Allemand dans cette Sémiramide, jouée en 1823, qui a trouvé plus d'accueil à Vienne et à Naples qu'à Paris. A chaque opéra nouveau, Rossini a donné moins de chant, mais aussi il a déployé plus de feu et de science dans les morceaux d'ensemble. C'est aussi par un morceau d'ensemble (la vente à l'enchère qui forme le finale du second acte) que M.Boïeldieu a enlevé tous les suffrages à Feydeau. Mais ce finale, fort joli, exprime un degré de passion tort modérée et peut-être n'efface pas tout à fait le finale du premier acte d'Otello.
Rubini, qui avait commencé par être un peu timide dans la cavatine de ce beau rôle, s'est rassuré en voyant que le public lui rendrait pleine justice il a fort bien été dans le finale du premier acte et dans les deux derniers. Son défaut est de forcer extrêmement certaines notes et, un instant après, de chanter tellement à mezza voce, qu'à peine peut-on l'entendre. Le beau chant est plus égal. Souvent, hier soir, Bordogni a chanté la partie d'Othello et Rubini celle de Roderigo. La musique admet tant de vague dans son expression, que ce changement n'a choqué personne. Je croirais volontiers que les femmes seules s'en sont aperçues. Les hommes, moins instruits en musique, jugent davantage par sentiment.
Madame Pasta a joué et chanté d'une manière miraculeuse. M. Talma, qui 'était à l'orchestre, n'a cessé d'applaudir cette grande tragédienne.
XXVIII 1
REPRÉSENTATION DE SÉMIRAMIDE
Début de madame Pasta dans ce rôle.
SI la partition de Sémiramide était d'un jeune maestro débutant dans la carrière, nous serions embarrassés ce matin à trouver des tours de phrases assez énergiques pour le louer. Notre embarras est d'un genre bien différent. Il s'agit de faire entendre, avec les égards dus à l'auteur d'Otello et du Barbier, que le second acte de Sémiramis a semble bien long. Le grand maestro a placé tous les morceaux d'ensemble dans le premier c'est aussi dans cet acte que se trouvent toutes les surprises, tous les développements intéressants de passion. L'introduction, fort bien chantée par Levasseur, fait place à un chœur de Babyloniens dont la ritournelle est charmante, et délasse de l'ennui que produit toujours à l'Opéra le chant du grand-prêtre quand il est trop prolongé. Aussitôt après, nous sommes témoins de la première apparition de la superbe Sémiramis au milieu de tous les princes de l'Orient. 1. Journal de Paris du 5 janvier 1826.
Madame Pasta a dit en reine dès longtemps accoutumée au pouvoir, et comme étonnée de son émotion
Fra tanti regi e popoli.
Bientôt après, Assur se fâche contre son jeune rival Arsace et le duetto Bella immago degli dei,
nous fait faire connaissance avec ces deux personnages. Sémiramis ravie de l'arrivée du jeune Arsace, qu'elle aime en secret, assiste à une fête donnée dans ses jardins et la fameuse cavatine
Bel raggio lusinghier,
exprime l'excès de son bonheur. Ces chants légers sont suivis de la grande scène de l'opéra Sémiramis monte sur son trône et choisit un roi. Cette cérémonie si imposante, et que le seul Rossini, parmi les compositeurs vivants, était capable de peindre en musique sans lourdeur ni confusion, fait place à l'apparition de l'ombre de Bélus. Rien de plus magnifique que le finale qui suit et exprime la terreur générale. Quant à l'ombre du roi Bélus, elle se laisse voir trop longtemps
nos yeux ont le temps de s'accoutumer à sa figure, et c'est ce que. les ombres doivent toujours éviter. Son chant d'ailleurs est assez commun, et rappelle malheureusement la statue du commandeur dans Don Juan.
Le second acte débute fort bien par le duetto de menaces entre la reine Sémiramis et Assur, son ancien favori. Madame Pasta a été au-dessus de tous les éloges par la manière dont elle a joué et chanté ce duetto ainsi que l'admirable récitatif qui le précède. Ce morceau très fort est suivi par une scène à périr d'ennui entre les Mages et Arsace. Vient ensuite un duetto charmant chanté par Sémiramis et son fils Arsace
Ebbene a tel ferisci.
Après ces deux duos, il fallait absolument un morceau d'ensemble. Puisque Rossini n'a pas jugé à propos de nous en faire un. la toile doit tomber à ce moment. Tout le reste est mortellement ennuyeux. Galli avait peur des journaux, et à force de vouloir éviter les gestes ignobles, il n'a paru qu'un tyran ordinaire de mélodrame. Le public s'est montré fort injuste envers mademoiselle Schiassetti, qui a fort bien chanté. Nous lui conseillons de choisir une autre coiffure.
Madame Pasta a joue et chanté aussi bien que dans Otello. Son entrée a été saluée par une quintuple salve d'applaudissements. Elle a dit comme il appartient à la première tragédienne de l'époque Perché tremi misero cor cosi.
C'est avec un transport de joie délicieux, et qui fait un beau contraste avec la terreur qui remplit cette première scène, qu'elle s'est écriée
Oh ritornasse Arsace
La cavatine a été couverte d'applaudissements. Un instant après, lorsque Sémiramis reçoit la réponse de l'oracle de Memphis, madame Pasta a été au-dessus de tous les éloges dans le mot
Placati alfin vi siete.
Mais c'est le vers
Respiro appena,
plusieurs fois répété par la musique au moment où va paraître l'ombre de Bélus, qui a enlevé tous les suffrages. Dans aucun de ses rôles les plus applaudis, ma-
dame Pasta n'a trouvé un mouvement de terreur aussi vrai.
L'opéra de Sémiramide a commencé à huit heures et dix minutes. Le rideau du second acte n'est tombé qu'à onze heures et demie. Cette partition fût-elle pleine de chants et d'idées originales comme la Gazza ladra ou Olello, il y a trop de musique. Il est urgent d'ôter au second acte une demi-heure de sa durée, ou bien le public désertera après le charmant duetto de mesdames Pasta et Schiassetti, qui délasse un peu, par sa simplicité, de la terreur continue et du tapage musical. La Sémiramide aura-t-elle le sort de la Donna del Lago, qui, d'abord assez froidement accueillie, fait aujourd'hui le charme des connaisseurs ? Voilà ce que le public décidera jeudi.
XXIX 1
REPRÉSENTATION D'OTELLO
(14 février).
QUE dire d'Olello ? Que Rossini a su peindre avec bonheur les fureurs d'un jaloux et la malédiction d'un père que madame Pasta donne au rôle de Desdemona une profondeur de sentiment qui devrait être dans la musique ? Où est le Parisien qui ne sache cela mieux que nous ? Où est l'habitué des Bouffes qui n'envie le nouvel arrivé que les fureurs d'Othello n'ont fait frémir encore que huit ou dix fois ? Madame Pasta part pour Londres en avril, et revient trois mois après pour nous quitter à la fin d'octobre. Nous ne verrons plus guère Otello et Sémiramide. On rend justice à ce dernier ouvrage, mais il est bien loin d'égaler Olello. On cherche vainement, dans Sémiramis, des chants qui peignent les nuances de passion dont les personnages sont agités. D'ailleurs, la musique est faite pour l'expression des passions 1. Journal de Paris, 16 février 1826.
tendres, et dans Sémiramis, tout le monde est en colère on ne s'intéresse à personne, tandis que la pauvre Desdémona attache toutes les âmes tendres, et que souvent on a pitié même du farouche Othello. Cet opéra restera décidément le chef-d'œuvre tragique de son auteur, à moins que Zelmira, qu'on nous promet, n'ait un succès égal à celui dont le théâtre Favart aurait besoin pour ranimer un peu le goût pour la musique.
Les dernières représentations à ce théâtre ont presque toutes été des triomphes pour Mademoiselle Cinti. Cette charmante cantatrice a joué, entre autres rôles, l'Inganno fortunato, le premier chef-d'œuvre de Rossini, de manière à se faire une réputation comme actrice. Elle débute ce soir à l'Académie royale de Musique; nul doute qu'elle n'y trouve les plus brillants succès, si l'on a l'esprit de choisir de la musique qui convienne à ses moyens. J'ai entendu au piano un opéra de Nausicaa qui, quoique reçu depuis bien des années, semble fait exprès pour mademoiselle Cinti. L'expression touchante des sentiments les plus profonds y est revêtue d'un chant gracieux et facile. Tel est, ce me semble, le caractère dont ne devrait jamais s'écarter la musique destinée à l'opéra français. Maintenant que nous sommes accoutumés
au charme et à la suavité des mélodies italiennes, tout ce qui est dur pourra être admiré par les savants, prôné par les jounaux, mais ne sera jamais chanté dans les salons.
XXX1
LA SÉMIRAMIDE
(28 février 1826).
MADAME PASTA vient d'obtenir un triomphe éclatant dans le second acte de cet opéra. Jamais elle n'a chanté et joué comme ce soir le fameux duo avec Assur. La perfection de ce morceau a vaincu la froideur du public, qui était resté immuable durant un premier acte fort bien exécuté. Galli s'accoutume à son rôle, et commence à n'avoir plus autant de peur des journalistes il est fort beau dans le duo d'Assur, et ce soir, électrisé par le talent sublime de madame Pasta, il a joué avec autant d'aisance et de naturel qu'en Italie. La bonne compagnie fait fort peu de gestes à Paris la perfection est même, ce me semble, de n'en faire 1. Journal de Paris, dimanche 26 février 1926.
aucun, de ne se permettre aucune inflexion dans la voix, et de parler comme si on lisait. Les Italiens sont encore loin de ce beau idéal de la conversation.
Lorsque Galli a débuté en Italie, et y a passé longtemps pour le rival de Demarini, qui n'en compte pas beaucoup en Europe, c'est avec des gestes et des manières italiennes qu'il exprimait les passions des personnages qu'il représentait. Il ne pouvait songer à plaire à un peuple du Nord, beaucoup plus modéré dans l'expression des mouvements de l'âme, et chez lequel il n'est venu que tard. Galli est toujours tenté de jouer le rôle d'Assur comme un Italien le sentirait. Pardonnons-lui de n'y pas déployer la noblesse et la chaleur modérée qu'y porterait Desmousseaux, Saint-Aulaire, ou tel autre acteur du premier Théâtre Français.
La salle n'était pas remplie le public ne peut pas s'accoutumer à une partition sans doute magnifique, mais dont les airs ressemblent à un récitatif obligé surchargé d'ornements. La cavatine
Bel raggio lusinglîler
ne fait pas fortune. Le gran maestro ne pourrait-il pas composer un air qui fût
dans les cordes de madame Pasta, et où il y aurait un peu de chant ? La colère et la terreur se disputent toutes les notes de la Semiramide. Un morceau gracieux, doux, chantant, ferait un beau contraste. L'esprit de coterie cherche à disputer à Rossini la place élevée, et peut-être unique, que lui ont valu dix chefs-d'œuvre. Qu'il montre, en faisant un air nouveau pour madame Pasta, qu'il est toujours le Rossini d'Otello et de Tancrède. XXXI1
PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE ZELMIRA Musique de 31. Rossini.
IL est fâcheux que la personne chargée du soin de faire imprimer les librelli ne suive pas l'exemple de Métastase. Quoique les drames lyriques de ce grand poète soient très faciles à comprendre, il les fait toujours précéder par un sommaire. Cette analyse devrait être placée à la troisième page du librello. On 1. Journal de Paris, 16 mars 1826.
devrait trouver aussi, après le nom.des acteurs, l'indication de la ville où fut donnée la première représentation et le nom des chanteurs pour lesquels le maestro a écrit. Zelmira fut faite à Naples en 1822. M. Rossini allait partir pour Vienne. C'est peut-être à cette circonstance qu'il faut attribuer la richesse de l'harmonie et la rareté de la mélodie le maestro songeait au public devant lequel il allait débuter.
Quoique Zelmira soit imitée de la tragédie française de De Belloy,. citoyen de Calais, j'avouerai que jamais canevas plus absurde et tyran plus imbécile ne parut au Théâtre-Italien.
L'intrigue est si compliquée que, faute du sommaire dont je parlais dans le moment, ce n'est qu'au second acte qu'on a compris que le grand prince Azor avait usurpé la couronne sur le roi légitime Polydore. Anténor, le scélérat de la pièce, représenté par Bordogni, fait tuer Azor, et son couronnement en qualité de roi de Lesbos commence le finale du premier acte. Anténor accuse Zelmira, fille du roi Polydore, d'avoir tué Azor. Ce rôle, joué avec génie par madame Pasta, a soutenu la pièce. Ilus, époux de Zelmira, ne sait trop que penser des crimes dont la voix publique accuse sa femme. Dans
l'excès de ses perplexités, ce bon prince s'endort sur la scène. Leucippe, confident d'Anténor, et aussi pervers que lui, s'avance pour poignarder Ilus, mais Zelmira, qui venait voir son époux, le sauve en s emparant du poignard. Leucippe ne perd pas la tête, et dit à Ilus que c'est lui qui lui a sauvé la vie, et qui a arraché le poignard des mains de sa femme qui s'avançait pour le tuer. Le pauvre Ilus ne sait plus que croire heureusement, il rencontre le roi Polydore qui se promène dans les environs du tombeau où il est caché. A la fin, Zelmira, qui a le tort de parler de ses secrets à haute voix, est entendue par le méchant Anténor, qui l'enferme avec son père dans une sombre prison. Cette prison a été le théâtre de la gloire de madame Pasta. Elle défend son père à coups de poignard contre le scélérat Leucippe. L expression de son ravissement au moment où le bon Ilus vient délivrer Polydore a paru sublime.
Bordogni n'a point été ridicule dans le rôle d'Anténor. Il s'est assez bien tiré des airs langoureux. Au moment du couronnement, il a été beau. Nous demanderons un peu plus de dignité à Zuchelli un vieux roi malheureux ne doit pas avoir l'air d'un pauvre. Le chant de Zuchelli a été ferme et excellent. L'aimable Rubini, que l'on
regrettera longtemps à Paris, est mieux placé dans l'opéra-bouffe que dans les rôles tragiques. Il chante trop forl de sa voix de poitrine, et quelquefois les sons manquent de fermeté.
Quant à la musique, ce n'est pas après une seule audition que l'on peut juger un ouvrage aussi célèbre. Nous attendrons la seconde représentation pour adopter un avis définitif. Nous ne pouvons parler encore que de nos sensations.
On a vivement applaudi le duo Che mai pensar ? Che dir ?
entre madame Pasta et Rubini. Au moment où l'on croit que Zelmira a voulu assassiner son époux, le tutti la sorpresa. il slupore, ont produit de l'effet. Les quatre derniers vers du finale, qui, à l'imitation de Métastase, renferment une comparaison
Fiume che gli argini,
ont heureusement inspiré le compositeur. La scène de la prison, au moment surtout où madame Pasta prend un poignard Non ti oppressar,
a excité des applaudissements très vifs, et, je suppose, de bon aloi. Un méchant
disait à mes côtés Nous voyons des Grecs sur la scène et des Romains au parterre. Ce qui prouve toute la perversité de ce méchant, c'est que la recette, non compris les loges, s'est élevée à 2.322 francs. C'est au moyen de telles recettes que, l'année passée, le Théâtre-Italien a coûté moins de 70.000 francs à la générosité du Roi. n y a dans Zelmira une jolie décoration c'est un paysage le lointain, à gauche, est digne de Sanquirico qui, dans ce genre, est le plus grand peintre vivant.
Zelmira est le dernier grand ouvrage de M. Rossini, non connu à Paris. XXXII 1
DERNIÈRE REPRÉSENTATION DE ZELMIRA dans la salle de l'Académie royale de musique. EN musique, il y a deux routes pour arriver au plaisir le style de Haydn et le style de Cimarosa, la sublime harmonie ou la mélodie délicieuse. Mayer, Winter, Maria Weber, ont obtenu de 1. Journal de Paris, 2 avril 1826.
Cet article était accompagné de la. note suivante « L'étendue des discussions des chambres a retardé l'insertion de cet article. » N. D. L. E.
grands succès par des opéras où la mélodie n'occupe qu'un rang bien secondaire. Maria Weber, qui apparemment n'avait que de mauvais chanteurs lorsqu'il écrivit le fameux Freischütz, n'y a guère mis que des romances, des duos et des chœurs On y chercherait en vain ces magnifiques morceaux d'ensemble qui ont assuré le succès de la Gazza ladra et d'Olello. On s'est mis, je ne sais pourquoi, a appeler savante la musique faite par les compositeurs allemands il me semble que l'harmonie est souvent une science déplacée au théâtre. Elle règne dans la symphonie, dans la musique d'église; mais au théâtre, on préfère en général une jolie cantilène de Paësiello aux morceaux d'orchestre les plus compliqués de Spohr ou de Winter. A Paris, les personnes qui savent exécuter proprement une symphonie sur le piano croient souvent être savantes en musique, et connaître le contre-point parce qu'elles lisent rapidement un grand morceau de Moschelès. Ces personnes habiles admirent surtout la difficulté vaincue, et tiennent pour la musique savante; elles protestent que la musique savante leur fait éprouver les transports les plus agréables. A cela, il n'y a absolument rien à répondre on ne peut nier les sensations. Seulement, il est permis de comp-
ter les voix, et de proclamer que les personnes qui préfèrent, au théâtre, la musique savante forment une très petite minorité. La majorité des dilettanti préfère, de beaucoup, Otello à Zelmira et Tancrède à Semiramide.
Me sera-t-il permis d'ajouter qu'excepté les personnes qui croient posséder un grand talent sur le piano ou la harpe, cette opinion m'a semblé presque unanime à la représentation de mercredi ? Mais je fais trêve à la critique et pour n'avoir que des éloges à donner, je parlerai des acteurs.
Rubini plaît extrêmement il quitte Paris au moment où sa présence dans un salon fait disparaître tout autre objet d'intérêt. D'un caractère doux et obligeant, Rubini a su se faire presque autant d'amis que d'admirateurs. Si le produit de la représentation de mercredi lui eût été entièrement réservé, on eût pu doubler les prix sans craindre de vide dans la salle Rubini est réellement à la mode. Il est fâcheux que nous ne puissions pas l'entendre dans le Barbier de Séville; c'est, sans comparaison, la partition qu'il chante le mieux; ses délicieux falsetti viennent se marier avec toute la grâce possible aux jolis chants de Rossini. Dans l'opera seria, Rubini manque de cette chaleur intérieure
et contenue, sans laquelle il est bien difficile de trouver des gestes convenables. Madame Pasta a été fort belle dans son premier duo avec Zuchelli qui, peut-être, est un des meilleurs morceaux de la pièce. Elle n'a pas été bien secondée dans la scène du poignard ces sortes d'escamotages tragiques sont voisins du ridicule, et demandent à être montrés au public avec beaucoup d'adresse. La scène de la prison, où Zelmira, réunie à son vieux père, attend la mort, a été supérieurement jouée par notre grande tragédienne. Zuchelli a chanté avec une grande pureté il ne crie jamais c'est un rare mérite aujourd'hui. Nous l'exhortons de nouveau à porter un peu plus de dignité dans le rôle du bon roi Polydore Galli y eût peut-être été mieux placé.
XXXIII 1
DÉBUTS DE MADEMOISELLE SONTAG, DANS LE ROLE DE ROSINE DU BARBIER DE SÉVILLE. les 15 et 17 juin.
SUCCÈS, et succès mérité. Le jour du premier début, on a remarqué des chevaliers du lustre au parterre. Mais le danger de se trouver à côté de tels personnages a tellement révolté le public, que, hier, ils n'ont pas osé se remontrer. Mademoiselle Sontag est une petite personne de dix-neuf à vingt ans, remplie de grâces elle est fort jolie, et son chant a quelque chose de noble et d'élégant. Mademoiselle Sontag serait le contraire de tout cela, que cette voix juste, hardie, légère, à la Daoide, en un mot, présenterait. encore une acquisition sans prix pour notre Théâtre-Italien. Certains dilettanti, qui ont entendu mademoiselle Sontag à Vienne, assurent qu'elle est douée d'une faculté bien singulière il lui suffit d'entendre une fois madame Mainvielle ou Davide faire une fioritura pour pouvoir la reproduire d'une manière presque aussi parfaite que son modèle.
1. Journal de Paris, 19 juin 1826.
On voit que mademoiselle Sontag a l'habitude de paraître dans l'opera seria; elle a chanté hier, et avec beaucoup de finesse et de talent, tous les récitatifs du Barbier. Pourquoi Galli ne cède-t-il pas le rôle de Figaro à Zuchelli ? Peut-être ne retrouverions-nous pas tout l'esprit du jeu de Pellegrini, mais nous aurions une voix suave qui semble créée pour exécuter dans la perfection les petits agréments du chant bouffe. Galli, qui est engagé, dit-on pour de longues années, a tort, dans son intérêt, de vouloir imposer sa présence au public. Il doit se réserver pour la Sémiramide et la Gazza ladra; son amourpropre a couru hier de fort grands dangers. Si le public n'avait pas été heureux de la présence de mademoiselle Sontag, on l'eût chuté. Faisons des vœux pour qu on nous accorde le plaisir d'entendre un duo chanté par mademoiselle Sontag et Zuchelli le public de Paris n'aurait rien à envier à aucun théâtre du monde.
Comment donner une idée du chant de la débutante ? C'est un chant éclatant, brillant, procédant par mouvements imprévus et plein d'élégance. Pour tout dire, en un mot, c'est un peu Davide. Comme ce grand chanteur, mademoiselle Sontag fait trop d'agréments. Hier, elle en a étouffé le grand air du Sigismond de Rossini,
qu'elle a choisi pour la legon de chant au second acte. Son succès dans ce morceau a été nul elle n'y a été applaudie que par ces personnes dont le suffrage ne compte pas.
Dans le finale du premier acte, la voix de mademoiselle Sontag s'est fort bien fait entendre. Cette voix, fort jolie dans le haut, a quelques sons de poitrine très forts, elle doit faire un plaisir infini dans un salon. Jamais le rôle de Rosine n'a été rempli d'une manière plus satisfaisante. Mademoiselle Sontag a la gaieté et la verve de la première jeunesse. Elle fait trop de gestes ses ennemis, car la jalousie lui en a déjà suscités, ses ennemis diront qu'elle est minaudière. Probablement mademoiselle Sontag ne sait pas fort bien l'italien, et craignant de ne pas assez se faire comprendre par ce qu'elle dit, elle peint chaque mot par un geste. Joli défaut chez une débutante de dix-neuf ans, et qui vaut bien mieux qu'une gaucherie timide. Autant qu'on a pu l'entrevoir dans les airs du Barbier, le fort de mademoiselle Sontag ne paraît pas être le sentiment. Elle va débuter dans la Donna del Lago, et par le rôle que mademoiselle Mombelli chantait si bien. Mademoiselle Sontag saura-t-elle ne pas écraser d'ornements ces airs sauvages des montagnes d'Ecosse?
XXXIV1
REPRÉSENTATION D'OTELLO
(21 septembre).
IL y avait foule hier au Théâtre-Italien. Tous les anciens dilellanli semblaient s'être donné le mot pour assister à l'une des dernières représentations d'Olello. Tel bien, dont on jouissait sans trop s'exagérer son mérite, reprend tout le charme de la nouveauté quand on sait qu'on va le perdre pour longtemps. Et au théâtre, longtemps ne ressemble-t-il pas à toujours ? MadamePasta va nous quitter pour aller chanter à Naples dans un opéra que le maestro Pacini compose pour sa voix. Cette grande cantatrice se 'rendra ensuite à Londres, dont le séjour grandit son talent. Elle a joué hier au soir le rôle de Desdemona mieux, s'il est possible, qu'avant son départ. Ses gestes semblent avoir acquis plus d'abandon et de grandiose. Madame Pasta marque moins certains détails, elle ose êlre simple. En France, c'est là le pas le plus 1. Journal de Paris, 23 septembre 1826.
difficile à franchir pour les grands talents. Dans la cavatine d'entrée, madame Pasta n'avait jamais dit, ce me semble, avec autant d'énergie et de simplicité Tutto detesto, ce mot qui peint si bien l'effet produit sur le cœur passionné d'une jeune femme par tout ce qui n'est pas l'objet qu'elle aime. Parmi le petit nombre de personnes que le ciel a douées du degré d'exaltation nécessaire pour comprendre ces cris du cœur qui révèlent toute la profondeur d'une passion, le geste et l'accent de madame Pas ta resteront à jamais consacrés. Toutes les fois que ces personnes rencontreront dans les œuvres de quelque grand poète l'expression de ce dégoût si profond, qu'il en prend le caractère de la haine, pour tout ce qui n'est pas l'être auquel on pense, elles se rappelleront la manière dont madame Pasta disait Tulto detesto. C'est, là, ce me semble, le plus grand triomphe auquel puisse aspirer le talent d'un grand acteur.
Madame Pasta a dit avec la même vérité tout le reste de son rôle la partie musicale du drame était supérieurement exécutée et cependant on oubliait d'écouter la musique pour regarder l'expression des traits de Desdemona. L'illusion était si forte, même pour l'artiste, qu'à la fin de la prière du troisième acte, les larmes ont
inondé ses yeux et l'ont en quelque sorte empêchée de chanter pendant quelques secondes. Les applaudissements ont éclaté de toutes parts au moment où elle reproche à son amant d'avoir pu se fier à Jago, a un vil traditore le geste étonnant que madame Pasta se permet, et qui consiste à s'appuyer sur son genou pour mieux considérer la figure de son amant et lire dans ses traits, a produit un transport général difficile à décrire et même à rappeler. L'art tragique ne peut pas aller plus loin, et jamais personne n'entendra chanter le rôle de Desdemona mieux qu'il ne l'a été hier au soir.
Quel dommage que le libretto soit écrit avec tant de sottise A chaque instant, les personnes qui ont le malheur de savoir l'italien, au lieu d'être émues par l'accent avec lequel les paroles sont chantées, se trouvent indignées des énormes platitudes que le faiseur du libretto a mises dans la bouche d'Othello et des autres personnages. Il serait digne du poète homme d'esprit1 qui, à propos du sacre de S. M., nous donna, il y a un an, le joli libretto du Voyage à Reims, de prendre l'Olhello de Shakspeare, et d'arranger d'après ce chef-d'œuvre, des paroles dont 1. Scribe. N. D. L. E.
la mesure pût s'accommoder des airs et des morceaux d'ensemble que Rossini a composés pour l'Oletto actuel. Cet Othello n'est point un amant égaré par la passion, qui, dans un transport de jalousie, et après mille combats déchirants, tue la femme qu'il adore et s'immole après elle c'est un Barbe-Bleue plein d'orgueil qui venge son amour-propre en immolant la femme qui a pu oublier ses droits, jusqu'au point de lui être infidèle. II manque à l'opéra d'Otello un duetto exprimant le tendre bonheur dont Othello récompensait la tendresse de Desdemona avant qu'un scélérat ne fût parvenu à lui inspirer les fureurs de la jalousie.
La musique de Rossini est assez belle pour qu'un homme d'esprit se donne la peine de faire un libretto digne d'elle. Dans un an ou deux, si jamais madame Pasta nous revient, et qu'on nous redonne la musique d'Otello, il serait digne de l'administration éclairée qui soigne les plaisirs du public de la faire accompagner par un nouveau libretto. Rien ne serait plus neuf ni de meilleur goût que de voir rappeler, avec la charmante musique de Rossini, quelques-unes des situations qui ont fait de l'Othello anglais la tragédie la plus déchirante qui existe sur aucun théâtre.
XXXV
ROMÉO E GIULIETTA
(5 octobre).
SHAKSPEARE travaillait pour un siècle où l'on avait peut-être plus d'esprit que nous n'en avons, mais qui était infiniment moins civilisé. Il est échappé à ce grand homme quelques phrases qui blesseraient aujourd'hui il a donc fallu l'arranger. A l'exception d'Olhello, il n'est, ce me semble, aucune de ses pièces que l'on représente à Londres telle qu'il l'a laissée dans le manuscrit qu'on imprima après sa mort. La plupart des chefs-d'oeuvre de Shakspeare ont été gâtés Roméo el Julielle est la seule tragédie qui doive à l'arrangeur sa scène la plus belle. Dans Shakspeare, Roméo meurt par le poison avant le réveil de Juliette c'est Dryden qui eut l'idée de cette scène si touchante entre les deux amants, qui se termine par la mort de Roméo.
Jamais, ce me semble, depuis qu'elle 1. Journal de Paria du 7 octobre 1826.
est à Paris, madame Pasta n'a joué comme ce soir l'émotion du public ne pouvait aller plus loin il y a eu des cris de terreur au moment où Roméo sent les premières atteintes du poison et presse sa Juliette contre ce cœur que la mort va glacer. Madame Pasta a rapporté de Londres l'audace de paraître, au troisième acte de Romeo, vêtue de 'noir et sans rouge. Aucun costume n'est trop tragique pour le personnage qui doit chanter le fameux air Ombra adorata aspect, qui n'est en effet qu'un éloge sublime du suicide. Et ce qui rend cet éloge si touchant, c'est qu'en quelque sorte il peut paraître raisonnable. Que reste-t-il à un malheureux agité par les sentiments les plus vifs et les plus profonds, et qui, comme Roméo, a perdu pour toujours la compagne de sa vie ? C'est, ce me semble, à ce raisonnement qu'on ne s'avoue peut-être pas tout haut, mais que tous les cœurs nés pour juger des arts se sont fait en secret, qu'il faut attribuer l'immense succès de l'air Ombra adorala aspelta.
Nous venons de l'entendre pour la dernière fois qui osera le reproduire en l'absence de madame Pasta qui osera chanter, quand elle n'y sera plus, la cavatine de Tancrède ? Nous serons forcés de demander à l'Opera-Buffa des sensa-
tions moins profondes peut-être et moins occupantes, mais plus variées que celles de l'opéra seria, et surtout bien plus propres à nous distraire des idées un peu sérieuses du siècle. L'opera seria s'empare de nos douleurs et nous les peint avec toutes les forces du génie son triomphe est de nous attendrir sur nous-mêmes c'est pour cela peut-être que ce genre exige là perfection. L'opera seria reste la chose la plus ennuyeuse du monde, s'il ne parvient à nous faire songer aux douleurs secrètes qui troublent souvent la vie la plus heureuse en apparence.
L'opera-buffa, au contraire, s'accommode assez bien de la médiocrité une seule qualité est nécessaire au chanteur c'est de la gaieté, du naturel, et surtout ce qu'on appelle en Italie du brio. Réunitil ces avantages, qui ne sont pas fort rares, un chanteur bouffe, quoique fort peu audessus de la médiocrité, peut faire beaucoup de plaisir. Mais il ne faut pas que la sévérité du public vienne le glacer. On nous promet mademoiselle Ferlotti, à laquelle, je n'en doute pas, le public de Paris réserve un grand succès, pourvu qu'elle n'ait rien perdu de la jolie voix qui, en 1823, faisait les délices de Livourne et de Florence. Vive, gaie, brillante, douée de la plus jolie figure et de
la plus aimable coquetterie, mademoiselle Ferlotti peut ramener en France les beaux jours de l'opera-buffa, que l'immense succès de madame Pasta nous a fait un peu négliger depuis quelques années. La musique du siècle de Cimarosa est usée en Italie heureusement elle ne l'est point en France, car nous n'avons pas entendu la dixième partie des chefs-d'œuvre de Cimarosa et de Paësiello mais il faut arranger cette musique rien de plus facile. Nos arrangeurs ont beaucoup de science et peu d'idées. Il n'est peut-être pas un air de Cimarosa qui ne présente une idée claire, originale, frappante. Cette idée est donnée en mauvais langage, les accompagnements ont vieilli, hé bien 1 changeons les accompagnements, rien de plus simple. Supposons qu'on nous présente une pensée frappante de Montesquieu, la phrase qui énonce cette pensée est déparée par deux ou trois fautes de français quel est celui d'entre nous qui, d'un trait de plume, ne corrigerait pas ces fautes et ne ferait pas parler ce grand homme comme on parle aujourd'hui ? Voilà tout ce que les opéras bouffons des grands maîtres d'Italie demandent aux arrangeurs. Comme Cimarosa a fait cent opéras et Paësiello deux cents, l'arrangeur aura la liberté de prendre trois ou quatre
opéras pour en faire un seul. On pourrait, commencer par la Scuffiara (la Marchande de Modes) de Paësiello, qui se joue encore tous les ans à Naples avec le plus grand succès.
Une chose me persuade que nous aurons bientôt ce genre de plaisir musical. Si l'on n'a pas recours à ces anciens opéras bouffons, où en trouvera-t-on qui puissent convenir à la sévérité du goût qui distingue le public de Favart ? A l'exception de la Pietra del Paragone, on a joué tout Rossini. Il nous resterait le parti que l'on prend dans toutes les capitales d'Italie appeler un compositeur qui nous ferait pour chaque saison un opéra avec de la musique nouvelle composée pour la voix de nos chanteurs. Un jour, sans doute, nous en viendrons à ce point, mais je plains sincèrement le maestro qui fera le premier de la musique nouvelle pour le théâtre Favart. Nous voulons que tous les morceaux d'un opéra soient frappants de beauté à la Scala, à San Carlo, un joli duetto, un air agréable et un beau finale soutiennent un opéra pendant trente représentations.
XXXVII
DÉBUT DE MADEMOISELLE CESARI DANS SEMIRAMIDE
MADEMOISELLE CESARI a réussi et, ce qui est plus intéressant pour les amateurs, la débutante a obtenu un succès de bon aloi on n'a pas vu dans la salle un seul de ces spectateurs bruyants payés par de l'argent ou des billets. Mademoiselle Cesari est de Trieste elle est fort jeune, et il n'y a pas trois ans qu'eIle a commencé à chanter au théâtre elle a une fort belle voix de contr'alto. Mademoiselle Cesari est accoutumée à chanter sur l'immense théâtre de San Carlo, ce qui fait que, dans le récitatif, qu'elle dit d'ailleurs avec beaucoup d'âme, elle appuie trop sur les finales. On a remarqué chez elle une qualité précieuse et qui annonce une grande actrice, c'est que le geste accompagne toujours la arole, et ne paraît ni avant, ni après. Chez une débutante tellement timide qu'elle s'est trouvée mal dans la coulisse après sa première sortie, cette preuve de 1. Journal de Paris, 9 octobre 1826.
véritable sentiment est du plus favorable augure.
En Italie, avant la nouvelle école de chant créée par madame Grassini, et perfectionnée par madame Pasta, les professeurs exigeaient que l'on dit toujours le récitatif avec la même lenteur et, quel que fût le sentiment de douleur ou de terreur qu'il pût exprimer, il fallait toujours le chanter d'un air riant et avec une petite mine agréable et coquette. Mademoiselle Cesari a rappelé quelquefois cette manière surannée, dont quelques mois de séjour à Paris vont bientôt la délivrer.
Quoique la débutante ait été fort applaudie, il ne tient qu'à elle de l'être beaucoup davantage souvent, au moment où le public allait la remercier du plaisir qu'elle lui donnait, elle a gâté de fort jolis traits par de petites manières affectées qui peuvent être bonnes à San Carlo, mais qui ne valent rien ici. Une excellente qualité de mademoiselle Cesari, c'est qu'elle dit le récitatif d'une manière hardie et vraiment tragique. Rien ne promet davantage une grande cantatrice. Mademoiselle Cesari a des yeux superbes, une fort belle taille, une bouche un peu grande, ce qui n'est point un défaut chez une cantatrice l'expression de sa phy-
sionomie a de la simplicité et du pathétique. Ces qualités ont servi la débutante dans le grand duo du second acte avec madame Pasta. Elle a mérité d'être fort applaudie dans son duo avec le grandprêtre elle a su rendre avec beaucoup de grâce et de naturel la surprise du jeune Arsace, au moment où il apprend qu'il est fils de Sémiramis. Enfin, dans son premier duo avec le farouche Assur, la débutante n'a point paru intimidée des terribles accents de Galli.
Mademoiselle Cesari n'est point un talent formé c'est une fort jeune personne qui montre beaucoup d'intelligence et donne les plus grandes espérances. Il est fâcheux pour elle qu'elle soit privée si tôt de l'exemple et des conseils de la grande tragédienne qui joue Sémiramis avec tant de majesté, et en même temps avec une simplicité si noble. Nous ne reverrons plus cet opéra qu'une seule fois avant le départ de madame Pasta.
Si la santé de madame Schütz le permet, nous aurons samedi le Crocialo in Egitto et enfin, c'est dans Médée que nous ferons nos adieux à la plus grande actrice tragique de l'époque.
XXXVIII 1
REPRISE D'ELISA E CLAUDIO, OPÉRA DE MERCADANTE.
LE rôle de Claudio a été écrit pour Donzelli, aussi l'a-t-il chanté supérieurement. Zuchelli a dit avec son talent, maintenant si chéri des amateurs le rôle du père barbare qui tient son fils en prison. Le duo entre le père et le fils, au premier acte, a été si bien chanté, que le public le plus glacial qui fut jamais a presque été sur le point d'applaudir. Je ne sais par quelle fatalité les dilellanti parisiens n'ont Jamais voulu se donner la peine de sentir le mérite de Mercadante c'est en vain que le rôle d'Elisa a été chanté successivement par mesdames Pasta et Mombelli. Il faut cependant se prêter un peu à la musique, si l'on veut lui devoir des sensations elle ne force pas les applaudissements comme les vers ronflants d'une tragédie. Mademoiselle Mombelli, si froidement accueillie à Paris, faisait fureur à Rome, il y a trois ans, dans le rôle d'Elisa et le public le plus difficile 1. Journal de Paris, 23 novembre 1826.
peut-être de l'Italie interrompait vingt fois l'ouvrage de Mercadante par des applaudissements unanimes.
Ce jeune compositeur a des cantilènes suaves et tendres. C'est par la grâce qu'il brille, et non pas par la force or, dans ce siècle, il faut frapper fort, du moins tant que le public ne fait pas attention au mérite. Toutes proportions gardées, le génie de Mercadante a des rapports frappants avec celui de Fénelon il en a l'onction et la sensibilité pleine de mesure. Fénelon s'inspirait d'Homère il aimait presque autant copier un beau passage de l'Odyssée qu'inventer. Mercadante est rempli d'inspirations dérobées à Cimarosa. Les gens de lettres trouvent absurde le libretto d'Elisa e Claudio; certainement on n'y rencontre point de ces jolis mots qui font la fortune du théâtre de Madame. Les situations sont amenées gauchement et sans esprit mais enfin il y a beaucoup de situations, elles sont frappantes, et le spectateur le moins attentif les comprend du premier abord. Dès le commencement du premier acte, c'est un père qui ouvre une porte fermée à double tour, et fait sortir son fils d'une prison où il le tient enfermé depuis un an. Ce fils reparaît chez sa maîtresse qui le croit infidèle. Des brigands payés par un père cruel
viennent enlever ses deux enfants à cette malheureuse femme. Elle pénètre dans le palais du père de son amant, et les transports de sa juste douleur font une' peur extrême à un vieillard imbécile qu'elle prend pour le marquis.
Toutes ces situations sont bien rendues par la musique. Seulement il faudrait un peu plus de force. Le goût du public pèche par le défaut contraire. Rossini nous a accoutumés au tapage. Mercadante ne pouvait se présenter dans des circonstances moins favorables.
XXXVIII 1
DÉBUT DE MADEMOISELLE BLASIS DANS LA DONNA DEL LAGO.
LA musique de cet opéra est plutôt épique que dramatique elle produit souvent l'effet de la romance, mais elle n'émeut guère. Je ne sais comment Rossini qui, avant la première représentation de la Donna del Lago (4 octobre 1819) n'était jamais sorti de l'Italie, 1. Journal de Paris, 21 décembre 1826.
a su donner à sa musique une couleur tout ossianique et une énergie sauvage extrêmement agréable. Le climat si beau de l'Italie, sa nature si vive et si animée touchent moins certaines âmes mélancoliques que les immenses solitudes des lacs d'Ecosse et ses montagnes couvertes de genêts. La musique de la Donna del Lago rappelle avec un charme frappant ces sortes de sensations mélancoliques. On a dit qu'un grand poète est un miroir qui répète toutes les images sans garder l'impression d'aucune. A ce compte, jamais Rossini, dont le génie n'est. rien moins que tendre et rêveur, n'a été plus grand poète que dans la Donna del Lago. Il avait été froid, sa partition ne touchait pas vivement les spectateurs il a eu le bon esprit d'introduire dans le second acte l'admirable quartetto de Bianca e Faliero, qui est peut-être ce qu'il a fait de plus pathétique. Mademoiselle Blasis, qui débutait par le rôle d' Elena, a obtenu un succès fort satisfaisant. Cette jeune personne, née à Marseille d'un père napolitain et d'une mère romaine, est plutôt belle que jolie. Mademoiselle Blasis possède une voix agréable, et elle sait la conduire avec beaucoup d'adresse elle a réussi surtout dans les morceaux d'ensemble, et le public, assez froid jusqu'à la fin du second
acte, a applaudi à deux reprises différentes le quartetto de Bianca e Faliero. Conseillons à mademoiselle Blasis de faire moins de gestes et surtout de sourire moins souvent.
Mademoiselle Cesari, qui n'avait jamais joué en Italie le rôle de Malcolm, a été supérieure à tout ce que nous y avons vu. Elle a chanté, non pas en cantatrice consommée, mais comme une débutante qui un jour peut-être marchera sur les traces de madame Pasta.
XXXIX 1
REPRISE DE TANCREDI.
MADEMOISELLE CESARI a obtenu un véritable succès dans le rôle de Tancrède. Le public a eu la justice de ne pas la comparer à madame Pasta mais la pauvre débutante se souvenait de ce talent sublime, elle tremblait au point de ne pas pouvoir prononcer les paroles de son rôle. Mademoiselle Cesari a beaucoup de moyens il lui manque de savoir 1. Journal de Paris, 18 janvier 1827.
les régler ses gestes sont trop multipliés et trop rapides, ce qui souvent produit de l'embarras le chant dure encore et la cantatrice n'a plus de gestes pour compléter la peinture des sentiments qu'il exprime.
Le succès de mademoiselle Cesari a surtout été marqué dans les trois morceaux qu'elle a ajoutés au rôle de Tancrède. Le duo qu'elle chante à sa première entrevue avec Aménaïde a paru un peu lent et un peu froid pour la situation, mais il a été chanté de la manière la plus satisfaisante par mademoiselle Cinti et la débutante. Le public a remarqué la première phrase d'un air que chante Tancrède lorsqu'il va cacher son désespoir dans la forêt, où bientôt il est surpris par les chevaliers de Syracuse.
Tout porte à croire que le succès de mademoiselle Cesari sera beaucoup plus remarqué à une seconde représentation. Le talent de cette jeune personne aurait besoin des leçons de madame Pasta on voit qu'elle a l'âme qu'il faut pour pouvoir imiter cette grande actrice. Les dilettanti se rappellent encore comment le talent de mademoiselle Mombelli nous donna il y a deux ans une nouvelle édition de la Cenerentola. Cet opéra, qui semblait usé, fit l'effet d'une musique nouvelle
tel est le genre de succès que madame Pasta obtient à Naples dans l'opéra d'Otello. Rubini, qui succède à Nozzari dans le rôle d'Othello, a voulu que la reprise de cet opéra eût lieu au théâtre del Fondo. Les jours où l'on donne Olello, les corridors de ce petit théâtre sont aussi remplis de spectateurs que les loges.
Tous les opéras nouveaux donnés dans les grandes villes d'Italie le soir du 26 décembre, premier jour du Carnaval, ont fait fiasco. Les théâtres moins riches, au lieu de faire composer un opéra nouveau, se contentent de donner un opéra non encore représenté dans la ville.
Un seul grand succès est venu attester le bon goût des personnes chargées de choisir les partitions il a été obtenu par le Crocialo, de Meyerbeer. Ce jeune compositeur est à Paris maintenant pourquoi ne lui demanderait-on pas un opéra nouveau pour notre Théâtre Italien? Quand nous croira-t-on dignes d'un plaisir dont jouissent trois fois par an toutes les grandes villes d'Italie ? Il me semble que l'on peut tout attendre d'une administration qui a le bon esprit de réclamer de toutes parts des renseignements utiles. Nous devrons à ses premiers efforts le Moïse, que nous allons entendre en français à l'Académie royale de musique. On
fait le plus grand éloge des paroles et des situations que l'auteur de Sylla veut bien placer sous la musique de Rossini. XL1
DEBUTS DE MADEMOISELLE FERLOTTI DANS LA PASTORELLA FEUDATARIA.
Musique de M. Vaccaï.
QUE de gens voudraient, comme M. Beaufils, pouvoir tout juger par ces deux mots si commodes c'est divin ou c'est exécrable C'est surtout parmi les dilettanti que l'on trouve la manie des superlatifs. En faudrait-il conclure que ces messieurs ne sont pas bien sûrs de ce qu'ils sentent ? Toutes les premières représentations sont froides au théâtre Italien ce n'est guère que le surlendemain, quand les journaux ont parlé, que les dilettanti se hasardent à être ivres de plaisirs, ou à chuter.
Le maëstro Vaccaï n'a pas la vivacité de Rossini, mais quelquefois il imite assez bien la grâce de Paësiello. Avec infiniment 1. Journal de Paria, 23 avril 1827.
moins de talent, c'est à peu près le style de Mercadante. Nous ne conclurons point de ce jugement sévère qu'il ne faille pas entendre trois ou quatre fois sa Paslorella Feudalaria avant de la juger. Le libretto est traduit, tant bien que mal, de la Bergère Châtelaine de Feydeau. Ces traductions réussissent fort mal l'esprit d'un joli dialogue français ne peut pas se rendre dans une langue étrangère, et nos petites pièces de Feydeau n'ont pas assez de ces situations frappantes et fortes, nécessaires à la musique passionnée des Italiens.
Je n'ai jamais vu de peur égale à celle qui semblait avoir paralysé les moyens de la débutante, mademoiselle Ferlotti. Peu à peu, elle s'est remise, et l'on a pu entrevoir cette méthode parfaite qui, en Italie, l'a placée à la tête des cantatrices d'opérabuffa. Le public a tort de ne pas encourager davantage les artistes qui arrivent à Paris en tremblant. Un public froid nuit à ses plaisirs en paralysant les moyens des chanteurs qui paraissent devant lui. Il s'en est fallu de peu que l'on ne sifflât la musique de Vaccaï. Que faire cependant? Le publie de Paris connaît tous les bons opéras de Rossini, à l'exception de la Pietra del Paragone, que l'on ne veut pas nous donner. Il nous faut du nouveau, et
cependant nous nous obstinons à mal accueillir les opéras qui ont le plus grand succès en Italie. Que veut-on que fasse la direction ?
XLI1
SECOND DÉBUT DE MADEMOISELLE FERLOTTI DANS LA PASTORELLA FEUDATARIA.
MADEMOISELLE FERLOTTI a chanté su- périeurement elle a joué avec grâce et finesse le plus insignifiant des rôles. Le public, froid et peu nombreux, a été forcé d'applaudir. Mademoiselle Ferlotti peut nous rendre les beaux jours de cette espèce d'opéra italien qui cherche à nous faire rire il me semble qu'elle serait moins bien placée dans l'opera seria elle y serait froide et correcte. Or, depuis que nous avons vu madame Pasta, ces qualités ne nous paraissent plus suffisantes. Mademoiselle Ferlotti va continuer ses débuts par le rôle d'Elena dans la Donna del Lago tout nous fait espérer un grand succès.
Il est bien fâcheux pour nos plaisirs que 1. Journal de Paris, 28 avril 1827.
la musique du maestro Vaccaï se soit trouvée si insignifiante. Ce qu'il faut surtout au théâtre Favart, ce sont des nouveautés. Mademoiselle Ferlotti peut trouver un éclatant succès dans la Donna del Lago, et le théâtre rester vide. Il nous faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde.
XLII 1
RICCIARDO E ZORAIDE. TORVALDO B DORLISKA pour le début de mademoiselle Garcia.
C'EST dans la solitude qu'on a joué jeudi dernier Ricciardo c Zoraïde. Mademoiselle Blasis chante assez bien, mais sans se départir d'une sage médiocrité qui n'est pas faite pour rappeler la foule au théâtre Favart. Donzelli a bien chanté, Bordogni lui-même a mis quelque chaleur dans son jeu.
On s'attendait à revoir mademoiselle Garcia dans Torvaldo e Dorliska. Rien de plus singulier que ce qui est arrivé le 1. Journal de Paris, 18 mai 1827.
premier jour à cette chanteuse extrêmement distinguée. Elle a chanté supérieurement bien sa cavatine ensuite son talent s'est peu à peu éclipsé, et, à la fin du second acte, son chant n'était guère supérieur à celui des cinq ou six débutantes que nous venons de passer en revue depuis un an. Pour avoir une opinion arrêtée sur mademoiselle Garcia, il faut la voir une seconde fois.
Mademoiselle Garcia est Espagnole elle n'est point parente du célèbre ténor de ce nom qui chante actuellement à NewYork. Mademoiselle Garcia a quitté Madrid il y a quatre ans elle a eu de grands succès en Italie elle les mérite non que sa voix soit extraordinaire pour l'étendue, mais elle plaît ce mot dit tout. La voix de mademoiselle Garcia est agréable, même quando cala, quand elle est légèrement au-dessous du ton. Le timbre de cette voix est à la fois sonore et velouté; il a souvent une profondeur qui arrive à la force sans passer près de la dureté voilà, ce me semble, le vrai charme des voix italiennes, et mademoiselle Garcia le possède supérieurement. Une telle voix fait supposer une âme susceptible d'éprouver ce que les passions ont de plus vif or, c'est de passions vives que vit la musique italienne. L'esprit en musique ne
peut se rendre que par les accompagnements si le chant n'est pas dit avec l'accent d'une émotion profonde et contenue, il ne semble plus que le produit d'une serinette plus ou moins bien arrangée, et qui bientôt ennuie.
Mademoiselle Garcia n'a pas été sans défaut le jour où elle a chanté pour la première fois, mais jamais elle n'a rappelé l'idée d'une serinette ce seul fait la place bien au-dessus de la plupart de ses rivales.
Mademoiselle Garcia était émue, elle prenait mal sa respiration, elle a manqué quelques gammes, mais nous le répétons, si elle eût chanté tout son rôle comme la cavatine, elle eût marqué sa place immédiatement à côté de mademoiselle Sontag.
On redonnera sans doute Torvaldo e Dorliska, et nous allons dire un mot des incidents de la pièce, afin d'éviter au lecteur la peine de parcourir le plus plat des librelli. Nous ne doutons pas que, dans dix ans, si l'Opéra Italien subsiste encore, on ne distribue aux spectateurs l'argument de l'opéra du jour imprimé sur le revers d'une carte à jouer.
La jeune Polonaise Dorliska, mademoiselle Garcia, a rejeté les vœux d'un tyran de mélodrame, le duc d'Ordow
(Zuchelli); elle a épousé Torvaldo (Donzelli). Le duc fait attaquer les deux amants, qui allaient je ne sais où. Torvaldo tombe, on le croit mort. Dorliska s'évanouit à la nouvelle de la mort de son amant mais il reparaît à ses yeux déguisé en bûcheron. Voilà une situation magnifique pour la musique, et que la partition de Rossini rend faiblement le pathétique n'est pas le fort de ce grand compositeur. Georgio (Pellegrini), geôlier comme on n'en voit point, veut délivrer le beau Torvaldo qui est confié à sa garde, et l'opéra finit par une révolte des sujets du duc d'Ordow, qui se défont du tyran Zuchelli, lequel a fort bien chanté.
et opéra de Torvaldo, joué à Rome en 1816, eut assez peu de succès. Le rôle du ténor fut écrit pour Donzelli. Galli et Remorini jouaient le tvran et le geôlier Mademoiselle Sala, aujourd'hui fort grande dame, faisait Dorliska.
On n'a pas été fort content de l'exécution du fameux Terzetto: Ah! quel raggio di speranza, entre Donzelli, Pellegrini et Zuchelli. Donzelli a été fort infidèle à la mesure, peut-être même a t-il chanté le commencement de son air avec la vivacité qui ne doit paraître qu'à la slretta. Mais il faut pardonner beaucoup le jour d'un début. Si mademoiselle Garcia, à
une seconde apparition, peut chanter tout son rôle comme elle a dit la cavatine le premier jour, nous ne doutons pas que le théâtre Favart n'obtienne enfin un grand succès. C'est surtout dans le genre bouffe qu'il faudrait faire chanter mademoiselle Garcia.
C'est dans le genre tragique que brillera mademoiselle Pisaroni, qui assistait hier à la représentation de Ricciardo et Zoraïde.
Il faudrait remettre, pour mademoiselle Garcia, la Scuffiara de Paesiello, ou tel autre bon opéra bouffon ancien dont Rossini ou M. Paër pourraient fortifier l'harmonie. On ferait deux finales avec deux airs pris dans quelque vieille partition inconnue de Cimarosa ou de Paësiello. Chacun de ces grands hommes a laissé cent cinquante opéras. L'harmonie allemande n'étant pas encore à la mode de leur temps, ils n'avaient aucun moyen de cacher l'absence des idées, et l'on trouve de charmantes cantilènes dans la plupart de leurs airs ou de leurs duos. Il est vrai que plusieurs de ces cantilènes ne seraient plus nouvelles pour nous. La délicieuse cavatine de Devienne Enfant chéri des Dames, dans l'opéra des Visitandines (aujourd'hui le Pensionnat de jeunes Demoiselles), était depuis longtemps chantée
par toute la France lorsque l'on donna l'opéra de Mozart, où elle avait été prise, et qui, dans un de ses airs, manqua de nouveauté. Voilà sans doute ce qui arrivera souvent quand tôt ou tard on en viendra à la seule ressource qui nous reste faire arranger d'anciens opéras de Cimarosa par MM. Paër et Rossini, qui toucheraient, les droits d'auteur.
XLIII
DÉBUT DE MADEMOISELLE PISARONI DANS LE ROLE D'ARSACE SÉMIRAMIS
AINSI que dans les beaux jours de l'opéra-buffa, la foule assiégeait les portes du théâtre Favart. Tout ce que le beau nom du mois de mai, si trompeur cette année, n'a pas envoyé à la campagne, remplissait les loges. L'espoir des dilettanti n'a pas été trompé, nous avons à annoncer l'éclatant succès de Mlle Pisaroni. C'est, à vrai dire, la seule voix de contr'alto parfaitement pure que nous ayons jamais entendue au Théâtre Italien. Cette 1. Journal de Paris, 28 mai 1827.
voix rappelle la Gaformi, Mme Garat et cette célèbre Marcolini, pour laquelle Rossini a composé ses premiers chefsd'œuvre.
Mlle Pisaroni n'avait pas dit deux phrases du premier récitatif du rôle d'Arsace que son succès était assuré. Tout ce qui est fait pour sentir la musique éprouvait une sensation nouvelle. Sans aucun effort, cette voix parfaite remplit également toutes les parties de la salle elle est douce, pleine et jamais n'offre de dureté. La part de la critique sera bientôt faite. Mlle Pisaroni ne porte pas assez de force dans certaines petltes fioriture légères dont elle orne son chant. Ces sortes de fioriture, employées par un aussi grand talent, ne sont point un ornement futile, mais expriment autant pour le moins que les notes écrites par te maestro dans la bouche d'une chanteuse médiocre. Ces malheureuses fioriture qui, font tant de plaisir au parterre des dimanches, ne sont pas même un ornement elles montrent l'ignorance d'une pauvre écolière qui meurt d'envie d'avoir fini son trait. La voix de poitrine et la voix de tête de Mlle Pisaroni sont liées quelquefois par des sons justes, mais peu agréables. Une ou deux fois de certains agréments, pris dans les cordes élevées, ont été légèrement au-dessous du ton ce qui est, à
mon avis, le moindre des défauts. Jamais en revanche l'admirable cantatrice qui nous ravissait n'est tombée dans le chant aigre ou stentato (qui trahit l'effort).
Au moment où l'on applaudissait le plus la débutante, un spectateur du parterre s'est écrié C'esi un petit Le Kain. Le mot est juste. Mlle Pisaroni exprime les sentiments de son rôle par son chant, et non pas par son talent comme actrice un aveugle ne perdrait rien de son mérite. Le Théâtre Italien n'a peut-être jamais entendu une suite de sons comparable à l'air du second acte de Sémiramis In si barbara sciagura. L'allegro surtout fera époque dans les annales du chant en France. On peut plaire par d'autres moyens, mais il est impossible de plaire davantage.
Le public s'imagine connaître tous les opéras de Rossini nous ne connaissons, dans le fait, que ceux qui ont été chantés par Mme Pasta ou par Mlle Mombelli. Hier, tout le monde croyait entendre chanter pour la première fois le rôle d'Arsace. Mlle Pisaroni va refaire sous nos yeux pour Sémiramis le miracle que Mlle Mombelli opéra jadis pour la Cenereniola.
La débutante a été bien mal secondée le parterre seul a fait son devoir. Au
commencement du final du premier acte, on passait sans façon un duo; le parterre a eu le courage de faire justice. Le grand prêtre Proffetti est venu présenter des explications que les spectateurs auraient dû trouver à la porte, écrites en fort gros caractères. Il règne en général beaucoup de politesse au parterre du théâtre Favart rien de plus agréable mais cette politesse ne doit pas dégénérer en faiblesse à l'égard des chanteurs. On les applaudit avec enthousiasme il faut savoir les chuter quand ils affichent trop de sans gêne envers le public. Nous parlons des premiers talents quant aux pauvres débutants, le public de Favart a le tort de ne pas savoir les encourager. Des applaudissements prodigués à une pauvre fille toute tremblante, avant qu'elle ait ouvert la bouche, ne sont évidemment qu'une politesse le parterre en est avare, comme s'ils proclamaient un jugement définitif.
XLIV1
SUITE DES DÉBUTS DE MADAME PISARONI DANS LE ROLE D'ARSACE DE SÉMIRAMIS L'IMMENSE succès de madame Pisaroni a été confirmé, mardi dernier, par l'une des réunions les plus nombreuses et les plus brillantes que l'on ait jamais vues au Théâtre Italien. On peut dire sans exagération que les amateurs de musique qui n'ont pas entendu au second acte de Sémiramis l'expression des sentiments d'Arsace au moment où il reçoit du grand-prêtre l'épée du roi, son père, et bientôt après le duo d'Arsace avec Sémiramis, ne connaissent pas tout ce que peut la musique. Le triomphe de l'art du chant est d'autant plus frappant qu'il n'est que faiblement secondé par les accessoires, qui quelquefois contribuent au succès d'une grande cantatrice. On ne peut blâmer dans la voix d'ailleurs très étendue de madame Pisaroni que deux ou trois notes dont l'accent un peu guttural semble destiné plutôt à imiter le son du cor qu'à chanter. Comme 1. Journal de Paris, 8 juin 1827.
les Marchesi, comme les Velluti, comme tous les excellents chanteurs, madame Pisaroni fait beaucoup trop d'ornements, et souvent étouffe la pensée du compositeur sous le luxe des fiorilure. Mais le public se laisse éblouir par ce luxe, et semble y trouver beaucoup de plaisir. Samedi, nous verrons madame Pisaroni dans le rôle de Malcolm de la Dame du Lac, où elle rétablira le grand air 0 quante lagrime que madame Pasta y avait pris pour le placer dans Otello. Rien ne peut être plus curieux que de comparer les moyens, absolument différents, par lesquels ces deux grands talents rendent les mêmes phrases de chant. Depuis que l'on est accoutumé à ce qui peut manquer à la débutante sous le rapport des avantages extérieurs, la comparaison de son talent avec celui de madame Pasta est le thème obligé de toutes les conversations du foyer. Rien au monde n'aurait été plus agréable que d'entendre le duo du second acte, entre Sémiramis et Arsace, chanté par mesdames Pasta et Pisaroni C'est alors que nous pourrions dire avec vérité Aucun lhéâlre ne peut être comparé à celui de Paris.
SUR LE COMTE DE GALLEMBERGI Paris, le 6 avril 1822.
Monsieur,
ON vous a parlé, me dites-vous, d'un comte de Gallemberg, jouissant de certaine réputation comme compositeur, et vous me faites l'honneur de me demander ce que j'en pense je vais vous satisfaire.
Le comte de Gallemberg est un noble Allemand, né vers 1780; c'est le premier compositeur du siècle pour la musique des ballets, et peut-être le premier compositeur qui ait paru en ce genre M. de Gallemberg est, ce me semble, le véritable représentant du compositeur allemand tout en lui est un effet de science. Ouand on chante devant ce maestrone, son oreille ne distingue pas les sons faux; on peut chanter impunément à un demi-ton et même à un ton tout entier au-dessous ou au-dessus du ton. Cette petite différence 1. Ce fragment, trouvé par Colomb, dans les papiers posthumes de son cousin, a été inséré par lui dans la Correspondance de Stendhal, d'où nous le reprenons N. D. L. E.
qui fait bondir un habitant du Midi, n'est pas même perceptible pour M. le comte de Gallemberg. Et ce même homme fait des choses admirables en musique instrumentale. Il a fait des morceaux d'éclat et de majesté pour des scènes de ballet, représentant l'entrée triomphale d'un général vainqueur dans la ville qu'il Nient de conquérir, ou un jeune prince conduisant il l'autel la fille d'un puissant empereur, qui n'ont été égalés par personne. M. le comte de Gallemberg n'a été longtemps qu'un simple amateur. En 1822, les plus belles voix d'Italie sont des amateurs étrangers au théâtre.
Un mot encore sur la musique. L'un des hommes que j'ai vus de ma vie les plus aimables au piano, c'est M. Peruchini de Venise. On peut dire que sa renommée a rempli la Lombardie. Il a composé plusieurs chansons un peu vives, à la Vénitienne, qui étaient supérieurement chantées par la fille de l'immortel Vigano.
SUR MICHEL-PAUL CARAFA1 MICHEL-PAUL CARAFA est né à Naples le 17 novembre 1787. H reçut des leçons de haute composition du célèbre Fenaroli, qui avait été le maître de Cimarosa et de Zingarelli; en 1806, il prit à Paris des leçons de Cherubini. Il débuta par la cantate Achille e Deidamia. Paisiello, qui avait voulu entendre ce morceau, en parla avec admiration au roi Murat, qui fit exécuter cette cantate en public. En 1813, le roi demanda à M. Carafa un opéra pour le théâtre del Fondo il écrivit Il Vascello l'Occidente, qui eut du succès. Il y a dans la finale un très beau mouvement en crescendo. 1. Cette brève notice sur le compositeur Carafa avait été publiée par Romain Colomb dans son édition de la Corres- pondance, précédée du bref préambule suivant la Corres- « A MADAME. à Paris
« Notre conversation d'hier soir sur la musique, m'ayant amené à parler de M. Carafa, nous m'avez témoigné le désir de connaître, au moins de nom, ses compositions je suis heureux de pouvoir vous en donner la nomenclature. Vous la trouverez peut-être bien sèche, mais je la crois exacte, et les phrases ne sont guère de votre goût. » N. D. L. E.
En 1813, Rossini n'avait encore écrit que trois ou quatre opéras célèbres.
M. Carafa a composé treize opéras sur des paroles italiennes et trois sur des paroles françaises.
La Gelosia corrella, opera buffa en un acte, aux Florentins, en 1815.
Gabriella di Vergy, opera seria (1816) joué deux ans de suite.
I figenia in Tauride, 1817.—Les choeurs sont remarquables il y a une belle scène chantée par Nozzari, et un beau terzetto au deuxième acte.
Adele di Lusignano, à Milan, 1817, succès. On remarqua le finale du premier acte et la cavatina, au premier acte O cara memoria.
Berenice in Siria, 1818. L'introduction est remarquable il y a un charmant duetto Perché, mio cor, perché, chanté par Davide et madame Festa. On applaudit le largo du premier finale, la cavatine de Davide, au deuxième acte, Fra tante angoscie, et la grande scène Fulmine il brando mio.
M. Carafa donna, en 1818, à Venise, au théâtre della Fenice, Elisabetta in Derbyshire, ossia la morle di Maria Stuarda. Cette pièce, qui eut un grand succès, commença la réputation de madame Fodor. Dans la Gabriella (1816), on applaudit
le duetto entre Gabrielle et Raoul Oh islanle felice! C'est un des morceaux de musique les plus touchants que je connaisse. On applaudit également le premier finale Cedi e vanne; et dans le deuxième acte le duetto de Raoul et Fayel, et la scène de mademoiselle Colbran Perché non chiusi al di.
Il sagrifizio d'Ifilo (1819), alla Fenice. Tachinardi chanta admirablement cet opéra. On remarqua l'ouverture, l'introduction, la cavatina de la Morandi, le premier finale dans le deuxième acte, le duetto de la Morandi, avec la Cortesi et leurs grandes scènes.
I due Figari (1820), à la Scala, succès médiocre. Un terzetto entre les trois femmes fort bien écrit, fut chanté faux et le public prit de l'humeur la cavatine de Crivelli fut très applaudie.
Jeanne d'Arc (1821), au théâtre Feydeau, à Paris.
La Capricciosa ed il soldalo (1822), au théâtre de Tordinone, à Rome; succès. On applaudit beaucoup le duetto entre Lablache et le ténor Monelli, le finale du premier acte et un morceau sans accompagnement. Lablache fut admirable dans sa scène au deuxième acte. On applaudit beaucoup aussi le terzetto chanté par Monelli, Lablache et Taci.
M. Carafa a écrit pour Naples Tamerlano (1822), non encore exécuté. Le Solitaire, à Feydeau (1822). Pour la musique chantée, Feydeau est de quarante ans moins en arrière que le Grand Opéra.
Eufemia di Messina (1823), au théâtre Argentina, à Rome. Libretto tiré de l'admirable tragédie du pauvre Pellico, le premier poète tragique de l'Italie, qui est en prison, pour quinze ans, dans la forteresse de Spielberg. Davide et la Pisaroni chantèrent admirablement cet opéra, qui eut beaucoup de succès.
Abuffar, à Vienne, (1823) grandissime succès. Mesdames Fodor et Unger, Davide, Donzelli et Lablache ont chanté à ravir l'exécution des chœurs a été admirable.
On attend à Feydeau le Valel de chambre.
TABLE
PRÉFACE DE L'ÉDITEUR. I SALON DE 1824. 1 DES BEAUX-ARTS ET DU CARACTÈRE FRANÇAIS. 153 LES TOMBEAUX DE CORNETO 197 NOTES D'UN DILETTANTE. 223
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LE DIX FÉVRIER MIL NEUF CENT TRENTE-DEUX, SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE ALENÇONNAISE (ANCIENNES MAISONS POULET-MALASSIS, RENAUT-DE BROISE ET GEORGES SUPOT REUNIES), ALENÇON F. GRISARD, ADMINISTRATEUR.