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Titre : Histoire de l'abbaye de Tamié en Savoie / par Eugène Burnier

Auteur : Burnier, Eugène (1831-1870). Auteur du texte

Éditeur : impr. de A. Pouchet et Cie (Chambéry)

Date d'édition : 1865

Sujet : Tamié (France)

Sujet : Tamié (France)

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30178890x

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (XXXIV-312 p.-[2] p. de pl.) : ill. ; in-8

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Format : application/epub+zip

Description : Collection numérique : Fonds régional : Rhône-Alpes

Description : Appartient à l’ensemble documentaire : CentSev001

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6574669n

Source : Académie de la Val d'Isère, 2013-429061

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 28/01/2014

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HISTOIRE

DE

L'ABBAYE DE TAMIÉ

EN SAVOIE

PAR

EUGÈNE BURNIER

CHAMBÉRY IMPRIMERIE DE A. POUCHET ET Cie PLACE SAINT-LÉGER, 29.

1865





HISTOIRE

DE

L'ABBAYE DE TAMIÉ




Lithographie par un Religieux VUE DE L'ABBAYE DE TAMÉ Im Lemercier de Seine 57, Paris au diocèse de Chambéry (Savoie)




HISTOIRE

DE

L'ABBAYE DE TAMIÉ

EN SAVOIE

PAR

EUGÈNE BURNIER

CHAMBÉRY IMPRIMERIE DE A. POUCHET ET Cie PLACE SAINT-LÉGER, 29.

1865



A SON ÉMINENCE

LE CARDINAL ALEXIS BILLIET ARCHEVÊQUE DE CHAMBÉRY

EMINENCE,

Après avoir échappé comme par miracle à l'incendie, à la Révolution et aux mains des spéculateurs, le plus illustre de nos monastères savoisiens, l'abbaye de Tamié vient d'être rendue à l'ordre de Cîteaux. Un concours de circonstances non moins étonnant nous a conservé les copies des titres que les supérieurs de cette maison gardaient avec un soin jaloux et qui ont péri dans la tempête de 1793. J'ai réuni ces


documents, j'en ai étudié l'esprit, et j'ai cru qu'ils me suffiraient pour mettre en lumière l'un des côtés les moins connus de notre histoire provinciale : la vie monastique en Savoie. Il ne s'agit point ici d'une de ces abbayes dont les annales se résument en deux mots : prière et travail des mains. Votre science des choses du passé a pu vous convaincre, Eminence, que l'histoire de Tamié est profondément liée à celle du pays et de son ancienne dynastie. Vous avez daigné approuver mon plan, me fournir des matériaux et guider mes recherches. Je viens aujourd'hui vous offrir ce livre, qui est en partie votre œuvre. Le patriotisme de l'auteur sera peut-être un titre suffisant à l'indulgence du prélat qui a si bien mérité de la Savoie et de la science, et il ne me restera plus qu'à vous assurer du profond respect avec lequel je suis,

De Votre Eminence,

Le très humble et très obéissant serviteur

EUGÈNE BURNIER.


INTRODUCTION

Multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque Quæ nunc sunt in honore.

HOR. in Arte poetica.

Entre le plateau des Bauges, l'Isère et le lac d'Annecy, s'étend une gorge étroite que traversait au moyen âge un chemin très fréquenté. Dans la première moitié du douzième siècle, saint Pierre de Tarentaise et les seigneurs de Chevron avaient jeté au milieu de ce désert les fondements d'une maison religieuse. Tamié, le nouveau monastère, dut sa célébrité rapide bien moins à l'éclat de son origine qu'aux vertus de ses habitants.

Lorsque l'établissement des grandes routes dans les plaines eut fait abandonner les sentiers périlleux des montagnes, cette abbaye ne vit plus affluer aux pieds de ses murs les voyageurs et les commerçants qui se rendaient de Genève en Italie. Elle devint un lieu de


rendez-vous pour les âmes lassées des vaines agitations du siècle, et son hospitalité bienveillante est encore proverbiale dans nos contrées.

L'année 1793 passa comme un incendie. La maison de prières resta vide et les religieux prirent la route de l'exil. Aux pieux pèlerinages ont succédé les courses aventureuses des savants et des artistes qui viennent étudier la nature et que séduit la majesté de nos sites alpestres. Chaque année, le nombre de ces excursions augmente. Dès les premiers beaux jours, lorsqu'une séve nouvelle anime les plantes et que tout fourmille de vie, le col de Tamié est un but spécial d'explorations scientifiques. Plusieurs routes y conduisent, mais la plus intéressante est celle que l'on suit de Chamousset au pont de Frontenex. Arrivé à ce point, on prend un chemin qui traverse les villages de Tournon et de Verrens et mène directement à Tamié par des pentes d'un difficile accès (1). Des hauteurs du col, le coup d'oeil est splendide. La plaine de l'Isère s'étend au milieu d'un vaste amphithéâtre de montagnes bleues

(1) On construit actuellement une route qui rendra praticable aux voitures la montée du col de Tamié. L'ancien chemin, pavé de pierres énormes, a dégénéré sur plusieurs points en fondrières. Les érosions causées par l'eau qui tombe de la montagne en rendent le parcours pénible, mais non dangereux. — Un chemin très pittoresque conduit à Tamié du côté d'Annecy par la petite ville de Faverges.


que dominent les sommets neigeux des Alpes. Des deux côtés de la rivière, qui coule lentement entre des digues d'un travail inouï, de plantureuses prairies ont remplacé l'ancien lit usurpé par les eaux. Aux flancs des collines couvertes de vignobles et jusqu'aux pieds des rochers nus qui bordent la route du côté gauche de la vallée, on découvre de petits villages presque perdus dans la brume ou à demi cachés sous des bouquets d'arbres fruitiers.

Ce territoire privilégié qui va de Chambéry à Aiguebelle porte un nom ancien et poétique : nos pères l'avaient appelé la Combe de Savoie. Pour jouir de l'éclat incomparable que la nature y déploie au printemps, il faut gravir par une matinée sereine l'une des cimes dont la plaine est environnée. A chaque hauteur la scène change ; les jeux de la lumière à travers les ondulations du terrain produisent une variété infinie d'aspects. Au col de Tamié, la vallée de l'Isère présente un ensemble plus complet.

Rien ne heurte les lignes harmonieuses du paysage; la vue s'y repose doucement après les fatigues de la montée.

Ce spectacle n'est point un vain tableau pour le plaisir des yeux. L'âme s'épure à ces splendeurs; elle s'isole de toute préoccupation absorbante et Dieu lui apparaît sur les sommets dans la magnificence de ses œuvres.

Du côté opposé, le site est plein d'une majesté sombre.

Les masses noires des sapins, parsemées de rochers


énormes, se détachent sur la verdure des prairies.

Quelques pauvres chalets, disséminés dans cette solitude, sont les seules habitations qu'on y rencontre; le silence n'y est interrompu que par le roulement lointain des torrents. On dépasse un modeste oratoire dédié à la Vierge Marie et à saint Bernard, et on pénètre dans la gorge de Tamié. Après quelques détours, la route se bifurque; une de ses branches conduit au hameau de Malapalud, l'autre va droit à l'abbaye, qui est construite à mi-côte sur le versant oriental de l'Udrizon. Ce contrefort, adossé au Plan-du-Four et au mont de Seytenex, sert de défense naturelle au plateau des Bauges. La Belle-Etoile s'élève au levant à une hauteur de mille mètres (1). Sur la crête de cette montagne, le voyageur que n'ont point rebuté les fatigues d'une ascension difficile embrasse du regard une grande partie de la chaîne des Alpes, du Mont-Blanc à la Grande Chartreuse. La vallée, vue du monastère, offre un ensemble sévère, mais très varié. Les terres cultivées alternent avec les prairies, et plusieurs espèces d'arbres à fruit s'y mêlent aux essences de haute futaie.

Sans être très fertile, le territoire de Tamié n'est point déshérité de la nature : tout peut y venir dans des conditions favorables, avec des bras et de l'engrais.

(1) Sa hauteur totale au-dessus du niveau de la mer est de 1,839 m.


L'emplacement sur lequel est construite l'abbaye occupe, en y comprenant les jardins, une superficie d'environ trois hectares de terrain presque plat; on y remarque les traces des travaux considérables de nivellement qui ont dû précéder les nouvelles assises du corps de logis. L'ancien monastère était situé à une centaine de mètres plus bas, du côté du nord. A la fin du dix-septième siècle il tombait en ruines, et des motifs impérieux exigèrent qu'on le rebâtît ailleurs.

L'Udrizon forme, avec les côtes boisées qui dominent l'abbaye, le Plan-du-Four et le Haut-de-Seytenex, un immense entonnoir où, les eaux se réunissent en abondance. Telle est l'origine du torrent du Bard, qui se précipite avec impétuosité dans la vallée, entraînant dans sa course des arbres déracinés et d'énormes quartiers de roches. A la fonte des neiges, le fracas rendait inhabitable une maison de solitude et de silence.

Quelquefois aussi, des vapeurs produites par la chute violente du cours d'eau s'amoncelaient autour du monastère et compromettaient la santé des religieux. Il fallait de toute nécessité quitter ce lieu malsain et incommode.

L'abbaye actuelle, spacieuse et bien distribuée, réunit toutes les conditions que réclament le recueillement et l'hygiène. Elle est alimentée par une source d'eau vive


dont le réservoir principal est à plus de six cents mètres.

Ses bâtiments se composent d'un vaste édifice à deux étages, avec une cour intérieure et des pavillons à chacun de ses angles. L'église occupe toute la longueur de la façade du côté de l'occident. Le jardin, clos de murs et orné d'un bassin, est placé au midi dans une excellente position. Au-dessus de l'église s'étend un petit bois de sapins d'un effet très pittoresque. De l'autre côté du chemin qui conduit à la porte d'entrée existe un étang artificiel, seul reste des nombreux travaux d'assainissement pratiqués par les anciens religieux. Faute de soins, les autres pièces d'eau se sont transformées en marais.

Les modestes moulins de Tamié sont établis non loin de l'étang; ils consistent en deux baraques où tournent encore les meules qui servaient depuis plusieurs siècles à la communauté. Dans la même direction, mais plus près de l'abbaye, on trouve la ferme de Martignon, com- posée d'une petite maison de maître et d'une grange avec écurie. Les propriétés acquises à grands frais par la nouvelle colonie, et dans lesquelles sont compris l'étang, les moulins et Martignon, forment une lisière presque continue de terrains entre le chemin qui les limite en bas et la forêt qui les couronne au-dessus.

Telle est la topographie sommaire des environs de Tamié. Les flancs du mont de l'Etoile sont cultivés


jusqu'à mi-côte par de bons paysans dont les demeures éparses s'appellent le village de la Ramaz. La plus rapprochée de ces habitations est une auberge de construction récente où logent les personnes qui ne peuvent être reçues au monastère. A droite et à gauche de la vallée l'horizon est fermé par des montagnes dont les pentes sont couvertes de riches cultures ou de forêts épaisses.

Quelques crêtes dénudées apparaissent dans le lointain et accroissent l'imposante majesté du paysage. Tamié est le centre de ce site, qui ne rappelle en rien les sublimes horreurs du désert de Chartreuse, mais qui porte l'âme à la mélancolie et convient particulièrement à une maison de prières. C'est peut-être dans l'aspect des lieux qu'il faut chercher le secret des fortunes si différentes qu'ont subies les monastères. Le relâchement d'Hautecombe et de Talloires fut sans doute facilité par le charme de ces retraites où la douceur de l'atmosphère semble inviter au repos. Et qui sait si Tamié, SaintHugon et la Grande-Chartreuse ne durent pas en partie à la rudesse de leur climat cet amour de l'austérité qu'ils ont conservé jusqu'à la fin?

Par un concours singulier d'événements, Tamié a traversé les plus redoutables crises et se trouvait en 1861 dans un état de conservation très remarquable, lorsqu'au mois d'octobre le bruit se répandit qu'une


colonie de Trappistes avait acquis ce monastère, l'un des plus illustres de leur Ordre. Qu'était-ce que ces Trappistes, dont le souvenir vivait encore chez des vieillards de la contrée? En quelques mots, voici leur histoire, leur genre de vie et leur but. 11 importe de les faire connaître, car les gens du monde ont sur eux d'étranges idées. On les regarde volontiers comme de grands pécheurs qui viennent expier sous le cilice et dans le culte de la mort une vie chargée de crimes. On les croit occupés principalement à creuser leur tombe et à se répéter entre eux cet avertissement lugubre : Frère, il faut mourir ! Le roman et même le théâtre ont propagé ces contes, mais une journée passée dans un monastère de Trappistes suffit pour en faire voir toute la fausseté.

L'histoire de la conversion de Rancé et sa réforme de la Trappe occupent une place importante dans le siècle de Louis XIV. On trouvera plus loin le récit de ce curieux épisode, où l'un des abbés de Tamié joue un rôle décisif. La Trappe, abbaye cistercienne du diocèse de Séez, sur les limites du Perche et de la Normandie, était tombée en commende et n'avait plus que l'apparence d'une maison religieuse, lorsque M. de Rancé, lassé du genre de vie qu'il avait mené pendant de longues années, résolut vers 1662 de se consacrer à Dieu dans ce monas-


tère, dont il n'était le chef que de nom, et d'y faire revivre l'esprit des premiers Pères de Cîteaux. On l'admira, mais on montra peu d'empressement à l'imiter.

Les plus terribles obstacles lui furent suscités par les chefs de l'Ordre qu'il avait entrepris de régénérer. Un succès partiel couronna enfin ses efforts persévérants, car son abbaye et quelques autres monastères qui suivirent son exemple adoptèrent un genre de vie parfaitement régulier et y restèrent fidèles jusqu'à leur dernier jour.

Rancé n'est point le créateur d'un institut nouveau, comme bien des gens le supposent. Cîteaux avait été fondé pour que ses religieux pratiquassent à la lettre la règle de saint Benoît, et, malgré le relâchement, tous les membres de cet ordre juraient encore de s'y conformer.

L'abbé de la Trappe prit au sérieux leur serment; il fit tous ses efforts pour qu'ils y restassent fidèles. Voilà tout le plan de sa réforme. Les Trappistes d'aujourd'hui, disciples et imitateurs de Rancé, sont donc de véritables Cisterciens; à proprement parler, eux seuls méritent ce nom. Qu'est-ce que l'ordre de Cîteaux sans le travail des mains, le silence perpétuel, les veilles et le mépris des jouissances de la sensualité? Or, ces pratiques austères sont la base de l'institut des Trappistes, pour qui la règle bénédictine n'est pas une lettre morte.


Cet ordre, sur qui saint Bernard jeta au douzième siècle un si grand éclat, avait failli périr par le relâchement, lorsque Rancé vint lui imprimer un élan salutaire et le ramener à ses véritables traditions. La révolution lui ménageait une crise plus terrible encore : l'Assemblée nationale de France supprima les maisons religieuses et les Trappistes durent se disperser. Quelques-uns d'entre eux partirent pour l'exil sous la conduite d'un de leurs Pères, dom Augustin de Lestranges. Le zèle de ce religieux sauva l'ordre de Cîteaux de la destruction.

L'abbaye de la Val-Sainte, en Suisse, où la communauté fugitive avait trouvé un abri, reçut bientôt un nombre prodigieux de postulants; elle fut le centre fécond d'où s'échappèrent de nouvelles colonies qui allèrent planter leurs tentes dans les déserts d'Europe et d'Amérique. Le Premier Consul n'était point hostile aux Trappistes; il comprenait quels services pouvaient rendre à la société qu'il réorganisait des religieux qui recherchaient les terres les plus ingrates afin de les féconder de leurs sueurs et ne devaient leur subsistance qu'à leur propre travail. Au point de vue moral, il croyait que des communautés de ce genre étaient nécessaires dans un empire aussi vaste que la France. Portalis résumait assez bien ses idées sur ce sujet dans un rapport qu'il lui adressait


en l'an X (1). Grâce à la protection de Napoléon, d'anciens Trappistes s'établirent au Mont-Genèvre, au Mont-Cenis et sur plusieurs autres points de l'Empire. Ainsi l'ordre monastique renaissait en France peu d'années après la terrible révolution qui avait renversé les autels et inauguré le culte de la raison pure. Les abbayes de Cîteaux couvraient le sol de leurs débris ou servaient à des usages profanes ; une seule d'entre elles s'était sauvée par sa fidélité à la règle et devait donner son nom à l'institut régénéré. D'autres congrégations se sont relevées depuis lors, mais elles n'ont dû leur fortune qu'à un retour complet aux traditions des fondateurs. Les ordres relâchés ont disparu et les réformes les plus austères ont seules obtenu droit de cité.

Les tendances du siècle actuel ne sont point favorables à l'état monastique. Sans discuter ici quel senti-

(1) Voici un passage de ce rapport : « Dans quelques années, il sera peut-être sage de favoriser des établissements qui pourront servir d'asile à toutes les têtes exaltées, à toutes les àmes sensibles et dévorées du besoin d'agir et d'enseigner ; car, dans un vaste Etat comme la France, il faut des issues à tous les genres de caractères et d'esprits que les cloîtres absorbaient autrefois et qui fatiguent la société civile. Tel est un factieux dans le monde qui n'eût été jadis qu'un moine obscur et turbulent. Il ne suffit pas d'avoir des institutions pour classer des citoyens, il faut en avoir encore, si je puis m'exprimer ainsi, pour classer des âmes et donner à toutes des moyens réguliers de suivre leurs mouvements, dans un ordre fixe et convenu. »


ment de justice distributive peut porter à proscrire des gens qui, en respectant les lois, revendiquent le droit commun pour vivre comme il leur plaît sous une règle de leur choix, il est bon de constater un fait à l'avantage des Trappistes. Les hommes les plus prévenus semblent tenir compte à ces religieux de leur détachement sincère de toute affection terrestre, de ce dévouement inouï qui leur fait affronter les marécages des Dombes, les sables brûlants du Sahel et les déserts inhospitaliers de l'Amé- rique. Pour tout dire, les Trappistes sont moins mal vus que les autres moines. C'est un progrès. On finira par pousser la tolérance jusqu'à reconnaître qu'ils ne sont pas entièrement inutiles.

Un décret pontifical du 3 octobre 1834 avait réuni tous les Trappistes français en un seul institut, sous le nom de Congrégation des moines Cisterciens de Notre-Dame de la Trappe. La France perdait son chef d'Ordre, car le président général résidait à Rome, mais elle conservait un vicaire chargé des intérêts de la province, en la personne de l'abbé de la Grande-Trappe. Le décret du pape donnait à la congrégation la règle de saint Benoît avec les constitutions de Rancé. Les plus fervents parmi les religieux crurent mieux faire en remontant aux constitutions primitives de Cîteaux, que l'illustre réformateur avait légèrement adoucies. De là, deux manières


de voir. Chaque opinion avait ses défenseurs qui ne voulaient rien rabattre de leurs sentiments, et un jour la bonne harmonie sembla menacée. On se compta et on reconnut qu'il serait facile de tout concilier en obtenant du pape de former deux familles distinctes. Par un décret du 25 février 1847, Pie IX accorda ce que l'on demandait (1). La Trappe est actuellement divisée en deux branches qui ont chacune leur chef particulier, mais qui ont conservé entre elles les meilleurs rapports de confraternité. Cet institut compte trente-huit monastères des deux sexes situés pour la plupart en France et qu'habitent trois mille religieux. On trouvera ci-dessous la statistique de la Trappe, publiée à Rome en 1864 (2).

(1) Le décret latin que nous traduisons statue en ces termes : « Tous les monastères de la Trappe en France formeront deux cou- grégations, dont l'une s'appellera l'ancienne, l'autre la nouvelle réforme de Notre-Dame de la Trappe, toutes deux de l'ordre de Cîteaux.

L'ancienne gardera les règlements de l'abbé de Rancé, et la nouvelle observera la règle de saint Benoît, avec les constitutions primitives de Cîteaux approuvées par l'Eglise. »

(2) Congrégation qui suit les règlements de l'abbé de Rancé.

HOMMES.

Septfons (Allier) maison-mère, 77 religieux. — Le Port du Salut Mayenne), 97 rel. — Le Mont des Olives (Haut-Rhin), 108 rel. — SainteMarie du Mont (Nord), 50 rel. — La Grâce-Dieu (Doubs), 75 rel. — Tamié (Savoie), 32 rel. - Mérignat (Creuse), 20 rel. - Marienwald (PrusseRhénane), 26 rel.

FEMMES.

Notre-Dame de Laval (Mayenne), 80 religieuses. — Notre-Dame de la


Voici, en abrégé, le genre de vie des Trappistes.

Abstinence perpétuelle de la viande, du poisson, des œufs, du beurre et de tout assaisonnement sensuel, qu'on permet seulement aux malades. Les aliments usités sont : du pain de froment dont le gros son a été extrait, des légumes et des racines accommodés au sel, à l'eau et au laitage, avec de la bière, du cidre ou du vin mélangé d'eau pour boisson. — Observation des jeûnes de l'Ordre, surtout de celui qui commence au 14 septembre pour

Miséricorde (Haut-Rhin), 60 religieuses. — Saint-Joseph d'Ubexy (Vosges), 42 religieuses.

Congrégation qui observe la règle de saint Benoît avec les constitutions primitives de Cîteaux.

HOMMES.

La Grande-Trappe (Orne), maison-mère, 128 religieux. — Melleray (Loire-Inférieure), 131 rel. — Bellefontaine (Maine-et-Loire), 90 rel. — Aiguebelle (Drôme), 171 rel. — Bricquebec (Manche), 63 rel. — MontMelleray (Irlande), 85 rel. — Mont-Saint-Bernard (Angleterre), 62 rel.

— Thimadeuc (Morbihan), 61 rel. — Staouëli (Algérie), 114 rel. — Gethsémani (Kentucky), 57 rel. — La Nouvelle-Melleray (Etats-Unis), 56 rel.

— Fontgombaud (Indre), 52 rel. — Notre-Dame du Désert (HauteGaronne), 57 rel. — Notre-Dame des Neiges (Ardèche), 60 rel. — NotreDame des Dombes (Ain), 42 rel.

FEMMES.

Notre-Dame des Gardes (Maine-et-Loire), 97 religieuses. — Vaise (Lyon), 122 rel. — Maubec (Drôme), 150 rel. — La Cour-Pétral (Eureet-Loir), 70 rel. — Blagnac (Haute-Garonne), 81 rel. — Espira (Pyrénées- Orientales), 80 rel.

La Belgique possède les monastères de Westmalle (Malines), SaintBenoit (Liége), Saint-Joseph (Tournay) et Saint-Sixte (Bruges).

D'autres abbayes de Trappistes existent en Angleterre, au Canada et dans quelques provinces de l'Italie.


finir à Pâques. Pendant ce temps, les religieux font un seul repas vers midi ; à la collation, on ne leur sert que trois onces de pain et deux en carême. — Silence absolu et continuel, si ce n'est pour les conversations indispensables avec les supérieurs, les conférences spirituelles et l'accusation en plein chapitre des fautes extérieures commises contre la règle. Dans toutes les autres circonstances, les religieux ne se parlent que par signes. —

Travail des mains appliqué principalement à l'agriculture et à tous les arts industriels. Les prêtres sont soumis à cette obligation comme les frères convers. En règle générale, une abbaye doit se suffire à elle-même ; elle contient par conséquent des moines appliqués à tous les métiers dont la communauté a besoin. L'étude n'est cultivée chez les Trappistes que pour enseigner la théologie à ceux d'entre eux qu'on destine au sacerdoce, apprendre l'Ecriture sainte et connaître les Pères de l'Eglise. — Repos de sept heures pris dans un dortoir commun. Chaque religieux a une cellule ouverte par dessus et fermée au devant par un rideau. Leur couche est faite en planches soutenues par des ais et couvertes d'une paillasse piquée, de quatre doigts d'épaisseur, d'un oreiller et de quelques couvertures. Un bénitier et deux images, l'une de Jésus en croix et l'autre de la Sainte Vierge, forment l'ameublement de la cellule, où on ne


trouve ni table ni chaise. Les religieux dorment tout habillés, et ne quittent que la chaussure. L'usage du linge leur est interdit, même en cas de maladie. Au travail, ils portent une tunique de laine blanche qu'on peut relever jusqu'aux genoux et un long scapulaire noir serré d'une ceinture de cuir. Dans les autres temps, ils revêtent par dessus cet habillement la coule ou cuculle, espèce de froc de laine blanche à larges manches qni n'a d'ouverture qu'aux extrémités supérieure et inférieure. Au lieu de la coule, les novices et les frères convers ont un manteau avec scapulaire, les premiers de drap blanc, les seconds de laine brune.— L'heure du lever est fixée à deux heures, à une heure ou à minuit, selon le degré des fêtes et la longueur de l'office. — Chaque jour a lieu le chant ou la psalmodie des prières de l'Eglise et du petit office de la Vierge. Les abbés de cet Ordre, élus régulièrement par les religieux profès de leur communauté, au scrutin secret, portent la mitre, la crosse et la croix pectorale (1).

(1) Pour le détail, voici l'emploi de la journée du trappiste :

EN ÉTÉ Ou depuis Pâques au 14 septembre.

1° 2 heures, lever; à minuit les jours de grande fête et à 1 heure les dimanches.

2° 4 h., l'Angelus et l'étude des psaumes.

3° 5 h. 1|2, prime et ensuite le

EN HIVER Ou depuis le 14 septembre à Pâques.

Tout se pratique comme en été, à l'exception de ce qui suit : 1° 7 heures 3|4, tierce, la messe, sexte, le travail.

2° 11 h. 1|2, none, l'Angelus, le dîner.


Toutes les austérités corporelles dont on vient de lire le détail ne sont, pour ainsi dire, que l'écorce du trappiste. Son essence véritable, c'est la mortification intérieure, le renoncement absolu à sa propre volonté et à tous les intérêts du monde. Ce qui se passe hors de l'enceinte du monastère ne l'occupe nullement. Un des religieux vient-il à perdre son plus proche parent? L'abbé réunit la communauté et lui adresse ces simples mots : « Le père de l'un d'entre nous est mort; prions pour l'âme du défunt. » L'orgueil et la sensualité, ces grands vices de l'espèce humaine, sont immolés tous les jours à la Trappe par les confessions publiques, les jeûnes, la pratique des métiers les plus vils et surtout par ce silence rigoureux qui retranche toutes les satisfactions de l'a-

chapitre des coulpes extérieures contre la règle.

4° 6 h. 112, le travail des mains.

5° 9 h., tierce, grand'messe, sexte.

6° 10 h. 1|2, le dîner.

7° Midi, l'Angelus et la méridienne.

8° 1 h., none, le travail des mains.

9° 3 h. 3|4, méditation, ensuite vêpres.

10° 5 h., le souper.

11° 6 h. 1|2, lecture spirituelle, complies, le Salve Regina.

12° 8 heures, le coucher.

3° 1 h. 3|4, le travail.

4° 5 h., la collation de trois onces de pain sec avec un demiverre de boisson aux jeûnes d'Ordre et de deux onces pendant le carême et aux jeûnes d'Eglise. Ces jours-là, on ne dîne qu'à midi et demi.

Lorsque les religieux se lèvent à minuit ou à 1 heure pour l'office, ils reposent après matines jusqu'à l'office de prime.


mour-propre. Quand le trappiste touche à sa dernière heure, on l'étend sur la paille et la cendre; de cette couche austère, il répond aux prières des agonisants et rend son âme à Dieu.

Où trouver l'explication de cette vie qui n'est qu'une mort anticipée, de cette pénitence que tant d'hommes se sont imposée par choix et subissent avec bonheur? La foi seule peut nous en rendre raison. Sans elle, sans la croyance au surnaturel, les Trappistes sont des fous, et c'est pitié que de les voir renoncer de gaîté de cœur aux jouissances les plus permises, à l'expansion des plus doux sentiments. Mais ils ont un but à atteindre et ils y tendent résolûment par la voie difficile, sans s'inquiéter si la frêle enveloppe de leur âme laisse des lambeaux sanglants aux ronces du chemin. Des hommes se sacrifiant pour une idée, c'est chose rare de nos jours et admirable en tout temps. Les vérités de la religion chrétienne sont certes bien démontrées, mais leur évidence n'est pas telle qu'il n'y ait du mérite et un très grand mérite à les croire. Suivre à la lettre non-seulement ce que l'auteur de ces doctrines ordonne, mais encore ce qu'il conseille; sacrifier à ce que bien des gens considèrent comme un peut-être de longues vies et quelquefois des positions élevées, voilà, ce nous semble, le plus noble effort du spiritualisme. De tels exemples sont


indispensables à notre époque où les appétits sensuels paraissent vouer au ridicule tout retour sérieux vers les choses de l'âme. Dans cette course effrénée du siècle vers le pouvoir et la richesse, les désastres financiers qui se succèdent, les échecs politiques, les mécomptes amers des partis sont de vains avertissements. Il faut qu'une protestation surgisse en faveur de l'esprit contre la matière : et qui donc élèvera la voix sinon ce philosophe chrétien que ne troublent point dans sa retraite nos agitations et nos luttes sans fin (1)?

La Trappe doit remplir encore une autre mission.

(1) Dans une de ses remarquables études sur l'histoire romaine aux IVe et Ve siècles (Revue des Deux-Mondes du 1er septembre 1864), M. Amédée Thierry cite un extrait de Sozomène qui résume à merveille les idées que nous venons d'émettre. Voici ce passage : « Une des choses les plus utiles que Dieu ait transmises aux hommes est la philosophie de ceux qu'on appelle moines. Elle méprise, comme chose superflue et consumant un temps qu'on peut mieux employer, les connaissances acquises aux écoles et les arguties de la dialectique. Pour elle, la meilleure étude est celle de bien vivre. Elle enseigne donc par une science simple et naturelle ce qui peut combattre et déraciner le mal moral, ne trouvant pas qu'il y ait un milieu possible entre le vice et la vertu. Forte contre les tumultueuses agitations de l'âme, elle ne sait pas céder à la nécessité et ne succombe point aux infirmités du corps ; par la contemplation continue de l'éternel auteur des choses, elle fortifie l'âme à la source de l'essence divine. Supérieure aux événements du dehors, elle domine, pour ainsi dire, le monde extérieur; l'injure ne l'atteint pas et elle se glorifie de la souffrance. Patience, mansuétude, frugalité, voilà les degrés par lesquels elle élève l'homme vers Dieu, autant qu'il est permis d'en approcher. »


Comme aux premiers jours de Cîteaux, elle contribuera à réhabiliter l'agriculture, cette source de richesses trop longtemps négligée ; elle montrera qu'avec de la persévérance et du dévouement, il n'est pas de terre infertile.

Son influence servira peut-être à retenir aux champs ce courant de population qui s'entasse dans les grandes villes pour y périr de misère, tandis que de vastes territoires restent en friche, faute de travailleurs.

C'est sous de tels auspices que Tamié s'est rouvert et que les Trappistes y ont fait entendre de nouveau leur chant renommé du Salve Regina. Tamié est l'œuvre de saint Pierre de Tarentaise. Les religieux de la GrâceDieu, qui conservent avec un respect filial les précieux restes de ce prélat et lui attribuent leur salut dans l'exil, ont dû céder au désir de recouvrer un héritage que leur protecteur avait fondé et arrosé de ses sueurs. Ils appar- tiennent à la congrégation qui suit les règlements de l'abbé de Rancé. Ainsi se renoue la chaîne interrompue des traditions, car Tamié est la première abbaye qui ait adopté la réforme de la Trappe et Rancé eut une grande part à cet acte important.

La nouvelle colonie arriva dans le monastère le 15 octobre 1861, à dix heures du soir. Pour le rendre à sa destination primitive, elle dut s'imposer des travaux longs et difficiles; trois années d'un labeur incessant


n'ont pu obtenir encore ce résultat, car la culture des champs absorbe tous les bras disponibles et les ressources ne sont pas nombreuses. On créa tout d'abord les cellules du dortoir commun. L'église appela ensuite l'attention des religieux. Cet édifice se compose d'une seule nef et s'étend sur une longueur de 150 pieds. Il est sonore et bien distribué ; mais son architecture se ressent du mauvais goût de l'époque où il fut bâti. La porte d'entrée, du côté du cloître, est un morceau gothique travaillé avec délicatesse; on croit qu'elle appartenait à l'ancienne abbaye (1). La partie antérieure de l'église, actuellement ouverte aux étrangers, était en 1861 dans un état déplorable. Des voitures et des tas de bois l'encombraient; le pavé n'existait plus. Pendant de longues années elle avait servi de magasin à foin. On y établit un plancher, de modestes autels reprirent leur place et, le 15 octobre 1862, jour anniversaire de la rentrée des Trappistes, la bénédiction solennelle en fut faite par M. l'abbé Tissot, chanoine d'Annecy.

L'année suivante, on fit des réparations indispensables

(1) On remarque au réfectoire des religieux une magnifique boiserie en noyer où sont sculptés les bustes des principaux personnages qu'a produits la famille de saint Pierre de Tarentaise. Un autre morceau sculpté, qu'apprécient les connaisseurs, sert de couronnement à la cheminée du chauffoir.


au logement des hôtes. Les cloîtres, dont les murs barbouillés annonçaient que des écoliers y avaient longtemps pris leurs ébats, demandaient une transformation.

Deux religieux s'occupèrent à les reblanchir et y tracèrent des maximes évangéliques propres à édifier les visiteurs. Les 600 mètres de canaux en bois qui amenaient l'eau de source à l'abbaye étaient presque entièrement pourris ; il fallut les remplacer par des tuyaux en fonte. Depuis le commencement de la présente année (1864), la communauté a entouré de murs son humble cimetière, car on n'ensevelit plus personne dans les caveaux de l'église. Un parquet confortable a remplacé le pavé froid et humide du sanctuaire, et les Pères de la Grâce-Dieu ont fait présent à Tamié d'un maître-autel gothique dont on loue le travail. Au-dessus de cet autel s'élève une belle statue de la Vierge Marie donnée par M. Alexandre Guillemin, avocat à la Cour de cassation.

Deux choses manquent encore pour que l'église soit au complet : elle a perdu ses cloches et ses stalles. Les unes ont servi probablement à faire des canons, les autres ornent aujourd'hui la cathédrale de Chambéry. La Providence pourvoira à leur remplacement.

Deux mots maintenant des travaux qui occupent les Trappistes de Tamié. La culture des champs vient en première ligne. Le labourage, les défrichements, la


création des prairies artificielles et la récolte des denrées font successivement l'objet de leurs soins. Ils donnent une attention particulière à l'élève du bétail. A l'intérieur, tous les métiers utiles peuvent être exercés selon les besoins de la maison et l'aptitude des sujets ; la volonté du supérieur imprime la direction à toutes choses.

Il en est, parmi ces métiers, dont la pratique est plus ordinaire. Tels sont la boulangerie, la couture, la cordonnerie, le charronnage, la forge, la menuiserie, la fabrication du fromage, etc.

La plupart des céréales, le froment, le seigle, l'orge et l'avoine viennent à Tamié dans de bonnes conditions.

On y recueille un jardinage qui était autrefois renommé.

Les Trappistes cultivent avec succès la pomme de terre et la betterave, mais ils trouvent plus avantageux de convertir la plupart de leurs terres en prairies ou de les semer de trèfles. Ils ont greffé ou planté depuis peu de temps une quantité d'arbres à fruits, tels que pommiers, poiriers et pruniers; les abricotiers même ont réussi audelà de toute espérance. Cet établissement agricole est en voie de prospérité. Il expérimente les méthodes nouvelles, et peut-être son exemple combattra-t-il efficacement la routine, cette maladie invétérée de nos cultivateurs.

Un point non moins essentiel a occupé les Trappistes


depuis le jour de leur rentrée à Tamié : ils se sont mis en quête pour réunir les documents nécessaires à une histoire complète de l'abbaye, depuis sa fondation jusqu'à nos jours. Ils ont compris qu'un tel livre, venant populariser un passé dont ils cherchent à imiter les plus beaux exemples, serait pour eux une apologie naturelle ; qu'il servirait de trait d'union entre l'ancien et le nouveau monastère. Mais où trouver les éléments de ce travail?

Le feu avait consumé en partie les archives précieuses de Tamié, qui comprenaient près de douze cents chartes ou documents importants ; le reste gisait dans un coin ignoré au milieu de la poussière. Sans se laisser rebuter par la difficulté des recherches, deux religieux de l'abbaye avaient déjà mis en réserve quelques papiers utiles ou recueilli les souvenirs des vieillards de la contrée, lorsqu'on nous parla de leur louable entreprise. Nous parcourions alors avec le plus vif intérêt les registres du Sénat de Savoie, et le nom de Tamié, qui s'y présente souvent, nous disait assez quel rôle cette maison religieuse a joué dans notre histoire. Un jour nous découvrîmes le volumineux dossier qui renferme les chartes copiées autrefois par ordre du Sénat pour établir le droit de nomination des princes de Savoie ; à ce recueil étaient joints les procès-verbaux détaillés et les inventaires dressés par les magistrats souverains lors de la réduction


de l'abbaye sous la main du roi de Sardaigne. Sans ces documents, l'histoire de Tamié eût présenté nécessairement d'importantes lacunes. Le supérieur de ce monastère, à qui nous apprimes l'existence du dossier et des pièces qui l'intéressaient directement, nous communiqua tous les matériaux qu'il possédait déjà, avec prière d'en tirer parti nous-même. Nous crûmes faire une œuvre utile à la Savoie, profitable aux Trappistes et peut-être intéressante pour quelques lecteurs, en accédant à ce désir. Son Eminence le cardinal Billiet compléta notre collection de titres et de notes par une chronique inédite sur l'introduction de la réforme à Tamié; il approuva le plan du livre et voulut bien en accepter la dédicace.

Telle est l'origine du travail que nous offrons aujourd'hui au public. Il met en lumière une partie très peu connue de nos annales, avec toute la sincérité que requiert un sujet aussi grave. Le roman et l'esprit de parti n'ont rien à faire ici. L'histoire parle : au lecteur à tirer les conséquences.

25 novembre 1864.



ABBÉS DE TAMIÉ

Habentes mysterium fidei in conscientia pura.

(Ad Tim., III, 9.)

1132. Saint Pierre Ier.

1150. Rothbert.

1162. Guillaume Ier.

1163. Pierre II d'Avallon.

1168. Guy Ier de Cevins.

1168. Pierre III de Saint-Genix.

1207. Girold de la Tour-du-Pin.

1222. Humbert d'Avallon.

1223. Berlion du Pont-de-Beauvoisin.

1234. Guillaume II de Bovicis.

1237. Pierre IV de Sethenay.

1243. Berlion de Bellecombe.

1246. Guy II.

1251. Jean Ier.

1255. Jacques Ier Dameisin.

1273. Anthelme Ier de Faverges.

1277. Anthelme II Alamand.

1305. Hugues de la Palud.

1324. Jacques-Paschal d'Yenne.


1344. Jacques II de Ribot.

1350. Rodolphe de Sethenay.

1358. Gérard de Beaufort.

1390. Guillaume III Guinaud de Narbonne.

1390. Guillaume IV Eyraud de Limoges.

1392. Pierre V Castin.

1400. Pierre VI de Barrignié.

1419. Claude Pareti.

1454. Georges Josserand de Cons.

1472. Urbain Ier de Chevron.

1485. Augustin de la Charnée.

1492. Urbain II de Chevron.

1505. Jacques-François de Chevron.

1506. Alain Lacerelli.

1523. Etienne Gignelli.

1537. Pierre VII de Beaufort.

1584. Jean II de Villette de Chevron.

1595. François-Nicolas Ier de Riddes.

1645. François-Nicolas II de la Forêt de Somont.

1657. De Gerbaix de Sonnaz.

1665. Jean-Antoine de la Forêt de Somont.

1702. Jean-François Cornuty.

1707. Arsène de Jouglas.

1728. Jacques Pasquier.

1736. Jean-Baptiste Maniglier.

1758. Jean-Jacques Bourbon.

1769. Joseph Rogès.

1783. Bernard Desmaisons.

1789. Antoine Gabet.

1861. Malachie Regnauld, prieur titulaire.


LIVRE PREMIER

L'ANCIEN MONASTÈRE

(1132-1677)

O Dios mio! ! Dichoso unicamente el que te adora y busca! i Mas dichoso el que te halla, cuando tu blanda mano.

enjuga su amoroso llanto, y le llena el peeho de ardores fervorosos!

(OLAVIDE, El Evangelio en triunfo.)



CHAPITRE PREMIER

Origine de l'ordre de Citeaux; ses fondateurs. — Saint Bernard. — Esprit et développement du nouvel ordre. — La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond, premiers monastères de la filiation de Citeaux. — La Carte de charité.

Vers la fin du onzième siècle, on ne comptait qu'un bien petit nombre d'abbayes bénédictines qui n'eussent secoué en partie le joug de la règle imposée aux moines d'Occident par leur saint patriarche. A Cluny et dans tous les couvents qui dépendaient de cette maison-mère, on avait adopté l'usage des tuniques de drap fin et des fourrures (1) ; les religieux ne s'adonnaient plus au travail des mains, ils évitaient soigneusement les jeûnes et remplissaient des fonctions absolument contraires à l'esprit de saint Benoît. La congrégation de Cluny, née au déclin de la race carlovingienne et en face de la féodalité, avait eu pour mission principale d'offrir un abri sûr à la civilisation latine et aux innombrables victimes de la barbarie. Les besoins sociaux et religieux qui suscitèrent cette réforme ayant cessé d'exister, Cluny tombait

(1) Epist. Hugonis archiepisc. lugd. ad Pascalem papam II.


dans le relâchement; un ordre nouveau allait paraître qui devait s'inspirer des traditions abandonnées, remettre l'agriculture en honneur et rappeler, par des austérités à peine imaginables, les exemples des premiers solitaires orientaux.

Molesme, abbaye située au diocèse de Langres en Bourgogne, subissait le sort de tous les grands monastères ; les richesses en avaient fait disparaître la ferveur primitive. Quelques-uns de ses religieux protestaient contre le relâchement par la parole et surtout par l'exemple ; les plus fidèles aux saines traditions étaient Robert, supérieur de l'abbaye, et un moine anglais, Etienne Harding, qui s'était formé à la vie cénobitique dans la solitude de Sherborne. Pour eux, il n'y avait que deux voies de salut : ramener leurs confrères à l'observation de la règle ou quitter Molesme et fonder ailleurs une communauté nouvelle qui fît fleurir au désert des vertus depuis longtemps oubliées. Le dernier parti l'emporta.

En l'année 1098, Robert et ses compagnons, au nombre de 21, quittèrent Molesme et pénétrèrent plus avant dans la Bourgogne (1). Le lieu qu'ils choisirent pour leur retraite était un marais inhabitable, un repaire de bêtes sauvages. Les broussailles épineuses et les joncs qui couvraient le sol le rendaient inaccessible aux hommes.

L'aspect effrayant de cette solitude ne rebuta point les pieux cénobites; après quelques jours de travail, ils avaient assaini une partie du marécage en arrachant les joncs et en donnant de l'écoulement aux eaux. Ils

(1) Exord. cisterc. cap. 3.


réunirent des branches d'arbres et établirent quelques huttes autour d'un oratoire qui fut consacré à la Sainte Vierge le 21 mars 1098, jour de la fête des Rameaux (1).

Le désert où la colonie avait planté ses tentes était connu dans la contrée sous le nom de Cîteaux. On appela Monastère nouveau cette retraite qu'avaient choisie Robert et ses confrères ; le titre aussi bien que l'esprit devaient la distinguer de l'ancienne abbaye. Une bulle du pape ayant rappelé Robert à Molesme, Albéric et Etienne Harding lui succédèrent l'un après l'autre au siège de Cîteaux. Sous la direction d'Etienne, la congrégation prit sa forme définitive. Le but des fervents religieux qui la composaient était de reproduire dans toute sa perfection le type monastique conçu par saint Benoît. Leur genre de vie excita les murmures des abbayes où règnait le relâchement; on accusait la communauté naissante d'introduire des usages impraticables et de pousser les austérités à l'excès. L'épreuve la plus terrible lui était réservée. Une épidémie mortelle se déclara parmi les frères ; au bout de quelques semaines Etienne ne se vit entouré que d'un petit nombre de moines infirmes et découragés (2) auxquels il ne restait assez de forces que pour la prière. L'humble monastère était près de périr, lorsqu'un jour trente gentilshommes bour-

(1) Cette date est conservée dans les deux vers suivants : Anno milleno centeno bis minus uno, Sub patre Roberto cœpit Cistercius ordo.

(2) Jam graviter eis tædio esse incipiebat paucitas sua et munis spes posteritatis decidebat, in quam sanctæ illius paupertatis hæreditas trans- funderetur. GUILLAUME DE SAINT-THIERRY, in vita sancti Bernardi. — Cet écrivain rapporte que saint Etienne eut une vision qui lui apprit l'arrivée prochaine à l'abbaye de Bernard et de ses trente compagnons.


guignons vinrent frapper à sa porte ; Bernard, leur chef, supplia l'abbé, au nom de ses frères et de ses amis qu'il avait amenés à Cîteaux, de recevoir leur compagnie parmi les religieux de cette maison. Saint Robert, saint Albéric et saint Etienne en avaient jeté les bases ; mais le jeune homme qui venait de s'y introduire à la tête de ses compagnons en est le fondateur véritable. L'entrée de saint Bernard à Cîteaux en l'an de grâce 1113 ouvre une ère nouvelle pour cette abbaye et met un terme aux afflictions de tout genre qui l'ont si longtemps éprouvée.

Les personnages du plus haut rang, les hommes de science y accourent de tous côtés. Bientôt l'étroite en- ceinte du monastère ne peut plus contenir ses nouveaux hôtes; des colonies s'en échappent et fondent loin de la maison-mère quatre grandes communautés : La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond. En moins de trente années, Cîteaux comprend dans sa filiation près de cinq cents abbayes. Ce succès inouï n'a rien qui étonne, quand on a étudié de près la tendance des esprits et les besoins de la société au commencement du douzième siècle.

A cette époque, deux classes d'hommes se partagent l'Europe : les seigneurs et les serfs. L'élément guerrier et chevaleresque absorbe toute l'activité des uns; aux autres est dévolu le soin de nourrir, par les plus pénibles travaux, des maîtres altiers et dissolus. Les excès du féodalisme vont rendre plus épaisses les ténèbres de la barbarie; la cause de la civilisation semble à. jamais perdue, puisque les monastères, ces centres d'où par- taient autrefois la lumière et la vie intellectuelle, sont partout en proie au relâchement. Il faut réagir contré ces


funestes errements, adoucir les mœurs publiques, rallumer dans les cloîtres le feu sacré qu'a éteint l'amour des richesses et rendre à l'agriculture la considération qui lui est due. Tel sera le rôle et l'esprit de Cîteaux. En courbant la tête sous le même joug que les serfs, leurs orgueilleux seigneurs feront renaître la paix dans le monde; la foule des déshérités retrouvera au désert la dignité perdue. Le découragement cessera d'un côté parce que le mépris aura disparu de l'autre; la charité chrétienne produira cet étonnant miracle d'unir, par les liens de l'amour fraternel, tant d'hommes que divisaient des préjugés séculaires. L'ordre de Cîteaux, à son début, présente un caractère évident de réparation. Aux luttes intestines qui déchirent la société, il oppose la paix industrieuse et active du cloître; à la foule innombrable des affamés et des misérables, il assure le pain de chaque jour et offre en exemple les pauvres volontaires qui ont échangé leurs vêtements précieux contre le froc des cénobites. Les moines cisterciens furent, au douzième siècle, des médiateurs qui rendirent un service signalé à la civilisation en opérant la seule fusion possible du féodalisme et du servage. Voilà le secret du prodigieux développement de cette institution.

Pendant les vingt premières années de leur existence, l'abbaye de Cîteaux et les maisons qui en dépendaient ne formaient point un ordre séparé, parce que la règle de saint Benoît laissait à chaque monastère son indépendance particulière. Il importait cependant d'affermir la nouvelle réforme par l'union étroite, sous un même chef, des religieux qui en faisaient profession. Pénétré de cette pensée, Etienne Harding, troisième abbé et l'un des


fondateurs de Citeaux, réunit dans la maison-mère tous les supérieurs des abbayes de sa filiation et rédigea avec eux le statut fondamental de l'ordre, la Carte de Charité.

Cette constitution se compose de cinq parties (dont un préambule) qui règlent : 1° l'uniformité de tous les religieux cisterciens dans l'observance de. la règle établie par saint Benoît ; 2° la visite des monastères ; 3° le chapitre général; 4° l'élection des abbés; 5° leur déposition. Cîteaux est la maison-mère; chaque année, les supérieurs de toutes les abbayes de sa dépendance s'y réuniront en chapitre général. La visite de Cîteaux sera faite par les quatre premiers abbés de l'ordre, c'est-à-dire par ceux de la Ferté, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond.

Les auteurs de ce statut avaient basé leur œuvre sur les principes de la vraie charité. La suite de notre récit fera voir que l'oubli de ces traditions salutaires fut la principale cause des abaissements où tomba leur institut, jusqu'au jour où le réformateur de la Trappe vint enter un rameau vigoureux sur le vieux tronc cistercien et lui communiquer une séve féconde.


CHAPITRE II

L'ordre de Cîteaux en Savoie. — Aulps et Hautecombe. — Lettres de saint Bernard sur ces deux monastères. — Origine de Tamié, son nom, ses vrais fondateurs. — Pierre de Tarentaise y amène des moines de Bonnevaux. — Arrivée des Cisterciens. — Bienfaiteurs de Tamié. — Prétentions de la Maison de Savoie.

Peu, d'années avant que saint Robert et ses compagnons allassent fixer leur demeure au désert de Cîteaux, quelques religieux quittèrent Molesme, avec la permission de leur abbé. On ignore les motifs de leur départ, mais il est permis de supposer que le désir de mener une vie régulière n'y fut point étranger. Les anciennes chroniques de Savoie, dont les originaux se conservént à Turin, nous racontent que les moines errèrent pendant plusieurs jours avant de découvrir la retraite qu'ils cherchaient.

« A la parfin, disent les manuscrits, ils passèrent le lac « de Lausanne et tendirent contre les hautes montagnes, « en un lieu qu'on appelait les Alpes, qui leur sembla « dévotieux. Illec, près d'un petit ruisselet, firent deux « petits habitacles, l'un pour dire leurs messes et l'autre « pour leur mansion, et menèrent si bonne et sainte vie « que leur renommée s'épandit par les environs, car,


« à leurs déprécations, Dieu montrait miracles aperts. »

La délicieuse solitude où s'étaient engagés les cénobites de Molesme portait le nom de vallée d'Aulps, vallis alpensis; les pâturages qui couvraient le versant des montagnes et les hautes forêts dont elles étaient couronnées en faisaient un séjour à souhait pour une colonie religieuse. D'après la règle de saint Benoît, toute abbaye devait compter au moins douze moines. La communauté d'Aulps, peu nombreuse à son origine, ne fut, pendant plusieurs années, qu'une simple cella, soumise au monastère de Molesme. Les donations d'Humbert II, comte de Savoie, et de quelques seigneurs chablaisiens, transformèrent la cella en abbaye (1). Le premier supérieur d'Aulps avait été remplacé par Guérin, un saint anachorète qui vivait en communion intime avec Cîteaux. Par ses soins, une bulle du pape Calixte II (2) cassa la convention de 1097 par laquelle le monastère des Alpes devait vivre perpétuellement sous la dépendance de Molesme et recevoir les abbés que lui imposerait le supérieur de cette maison. Aussitôt après, Guérin et ses religieux embrassèrent la réforme de Cîteaux.

Saint Bernard, l'oracle de l'Europe et la plus grande gloire de son ordre naissant, était alors abbé de Clairvaux. Il voulut que N.-D. d'Aulps et plus tard toutes les maisons cisterciennes de la Savoie fussent affiliées à son monastère. Ses lettres nous témoignent de la joie que ressentit la multitude de ses pieux disciples en apprenant

(1) La fondation de l'abbaye de Notre-Dame d'Aulps par le comte Humbert II remonte à l'an 1094, environ.

(2) Cette bulle est de 1012.


la détermination des moines chablaisiens (1). Elles nous montrent le grand saint enseignant à ses nouveaux frères le véritable esprit de la règle et leur traçant des devoirs si rigoureux qu'ils épouvantent la faiblesse humaine.

« Notre ordre, leur dit-il, c'est l'abjection, l'humilité, la « pauvreté volontaire, l'obéissance, la paix, la joie dans « l'Esprit-Saint. Notre ordre consiste à vivre sous un « maître, sous un abbé, sous la règle, sous la discipline.

« Dans notre ordre, on s'étudie à garder le silence, on « s'exerce à la pratique des jeûnes, des veilles, des « oraisons, du travail des mains, et par dessus tout on « suit la voie par excellence, qui est la charité (2). »

Bernard porte le plus tendre intérêt aux abbayes cisterciennes qui s'élèvent déjà en Savoie. Hautecombe a été fondé en 1125 par les libéralités du comte Amédée III; Bonmont (3) apparaît en Chablais six ans plus tard. Le saint abbé de Clairvaux recommande vivement ces monastères à son ami d'enfance Ardution, évêque élu de Genève. « Je connaîtrai, lui écrit-il, par votre conduite à

(1) Quam læto sinu collegit vos multitudo cisterciensis! (S. P.

Bernardi epistolæ. Ep. 142, ad monachos Alpenses, t. Ier, édit. de Lyon, 1699, p. 166.) (2) Tout l'esprit de Clteaux, si bien compris par l'abbé de Rancé, est dans ces paroles, dont nous aimons à citer le texte latin : « Ordo noster abjectio est, humilitas est, voluntaria paupertas est, obedientia, pax, gaudium in Spiritu Sancto. Ordo noster est esse sub magistro, sud abbate, sub regula, sub disciplina. Ordo noster est studere silentio, exerceri jejuniis, vigiliis, orationibus, opere manuum, et super omnia excellentiorem viam tenere, quæ est charitas. »

(3) Bonmont et Chézery, tous deux au diocèse de Genèvé, furent fondés l'un en 1131 par Aymon, comte de Genève, et l'autre par Amédée III en 1140.


« leur égard, quelle est la mesure de l'affection que vous « avez pour nous (1). »

C'est ainsi que l'ordre de Cîteaux jette en Savoie ses premiers fondements, sous les auspices du plus grand homme qu'ait vu naître le XIme siècle. La féodalité n'a pas dans nos provinces cette attitude provocatrice et insolente qui forme son caractère principal dans les Etats environnants. La distance est grande, sans doute, entre les paysans qui cultivent nos montagnes et les seigneurs hauts-justiciers dont ils dépendent ; mais la tradition des mœurs patriarcales n'est point perdue ; la pauvreté du sol et les dangers communs ont rapproché des hommes que divisaient d'anciens préjugés. Cependant le goût des aventures lointaines et la gloire des armes ont mis en discrédit l'agriculture, cette noble occupation des anciens peuples de la Savoie. Il faut rendre notre pays à ses habitudes séculaires; il faut faire germer le froment et fleurir la vigne sur ces landes incultes où végètent des arbustes parasites. L'arrivée des travailleurs de Cîteaux répond dans nos contrées à un besoin urgent et général; elle est saluée par le cri d'espérance des pauvres. C'est au milieu d'un tel concours de circonstances que s'élève l'abbaye dont nous écrivons l'histoire.

Tamié, Stamedium (2), est le nom donné depuis une

(1) Sint pietati vestræ commendati pauperes fratres nostri qui circa vos sunt : Alpenses, illi de Bonomonte et illi de Altacumba. lu his experiemur quanta vobis de nobis cura sit.

(2) D'où vient ce nom de Stamedium dont on a fait Tamié? M. de Foras y voit une contraction des deux mots Sancti Amedæi, et suppose l'existence très ancienne d'un édifice religieux dédié à saint Amédée, d'où la localité aurait tiré son nom. Cette version est spécieuse et paraî-


époque très reculée à une gorge étroite située sur la chaîne secondaire des Alpes pennines, entre Faverges, Albertville et Grésy. Ce défilé, qui s'étend sur une lieue de longueur, était couvert au moyen âge de forêts épaisses, au milieu desquelles serpentait un chemin presque impraticable. Les neiges s'y amoncelaient pendant l'hiver; la tourmente y régnait une partie de l'année, et il fallait un courage stimulé par une nécessité absolue pour que les voyageurs osassent s'aventurer dans cette effrayante solitude. Le col de Tamié était très fréquenté à cause du commerce qui existait entre Genève et le Piémont'et du mauvais état des routes qui se dirigeaient sur la ville de l'Hôpital. Cette dernière voie n'arrivait à la commune de Palud que par une montée très escarpée ; elle aboutissait à Ugine après avoir traversé les villages

trait même fondée sur l'orthographe des anciens titres, où Tamié est toujours appelé stamedei au génitif; mais aucun motif sérieux ne nous autorise à l'admettre. Il semble plus naturel de s'en tenir à l'étymologie tirée de la topographie, c'est-à-dire de la position de Tamié entre deux montagnes, aux limites de quatre anciennes provin- ces (la Savoie, le Genevois, la Tarentaise et la Maurienne). Stat-medium est une origine très plausible du nom latin de Tamié. En matière d'étymologie, on discute sans s'entendre, on se livre à toutes les suppositions imaginables, puis il faut revenir aux explications les plus simples, qui sont ordinairement les seules vraies. De quelles inter- prétations ne se sont pas avisés les savants au sujet de la fameuse devise FERT, qui figure dans les armes de Savoie? On s'accorde aujourd'hui à reconnaître que ce mot signifie tout bonnement Il porte, et il explique la pensée chevaleresque qui présida à la création de l'ordre du Collier par Amédée VI. Au reste, l'opinion que nous venons d'émettre sur le nom de Tamié est la plus ancienne. Nous avons une vie de saint Pierre de Tarentaise écrite par Godefroi, abbé d'Hautecombe, vers 1183. Ce prélat dit en propres termes : « Dicitur vero Stamedium quasi stans medium, quod circa eumdem locum provinciæ duæ, et duo sunt comitatus. »


de Thénésol et de Marthod. On avait abandonné cette route pour suivre la vallée de Tamié ou du Coupe-Gorge, car tel était le nom populaire de cet étroit passage.

Durant la belle saison, ce lieu sauvage devenait un repaire de voleurs qu'attirait l'espoir de riches aubaines.

Le comte Amédée III fit pratiquer des éclaircies dans l'épaisseur de la forêt; la route fut rendue praticable et on pendit quelques brigands aux arbres qui la bordaient. La vallée perdit son nom de Coupe-Gorge et reçut celui de Tamié qu'on employait parfois pour la désigner. Vers 1132, le siége métropolitain de Tarentaise était occupé par l'ancien abbé de la Ferté, le premier évêque que l'ordre de Citeaux eût donné à l'Eglise. Ce prélat, connu dans le martyrologe savoisien sous le nom de saint Pierre Ier, avait compris que les mesures de rigueur seraient impuissantes à purger son diocèse des malfaiteurs qui l'infestaient et à défendre les voyageurs contre leurs entreprises, si la religion ne venait en aide au comte de Savoie. Il songea à établir un monastère de l'ordre de Cîteaux dans l'endroit le plus périlleux, c'està-dire auprès du col de Tamié. Le but principal de cette création était de fournir des secours aux passants et d'offrir aux malades les ressources d'un hôpital gratuit.

Par le défrichement des terres incultes et d'une partie des forêts, les religieux devaient donner à l'agriculture une féconde impulsion ; ils fourniraient aux cultivateurs, à de bonnes conditions, des semences et des bestiaux, et détourneraient du brigandage quelques-uns des malheureux que la misère y avait entraînés. Les vues bienfaisantes du prélat furent comprises par les frères de


Chevron-Villette (1), qui mirent tout leur zèle à seconder son entreprise. Voici la charte de fondation du monastère; on verra ce que devient la légende en face de ce document irréfragable (2) : « L'an de l'incarnation du Seigneur onze cent trente« deux, par la grâce de Dieu et par son immense bonté, « dom Pierre, archevêque de Tarentaise, fixa son atten« tion sur un lieu appelé Tamié et situé dans son « diocèse, qui lui parut propre à un établissement de « l'ordre de Cîteaux ; il demanda cette localité à ses « possesseurs, c'est-à-dire aux frères Pierre, Guillaume « et Aynard de Chevron. Il plut ensuite à ce vénérable « prélat de convoquer à Tamié dom Jean, de pieuse « mémoire, abbé de Bonnevaux, les frères de Chevron « et un grand nombre d'autres personnes. Tous étant « réunis, Pierre avec sa femme, Guillaume avec sa « femme et son fils, ce dernier excusant Aynard alors « absent, donnèrent le domaine de Tamié à Dieu, à la « bienheureuse Vierge Marie, à Jean, abbé de Bonnevaux, « et à ses frères qui devaient s'y vouer au service de « Dieu. Ils firent cette donation pour le salut de leurs « âmes et de celles de leurs parents, sur la prière du « susdit archevêque et en présence de tous les témoins ; « ils cédèrent tout ce qu'ils possédaient au mont de

(1) L'illustre famille de Chevron, fondatrice de Tamié, s'était alliée en l'an 1100 avec celle de Villette en Tarentaise. Elle a donné un pape à l'Eglise (Nicolas Il, qui siégea de l'an 1059 à 1061), quatre abbés à Tamié, un évêque à Aoste et trois archevêques à la métropole de Taren- taise. La maison de Chevron-Villette est la véritable fondatrice de Tamié ; aussi ce monastère porte-t-il d'azur au chevron d'argent, le tout surmonté de la crosse abbatiale.

(2) Voir Document n° 1.


« Tamié, suivant la. direction de l'eau qui tombe du « sommet des montagnes et des deux côtés, jusqu'au « ruisseau qui court au milieu de la vallée, à l'exception « toutefois de certains fiefs, domaines et fermes (1) qu'ils « occupaient; si toutefois les religieux parvenaient à « acquérir quelques-uns de ces lieux réservés, les dona« teurs les leur cédaient, à condition qu'ils ne perdraient « pas leur servis; dans tous les cas, ils ne rendraient pas « la communauté des frères responsable de cette.perte.

« Les témoins de cette donation sont dom Pierre, « archevêque de Tarentaise, dom Jean, abbé de Bonne- « vaux, frère Jean, prieur du même lieu, frère Amédée « d'Hauterive, frère Audemar, frère Pierre, frère Guitfred, « qui tous ont reçu la donation, Ulbold de Cléry, etc. »

Il ressort de cet acte, dont nous avons cherché à rendre le sens littéral, que l'archevêque Pierre eut seul l'idée première de la fondation de Tamié et que les frères de Chevron lui facilitèrent l'accomplissement de ce pieux désir. Les courtisans (on en trouve partout, même aux époques qu'il nous plaît d'appeler barbares), "les courtisans des premiers comtes de Savoie se plurent à leur attribuer une part considérable dans l'établissement de notre monastère. Ils supposèrent qu'une bataille sanglante s'était livrée vers l'an 1129, dans le défilé de Tamié, entre Amédée III et le comte de Genève; que pour conserver à jamais le souvenir des braves qui étaient tombés pour défendre sa cause, Amédée aurait élevé un

(i) Mansus, terrain cultivé, domaine, en patois mas; cavannaria ou cabannaria, maison rustique, ferme. — Voir le glossaire publié par le cardinal Billiet, à la suite des Chartes de Maurienne.


oratoire sur le lieu où reposaient leurs corps, et que Pierre de Tarentaise aurait amené des moines de Bonnevaux pour le desservir. Cette donnée ne supporte pas l'examen. Ni l'histoire ni la tradition n'ont conservé le souvenir de la lutte du col de Tamié, quoique un événement de ce genre eût dû laisser des traces profondes dans les souvenirs populaires. On ne s'explique pas, d'un autre côté, que la charte. de fondation de l'abbaye ne mentionne pas le prince qui est censé l'avoir créée. Il faut en conclure qu'Amédée n'était pour rien dans cet acte ; l'oubli qu'on aurait commis en le passant sous silence eût été contraire à toutes les règles établies. Et pourtant la légende d'Amédée III à Tamié a été consignée dans quelques-unes de nos vieilles chroniques ; nous citerons les deux plus anciennes : la chronique latine de Savoie et celle d'Hautecombe (1). Dans la première on trouve le récit de la fabuleuse bataille après laquelle le comte Amédée III aurait fondé un monastère en l'honneur de Dieu et du bienheureux Bernard, abbé de Clairvaux. Comme si toutes les maisons cisterciennes n'étaient pas nécessairement dédiées à la Vierge Marie !

Comme si l'on pouvait croire que le comte de Savoie eût

(1) La Chronica latina Sabaudiæ et la Chronica abbatiæ Altæcombæ figurent dans les Monumenta historiæ patriæ. SCRIPTORES, t. 1, p. 602 et 671.

On lit dans la première de ces chroniques : « Comes ipse (Amedæus III) tandem monasteria sancti Sulpitii et inde Stagmedei (sic) in honorem Dei et beati Bernardi Clarevallis construxit et decenter redditibus dotavit. » La seconde contient le passage suivant : « Comes IV fuit Amedæus qui sedificavit oratorium Stamedieni (sic), ut vixit. »


décerné le titre de bienheureux à un homme vivant, à Bernard, abbé de Clairvaux, et eût placé le nouveau monastère sous son invocation ! La chronique d'Hautecombe, plus récente que la précédente de quelques années, reproduit les mêmes erreurs.

La lettre écrite en 1593 par Alphonse Delbene à Edme de la Croix, abbé de Cîteaux, nous montre quel était le sentiment du supérieur d'Hautecombe sur les origines de Tamié (1). Il traite de fable la création de cette abbaye par Amédée III après une bataille rangée : « Ce prince, dit-il, fut le bienfaiteur de Tamié ; il le fut aussi de tous les autres monastères de Citeaux, auxquels il portait le plus vif intérêt. » Mais c'est assez s'occuper d'une question qui nous paraît parfaitement élucidée. Revenons aux fondateurs de notre abbaye.

C'était un véritable congrès de saints que l'assemblée

(1) Cette lettre manuscrite est intitulée : Alphonsi Delbene episcopi albiensis ac abbatis Altæcombæ de origine familix cistercianæ Altæcombæ, sancti Sulpitii, Stamedei, cœnobiorum in Sabaudia sitorum, epistola ad summe venerandum Edmundum a Cruce, abbatem Cistercii, regis Gallorum consiliarium, ac lotius familix cistercianæ summum præsulem.

Altæcombæ 1593, per Marcum Anlonium de Blancs Lys. On la conserve à la bibliothèque de l'Université de Turin, sous le n° 581. Nous en possédons une copie faite par les soins des PP. Trappistes de la Grâce-Dieu. Edme de la Croix avait demandé à Delbene des renseignements qui devaient lui servir pour une histoire générale de l'ordre de Cîteaux. Delbene avait fait de son mieux pour satisfaire ce désir, et il terminait ainsi sa lettre : « Habes, summe venerande præsul, quidquid ex veteribus tabulis ac monumentis nec non ex historiis de origine nostræ cisterciensis familiæ et monasteriorum Altæcombæ, sancti Sulpitii ac Stamedii colligere potui. Hoc enim feci quam libentissime, ut gratum et memorem tuorum ergo me meritorum animum perhiberem. Yale. Altæcombæ, 5 kal. aprilis 1593. » M. Cibrario assure que cette lettre a été imprimée à cette date par Marc-Antoine de Blancs Lys.



Lithographie par un religieux Imp Lemercier, d e Seine 57 Paris

SAINT PIERRE, ARCHEVÊQUE DE TARENTAISE 1er abbé et Fondateur de Tamié


des 132. On y voya reux dont c mastèr es auspices de personnages au vertus que par leur positron sociau L frères de Chevron n'avaient cédé qu'un désert abbé le Bonevaux fallait tout avage trou- contre l'inclémence des saisons d'abord d'un peti nombre de gieu a direction l'un jeune nomn terre avait fait à Bonnevaux pure s monastique d'autres frèr ren complètement le nombre d; douze Benoît pour la que saim qui la comme entière réunissa dogues a la quan nouvel abbé et ses cou

était à Vienne en abbaye cistercienne fon un abb nn yant son abbé qu'une com con



des personnages qui intervinrent à l'acte de 1132. On y voyait figurer l'abbé de Bonnevaux, Jean le Bienheureux; saint Amédée d'Hauterive, abbé d'Hautecombe, dont nous parlerons plus loin ; saint Pierre, premier abbé de Tamié, et saint Pierre Ier, qui occupait alors le siège de Tarentaise. Notre monastère fut donc placé, dès son origine, sous les auspices de personnages aussi éminents par leurs vertus que par leur position sociale.

Les frères de Chevron n'avaient cédé qu'un désert à l'abbé de Bonnevaux et à ses moines ; il fallait tout créer dans ce vallon resserré et sauvage où l'on ne trouvait pas même un abri contre l'inclémence des saisons.

La colonie se composa d'abord d'un petit nombre de religieux placés sous la direction d'un jeune homme nommé Pierre, qui avait fait à Bonnevaux l'apprentissage de la vie monastique (1); d'autres frères vinrent se joindre à eux et complétèrent le nombre de douze fixé par saint Benoît pour la fondation d'une abbaye (2).

Lorsque un essaim quittait la maison-mère, la communauté entière se réunissait dans l'église ; après quelques prières analogues à la circonstance, l'abbé désignait les émigrants et leur chef. Puis on faisait le tour des cloîtres au chant des psaumes ; quand on arrivait à la porte du monastère, le nouvel abbé et ses compagnons recevaient

(1) Pierre était né en 1102, à Vienne en Dauphiné. Il entra fort jeune à Bonnevaux, abbaye cistercienne fondée en 1118.

(2) Duodecim monachi cum abbate tertioclecimo ad cœnobia nova transmittantur (Ann. cist., t. Ier, p. 273).

Chaque abbaye ayant son abbé, on ne jugeait pas convenable au maintien de l'ordre qu'une communauté eût moins de douze moines.

Si cela arrivait, elle était convertie en ferme ou prieuré (Hurter, t. 11, p. 432).


un psautier, le livre de la règle, quelques vases sacrés et une croix de bois ; on s'embrassait et la colonie se mettait en route. Arrivés au terme de leur voyage, les religieux cisterciens débutaient toujours par les tombeaux , afin de ne pas oublier que l'idée de la mort devait occuper la première place dans leur esprit ; ils désignaient l'emplacement du cimetière par des croix de bois plantées dans le sol, puis ils traçaient l'enceinte de l'oratoire et des autres bâtiments.

Les premières constructions de Tamié durent être fort misérables. Elles furent sans doute formées de branches d'arbres, comme ces cabanes de bûcherons que l'on rencontre dans l'épaisseur des forêts. Les Cisterciens n'avaient pour vaisselle que des vases en terre cuite et des tasses de bois. Leurs ornements sacerdotaux étaient de lin ou de futaine ; ils creusaient leurs stalles dans des troncs d'arbres. Tout respirait chez ces religieux la pauvreté la plus absolue. Ils portaient une tunique de grosse laine blanche (1) recouverte d'un long scapulaire noir et serrée d'une ceinture de cuir ; les vêtements des frères convers étaient de couleur brune. Au chœur, tous les moines se revêtaient d'un ample manteau blanc à capuchon qui portait le nom de coule. Chez eux,

(1) Les premiers Cisterciens avaient conservé l'habit noir des Bénédictins. La légende raconte que la Sainte Vierge étant apparue aux moines réunis à l'oratoire le 5 août 1101, le vêtement des cénobites réfléchit l'éclat virginal de la mère de Dieu et devint blanc à l'instant même. Dom Julien Paris, auteur du Premier esprit de l'ordre de Citeaux (Paris, 1664), nie ce miracle et dit que les premiers Pères de l'ordre endossèrent les tuniques blanches parce que les étoffes de cette couleur étaient à meilleur prix que les noires et pour se conformer plus strictement à l'esprit et à la lettre de la règle de saint Benoît.


l'abstinence d'aliment gras était perpétuelle; ils ne vivaient que de racines et de légumes cuits à l'eau et au sel. Leur couche consistait en un grabat où ils se jetaient tout habillés ; ils observaient rigoureusement le silence et partageaient leur temps entre la prière et le travail des mains. En un mot, ils réalisaient dans toute la pureté le type monastique dont saint Benoit a tracé les caractères dans ses Constitutions.

Malgré l'austère simplicité de leur vie, les moines envoyés à Tamié eurent à lutter contre des obstacles de tout genre pour asseoir leur établissement. Le courage de ces rudes travailleurs n'était abattu ni par les intempéries, ni par l'âpreté du sol; ils se rappelaient l'entrée de leurs Pères au désert de Cîteaux et leurs forces étaient doublées. Le vallon retentissait du bruit de la hache mêlé au chant des cantiques sacrés. Les voyageurs accouraient en foule pour être témoins du bonheur calme dont jouissaient les cénobites malgré leurs pénibles travaux et les mortifications qu'ils imposaient à leurs corps accablés par le poids du jour. Ils partageaient avec les pauvres le pain noir gagné à la sueur de leurs fronts, l'aumône étant une des plus anciennes traditions de l'ordre. Le pays environnant se transformait déjà par leurs exemples et surtout par leurs bienfaits, car ils exerçaient largement la charité, quoique à peine pourvus du nécessaire. Mais l'heure arrivait où les puissants seigneurs de la contrée devaient reconnaître par de généreuses concessions les vertus et les services des moines de Tamié.

En 1132, l'année même de la fondation de l'abbaye, l'archevêque de Tarentaise remontre au comte Amédée


de Genevois que le vallon où les frères se sont établis, à la limite de son diocèse, est loin de suffire à leurs besoins. Il lui demande pour ses moines la concession d'une forêt et d'une portion de territoire situés à Bellocey (1). Quoique le comte tienne beaucoup à ce domaine, il en donne de grand cœur la propriété aux religieux.

Quelques mois après, il leur accorde le revenu annuel de vingt sous d'or et leur fait remise du droit appelé la leyde (2) que l'on perçoit sur tous les marchés du Genevois (3).

Au comte Amédée succède son fils Humbert III, dit le Saint, qui fonde quatre chartreuses en Savoie et dote tous les monastères déjà existants. Vers 1148, il écrit de Turin à tous ses châtelains et à ses sujets qui exercent des fonctions au delà du Mont-Cenis. Il leur rappelle que Dieu accepte avec faveur les dons que les princes font aux églises et aux maisons religieuses, pourvu que ces largesses n'aient point pour but un intérêt temporel, autrement on pourrait leur dire qu'ils ont déjà reçu leur

(1) Voir Document n° 2. — Il semble, d'après cette pièce, qu'Amédée III aurait eu, en quelque sorte, l'initiative de la fondation de Tamié.

Mais alors, pourquoi ne lui a-t-il fait aucune donation? Pourquoi surtout l'acte d'établissement ne dit-il pas un mot de cette intervention? Geoffroi, historien de saint Pierre de Tarentaise, écrit qu'Amédée III céda à l'abbaye les vignes et le cellier qu'il possédait à Montmélian.

Le fait nous parait fort douteux, car le Sénat de Savoie n'aurait pas manqué plus tard de faire transcrire la charte où une semblable libéralité aurait été constatée.

(2) Leyde) impôt sur les choses vendues dans les foires et les marchés. Il est probable que dès cette époque les religieux de Tamié faisaient achat de bestiaux et en vendaient sur les marchés du Genevois.

(3) Voir Document n° 3.


récompense. C'est pourquoi il confirme tous les priviléges accordés par son père aux moines de Tamié, les exempte du péage et de la leyde, et ordonne de veiller à ce que personne ne les maltraite (1). En 1189, Thomas, fils d'Humbert III, fait un acte semblable, et la charte qui contient sa déclaration nous apprend qu'Amédée son grand-père avait accordé certains priviléges à Tamié au moment de partir pour la croisade (2). Le même prince donne à l'abbaye tout ce qu'il avait acquis, au territoire de Saint-Franc, de Burnon, des Echelles et de son frère; il place cette libéralité sous sa sauvegarde personnelle (3).

Guillaume, comte de Genevois, Hubert son fils aîné et Aimon son frère, pleins de bienveillance pour l'ordre de Cîteaux et désireux d'obtenir ses prières, font savoir que dans la province qui leur obéit la maison de Tamié sera libre de toute redevance, à l'exception des libéralités que les religieux ne refusent jamais aux voyageurs.

L'acte est de 1191 (4). Quatre ans après, à son lit de mort, le même Guillaume donne à notre abbaye le tiers des dîmes à percevoir sur le territoire de Long-Champ et le dixième des poulains que ses juments produiront chaque année (5). Un autre prince nommé aussi Guillaume, et comte de Genevois, accorde aux religieux de Tamié le

(1) Voir Document n° 4.

(2) Voir Document n° 5. — Amédée III se croisa avec l'empereur Conrad III et le roi de France Louis VII. Il partit pour la Palestine en 1147.

(3) Voir Document n° 6. — Saint-Franc est une petite commune située à quelque distance du Pont-de-Beauvoisin.

(4) Voir Document n° 7.

(5) Voir Document n° 8.


droit de faire pâturer librement leurs bestiaux dans les mandements de Cruseille, de la Roche et d'Annecy; il étend même cette permission à tout le comté (1).

Quelques mois après la création du monastère qui nous occupe, le modeste patrimoine des religieux s'était considérablement augmenté. Les raisons que nous avons exposées dans l'introduction de ce livre expliquent pourquoi nous n'avons plus les chartes où étaient consignées les donations faites à Tamié de 1132 à la fin du XIIe siècle par Guigues, comte d'Albon, prince de Graisivaudan, Othomar et Romestang, fils de Guillaume de la Poëpe, Didier de la Poëpe, leur oncle, et Bosson de la Poëpe, par les Dauphins de Viennois et les évêques des diocèses voisins. Il est fort difficile de se faire une idée exacte des possessions de l'abbaye un siècle après son établissement. Cependant, on peut en juger par une patente de sauvegarde que le comte Amédée IV lui accorda en 1249 (2). Il prit sous sa haute protection, nonseulement les personnes, mais encore les propriétés des religieux, qui s'étendaient jusque dans le diocèse de Vienne et qui étaient nombreuses. Il fut le premier à déclarer que l'abbaye de Tamié était sous son patronage.

Cette prétention était mal fondée, car, suivant les principes du droit canonique, le droit de patronage sur un établissement religieux n'est acquis qu'à celui qui l'a fondé ou doté convenablement. Or, on a vu que les princes de Savoie, moins généreux que leurs voisins, avaient borné leurs libéralités envers Tamié à quelques

(1) Voir Document n° 9. — L'acte est de 1243.

(2) Voir Document n° 10.


privilèges. Ils n'étaient donc que de simples bienfaiteurs de l'abbaye; mais leurs vues s'élevèrent plus haut, surtout après l'induit de Nicolas V qui concernait le droit de nomination aux évêchés et aux monastères. VictorAmédée II voulut tirer la conséquence des principes posés par ses prédécesseurs ; il en résulta une lutte animée que nous raconterons au livre suivant.



CHAPITRE III

Saint Pierre de Tarentaise, premier abbé de Tamié; saint Guérin, premier abbé d'Aulps ; saint Amédée d'Hauterive, premier abbé d'Hautecombe. — Le monastère du Beton et celui des Hayes. — Bonlieu et Sainte-Catherine. — Pierre est nommé archevêque de Tarentaise. — Les moines de Tamié, leurs occupations : agriculture, bétail et hauts-fourneaux. — Mort de leur premier abbé, sa sainteté, division de ses restes.

Les trois monastères de la filiation de Clairvaux, qui s'étaient élevés en Savoie à peu d'années d'intervalle, avaient pour chefs des personnages d'une éminente piété et d'une intelligence égale à leur vertu; jamais ordre religieux ne débuta sous d'aussi brillants auspices.

Pierre, moine à Bellevaux, avait déjà donné des preuves de cet esprit supérieur qu'il déploya dès l'abord dans la direction de la nouvelle abbaye. Il ne fit paraître sa dignité que pour prêcher par l'exemple. Au chœur ou au travail il était toujours le premier, se chargeant des corvées les plus rebutantes et vaquant avec amour aux œuvres de charité. Dans la contrée, on l'invoquait comme un saint ; plus d'une faveur obtenue du ciel fut attribuée à son intercession. Amédée III, comte de Savoie,


en fit son conseiller intime. Quand il avait à statuer sur quelque affaire importante, il se rendait à Tamié ou priait l'abbé de venir auprès de lui pour l'éclairer de ses lumières.

Le monastère d'Aulps suivait la même voie, sous l'impulsion du religieux qui l'avait affilié à l'ordre de Cîteaux, de saint Guérin, disciple de saint Bernard. L'âge ne lui avait rien ôté de son ardeur pour la vie religieuse.

Sa fermeté, sa science et surtout l'amitié dont l'honorait l'illustre abbé de Clairvaux lui acquirent une telle réputation, que le peuple et le clergé du Valais le choisirent pour leur évêque. Malgré sa profonde humilité, Guérin fut obligé d'accepter cet honneur, car le pape Innocent Il lui même intervint pour l'y déterminer. Saint Bernard écrivit une lettre chaleureuse aux moines d'Aulps. Après les avoir félicités en termes affectueux, il s'excusait de ne pouvoir les rejoindre immédiatement; il leur conseillait d'appeler auprès d'eux Godefroi, prieur de Clairvaux, qui les guiderait dans le choix qu'ils avaient à faire d'un abbé à la place de Guérin (1). Cet homme de Dieu quittait souvent Sion, sa ville épiscopale, et venait à Aulps reprendre au milieu de ses frères les exercices de la pénitence. Il mourut vers 1150. L'abbaye qu'il avait si longtemps édifiée garda son corps mais ne profita pas longtemps de ses exemples (2).

Hautecombe, le séjour de prédilection de nos anciens comtes et le lieu de leur sépulture, ne le cédait en rien

(1) S. P. Bernardi epistolæ, t. ter, p. 66.

(2) La légende latine de saint Guérin a été publiée dans la notice sur l'abbaye d'Aulps par Léon Ménabréa.


aux monastères de Tamié et d'Aulps; saint Amédée d'Hauterive faisait fleurir aux bords du plus poétique de nos lacs l'austère discipline de Cîteaux et une multitude de jeunes hommes de toutes les conditions accourait au nouveau cloître (1). Ce personnage, originaire du Dauphiné et né d'une famille princière, reçut sa première éducation à la cour de l'empereur Henri V. Il embrassa la vie religieuse sous la direction de saint Bernard, qui le fit abbé d'Hautecombe lorsque Amédée III fonda cette abbaye. Dix-neuf ans après, d'Hauterive était élu évêque de Lausanne par le clergé et le peuple de cette ville.

Attaqué dans sa puissance temporelle par le comte de Genevois, il eut raison des tentatives de ce prince et le contraignit à lever le siège de Lausanne. La fermeté et la prudence dont Amédée d'Hauterive avait fait preuve en cette circonstance difficile le mirent en haute estime auprès des empereurs Conrad II et Frédéric Ier, qui le choisirent pour leur conseiller d'Etat; il fut même nommé grand-chancelier par Frédéric. Avant de mourir à Nicosie en Chypre, Amédée III de Savoie voulut que l'évèque de Lausanne servît de tuteur à son fils Humbert et il lui confia l'administration de ses Etats. D'Hauterive était un prélat du plus grand savoir et d'une éminente sainteté; c'est là le témoignage que rendent de lui les écrivains protestants eux-mêmes (2). On peut le considérer comme le vrai fondateur d'Hautecombe, où ses successeurs ne tardèrent pas à tomber dans le relâ-

(1) La tradition veut que peu d'années après 1125, Hautecombe ait compté jusqu'à deux cents moines.

(2) Ruchat, Hist. de la Reformation en Suisse.


chement. Il mourut à Lausanne le 26 août 1158 (1).

Quelque temps après la création de Tamié, la mère du jeune religieux qui dirigeait cette abbaye se décida à entrer au cloître ; elle suivait en cela l'exemple de son mari et de tous ses enfants. Une communauté s'organisa par ses soins; elle en devint la supérieure et obtint la terre du Beton en Maurienne, qui appartenait à une ancienne abbaye bénédictine. Cet établissement avait lieu vers 1150. Le monastère du Beton prit bientôt un tel développement, qu'en 1160 il put envoyer une colonie pour fonder l'abbaye des Hayes (2) près de Crolles, dans la vallée du Graisivaudan. L'initiative de cet acte était due à Marguerite de Bourg, femme de Guigues VIII, dauphin de Viennois. Le Beton et les Hayes furent placés sous la direction immédiate des religieux de Tamié.

Les comtes de Genevois, qui avaient comblé de faveurs les couvents cisterciens d'Aulps, d'Hautecombe et de Tamié, accueillirent par d'abondantes libéralités la fondation d'un monastère de femmes de la filiation de Clairvaux au territoire de Bonlieu (3). Les mêmes princes élevèrent une abbaye de religieuses du même ordre à Sainte-Catherine près d'Annecy et choisirent l'église de cette maison pour y placer leur sépulture.

(1) Saint Amédée d'Hauterive a laissé huit homélies à la louange de la Sainte Vierge. On les a imprimées pour la première fois à Bâle en 1517.

(2) Hayes, des mots de la basse latinité haia ou aga, dérivés de l'allemand hag, clôture.

(3) Cette fondation fut faite en 1160 par la maison de Viry Sallenove.

L'abbaye de Bonlieu a été transférée à Annecy en 1640.


Revenons à Tamié, centre naturel de tous ces monastères.

L'archevêque de Tarentaise, Pierre Ier, était mort peu de temps après la fondation de notre abbaye. Un intrus nommé Isdraël occupa son siège jusqu'en 1138, où il fut déposé solennellement par le pape. Le clergé et le peuple de Moûtiers tournèrent alors leurs regards vers Tamié, qu'habitait le seul homme qui pût relever leur église de ses ruines. Pierre décline l'honneur d'un emploi qu'il croit au-dessus de ses forces; rien ne peut vaincre sa résistance. Le clergé de Tarentaise s'adresse alors au chapitre général de l'ordre réuni à Cîteaux et présidé par l'illustre moine qui dirige l'Europe du fond de sa cellule. Après avoir entendu les motifs de cette demande, saint Bernard et le chapitre ratifient le choix qui élève l'abbé de Tamié au siége métropolitain. Pierre n'hésite plus ; il retourne à son abbaye et prend congé en pleurant de la communauté qu'il a formée à la vie cénobitique.

Six années se sont écoulées à peine depuis que la colonie de Bonnevaux a pris possession du vallon de Tamié, et cette gorge stérile s'est transformée sous la main des moines. On voit se perpétuer pendant plu- sieurs siècles les traditions de ces ouvriers infatigables. Essayons de nous rendre compte de leurs travaux agricoles et industriels. Pour leurs œuvres religieuses, elles peuvent se résumer en quelques mots : prières, mortifications et aumônes.

La culture de la terre a toujours été pour les Savoisiens la principale source de richesses ; les produits des troupeaux et l'industrie ne viennent qu'au Second rang. Au


„ moyen âge, comme de nos jours, la science agricole avait pour ennemie dans nos contrées cette aveugle routine qui s'oppose par principe à tout progrès, en dépit des avantages les mieux constatés. Les humbles religieux qui étaient descendus dans le sillon, la bêche à la main, pour relever la profession la plus dédaignée, voulaient faire profiter les cultivateurs des leçons de leur expérience. Cîteaux s'élevait au milieu de la fertile Bourgogne comme un institut agronomique où quinze cents monastères, centres particuliers d'exploitation et fermes-modèles, venaient puiser leur direction. Et que demandaient les fils de saint Benoît pour prix de leur dévouement? Un marécage improductif, quelques arpents de forêts, une lande inhabitée.

Le vallon de Tamié, lors de l'arrivée des moines, était couvert de bois dans sa plus grande étendue. Un torrent en traversait la partie inférieure ; mais les eaux, n'ayant pas un libre cours, avaient transformé en marais la moitié de ce bassin et produisaient des éboulements aux endroits où la pente était trop rapide. Les Cisterciens achevèrent l'œuvre commencée par Amédée III. Ils abattirent les bois inutiles, tracèrent des routes et pratiquèrent des canaux dans les bas-fonds. Les sources découlant des forêts et les eaux pluviales se concentrèrent dans des étangs dont un seul subsiste encore.

Ces vastes réservoirs avaient un triple but : assainir les terres environnantes, nourrir des poissons de plusieurs espèces dont les religieux faisaient le commerce, et, enfin, fournir de l'eau dans les temps de sécheresse. Le défrichement des terrains devint l'occu-


pation principale des premiers moines de Tamié (1), quand le sol de la vallée fut assaini par leurs soins. Ils comptaient dans leurs rangs quelques membres des plus illustres familles de la contrée ; Louis et Godefroi de Mercury, Amédée de Gémilly et Hugues de Montmélian avaient échangé la cotte de mailles contre la bure grossière de Cîteaux et l'épée contre la bêche. Ces jeunes seigneurs, dont les mains délicates étaient souvent déchirées par les instruments du travail, fendaient du bois, transportaient de la terre sur les rochers stériles, creusaient des tranchées ou élevaient des constructions au milieu du plus rigoureux silence. Quand le temps de la moisson arrivait, ils sciaient eux-mêmes leurs blés. On les voyait transporter les gerbes sur leurs épaules, ruisselants de sueur sous leurs frocs de laine , et descendre

(1) M. Dubois décrit ainsi, dans son Histoire de l'abbaye de Morimond, les travaux de défrichement des Cisterciens : « L'abbé, tenant une croix de bois d'une main et de l'autre un bénitier, précédait les travailleurs. Arrivé au milieu des broussailles, il y plantait la croix, comme pour prendre possession de cette terre vierge au nom de Jésus-Christ. Il faisait tout à l'entour une aspersion d'eau bénite, puis, s'armant de la cognée, il abattait quelques arbustes ; ensuite tous les moines se mettaient à l'œuvre, et ils avaient ouvert en quelques instants, dans le sein de la forêt, une clairière qui leur servait de centre et de point de départ.

« Les moines essarteurs étaient divisés en trois sections : les coupeurs (incisores), qui faisaient tomber les arbres sous les coups de la hache; les extirpateurs (extirpatores), occupés à déraciner les souches ; les brûleurs (incentores) qui réunissent tous les débris pour les livrer aux flammes, armés de fourgons ou longues perches (furgones) avec lesquels ils soulevaient les tisons pour rallumer le feu (quibus titiones semovebant). Tous ces Infatigables travailleurs étaient tellement noircis par la fumée et hâlés par les ardeurs du soleil, qu'en rentrant dans le monastère on les eût pris pour des forgerons et des charbonniers plutôt que pour des religieux. »


en files de la montagne pour venir chanter les louanges de Dieu après une journée du plus rude labeur.

Calculant l'étendue des forêts sur les besoins du pays, les religieux laissèrent à toutes les sommités leurs couronnes de bois. Les parties dénudées, et qui ne devaient point être mises en culture, se couvraient d'arbres d'essences différentes dont l'exploitation fut plus tard une précieuse ressource pour alimenter les hauts-fourneaux ou pour les besoins de l'étranger.

A quelle époque remonte la création de ces hautsfourneaux ? Un savant distingué, M. Lelivec (1), croit pouvoir la déterminer d'une manière précise : « Ce ne fut que longtemps après 1560 et successivement, nous dit-il, que les religieux de Saint-Hugon, d'Aillon, de Bellevaux et de Tamié établirent, au sein des forêts antiques qui entouraient leurs monastères, des usines encore existantes et qui ont fleuri longtemps sous leur administration paternelle. » M. Despine, ingénieur des mines, dit, dans un rapport dressé en 1827, que, selon l'opinion générale, les usines de Tamié existent de temps immémorial (2). Elles avaient pour objet le traitement

(1) Journal des Mines, t. XVIII, p. 138.

(2) La métallurgie de la Savoie a toujours été aussi avancée que partout ailleurs. En 1338, on y faisait 73,000 kilogr. de cuivre tiré des mines de Saint-Georges; on y fabriquait le fer et l'acier dans les basfourneaux. La fonte, qui n'a commencé à être un produit courant que vers 1490 (voir le Manuel de la métallurgie du fer de Karsten, t. 1er , p. 27), la fonte était fabriquée en Savoie au moins dès l'an 1494. C'est ainsi que Setheney d'Aiguebelle vendit au comte Louis de la Chambre le 28 janvier 1495, quaterviginti quintalia ferri crudi, boni pulchri et receptabilis; or, la fonte a de tout temps été appelée fer cru.

Les hauts-fourneaux ont remplacé les flussofen dès le XVIIIe siècle en Saxe, dans le Harz et le Brandel. Il est certain qu'on les connaissait


des minerais de fer spathique provenant de Saint-Geor- ges d'Hurtières (Maurienne) et de fer hydraté extrait de la Bouchasse, la Sambuy et autres lieux voisins de l'abbaye. Elles se composaient : 1° D'un haut-fourneau pour obtenir la gueuse ; 2° De deux grosses forges pour réduire la gueuse en fer ; 3° De deux feux de martinet pour mettre le fer en petits échantillons.

Le haut-fourneau ne roulait que de deux en deux ans pendant six à sept mois. La grosse forge inférieure était constamment en activité; celle de dessus ne l'était qu'aux époques où on n'allumait pas le haut-fourneau.

Dans une lettre de service datée de 1825, M. Despine fait connaître les sources principales d'où les religieux de notre abbaye tiraient leurs minerais. « Les montagnes de Tamié, dit-il, dépendent du massif des Bauges, lequel se lie avec le mont de Semenoz où se trouvent les mines de Saint-Jorioz et celle de Cuvaz. Elles appartiennent comme elles à la formation de calcaire secondaire que l'Isère et l'Arly séparent de la formation du terrain de transition de la Tarentaise. On a rencontré dans plusieurs points de cette chaîne des dépôts de fer hydraté analogues à ceux de Cuvaz et de Saint-Jorioz que je viens de citer. — Le dépôt de la Bouchasse en est un.

en Savoie depuis aussi longtemps. Il existe au Bourget-en-Huile un haut-fourneau avec ses étalages et son ouvrage qui doit remonter à 150 ans au moins, puisque, sur ses ruines, on voit une souche de sapin sur laquelle un nouveau sapin de très belle venue a déjà poussé.


Il fut découvert par les Pères de Tamié à deux heures de la commune de Seytenex, au sommet de la montagne.

On voit que c'est une fente remplie par le haut. Après en avoir extrait le minerai, les religieux ont poursuivi une galerie de près de 40 mètres de longueur dans le roc vif; mais ils l'ont abandonnée parce qu'ils n'y trouvaient plus rien. Dès lors, on n'y a fait aucun travail. —

La Sambuy. A l'extrémité de la même montagne, distante environ d'une heure et demie de la Bouchasse, et dans une position beaucoup plus élevée, on trouve la mine de la Sambuy. Elle fut découverte par M. Clet, acquéreur des forges de Tamié sous le gouvernement français, qui en a extrait une quantité de minerai assez considérable. » Les établissements métallurgiques de Tamié s'approvisionnaient de combustible dans les vastes forêts appartenant à l'abbaye, situées sur les communes de Seytenex, Plancherine, Chevron, Verrens et Jarsy; elles paraissent comprendre plus de mille hectares, essence hêtre et sapin, dont la croissance se renouvelle tous les cinquante ou soixante ans. Ils achetaient aussi des communes voisines et des particuliers les coupes de bois qui se trouvaient à leur convenance.

On trouve aux archives de l'intendance de Maurienne un mémoire dressé en 1779 pour la bonne administration des mines de Saint-Georges d'Hurtières. Aux termes de ce document, « il a été unanimement convenu entre les Chartreux d'Aillon, les Bénédictins de Bellevaux et les religieux de Tamié (qui font la consommation principale du minerai de fer), d'établir à frais communs une personne chargée d'examiner le minerai tiré des fosses par


les paysans, avant qu'ils le fassent passer au grillage, afin de s'assurer de leur bon choix. »

A l'époque de l'occupation française de 1792, les usines de l'abbaye et environ 200 journaux de bois devinrent la propriété du sieur Clet. Cet industriel continua l'exploitation des hauts-fourneaux ; il y fondit, outre le minerai de Saint-Georges d'Hurtières, un peu de mine hydratée qu'il avait fait exploiter à la Sambuy et sur les montagnes de Saint-Jorioz et de Cuvaz. MM. Frère-Jean, successeurs de M. Clet, obtinrent en 1838 l'autorisation de transporter à Cran (Haute-Savoie) le haut-fourneau dépendant de l'abbaye, à condition que des deux forges d'affinerie qui y existent il n'y en aurait qu'une en roulement à Tamié. Depuis la suppression du haut-fourneau, la grosse forge, seule autorisée, n'a pas été mise en activité.

Parmi les différentes branches de la science agricole, la viticulture tient en Savoie le premier rang. Ce genre d'exploitation n'était point en faveur au début de l'ordre de Cîteaux. Certains cénobites voulaient proscrire le vin comme une liqueur trop sensuelle; l'eau pure, à les entendre, devait être la seule boisson des moines. On leur objecta que les religieux Cisterciens ne pouvaient se passer de vin au milieu de leurs pénibles travaux ; qu'il en fallait pour le sacrifice de la messe, et qu'à supposer qu'on n'en fît pas habituellement usage dans les monastères, on pourrait du moins l'échanger contre des denrées d'une autre espèce. Cet avis prévalut. Les moines de Clairvaux s'adonnèrent avec ardeur à la viticulture, et ceux de Tamié ne restèrent pas en arrière. Les vignobles


renommés de Montmeillerat (1), de Lourdin et de Mon- tailleur furent créés ou replantés par leurs soins. Leurs procédés pour la fabrication du vin ont été conservés dans le pays.

Il nous reste à dire quelques mots des granges de Tamié et de leur organisation.

La plupart des abbayes cisterciennes avaient dans leurs dépendances un certain nombre de granges, sortes de métairies exploitées par des serviteurs laïques, sous la direction des frères convers. Ces religieux ne faisaient pas de vœux solennels et n'avaient pas droit de suffrage pour l'élection de l'abbé ; ils portaient la barbe entière et leurs habits étaient de couleur brune. Chacun d'eux suivait ses inclinations dans le choix du métier qui devait l'occuper. Les uns travaillaient dans les ateliers ; d'autres préféraient le service intérieur du cloître ; d'autres, enfin, cultivaient la terre ou gardaient les troupeaux. Ils vivaient sur un pied d'égalité parfaite avec les religieux de chœur; comme eux, ils pouvaient suivre tous les exercices claustraux et s'asseoir à la table commune. A Tamié, ils étaient toujours très affairés, vu leur petit nombre. L'abbaye possédait en 1701 dix-neuf granges et trois moulins (2). Elle en exploitait une partie par le moyen de domestiques qui habitaient le corps-delogis principal; le reste était acensé à d'honnêtes paysans de la contrée. Les frères convers, dont le nombre ne dépassa jamais sept ou huit, exerçaient partout une

(1) Montmeillerat, Mons melioratus. Il mérita surtout son nom après les grands travaux des Cisterciens de Tamié.

(2) Voir Document n° 28.


surveillance active ; mais la fabrication du fer, quand le haut-fourneau était en activité, les occupait plus particulièrement. Grâce au droit de pâturage accordé à l'abbaye dès sa fondation et qui s'étendait sur une grande partie de la Savoie, on élevait à Tamié une quantité considérable de bêtes à cornes, de mulets et de pourceaux. Pendant la belle saison, ces animaux étaient parqués sur les hautes montagnes et on les vendait à l'automne. Les produits des porcheries de Tamié avaient surtout acquis en Savoie et en France une grande réputation. L'élève du bétail n'avait pas la spéculation pour but unique ; les moines visaient principalement à améliorer les espèces par des croisements bien entendus.

Ils y arrivaient plus aisément que ne l'eussent fait des cultivateurs ordinaires, au moyen des échanges que les monastères de l'Ordre faisaient de leurs produits de tout genre. C'est ainsi que les religieux de Tamié s'étaient attachés par la confraternité du travail le peuple de colons qui environnait leur monastère et qu'ilslui avaient fait aimer une condition si longtemps méprisée.

Notre abbaye n'avait pas acquis sous la prélature de Pierre Ier et sous celle de son successeur Rothbert le degré de prospérité matérielle où elle s'éleva plus tard ; mais elle comptait alors près de trente religieux profès, chiffre qu'elle n'atteignit jamais dans la suite. Pierre de Tarentaise rendait à ses anciens disciples de fréquentes visites; la pratique des rigoureux exercices de saint Benoît était pour lui un délassement des fatigues de son ministère. Sa sainteté et sa prudence le faisaient rechercher pour terminer les différends qui s'élevaient entre les personnages les plus considérables de la contrée;


c'était là un nouveau trait de ressemblance entre le pieux archevêque et saint Bernard, son maître et son ami. Tant d'honneurs semblaient lui peser; il regrettait sa solitude de Tamié et redoutait les dangers du monde.

Un jour, il quitte sa ville métropolitaine et se réfugie dans un monastère d'Allemagne; on l'arrache à sa retraite et les intérêts de ses diocésains le rappellent à Moûtiers. Nous n'avons pas l'intention de raconter ici, même en abrégé, cette vie si pleine d'actions éclatantes qui ont placé le premier abbé de Tamié presque au même rang que saint Bernard. On a vu ce que fut saint Pierre de Tarentaise dans la solitude qu'il affectionnait.

Ses biographes (1) nous le montrent résistant à Frédéric Barberousse lors du schisme qui désolait l'Eglise au XIIe siècle, faisant triompher par sa fermeté le pape légitime, conciliant les rois et opérant partout des prodiges. Enfin, il meurt à Bellevaux, le 8 mai 1174, après avoir vécu seize ans dans le cloître et trente-six ans sur le siège métropolitain de Tarentaise (2).

Le 6 des ides de mai 1191, Célestin III accorda la bulle qui mettait l'abbé de Tamié au rang des saints, et fixa sa fête au 14 septembre. Les reliques de saint Pierre

(1) La vie de saint Pierre II a été écrite par Geoffroi ou Godefroi, abbé d'Hautecombe, au XIIe siècle; par dom Le Nain en 1685; par l'abbé Chevray, chanoine de Chambéry et de Tarentaise, et récemment par M. Besson, supérieur du collége catholique de Saint-FrançoisXavier à Besançon.

(2) Voici son épitaphe : Stirpe viennensis, fuit abbas stamediensis; Maximus alpensis præsul Tarentasiensis.

Anno milleno centeno septuageno Quarto transivit ad cælos Petrus et ivit.


furent divisées en plusieurs fractions. On adjugea le chef et la partie supérieure du corps à la cathédrale de Moûtiers, le bras gauche à l'abbaye de Tamié, le bras droit à celle de Cîteaux et tout le reste au monastère de Bellevaux. Les Trappistes du val Sainte-Marie (aujourd'hui la Grâce-Dieu) possèdent les reliques de Bellevaux, qui étaient les plus considérables. Quant aux autres portions du corps de saint Pierre, elles ont été dispersées à la révolution.



CHAPITRE IV

Pierre III de Saint-Genix.— Berlion du Pont-de-Beauvoisin.— Incendies de Tamié. — Plaintes des religieux pour les vexations dont ils sont l'objet; lettres de sauvegarde accordées par les princes de Savoie.

— Relâchement dans les abbayes de Cîteaux. — Bulle du pape Benoit XII pour la reforme de cet ordre. — Pierre V Castin, vingt-cinquième abbé de Tamié, est déposé par le chapitre général. — Ses plaintes à Rome. — Conduite prudente du comte de Savoie. — Institution de l'ordre des chevaliers de Saint-Maurice sous la règle de Cîteaux.

L'histoire de Tamié pendant le premier siècle de son existence se résume à peu de choses près dans le tableau dont nous avons esquissé les principaux traits au chapitre précédent. Le XIIe siècle fut l'âge d'or pour l'ordre de Cîteaux (1); on y observait avec ferveur la règle de saint Benoît, et les moines n'avaient rien tant à cœur que de passer leur vie dans l'obscurité, appliqués seulement à la prière et au travail des mains. Les simples religieux restaient absolument étrangers aux affaires du siècle; les supérieurs étaient contraints par leur position et

(1) D. LE NAIN, Essai sur l'ordre de Cîteaux.


leurs mérites personnels de s'y mêler quelquefois. Nous n'avons rien à dire de Guillaume Ier, abbé de Tamié en 1162, sinon qu'il détermina le chevalier de Saint-Didier, gentilhomme français, à céder tous ses biens au monastère et à revêtir lui-même le froc de cénobite. Pierre II d'Avallon, surnommé l'Orfèvre, lui succéda l'année suivante et devint ensuite abbé de Bonnevaux. Guy de Cevins occupa le siège après le seigneur d'Avallon, et à sa mort les moines choisirent pour supérieur Pierre III de Saint-Genix.

Ce religieux avait été l'un des conseillers intimes d'Humbert III avant d'embrasser la vie monastique à Hautecombe. Il resta l'ami du comte en devenant l'humble disciple de saint Amédée d'Hauterive. Lorsque les villes libres de la Lombardie, le pape et le roi des DeuxSiciles formèrent contre Frédéric Barberousse la puissante coalition connue sous le nom de Ligue lombarde, Humbert III, l'un des grands feudataires de l'empire, voulait rester étranger à la querelle. Il alla s'enfermer dans Hautecombe pour prendre une décision qui devait avoir sur le sort de ses Etats la plus grande influence.

Pierre de Saint-Genix et saint Amédée levèrent tous ses scrupules. Ils lui firent comprendre que la défense de l'Italie et du chef de la religion passait avant les intérêts particuliers d'un prince ; Humbert n'hésita plus et l'on sait quelle fut la suite de sa noble résistance à Barberousse. Le farouche empereur qui, pour réaliser les rêves de son ambition, ne craignait pas de livrer les villes aux flammes et d'en égorger les habitants, Frédéric Barberousse n'ignora pas qu'Humbert III avait été entraîné dans la Ligue par des moines de Cîteaux et il leur fit


sentir les effets de sa colère (1). Le voisinage de la France et la barrière des Alpes préserva les Cisterciens de Savoie.

Il était réservé à l'un d'entre eux, Pierre de Tarentaise, de s'élever seul contre le conquérant qui faisait trembler l'Italie et de lui faire entendre le plus courageux langage en faveur de la religion A peine élevé sur le siège abbatial de Tamié, Pierre III obtient du pape Alexandre III le privilége de protection.

La sauvegarde des Souverains-Pontifes était très recherchée dans l'ordre de Cîteaux; les bulles qui l'accor- daient contenaient ordinairement une longue liste de faveurs spirituelles, car le siège de Rome avait vu avec joie s'élever un institut qui lui était particulièrement dévoué. Un assez grand nombre de papes tinrent à honneur, dans l'espace de trois siècles, de prendre Tamié sous leur protection. Nous n'avons plus les bulles qu'ils lui accordèrent, mais elles étaient semblables à celles qu'avaient obtenues les autres maisons de l'ordre.

En voici le résumé. Les biens et les personnes des moines sont déclarés libres de toute redevance et servitude; ceux qui useront de violence à leur égard encourront l'excommunication majeure. Les religieux de chœur choisissent librement leur abbé; aucun seigneur ecclésiastique ou laïque n'a le droit d'intervenir dans cette élection. Quoique les Cisterciens fassent profession d'être soumis aux Ordinaires, ils ne relèvent immédiatement que du pape et désignent l'évêque qui leur plaît pour les ordinations; enfin, aucun prélat ne peut visiter leurs

(1) Hist. de l'abbaye de la Grâce-Dieu, p. 28.

(2) Geoffroy et D. Le Nain.


monastères ou y tenir des assemblées sans la permission de l'abbé.

Pierre de Saint-Genix n'enrichit pas seulement son monastère de bulles pontificales, mais il lui attire de nombreuses donations. Guy de Verrens, le chevalier Pierre de Cevins, frère de l'ancien abbé de Tamié, et sa mère, le comblent de libéralités. En 1177, Guillaume de Chevron lui donne un pré à Mercury. Guifred de Sabine lui cède vers le même temps une ferme au Pommeray.

Pierre des Clefs, avant de partir pour la croisade sous les ordres de Philippe-Auguste (1189), constitue à l'abbaye une rente annuelle de cinq sous d'or. L'année suivante dix jeunes gens des premières familles de la Savoie embrassent la vie religieuse à Tamié. Vers 1198, cette maison reçoit du comte Berlion de Chambéry la propriété d'une vaste forêt. Pierre de Saint-Genix, dont les chroniques, trop avares de détails, laissent à peine entrevoir l'imposante figure, achève sa carrière en 1207, après avoir porté la crosse environ trente-neuf ans.

Ses successeurs, Girold de la Tour-du-Pin et Humbert d'Avallon, qui est qualifié d'excellent médecin par les chroniques, ne laissent guères de traces de leur passage.

Girold reçoit en don de nouvelles terres ; ses bienfaiteurs sont Berlion de Chambéry, Pierre de Conflans et un gentilhomme désigné sous le nom d'Etienne.

Berlion du Pont-de-Beauvoisin monte très jeune sur le siège abbatial. Son nom apparaît sur les chartes vers 1223. Deux ans après son installation, de grandes difficultés s'élèvent entre Herluin, archevêque de Tarentaise, et Guillaume, seigneur de Beaufort, au sujet de certains


droits féodaux (1). Aymar, évêque de Maurienne, et Berlion, abbé de Tamié, sont choisis pour arbitres. Par acte passé à Saint-Vital le 7 des ides de février 1225, il est dit que la vallée de Saint-Maxime relève de l'archevêque et qu'il a le droit d'aberger de nouveau les fiefs qui viendront à vaquer. Berlion n'occupe son siège que onze ans. Il passe pour un des bienfaiteurs les plus signalés de l'abbaye. Outre sa fortune particulière qu'il lui a léguée à son entrée en religion et qui est considérable, il obtient pour la maison de Tamié les libéralités des chevaliers Pierre de l'Orme, Guillaume de Chastelin et Pierre de Setheney.

Sous la prélature des abbés Guillaume II de Bovicis, Pierre IV de Setheney, Berlion de Bellecombe, Guy II, Jean Ier, Jacques Ier Dameisin et Anthelme de Faverges (1234-1276), les bienfaits continuent à se répandre sur le monastère. De Faverges ne nous est connu que par un appel qu'il adresse à la charité des gentilshommes savoisiens à l'occasion d'un incendie qui a dévoré le logis abbatial et une partie de l'église de Tamié. Il expose que la pauvreté des religieux ses frères ne leur a pas permis d'élever des constructions plus somptueuses que celles qu'habitent les paysans de la contrée. Quelques blocs de pierre, un grossier ciment et des poutres non équarries sont les seuls matériaux qu'on y ait employés; les toits sont couverts de chaume. Cette humble demeure est maintenant réduite en cendres. Les moines n'ont pour abri, comme leurs premiers Pères, que des huttes faites avec des branches d'arbres. Cette détresse touche

(1) BESSON. — Preuves n° 46.


le cœur de Philippe, comte de Savoie. Sa charte, qui est datée de Chillon, le lundi, jour de l'Epiphanie (1273), nous fait connaître qu'il a appris l'incendie de Tamié par le bruit public et que ce malheur n'est pas le premier du même genre qui ait frappé l'abbaye (1). Il en est profondément affligé (quod nobis displicet in immensum et de quo vehementissime condolemus) et la vivacité de ses regrets nous fait juger de l'étendue de ce désastre. Pour y porter remède, il ordonne à ses baillis de Savoie et du Viennois, à ses châtelains et à tous ses officiers publics de défendre les possessions et les biens des religieux de Tamié comme les siens propres. Si l'on fait quelque injure à ces moines ou qu'on leur cause quelque dommage, lesdits officiers auront soin d'en exiger une prompte réparation.

Anthelme Alamand, ancien cellerier de Tamié, devient abbé en 1277; il siège vingt-huit ans. Son successeur, Hugues de la Palud, d'une des plus illustres familles de la Bresse, obtient des lettres de sauvegarde d'Amédée V le Grand, comte de Savoie (1305). Cette pièce n'a pas été conservée, mais nous avons les patentes que Jacques Paschal d'Yenne, qui porte la crosse abbatiale vers 1324, obtient d'Edouard le Libéral. En 1324, les religieux de Tamié rappellent à ce prince les immunités grâce auxquelles le monastère et ses dépendances sont exempts de loger des piqueurs et des chiens et de leur fournir des vivres. Cependant, on ne cesse d'exiger d'eux des con- tributions de cette nature, ce qui constitue pour la communauté des charges considérables. Edouard, voulant augmenter les priviléges de Tamié plutôt que les dimi-

(1) Voir Document n° 11.


nuer, confirme les exemptions dont le monastère a le droit de jouir, et ordonne à ses officiers de les respecter scrupuleusement (1). Jacques de Rovorée, juge-mage de Savoie, sur la demande de frère Guillaume des Molettes, procureur de l'abbaye de Tamié, atteste, par un vidimus joint aux patentes d'Edouard, l'authenticité de cette pièce. Frère Jacques de Ribot, religieux de la même communauté, fait enregistrer par Humbert d'Espinier, notaire impérial à Yenne, une pièce datée de 1230 qui consacre tous les priviléges dont l'abbaye demande le maintien (2).

Nous avons sous les yeux trois nouvelles plaintes des moines de Tamié au comte de Savoie (3). Tantôt on leur refuse de laisser pâturer leurs troupeaux, et le châtelain d'Aiguebelle a osé faire saisir des bestiaux appartenant à l'abbaye (1344); tantôt on exige d'eux des droits auxquels ils ne sont point soumis (1415). L'abbaye a ses possessions principales au Pont-de-Beauvoisin, à Chapareillan, dans un bourg nommé Avallon et dans certaines localités du Graisivaudan. Ils possèdent près de Montmélian une grange appelée Montmeillerat où ils envoient tous les jours des domestiques et des animaux chargés d'apporter au monastère les vivres que doivent consommer les religieux. Dans le passage qu'ils sont forcés de faire par la ville de Montmélian, ces serviteurs et leurs bêtes chargées sont arrêtés chaque jour par le châtelain et les syndics, qui saisissent les denrées et

(1) Voir Document n* 12.

(2) Voir Document n° 13.

(3) Voir les Documents 14, 15 et 16.


veulent absolument que l'abbaye de Tamié contribue aux dépenses de la guerre et à l'entretien de la forteresse.

Par une lettre datée d'Evian, le 8 avril 1415, Amédée enjoint à ses officiers de respecter scrupuleusement les franchises des religieux. Le 13 mai, cette lettre est communiquée à noble Tiart de Verdon, chancelier de Montmélian, et à Antoine Blondet, syndic de la ville et receveur du péage; ces fonctionnaires reçoivent la missive du prince « avec le respect qui lui est dû » et se déclarent prêts à obéir.

La troisième plainte porte la date de l'année 1400; elle se rapporte à un fait dont nous aurons à parler bientôt.

Relevons cependant un détail qui a son importance.

Dans les documents cotés sous les nos 15 et 16, on voit les religieux de Tamié chercher à s'attirer la bienveillance du comte de Savoie en constatant un fait historiquement faux, c'est-à-dire en accordant aux ancêtres d'Amédée VIII le titre de fondateurs de l'abbaye (1). Un roi de Sardaigne se prévaudra plus tard de cette concession arrachée à la crainte pour appuyer un droit qui ne lui appartient pas. Les anciens moines, disciples de saint Pierre de Tarentaise, se seraient certainement montrés plus soucieux de conserver intact un principe qui devait avoir tant d'influence sur l'avenir de Tamié. Mais la ferveur primitive commence à s'affaiblir dans tout l'ordre de Cîteaux et les communautés savoisiennes se ressentent du relâchement général. Dès le XIVe siècle, l'accrois-

(1) Doc. n° 15 : Abbatia Stamedei, cujus prædecessores vestri fuerunt fundatores.

Doc. n° 16 : Prædecessores vestri dictam abbatiam fundaverunt et dotaverunt.


sement des possessions de Tamié ne permet plus aux religieux d'en cultiver les terres; ils les louent à des fermiers et se déchargent sur les frères convers du soin de surveiller tous ces biens. Benoît XII, ancien moine cistercien, comprend que c'en est fait de l'ordre d'où il est sorti pour s'asseoir sur la chaire de saint Pierre, s'il permet à l'oisiveté de s'y introduire. Le 12 juillet 1335, il publie une bulle en 57 articles qui ordonne le maintien de la vie commune dans les monastères, règle les dépenses nécessaires et dispose tout pour que l'on n'oublie point que la mortification est la base de la vie religieuse. Les richesses acquises par les nombreuses mai- sons de l'ordre rendent le travail des mains fort difficile désormais pour les religieux profès ; le pape réformateur cherche à les diriger vers la science. Il prescrit qu'on crée des maisons d'études pour les Cisterciens dans les principales villes de France ; il veut qu'on envoie à Paris, au collége des Bernardins (1), des jeunes gens de tous les monastères de l'ordre, mais il défend à ses religieux l'étude du droit canon, de crainte que cette occupation ne leur fasse négliger la théologie, qui est beaucoup plus importante. Depuis cette époque, l'abbaye de Tamié entretient toujours un ou deux religieux à Paris. Un collége établi à Notre-Dame d'Aulps, pour les classes de philosophie, dure jusqu'à la suppression générale de l'ordre.

Revenons à la chronique des supérieurs de Tamié.

(1) Saint Bernard n'est pas le fondateur réel de l'ordre de Cîteaux, mais il a jeté un tel éclat sur cet institut naissant que tous les Cisterciens ont été désignés en France sous le nom de Bernardins.


Après Jacques Paschal d'Yenne apparaissent Jacques II de Ribot, Rodolphe de Setheney et Gérard de Beaufort (1344-1381). Ces trois prélats font tous leurs efforts pour réaliser les vues de Benoît XII; ils parviennent à arrêter le monastère dans la voie de relâchement où il s'était engagé. En 1381, Guillaume III Guinaud de Narbonne, moine de Fontfroide, est élu abbé de Tamié; mais les voix se sont divisées et il a pour compétiteur frère Nicod de Mieussy, qui prétend qu'une cabale lui a ravi un titre auquel il avait droit. Les abbés de Saint-Sulpice et de Bonnevaux tranchent le différend en faveur de Guinaud de Narbonne.

Guillaume IV Eyraud de Limoges ne fait qu'une apparition à Tamié ; il occupe deux ans le siège abbatial (1390-92) et les religieux lui donnent pour successeur Pierre Castin, dont la prélature est une triste époque pour l'histoire de notre abbaye.

Castin, d'origine italienne, avait été moine à Hautecombe, puis procureur à Tamié avant d'obtenir la première dignité dans cette abbaye. Les détails manquent sur les commencements de son administration; nous savons seulement que vers 1392 il reçut un domaine de Guigon de Montbel, seigneur d'Entremont. Il est le premier abbé de Tamié qui n'ait pas fait sa résidence habituelle au monastère. Pierre Castin, esprit souple et habile courtisan, avait obtenu les bonnes grâces d'Amédée VIII et il passait une partie de l'année à la suite de la cour. Il dissipait les revenus du monastère en dépenses de luxe; le désordre s'introduisait à Tamié, parce que son chef avait méconnu tous ses devoirs. En 1398, Castin afferma pour trois ans au frère Rodolphe


de Setheney, l'un de ses moines, une grange située à Evresol et il le chargea de percevoir tous les revenus des possessions que l'abbaye avait en Viennois ; cette rente s'élevait à plus de cinq cents florins et formait la base de l'entretien des religieux. Un an après, l'abbé de SaintSulpice fut chargé par ses supérieurs de visiter Tamié et de le réformer dans son chef et dans ses membres, suivant l'usage de l'ordre. Il confirma la mission confiée au frère Rodolphe ; mais pour mettre un terme aux dilapidations dont Pierre Castin s'était rendu coupable, il le priva de l'administration temporelle du monastère. Le chapitre général réuni à Cîteaux alla plus loin encore, car il déposa solennellement l'abbé de Tamié en flétrissant sa conduite. Castin fut transporté de fureur d'une pareille décision. Il rassembla quelques malfaiteurs, expulsa violemment frère Rodolphe avant que la récolte ne fût recueillie, puis, après l'avoir vendue, il en partagea le prix avec sa bande. Cependant ses amis ne restaient pas inactifs. Les uns écrivaient à Rome pour noircir aux yeux du pape la conduite de l'abbé de Saint Sulpice; d'autres cherchaient à surprendre la religion d'Amédée VIII en lui faisant entrevoir que le dévouement absolu de Pierre Castin aux intérêts de son prince avait été la cause de sa déposition. Les moines de Tamié s'adressèrent de leur côté au comte de Savoie et le supplièrent de mettre un terme à un état de choses d'où résulterait nécessairement la ruine de l'abbaye (1). Amédée VIII répondit le 29 mai 1400 aux religieux en leur promettant sa protection spéciale et en les assurant que

(1) Voir Document n° 15.


cet, incident fâcheux serait bientôt terminé. En effet, Pierre Castin partit pour le monastère d'Aulps avec le titre honorifique d'abbé et sans obligation de suivre les exercices réguliers de la communauté. Il mourut vers 1402. Son successeur, Pierre VI de Barrignié, avait été prieur de Chassaigne avant que les religieux de Tamié ne le choisissent pour leur abbé (22 octobre 1400). Il obtint du souverain pontife le droit de porter la mitre et l'anneau (1). Quand il mourut, en 1420, il avait abdiqué depuis un an la dignité abbatiale.

Malgré la décadence qui envahissait de toutes parts les monastères de Cîteaux, cet institut jouissait encore d'un grand crédit, car Amédée VIII ayant établi, en 1432, à Ripaille, l'ordre religieux et militaire de Saint-Maurice, il lui imposa la règle cistercienne. Plus tard, sous Emmanuel-Philibert, l'ordre de Saint-Lazare, qui suivait aussi la même règle (2), fut réuni à celui de Saint-Maurice.

(1) Les abbés de Tamié n'avaient porté jusque-là que la crosse et la croix pectorale, l'une et l'autre en bois et sans couleur. C'est ce qui explique pourquoi dans les anciennes armoiries de ce monastère on ne voit figurer que la crosse au-dessus de l'écu.

(2) Les principaux ordres militaires d'Espagne et de Portugal observaient la règle de Cîteaux. — Voir l'Hist. de Morimond, p. 113 et suivantes.


CHAPITRE V

Les abbayes en commende; Tamié échappe à ce fléau. — Claude Pareti au concile de Bâle. — Jocerand de Cons est élu abbé; difficultés pour son installation ; commission du pape au prieur de Talloires. —

Urbain Ier de Chevron, envoyé savoisien à Berne. — Augustin de Charnée, conseiller de Charles Ier, duc de Savoie. — La Tour Gaillarde. —

Concession du pape Sixte IV à l'ordre de Cîteaux. — Le vicariat général de cet ordre en Savoie.

Pierre de Barrignié ayant résigné la dignité abbatiale en 1419, Claude Pareti, piémontais, vint occuper sa place.

Sa longue prélature (1419-1454) est marquée par deux événements importants : l'introduction des commendes dans les monastères de Cîteaux, et le concile de Bâle, où Amédée VIII fut élu pape sous le nom de Félix V. Un document que nous publions plus loin et qui porte la date du 31 juillet 1431 (1), nous apprend que les vexations avaient recommencé à l'égard des religieux de Tamié. Pareti et ses moines se plaignirent au duc Amédée VIII de la rapacité des officiers publics de Montmélian qui, en dépit des exemptions accordées à l'abbaye, exigeaient le payement d'un quart de gros pour chaque

(1) Voir Document n° 17.


bête chargée appartenant à cette maison. Le prince ordonna au châtelain de Montmélian de procéder à une information sur les droits des religieux et sur l'usage suivi précédemment en semblable matière. Cette décision est signée par le vice-chancelier Bolomier, qui fit une fin si tragique en 1446. On ignore le résultat de l'enquête.

Au résumé, ces persécutions infligées à l'abbaye par quelques employés subalternes avaient leur bon côté, car elles fournissaient au souverain une occasion naturelle de confirmer les anciens priviléges des religieux et d'en accorder de nouveaux. Un fléau bien plus redoutable menaçait Tamié : c'était la commende, dont l'usage commençait à s'introduire dans toutes les maisons de l'ordre et que l'on peut compter parmi les causes principales de leur ruine. Comme, dans tous les monastères qui suivent la règle de saint Benoît, les abbés doivent être élus par le chapitre des religieux assemblés, et que par conséquent les souverains ne pouvaient légalement s'en attribuer la nomination, on s'avisa de scinder chaque bénéfice (1) et d'accorder le tiers des revenus à un abbé commendataire, avec dispense de résidence et des fonctions ecclésias- tiques. Le soin de remplir ces charges resta à l'abbé régulier élu selon des statuts de l'ordre. Des deux autres tiers de la mense ou revenu du monastère, l'un appartint aux religieux et l'autre servit à l'entretien des bâtiments.

Les princes eurent ainsi un nouveau moyen d'enrichir leurs créatures, mais cette division des rentes nécessaires à chaque maison religieuse y amena peu à peu le relâche-

(1) Un bénéfice est la jouissance de biens consacrés à Dieu, à la la charge de remplir quelques fonctions ecclésiastiques.


ment et le désordre. Les grands monastères savoisiens, Hautecombe, Aulps et Talloires, subirent la commune loi.

Nous allons raconter comment Tamié parvint à y échapper et put conserver une régularité relative, jusqu'au jour où la réforme de la Trappe y fit refleurir les anciennes vertus de Cîteaux.

Un concile s'ouvrit à Bâle en 1431 pour la réformation de l'Eglise. L'ordre de Cîteaux, qui avait une influence considérable dans la chrétienté, puisqu'il ne comptait pas moins de deux mille monastères, assembla son chapitre général pour désigner le religieux qui devrait représenter tout l'institut devant le Saint-Synode. Pareti, abbé de Tamié, obtint l'unanimité des voix. Ce prélat, dont les contemporains louent le vaste savoir et la prudence consommée, assista à toutes les sessions du concile; il était du nombre des trente-trois Pères qui, le 17 novembre 1439, formèrent le conclave où Amédée VIII fut élu pape sous le nom de Félix V. Le duc de Savoie fit d'abord beaucoup de résistance et sembla n'accepter sa nouvelle dignité qu'à son corps défendant ; mais il conserva une vive reconnaissance pour les prélats qui l'avaient porté au trône pontifical. Lorsque Pareti vint lui présenter ses hommages au nom des fidèles Savoisiens et lui exprimer toute la joie que ses sujets avaient ressentie à la nouvelle de son exaltation (1), Félix V demanda au

(1) L'Obituaire des Frères-Mineurs de Chambéry rappelle la nomination de Félix V en termes pleins de patriotisme : « Hac die, dit-il, fait coronatus in S. P. et papam illustrissimus princeps et dux. laus Deo et patriæ Sabaudiæ! — Aujourd'hui l'illustre prince et duc. a été couronné comme Souverain-Pontife.

Gloire à Dieu et à la patrie savoisienne ! »


religieux quelle faveur il désirait pour lui et ses frères.

L'abbé de Tamié conjura le pape de ne jamais permettre que son monastère tombât en commende. Félix en fit la promesse solennelle et les princes qui lui succédèrent l'observèrent scrupuleusement. Le jour où l'élu du concile de Bâle prit cet engagement doit être compté parmi les plus heureux qu'ait vu luire notre abbaye, car avec la modicité de ses revenus, la commende l'eût bientôt ruinée de fond en comble. Pareti mourut le 27 février 1454 et eut pour successeur Georges Jocerand de Cons, d'une illustre famille savoisienne. Cet abbé, qui siégea dix-huit ans, n'est connu dans la chronique de Tamié que par les difficultés auxquelles donna lieu son élection et que nous allons résumer brièvement.

Le choix des religieux ne suffisait pas pour faire un abbé ; il fallait que l'élu fût confirmé d'abord par le supérieur du monastère d'où dépendait son abbaye et ensuite par le pape ; il devait ensuite recevoir la consécration des mains d'un Ordinaire. Or, voici ce qui résulte d'une bulle du pape Nicolas donnée au mois d'avril 1454 (1). Georges Jocerand, moine profès de Tamié, a été nommé à l'unanimité par ses confrères pour succéder à Claude Pareti ; cette élection, parfaitement régulière, a reçu la confirmation de l'autorité légitime, c'est-à-dire que l'abbé de Bonnevaux l'a approuvée. Au moment de prendre possession du bénéfice, Jocerand s'adresse au pape pour lui exposer ses doutes au sujet de son élection. En attendant, le monastère reste privé de chef et ses revenus sont mal administrés. D'où viennent les

(1) Voir Document n° 18.


scrupules de Jocerand? C'est ce que la bulle du pape ne nous laisse pas entrevoir. Des difficultés politiques paraissent absolument étrangères à la situation, car le duc Louis appuie fortement l'abbé élu auprès du Saint-Père et lui prodigue les meilleurs témoignages de son attachement. Ce qui semble singulier, c'est que le pape ne choisit pas dans l'ordre de Cîteaux le personnage qui devra faire une enquête sur la position de l'abbé Jocerand, mais qu'il charge de ce soin le supérieur du prieuré bénédictin de Talloires. Il lui recommande d'examiner en conscience si Jocerand est apte à gouverner l'abbaye de Tamié, de vérifier l'emploi de ses revenus et de lui faire accorder la bénédiction par un évêque catholique aussitôt qu'il aura reconnu que tout marche avec ordre et régularité. Cette bulle présente des difficultés que nous ne chercherons pas à résoudre. Qu'il nous suffise de l'avoir résumée pour faire voir le soin que mettait le Saint-Siége à surveiller la direction temporelle et spirituelle des monastères. Cette sollicitude ne se ralentit jamais, mais un jour arriva où elle fut presque paralysée par le mauvais vouloir des abbés de Citeaux et des quatre premières maisons de l'ordre ; une réforme était urgente, lorsque Rancé vint prêcher par l'exemple au milieu du siècle frivole de Louis XIV.

Georges Jocerand de Cons occupa le siége abbatial jusqu'en 1472. Les religieux de Tamié le remplacèrent par un personnage qui mérite de fixer notre attention.

Urbain Ier de Chevron, issu de la noble famille qui avait fondé le monastère, était chanoine de Genève, protonotaire apostolique et titulaire d'un prieuré de Béné-


dictins (1), lorsqu'on lui offrit la crosse et la mitre. Il prit avec joie l'habit de Cîteaux, dans la persuasion que son exemple et surtout sa fermeté produiraient d'heureux résultats. Il pensait aussi que son titre de conseiller d'Amédée IX lui serait d'un grand secours pour accomplir les réformes qu'il méditait. Le duc et son épouse Yolande de France s'empressèrent d'accorder au nouvel abbé des lettres de sauvegarde conçues en termes pleins de bienveillance (2). Ces patentes sont datées du 24 janvier 1472. Trois mois après, Amédée mourut, mais la régente Yolande, au milieu des difficultés que lui créèrent les événements politiques, ne retira point sa confiance à Urbain de Chevron; bien plus, le 9 août 1477, elle lui délivra des patentes par lesquelles tous ses officiers publics qui ne prêteraient pas aide et assistance, le cas échéant, à l'abbé de Tamié et à ses moines, seraient condamnés à cent livres fortes d'amende (3).

A cette époque, de graves complications vinrent com- promettre un instant la monarchie savoisienne. Malgré les liens du sang qui l'attachaient à Louis XI, Yolande avait pris parti pour Charles-le-Téméraire. La puissance du duc de Bourgogne tomba pour ne plus se relever, dans les sanglantes batailles de Grandson et de Morat. Les Suisses avaient fait des prodiges. Il fallut traiter avec ces hardis montagnards dont le patriotisme venait de sauver l'indépendance helvétique. Urbain de Chevron, abbé de Tamié, reçut la mission d'aller négocier la paix dans des

(1) Voir Document n° 20.

(2) Voir Document n° 19.

(3) Voir Document n° 21.


circonstances extrêmement difficiles ; il stipula tout à la fois pour la régente, pour le comte de Romont et pour l'évêque de Genève. L'habileté du diplomate savoisien parvint à rendre les conditions de la paix moins onéreuses que les Bernois ne l'exigeaient tout d'abord. Yolande perdit le bas Valais, une partie du pays de Vaud, son droit de protectorat sur Berne et Fribourg et dut payer sa part des frais de la guerre. Cette malheureuse princesse mourut le 29 août 1478 au château de Montcaprel en Piémont, et l'abbé de Tamié présida à ses funérailles.

Deux années après ces événements, Urbain de Chevron se vit de nouveau arraché à la solitude où il avait cherché un repos bien nécessaire après les agitations de sa vie politique. Par acte passé à Jussy le 19 juillet 1482, le chapitre de Genève avait choisi l'abbé de Tamié pour son évêque. Charles Ier, qui venait de monter sur le trône, désavoua la conduite du chapitre et fit savoir que la nomination du prélat lui appartenait, comme seigneur de la ville. Un conflit allait s'élever; les chanoines persistaient à soutenir leur droit, lorsque le pape Sixte IV voulut trancher le différend en donnant le siège de Genève à son neveu le cardinal Dominique de la Rovere.

Chevron ne se rendit point, car il se regardait comme élu canoniquement, mais il finit par céder ses droits à l'archevêque d'Auch (1). L'année suivante, l'abbé de Tamié obtint le siége métropolitain de Tarentaise et il s'y établit sans contestation.

Augustin de Charnée prit la place d'Urbain de Chevron en 1483. C'était un prélat politique qui passa

(1) BESSON. — Diocèse de Genève, p. 54.


presque toute sa vie à suivre la cour en qualité de conseiller de Charles Ier. Nos historiens le citent comme un homme prudent et de mœurs irréprochables ; mais le tumulte des affaires lui fit négliger son abbaye. Il mourut le 27 mai 1492.

Après l'abbé de Charnée, les deux frères Urbain et Jacques-François de Chevron (1) occupèrent successivement le siège de Tamié (1492-1506). Ce dernier cessa absolument de résider au monastère ; il en confia l'administration à Guillaume Royer, professeur de droit et chanoine de Tarentaise. Pendant une partie de l'année, JacquesFrançois habitait Turin ou Chambéry; au retour de la belle saison, il venait s'installer dans une maison de plai- sance appelée la Tour ou la Maison-Forte et située sur la paroisse de Plancherine. Les gens du pays que scandalisait la vie peu édifiante de l'abbé avaient donné à sa résidence le nom de Tour-Gaillarde. Les derniers supérieurs de Tamié n'avaient rien épargné pour faire de la villa de Plancherine une charmante demeure. On y admi- rait une chapelle somptueusement décorée et des appartements meublés avec un luxe princier. Des aqueducs amenaient d'une grande distance l'eau nécessaire pour desservir la maison et former plusieurs bassins où se jouaient des cygnes. Une longue allée de charmes côtoyait un jardin toujours fourni des plantes les plus rares. Du haut de la terrasse, la vue s'étendait sur la combe de Savoie, et les Alpes aux neiges éternelles formaient le fond de ce délicieux paysage. Plancherine était le rendez-vous de tous les gentilshommes du pays. A

(1) C'étaient les neveux de l'archevêque de Tarentaise.


l'époque de la chasse et des vendanges, on entendait dans la vallée les aboiements des meutes, le bruit des fanfares et les chants des joyeux convives de l'abbé aux lieux que les anciens moines de Bonnevaux avaient sanctifiés par la prière et arrosés de leurs sueurs.

Cependant, notre abbaye n'avait pas mis en oubli ses traditions; Tamié était encore la plus régulière de toutes les maisons cisterciennes que possédait la Savoie. Ce n'était sans doute qu'une ferveur très mitigée, mais du moins on célébrait ponctuellement l'office et on n'usait qu'avec réserve de la faculté accordée à l'ordre de Cîteaux par une bulle de l'an 1476. Sixte IV, auteur de cet acte dont l'abbé de Rancé a nié plus tard l'authenticité, mais qui a été reconnu vrai par Alexandre VII, Sixte IV donna au chapitre général et aux abbés de l'ordre le pouvoir de dispenser les religieux de l'abstinence de la viande, selon leur conscience et pendant tout le temps que la nécessité l'exigerait. Il en résulta une confusion générale. Quelques abbés rigides ne tenaient aucun compte de la permission, d'autres poussaient la condescendance à l'extrême. Les disputes entre les religieux devinrent si fréquentes, que le chapitre de 1485 fit une ordonnance en vertu de laquelle, dans tous les monastères, on servirait de la viande trois fois par semaine à un seul repas, les dimanches, mardis et jeudis, mais dans un lieu séparé du réfectoire ordinaire. C'est ainsi que l'ordre de Cîteaux, fondé pour mettre en pratique dans toute son étendue la règle de saint Benoît, en abandonna successivement les points essentiels: le travail des mains, les veilles et l'abstinence de tout aliment gras. Cet état de choses dura jusqu'au 11 juillet 1624, époque du commencement de l'Etroite-Observance.


Un fait démontre avec évidence que si Tamié perdit de sa ferveur, du moins il ne suivit pas le torrent : c'est que de temps immémorial les supérieurs de cette abbaye étaient vicaires-généraux de l'ordre en Savoie. Ce fait résulte des circonstances suivantes (1). En 1672, frère Antoine Passier, prieur de Chézery, avait été désigné par l'abbé de Clairvaux pour visiter les monastères savoisiens de sa filiation. Il demanda au Sénat la permission de s'acquitter de son mandat; on rejeta sa pétition, conformément aux conclusions du procureur général, parce qu'on y vit un empiétement sur les prérogatives immémoriales de l'abbé de Tamié. Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, écrivit au Sénat le 3 septembre 1672 (2) une lettre où il constatait ce privilége, que le supérieur général de Citeaux venait de confirmer solennellement.

Hautecombe et Aulps étaient plus importants que Tamié, le premier parce que les princes de Savoie en avaient fait le lieu de leur sépulture, et le second par ses droits féodaux. Tamié n'avait pour lui que sa régularité relative, et le luxe qu'étalaient quelques-uns de ses abbés ne leur fit point perdre un titre qui supposait chez ces religieux un plus grand respect pour les traditions.

(1) Voir Document n° 25, § 1.

(2) Voir le même Document, § 2.


CHAPITRE VI

Alain Lacerelli et les brigands du col de Tamié. — Juridiction temporelle des abbayes cisterciennes. — L'hospitalité et l'aumône à Tamié.

— Calomnies contre le monastère. — Pierre VII de Beaufort.— Jean II de Chevron-Villette; premières difficultés au sujet du droit de patronage.— La congrégation des Feuillants et le prieuré de Lémenc.— Les Bernardines de Rumilly.

La chronique latine de l'abbaye nous dit qu'Alain Lacerelli, religieux italien et prieur de Tamié, devint abbé du même monastère le 31 août 1506, et qu'il reçut la bénédiction abbatiale des mains de CJaude de Châteauvieux, archevêque de Tarentaise. Lacerelli ne nous est connu que par deux documents qui portent la date des années 1515 et 1516. Le premier est une pétition adressée au duc par le supérieur de Tamié et ses moines pour se plaindre que des gens de toute qualité (multi tam magni, mediocres, quam alii minores) (1) infestent les environs du monastère, troublent les religieux et se montrent animés envers eux des plus sinistres intentions. Les registres du Conseil résident de Chambéry

(1) Voir Document n° 22.


nous apprennent qu'à cette époque la magistrature savoisienne condamna au dernier supplice un certain nombre de brigands qui, profitant du trouble occasionné dans les provinces de Genevois, de Tarentaise et de Maurienne par les démêlés de François Ier et des Suisses, s'étaient associés, occupaient les passages les plus importants de nos montagnes et détroussaient les voyageurs, Une de ces bandes stationnait au col de Tamié, et les religieux avaient beaucoup à souffrir de ses déprédations. Cependant, leurs personnes furent toujours respectées par les brigands ; Lacerelli et ses frères ne se plaignent que du trouble qu'on leur cause dans la jouissance de leurs biens. Ils étaient pauvres, hospitaliers et inoffensifs; pourquoi aurait-on usé de violence envers eux? Le faible Charles III, qui allait bientôt se trouver désarmé devant l'agression inattendue de son neveu François Ier, ne laissa pas d'accorder aux moines de Tamié des patentes de sauvegarde, le 10 juillet 1515.

L'année suivante, nouvelles plaintes des religieux (1). Ils s'adressent cette fois au Conseil résident pour lui exposer que le monastère possède depuis une époque très reculée les montagnes d'Orgeval et du Haut-du-Four; que cependant le châtelain et le curial (greffier) de Tournon ont mis ces domaines aux enchères pour les alberger au plus offrant. Le Conseil défend à ces fonctionnaires, sous peine de cent livres fortes d'amende, de procéder aux dites enchères, à moins qu'ils ne fassent connaître dans l'espace de dix jours le droit qu'ils peuvent avoir à cet égard.

(1) Voir Document n° 23.


Telle était la situation des abbayes qui, comme Tamié, n'avaient aucune puissance temporelle pour se défendre.

Notre Dame d'Aulps était, en Savoie, le seul monastère cistercien qui fît des actes de souveraineté dans son territoire (1). Par l'intermédiaire de ses officiers, il administrait la justice civile et criminelle, tenait des assises, appliquait des peines de tout genre, en un mot, il exer- çait la juridiction omnimode, haute, moyenne et basse.

Malgré ce déploiement de forces, l'abbaye d'Aulps éprouvait de grandes difficultés à repousser les attaques du dehors, et les révoltes de ses sujets lui causaient des embarras continuels. Tamié, qui ne commandait pas à des serfs et dont la plupart des possessions étaient affermées à de paisibles cultivateurs, jouissait en général d'une tranquillité parfaite, car ses moyens de défense étaient puisés aux sources de la charité chrétienne : il faisait régulièrement l'aumône et accordait une hospitalité fraternelle à tous les voyageurs qui venaient frapper à sa porte. Les religieux habitants de notre abbaye conservèrent jusqu'à la fin le respect des plus anciennes traditions de leur ordre. Besson constate en ses Mémoires que la charité compatissante des moines de Tamié « attirait les bénédictions de chacun ; » qu'il était presque impossible de comprendre comment ils pouvaient suffire à leur entretien et aux aumônes qu'ils distribuaient chaque jour dans un lieu de passage où l'on ne trouvait pas d'autre abri que le monastère (2).

On comptait peu de pauvres dans les environs de Tamié ;

(t) Voir la Notice sur l'abbaye d'Aulps, par Léon Ménabréa.

(2) Diocèse de Tarentaise, p. 237.


tout habitant valide trouvait à gagner honorablement le pain de chaque jour; les malades étaient soignés par les moines. Restaient les mendiants de passage et les pauvres honteux, ceux que la misère avait frappés et qui n'osaient en porter ouvertement les livrées. Aux prémiers, le frère portier réservait toujours une ample provision de pain et les modestes débris de la table des moines. Les autres profitaient des portions intactes des religieux mis en pénitence et de celles que se refusait la communauté aux jours de jeûne ordonnés par la règle, c'est-à-dire pendant la plus grande partie de l'année. La peste, la guerre ou la famine venaient-elles désoler nos contrées, Tamié était pour tout le pays environnant un grenier d'abondance. Les moines composaient alors pour eux-mêmes un pain grossier composé de farine de seigle ou d'orge non sassée et gardaient pour les pauvres leur propre pain. Cette charité, qui était commune à tous les religieux de Cîteaux, faisait dire d'eux au cardinal Jacques de Vitry : « Semblables aux bœufs, ils se contentent de paille et réservent le bon grain aux survenants. (1). »

L'abbaye de Tamié ne refusait jamais l'hospitalité pour une nuit aux voyageurs qui la demandaient. Quel- quefois, les piétons surpris par la tourmente ou égarés sur la montagne se réfugiaient dans une des granges du monastère ; ils y trouvaient un modeste mais cordial accueil. Etienne Gignelli, abbé depuis le 16 août 1523, voulut se conformer à un usage adopté dans la plupart des maisons de l'ordre et de leurs dépendances; il

(1) DUBOIS. — Hist. de Morimond, p. 297.


ordonna qu'une lampe brûlerait pendant toutes les nuits dans chaque grange de Tamié, afin que les voyageurs perdus au milieu des ténèbres se guidassent par ce fanal (1).

Pierre de Beaufort, protonotaire apostolique et prieur de Bellevaux, succéda à Gignelli précisément à l'époque où François Ier occupait la Savoie (février 1536). Sa longue prélature (1536-1584) ne fut troublée par aucun incident fâcheux. Les rois de France confirmèrent les priviléges de Tamié et se montrèrent même animés d'une bienveillance spéciale envers ce monastère (2). A la rentrée d'Emmanuel-Philibert, les courtisans du prince ne manquèrent pas de noircir à ses yeux la conduite de l'abbé de Beaufort qui, pendant l'occupation française, avait largement exercé l'hospitalité et s'était même permis de donner asile dans l'une de ses granges à quelques malheureux huguenots que poursuivait la maréchaussée (3). Emmanuel-Philibert fit la sourde oreille, approuva implicitement la conduite de l'abbé de Tamié et renouvela toutes les concessions que ses ancêtres lui avaient faites. Ce prince mourut en 1580. Charles-Em-

(1) Etienne Gignelli siégea de 1523 à 1536. Aux funérailles de Philippe de Savoie, duc de Genevois et de Nemours, célébrées à Notre-Dame d'Annecy le 19 mars 1534, l'abbé de Tamié chanta la première messe, l'évêque de Lausanne la seconde et celui de Belley la troisième (Chronique latine de Tamié).

(2) Nous trouvons aux archives du Sénat (registre des édits et lettres patentes pour 1550, fol. 11) un document relatif à l'état d'Hautecombe sous Henri II. Frère Jean Loisier, abbé de Citeaux, rend une ordonnance sur la manière de vivre et la réforme des religieux de cette abbaye qui devront se répartir ainsi : 22 profès, 4 novices et 20 frères convers ou rendus.

(3) Archives du Sénat, armoire n° 6.


manuel Ier, son fils, manifesta le premier, à l'égard de notre abbaye, des prétentions peu conformes à la règle ; la condescendance des religieux eût permis une grave infraction aux statuts de l'ordre de Cîteaux, si le pape n'eût opposé son veto aux volontés du prince (1).

Pierre de Beaufort étant décédé le 20 février 1584 (2), les religieux de Tamié s'assemblèrent capitulairement, à la manière accoutumée. Les moines profès étaient au nombre de dix, dont voici les noms : Charles de Gemilly, prieur, Jean Chaffarod, Charles Losserens, Gros-JeanGuillaume Bernard, Philibert de Lucinge, Aymé Pavilliet Hemonod, Jean-Baptiste Duborsat alias Donnet, Claude Prévost, Jean Doucet et Jean Forrier, tous prêtres.

Accablé par l'âge et les infirmités, l'abbé de Beaufort avait demandé au pape l'autorisation de prendre pour coadjuteur, avec pouvoir de succéder, un jeune clerc de Tarentaise nommé Jean de Chevron-Villette. Le pape accorda le titre de coadjuteur mais ne fit pas mention du droit de succession. Quand Pierre de Beaufort mourut, le duc de Savoie donna son placet pour que Jean de Chevron occupât son siége, et par un semblant d'élection les religieux ratifièrent ce choix, qui sapait par la base les pratiques constantes observées dans l'ordre pour la nomination des abbés. Le frère Jacques Dufaz, abbé de Bonnevaux, confirma cette élection le 28 février. Grégoire XIII ne se montra point aussi accommodant. Il

(1) Nous extrayons les détails qui vont suivre du dossier contenant la copie des anciens titres de Tamié et de plusieurs documents relatifs à ce monastère. — Archives du Sénat, armoire n° 6.

(2) Il mourut à Plaucherine, dans la maison appelée la Tour- Gaillarde.


refusa d'accorder à Jean de Chevron l'institution canonique, parce que, pour le nommer, les religieux s'étaient appuyés sur un droit de patronage qui n'appartenait pas aux ducs de Savoie. La Chambre des comptes, saisie de l'affaire, ordonna qu'on ferait une recherche exacte dans les archives de l'abbaye pour reconnaître l'existence de ce droit; le conseiller de Veigié procéda aux enquêtes.

On ignore quel en fut le résultat, mais le pape ne consentit à instituer l'abbé qu'à condition que la phrase relative au droit de patronage des princes de Savoie serait biffée des procès-verbaux. La même difficulté se présenta en 1595, lorsque Jean de Chevron -Villette résigna ses fonctions en faveur de François-Nicolas de Riddes, prieur du monastère d'Aulps. Le pape refusa formellement, en accordant ses bulles, de reconnaître un droit qui ne lui paraissait fondé sur aucun titre légitime.

C'est ainsi que la papauté cherchait à faire revivre dans l'ordre de Cîteaux ces traditions qui avaient fait sa gloire en le rendant indépendant. Vers la même époque, un religieux entreprenait de le réformer et soulevait contre lui des tempêtes : c'était Jean de la Barrière, abbé du monastère des Feuillants, au diocèse de Rieux. Il dépassait en austérités les fondateurs de l'institut. « Outre l'usage des haires et des disciplines, dit Hélyot (1), les Feuillants allaient déchaux, sans sandales et la tête nue, dormaient tout vêtus sur des planches, et prenaient leur nourriture à genoux ; ils s'abstenaient d'œufs, de poisson, de beurre, d'huile et même de sel, se contentant

(1) De la réforme des Feuillants en France, p. 401-420.


d'un potage d'herbes cuites à l'eau, de pain d'orge pétri avec le son, et si noir que les animaux refusaient d'en manger. » Jean de la Barrière voulut que les moines réformés par ses soins se rendissent utiles comme l'avaient été les premiers cénobites de Cîteaux. Les Feuillants s'appliquèrent spécialement aux arts mécaniques; ils se firent fabricants et industriels, car l'agriculture était remise en honneur et il fallait ouvrir des voies non encore parcourues à l'activité des religieux. Mais la nouvelle congrégation n'avait pas de chances de durée, car les austérités qu'elle s'imposait dépassaient les forces de la nature. Cependant, dès le début, et malgré la persécution dont il fut l'objet, Jean de la Barrière rattacha à son plan de vie un certain nombre d'abbayes. Au temps de saint François de Sales, les Feuillants étaient en grande renommée ; un siècle plus tard, on les vit tomber au niveau des maisons cisterciennes les plus relâchées ; tant il est vrai que le zèle poussé à l'excès s'éteint promptement et que la modération donne seule aux entreprises humaines des gages de durée. Le saint évêque de Genève, voulant régénérer le monastère d'Abondance, y appela en 1607 les religieux Feuillants. Vingt ans après, le pape leur céda le prieuré de Lémenc près Chambéry, lorsque les désordres des Bénédictins les en eurent fait expulser (1). Quoique le Souverain-Pontife eût parlé, un procès ne s'éleva pas moins entre les deux ordres au sujet du prieuré; il dura trente-deux ans et les Feuillants eurent gain de cause. Malgré leurs efforts ils n'obtinrent pas

(1) Voir l'Histoire du Sénat de Savoie, t. 1er, p. 554 et suiv.


d'autres concessions en Savoie. En 1648, ils firent des instances auprès du Sénat pour acquérir l'abbaye de Chézery. La Cour suprême répondit par une lettre adressée au duc que « si les moines étaient fautifs il fallait les punir, mais non les changer. »

A l'époque où la congrégation réformée par Jean de la Barrière s'introduisait en Savoie, une religieuse de SainteCatherine, la mère Thérèse Perrucard de Ballon, jetait avec saint François de Sales les fondements d'un institut qui devait ramener à leur ferveur primitive les couvents de filles que l'ordre de Citeaux possédait dans notre province. Elle fonda à Rumilly un premier monastère de Bernardines réformées; cette congrégation reçut en 1622 l'approbation de Grégoire XV. Les abbayes de Bonlieu, du Beton et de Sainte-Catherine refusèrent d'en adopter les statuts, que saint François de Sales avait lui-même rédigés. Cependant l'institut de la mère de Ballon obtint le plus grand succès, car au bout de quelques années elle compta des monastères de sa filiation dans un grand nombre de villes en France et en Savoie.



CHAPITRE VII

L'ordre de Cîteaux et le Sénat de Savoie. — Alphonse Delbene, abbé d'Hautecombe, Claude Milliet, abbé d'Aulps, et François-Nicolas de Riddes, abbé de Tamié. — Les conseillers-clercs. — Rôle de l'abbé de Riddes au Sénat ; son neveu le remplace à Tamié. — Première réduction de l'abbaye sous la main de S. A. R. le duc de Savoie. —

Tamié en 1659.

Tant que l'institut de saint Robert conserva sa ferveur et sa pauvreté primitives, les religieux qui suivaient sa règle mirent tous leurs soins à vivre ignorés du monde.

Afin que la pensée de cet isolement demeurât toujours présente à leur esprit, les fondateurs de Cîteaux et des monastères de sa filiation avaient choisi pour leurs retraites une épaisse forêt, une lande marécageuse ou la cime escarpée d'une montagne. L'ambition vint aux solitaires avec l'amour des richesses. Leurs premiers Pères avaient attiré les gens du monde au désert; les religieux dégénérés vinrent se mêler d'eux-mêmes aux affaires du siècle et solliciter la faveur des princes.

Cîteaux, la maison-mère, donna de bonne heure ce fâcheux exemple de vues ambitieuses. Vers 1476, Jean de Cirey, abbé de ce monastère, se fit admettre comme


conseiller-né au Parlement de Bourgogne, et tous ses successeurs, au nombre de dix-huit, jusqu'à François Trouvé (1748), jouirent de ce privilége. Dans la liste de ces abbés on voit figurer en 1635 le terrible ministre de Louis XIII, Armand-Jean du Plessis, cardinal-duc de Richelieu.

En Savoie, deux abbés de Tamié, Urbain Ier de Chevron et Augustin de Charnée, avaient été appelés à siéger dans les conseils de leurs souverains. Alphonse Delbene, abbé d'Hautecombe, devint membre du Sénat de Savoie en 1574 ; mais c'était là un titre personnel et qui n'avait été accordé à ce prélat que parce qu'il était très savant en droit public. Pour la même raison, Claude Milliet, abbé d'Aulps, fut reçu sénateur à Chambéry six années après.

Nous avons raconté ailleurs les difficultés qu'éprouva Delbene lorsqu'il voulut faire attribuer à perpétuité aux abbés d'Hautecombe le titre de membres-nés du Sénat de Savoie (1). Après d'assez longues discussions, la Compagnie enregistra l'édit de Charles-Emmanuel 1er qui conférait cette dignité aux successeurs de Delbene, mais à la condition que pour être admis et avoir voix délibérative ils seraient examinés, prendraient rang parmi leurs collègues suivant la date de leur réception, prêteraient serment et paieraient les droits accoutumés (2). Avant d'arriver à François-Nicolas de Riddes, trente-septième abbé de Tamié, qui fit aussi partie de la Cour suprême de Savoie, disons quelques mots d'Alphonse Delbene. Ce

(1) Histoire du Sénat de Savoie, t. Ier, p. 261 et suiv.

(2) Après Delbene, le Sénat compta dans ses rangs quatre abbés d'Hautecombe : Sylvestre de Saluces de la Mente, Adrien de Saluces, dom Antoine de Savoie et Jean-Baptiste Marelli.


prélat appartenait à une ancienne famille florentine qui était venue s'établir en Savoie au commencement du XVIe siècle. Quoiqu'il dût s'engager dans les ordres sacrés, il avait étudié la jurisprudence et la littérature.

On lui donna l'abbaye d'Hautecombe en 1560 et l'évêché d'Alby en 1588. Delbene s'est fait un nom par ses travaux historiques (1). Parmi ces œuvres, nous ne citerons que celle qui se rapporte directement à notre étude actuelle : c'est l'histoire des principaux monastères de l'ordre de Cîteaux en Savoie (2). On y trouve la preuve qu'en 1593 Hautecombe possédait une typographie qui servait sans doute à imprimer les livres liturgiques destinés aux maisons religieuses du pays. En dehors de ses occupations littéraires qui lui valurent plusieurs distinctions flatteuses (3), Delbene fit paraître les qualités d'un bon magistrat et d'un excellent prêtre. Il laissa au Sénat un grand renom de savoir et gouverna avec fermeté son évêché d'Alby dans des circonstances très difficiles. Il mourut en cette ville au mois de mars 1608.

L'abbaye de Tamié n'est représentée au Sénat de Savoie que par un seul de ses abbés, François-Nicolas de Riddcs, originaire du Faucigny et prieur du monastère d'Aulps. On a vu au chapitre précédent que Jean II de Villette-Chevron avait abdiqué sa dignité en faveur de ce religieux, et que le pape, en accordant ses bulles à l'abbé

(1) Voir, pour la nomenclature de ces travaux : Gallia christiana (Eccl. albiensis) ; Grillet, Dict. historique, II, 325; Biographie universelle.

(2) Nous avons reproduit plus haut le titre de cette lettre, chap. II, p. 18.

(3) Ronsard lui dédia son Art poétique et Juste Lipse un recueil d'in- scriptions.


de Riddes, s'était formellement refusé à reconnaître le droit de patronage et de nomination que revendiquait le duc de Savoie. La famille de Riddes avait toujours fait preuve d'un grand dévouement envers ses souverains.

Lorsque les difficultés relatives à la confirmation de l'abbé de Tamié furent aplanies, Charles-Emmanuel voulut lui décerner une récompense très ambitionnée par la noblesse du pays et que les religieux eux-mêmes avaient appris à rechercher : il le nomma son aumônier, son conseiller intime et membre du Sénat de Savoie. Dans sa patente, datée du 1er janvier 1608, le duc s'exprimait ainsi (1) : « Ayant toujours eu en particulier soin, à l'imitation de nos sérénissimes prédécesseurs, de faire élection de personnes sages, doctes et de bonne conscience aux offices de la justice, nous avons bien souvent choisi les ecclésiastiques que nous avons su être accompagnés des susdites qualités et autres vertus requises, à celle fin que nos sujets en reçoivent le bénéfice que nous désirons pour leur bien, repos et communion. Et d'autant que vous, notre très cher, bien-aimé et féal dévot orateur messire François-Nicolas de Riddes, abbé de Tamié, notre aumônier, possédez les parties requises à semblables charges et offices, au moyen de quoi iceux vous peuvent être dignement conférés, joint à ce l'affection que vous et vos frères avez de tout temps témoignée envers nous et notre service, à ces causes etc. »

A partir de l'année 1608, l'abbé de Riddes siégea très assidûment au Sénat ; les registres de cette Compagnie

(1) Voir Document n° 12, § 2.


en font foi. Aux audiences, il portait la robe de palais ou la toge écarlate, par-dessus la tunique blanche et le scapulaire noir des religieux de son ordre. En général, on lui confiait l'examen des procès relatifs aux matières ecclésiastiques et il y apporta toujours un grand esprit de conciliation. A la fin de l'année 1608, il s'engagea à ne rien demander pour son traitement sur les deniers des greffes, tant que les sénateurs ses confrères ne seraient pas payés (1). Depuis 1610, il fit toujours partie de la première chambre, sous la présidence d'Antoine Favre.

En 1629, l'abbé de Riddes avait été délégué par celui de Cîteaux pour la visite de tous les monastères de son ordre dans les provinces de Savoie, Piémont, Dauphiné, et Provence. Des difficultés s'étant élevées pour l'accomplissement de ce mandat, les sénateurs prêtèrent mainforte à leur collègue.

Il était difficile que François-Nicolas de Riddes donnât tous ses soins à l'administration de la justice sans que l'administration de son abbaye en souffrît, pour le temporel et le spirituel. Aussi, dès l'année 1614, s'était-il fait adjoindre comme coadjuteur, avec droit de future succession, son neveu Guillaume de Riddes. Mais le pape Paul V n'avait accordé la bulle portant confirmation du titre de coadjuteur qu'en tenant pour non avenus les mots de nomination et présentation contenus dans la patente ducale. Le 12 août 1645, Guillaume V de Riddes devint abbé de Tamié par la mort de son oncle. Il choisit lui-même pour coadjuteur François-Nicolas de la Forêt de Somont, qui ne siégea que huit ans (1651-59).

(1) Voir Document n° 24, § 2.


A partir de l'année 1659, le duc inaugura un nouveau système envers notre abbaye. Jusqu'alors il s'était contenté de mentionner, chaque fois que l'occasion s'en présentait, son prétendu droit de patronage sur Tamié, sans tenir compte des protestations que cette conduite suggérait au pape. Quand l'abbé François-Nicolas de Somont mourut, il voulut que le Sénat réduisît sous sa main tous les biens du monastère et en dressât un inventaire exact, comme on avait coutume de le faire pour les bénéfices soumis à la nomination royale.

Le 3 octobre 1659, messire Guillaume de Blancheville, premier président, donna ordre à Charles Salteur, conseiller de S. A. R. et membre du Sénat, de se rendre à Tamié, en l'assistance du procureur général Ducrest, pour opérer la « réduction des biens et de l'abbaye. » Les magistrats eurent soin de se rendre tout d'abord dans les différentes granges dépendantes de cette maison religieuse, d'exiger des fermiers le détail du revenu de chaque ferme et d'apposer le sceau du Sénat sur les immeubles renfermant des denrées quelconques (1). Ces opérations durèrent deux jours. Le 6 octobre, Charles Salteur déclara à haute voix sur la place qui s'étend devant l'église de Tamié (2) « qu'il allait être, par lui, procédé à l'inventaire et description des titres, terriers, meubles, or, argent, bétail et chevaux qui seraient trouvés dans ladite abbaye et ses dépendances; qu'il pren-

(1) Ces détails sont tirés du procès-verbal de la réduction de l'abbaye de Tamié en 1659 (Archives du Sénat; armoire n° 6, dossier de Tamié).

(2) Il s'agit ici de l'ancienne abbaye, dont le plan et la situation n'étaient pas les mêmes que ceux du monastère actuel.


drait acte d'état des bâtiments par maîtres maçons et charpentiers; qu'enfin il établirait un économe chargé de rendre compte quand et par qui serait ordonné. » Il fit ensuite comparaître par devant lui les huit religieux prêtres profès dont se composait la communauté, outre les novices et les convers (1). Tous prêtèrent serment, more sacerdotali, qu'ils n'avaient détourné aucun effet appartenant au défunt abbé, d'autant moins que ces effets étaient la propriété légitime du monastère. Alors commença l'inventaire des titres qui existaient tant à l'abbaye qu'à la villa de Plancherine où était mort M. de Somont. C'était là que ce prélat faisait sa résidence pendant la belle saison. Ses goûts ne le portaient point à l'étude de la théologie, mais plutôt à celle du droit, si l'on en juge par la nomenclature des livres qui formaient sa bibliothèque (2). On y voyait figurer entre autres les œuvres de Guy Pape, le Digeste ancien et nouveau, les Decreta Gratiani, le Thesaurus accursanus, plusieurs recueils d'arrêts notables et l'Infortiatum seu Pondecta- rium juris civilis. Quant à l'ameublement, on n'avait pas songé à le renouveler peut-être depuis la construction de la villa ; tous les ouvrages de menuiserie étaient vermoulus et les riches tentures tombaient en loques. La Tour-Gaillarde, autrefois si florissante, n'avait conservé que son nom et ses plantureuses charmilles. Ses murs

(1) Voici les noms de ces religieux : Dom Pierre Gay, prieur; dom François Sautier; dom Etienne Alliod, cellerier; dom Pierre-Antoine Sibille, procureur; dom Pierre Morand; dom Marc Lomel; dom Pierre Cornuty; dom Pierre de Quinierri (2) Inventaire des meubles et livres trouvés à Plancherine et portés à l'abbaye de Tamié; fol. 21, 22 et 23 du procès-verbal.


se lézardaient, les cygnes avaient disparu de ses bassins desséchés; il semblait qu'un souffle de destruction eût passé sur ces beaux lieux.

L'état de l'abbaye n'était guères plus satisfaisant. Le sénateur commissaire voulut connaître le nombre exact des religieux. Dom prieur répondit qu'ils n'étaient que neuf, quoique l'abbaye fût fondée pour en contenir vingt-quatre, et qu'à l'époque de sa réception il s'en trouvât dix-huit. Le long rapport des maîtres maçons et charpentiers sur les bâtiments de Tamié nous en donne la plus triste idée (1). Les toits, partout couverts de paille, étaient à moitié pourris; on les avait construits avec des bois de si mauvaise qualité, qu'il eût été impossible d'y placer des tuiles ou des ardoises. Dans les temps de pluie, le dortoir, la salle capitulaire, les cloîtres, l'église elle-même, se remplissaient d'eau. Murs, planchers, boiseries, portes, fenêtres, il fallait tout refaire, car de simples réparations eussent été insuffisantes. Tel est en résumé le rapport des experts.

Les greniers et les caves n'étaient guère garnis de provisions. Dans les écuries, on trouva seize chevaux, trois paires de bœufs et cinquante-quatre vaches ou génisses. Chaque grange en contenait un nombre proportionné. Le sieur Vincent Carrier, un des fermiers de l'abbaye, accepta les fonctions d'économe, sous la caution de son neveu, et à charge de rendre compte de sa gestion.

La commission des sénateurs était remplie ; ils rentrèrent à Chambéry le 15 octobre.

(1) Procès-rerbal, fol. 11 et suiv.


Tamié avait perdu sa splendeur première; la ruine morale entraînait la ruine matérielle. Il fallait qu'un souffle nouveau vînt animer ces débris, que l'esprit de saint Pierre semblait avoir abandonnés. La déchéance absolue de Tamié paraissait inévitable; mais la Providence veillait sur cet illustre monastère, et l'heure de sa régénération approchait.



CHAPITRE VIII

L'Etroite-Observance. — Bulle d'Alexandre VII pour la réformation de l'ordre de Cîteaux. — L'abbaye de la Trappe; plan de l'abbé de Rancé. — Jean-Antoine de la Forêt de Somont, abbé de Tamié; ses études à Paris et ses premiers succès. — Il publie un livre pour défendre l'autorité de la maiscn-mère de Citeaux. — Il obtient du Parlement de Paris un arrêt contraire à la réforme de Rancé.

Lorsque Jean-Antoine de la Forêt de Somont (1), neveu du défunt prélat, vint occuper à Tamié le siège de son oncle (août 1665), on ne se doutait guères que ce jeune abbé ambitieux et mondain ferait refleurir dans le monastère les vertus de ses fondateurs et qu'il en donnerait le premier l'exemple. Mais avant de faire connaître ce personnage, il importe de jeter un coup d'œil sur l'ordre de Cîteaux dans la seconde moitié du XVIIe siècle.

(1) Après la mort de François-Nicolas de Somont en 1651, Tamié fut pendant six ans privé d'abbé. Guichenon affirme qu'en 1657 un Gerbaix de Sonnaz en faisait les fonctions. Le fait ne nous est pas démontré.

Cependant, nous avons laissé figurer ce personnage dans la liste des abbés de Tamié.


C'était en France, berceau de l'institut, qu'on avait éprouvé le plus de difficultés à faire accepter les plans de réforme proposés par Benoît XII et Jean de la Barrière.

Plus de deux cents abbayes cisterciennes s'obstinaient à les repousser avec une ténacité incroyable. Un abbé de Clairvaux, Denis Largentier, ne désespéra point d'un ordre qui avait jeté un si vif éclat pendant deux siècles et rendu tant de services à l'Eglise. Il commença par se réformer lui-même, et la plupart de ses religieux revinrent par son exemple à la pratique des austérités de saint Bernard. Ce retour aux traditions ramena dans la bonne voie un certain nombre de monastères que Clairvaux comptait dans sa filiation (1). Ils formèrent ce qu'on appela l'Etroite-Observance (1618). Les autres abbayes de l'ordre, et c'était le plus grand nombre, composaient l'Observance commune, c'est-à-dire qu'elles conservèrent les habitudes commodes que le temps avait consacrées.

Quelque sévère que fût l'Etroite-Observance, elle avait mitigé sur bien des points la règle primitive. L'abbé de Clairvaux imposa le silence et abolit l'usage de la viande ; mais les religieux eurent une heure de récréation par jour et leurs aliments maigres furent semblables à ceux dont usaient les séculiers. Il rétablit les jeûnes d'ordre, ainsi que l'office de la nuit ; mais il autorisa une collation du 14 septembre à Pâques et rendit quelques instants au repos après matines. En ce qui concerne le travail des mains, la pauvreté, les vêtements de laine et les couches dures, on revint à l'ancienne discipline. Il

(1) Tous les monastères cisterciens de la Savoie étaient affiliés à Clairvaux ; pas un d'entre eux ne se soumit à l'Etroite-Observance.


n'en fallait pas tant pour provoquer l'opposition des religieux hostiles à la réforme; on vit bientôt s'élever contre l'Etroite-Observance une persécution formidable à laquelle prirent part les premiers supérieurs de l'ordre (1). Le cardinal de la Rochefoucauld, commissaire pontifical, organisa en congrégation indépendante les abbayes qui avaient suivi l'exemple de Clairvaux; en 1642, elles étaient au nombre d'environ quarante. Le Parlement de Paris enregistra les ordonnances du cardinal (1660) ; mais les ennemis de l'Etroite-Observance eurent tant de crédit à Rome, que le pape cassa tous les actes de son commissaire et se réserva à lui-même la réformation de l'ordre de Cîteaux. Le 14 décembre 1665, Alexandre VII signa un bref qui régularisait les mitigations introduites depuis trois siècles. Quoique les statuts de saint Benoît y fussent dénaturés d'un bout à l'autre, il fallut des efforts considérables pour faire accepter cette prétendue réforme dans les monastères où régnait le relâchement.

Au plus fort de la lutte qui s'était engagée entre l'Etroite-Observance et ses ennemis parut l'homme qui devait régénérer l'ordre de Cîteaux; cet illustre personnage a exercé sur l'abbaye de Tamié une influence décisive, et il nous importe d'en retracer à grands traits la physionomie.

Armand-Jean le Bouthillier de Rancé, né à Paris le 9 janvier 1626 d'une famille de magistrats, eut pour parrain le cardinal de Richelieu. Dès son enfance, il séduisit

(1) Voir l'Hist. générale de la réforme de Cîteaux. par dom Gervaise, abbé de la Trappe. Avignon, 1746.


tout son entourage par les charmes de sa physionomie autant que par ses facultés intellectuelles. A douze ans, il était chanoine de Paris et possédait cinq à six bénéfices.

Son ardeur pour l'étude était si grande, qu'il publia vers cette époque une édition grecque d'Anacréon, avec des notes qu'admirèrent les érudits. Quelque temps après il fit paraître un ouvrage aussi bien écrit que profondément pensé, le Traité sur l'excellence et la dignité de l'âme. A seize ans, il prêcha dans l'une des premières églises de la capitale. Au concours pour la licence, il mérita la première place ; Bossuet, son concurrent, n'obtint que la seconde. « De Rancé, dit Châteaubriand (1), se montre au monde entre Richelieu son parrain et Bossuet son ami.

Il fallait que ce prêtre fût grand pour ne pas disparaître entre ses acolytes. »

Rancé se laissa éblouir par ses brillants débuts. Il aima le monde et, possesseur d'un héritage considérable, il se livra à la dissipation de la cour. La carrière ecclésiastique n'était appréciée par ce jeune homme qu'au point de vue des avantages temporels. Son entrée dans les ordres ne fut point le signal d'un changement de vie ; Rancé semblait prendre à tâche d'éloigner de sa personne tout ce qui aurait pu faire reconnaître en lui un ministre des autels. Passionné pour la chasse et les aventures, il succomba peut-être à d'autres séductions.

Le fait est resté douteux, quoique un certain nombre d'écrivains (2) aient vu dans la rude pénitence du réfor-

(1) Vie de Rancé. Milan, 1844.

(2) Le cardinal de Bausset, biographe de Bossuet et de Fénelon, est de ce nombre.


mateur de la Trappe l'expiation des erreurs de sa jeunesse. Cependant les honneurs ne satisfaisaient point Rancé ; plus il avançait dans la vie, plus il se pénétrait du néant des choses humaines. On ignore l'époque précise de sa conversion, mais on sait qu'à partir de 1660 il résigna la plupart de ses bénéfices, vendit une partie de sa fortune, en distribua le produit aux pauvres, et commença à mener une vie vraiment sacerdotale. Quelques prélats de ses amis l'exhortaient à embrasser l'état monastique, mais le froc religieux, selon ses propres paroles, lui répugnait souverainement. Il surmonta ses dégoûts et, des deux bénéfices qui lui restaient, il choisit son abbaye de la Trappe (1) pour y passer le reste de ses jours dans la pénitence. Lorsque Rancé vint en 1662 à la Trappe pour y introduire la réforme, il n'y trouva qu'un petit nombre de moines, ennemis de toute règle et vivant avec des malfaiteurs. Aux premiers mots de discipline, on parle de poignarder l'abbé, de l'empoisonner ou de le jeter dans les étangs. Enfin, les insurgés se soumettent et ils sont éconduits au moyen d'une pension de 400 livres.

Louis XIV accorde à Rancé la faculté de tenir l'abbaye en règle, mais à condition qu'après la mort du titulaire elle retombera en commende. Le réformateur remplace les anciens moines par les religieux de l'abbaye de Perseigne, qui ont embrassé l'étroite-observance. Lui-même

(1) L'abbaye de Notre-Dame de la Maison-Dieu de la Trappe (ordre de Citeaux), située sur la limite du Perche et de la Normandie, a été fondée et dotée en 1122 par Rotrou, comte du Perche, pour l'accom- plissement d'un vœu que ce gentilhomme avait fait au milieu d'un naufrage.


commence son noviciat en juin 1663, fait profession le même mois de l'année suivante et reçoit la bénédiction abbatiale à l'âge de trente-huit ans. De retour dans son monastère, il se soumet aux plus rudes austérités. A ses yeux, l'Etroite-Observance est incomplète, puisqu'elle ne reproduit qu'en partie la règle observée primitivement à Cîteaux. Pour s'en rapprocher davantage, il ajoute à cette réforme des pratiques plus sévères. Ses règlements sont connus sous le nom de Constitutions de l'abbé de Rancé; on s'y conforme aujourd'hui à Tamié et dans quelques maisons de la Trappe en France (1).

Quand cette réforme parut, elle excita do l'étonne- ment; on supposait qu'elle tiendrait à peine quelques mois. L'abbé de Prières, visiteur de l'ordre, disait à Rancé : « Vous aurez beaucoup d'admirateurs, mais peu d'imitateurs. » En effet, pendant plusieurs années, la Trappe demeura sans postulants. Peu à peu les aspirants arrivèrent et cette abbaye compta jusqu'à 80 religieux vers la fin du XVIIe siècle. Plusieurs maisons cisterciennes de l'une et l'autre Observance adoptèrent cette réforme ; les plus célèbres sont celles de Septfons, de Tamié et d'Orval dans le Luxembourg (2).

Nous ne dirons rien des persécutions de tout genre que le plan de l'abbé de la Trappe lui suscita; il s'y était préparé de longue main. Il ne s'étonna pas de rencontrer

(1) Nous avons parlé ci-dessus des deux congrégations distinctes dont se compose aujourd'hui l'institut des Trappistes.

(2) Septfons, au département de l'Allier, fut fondée comme Tamié en 1132. Eustache de Beaufort, abbé de ce monastère en 1654, se lia avec Rancé et adopta sa réforme. L'abbaye de Septfons a été relevée en 1845 par une communauté de Trappistes.


ses plus implacables adversaires parmi les supérieurs des premières maisons de l'ordre. A Rome, on traitait le réformateur comme un homme voisin du schisme : il avait cédé à un accès de furia francese ; sa cause semblait perdue. Cependant le pape accueillit Rancé avec bonté au palais du Quirinal (1), et il commit l'examen de l'Etroite-Observance à une congrégation de cardinaux.

L'abbé général de Cîteaux se montrait animé envers Rancé de sentiments très hostiles. Il entreprit une croisade contre le novateur importun qui songeait évidemment à soumettre l'ordre tout entier au système en vigueur à la Trappe; son confident et son homme, d'action dans cette guerre à outrance était le jeune abbé de Tamié. Il est temps que nous fassions connaître ce religieux, qui occupe une place si importante dans l'histoire de son ordre (2).

Jean-Antoine de la Forêt de Somont, baron de Bonvillars, naquit à Yenne en 1645. Il était l'aîné de deux garçons et de deux filles. L'une de ses sœurs se fit religieuse au monastère du Beton, dont elle devint ensuite l'abbesse; l'autre épousa messire François de Bertrand de la Pérouse, premier président du Sénat de Chambéry et gouverneur de la Savoie. Jean-Antoine abandonna de bonne heure les prérogatives attachées à son droit d'aî-

(1) D'après Chateaubriand, il lui dit ces mots : Adventus vester non solum gratus est nobis, sed expectavimus eum.

(2) La plupart des détails relatifs à M. de Somont et à dom Cornuty sont extraits d'une chronique inédite rédigée par un religieux de Tamié après l'introduction de la réforme dans ce monastère. Nous devons la communication de ce précieux document à S. Em. le cardinal Billiet.


nesse; à l'âge de treize ans il s'engagea dans l'état ecclésiastique. Une inspiration providentielle le conduisit à Tamié et il y prit l'habit de novice en 1659, l'année même où mourut son oncle, supérieur de ce monastère.

Six ans après, en 1665, le jeune religieux obtint le siège de Tamié. Jean-Antoine n'avait que vingt ans, et il est probable que sa nomination s'était faite sans que les religieux eussent été appelés à y prendre part.

Après la mort de son oncle, de Somont était allé achever son noviciat à Cîteaux ; il fit profession entre les mains du général Claude Vaussin de Corsain. Ce prélat lui inspira un vif attachement pour la première maison de l'ordre ; son disciple en soutint toujours les prérogatives avec beaucoup de zèle, mais l'enseignement qu'il y reçut lui fit concevoir de fâcheuses préventions contre la réforme et il ne modifia que très tard les idées de sa jeunesse. De Somont revint à Tamié et prit possession de son siège. Il régla toutes choses pour la conservation du bon ordre pendant son absence et alla continuer ses études à Paris au collége des Bernardins ; son compagnon de voyage était un jeune novice nommé Jean-François Cornuty, dont il était loin de prévoir la destinée.

A Paris, on remarqua bientôt l'abbé de Tamié; l'intégrité de ses mœurs et la vivacité de son esprit le mirent en rapport avec les membres les plus éminents du clergé parisien. Les devoirs de son état ne l'empê- chèrent point de se livrer avec ardeur à l'étude des langues grecque et hébraïque; on peut juger du progrès qu'il fit dans cette science par les notes qu'il a laissées sur les livres de la Genèse et de l'Exode. Au milieu de ses travaux, il n'oubliait pas ses abbayes de Tamié et du


Beton; son procureur, dom Pierre Cornuty, était exact à l'informer de tout ce qui s'y passait et veillait au maintien de la régularité. En 1666, on reçut dans ces deux monastères le bref d'Alexandre VII, et un grand nombre d'abus disparurent dès cette époque. Vers la fin de la même année, après une maladie qui le mit aux portes du tombeau, l'abbé de Somont prit ses grades et fut licencié en théologie. Dès ce moment, il prit connaissance des affaires générales de l'ordre. De grandes dissensions régnaient alors entre les monastères de Cîteaux.

Les quatre premiers abbés de l'ordre, c'est-à-dire ceux de la Ferté, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond, prétendaient ne point dépendre de celui de Cîteaux, leur général ; ils refusaient de reconnaître sa juridiction et de se soumettre à ses ordonnances. Quelque divisés que fussent ces prélats sur leurs intérêts particuliers, ils ne laissaient pas de s'entendre contre l'Etroite-Observance, et plus particulièrement contre la réforme inaugurée par l'abbé de Rancé ; tous leurs efforts, à Rome et à Paris, ne tendaient qu'à détruire cette « innovation ». Jean-Antoine de Somont se prêta de grand cœur à toutes leurs manœuvres. Dans le livre qu'il composa à cette occasion et qui ne nous est point parvenu, il soutenait que les réfor- més introduisaient une espèce de schisme dans l'ordre par des observances impraticables. M. de Rancé n'y était pas épargné et le ridicule était jeté à pleines mains sur les usages qu'il avait introduits à la Trappe.

Quant aux supérieurs des quatre premiers monastères, ils trouvèrent dans l'abbé de Tamié un adversaire aussi habile qu'infatigable et M. de Cîteaux un zélé défenseur.

Jean-Antoine de Somont, devenu procureur général de


son ordre, soutint avec chaleur, à Rome et à Paris, les droits de la maison-mère. Pour les mieux établir, il composa un livre intitulé : Le véritable gouvernement de l'ordre de Cîteaux (1). Cet ouvrage, où brillait une connaissance approfondie du droit et des constitutions de l'institut, mit le sceau à la réputation de son auteur et augmenta encore la confiance que le général avait en lui.

Au milieu de son triomphe, un incident vint troubler l'abbé de Somont : son religieux, dom Cornuty, s'était retiré à la Trappe vers la fin de l'année 1664, et toutes ses démarches pour l'en faire sortir étaient restées inutiles. Il y parvint plus tard, mais ses propres sentiments avaient subi un changement radical, comme on le verra au livre suivant.

En 1669, Jean-Antoine de Somont reçut l'ordre de la prêtrise des mains de l'archevêque de Paris ; il n'obtint la bénédiction abbatiale à Cîteaux qu'en 1671. L'année suivante, il assista au chapitre général où on le nomma vicaire de l'ordre pour la province de Savoie. Ces nouvelles fonctions lui fournirent l'occasion de revoir son monastère et les abbayes cisterciennes qui en dépendaient. Quoique opposé à la réforme, il aimait la régularité et fit tous ses efforts pour que le bref d'Alexandre VII reçût son application complète en Savoie. On s'étonne

(1) In-4° de 476 pages; Paris, 1678. Les exemplaires en sont très rares. — Les démêlés de l'abbé de Cîteaux avec les supérieurs majeurs de l'ordre n'ont pris fin qu'au chapitre de 1738, dans lequel le général Pernot, soutenu de l'autorité du ministre Fleury, eut assez de crédit pour amener ces quatre prélats à se désister de leurs prétentions.


de trouver, dans ses cartes de visite (1), le détail circonstancié qu'il y donne de toutes les observances du cloître.

Tous ses règlements portent le caractère d'une sagesse qu'on ne pouvait s'attendre à trouver chez un jeune homme de vingt-huit ans. Les Cisterciens de Savoie, habitués, pour la plupart, à vivre sans règle, refusèrent tout d'abord de se soumettre aux ordonnances contenues dans le bref ; leur résistance s'appuya sur le refus d'enregistrement que le Sénat opposa à cet acte. Cependant le zèle de l'abbé de Tamié parvint à retrancher les principaux abus, en attendant que la Cour suprême donnât son placet au bref du pape (2).

De Somont profita d'un hiver qu'il passa à Tamié pour mettre complétement ses religieux dans la bonne voie et s'appliquer surtout à leur prêcher d'exemple. Au printemps de 1674, il visita le monastère des Hayes, abbaye de la filiation de Tamié, et partit pour Paris où il obtint le titre de docteur en Sorbonne, aux applaudissements de tous les hommes éclairés qui le suivaient depuis longtemps avec intérêt dans sa carrière militante.

Etienne le Camus, cardinal et évêque de Grenoble, lui donna une grande preuve de déférence ; il lui envoya

(1) On désigne sous ce nom les procès-verbaux faits par les religieux chargés de visiter les monastères pour en constater l'état et indiquer les améliorations à introduire.

(2) Peut-être le supérieur de l'ordre craignait-il que les ordonnances de l'abbé de Tamié fussent sans effet, car nous trouvons aux archives du Sénat une commission de frère Jean Petit, abbé de Cîteaux, en faveur de dom Georges Meillardet, proviseur au séminaire de Dôle, pour visiter les abbayes de Tamié, Hautecombe, Aulps, Chézery, le Beton, Sainte-Catherine et Bonlieu. Cette commission est du 26 octobre 1676. (Répertoire de 1652 à 1657, fol. 279.)


la théologie morale qu'il avait fait composer pour l'instruction de son clergé et le pria de l'examiner. L'abbé de Somont donna son approbation à ce livre en 1676; elle se trouve en tête du premier volume et montre tout l'éloignement qu'inspiraient à ce jeune religieux les maximes relâchées qui avaient prévalu dans la plupart des maisons de l'ordre. Il en donna une nouvelle preuve dans la visite de plusieurs abbayes du royaume, visite qu'il entreprit en qualité de vicaire-général, après avoir obtenu des lettres de naturalisation du roi Louis XIV.

Cette conduite exemplaire faisait supposer que l'abbé de Tamié se montrerait favorable à la réforme ; mais il en était encore bien éloigné. Depuis longtemps M. de Rancé faisait des instances à Rome et à Paris pour maintenir l'Etroite-Observance, augmenter le nombre des maisons qui l'avaient embrassée et les mettre à l'abri des entreprises du général, qui voulait soumettre tout l'ordre au bref d'Alexandre VII. Les abbés réformés obtinrent, du roi, des commissaires qui devaient examiner le différend. C'étaient des membres du Parlement de Paris et du Grand-Conseil. Ils approuvèrent à l'unanimité les articles que leur présentèrent Rancé et ses adhérents ; le roi en avait agréé les conditions, et l'arrêt qui allait les étendre à tout l'ordre de Cîteaux devait être prononcé à la Cour suprême de Paris le 19 avril 1675.

L'abbé de Cîteaux, prévenu de ce qui se passait, ne perdit point de temps. Il s'entendit avec M. de Somont, qui partit pour la Cour dans la matinée du 18 avril.

L'abbé de Tamié était lié avec les membres les plus influents du ministère et en particulier avec le prince de Condé. Il fit ressortir avec énergie les raisons qui


devaient empêcher que le Parlement prononçât l'arrêt qu'on avait préparé. Il démontra que si on adoptait la réforme, les abbés des royaumes étrangers ne s'y soumettraient pas et refuseraient d'assister au chapitre général, ce qui priverait le roi d'un moyen d'influence hors de contestation. Ces raisons touchèrent les conseillers du roi. Ils soumirent l'affaire à un nouvel examen, et au lieu de l'arrêt que Rancé avait provoqué, le Parlement décida que les choses resteraient dans le même état qu'auparavant. L'abbé de Tamié avait obtenu un triomphe complet, et la réforme proprement dite allait se borner désormais à la seule abbaye de la Trappe.



LIVRE II

LA RÉFORME DE LA TRAPPE

(1677-1792)

Veramente siam noi polvere ed ombra; Veramente la voglia è cieca e 'ngorda; Veramente fallace è la speranza.

(PETRARCA, son. 26, in morte di madonna Laura.)



CHAPITRE Ier

Voyage de l'abbé de Somont à la Trappe ; sa conversion et sa liaison intime avec Rancé. — Dom Jean-François Cornuty; sentiments de l'abbé de Rancé à son égard. — L'abbé de Somont et dom Cornuty partent pour Tamié dans le dessein d'y introduire la réforme. —

Comment les moines de cette abbaye accueillent son projet. — La réforme est solennellement établie à Tamié.

Deux ans s'étaient écoulés depuis l'arrêt obtenu contre la réforme par M. de Somont. Sans se laisser abattre par cet échec, Rancé avait mis tous ses soins à faire fleurir dans son monastère la parfaite observance de la règle.

La renommée de la Trappe se répandit peu à peu ; on voulut voir de près ce que l'on publiait des austérités qui s'y mettaient en pratique, et les plus grands personnages de l'époque partirent émerveillés du résultat (1). L'abbé

(1) Saint-Simon dit au chapitre VIII de ses Mémoires : « M. de la Trappe (Rancé) eut pour moi des charmes qui m'attachè- rent à lui, et la sainteté du lieu m'enchanta. Je désirai toujours d'y retourner, et je me satisfis toutes les années, et souvent plusieurs fois et souvent des huitaines de suite ; je ne pouvais me lasser d'un spectacle si grand et si touchant, ni d'admirer tout ce que je remarquais dans celui qui l'avait dressé pour la gloire de Dieu et pour sa propre sanctification et celle de tant d'autres. »


de Somont suivit le torrent; il vint à la Trappe en 1677.

Quels sentiments l'y amenaient? Voulait-il en étudier la règle de près pour la combattre avec plus d'efficacité, ou son voyage n'avait-il d'autre but que de retirer de ce monastère le religieux de Tamié qui s'y était réfugié?

On l'ignore; mais on sait que malgré ses démarches hostiles contre Rancé, il fut reçu à bras ouverts par le réformateur, qui ne fit pas la moindre allusion à ce qui s'était passé. L'abbé de Somont, quelque préventions qu'il eût contre l'Etroite-Observance, ne put s'empêcher d'admirer le silence exact qu'on gardait à la Trappe, la gravité avec laquelle on y chantait l'office divin, la modestie des religieux durant cet exercice, leur application au travail manuel et la sérénité qui brillait sur tous les visages. Sa conscience lui reprocha vivement les peines qu'il s'était données pour empêcher qu'une réforme aussi édifiante ne s'étendît à tous les monastères de Cîteaux. Il rentra un soir dans sa cellule et versa d'abondantes larmes ; la nuit entière se passa dans les sanglots.

Un religieux, son voisin, alla dire au supérieur du monastère que l'abbé de Tamié paraissait en proie au plus violent chagrin. « L'esprit de Dieu souffle où il lui plaît, repartit M. de Rancé : prions-le qu'il fasse de cet abbé un vase d'élection. » Quelques instants après, de Somont vint se jeter en pleurant aux pieds du réformateur et lui dévoila l'état de son âme; il protesta de la résolution où il était de réparer le mal autant qu'il le pourrait en introduisant l'EtroiteObservance dans son abbaye de Tamié. Rancé ne fit entendre à son confrère que des paroles de consolation et d'espérance ; dans les dispositions où il le voyait, des


reproches eussent été inutiles. De Somont se montra disposé à mettre sur le champ tout en œuvre pour établir la réforme dans sa maison, mais il demandait que son religieux lui fût rendu. « Soyez persuadé, dit M. de Rancé, que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour seconder votre résolution. Non-seulement dom Cornuty, mais ma communauté tout entière est à votre service. » Il est temps que l'on fasse connaître le religieux qui semblait indispensable à l'abbé de Somont pour l'accomplissement de ses projets.

Jean-François Cornuty était né en 1641, à Chevron, entre Conflans et Tamié, d'une famille originaire de Scionzier (Faucigny). Il suivit les cours des Jésuites de Chambéry et y fit paraître des talents si variés que ces Pères cherchèrent à l'engager dans leur compagnie. Pendant les vacances de 1660, Cornuty alla voir au monastère de Tamié un de ses frères aînés, dom Pierre, qui depuis longtemps y avait pris l'habit religieux. La vie cénobitique lui parut pleine d'attraits et on l'admit la même année au nombre des novices. Lorsque M. de Somont partit pour Paris, afin d'achever ses études au collége des Bernardins, il prit pour compagnon le jeune Cornuty; la gravité des mœurs de ce religieux et la régularité de toutes ses actions firent penser qu'il exercerait une salutaire influence sur son abbé, qui était moins âgé que lui.

Il y avait alors au collége des Bernardins de Paris un singulier mélange de religieux des deux Observances.

Cornuty, qui n'avait point adopté la réforme, s'étonnait que, tous les moines de l'ordre de Cîteaux faisant profession de suivre la règle de saint Benoît, il s'en trouvât


qui se dispensaient des pratiques les plus essentielles de cette règle, tandis que d'autres s'y conformaient strictement. Cette différence lui inspirait de sérieuses réflexions et il en faisait part à son abbé qui, prévenu contre la réforme, riait de ses scrupules et le mettait en garde contre les innovations de « quelques esprits exagérés ». Cornuty ne se laissait point toucher par ces remontrances. Toutefois, il resta trois ans au collége des Bernardins, manifestant, chaque fois que l'occasion s'en présentait, son inclination pour la vie régulière. L'abbaye de la Trappe était alors en grande réputation; Cornuty résolut de s'y présenter. Mais comment faire un voyage de trente lieues en pays inconnu, sans argent et sans ressources d'aucune espèce?

Sur ces entrefaites, M. de Somont eut à subir les atteintes de la petite vérole et faillit succomber à cette épidémie, qui exerçait en France les plus terribles ravages. Cornuty, qui montra toute sa vie un talent particulier pour soigner les malades, se dévoua au service de son abbé tant que dura le danger. Quand il le vit convalescent, il songea à mettre son projet à exécution.

Une matinée du mois de décembre 1665, dès que les portes du collége furent ouvertes, le jeune religieux prit la route de Normandie, n'ayant pour toutes provisions qu'un morceau de pain et son bréviaire pour équipage.

Le voyage fut long et pénible. Cornuty redoutait la vengeance de l'abbé, qui s'était indigné de ce brusque départ et avait mis des gens à sa poursuite ; la crainte d'être ramené au collége des Bernardins faisait doubler le pas au moine fugitif. Il vécut de charité le long du chemin, évitant les maisons religieuses, de crainte d'être reconnu


et arrêté. Quand la faim le pressait et qu'il fallait trouver un gîte pour la nuit, Cornuty frappait à la porte de quelque chaumière ; il ne disait que ces simples mots : « Je vais à la Trappe », et on lui accordait l'hospitalité. Enfin il toucha aux portes du monastère et fit dès ce moment le vœu d'y vivre et d'y mourir. Le jeune postulant était alors dans sa vingt-cinquième année. Il était bien fait de sa personne, avait le teint coloré, la voix forte et mélodieuse. Dès la première entrevue, on se sentait entraîné vers lui par un attrait particulier. Il fut reçu à la Trappe avec des marques particulières de bonté par le père prieur. M. de Rancé était alors à Rome pour les affaires de la réforme ; Cornuty lui écrivit et le supplia de le recevoir au nombre de ses religieux. La réponse de l'illustre abbé est pleine du saint zèle qui l'animait : on y trouve un abrégé des dispositions requises pour la vie religieuse.

Nous l'avons jointe aux pièces justificatives (1).

Dès ce moment, une liaison intime s'établit entre le réformateur de la Trappe et son nouveau disciple. Rancé mit tous ses soins à le former et ne lui épargna pas les humiliations pour éprouver sa vertu.

Il est d'usage dans tous les monastères où l'on suit la règle de saint Benoît de tenir le chapitre plusieurs fois par semaine. La communauté se réunit sous la présidence de l'abbé, et là, chaque religieux s'accuse à haute voix des fautes extérieures qu'il a commises contre la règle. Le supérieur impose des pénitences ou donne de simples avis, suivant le degré des infractions commises. Un jour, le frère Cornuty s'était proclamé pour quelques légers

(1) Voir Document n° 26, § 3.


manquements. Rancé lui infligea un blâme sévère et lui ordonna de se donner la discipline au milieu du chapitre ; il fut obéi à l'instant. L'abbé continua sa réprimande et dit au jeune religieux qu'il méritait qu'on le chassât de la maison et qu'il était indigne de vivre dans une aussi sainte compagnie ; il termina en l'expulsant du chapitre.

Cornuty se rendit à l'église pour demander pardon à Dieu des fautes qu'on lui reprochait. Quand il eut quitté l'assemblée, Rancé fit le plus brillant éloge des vertus de ce moine, qu'il considérait comme un « présent du ciel » pour l'abbaye de la Trappe. La conduite du réformateur à l'égard de frère Cornuty peut paraître singulière, mais elle est tout à fait conforme aux traditions de l'ordre de Cîteaux et la vie de saint Bernard nous en offre plus d'un exemple.

Lorsque Cornuty eut fini son temps d'épreuve, M. de Rancé l'admit à la profession religieuse, avec vœu de stabilité dans l'abbaye de Tamié, pour le cas où M. de Somont adopterait la réforme, ce qui paraissait peu probable. Et comme le climat de la Trappe semblait nuisible au tempérament délicat du nouveau religieux, Rancé l'envoya à Foulcarmont, abbaye réformée du diocèse de Rouen ; dom Cornuty y reçut l'ordre de la prêtrise en 1672. Il exerçait en 1677 dans ce monastère l'emploi difficile de maître des novices, lorsqu'il apprit l'heureux changement qui s'était opéré dans l'esprit de M. de Somont à l'égard de la réforme. L'abbé de Rancé lui en donna le premier la nouvelle en l'exhortant à secourir son supérieur naturel « dans une résolution si sainte et si religieuse (1) ».

(1) Voir Document n° 26, § 1er.


Aussitôt que M. de Somont eut pris avec l'abbé de la Trappe les arrangements convenables à son dessein, il retourna à Paris d'où il donna les ordres sévères pour que rien dans la suite ne vînt en arrêter le succès. Il écrivit tout d'abord à dom Pierre Cornuty, son procureur, pour qu'il fit démolir de fond en comble la chapelle et les principaux appartements de la villa des abbés de Tamié à Plancherine. De l'ancienne Tour-Gaillarde, qui avait été pendant de longues années un sujet de scandale pour les habitants du pays, il ne resta plus, au bout de quelques jours, qu'un chétif bâtiment nécessaire à l'habitation du fermier et de sa famille. Ce premier acte d'énergie donna lieu dans la contrée à des commentaires de toute espèce. Aux yeux de quelques gens, l'abbé de Tamié était un fou, et l'on ne comprenait pas comment le premier officier du monastère avait donné les mains à des ordres qui ne pouvaient émaner que d'un cerveau dérangé. D'autres, plus réservés, faisaient entendre que cet acte n'était que le prélude d'une réforme radicale ; on vit bientôt qu'ils étaient dans le vrai.

Don Jean-François Cornuty, qui s'était rendu à la Trappe pour recevoir la bénédiction de M. de Rancé et prendre ses avis, ne tarda pas à rejoindre M. de Somont dans la capitale. Leur joie fut grande de se retrouver après douze ans de séparation et au milieu des circonstances qui avaient amené leur rapprochement. Ils apprirent à Paris l'effet produit dans tous les monastères de l'ordre par l'évolution inattendue de M. de Somont vers la réforme. Quelques abbés de la commune Observance, connaissant l'ancienne ardeur de ce prélat pour leur parti, qualifièrent sa conduite de lâche défection. Celui


de Cîteaux fit tous ses efforts pour lui faire changer de sentiment ; ses manœuvres n'eurent aucun succès et cette courageuse résistance augmenta l'estime que le général avait depuis longtemps conçue pour l'abbé de Tamié.

Les religieux que M. de Rancé avait fait espérer à ce dernier pour l'aider à introduire la réforme dans sa maison partirent de la Trappe le 14 octobre 1677 et vinrent à Paris trouver MM. 'de Somont et Cornuty (1). Ils étaient porteurs d'une lettre où Rancé exhortait les nouveaux cénobites et leur donnait de l'assurance pour l'accomplissement de leur dessein. « Je prie Dieu, leur disait-il, qu'il bénisse tout ce que vous allez entreprendre pour sa gloire. Si vous connaissiez bien, tous tant que vous êtes, ce que vous pouvez faire dans le fond de ces montagnes pour son service et pour l'édification de son Eglise, dans un temps et dans un pays d'une désolation presque infinie, vous entreriez dans Tamié avec les mêmes sentiments qu'avaient nos premiers Pères quand ils entrèrent dans le désert de-Cîteaux. Je vous proteste que, si j'avais eu assez de santé, j'aurais quitté notre monastère,

(1) Voici les noms de ces moines : Dom Alain Morony et dom Anselme Gillet, prêtres profès; frère Antoine Noël, religieux de chœur.

Le frère Antoine avait longtemps servi M. de Rancé dans le monde en qualité de valet de chambre et embrassa comme lui la vie monastique.

Comme ce religieux était très intelligent et très versé dans le maniement des affaires, Rancé pensa qu'il serait utile à la communauté de Tamié pour son organisation. En effet, le frère Antoine s'employa avec le plus grand succès aux constructions du nouveau monastère et accomplit à lui seul d'importants travaux de défrichement. M. de Somont voulut le faire ordonner prêtre, mais l'humble religieux voulut garder son état de convers jusqu'à sa mort, qui arriva en 1695.

Dom Alain et dom Anselme quittèrent Tamié et retournèrent à la Trappe après l'établissement complet de la nouvelle communauté.


au moins pendant quelques mois, pour avoir la consolation d'être du nombre de ceux qui auront l'avantage de commencer une telle œuvre (1). »

La pieuse colonie se mit en route pour Tamié; dom Pierre Cornuty, procureur, qui avait été prévenu de son arrivée, la reçut avec empressement. Le 21 novembre 1677, jour de la Présentation de la Vierge-Marie, on fit l'inauguration solennelle de la réforme dans l'abbaye, après environ deux siècles de relâchement. A minuit, suivant les prescriptions de saint Benoît, les religieux se levèrent pour chanter matines, et un joyeux carillon annonça aux habitants des campagnes environnantes le retour de la régularité dans l'illustre monastère d'où elle était depuis si longtemps bannie.

Ainsi qu'on l'avait prévu, la plupart des anciens religieux firent aux nouveaux venus la plus vive opposition.

Ils protestèrent de ne se soumettre jamais à un autre régime qu'à celui que trace le bref d'Alexandre VII; comme ils formaient la majorité, dom Cornuty et ses confrères essuyèrent de leur part des contradictions de toute espèce. M. de Somont, retenu jusqu'alors en France pour les affaires de l'ordre, arriva à Tamié au mois de décembre; sa présence calma les esprits. On avait déjà déclaré de sa part à la communauté qu'il n'entendait gêner personne, que les religieux qui ne voudraient pas embrasser la réforme étaient libres de se retirer dans d'autres maisons. Il envoya dans différentes abbayes de France et de Savoie les moines attachés à la commune Observance; c'était le plus grand nombre. Des anciens

(1) Voir Document n° 26, § 2.


religieux on ne conserva que dom Pierre Cornuty, dom Alliod, pour qui M. de Somont eut beaucoup d'égards à cause de son grand âge, et trois novices. L'un d'eux, nommé Joseph Martin, était originaire de Maurienne. On cite de lui un fait caractéristique. Il craignait que sa vue basse ne fût un obstacle à sa réception ; mais comme sa mémoire était prodigieuse, il étudiait les morceaux qui devaient être lus au réfectoire et les récitait sans broncher, ne regardant le livre qu'aux alinéas.

C'est ainsi que la réforme de la Trappe s'établit à Tamié, malgré les contradictions qui l'accueillirent à son début.

La nouvelle communauté adopta les réglements de M. de Rancé dans toute leur étendue, sauf qu'elle s'accorda l'usage du beurre et des œufs, et qu'elle fixa pour chaque jour une courte récréation. Ces adoucissements disparurent sous les abbés qui succédèrent à MM. de Somont et Cornuty.

L'abbaye de Tamié peut être considérée comme la première fille de la Trappe et la seconde maison de l'ordre. C'était l'avis de M. de Rancé, qui écrivait le 8 * octobre 1683 à dom Cornuty : « Je vous avoue que je regarde Tamié comme la Trappe et que je vois ce que vous faites en ce pays-là comme si vous le faisiez ici (1). » On comprend tout l'intérêt que portent les religieux Trappistes au monastère savoisien, et qu'ils y soient rentrés en 1861 comme dans un héritage de famille, au prix des plus lourds sacrifices.

(1) Voir Document n° 26, § 9.


CHAPITRE II

La communauté réformée. — Reconstruction de l'abbaye. — Difficultés qu'éprouve l'abbé de Somont dans la visite des monastères de Cî- teaux en Savoie. — Conduite de l'abbé de Tamié pendant l'invasion de la Savoie par les troupes de Louis XIV. — Il est calomnié à la cour de Turin. — Fin des constructions du nouveau monastère. —

Mort de l'abbé de Somont.

Le personnel de l'abbaye étant presque en entier renouvelé, rien ne s'opposa plus à ce qu'on y suivît les prescriptions de la règle. L'esprit de mortification qui animait les religieux les porta à observer le carême de 1678 de la même manière qu'on en usait alors à la Trappe, c'est-à-dire qu'ils ne faisaient qu'un repas après les vêpres, vers quatre heures du soir. Ce jeûne rigoureux, joint au travail des mains et aux exercices du chœur, dans la plus rude saison de l'année, fit naître parmi les moines de Tamié des infirmités assez graves. Le cardinal Le Camus, évêque de Grenoble, ayant voulu suivre pendant quelques jours le régime de la communauté, fut d'avis qu'on devait le tempérer un peu et M. de Somont y introduisit le léger adoucissement dont on a parlé plus haut.


Dans la contrée, on parut dès l'abord plus étonné qu'édifié du genre de vie que menaient les religieux. Les postulants se firent longtemps attendre ; ils arrivèrent cependant, et en si grand nombre, que les bâtiments de l'abbaye devinrent trop étroits pour les contenir. La plupart des anciennes constructions tombaient en ruine, car on n'y avait fait que des réparations insignifiantes depuis la « réduction » opérée en 1659 par les sénateurs.

La communauté était très mal logée ; elle subissait nuit et jour les intempéries de l'air pour se rendre à l'office divin, et la voûte de l'église était effondrée sur plusieurs points. L'abbé de Somont, dom Cornuty et son frère formèrent le projet de bâtir une nouvelle abbaye. Mais comment y arriver avec les plus modiques ressources ?

La maison n'était guère pourvue en provisions et le procureur n'avait en caisse qu'une somme de soixante louis.

D'ailleurs, on vivait « dans un pays et dans un temps d'une désolation presque infinie », ainsi que M. de Rancé le marquait dans ses lettres. Ces obstacles n'arrêtèrent point les intrépides réformateurs qui avaient reconstruit avec tant de peines l'édifice moral de l'abbaye. Pleins de confiance en Dieu, ils se mirent à l'œuvre avec ardeur.

C'était un spectacle nouveau que de voir ces religieux extraire ou tailler des blocs de pierre, passer du sable, creuser les fondations, servir les maçons comme de simples manœuvres, puis interrompre leurs silencieux travaux pour chanter les louanges de Dieu. M. de Somont, ce gentilhomme dont l'esprit avait brillé d'un si vif éclat en France et en Italie, s'appliquait comme les autres moines aux plus pénibles exercices ; pendant les heures de repos, il rappelait à ses confrères qu'un religieux selon


l'esprit de saint Benoît ne mérite ce nom que lorsqu'il vit du travail de ses mains (1).

Au milieu de ces importantes occupations, l'abbé de Tamié n'oubliait pas qu'il était vicaire général. En 1682, il entreprit la visite des maisons cisterciennes de la province. Son attachement aux principes de la réforme avait suscité contre lui bien des préventions ; il s'efforça de les faire disparaître en conformant ses ordonnances au bref d'Alexandre VII. Dans la plupart des monastères de l'ordre en Savoie, on considérait M. de Somont comme un homme outré dans ses convictions et plein d'ardeur pour les imposer à autrui ; on alla même, dans quelques abbayes, jusqu'à appeler de ses cartes de visite aux supérieurs majeurs. L'abbesse du Beton, sa sœur, paraissait animée à son égard de sentiments très malveillants.

On lui avait fait entendre que M. de Somont traitait ses religieux à Tamié comme un troupeau de nègres; qu'il était pour eux d'une sévérité impitoyable et qu'il manquait de charité envers tout le monde. Cette religieuse ayant fait un voyage pour les intérêts de sa maison, passa par Tamié à son retour et y séjourna quelque temps. Elle admira la régularité parfaite de ce monastère, la paix qui régnait entre les moines et les louanges qu'ils prodiguaient à leur supérieur pour sa conduite pleine de charité. Elle fit dès lors tout son possible afin de réparer le temps perdu en ramenant sa communauté à un genre de vie vraiment religieux.

Au chapitre général de 1683, M. de Somont occupa la place de premier définiteur, qu'il avait déjà remplie

(1) Tunc vere monachi sunt, si labore manuum suarum vivunt.


onze ans auparavant. Les abbés de la commune Observance mirent tout en œuvre pour réduire l'ordre entier à se soumettre au bref d'Alexandre VII. Mais M. de Somont déjoua leurs manœuvres et sa fermeté lui attira de telles sympathies que la grande majorité de l'assem- blée le nomma procureur général à Rome et visiteur des abbayes de l'ordre pour toute l'Italie. Cette nouvelle dignité le força de résider pendant sept ans dans la capitale du monde chrétien ; il n'en sortit qu'à de rares intervalles pour aller prendre quelque repos à Tamié et se rendre aux chapitres généraux. Innocent XI songea sérieusement à le faire cardinal; mais d'anciens démêlés existaient alors entre la cour de Rome et celle de Versailles : quelques visites que M. de Somont rendit aux ambassadeurs français, ses anciens amis, et les liaisons qu'il avait avec eux portèrent ombrage aux cardinaux et paralysèrent les bonnes dispositions du pape.

L'abbé de Tamié resta tout entier à ses fonctions de visiteur; il parcourut en cette qualité les diverses provinces de l'Italie, appliquant à tous les monastères de Cîteaux les dispositions du bref d'Alexandre VII. Une seule de ces abbayes, celle de Buonsolazzo en Toscane, reçut la réforme de la Trappe ; un de ses prieurs, Arsène de Jouglas, devint abbé de Tamié (1).

(1) Côme III, grand duc de Toscane, admirait l'abbé de Rancé. La mort de cet illustre religieux rendit plus vif dans le cœur du prince le désir qu'il avait eu autrefois de posséder près de Florence un monastère de Cisterciens. — Il destina aux moines de la Trappe l'abbaye de Buonsolazzo, autrefois occupée par des Bernardins, à peu de distance de la capitale. A cette époque vivait à la Trappe un religieux nommé dom Malachie Garnerin, né à Chambéry, et ancien profès de l'ordre des Antonins. Un de ses ancêtres avait été avocat des pauvres


A son retour dans sa communauté, M. de Somont se félicita de l'ordre parfait qu'y faisait régner dom JeanFrançois Cornuty. Les constructions de la nouvelle abbaye étaient fort avancées, mais les événements politiques vinrent jeter du retard dans les travaux. La guerre éclata en 1690 entre le roi Louis XIV et le duc de Savoie; l'armée française entra dans notre province au mois de septembre. Le faubourg de Bœuf à Annecy avait été pillé, et la ville même était menacée de subir un traitement semblable si elle n'eût ouvert ses portes à la première réquisition. Pour prévenir de plus grands malheurs, M. de Somont vint au devant des généraux, parmi lesquels il comptait quelques amis; il les gagna si bien que le commandant en chef de l'armée fit défense de commettre aucun acte d'hostilité dans les lieux que protégeait l'abbé de Tamié ou qui appartenaient à son monastère. Sur toute la route d'Annecy à Aiguebelle, les propriétés échappèrent au pillage grâce à ces mots ma- giques : « C'est à l'abbé de Tamié ». — « Il a le bras bien long, ce monsieur-là », disaient les soldats impatientés.

Pour témoigner aux généraux et aux principaux officiers toute sa reconnaissance, M. de Somont les reçut à l'ab-

au Sénat de Savoie. Rancé, qui appréciait beaucoup dom Garnerin, voulait le faire nommer abbé de la Trappe après le décès de dom François-Armand; mais le P. La Chaise répondit que le roi n'avait pas coutume de conférer à des étrangers les abbayes de son royaume.

Jacques de Lacour, qui occupait en 1705 le siége de Rancé, choisit dom Garnerin pour fonder la colonie de Toscane; l'humble religieux dut accepter. Son voyage et celui de ses compagnons à travers la France fut un véritable triomphe; à Livourne, il eut une réception royale. Il mourut en 1709, et peut être considéré comme le véritable fondateur de la Trappe d'Italie.

(Voir la Vita di dom. Malachia Garnerin, abbate de' monaci cistercensi della Stretta-Osservanza, della Badia di Buonsolazzo, scritta da Mala- chia d'Inguimbert. 1724.) 10


baye et fit distribuer une quantité de bois considérable à l'armée qui campait dans la vallée. Chefs et soldats se retirèrent enchantés de l'hospitalité des moines. Les habitants du pays échappèrent au pillage ; c'était là le principal souci de M. de Somont. A Turin, on interpréta sa conduite dans un sens très défavorable; quelques courtisans mal informés déclarèrent au duc que l'abbé de Tamié était d'intelligence avec ses ennemis; on alla même jusqu'à laisser entendre qu'il avait contribué à les introduire en Savoie. Ces rapports firent concevoir au prince les plus fâcheuses impressions, et la disgrâce de M. de Somont date de cette époque. Rien ne lui était plus facile que de se justifier, car les témoins de ses actes eussent attesté sa droiture; il aima mieux souffrir en silence, et ce ne fut qu'après sa mort que la vérité se fit jour.

A cette épreuve se joignirent bientôt de cruelles infirmités ; l'abbé de Tamié eut une violente attaque de goutte. Pendant plusieurs mois il perdit l'usage des mains et des jambes. Au milieu de ses souffrances, il conserva toujours une sérénité d'âme qui faisait l'admi- ration de ses confrères. Quand les douleurs commencèrent à se calmer, il se faisait transporter plusieurs fois par jour aux archives pour en classer les divers titres; il rédigea le catalogue, et les parties de ce document qui nous restent encore peuvent faire juger des pertes qu'a faites la science historique lorsque les papiers du monastère ont été brûlés ou dispersés en 1793.

M. de Somont était à peine remis que les affaires de l'ordre le rappelèrent en France. Nicolas Larcher venait de succéder (1692) à Jean Petit dans le gouvernement de Citeaux. Il ne montra pas moins d'estime que


son prédécesseur pour l'abbé de Tamié ; afin d'en donner des preuves, il lui envoya son carrosse au Pontde-Beauvoisin et vint lui-même à sa rencontre jusqu'à Lyon. M. de Somont déploya beaucoup de zèle pour soutenir la maison-mère contre les prétentions des quatre premiers abbés, mais il n'oublia pas pour autant les intérêts de l'ordre. C'est ce que M. de Rancé constatait dans une lettre adressée à dom Cornuty, où il lui écrivait : « Je ne puis vous dire à quel point je suis content des intentions que Dieu a données à M. l'abbé de Tamié, pour le bien et la conservation de notre observance ; il n'est rien de possible qu'il n'ait fait pour elle dans le chapitre général. »

Malgré les malheurs de la guerre, qui avait régné six ans entre la France et la Savoie, les religieux de Tamié mirent une telle activité à poursuivre les constructions nouvelles, que les lieux réguliers et l'église furent achevés en 1698. On grava l'inscription suivante sur le globe placé au sommet du clocher et que surmontait la croix :

ANNO DOMINI 1698, DIE 4° SEPTEMBRIS, SUB INNOCENTIO XI SUMMO PONTIFICE, VICTORE AMEDEO DUCE, FRANCISCO-AMEDEO MILLIET ARCHIEPISCOPO, JOANNE-ANTONIO DE LA FOREST DE SOMONT ABBATE , HOC JESU CHRISTI TRIUMPHALE VEX1LLUM SACRÆ ÆDIS OBELISCO, CÆLO TANDEM FAVENTE, SUPERPOSITO, CONSTRUCTUM FUIT POST MAXIMOS LABORES SUPERATOS MAXIMASQUE TUM HOMINUM CONTRADICTIONES TUM TEMPORUM PERPESSAS CALAMITATES (1).

(1) « L'an 1698, le 4 septembre, sous Innocent XI pape, Victor-Amédėe duc, François-Amédée Milliet archevêque, Jean-Antoine de la Forêt de Somont abbé, cet étendard triomphal de Jésus-Christ fut construit et


Les infirmités continuelles de M. de Somont ne l'em- pêchaient pas d'assister régulièrement aux chapitres généraux; mais il avait dû subdéléguer les fonctions de vicaire de l'ordre en Savoie. Au printemps de 1701, malgré sa faiblesse, il ne laissa pas d'entreprendre la visite des maisons qui en dépendaient. Un accès de fièvre le saisit à son départ du monastère des Hayes en Dauphiné. L'infatigable abbé comprit que la fin de sa carrière approchait et il s'achemina à petites journées vers l'abbaye; la gravité de son état ne lui permit pas de monter jusqu'à Tamié; il dut s'arrêter au grand cellier de Tournon. Dom Jean-François Cornuty descendit en toute hâte et ne le quitta plus. La plupart des religieux vinrent voir leur abbé; M. de Somont s'apercevant de la tristesse dont ils étaient pénétrés, les consolait lui-même et les encourageait à la persévérance. Il conjurait dom Cornuty de ne point retourner à la Trappe mais de rester à Tamié pour y consolider la réforme. Malgré les ardeurs de la fièvre, il conserva jusqu'à la fin une sérénité parfaite et bénit avec les plus vifs sentiments de charité la communauté réunie autour de lui. Le 12 décembre 1701, l'abbé de Somont rendit le dernier soupir, dans la cinquante-sixième année de son âge. On l'enterra dans la nouvelle église, sous la salle du chapitre.

Telle fut la fin de ce religieux qu'on peut appeler le fondateur de Tamié, après saint Pierre de Tarentaise.

Aussi zélé pour la réforme de son ordre qu'il l'avait été auparavant pour la commune Observance, sévère pour

placé, grâce à la faveur du Ciel, sur le clocher de l'église, après des travaux sans nombre et des contradictions suscitées par le malheur des temps et le mauvais vouloir des hommes. »


lui-même et plein d'une ardente charité envers ses confrères, il mérite d'être placé dans l'histoire immédiatement après les grands instituteurs de la vie monastique. La Savoie a droit de revendiquer en lui la grandeur du caractère, la vivacité de l'esprit et l'étendue des connaissances, et c'est justice que de déchirer le voile épais qui recouvre d'aussi nobles figures.

On raconte que le cardinal Le Camus, étant venu à Tamié peu de temps après la mort de l'abbé de Somont, se fit conduire à son tombeau et y pria quelque temps; puis il dit aux religieux qui l'accompagnaient : « Vous avez enterré, là un grand homme et une immense bibliothèque ». Ajoutons, pour compléter l'éloge, que M. de Somont sut être un parfait religieux, après avoir vécu pendant de longues années de la vie mondaine des moines relâchés.



CHAPITRE III

Saisie des biens de Tamié après le décès de M. de Somont; le sénateur Favier et l'avocat-général de Ville. — Remontrances du prieur.

— Archives de l'abbaye. — Personnel de Tamié en 1701 ; état du monastère et de ses biens. — L'aumône générale de Noël. — Mission du sénateur Dichat; dom Garnerin et dom Cornuty sont présentés par lui aux religieux. — Difficultés faites par dom Cornuty pour accepter la dignité abbatiale. — Lettre du sénateur Bertrand de la Pérouse. — Dom Cornuty est établi vicaire-général de l'ordre de Citeaux en Savoie; son rapport au Sénat. — Sa lettre aux auditeurs de Rote en 1706. — Douloureuse maladie et mort de dom Cornuty.

— Sentiments de l'abbé d eFoulcarmont sur ce prélat.

Rancé, le réformateur de l'ordre de Cîteaux, était mort à la Trappe le 27 octobre 1700, un peu plus d'une année avant M. de Somont. Dom Cornuty perdit à la fois ses deux amis et ses deux guides ; il n'en devint que plus exact à suivre leurs traditions et à parfaire l'œuvre qu'ils avaient si bien commencée.

Trois jours après la mort de l'abbé de Tamié, le procureur général requit la saisie des biens de ce monastère ;


le sénateur Favier, chargé d'y procéder (1), arriva lé 17, décembre au grand cellier de Tournon, accompagné de l'avocat-général de Ville et de Me Pointet, secrétaire civil.

Il y trouvèrent dom Pierre Cornuty, procureur, qui y demeurait une partie de l'année pour être mieux à même de veiller aux intérêts matériels de l'abbaye. Quand les sénateurs eurent fait connaître au religieux les motifs de leur commission, celui-ci leur répondit « qu'il aurait toute la déférence possible aux ordres du Sénat et une soumission, aveugle pour les. volontés de S. A. R., mais qu'il n'était pas nécessaire de procéder au cachètement ou à l'inventaire des effets et titres qui se pouvaient trouver dans la maison de Tournon ou dans celle de Tamié ; que le feu seigneur abbé étant religieux, il ne

(1) Voici la formule des réquisitions et de la commission qui en est la suite : « A Nos Seigneurs, « Remontre le procureur général « Que révérend messire de la Forêt de Somont, abbé de Tamié, se trouve décédé; et comme ladite abbaye était de fondation et nomination royale, le remontrant a intérêt pour la conservation des titres et effets d'icelle de requérir, ainsi qu'il fait, « Qu'il vous plaise députer tel des seigneurs dé céans qu'il vous plaira pour mettre sous les sceaux de S. A. R. les susdits titres et effets, et procéder ainsi qu'il est d'usage en pareilles occasions, avec l'assistance du remontrant.

Et sur ce, plaise pourvoir.

« Signé : DE VILLE.

« Est commis le seigneur conseiller et sénateur Favier, pour procéder suivant les fins de la remontrance et en l'assistance du remontrant.

« Fait à Chambéry, au Sénat, le 15 décembre 1701.

« Signé : D'ALEX. POINTET. »

(Archives du Sénat : Dossier de Tamié ; procès-verbal de 1701.)


possédait rien en propre ; que dans la maison de Tournon il n'y avait que les meubles nécessaires à son usage et que, quant aux titres, on n'en trouverait aucun de considérable, excepté un livre de reconnaissances ».

Malgré cette remontrance, on apposa immédiatement les scellés sur les portes de la chambre où étaient renfermés les titres. Le soir du même jour, quand les magistrats arrivèrent à Tamié, dom Jean-François Cornuty leur adressa une remontrance pareille à celle qu'ils avaient reçue à Tournon. Il leur dit que l'abbaye n'était point en commende; que ses supérieurs, faisant profession régu- lière, ne pouvaient rien posséder; que la communauté les avait toujours librement élus; que du reste, pour témoigner leur obéissance aux ordres du souverain, les religieux consentaient à ce qu'on en usât à la manière accoutumée.

La mission des sénateurs consistait principalement à s'assurer par eux-mêmes de l'état matériel de l'abbaye et de reconnaître l'usage que l'on faisait de ses revenus.

Or, ils avaient devant les yeux un édifice magnifique qui venait d'être terminé ; partout régnaient le bon ordre, la propreté ; on voyait qu'une réforme sévère mais intelligente avait relevé les tristes ruines que décrivaient les commissaires ducaux en 1659. MM. Favier et de Ville, « jugeant que l'excellent état où se trouvait la maison procédait d'un bon gouvernement et d'une grande économie », consentirent à laisser aux religieux la jouissance de leurs revenus, pourvu qu'ils donnassent caution suffisante et fissent exhibition de tous les titres de leurs archives.

Le 18 décembre, « après avoir ouï la sainte messe »,


les commissaires pénétrèrent dans le local où on avait classé les archives de la maison. C'était une pièce voûtée et garnie d'étagères sur lesquelles se trouvaient rangées des caisses contenant une quantité considérable de titres avec l'indication extérieure des numéros donnés à chacun de ces documents. Comme nous l'avons dit plus haut, cet ordre parfait était dû aux soins pris par M. de Somont, pendant sa longue maladie, pour le classement général et l'inventaire des nombreuses pièces relatives à Tamié.

Le procès-verbal des sénateurs nous donne la note du personnel de Tamié en 1701. Il comprenait : neuf religieux prêtres, deux novices, trois frères convers, trois oblats et vingt-six domestiques (1). M. Favier voulut savoir pourquoi la maison entretenait un si grand nombre de serviteurs qui devaient lui être à charge et consommer une très grande partie de ses revenus. On lui répondit que tous ces gens étaient nécessaires tant que dureraient les nouvelles constructions ; qu'on épargnait ainsi l'argent comptant qu'il faudrait donner à des ouvriers et que c'était là un moyen avantageux de se défaire des denrées qui formaient le principal revenu des religieux.

MM. Favier et de Ville firent une visite pour la forme à

(1) Voici les noms des religieux : Dom Jean-François Cornuty, prieur; dom Pierre Cornuty, procureur; dom François Verdet; dom Joseph Martin; dom Benoit Billemaz, sous- prieur; dom Joseph Alliod, sacristain, dom Jacques Pasquier; dom Jean-Joseph Pasquier, chantre; dom Joseph Molly, sous-procureur; frère Joseph Chiron; frère Jean Curton.

Frère Philibert Devillars, frère Charles Brunier, frère Maurice Avet, religieux convers.

Claude Champrond, Jacques Terrouz, Jean Corrier, oblats.


l'appartement du défunt abbé. Ce logis se composait de trois chambres où l'on ne trouvait que l'ameublement indispensable; tout objet de luxe en avait été banni.

L'état du grand cellier de Tournon leur parut mériter les plus grands éloges. « Nous avons supposé, disent-ils dans leur procès-verbal, que toutes les maisons et granges que les religieux possèdent en différents endroits ne pouvaient être qu'en très bon état et qu'il n'était pas croyable qu'ils les eussent laissé ruiner dans le temps qu'ils dépensaient de si grosses sommes pour bâtir à neuf leur abbaye et la susdite maison de Tournon. » En conséquence, ils jugèrent inutile de continuer leurs visites et se contentèrent de demander une note détaillée des bâti- ments dépendant du monastère. Il résulte de cette pièce, dont nous reproduisons une analyse (1) que les possessions de l'abbaye pouvaient se récapituler ainsi en 1701 : Dix-neuf granges situées dans les communes ou hameaux de Seytenex, La Closettaz, Martignon, Malapalud, Pommeray, Plancherine, Trois-Nants, Gemilly, La Rochy, Tournon, Montmeillerat, Montailleur, Lourdin-la-Cha- gne, Villard-Rachin, Menay, Neufvillars, Les Combes, Le Vertier, Les Bornes ; Des vignes à l'Hôpital, à Tournon et à La Bacholettaz, formant une étendue d'environ 590 fosserées (2); Les moulins du Barrilliet, de Damon et de Seytenex, rendant ensemble 142 quartes de froment ou méteil et 75 florins d'argent ;

(1) Voir Document n° 28.

(2) Dans ce nombre ne sont pas compris les vignobles de Lourdin, de Montmeillerat et de Montailleur, qui étaient acensés — La fosserés équivalait à 4 ares 97 centiares.


Les montagnes d'Udrison, du haut de Seytenex, d'Orgeval et du Haut-du-Four.

L'abbaye touchait chaque année de ses différentes possessions un revenu de 5,073 florins en argent (1) outre du vin et des denrées de tout genre en nature; elle jouissait en outre du droit de pâturage sur un grand nombre de communes.

Après avoir exposé l'état des biens et des revenus de Tamié, le père prieur fit connaître les dettes de la communauté où figuraient entre autres 2,000 florins dus au sieur Cochet, commis au banc à sel, et les gages de vingt-un valets.

Quant aux provisions, elles n'étaient pas abondantes.

Les caves de l'abbaye renfermaient deux cents charges de vin et ses greniers cent quartes de froment. Le reste des céréales était converti en farine pour l'aumône générale qui devait se faire aux prochaines fêtes de Noël (2).

Au cellier de Tournon, il n'y avait que cent quarante charges de vin (3).

Sur la demande des sénateurs, les religieux nommèrent une caution qui répondit de la bonne administration des biens jusqu'à la levée des scellés. Alors dom

(1) Environ 10,000 francs en monnaie actuelle.

(2) Outre l'aumône de chaque jour, les religieux de Tamié faisaient une distribution générale de pain aux fêtes de Noël, le dimanche gras, le jeudi saint et à la Saint-Jean-Baptiste. Ils déclarèrent dans le procèsverbal de 1701 qu'ils n'étaient point tenus à faire ces charités extraordinaires, ne percevant aucune dîme et n'ayant aucun revenu affecté aux aumônes.

(3) Dans leur visite au cellier de Tournon, les sénateurs y trouvèrent huit grandes cuves de chêne cerclées en fer, trente-neuf tonneaux tenant six charges pour la plupart et deux grands pressoirs en très bon état.


Jean-François-Cornuty prit de nouveau la parole au nom de ses confrères. Il protesta qu'en laissant les magistrats maîtres d'agir comme bon leur semblait, les religieux avaient voulu montrer leur obéissance à S. A. R. et à la Cour souveraine. « Comme nous vivons dans une parfaite régularité, ajouta le prieur, nous espérons qu'on n'innovera rien au préjudice du droit qu'a toujours eu cette communauté d'élire un abbé régulier et d'administrer ses biens , droit dont elle ne veut en aucune façon se départir. »

Les sénateurs donnèrent acte à dom Cornuty de ces protestations et repartirent pour Chambéry où ils arrivèrent le 21 décembre.

En attendant que les religieux de Tamié pussent élire un nouvel abbé, dom Cornuty se dévouait tout entier à ses fonctions multipliées. Après avoir supporté le poids du jour avec ses confrères, il passait en prières une partie du temps consacré au repos. A gauche du maître autel de l'ancienne abbaye, on trouve une élévation appelée encore aujourd'hui le Cret de saint Pierre, parce que, d'après la tradition, le fondateur de Tamié s'y rendait souvent dans le silence des nuits pour implorer l'assis- tance de Dieu. A son exemple, dom Cornuty s'agenouillait sur le monticule quand la communauté était endormie. Il suppliait la Providence de veiller sur cette abbaye qu'elle avait jusqu'alors si visiblement protégée et de ne pas permettre que la régularité en sortît jamais.

Les vœux du cénobite ont été pleinement exauces, en dépit du despotisme royal et des excès de la révolution.

Victor-Amédée II, édifié par les rapports qui lui parvenaient sur le monastère de Tamié, n'osait en nommer


directement le supérieur, comme il le faisait pour toutes les autres abbayes. Il prit un terme moyen, et, par une lettre à cachet du 8 février 1702 (1), il chargea le sénateur Dichat d'aller dire aux religieux qu'il leur « permettait » d'élire un nouvel abbé à la place de feu M. de Somont.

« Vous n'ignorez pas, ajoutait-il, que Tamié est de notre patronage; quoique l'abbé ait toujours été régulier et élu par les religieux, ils ne l'ont jamais fait qu'avec la permission de nos prédécesseurs. Quand lesdits religieux se seront assemblés capitulairement, vous leur remettrez notre lettre. Le point principal est de leur insinuer de choisir le P. Garnerin (2), étant un religieux d'une vie si sainte et si exemplaire qu'on l'a déjà proposé pour être abbé de la Trappe; si, par un effet de son humilité, il refusait cet honneur, vous tâcheriez de les porter à élire le P. Cornuty, prieur de ladite abbaye, qui est aussi un bon religieux et plein de piété; tous deux sont nos sujets. Vous assisterez à la première délibération sur la forme de l'élection, après quoi vous laisserez les religieux en liberté de donner leurs suffrages, leur faisant connaître qu'ils rencontreront nos satisfactions en les portant sur un des deux sujets que vous leur proposerez de notre part. » Le duc adressa une lettre dans le même sens à la communauté (3).

(1) Dossier de Tamié; procès-verbal du sénateur Dichat en 1702 et lettre de Victor-Amédée.

(2) Voir à la page 114 la note relative au P. Garnerin, de Chambéry.

(3) Voici cette lettre : « Aux révérends nos très chers et dévots orateurs les religieux de l'abbaye de Tamié.

« La mort de l'abbé de Tamié, Jean-Antoine de Somont, exigeant que


Le 15 février, M. Dichat se rendit à Tamié pour s'acquitter de la commission souveraine. Après la messe solennelle du Saint-Esprit, la communauté se rassembla dans la salle ordinaire du chapitre ; le sénateur s'assit « au lieu le plus honorable à la droite du père prieur » et il fit connaître le but de sa mission. En conformité des statuts de l'ordre, on décida que l'élection aurait lieu au scrutin secret ; trois religieux firent fonctions de scrutateurs et on manda un notaire pour dresser procèsverbal de ce qui serait fait. Le sénateur s'était retiré ; on le rappela pour lui annoncer que dom Jean-François Cornuty venait d'être élu abbé par « la voie de l'inspiration », mais qu'il refusait d'accepter. Les religieux ne trouvaient aucune de ses excuses légitimes; ils l'élurent une seconde fois, et dom Cornuty dut se rendre. Le notaire dressa un acte public de cette cérémonie, qui se termina par le chant du Te Deum.

Le titre dont l'ami de M. de Somont venait d'être revêtu lui paraissait si peu en harmonie avec ses forces, qu'il écrivit immédiatement au duc de Savoie et à

vous vous assembliez pour élire à sa place un abbé qui soit digne de lui succéder et de remplir comme lui cette dignité par sa vertu et sa piété, nous voulons bien vous faire savoir que nous vous permettons de procéder à ladite élection suivant les usages et les statuts de votre ordre, et particulièrement de ladite abbaye de Tamié, ne doutant pas que vous ne jetiez les yeux sur celui des religieux nos sujets qui vous paraîtra le plus capable d'être appelé à cet honneur. Nous nous persuadons que dans ce choix vous serez bien aises de nous donner des marques de votre zèle, pour vous concilier de plus en plus les dispositions où nous sommes en votre endroit. Et sur ce, nous prions Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. A. Turin, ce 8me février 1702.

Le duc de Savoie, roi de Chypre, etc. Signé : V. Amedeo, et plus bas : De Saint-Thomas. »


l'abbé de Cîteaux pour qu'ils ne le confirmassent point dans ses fonctions. Il s'adressa même à un magistrat très influent, au président Bertrand de la Pérouse, pour obtenir son appui dans cette circonstance et être déchargé d'un « fardeau si pesant ». M. de la Pérouse lui fit sentir en termes pleins de bienveillance que Dieu voulait qu'il acceptât ces fonctions, et qu'un nouveau refus mettrait ses confrères dans un grand embarras; qu'il fallait avant tout songer au bien de l'abbaye et que nul plus que lui ne pouvait être utile au monastère de Tamié (1). Le duc de Savoie répondit de son côté par une lettre pleine d'éloges pour dom Cornuty, dont il approuvait hautement l'élection. Ce religieux ne résista plus, et prit possession de son siége le 4 avril 1702. Au mois de mars de l'année suivante, le cardinal Le Camus lui donna la bénédiction abbatiale dans l'église des religieuses de Sainte-Claire à Grenoble. Le prélat ayant demandé à dom Cornuty quels étaient les devoirs d'un abbé, ce dernier fit une réponse digne d'être enregistrée. « Ces devoirs, dit-il, sont renfermés dans ces paroles que contient la règle de saint Benoît : « Que l'abbé s'applique à se faire aimer « de ses confrères plus qu'à s'en faire craindre, à leur « être profitable plus qu'à dominer sur eux (2). »

La nouvelle dignité conférée à dom Cornuty ne fut point pour lui une occasion de se relâcher ou de se distinguer de ses confrères. On remarqua que, suivant l'usage de la Trappe, il se servit toujours de cordons de cuir pour ses souliers, quoiqu'il permit aux religieux

(1) Voir Document n°27.

(2) Studeat amari plus quam timeri, prodesse magis quam præesse.


d'user de boucles. En voyage, il n'eut jamais de valet de chambre. Il préféra toujours sa simple cellule du dortoir aux chambres particulières qu'il avait fait construire pour les abbés.

Dès la première année de sa prélature, dom Cornuty s'occupa d'établir des tombeaux sous le sol de l'église pour les membres de la communauté et les gens de la maison. Le plus considérable de tous est placé au milieu de la nef; on y descend par quatorze degrés et il s'étend sur un espace d'environ 13 mètres. Les loges latérales sont destinées aux frères convers, aux religieux de chœur et enfin aux abbés, de telle sorte qu'en occupant les stalles, les moines sont placés directement au dessus du tombeau où leurs corps doivent reposer un jour. Cette disposition existe encore aujourd'hui, quoique les religieux ne soient plus enterrés sous l'église.

Peu de temps après son élection, dom Cornuty reçut la patente de vicaire général de Cîteaux en Savoie. Il eût voulu décliner cet honneur, car son âge avancé et ses infirmités ne lui laissaient pas assez de liberté d'esprit pour vaquer à des occupations si multipliées ; d'un autre côté, il n'ignorait pas la résistance que toutes les abbayes cisterciennes de la province, à l'exception de celle de Tamié, avaient faite à la réforme. Toutefois, il se mit résolûment à l'œuvre et il se trouvait à l'abbaye d'Aulps en Chablais lorsque le feu du ciel consuma cette maison tout entière. La visite générale terminée, l'abbé de Tamié adressa un rapport détaillé au Sénat de Savoie sur ce qu'il avait remarqué dans les différents monastères de sa dépendance (1). Aulps était brûlé, il fallait le reconstruire;

(1) Archives du Sénat, armoire n°6, dossier d'Hautecombe. 11


Hautecombe tombait en ruine et c'était une honte de voir la désolation d'une abbaye si célèbre que les étrangers venaient visiter chaque année pendant la belle saison.

Le délabrement de cette maison venait de l'avarice du commendataire, qui voulait réduire les moines au nombre de dix. Du reste, ajoutait dom Cornuty, les religieux qui habitent Aulps et Hautecombe non sunt de semine viro- rum illorum per quos salus facta est in Israël (1). Il faisait ressortir en terminant la nécessité d'établir un noviciat à Tamié pour toute la Savoie, de crainte que la maison de Clairvaux ne voulût absorber les sujets de Victor-Amédée.

Dom Cornuty ne fit pas d'autre visite générale. Il s'y montra toujours animé du plus vif désir de réunir sous une même observance tous les monastères de l'ordre. Il eût même voulu que cette union s'étendit à la congréga- tion des Bernardins d'Italie ; c'est ce que nous prouve la lettre latine qu'il adressa de Tamié, le 27 mars 1706, aux auditeurs de Rote siégeant à Rome (2). Ses efforts restèrent sans succès.

En 1703, la Savoie était de nouveau envahie par les troupes françaises. Quoique dom Cornuty fût déjà très souffrant, il réussit par sa vigilance à éloigner de l'abbaye les calamités ordinaires de la guerre. Depuis cette époque, sa vie s'écoula dans un long martyre. Son extrême faiblesse ne lui permettait de prendre aucun aliment

(1) « Ils ne sont point de cette race d'hommes qui a été le salut d'Israël. »

(2) Les auditeurs de Rote sont au nombre de douze ; ils composent à Rome le tribunal appelé asylum justitiæ et qui jouit d'une réputation méritée pour sa jurisprudence canonique et civile. Les puissances catholiques ont droit de nommer chacune un de leurs sujets à cet auditorat.


solide ; un érysipèle de nature maligne le rendit en peu de temps méconnaissable. Pendant sa douloureuse maladie, il eut pour le servir un jeune homme dont il avait dirigé l'éducation avec des soins paternels et auquel il avait donné depuis peu de temps l'habit de frère convers.

Ce religieux ne cessait d'exercer la patience de son abbé par les plus mauvais traitements. Il lui répétait chaque jour que sa conduite n'était que pure hypocrisie, qu'il cherchait à s'attirer l'estime du monde par des apparences pieuses et que s'il souffrait il l'avait bien mérité. Le pauvre abbé avait à subir chaque jour des assauts de ce genre et il n'y répondait que par des paroles de paix. Dom Cornuty ne put se soustraire aux outrages de cet ingrat serviteur que peu de jours avant sa mort. Vers les derniers jours de juillet 1707, sentant sa fin approcher, il réunit la communauté dans sa chambre, fit sa confession publique et demanda pardon à ses confrères ; puis il leur recommanda avec force un attachement inviolable à la régularité. Le 4 août, à neuf heures du matin, il demanda s'il n'était pas encore jour; on lui dit que le soleil était déjà très haut sur l'horizon. « C'est le grand jour de l'éternité que j'attends », répliqua-t-il. Ce furent ses dernières paroles. Il expira tranquillement vers midi dans la soixante-septième année de son âge et la quarante-huitième de son entrée à Tamié. Les religieux ne s'étaient point doutés de la conduite indigne qu'un des frères convers avait tenue envers dom Cornuty ; ils ne le surent que lorsqu'ils virent ce serviteur accourir en sanglotant, se jeter sur le corps de son abbé et confesser tout haut qu'il s'était conduit comme un misérable envers le meilleur des maîtres.


La mort de dom Cornuty répandit le deuil, non-seulement dans l'abbaye, mais encore dans tout le voisinage.

Jamais homme ne fut plus regretté et ne mérita mieux de l'être. Il connut peu le monde et consacra sa vie tout entière à la religion ; mais la maison de Tamié dont il a été l'architecte matériel et l'un des plus zélés restaurateurs lui conservera une reconnaissance éternelle (1).

(1) L'abbé de Foulcarmont, Philippe de Rouville, écrivit la lettre suivante à dom Pierre Cornuty, frère du défunt abbé : « Mon révérend père, j'avais déjà appris de frère Abraham, portier du collége des Bernardins à Paris, la mort de notre très cher et aimable père. J'ai perdu en lui la personne du monde que j'honorais le plus. Je lui devais après Dieu ma vocation, par les charitables soins qu'il a pris de mon éducation dans la religion. C'est un homme dont la mémoire sera en éternelle recommandation dans Foulcarrnont et dans tout le pays d'alentour, où il a répandu une odeur de vie qui ne finira point. A Larmoy, au Lieu-Dieu et à Foulcarmont, on a fait les mêmes prières que s'il en était profès; mais nous les avons faites avec des marques de tendresse et de reconnaissance qui m'ont donné, je vous l'avoue, beaucoup de consolation. Ne doutez pas, mon révérend et plus cher père, que nous ne demandions au Seigneur un abbé digne de lui succéder. Si l'on m'en croyait, vous seul rempliriez cette place que vous avez méritée par votre amour pour la régularité et par tant et de si longs services que vous avez rendus à notre maison, car je vous crois le cher frère du défunt dont il nous a tant de fois parlé. Je plains votre perte, mon révérend père, avec le même sentiment de zèle et de respect que je suis, etc.

« Signé : Fr. PHILIPPE DE ROUVILLE, abbé de Foulcarmont.

« Ce 2e octobre 1707. »

(Chronique manuscrite de Tamié.)


CHAPITRE IV

Réduction de l'abbaye en 1707 sous la main de Louis XIV. — Mission du sénateur Desery et protestation des religieux. — Voyage du pre- mier président de Tencin à Tamié. — Election de l'abbé Arsène de Jouglas, profès de la Trappe et prieur de Buonsolazzo; son origine ; son humilité. — Sa conduite à l'égard d'un religieux peu régulier. —

L'abbesse des Hayes en Dauphiné. — Etat des abbayes d'Aulps et d'Hautecombe en 1708. — Dom Martène, bénédictin de Saint-Maur, visite Tamié en 1710.

Le 8 août 1707, M. de Tencin, premier président du Sénat de Savoie, commit le conseiller Desery pour aller, en l'assistance de l'avocat général de Ville, réduire les biens de Tamié sous la main de Louis XIV, qui occupait notre province depuis quatre ans. Les magistrats suivirent la marche qu'avaient tracée leurs prédécesseurs en 1659 et 1701. Dom Pierre Cornuty était alité et atteint de la fièvre au cellier de Tournon. MM. Desery et de Ville, se fiant à « sa probité bien connue », ne lui demandèrent que de déclarer que rien n'avait été changé depuis la dernière réduction et montèrent immédiatement à l'abbaye où dom Benoît Billemaz remplissait les


fonctions de sous-prieur. Ce religieux protesta de l'inutilité de la saisie, comme on l'avait fait en 1701 ; on dut cependant y procéder pour la forme (1). La visite des archives démontra que tout y était tenu dans un ordre parfait ; il en fut de même de l'excursion que firent les sénateurs au moulin à scie établi à peu de distance de la maison abbatiale. Le personnel de la communauté n'avait guère augmenté; il se composait de dix profès, de cinq frères convers et de cinq oblats, outre vingt-six domestiques (2). MM. Desery et de Ville donnèrent facilement main-levée des revenus de l'abbaye moyennant une caution solvable; ils reçurent la protestation des religieux relativement à l'élection prochaine de leur abbé, et revinrent à Chambéry le 12 du mois d'août.

Messire François Guérin de Tencin, président à mortier au Parlement de Grenoble et premier président à Chambéry, vint à Tamié, en exécution des ordres de Louis XIV, pour présider à l'élection d'un nouvel abbé. Les moines, agissant en toute liberté, choisirent pour leur supérieur dom Arsène de Jouglas, profès de la Trappe et prieur de Buonsolazzo en Toscane (30 octobre 1707).

Arsène de Jouglas appartenait à l'illustre famille toulousaine des barons de Paraza. Il connut à Paris l'abbé de Rancé, entra fort jeune au monastère de la Trappe et y fit profession ; peu de temps après, on lui confia la direction des novices et M. de Rancé le nomma prieur de

(1) Archives du Sénat, dossier de Tamié, procès-verbal de réduction des revenus de l'abbaye en 1707.

(2) 11 résulte du procès-verbal que la communauté consommait cinquante quartes de blé par semaine, y compris la quantité nécessaire pour l'aumône.


Buonsolazzo, la seule maison italienne de l'ordre qui eût embrassé la réforme. M. de Jouglas vivait retiré dans cette solitude, lorsqu'il apprit que les religieux de Tamié l'appelaient à diriger leur monastère. Il leur répondit par ces paroles de l'Ecriture : Non sum medicus et in domo mea non est panis; nolite me constituere judicem populi (1). Cependant, il accepta les fonctions d'abbé, dans l'espérance qu'il n'aurait pas de difficultés à conduire une communauté formée par M. de Rancé luimême, et que le grand réformateur chérissait à l'égal de la Trappe.

M. de Jouglas s'était mis en route pour rejoindre ses nouveaux confrères, mais la mort du baron de Paraza son père le contraignit à se rendre à Toulouse. Il parle dans sa correspohdance des circonstances imprévues qui retardaient son installation, mais il ne nous les fait pas connaitre. « Je ne vous dis rien, écrit-il aux moines de Tamié, des affaires qui m'ont jusqu'ici arrêté, ni du parti que vous avez pris de les abandonner à la Providence, parce que nous aurons toujours le temps d'en conférer ensemble. La précaution que vous prenez dans votre lettre de me dire de ne pas m'inquiéter est assez inutile ; jusqu'ici il n'y a encore rien de gâté, et quand je n'aurais pas l'espérance que j'ai que tout ira bien, je ne manque ni de foi ni de courage pour aller jusqu'au bout. Je dois même ajouter pour votre consolation que la même charité qui me fait aujourd'hui tout entrepren-

(1) « Je ne suis pas médecin et il n'y a pas de pain dans ma maison; veuillez ne pas m'établir juge du peuple. » — Voir la correspondance inédite de l'abbé de Jouglas dans la chronique moderne de Tamié.


dre et tout sacrifier pour ne pas vous abandonner et pour contribuer à votre repos, me fera aussi tout souffrir dans la suite pour vous l'assurer; comme un autre Jonas, je serai toujours disposé à être jeté dans la mer s'il le faut pour apaiser la tempête qui s'est élevée à mon occasion (1). »

Enfin, les difficultés s'aplanirent et M. de Jouglas put être installé à Tamié dans le courant du mois de juillet.

Il reçut vers cette époque sa patente de vicaire général de l'ordre en Savoie. L'abbé de Cîteaux eût désiré que la visite des abbayes de cette province commençât immédiatement; la guerre que se faisaient le roi de France et Victor-Amédée ne le permit pas. En attendant que la tranquillité revînt, M. de Jouglas fit tous ses efforts pour que le genre de vie de ses religieux ne se distinguât en rien de celui de la Trappe. D'un commun accord, ils supprimèrent la courte récréation qu'ils s'accordaient chaque jour, et dès lors le silence régna perpétuellement dans l'abbaye, sauf les exceptions prévues par la règle de saint Benoît.

La plus parfaite harmonie existait dans la communauté; un seul de ses membres refusa de se soumettre au genre de vie qu'ils avaient embrassé et fit des démarches de tout genre pour s'y soustraire. Quel était ce religieux? Les lettres de l'abbé de Jouglas, où il est longuement question de lui, ne nous disent pas son nom; mais il en résulte clairement que ce n'était pas dom Pierre Cornuty, procureur du monastère, qui avait obtenu sous les précédents abbés de vivre au grand

(1) Lettre du 3 juin 1708, datée de Marseille.


cellier de Tournon à cause de son grand âge et de ses infirmités.

Le moine dissident intéressa à sa cause M. de Tencin, premier président du Sénat, l'avocat général de Ville, l'évêque de Genève et plusieurs autres personnages considérables. Il demandait une pension dont il fût le maître et qui lui permit de se retirer dans une autre maison de l'ordre. M. de Jouglas voulait qu'il restât dans Tamié, en vertu de son vœu de stabilité ; il lui avait accordé une chambre séparée du dortoir, afin qu'il pût y suivre les pratiques de la commune Observance.

Le séjour de Tamié devint intolérable au religieux, qui était d'un âge avancé et vivait presque comme un paria au milieu de ses confrères réformés. Un jour que le supérieur était allé pour quelques affaires urgentes sur une des montagnes voisines, il quitta l'abbaye sans mot dire et se rendit chez un de ses frères à Chambéry.

Monseigneur de Genève prit en main les intérêts du moine et demanda à M. de Jouglas des explications détaillées sur cette affaire. L'abbé répondit par une longue lettre où il expliquait ce qui s'était passé. « Les religieux de Tamié, disait-il, reconnaissent maintenant le tort qu'ils ont eu de ne pas l'élire pour leur abbé et de n'avoir point eu d'égard aux offres qu'il leur faisait de prendre la réforme à cette condition. Voilà, Monseigneur, encore un nouvel embarras pour lui, duquel il aura de la peine à se tirer, car que deviendront les raisons de santé et de mauvais air de Tamié qu'il a prétextées jusqu'ici pour en sortir? Je ne sais si la crosse et la mitre devaient avoir une force particulière pour soutenir son faible et maigre corps. J'ai dit qu'il aurait de la peine à


se tirer de cet embarras, parce que j'ai des lettres en main qui font foi de toutes ses intrigues et de tous les mouvements qu'il s'est donnés pour avoir les suffrages des religieux. Ce que je vous dis ici, Monseigneur, est pour vous faire voir l'esprit et le caractère de l'homme, comme aussi le peu de raison qu'il a de nous quitter. Je suis persuadé qu'il changerait de batteries s'il me savait aussi instruit que je le suis ; mais je l'attends et n'ai garde de lui rien dire encore là-dessus. Je ne lui en parlerai pas même s'il ne me parle lui-même de sa santé et de ses prétendues infirmités. » La même correspondance nous apprend que M. de Jouglas, sans s'inquiéter des démarches que l'on faisait à Chambéry en faveur du moine indiscipliné, le fit saisir et amener à Tamié entre quatre soldats, du consentement des magistrats. Elle ne fait, pas connaître la fin de ces démêlés qui produisirent une fâcheuse impression sur l'opinion publique. Ce dut être en effet un triste spectacle que ce vieillard conduit de force dans une maison où il ne pouvait plus vivre. Sous l'ancien régime, de pareils actes d'autorité n'étaient pas rares, et le Sénat de Chambéry y prêta plus d'une fois les mains; nous en avons fourni la preuve dans nos études sur la magistrature savoisienne. Aujourd'hui, le pouvoir civil a renoncé à s'ingérer de semblables questions ; l'homme qui a renoncé au monde n'est plus retenu dans le devoir que par sa propre conscience. La religion et la société ont beaucoup gagné à ce nouvel état de choses. Depuis que l'autorité laïque ne se dresse plus comme un épouvantail contre le citoyen que fatigue la vie du cloître, les défections, si fréquentes autrefois, ont presque cessé. Il y a


là un progrès évident pour la dignité et la responsabilité humaines.

Au milieu des ennuis que lui causa l'affaire dont on vient de parler, M. de Jouglas éprouva une grande consolation : ce fut le retour complet du monastère des Hayes à la vie régulière. La supérieure de cette abbaye lui en donna l'assurance en faisant l'éloge de MM. de Somont et Cornuty, qui avaient amené par leur zèle cet heureux événement. On trouve le passage suivant dans la réponse de M. de Jouglas : « Je révère tout à fait, Madame, et je regarde même avec émulation les rares exemples de charité que vous me présentez dans votre lettre de deux abbés mes prédécesseurs. Quand même mon devoir et mon inclination ne m'inspireraient pour vous et pour votre illustre com- munauté des sentiments semblables aux leurs, le seul nom glorieux de bons Pères que vous leur donnez suffirait pour me porter à les imiter et à mériter par là, comme ils ont fait, l'honneur de votre estime et de votre confiance. C'est sur quoi, Madame, j'aurai dans la suite une attention toute particulière. »

Les autres monastères de l'ordre en Savoie continuaient à présenter le triste spectacle de la détresse matérielle et morale. Hautecombe tombait en ruines, par l'avarice des commendataires ; Aulps avait été rebâti en partie depuis l'incendie de 1702, mais des dissensions agitaient la communauté (1). Vers cette époque, un illustre savant, dom Martène, bénédictin de Saint-Maur, vint en Savoie pour compléter le voyage littéraire qu'il

(1) Voir l'Histoire du Sénat de Savoie, t. II, liv. VII.


avait fait dans l'intérieur de la France. Il arriva à Tamié le 18 juillet 1710 et put juger de l'état florissant où la réforme avait mis ce monastère (1). Dom Martène fit une relation de son voyage. Après un court préambule sur Arsène de Jouglas, il s'exprime en ces termes sur les religieux de Tamié : « Ils répandent l'odeur de leur vertu dans tout le pays, et certainement il est impossible de les voir sans être touché de leur modestie et de leur recueillement. Cette modestie passe des religieux aux domestiques qui gardent également le silence, se voient et font leurs ouvrages ensemble sans se parler. Les hôtes y sont reçus avec toute la charité et la propreté possible ; mais leur appartement est tellement séparé de celui des religieux, qu'ils ne peuvent avoir de communication avec eux. Nous y trouvâmes M. le baron de Villette-Chevron, dont on regarde les ancêtres comme fondateurs de l'abbaye. Nous avions eu l'honneur de le voir à Talloires, et il vint après à Tamié à cause de nous. Comme nous étions là, M.

l'abbé de Sillery, frère du duc de Savoie, y arriva; nous eûmes l'honneur de souper avec lui, car il est fort familier. Il nous entretint de Son Altesse Royale et nous en parla comme d'un prince très pieux et qui faisait tous les jours trois heures d'oraison etc.

« La grande retraite des religieux de Tamié n'empêche pas qu'ils n'aient une bibliothèque. Nous y trouvâmes même des manuscrits parmi lesquels il y a un ouvrage de

(1) Le Voyage littéraire de dom Martène a été imprimé à Paris en 1717. C'est de ce document que nous avons extrait le passage relatif à l'abbaye de Tamié.


Pierre Abailard qui a pour titre : Petri Abailardi de uni- versalibus et singularibus ad Olivarium filium suum trac- tatus. Leur chartrier est le plus propre et le mieux arrangé que j'aie vu. Nous vîmes dans la sacristie une main de saint Pierre de Tarentaise, ses habits pontificaux et un morceau de la vraie croix. L'abbaye de Tamié est l'unique du diocèse, qui est très petit (1). »

On connaît les longues discussions de Mabillon et de Rancé sur la véritable vocation des moines. Le premier cherchait à prouver que l'étude des sciences est nécessaire à l'état monastique ; le second n'admettait que le travail des mains et la prière. L'éclatant témoignage rendu aux disciples de Rancé par un des confrères de Mabillon nous a paru précieux à enregistrer.

(1) On sait que l'abbaye de Tamié, qui appartient aujourd'hui au diocèse de Chambéry, faisait autrefois partie de celui de Tarentaise.



CHAPITRE V

Séjour de Victor-Amédée II à Tamié en 1711 ; sa piété et sa bienveil- lance pour les moines. — Lettre d'Arsène de Jouglas à ce prince sur son couronnement. — Le Traité des devoirs d'un prince chrétien, par l'abbé Duguet. — Lettres d'Arsène de Jouglas au prince de Piémont sur cet ouvrage. — Le noviciat de Tamié en 1713. — Mort de Mme de Saint-Thomas, supérieure de Sainte-Catherine. — Election d'une abbesse ; avis du Sénat. — L'abbé de Tamié cherche en 1714 à faire accepter le bref d'Alexandre VII ; difficultés du Sénat. — Les visiteurs étrangers de l'ordre de Cîteaux. — L'avocat-général de Ville au Beton.

Au mois de juillet 1711, Victor-Amédée II, pressé par la reine d'Angleterre, entreprit une nouvelle campagne pour reconquérir la Savoie. L'armée austro-piémontaise s'empara de la plus grande partie de la province, mais elle ne put forcer la ligne que le maréchal Berwick avait établie à Barraux. Pendant que les troupes ennemies étaient en présence, Victor-Amédée cherchait dans nos montagnes une retraite où il pût se remettre de ses longues fatigues et respirer un air salubre pour combattre la fièvre qui le minait. Le marquis de Castagnole, lieutenant de ses gardes, alla visiter la chartreuse d'Aillon.


le Châtelard, Saint-Pierre d'Albigny, le prieuré de Bellevaux en Bauges ; il vit Tamié et revint par Faverges, Talloires, Menthon et Annecy. Le prince choisit Tamié, de l'avis de son médecin, malgré l'opposition faite à ce projet par les gens de la cour; on disposa tout à l'abbaye pour le recevoir (1).

Un détachement de quatre cents hommes d'infanterie vint le 17 août pour servir d'escorte à Victor-Amédée. Le lendemain, à neuf heures du matin, S. A. R. arriva avec son escorte ; M. de Jouglas, à la tête de sa communauté, alla recevoir le duc à la porte de l'abbaye au son des cloches et aux cris de joie de la multitude. Victor-Amédée visita tout le monastère et la cour y pénétra après lui.

« Le soir du même jour, dit la chronique d'où nous extrayons ces détails, S. A. R. qui était dans le cloître appela M. notre abbé et s'y entretint assez longtemps avec lui, lui donnant dès lors des assurances précises de son agrément, de sa bienveillance et de sa protection; elle témoigna être très édifiée de tout ce qu'elle voyait dans Tamié, ce qu'elle a souvent répété pendant le séjour qu'elle y a fait. Elle dit qu'elle venait de faire déloger de notre cassine les officiers et autres qui y étaient, ne voulant être en rien à charge à notre maison, mais la conserver en tout, ajoutant qu'elle avait envoyé ici M. le marquis de Castagnole avant que de s'y rendre avec sa

(1) GRILLET (Dict. hist., III, 402), dom MOUTHON (le Triomphe, etc., p. 81), et CHEVRAY (Vie de saint Pierre II, p. 242), disent que Victor-Amédée fit son séjour à Tamié en 1715. C'est une erreur; nous n'en voulons pour preuve que la lettre adressée par le Sénat de Savoie le 26 août 1711 « à S. A. R. étant à Tamié. » (Reg. secret de 1708 à 1716.) Or, Victor- Amédée n'y est jamais revenu depuis.


cour, pour qu'il n'y arrivât aucun désordre et que l'abbaye, avec ses granges et dépendances, n'en fût point incommodée. » S. A. R. et sa cour occupaient dans la nouvelle abbaye tout le corps de logis qui fait face à l'ancienne, du côté de Faverges. Cette partie du bâtiment comprend trois étages où sont le logement des hôtes, celui du père abbé et d'autres pièces formant ensemble vingt-cinq chambres, outre une grande cuisine, des cabinets et deux fours ; elle est entièrement séparée de l'intérieur de la maison et des lieux réguliers.

Les exercices accoutumés ne subirent pas d'interruption à Tamié par le séjour du prince et de sa suite.

Il se plaisait à voir les moines travailler aux champs et ses aides de camp maniaient en silence la faucille ou la bêche à côté des religieux. S'ils s'adressaient à l'un de ces derniers, ils n'obtenaient pas de réponse. Ce mutisme les surprit tout d'abord, mais ils en furent édifiés quand ils surent que le silence en tout temps était un des points essentiels de la règle. Les quatre cents hommes de l'escorte étaient campés sous des tentes entre l'ancienne et la nouvelle abbaye ; on les tirait du camp que commandait le comte de Saint-Rémy à Conflans et on les renouvelait tous les cinq jours.

Pendant le séjour de la cour à Tamié, Victor-Amédée assistait tous les jours à la messe que disait le P. abbé, et le soir à la bénédiction ; tous ses gens l'accom pagnaient et remplissaient la vaste église du monastère.

Une dame ayant demandé à lui parler, il lui fit dire qu'étant avec les religieux de Tamié il ne voulait point voir de femmes, mais vivre comme eux dans la retraite et


n'avoir d'entretien qu'avec Dieu. Le duc passait trois ou quatre heures par jour à l'église, à genoux sur le pavé nu, sans vouloir ni prie-dieu ni coussin. Le 7 septembre, veille de la Nativité, il jeûna rigoureusement et com- munia le lendemain avec toute la cour, qui se composait d'au moins deux cents personnes. Ce jour-là, dit la chronique de l'abbaye, S. A. R. resta cinq grandes heures à l'église et passa le reste du temps dans sa chambre, occupée à des lectures spirituelles.

Victor-Amédée, suivant une ancienne habitude, faisait le soir la revue de toutes les questions qu'il avait eu à traiter depuis son lever, et son secrétaire en prenait note.

Quoiqu'il fût venu à l'abbaye pour se reposer de ses fatigues, il ne laissait pas d'expédier les affaires courantes et de recevoir les personnages de distinction. Le 9, il invita à sa table les envoyés d'Angleterre, de Hollande et d'Espagne qui étaient venus lui apporter les bases d'un projet de paix générale; il y reçut le lendemain l'évêque de Genève et l'abbé de Chézery.

Le duc avait fixé au 11 septembre son départ de Tamié.

La veille, il entra seul dans le chapitre où les religieux étaient rassemblés pour la lecture spirituelle qui se fait avant complies, et leur fit ses adieux en termes pleins de bienveillance. « Là-dessus, dit la chronique, S. A. R.

nous parla durant un petit quart-d'heure, recommandant sa famille et ses Etats à nos prières, nous assurant combien elle se retirait contente et édifiée de notre régularité et de tout ce qu'elle avait remarqué de bien parmi nous, nous exhortant à y persévérer et nous promettant sa bienveillante protection, tout cela avec des expressions si touchantes et même si humbles dans la bouche d'un


souverain, que nous ne pûmes nous empêcher de verser des larmes. » Le duc laissa en partant quelques soldats au monastère de crainte que les fourrageurs ne vinssent y commettre quelques dégâts. Les bons religieux étaient enchantés des marques d'une piété que nous croyons sincère ; ils ne prévoyaient pas qu'en dépit de cette dévotion les maximes d'Etat prévaudraient un jour dans le cœur du prince, et que l'amour du pouvoir absolu le pousserait à violer ces règles qui l'avaient si fort édifié.

Le traité d'Utrecht, du 11 avril 1713, rendit la Savoie à Victor-Amédée II, et ce prince acquit la Sicile avec le titre de roi. Arsène de Jouglas lui écrivit au sujet de son couronnement à Palerme une lettre où l'on retrouve comme un écho de la grande voix de Bossuet. « De quoi, disait l'abbé de Tamié, de quoi peuvent être capables les plus grands héros s'ils combattent seuls et s'ils n'obligent par leur piété le Dieu des armées de se déclarer en leur faveur?

C'est par lui que les souverains règnent; c'est lui qui affermit leurs trônes et qui soutient leurs couronnes, qui abat et qui relève. Tout chancelle dès qu'il retire sa main ; lui seul préside souverainement à la fortune des empires, il les accroît et les conserve, il les rend florissants ou les précipite à leur ruine quand il lui plaît, selon le mérite du peuple ou du prince qui les gouverne. »

Cette noble franchise plut singulièrement à VictorAmédée. Il se dit que le religieux qui avait des vues si élevées sur les devoirs des souverains saurait tracer d'une main sûre les règles de leur éducation, et il lui demanda un livre sur l'Institution des princes. M. de Jouglas répondit qu'il avait accidentellement dans l'abbaye un


homme bien plus capable que lui d'exécuter ce projet.

« Il est instruit, dit-il, des grandes qualités du Prince de Piémont (1), du soin que vous prenez de les rendre parfaites et de la sérieuse application que vous donnez à une éducation dont vous comprenez toute l'importance. Il sait que vous aimez la vérité et qu'on ne peut vous plaire qu'en lui conservant toute sa dignité et toute sa force. » C'était l'abbé Duguet, écrivain et philosophe (2), dont parlait M. de Jouglas et qu'il amena, non sans peine, à souscrire aux désirs du prince. M. Duguet mit la main à l'œuvre dans l'abbaye même de Tamié ; il termina les deux dernières parties de son livre à Paris. L'auteur voulant rester caché, M. de Jouglas envoya le livre au prince de Piémont. « Ce n'est qu'en tremblant, lui dit-il, que j'ai osé présenter à votre auguste père un ouvrage entrepris pour Votre Altesse Royale. Mais s'il consent qu'il vous soit offert, je commencerai dès lors à l'estimer. Je n'y ai d'autre part que d'en avoir formé le dessein et d'avoir porté une personne pleine de vénération pour vous à l'exécuter. J'espère que vous n'y verrez rien qui ne soit conforme aux grandes vues et aux nobles inclinations que Dieu vous a inspirées, et que vous connaîtrez dans vos sentiments tout ce que vous y lirez de vos devoirs. Mais les princes les plus éclairés sont aussi les plus dociles, et moins ils ont besoin d'être instruits, plus ils désirent l'être. » Le traité de l'Institution d'un prince est divisé en quatre

(1) Victor-Amédée, qui mourut en 1714, à l'âge de 15 ans.

(2) L'abbé Duguet appartenait à la congrégation de l'Oratoire.


parties où sont exposés les devoirs de l'homme qui est appelé à gouverner ses semblables et les vertus qui lui sont nécessaires. Les vues politiques y sont larges et l'auteur déploie une vaste érudition ; mais son style est parfois d'un diffusion fatigante (1). Charles-Emmanuel III, formé d'après les principes contenus dans ce livre, fut un excellent prince et répara bien des fautes commises par son père ; nous en fournirons bientôt une preuve dans l'histoire de cette abbaye.

Au moment où Victor-Amédée II ceignait la couronne des rois de Sicile, M. de Jouglas était préoccupé de deux questions importantes : le noviciat de Tamié et l'affaire du confesseur de Sainte-Catherine.

Conformément aux désirs de dom Cornuty, VictorAmédée voulait que Tamié eût un noviciat central pour toutes les maisons de l'ordre en Savoie ; il promit même des secours particuliers pour le cas où les revenus de l'abbaye ne suffiraient pas à entretenir constamment douze novices. M. de Jouglas fit demander à la Trappe un prieur et un autre religieux profès qui vinssent l'aider dans son entreprise. Les demandes abondaient, mais les vocations véritables étaient assez rares. Comme on ne comptait à Tamié que quatorze cellules, l'abbé en fit construire de nouvelles et admit plusieurs postulants, parmi lesquels se trouvaient deux Piémontais. Il écrivait sur ce sujet à l'un de ses confrères des réflexions qui méritent d'être conservées. « Nous ne demandons, lui

(1) Le traité de l'Institution d'un Prince, dont on avait commencé l'édition à Annecy en 1732, parut à Leyde en 3 vol. in-12. Le manuscrit original est à la bibliothèque royale de Turin.


disait-il, que de la bonne volonté. pour le reste, nous n'y faisons pas grande attention; l'argent séparé du mérite n'est pas reçu ici et fait rejeter celui qui l'offre.

Nous estimons qu'un bon religieux est à lui seul un trésor qui ne saurait être assez payé, ce qui fait que nous recevons comme une charité ce qu'il arrive parfois qu'on nous présente. Nous portons même le scrupule à l'égard de ceux en qui on ne remarque pas de vocation et qu'on se croit obligé de renvoyer à la fin des épreuves, jusqu'à leur rendre entièrement ce qu'ils ont apporté, sans rien exiger pour leurs habits et pour leur nourriture. Une telle conduite nous paraît plus pure et nous donne plus de liberté. » Le noviciat de Tamié organisé, M. de Jouglas s'occupa spécialement du monastère de Sainte-Catherine, où régnaient de grands désordres. Des lettres de la cour vinrent mettre un terme à ces troubles ; le confesseur de Sainte-Catherine, qui les avait fomentés, fut saisi, consi- gné jusqu'à nouvel ordre au prieur d'Hautecombe, puis renvoyé à Clairvaux. S'il n'eût tenu qu'au Sénat, le coupable eût été jeté dans les prisons de Chambéry; mais on voulut éviter un éclat et le ménager jusqu'à ce qu'il eût posé ses comptes. M. de Jouglas se rendit à Sainte-Catherine, apaisa les dissensions qui divisaient l'abbesse et ses religieuses et leur donna pour confesseur dom Riondet, religieux d'une vie édifiante, qui desservait le prieuré de Saint-Innocent sur le lac du Bourget.

Sur ces entrefaites, l'abbesse, Madame de Saint- Thomas, mourut dans les sentiments de la plus vive reconnaissance pour l'abbé de Tamié. Le 3 mars 1714, les religieuses de Sainte-Catherine, assemblées capitu-


lairement sous la présidence de l'abbé de Tamié, élurent pour leur supérieure Sœur Françoise de Bellegarde d'Entremont, fille d'un sénateur savoisien, et professe de l'abbaye du Beton; ce choix eut lieu sans que le pouvoir civil y prît la moindre part, et les magistrats s'émurent d'un fait qu'ils considéraient comme un empiétement sur les prérogatives royales. Les lettres d'Arsène de Jouglas nous font connaître le véritable motif de la précipitation qu'avait mise la communauté de Sainte-Catherine à nommer sa supérieure : c'est qu'elle redoutait une présentation faite par le roi et l'abbé de Tamié, qui obligeât les religieuses à embrasser la réforme. Par une lettre datée de Palerme le 14 avril 1714, Victor-Amédée demanda au Sénat de Savoie de l'instruire si le droit de nomination des abbesses de Sainte-Catherine appartenait au souverain, et, dans tous les cas,, si la dernière élection avait eu lieu dans les formes (1). Les magistrats répondirent que S. M. avait le droit de patronage, mais non celui de nomination, l'abbesse étant régulière et les supérieurs des monastères de Cîteaux devant, suivant les règles de cet ordre, être élus par les religieux. Ils ajoutèrent que l'élection de la sœur de Bellegarde avait été faite canoniquement, en présence de l'abbé de Tamié, vicaire-général-né de l'ordre, et qu'il ne restait au roi qu'à accorder son placet à cette nomination.

Cependant, malgré les efforts d'Arsène de Jouglas, on comptait encore les monastères d'Hautecombe et d'Aulps parmi les plus relâchés de la commune Observance. Les

(1) Cette lettre et la réponse des sénateurs se trouvent au registre secret de 1708 à 1716, fol 60 V° et suiv.


abus qu'on s'était efforcé en vain de faire disparaître venaient de ce que le bref d'Alexandre VII n'avait pu être mis complètement à exécution, faute d'avoir été enregistré par le Sénat. L'abbé de Tamié supplia le roi d'ordonner à ses magistrats de recevoir le bref. VictorAmédée voulut savoir les causes qui avaient retardé juqu'alors cette formalité. Le Sénat, par sa lettre du 30 novembre 1714, signala les articles du bref qui lui paraissaient susceptibles de modifications (1).

« En premier lieu, disait-il, pour ce qui concerne la visite des abbayes portée par l'art. 4, on doit prendre garde de ne pas admettre des visiteurs étrangers qu'ils n'aient présenté leur commission au Sénat et obtenu permission de l'exécuter.

« En second lieu, nous remarquons que dans l'art. 5 les visiteurs sont chargés de pourvoir aux réparations et de faire payer certaines contributions annuelles pour supporter les charges communes de l'ordre. Il nous paraît que c'est un moyen pour distraire l'argent de l'Etat et que si nous n'avons aucune connaissance de ces contributions, et qu'elles dépendent de la volonté des supérieurs majeurs, il pourrait arriver que les abbayes seraient extraordinairement chargées à leur ruine et contre le bien de l'Etat.

« En troisième lieu, nous remarquons que dans l'art. 38 S. S. veut que les causes purement régulières, c'est-à- dire les différends intérieurs, soient jugées aux termes des anciennes constitutions de l'ordre, sans appellation ; il nous paraît qu'on veut exclure par là les appels com-

(1) Reg. cité plus haut, fol. 80.


me d'abus, qu'il est important de conserver, quand ce ne serait que pour garantir les religieux de quelque évidente oppression. »

Pour le surplus, les sénateurs approuvaient les bonnes intentions de M. l'abbé de Tamié « qui, à ce qu'ils croyaient, voulait maintenir le bon ordre pour la plus grande gloire du Seigneur ».

Le roi et les magistrats échangèrent encore d'autres lettres sur le même sujet. Enfin, le 7 septembre 1715, Victor-Amédée fit savoir au Sénat qu'il voulait que le bref d'Alexandre VII fût enregistré avec les modifications proposées par cette Compagnie (1). La Cour souveraine entérina le bref, et l'abbé de Tamié, dont le zèle persévérant avait obtenu ce résultat, vit s'ouvrir une ère de rénovation pour les monastères savoisiens qui n'avaient Point adopté la réforme rigoureuse de Rancé.

Cependant l'abbaye du Beton ne s'était soumise au bref qu'en apparence; l'esprit mondain qui animait les religieuses leur suggéra un singulier moyen de l'éluder (2). Elles firent construire un souterrain en briques qui passait sous leur mur d'enceinte, et, grâce à ce jeu de mots, elles no violaient pas la clôture en faisant des parties de plaisir à une très grande distance du monastère. Là carte de visite dressée par Arsène de Jouglas le 12 décembre 1719 (3) voulut obvier à cet abus en statuant à l'art. 3 que la porte du petit parterre donnant dans l'enclos régulier serait murée ; il fit boucher aussi une porte qui donnait dans la chambre des valets.

(1) Registre de 1708 à 1716, fol. 120.

(2) Voir l'Abbaye du Beton, par Melville Glover, p. 36 et suiv.

(3) Archives du Sénat, registre ecclés. de 1717-1721, fol. 128 V°.


L'abbesse du Beton, Mme de Menthon de Mareste jeta les hauts cris et qualifia d'odieux et de tyranniques les procédés de son supérieur. Elle écrivit au roi le 8 janvier 1720 pour implorer sa protection contre M. de Jouglas et conjura l'abbé de Cîteaux de lui accorder un commissaire qui annulât la clôture prescrite par celui de Tamié.

Vers la fin de la même année, le premier président Gaud commit l'avocat-général de Ville pour qu'il se rendit sur les lieux et prît les mesures nécessaires pour le rétablissement du bon ordre. Ce magistrat fit connaître à Mme de Mareste que d'après la volonté expresse du roi aucun commissaire de Cîteaux ne serait admis au Beton, parce qu'il ne ferait qu'entretenir la désunion parmi les religieuses; que la clôture devrait être rétablie dans le délai de deux mois, faute de quoi on y pourvoirait aux frais du monastère; que dom Pacôme le Clerc, confesseur de la communauté, serait rappelé à Tamié et remplacé par un autre religieux moins rigide. Enfin, M. de Ville déclara que si un commissaire de Citeaux se présentait, il ne fallait pas le recevoir.

Quelques mois après, les religieuses ne s'étant pas souciées de rétablir la clôture, on la fit construire à leurs dépens (1).

(1) On donna l'entreprise aux sieurs Chezat et Rertet, maçons à Chamoux, pour le prix de 149 livres 6 sous 8 deniers. L'année suivante, la peste ayant motivé une cotisation générale, l'abbaye de Tamié, dut payer 256 livres d'impôt.


CHAPITRE VI

Mort d'Arsène de Jonglas. — Dom Pasquier est nommé abbé de Tamié par Victor-Amédée II. — Installation de dom Pasquier et protestation des religieux. — Irritation de la cour de Turin; lettre du ministre Mellarède. — Le Sénat de Savoie intervient; il annule la protestation et défend aux religieux de faire de semblables actes, sous peine de 5,000 livres d'amende. — Les religieux obtiennent gain de cause. —

Lettre de Charles-Emmanuel III au Sénat sur l'ordre de Citeaux en Savoie (1).

Arsène de Jouglas mourut le 24 mai 1727, avec la consolation de voir les règlements de la Trappe observés dans toute leur rigueur à Tamié et le bref d'Alexandre VII admis dans toutes les autres maisons cisterciennes de la Savoie (2). Au moment où notre abbaye perdit son

(1) Quelques passages de ce chapitre ont été insérés dans l'Histoire du Sénat de Savoie, t. II, p. 219 et suiv.

(2) Au mois de mai 1727, la mort de M. de Jouglas paraissant prochaine, Mellarède écrivit au premier président Saint-Georges pour que, si ce décès arrivait, les religieux n'élussent aucun abbé sans avoir là-dessus les ordres du roi. Le sous-prieur répondit en remerciant S. M. et le ministre de leurs bonnes intentions et en manifestant l'espérance qu'on ne ferait aucune tentative contraire à la régularité de l'abbaye. — Pour cette correspondance, voir Document n° 29.


chef, de grands démêlés existaient encore entre la cour de Rome et Victor-Amédée II. Ce prince avait donné au monastère de Tamié des preuves trop multipliées de bienveillance pour qu'on pût supposer que l'élection du nouveau supérieur souffrirait quelques difficultés. Les premières démarches du délégué royal confirmèrent les religieux dans une illusion qui ne devait pas être de longue durée.

En vertu d'une lettre à cachet adressée par le roi de Sardaigne au comte de Saint-Georges, premier président du Sénat (1), le président Jean-Louis Raiberti partit de Chambéry pour procéder à la réduction des biens et des revenus de l'abbaye sous la main de S. M. (2). Le sousprieur, dom Jacques Pasquier, vint recevoir le commissaire, car, depuis plusieurs années, Tamié n'avait pas de prieur. Disons en quelques mots ce qu'était ce religieux.

Au mois de mars 1677, une famille Pasquier, origi- naire de Gruyère (canton de Fribourg), était venue s'établir dans une des fermes de l'abbaye. Au nombre des enfants de cette famille on remarquait deux jeunes garçons dont la physionomie ouverte et intelligente plut singulièrement à dom Cornuty. Jacques, l'aîné, était âgé de treize ans; Jean-Joseph, le cadet, n'en avait que sept. L'abbé Cornuty jugea que les soins que l'on donnerait à ces enfants ne seraient point inutiles, et malgré les occupations multipliées dont il était accablé, il leur apprit les éléments des sciences. Il les conduisait parfois sous

(1) Cette lettre est du 18 mai 1727.

(2) Archives du Sénat, dossier de Tamié ; copie du verbal du seigneur président Raiberti.


les grands hêtres qui s'élevaient au côté droit de l'ancienne abbaye et leur expliquait les classiques latins et grecs au milieu du silence de la forêt. Tandis que les studieux élèves de dom Cornuty se pénétraient des beautés d'Homère et de Virgile, le religieux se retirait à l'écart pour prier Dieu. Quand la journée ne suffisait pas pour préparer les leçons du lendemain, le zélé professeur y consacrait quelques-unes des courtes heures que saint Benoît a fixées pour le repos des religieux. Tant de soins portèrent leurs fruits. Jacques et Jean-Joseph Pasquier prirent l'habit de novice en 1689 et ils firent profession l'année suivante. Le cadet des deux frères était doué d'une voix admirable et d'un goût naturel pour la musique ; il mourut en 1719. L'aîné, dom Jacques Pasquier, se distingua toujours par un amour extrême pour la régularité. Il avait pris son ancien maître pour modèle et il acquit par ses vertus et ses talents administratifs un tel ascendant sur ses confrères, que tout le monde le désignait par avance comme le futur abbé de Tamié, lorsque arrivèrent les événements que nous allons raconter.

A son entrée dans l'abbaye (28 juin 1727), le président Raiberti donna au sous-prieur l'assurance que S. M. était animée des meilleures dispositions envers lui et ses confrères; que le roi ferait son possible pour que la régularité qui régnait à Tamié et à l'établissement de laquelle dom Pasquier avait tant contribué, ne souffrît aucun relâchement; enfin, que la protection spéciale de S. M.

était acquise à l'abbaye.

Le sous-prieur fit une réponse pleine d'humilité. Il renvoya aux abbés de Somont, Cornuty et de Jouglas


tout l'honneur de la vie régulière qu'on menait à Tamié depuis plus de cinquante ans. Sur l'invitation du président, il rassembla la communauté, et quand tous les religieux se trouvèrent réunis, le commissaire royal leur répéta en d'autres termes ce qu'il avait dit à dom Pasquier. Il ajouta que « S. M. leur ferait savoir ses « intentions sur la manière de les pourvoir d'un abbé; « qu'en attendant ils ne devaient procéder à aucune « élection, s'ils n'en avaient l'ordre du roi. » Les religieux ne se méprirent point sur le sens de cette invitation et virent bien clairement qu'ils allaient être placés dans l'alternative de faire la volonté du roi ou de désobéir à leur règle. Pour atténuer le fâcheux effet de ses dernières paroles, le président se déclara « ravi de parler à une « communauté si édifiante, comme aussi de se trouver « dans le véritable Tamié, après avoir eu souvent l'hon« neur à la Vénerie d'être dans l'appartement qu'on « appelle de ce nom pour marquer l'estime d'un lieu où « le roi a fait ses délices de séj ourner. »

Dom Pasquier ne se laissa pas prendre à ces protestations suspectes, mais il promit au nom de tous les religieux une soumission entière aux volontés du roi et l'observance de la plus exacte régularité. Les religieux ne procéderaient point à l'élection de leur abbé, mais ils espéraient que S. M. voudrait bien ne rien innover à leur préjudice et leur permettre, suivant les statuts de leur ordre, de se choisir un supérieur régulier, seul moyen de conserver l'Etroite-Observance, qui florissait, grâce à Dieu, dans leur monastère. En attendant, ils suppliaient le roi de ne point leur retirer sa protection. Aussitôt après le décès d'Arsène de Jouglas, dom Maniglier,


procureur de l'abbaye, était parti pour Turin afin d'exprimer à S. M. ces sentiments, et dom Pasquier faisait une déclaration semblable devant le commissaire royal.

Jean-Louis Raiberti consigna fidèlement dans son procès-verbal les déclarations de la communauté de Tamié. Considérant que le défunt abbé était régulier, vivait comme les autres religieux et ne possédait rien en propre, il se crut dispensé de saisir la mense abbatiale.

Après avoir visité les archives pour la forme, il retourna à Chambéry et s'en rapporta pour le surplus aux inventaires dressés par ses prédécesseurs du Sénat en 1659, 1701 et 1707.

Trois mois s'écoulèrent. Pendant cet intervalle, Victor- Amédée fit consulter l'abbé de Cîteaux Edme Perrot, qu'il trouva prêt à seconder ses désirs. Par lettres patentes données à Turin le 24 septembre 1727, « le révérend dom Jacques Pasquier, religieux de l'Etroite-Observance de Cîteaux, profès et sous-prieur de l'abbaye de Tamié, est nommé et présenté comme abbé dudit monastère ».

Cet acte d'absolutisme fit naître les plus vives inquiétudes dans l'esprit des religieux de Tamié. Pouvaient-ils se soumettre à une décision qui violait l'un des articles fondamentaux de leurs statuts? Quelles funestes conséquences n'allaient pas résulter d'un semblable précédent!

Le choix de S. M. avait interprété équitablement, pour cette fois, les vœux de la communauté; mais en serait-il toujours de même ? Que deviendrait la régularité entre les mains d'un supérieur ami du relâchement ou d'un commendataire ?

A peine dom Pasquier avait-il eu connaissance du décret royal, qu'il s'était empressé d'écrire à Turin pour


décliner l'honneur que S. M. voulait lui faire. L'abbé de Citeaux se chargea de la réponse. Il commit dom Jacques Bourgeois, prieur de l'abbaye de Chézery, au diocèse de Genève, pour procéder à l'installation du nouvel abbé de Tamié, et enjoignit aux religieux de suivre sans difficulté le bon vouloir du roi Victor-Amédée.

Dom Pasquier dut céder à la pression dont ses confrères et lui étaient victimes. Il se rendit à Chambéry en l'hôtel du premier président Saint-Georges et prêta serment de fidélité au roi de Sardaigne. Le 2 mars 1728, il fut installé solennellement à Tamié suivant les us de Cîteaux ; on trouvera plus bas le procès-verbal de cette cérémonie (1).

(1) Voir Document n° 29. — On ne lira pas sans intérêt la lettre que Mellarède écrivait au premier président Saint-Georges, pour le charger de recevoir le serment de dom Pasquier : « J'adresse à V. E. la lettre du roi portant la commission pour recevoir le serment de M. l'abbé de Tamié, lequel devant aller à Chambéry pour prêter ledit serment, présentera auparavant sa requête au Sénat pour avoir l'exequatur de ses patentes d'institution.

« Les religieux de Tamié ont fait contre leur intérêt de renvoyer dom Minat, qui était si utile pour leur santé dans leur solitude. Il se peut que ceux qui en sont la cause en puissent avoir besoin les premiers, ce qui vérifie que parmi les plus saints anachorètes il y a toujours de la cabale et bien souvent de la vanité.

« Dom de Mouxy se tenait déjà l'abbaye assurée; c'est véritablement un digne sujet, mais je crains que sa manœuvre ne lui puisse préjudicier à l'avenir. Lorsqu'ils présenteront à V. E. leur factum concernant le droit d'élection, elle pourra leur fermer la bouche en leur disant que le pape régnant a accordé au roi la nomination de toutes les prélatures, abbayes, monastères de ses Etats, à la réserve des seuls évêchés de Casal, Acqui et Alexandrie, et qu'ainsi ces bons religieux se sont fatigués gratis, ce qui suffirait pour avoir acquis au roi la nomination, quand il ne l'aurait pas eue par la dotation.

(Sans date.) « J'ai l'honneur d'être, etc.

« Signé : MELLARÈDE. » (Archives du Sénat; correspondance du p. p. Saint-Georges.)


Les religieux devaient à leur conscience de protester contre l'abus de pouvoir que Victor-Amédée venait de commettre. Le 6 octobre, ils avaient adressé à ce prince une lettre soumise mais indépendante, pour lui faire comprendre dans quelle fausse position ses ordres les plaçaient. Quand dom Pasquier fut installé, ils renouvelèrent leur déclaration en ces termes : « Les révérends religieux, assemblés comme est dit, ont protesté que c'est par une respectueuse soumission qu'ils ont consenti et consentent à la mise en possession de Rév. dom Jacques Pasquier, ci-devant religieux et sous-prieur de Tamié, pour abbé de ladite abbaye, sans entendre déroger ni préjudicier aux anciens droits et usages de la communauté, qui est en possession de nommer et élire les abbés de Tamié, suivant les constitutions de leur ordre, comme ils ont pratiqué ci-devant; ne doutant point que Sadite Majesté, par un effet de sa clémence, piété et bonté ordinaire pour ladite communauté, ne les maintienne dans leurs droits et priviléges, pour la conservation de la discipline et de la régularité, ainsi qu'ils ont déjà ci-devant pris la liberté de représenter à S. M. par la lettre qu'ils ont eu l'honneur de lui adresser en date du 6me octobre année dernière ; laquelle proteste lesdits révérends religieux ont requis moi notaire insérer dans le susdit acte d'installation, pour y avoir recours au besoin. » Cette énergique déclaration est signée par tous les moines profès qui composaient l'abbaye ; dom Pasquier s'abstint seul pour des motifs faciles à comprendre.

Voici les noms des religieux : Dom Joseph Allard, sacristain; dom Joseph Chiron;


dom Bernard Daussens; dom Pierre Monat; dom Etienne Reveyron ; dom J.-Bte Maniglier, procureur; dom Arsène de Mouxy; dom Louis Forel ; dom Claude-Joseph la Garde, maître des novices; dom Pacôme Le Clerc; dom Malachie de Béthune; dom Jean-Jacques Bourbon; frère Robert Barroloz ; frère Benoît Rolland ; frère Jean Montessuit ; frère Gérard Chappuis ; frère Claude Pasquier.

L'irritation fut très vive à la cour de Turin. Dans son entrevue avec le ministre Mellarède, dom Maniglier avait fait pressentir à cet homme d'Etat quelle résistance il éprouverait de la part des religieux de Tamié, sujets soumis mais forts de leur droit, chez qui la voix de la conscience n'était étouffée ni par l'ambition ni par le désir de plaire. Victor-Amédée ne céda point aux premiers mouvements de sa colère. Au bout d'un mois de réflexions, il écrivit au premier président du Sénat une lettre assez modérée dans la forme où il chargeait son avocat-général de provoquer la mise à néant de la protestation des religieux et de faire intimer à ces derniers l'arrêt à prononcer (1).

Depuis un certain nombre d'années, le Sénat de Savoie semblait mettre en oubli ces traditions d'indépendance qui avaient fait sa gloire pendant deux siècles. Dans la déclaration si légale et si respectueuse des moines de Tamié, il fit semblant de voir une atteinte portée aux droits du souverain, et personne, en pareille matière, n'était mieux à même que le Sénat d'apprécier la valeur de ces droits prétendus. On avait copié aux archives de

(1) Voir Document n° 3t, § 2.


l'abbaye tous les anciens titres sur lesquels la maison de Savoie croyait pouvoir appuyer ses prérogatives; de nombreux mémoires avaient été écrits sur cette question et le doute n'était plus possible.

La conscience faisait un devoir au premier corps de magistrature de remontrer à Victor-Amédée, tout ce que ses prétentions avaient d'excessif et d'injuste; le Sénat suivit une voie tout opposée. L'avocat-général dit en audience publique qu'il considérait la protestation des religieux de Tamié « comme contraire au droit de patronage de S. M., droit amplement reconnu par l'abbé général de Citeaux ». Conformément à ses conclusions, la déclaration insérée dans l'acte du 2 mars fut déclarée « nulle et non avenue, avec défense aux religieux de s'en prévaloir et d'élire un abbé, sous peine de 5,000 livres d'amende et de nullité de l'élection (1) ».

Voyons donc sur quoi s'appuyait ce droit de patronage qu'on prétendait exercer au mépris des règles fondamentales de Citeaux. La question n'a aujourd'hui qu'un intérêt purement historique; mais elle mérite d'être examinée brièvement pour faire comprendre les motifs légitimes de la résistance des religieux.

On entend généralement par droit de patronage « toutes les prérogatives que l'Église accorde aux fondateurs ou à ceux qui peuvent être regardés comme tels ». Celui qui dote une église dont le revenu était peu considérable acquiert par ce moyen le droit de patronage pour lui et ses héritiers ; mais tout bienfaiteur n'est pas réputé patron : il faut que le bienfait soit tel qu'il forme la prin-

(1) Voir Document n° 31, 3.


cipale dot d'une église (1). Appliquons ces principes à l'histoire qui nous occupe.

Nous avons vu dans la première partie de cet ouvrage que la maison religieuse de Tamié avait été fondée et dotée en 1132 par les seigneurs de Chevron, sur les prières de saint Pierre Ier, archevêque de Tarentaise. On n'a qu'à jeter les yeux sur les chartes publiées à la fin du présent volume pour se convaincre que la famille de Chevron réalisa dès l'origine toutes les conditions voulues pour acquérir le droit de patronage sur l'abbaye. Ce n'est point en dotant le monastère de quelques rentes peu considérables, en lui accordant un droit de pâturage ou en le prenant sous leur sauvegarde, que les comtes de Savoie ou ceux de Genevois purent légitimement se qualifier de patrons de Tamié, quoiqu'ils n'aient pas hésité à le faire dans quelques chartes. Le patronage ne se présume pas, il faut le prouver. Or, comment les princes de Savoie établissaient-ils ce droit?

Etait-ce par les armoiries? Mais on voyait figurer dans tout le monastère l'écu d'azur au chevron d'or et non les armes de Savoie. Pouvaient-ils s'appuyer sur la prescription? Mais ce moyen d'acquérir un droit ne pouvait être invoqué que dans le cas où trois présentations auraient eu lieu sans souffrir de difficulté. L'induit de Nicolas V n'offrait pas d'argument sérieux en faveur de nos princes, car, dans cet acte, le Souverain-Pontife s'engageait seulement à ne nommer à aucun bénéfice dans les Etats de

(1) D'après le droit canonique, fundatio est collatio omnium illorum quæ ad beneficium constituendum necessaria sunt. — Patronum facunt dos, ædificatio, fundus.


Savoie, sans l'agrément des chefs de cette monarchie.

Restait l'aveu des religieux souvent renouvelé dans des suppliques où ils qualifiaient leurs souverains de fonda- teurs, protecteurs de l'abbaye, etc. (1). Mais que signifiaient ces titres dictés par la nécessité, à une époque où les droits des religieux n'étaient pas contestés et en présence des arguments qui établissaient l'indépendance du monastère?

Toutes ces raisons n'avaient échappé ni à VictorAmédée, ni à ses ministres, ni au Sénat de Savoie. Mais le roi et les magistrats semblaient fermer les yeux à l'évidence; ils faisaient la guerre aux moines de Tamié comme à des complices de la conspiration ultramontaine qu'ils combattaient depuis bien des années. Le roi de Sardaigne n'avait qu'un droit de patronage très contestable sur l'abbaye de Tamié. Eût-il été en possession de ce droit, il ne lui appartenait pas de violer la règle de Cîteaux en choisissant lui-même l'abbé régulier; il.pouvait seulement se réserver d'accorder son exequatur au religieux élu par la communauté.

Les hommes passent, leurs préjugés personnels disparaissent et le temps fait triompher le bon droit. Après Victor-Amédée II vient un prince conciliant qui rend aux moines de Tamié le libre exercice de leurs droits méconnus par son père et par le Sénat de Savoie. Nous publions à la fin du volume l'éloquente lettre qu'il écrit à cette compagnie en 1733 pour réparer les erreurs du règne précédent. Après avoir longuement exposé l'état de la question, le roi conclut en ces termes (2) :

(1) Voir entre autres les Documents nos 15, 16 et 17.

(2) Voir Document n° 32.


« De toutes ces circonstances il résulte évidemment que nous n'avons aucun juste fondement d'insister pour la nomination de l'abbé de Tamié ou des abbesses des trois monastères du Béton, de Bonlieu et de Sainte-Catherine qui en dépendent, mais que nous devons laisser la liberté aux élections capitulaires et exiger seulement que l'on en rapporte la confirmation de l'abbé général par rapport à Tamié, et quant aux abbesses, de l'abbé de Tamié même, comme vicaire-général de l'ordre, sans que la cour de Rome y ait la moindre ingérance, en soutenant toujours le droit de notre royale maison, par une possession ancienne, d'agréer les élections ainsi faites. » Depuis le règne de Charles-Emmanuel III jusqu'à la révolution française, les élections des abbés de Tamié ont lieu suivant les principes tracés par la règle de saint Benoît, et le droit de patronage n'est plus invoqué par le roi de Sardaigne que pour accorder le placet aux supérieurs nommés et pour motiver la surveillance qu'exerce la haute magistrature sur toutes les maisons religieuses de l'Etat.


CHAPITRE VII

Installation de l'abbé Maniglier par dom Chiron, délégué par le général de l'ordre. — Profession de Mlle de Blancheville, religieuse du Beton, en 1740. — Commission de l'abbé de Cîteaux à dom Maniglier pour la visite des maisons cisterciennes de la Savoie. — Catastrophe du 2 août 1756 à Tamié. — L'abbé Jean-Jacques Bourbon; sa confirmation par celui de Cîteaux. — Il dresse en 1762 le règlement de Tamié ; difficultés qu'il éprouve. — Genre de vie des religieux. — Les abbés Joseph Rogès et Bernard Desmaisons. — Séjour des princes de Savoie à Tamié en 1786 et 1788.

Dom Pasquier eut pour successeur le prieur de Tamié Jean-Baptiste Maniglier, qui avait montré tant d'énergie en 1727, lors de la mission qu'il accomplit à Turin pour les intérêts de l'abbaye (1). Andoche Pernot, supérieur de l'ordre, commit dom Chiron, sous-prieur de Tamié, pour installer le nouvel abbé. Nous avons sous les yeux l'original des patentes délivrées à cette occasion, et il

(1) Jean-Baptiste Maniglier était né à Saint-Sigismond en Faucigny, Sa nomination au siège de Tamié est du 10 janvier 1735.


faut avouer que les cénobites qui entrèrent en 1098 au désert de Cîteaux auraient eu quelque peine à reconnaître leur successeur à travers tous les titres qu'il se donnait.

Quelle différence entre l'humble saint Robert et le « docteur en théologie de la faculté de Paris, premier conseiller-né au Parlement de Dijon, chef et supérieur général de tout l'ordre de Cîteaux, ayant l'entier pouvoir du chapitre général d'icelui ! » La maison-mère avait perdu l'esprit de ses fondateurs du jour où elle s'était écartée de la règle. Elle sanctionnait de bonne grâce les usurpations du pouvoir civil : la même patente va nous le prouver. Nous y lisons que « l'élection a été faite à Tamié en vertu du consentement de Sa Majesté le roi de Sardaigne ». Or, on sait que depuis la lettre de CharlesEmmanuel III, les moines de Tamié choisissaient librement leurs abbés suivant leur règle, et non en vertu d'un consentement quelconque.

Voici un court résumé des cérémonies de l'installation de l'abbé Maniglier.

Tous les religieux profès composant la communauté s'assemblent dans la salle du chapitre en présence d'un notaire chargé de dresser l'acte public. Le commissaire donne lecture du chapitre de la règle de saint Benoît, qui a pour titre : Qualis debeat esse abbas, et des différentes pièces relatives à l'élection de l'abbé; puis il s'exprime en ces termes :

Nos frater Josephus Chiron, vices gerens prioris monas- terii de Stamedio, auctoritate reverendissimi domini nostri abbatis generalis cisterciensis qua fungor, confirmo vos domnum Joannem-Baptistam Maniglier in abbatem hujus


monasterii et ipsi vos præficio, in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti (1).

Le chœur répond Amen et l'élu, s'étant mis à genoux devant le commissaire, prononce à haute voix le serment qui suit, la main sur les saints Evangiles :

Ego frater Joannes-Baptista Maniglier, electus in abbatem hujus monasterii Beatæ Mariæ de Stamedio, ordinis cister- ciensis, juro et bona fide promitto quod possessiones ad meum monasterium pertinentes non vendam, nec donabo, nec de novo infeudabo, vel aliquo modo alienabo, nisi prout continetur in bulla Benedicti papx duodecimi. Sic me Deus adjuvet et hæc sancta Dei Evangelia (2).

Après le serment, le sacristain présente dans un bassin au révérend commissaire les clefs et le sceau du monastère; le commissaire les remet à l'abbé, qui prête ensuite serment d'obéissance et de fidélité au supérieur général de Cîteaux, suivant le rituel de l'ordre. L'abbé prend possession de son siége et tous les religieux viennent selon leur degré d'ancienneté se mettre à genoux devant lui, placer leurs mains jointes dans les siennes et jurer en ces termes : Reverende Pater, ego promitto tibi obedientiam secundum regulam sancti Bene-

(1) « Nous frère Joseph Chiron, sous-prieur du monastère de Tamié, par l'autorité du révérendissime seigneur abbé général de Cîteaux que nous représentons, vous confirmons, vous dom Jean-Baptiste Maniglier comme abbé de ce monastère, et vous en donnons la direction au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. »

(2) « Je frère Jean-Baptiste Maniglier, élu abbé de ce monastère de Notre-Dame de Tamié, de l'ordre de Cîteaux, jure et promets de bonne foi que je ne vendrai, ne donnerai, n'hypothéquerai, n'inféoderai et n'aliénerai d'aucune manière les possessions appartenant à mon monastère, sauf les exceptions portées dans la bulle du pape Benoît XII. Ainsi Dieu me soit en aide et ses saints Evangiles. »


dicti usque ad mortem. L'abbé embrasse chacun d'eux et lui dit : Det tibi Deus vitam æternam (1). Le chantre entonne le répons Audi Israël et tous les religieux se rendent au son des cloches dans le chœur de l'église où le commissaire installe l'abbé à la place d'honneur, et la cérémonie se termine par le chant du Te Deum.

Dom Maniglier, qui ne le cédait en rien à ses prédécesseurs par le zèle dont il était animé pour l'Etroite- Observance, obtint comme un résultat inespéré l'observation exacte du bref d'Alexandre VII au monastère du Beton. Nous avons de lui une patente qu'il délivra en 1740 à Jean-Jacques Bourbon, religieux de Tamié, pour la profession de Mlle de Blancheville (2). Le commissaire se rendit au Beton et commença par examiner sœur Péronne-Andrée (c'était le nom de la jeune novice) sur la « vérité de sa vocation, capacité et qualités requises »; le concile de Trente (3), la règle de saint Benoît et le bref d'Alexandre VII l'exigeaient ainsi. Les parents de Mlle de Blancheville assistaient à sa profession et signèrent l'acte qu'on en dressa.

Comme tous ses prédécesseurs, M. Maniglier était vicaire-général-né de Cîteaux en Savoie, mais il nè pouvait s'acquitter de ces fonctions qu'en vertu des patentes du supérieur de l'ordre. L'abbé de Cîteaux ne les lui accorda qu'en 1738 et le Sénat les fit enregistrer (4).

(1) « Révérend père, je vous promets obéissance jusqu'à la mort, suivant la règle de saint Benoit. — Que Dieu vous donne la vie éternelle. »

(2) Voir Document n° 33.

(3) Sess. xxv, cop. 17.

(4) Voir pour tous ces faits aux archives du Sénat le reg. des aff.

ecclés. n° 20, fol. 180 v°.


Dix ans après, le prieur du monastère d'Aulps, dom Félix Bron, obtint le titre de visiteur et vicaire-général en Savoie à la place de l'abbé de Tamié, sous prétexte que ce dernier n'était pas en état de remplir les devoirs de cette charge à cause de son indisposition. Le Sénat refusa d'enregistrer les patentes venues de Cîteaux en faveur de Félix Bron, parce qu'elles portaient atteinte au droit immémorial des abbés de Tamié (1), et que dans sa lettre du 3 septembre 1672, Charles-Emmanuel II avait confirmé ce droit.

François Trouvé, abbé de Cîteaux, adressa le 4 juillet 1751 à dom Maniglier des lettres où il constatait que l'abbé d'Aulps avait été nommé visiteur des monastères de l'ordre en Savoie, mais que, « pour des motifs à lui seul connus », il transférait cette prérogative à celui de Tamié (2). Le Sénat enregistra ces patentes avec la clause suivante : « Sans qu'on puisse jamais induire desdites lettres aucun aveu ni approbation des provisions énoncées en icelles, moins encore aucun préjudice à la possession dans laquelle les abbés de Tamié sont d'être visiteurs et vicaires-généraux de tous les monastères de l'ordre de Cîteaux situés en Savoie (3).

La prélature de dom Maniglier n'est signalée que par la catastrophe que nous allons raconter.

Dans la nuit du 2 au 3 août 1756, à deux heures moins un quart et peu de temps avant que la communauté se levât pour chanter matines, la foudre tomba avec un

(1) Reg. ecclés. n° 19, fol. 249 v°.

(2) Archives de Tamié, n° 6.

(3) Reg. ecclés. n° 20, fol. 180 v°. — Cet arrêt est du 1er septembre,


éclat épouvantable sur l'abbaye de Tamié, et l'ébranla jusque dans ses fondements ; le plomb des vitres se fondit, les cloches et les horloges furent brisées en partie et jetées au loin avec violence. Tous les lieux réguliers, le cloître, l'infirmerie, le noviciat surtout, éprouvèrent les atteintes de ce terrible phénomène. Le feu du ciel traversa le dortoir dans toute sa longueur, et par un bienfait signalé de la Providence pas un des religieux n'en subit les effets. Pour remercier Dieu de la protection qu'il avait étendue sur le monastère et ses habitants, on décida que chaque année, le 3 août, la communauté chanterait les litanies des saints dans le cloître et célébrerait ensuite une messe d'actions de grâces (1).

Dom Maniglier mourut dans les premiers jours de décembre 1757; le 22 du même mois, les religieux élurent pour leur abbé dom Jean-Jacques Bourbon, natif d'Annecy et religieux profès de Tamié. Dans ses patentes de confirmation, datées du 1er janvier 1758, l'abbé de Cîteaux résumait ainsi les devoirs et les droits du nouveau prélat (2) : « Nous vous donnons le pouvoir de gouverner et d'administrer le monastère de Tamié pour le spirituel et le temporel, suivant les préceptes de notre sainte Mère l'Eglise et les constitutions de notre ordre ; d'en instruire tous les religieux; de les contraindre à observer les devoirs de leur état par les censures ecclésiastiques et les peines usitées dans notre ordre ou par d'autres punitions

(1) Archives de Tamié, n° 13.

(2) Voir Document n° 34.


opportunes ; de les absoudre de leurs péchés après leur avoir infligé une pénitence utile ; de désigner les confesseurs ; d'instituer ou de destituer les officiers du monastère ; de recevoir leurs comptes, les examiner, les approuver ou les rejeter; de percevoir tous les revenus de l'abbaye et de les employer au profit de la communauté, etc. »

Pour remplir ses devoirs dans toute leur étendue, l'abbé Bourbon s'appliqua à mettre par écrit les usages particuliers de Tamié et à dresser le plan de vie de ses religieux conformément à la règle de saint Benoît et aux règlements de la Trappe. En voici le résumé, d'après un manuscrit du temps (1) :

La règle que professent les religieux de Tamié n'est autre que celle de saint Benoît, à laquelle les chapitres généraux de leur ordre, dont Cîteaux est la maisonmère, ont ajouté plusieurs règlements et constitutions propres à en rendre l'observation plus exacte.

1° Ils mangent toujours en communauté dans un réfectoire où l'on fait la lecture pendant les repas, excepté les jours de jeûne à collation. Ils ont à dîner la soupe, deux portions, une mesure de vin telle que la prescrit la règle de saint Benoît, du fromage et du fruit.

A souper, on leur donne deux portions, le vin et le dessert comme au dîner. Aux collations des jours de jeûne d'ordre, ils ont la moitié de la mesure ordinaire de vin, avec le fromage et le fruit; aux collations des

(1) Archives de Tamié, n° 11.


jeûnes d'Eglise, la moitié de la mesure de vin et le pain seul.

2° Ils font toujours maigre et n'ont pour mets que les légumes et les racines qui croissent dans leur jardin. On ne leur sert que très rarement du poisson. En cas de maladie, les religieux sont mis à l'infirmerie où, selon la règle, ils mangent de la viande jusqu'à ce que leur santé soit rétablie.

3° Ils gardent un rigoureux silence en tout temps et en tout lieu, soit entre eux, soit avec les séculiers. A moins d'une permission expresse qu'un supérieur peut accorder pour de justes causes, il n'est permis à personne de parler, si ce n'est en présence de l'abbé et des supérieurs ou des présidents établis pour veiller à la conservation de la régularité.

4° La pauvreté étant l'un des points essentiels de la vie monastique, ils ne reçoivent ni ne donnent quoi que ce soit sans l'agrément des supérieurs, qui ont soin de pourvoir chaque religieux des choses nécessaires.

5° Outre les jeûnes commandés par l'Eglise, ils jeûnent deux fois par semaine depuis la Pentecôte jusqu'au 14 septembre, c'est-à-dire le mercredi et le vendredi, et tous les jours depuis le 14 septembre jusqu'au carême, à l'exception des dimanches et du jour de Noël.

6° Ils couchent tout vêtus, afin d'être prêts pour les matines au premier coup de cloche. Ils n'usent jamais de linge soit pour leurs habits soit dans leurs lits, mais à l'infirmerie on permet aux malades d'avoir des draps de toile et des chemises. Ils ne portent point de lumière dans leurs cellules.

7° Ils se lèvent régulièrement tous les jours à deux


heures après minuit pour aller aux matines qui, en y comprenant la méditation, durent ordinairement deux heures et les jours de fêtes et dimanches deux heures et demie.

Les dimanches et fêtes, depuis le 14 septembre jusqu'à Pâques, ils se lèvent à une heure après minuit ; alors il leur est permis de se recoucher après matines jusqu'à cinq heures et demie. On dit ensuite prime, puis une messe conventuelle à laquelle toute la communauté assiste. A l'issue de la messe, on se rend au chapitre où on lit le martyrologe, la règle et les constitutions de l'ordre. Après les prières accoutumées, le supérieur fait ordinairement quelque instruction et reprend ce qu'il y a de répréhensible dans la conduite de ses subordonnés. Le reste du temps jusqu'à huit heures et demie est employé à la prière et à dire les messes. Depuis Pâques jusqu'au 14 septembre, les religieux peuvent se recoucher tous les jours jusqu'à prime; mais depuis le 14 septembre jusqu'à Pâques, cet intervalle doit être employé à la prière, à la méditation ou à des loctures pieuses. Les jours de fête, depuis Pâques jusqu'au 14 septembre, le chapitre se tient immédiatement après prime. Le supérieur distribue ensuite le travail, qui dure jusqu'à sept heures et demie ; alors les prêtres vont dire leurs messes jusqu'à ce que tierce sonne.

Les articles 10, 11, 12 et 13 ont rapport à la célébration des différents offices pendant la journée.

14° Le travail du soir se donne en carême à deux heures et en tout autre temps à une heure ; il dure toujours une heure et demie. En été, pendant qu'on ramasse les foins et les blés, les religieux y travaillent jusqu'à quatre ou cinq heures; on leur donne un rafraîchisse-


ment à leur retour au monastère ou même dans la campagne. Ils disent aussi vêpres au milieu des champs, ainsi que l'ordonne la règle ; dans ce cas, il en reste toujours un certain nombre au monastère pour dire vêpres à l'église.

15° Excepté le temps du carême, les vêpres se disent toujours à quatre heures et sont précédées d'un quart d'heure de méditation, ce qui dure environ une heure et quart.

16° Le souper et la collation se sonnent à cinq heures.

17° Depuis Pâques jusqu'au 14 septembre, les religieux se rendent à six heures et demie au chapitre où l'on fait la lecture publique pendant une demi-heure; ensuite on chante les complies qui sont suivies d'un quart-d'heure de méditation et on sonne la retraite à huit heures. Depuis le 14 septembre jusqu'à Pâques, on avance la lecture et les complies d'une heure.

18° La retraite sonnée, tous les religieux se retirent dans leurs cellules du dortoir, dont on ferme les portes ; il n'est plus permis à personne d'en sortir, à moins que les officiers du monastère ne soient obligés de tenir compagnie aux étrangers ou de visiter les malades.

19° Les dimanches, après none, on tient la conférence, où les religieux s'édifient par des entretiens sur l'Evangile et autres sujets de piété. Elle dure environ une heure. Pour les jours de fête, on emploie à la lecture ou à la prière tout le temps qui n'est pas occupé par les offices.

20° Tous les quinze jours, les religieux ont, au lieu de travail, la promenade ou spacîment, depuis none


jusqu'à vêpres. Ils peuvent alors se parler et s'entretiennent de sujets édifiants.

Cet abrégé du règlement de Tamié est suivi de deux considérations qui méritent d'être reproduites : « La vie dont on vient de tracer le tableau est dure pour les sens et peu conforme aux inclinations de l'amour propre; mais elle est adoucie par les consolations intérieures dont Dieu favorise ceux qui le servent avec sincérité de cœur et par l'espérance du bonheur éternel.

« Toutefois, ces pratiques extérieures ne sont que l'écorce de la religion ; l'essentiel consiste dans un entier renoncement à soi-même, à sa propre volonté et à toutes les choses du monde. Le religieux ne doit plus vivre que pour Dieu, dans une entière obéissance à la règle et aux supérieurs, et dans cette charité inviolable qui est l'âme des communautés monastiques et sans laquelle tout le reste n'est d'aucun mérite devant Dieu. » Dom Jean-Jacques Bourbon nous fait connaître dans l'avertissement et la préface qui précèdent ses règlements (1) que « quelques esprits inquiets et téméraires en avaient paru effrayés et disposés à former une espèce de conspiration contre iceux avant d'en savoir le contenu». Il ne trouve pas étonnant que la réforme ait tant

(1) Règlements pour les religieux de Tamié, dressés par Rév, dom Jean-Jacques Bourbon abbé dudit Tamié, 1762. — Petit in-4° manuscrit de 95 feuillets. Archives de l'abbaye.


de peine à s'introduire dans l'ordre, « puisque pour des bagatelles que l'on doit et que l'on veut faire observer,.

il se trouve des contradicteurs dans une communauté aussi peu nombreuse que celle de Tamié. » Peut-être les opposants étaient-ils rebutés par le soin minutieux avec lequel l'auteur des règlements avait déterminé tous les actes et jusqu'aux moindres mouvements des religieux depuis l'instant du lever jusqu'à l'heure de la retraite (1). Ces détails étaient basés sur la modestie et la charité qui sont l'âme d'une maison religieuse et en partie aussi sur les règles générales de la civilité. La plupart de ces observances sont maintenues de nos jours sans la moindre objection dans les communautés de Trappistes. Mais au dix-huitième siècle, le genre de vie que l'on menait à Tamié contrastait si fort avec le régime adopté par la grande majorité des abbayes cisterciennes,

(1) Voici quelques articles du règlement sur la discipline du réfectoire : « Ceux qui répandront quelque chose sur la table, de la largeur d'environ un écu, iront se prosterner devant celle du R. P. abbé, de même que quand on fera plus de bruit qu'à l'ordinaire avec quoi que ce soit, quand on laissera tomber ou qu'on cassera quelque chose. Si l'on venait à se couper, on se prosternera de même. Après avoir eu ordre de se lever, on ira montrer au supérieur la blessure, de même que quand on aura cassé.

« On ne mangera ni trop vite ni trop lentement, on tiendra toujours les yeux baissés, on ne penchera point la tête sur ce que l'on mange.

On ne portera point le couteau à la bouche. On n'appuiera jamais les bras sur la table plus avant que le poing.

« On boira tenant la tasse à deux mains; on s'abstiendra de faire du bruit avec les dents et les lèvres en mangeant ou en buvant; chacun coupera son pain et son fromage uniment et proprement.

« On mangera les portions telles qu'on les sert, sans en faire aucun mélange ni jamais témoigner par aucun signe son dégoût ou son appétit sur ce qu'on présentera »


que l'on comprend les objections soulevées contre certaines pratiques par des religieux très exemplaires d'ailleurs. A dom Bourbon succéda l'abbé Joseph Rogès (5 octo- bre 1769). Sa prélature ne nous offre qu'un seul fait qui mérite d'être enregistré. Le noviciat établi à Tamié en 1713 pour toutes les maisons de la Savoie avait dû être limité à ce seul monastère, en raison des difficultés soulevées par les religieux d'Aulps et d'Hautecombe qui étaient de la commune Observance. Les jeunes gens savoisiens destinés à ces deux abbayes allaient faire leur noviciat à Pontigny; mais les parents firent entendre des doléances à cause des frais que ces déplacements leur causaient, et le Sénat vit un inconvénient à ce que des sujets du roi fussent élevés à l'étranger. L'abbé de Cîteaux décida en conséquence que tous les novices d'Aulps et d'Hautecombe seraient élevés à Aulps et que Tamié garderait les siens ; il confirma en même temps dorn Rogès dans ses fonctions de vicaire-général de l'ordre.

Bernard Desmaisons, maître des novices, prit possession du siège abbatial le 25 février 1783. En 1786 et 1788, Tamié eut la visite de Charles-Emmanuel, prince de Piémont, et de la princesse Clotilde de Bourbon son épouse (1). Les exercices continuèrent sans interruption, malgré la présence de ces augustes personnages, qui vivaient dans l'abbaye comme de vrais cénobites et

(1) Ce prince succéda à son père Victor-Amédée III en 1796, sous le nom de Charles-Emmanuel IV. Il abdiqua en 1802 et se retira chez les Jésuites à Rome, où il mourut.


paraissaient s'être dépouillés en y entrant de toutes les grandeurs mondaines. Ils venaient y apprendre l'esprit de sacrifice et la résignation chrétienne, sans se douter que l'heure approchait où les plus dures épreuves leur rendraient ces vertus indispensables.


CHAPITRE VIII

Dom Claude-Antoine Gabet; sa famille et son début dans la carrière militaire. — Sa vocation religieuse. — Il est élu abbé de Tamié. — Suppression des monastères en France. — Les Trappistes à la ValSainte en Suisse. — Doutes exprimés par dom Gabet au sujet des droits de Tamié en 1792.

Lorsque dom Bernard Desmaisons mourut (juin 1789), l'abbaye de Tamié était plus florissante que jamais. Pour ne parler que des choses temporelles, ses revenus avaient presque doublé depuis un siècle, grâce à la sévère économie qui présidait à leur distribution, et malgré les abondantes aumônes qu'elle répandait chaque jour dans la contrée. Les sourdes rumeurs qui annonçaient l'orage venaient expirer aux portes du monastère ; dans leur suprême indifférence pour les événements de chaque jour, ses paisibles habitants se consacraient tout entiers comme leurs Pères à la prière et aux travaux manuels, sans qu'un écho affaibli des agitations populaires vînt


troubler leur solitude. La communauté choisit dom Gabet pour abbé en l'assemblée capitulaire du 3 août 1789. Le roi de Sardaigne approuva cette élection le 22 septembre suivant.

Claude-Antoine Gabet est un des personnages les plus remarquables qu'ait produits la Savoie vers la fin du dixhuitième siècle, aux approches de la grande révolution; mais la vie de cet homme de cœur et de dévouement est en général très peu connue. Il était né à Chambéry le 26 février 1750 d'une famille honorable qui compte aujourd'hui de nombreuses ramifications. Quoique plusieurs de ses ancêtres eussent embrassé la carrière ecclésiastique, il suivit tout d'abord une voie opposée et choisit le barreau ; mais il l'abandonna pour l'état militaire. La distinction de ses manières et les protections qu'il s'était ménagé lui procurèrent une position qui était le gage d'un brillant avenir : il devint garde du corps de S. M. le roi de Sardaigne.

Le futur abbé de Tamié, choyé des grands et lancé dans le tourbillon des plaisirs, ne se doutait guères qu'il passerait la plus grande partie de sa vie dans les pratiques d'une austère pénitence. Un soir qu'il était de garde dans les appartements du roi à Turin (1), il crut avoir une vision ; une figure immobile se présenta devant lui et il n'échappa qu'avec le jour aux obsessions du fantôme. Ce phénomène donna une direction nouvelle à ses idées. Il se prit à réfléchir sérieusement sur l'insta-

(1) Nous tenons les détails qui vont suivre de la nièce de dom Gabet, qui habite Albertville, et à laquelle ce prélat a souvent répété l'histoire de sa conversion.


bilité des choses terrestres et sur le vide profond qu'elles laissent dans l'âme de quiconque en fait son unique souci. Dès ce moment, son parti fut pris sans retour Dans la matinée, il se jeta aux pieds du roi en le suppliant d'agréer sa démission. « Gabet est devenu fou! »

s'écria Victor-Amédée, et toute la cour répéta ses paroles.

Sans tenir compte de ce propos et ferme dans ses desseins, Gabet partit pour Chambéry où il fit connaître à ses parents le projet qu'il avait de se faire moine à Tamié.

Sa mère jeta les hauts cris, et son père, sans prendre au sérieux les paroles qu'il venait d'entendre, exposa à l'exgarde du corps qu'il devait songer à s'établir et que la chose lui serait très facile. Pour toute réponse, Gabet prit le soir même le chemin de Tamié. En abordant le P. Desmaisons, supérieur de l'abbaye, il dit à haute voix ces deux vers qui peignaient l'état de son âme :

Inveni portum, spes et fortuna valete!

Sat me lusistis; ludite nunc alios (1).

L'enthousiasme avait conduit le jeune postulant dans la solitude de Tamié. Quand il eut suivi pendant quelques jours les pénibles exercices des religieux, chanté leurs longs offices, travaillé avec eux en silence et partagé leurs maigres repas, sa vocation lui sembla bien moins évidente qu'à Chambéry et à Turin. De rudes combats se livraient dans son âme entre les délices mondaines qu'il

(1) J'arrive au port, adieu décevante fortune!

Longtemps j'espérai tes faveurs : Qu'un autre désormais te loue et t'importune ; Adieu! Va loin d'ici faire couler des pleurs.


avait déjà goûtées et la vie spirituelle qu'il n'avait fait qu'entrevoir. Le monde l'emporta : après huit jours de lutte, Gabet s'avoua vaincu. Au moment où il se disposait à partir pour rentrer au domicile paternel, un orage épouvantable éclata sur Tamié et le retint à l'abbaye pendant plusieurs heures. Ce court intervalle de temps décida de l'avenir du jeune homme. Il lui parut que Dieu l'appelait irrésistiblement à lui et dès lors le calme revint dans son âme. Son premier mouvement fut de se jeter aux pieds du père abbé, de lui dévoiler ses incertitudes et de lui demander d'être admis sans retard dans la communauté. Dès ce moment, il se prépara à la prise d'habit; mais une épreuve plus décisive lui restait à subir.

Ses parents, qui l'avaient vu partir avec tant de précipitation, étaient dans un cruel embarras. Ils partirent pour Tamié afin de vaincre une résolution si clairement manifestée; ni les prières ni les larmes ne purent avoir raison du jeune postulant.

Tel était l'homme qui dirigeait l'abbaye lorsque la tempête qui menaçait depuis longtemps l'ordre monas- tique en France se déchaîna tout à coup et en dispersa au loin les débris (1).

L'Assemblée constituante, sur la motion du ci-devant évêque d'Autun Talleyrand-Périgord, avait mis à la disposition du gouvernement toutes les propriétés ecclésiastiques et leurs revenus (2 novembre 1789). Trois mois, après (13 novembre 1790), elle décréta que la loi ne

(1) Avant d'être élu abbé, dom Gabet fut secrétaire des abbés de Tamié Rogès et Desmaisons.


reconnaissait plus les vœux monastiques, et que les ordres ou congrégations régulières dans lesquelles on faisait de pareils vœux étaient supprimés en France. La Trappe subit la proscription générale, malgré les protestations des habitants de la province et le rapport favorable présenté au gouvernement par les commissaires chargés de visiter ce monastère (1). Après un an d'incertitudes , l'Assemblée constituante décida par un décret spécial qu'il n'y avait pas lieu de faire une exception en faveur de la Trappe. La communauté se dispersa.

Sept de ses membres, conduits par dom Augustin de Lestrange, maître des novices, quittèrent la France et s'établirent, avec la permission du Sénat de Fribourg, dans un vallon suisse qu'avaient occupé autrefois des Chartreux. Ce désert portait le nom de la Val-Sainte. Il offrit aux Trappistes un lieu de refuge pendant l'orage, et l'ordre de Cîteaux s'y régénéra pour reparaître au XIXe siècle tel que nous le voyons, animé du véritable esprit de ses fondateurs (2).

Par suite de la suppression des monastères de Cîteaux en France, dom Gabet doutait s'il continuait à être en possession du droit de visiter les abbayes de cet ordre en Savoie. Le roi Victor-Amédée III trancha cette difficulté par une lettre adressée au Sénat le 9 mars 1792 (3). Il

(1) Les Trappistes ou l'ordre de Cîteaux au XIXe siècle, par C. Gaillardin. T. 1er, p. 351 et suiv.

(2) L'abbaye de la Grâce-Dieu, au diocèse de Besançon, d'où est sortie la nouvelle colonie qui vient de restaurer Tamié, a été fermée le 31 août 1790 et vendue avec ses dépendances dans le courant de l'année suivante.

(3) Reg. ecclés. n° 34, fol. 114 v°.


rappelait que l'abbé de Tamié jouissait de ce droit en vertu de sa seule dignité et de temps immémorial; il en donnait différentes preuves tirées des registres de la Compagnie. La missive royale se terminait par un ordre de visiter Hautecombe, qui était soumis à cette formalité, quoique l'évêque de Chambéry eût le titre d'abbé commendataire de cette maison (1).

(1) La mense abbatiale d'Hautecombe avait été réunie à la SainteChapelle de Chambéry en 1753.


CHAPITRE IX

L'Assemblée nationale des Allobroges. — Les biens du clergé de Savoie sont saisis; décrets de l'Assemblée contre les ordres religieux. — Les commissaires républicains à Tamié. — Dom Gabet et ses moines se décident à quitter l'abbaye ; subterfuge qu'ils emploient. —

Les religieux de Tamié en Piémont.

Le 22 septembre 1792, l'armée française entra sur le territoire savoisien; l'ancienne dynastie avait cessé de régner. Les députés nommés par les communes de la province se réunirent à Chambéry pour former un gouvernement provisoire et prirent le titre d'Assemblée nationale souveraine des Allobroges. Dans sa séance du 26 octobre, ils rendirent plusieurs décrets où l'on remarquait les articles suivants (1) : 1° Tous les biens du clergé tant séculier que régulier passent en propriété à la Nation, qui leur en continue la jouissance provisoire.

(1) Histoire de la réunion de la Savoie à la France en 1792, par J. Dessaix, p. 256 et suiv.


2° A dater de la publication du présent décret, nul ecclésiastique séculier, ni les maisons religieuses de l'un et de l'autre sexe, ne pourront aliéner, hypothéquer ou dénaturer, sous aucun prétexte quelconque, les meubles ou immeubles dont ils doivent être nantis. 3° L'Assemblée nationale défend à toute communauté religieuse de l'un et de l'autre sexe d'augmenter le nombre de ses individus en recevant des novices, et suspend l'émission des vœux pour ceux qu'elle aurait déjà reçus dans son sein. Les communautés religieuses donneront à la municipalité la désignation des membres qui les composent, de leur âge, du lieu de leur naissance et de celui de leur profession (s'ils ont émis des vœux) et la date de leur domicile dans ce pays.

Le 31 octobre, la commission provisoire d'administration des Allobroges nomme des commissaires « chargés d'exécuter ce qui leur serait prescrit pour la conservation des biens des religieux et faire inventaire ». Ceux de Tamié étaient les citoyens Thomas Bouchet, Comte et Exertier, notaire. Nous n'avons pu retrouver le rapport de ces délégués.

Tamié touchait à sa dernière heure. Cette illustre abbaye allait subir la loi commune et porter la peine de ce relâchement qu'elle combattait avec une généreuse persistance depuis plus d'un siècle. Dom Gabet et ses religieux ne se firent point illusion. Dès qu'on leur eut signifié les décrets de l'assemblée des Allobroges, ils s'y conformèrent scrupuleusement, s'en remettant pour le surplus aux soins de la Providence.

Au mois d'avril 1793, le général Kellermann, qui commandait en Savoie, ayant eu avis du retour offensif


des Piémontais, donna ordre à un détachement de troupes de passer le col de Tamié et d'occuper l'abbaye, point central d'un passage important qu'il s'agissait d'intercepter. Dom Gabet reçut avis de l'arrivée de la colonne républicaine lorsqu'elle touchait presque aux portes du monastère. Il réunit ses religieux et leur fit voir qu'ils n'avaient pas d'autre parti à prendre que de quitter la maison de prières qui avait cessé de leur appartenir, et de se retirer en Piémont à travers les montagnes. Mais comment faire les préparatifs d'un départ soudain sans éveiller les soupçons ? Comment préserver du pillage les objets précieux que renfermait l'abbaye?

Sans se déconcerter, dom Gabet donne aux religieux les ordres nécessaires, et ses fermiers, avertis secrètement, se tiennent prêts à lui rendre le service qu'il attend d'eux. La colonne arrive, exténuée de froid, de faim et de fatigue. L'abbé de Tamié se présente aux républicains le visage riant et les invite à entrer en amis dans sa maison. Les tables sont chargées de provisions, le vin coule en abondance ; la douce chaleur des appartements fait éprouver aux soldats un bien-être qu'ils n'ont pas goûté depuis longtemps. Les libations se succèdent avec rapidité et bientôt toute la colonne s'est endormie d'un profond sommeil. La nuit tombe. Favorisés par l'obscurité, les religieux se réunissent à une porte secrète nantis des objets précieux qu'ils ont recueillis en toute hâte; des montures ont été préparées silencieusement pour transporter les vieillards et les bagages. Toute la communauté prend le chemin de l'exil et va chercher un désert hospitalier qu'elle puisse fertiliser de ses sueurs et faire retentir du chant des cantiques sacrés.


Il n'était resté au monastère qu'un frère malade et un vieux père qui dirent l'exacte vérité lorsque le lendemain ils déclarèrent au commandant de la colonne qu'ils ignoraient quel chemin avaient pris les moines.

Dom Gabet et ses religieux, munis de passeports, arrivèrent sans obstacle jusqu'au Saint-Bernard, malgré la tourmente et les neiges amoncelées.

Pas un des moines de Tamié ne périt en route. Aux limites du Valais, ils trouvèrent gisant sur la terre le cadavre de M. Bailly, curé de Saint-Ferréol, qui avait succombé sans secours au milieu de la tempête. La communauté reçut une généreuse hospitalité à l'ermitage des Camaldules, sur la colline de Turin. Mais pour ne pas être à charge à leurs hôtes, dom Gabet et ses moines ne tardèrent pas à prendre congé d'eux et à se diriger vers les landes incultes dépendantes de l'abbaye de Grassano, près d'Asti. Ils y reprirent leurs exercices réguliers, en attendant des jours meilleurs et avec autant de joie que si la proscription n'eût pas passé sur leurs têtes.


LIVRE III

TAMIÉ DEPUIS SA SUPPRESSION

(1792-1861)

Et pauci facti sunt et vexati sunt a tribulatione malorum et dolore.

(Psalm. CVI, 39.)



CHAPITRE Ier

Tamié après le départ des moines. — La famille Favre. — Le comte de Lazary, commandant de la Savoie. — Débry, commissaire de la convention à Tamié. — Destruction des livres et des archives de l'abbaye. — François Favre sauve plusieurs prêtres pendant la tourmente révolutionnaire. — Vente des biens de l'abbaye.

Le détachement républicain cantonné provisoirement à Tamié n'était chargé d'aucune mission à l'égard de l'abbaye et de ses moines. Il laissa la colonie fugitive s'acheminer à travers les montagnes vers le lieu de son exil (1), commit quelques hommes de confiance à la garde du monastère et prit la direction d'Annecy, où les Piémontais menaçaient d'opérer un prochain mouvement. Dans leur départ précipité, les religieux n'avaient pu emporter ou mettre à l'abri du pillage qu'un petit nombre d'objets précieux et quelques valeurs en numé-

(1) Un exprès partit pour prévenir les gendarmes de Faverges du départ des religieux; mais Sigismond Favre, père d'une famille dont nous allons parler, retint cet homme, l'enivra complètement et n'eut Pas de peine à lui soustraire le pli dont il était porteur.


raire. Tamié renfermait encore un mobilier et des provisions dont il importait de tirer parti; la Convention chargea de ce soin le citoyen Débry, un de ces caractères pusillanimes que la crainte du danger rend parfois féroces, et qui voulait faire oublier le dévouement traditionnel de sa famille aux prêtres par l'exagération de son zèle républicain. Ce démagogue du lendemain allait se trouver en contact avec François Favre, le principal fermier de l'abbaye, qui avait prévenu dom Gabet de l'arrivée du détachement et préparé toutes choses pour le départ des moines. Sous l'écorce grossière du paysan, Favre cachait les plus précieuses qualités : de la finesse, une austère bonne foi, un attachement inviolable à ses maîtres. Son père, originaire du Chablais, était venu occuper en 1783, avec ses nombreux enfants, la ferme de Malapalud, voisine de Tamié. C'était une famille patriarcale que dom Desmaisons avait tirée de la misère et qui prospérait à l'ombre de l'abbaye, dans une médiocrité embellie par la santé et la paix intérieure. Les mauvais jours arrivèrent et avec eux l'heure des grands dévouements, cette heure qui ouvre sur les âmes des horizons nouveaux et développe en elles des ressorts longtemps ignorés (1).

Au moment de l'entrée des Français en Savoie (septembre 1792), les troupes sardes qui occupaient cette province étaient placées sous le commandement du

(1) Ce brave montagnard était né au Grand-Bornand (Chablais) le 6 janvier 1752; il est mort à Malapalud, près de Tamié, le 7 août 1842, jouissant de toutes ses facultés intellectuelles. Son fils Jean-François nous a fourni quelques détails de ce récit, qu'il tenait du vieillard lui-même.


comte de Lazary, vieillard octogénaire qui, malgré les ressources dont il disposait, ne fit pas la moindre résistance à l'armée d'invasion. Ses régiments se retirèrent pour la plupart en bon ordre vers les défilés qui conduisent en Piémont; mais lui, soit qu'il se fût arrêté pour surveiller les retardataires, soit que des infirmités l'eussent retenu en chemin, il ne put suivre la marche de ses soldats, et redoutant plus que la mort de tomber au pouvoir des Français, il gagna par des sentiers abruptes la combe de Tamié. François Favre, l'aîné des fils du fermier de Malapalud, lui paraissait le seul homme chez qui il pût trouver un asile sûr pour attendre qu'une occasion propice lui permît de passer les Alpes.

Il arriva chez ce brave paysan exténué de fatigue et reçut de lui la plus cordiale hospitalité. Deux mois s'écoulèrent sans qu'on soupçonnât la présence du gentilhomme près d'un des passages les plus fréquentés de la contrée.

Cependant le bruit vint à se répandre qu'on recélait un aristocrate à la ferme de Malapalud; il fallut se résoudre à quitter cet abri, quoique la saison fût déjà très avancée et que des postes français occupassent tout le pays.

François Favre offrit à M. de Lazary d'être son guide et son défenseur dans cette seconde fuite. Le 28 novembre, à la nuit tombante, le paysan et le noble, munis d'excellentes montures, se dirigent sur Faverges par la route de Seytenex. Ils arrivent au village de Saint-Ferréol, après avoir trompé plusieurs fois la vigilance des sentinelles; Favre fait descendre le comte de cheval et le cache dans un réduit obscur où il lui promet de le venir prendre sitôt qu'il aura franchi Saint-Ferréol et conduit les chevaux à une certaine distance des habitations. Les


soldats du poste, voyant deux montures bien sellées, soupçonnent quelque mystère et refusent de laisser passer l'honnête fermier, malgré son attitude inoffensive; des gens du pays interviennent, plaident en faveur de Favre, et grâce à leur secours il traverse sans encombre la compagnie républicaine. Il revient sur ses pas, selon sa promesse ; mais le vieillard a disparu de son gîte : les aboiements de quelques chiens l'en ont fait déguerpir.

Favre le découvre enfin, et M. de Lazary, deux pistolets à la main, avoue qu'il était prêt à faire feu sur lui, le prenant pour un des soldats du poste. Les deux compagnons se dirigent par des sentiers détournés vers leurs montures et continuent leur chemin. Un autre poste se présente : ils conviennent de le franchir au grand galop et en silence, malgré les cris de guerre des sentinelles.

Le poste s'éveille au bruit des chevaux, le Qui vive! reste sans réponse et les soldats font pleuvoir une grêle de balles sur les fugitifs qui, sortis sains et saufs de cette terrible épreuve, parviennent à l'aube du jour au village des Clefs, près du bourg de Thônes. Ils passent la journée entière auprès d'un ami et reprennent leur périlleuse odyssée jusqu'au moment où le comte de Lazary, à l'abri de tout danger, peut se reposer de ses fatigues dans la ville de Cluses, pour se rendre bientôt en Piémont. François Favre a terminé sa tâche ; il a hâte de retourner à Tamié, où l'attendent d'autres devoirs. Au moment du départ, M. de Lazary, ému jusqu'aux larmes, serre contre son cœur cet hôte généreux qui vient d'exposer sa vie avec le plus noble désintéressement, pour sauver un vieillard qu'il a recueilli un instant à son foyer.


Tel était l'homme en qui dom Gabet avait placé sa confiance lorsque l'heure arriva où les moines durent prendre à leur tour la route de l'exil. François Favre les avertit du danger qui les menaçait, prépara tout pour leur départ et ne quitta la communauté que lorsqu'elle put cheminer à travers les montagnes, à l'abri de toutes poursuites. Favre connaissait depuis longtemps le farouche Débry ; il résolut de circonvenir ce personnage, pour arracher l'abbaye à la destruction.

Le commissaire de la Convention, accompagné d'une bande d'individus armés, partit de Faverges et vint à Tamié au mois de mai 1793, quelques semaines après le départ des religieux. Il s'en prit d'abord à la tour de l'église, qui était surmontée d'un clocher en bois revêtu de ferblanc, d'environ soixante pieds de hauteur; c'eût été un travail long et difficile que de démolir pièce par pièce cette flèche aérienne qui unissait l'élégance à la solidité. On préféra la faire tomber d'un seul coup, et, pour y arriver plus sûrement, Débry mit en réquisition les charpentiers qui avaient construit la partie supérieure du clocher cinq ans auparavant. Ces braves gens ne purent éviter cette funeste corvée. Un treuil avait été placé sur la montagne qui s'élève audessus de l'abbaye; ils y enroulèrent de gros câbles dont une extrémité était attachée solidement à la flèche.

Au signal du commissaire, un craquement effroyable se fit entendre : le gracieux monument qui dominait toute la combe de Tamié joncha le sol de ses débris. Un cri de douleur répondit au loin dans la campagne à cet acte de vandalisme, car c'était l'heure des travaux agricoles, et les paysans de la contrée entrevoyaient avec angoisse la


série de malheurs dont le triste prélude venait de s'accomplir.

Malgré l'indignation dont son âme débordait, François Favre avait su se contenir pendant la scène que nous avons décrite. Voyant que les charpentiers travaillaient à démolir le campanile placé au-dessus du réfectoire, il s'approcha de Débry, et, sans se laisser intimider par ses airs farouches, il lui fit observer qu'on ne pouvait laisser le toit du clocher ouvert à tous les vents si l'on voulait éviter la ruine de l'édifice. « Espérez-vous donc voir revenir un jour les moines? » dit Débry d'un ton furieux.

« Citoyen commissaire, répliqua Favre, la Savoie appar- « tient désormais à la France ; cette vallée va devenir un « passage très fréquenté par les armées; Tamié leur « servira de caserne. Où trouveront-ils un abri contre la « neige et le mauvais temps si tu laisses ruiner ces « bâtiments? La République est intéressée à leur conser« vation. » Ces raisons touchèrent le commissaire, qui consentit à ce qu'on couvrît le vide laissé par la tour du clocher.

Après que Débry et sa bande eurent passé le niveau égalitaire sur les toits de l'abbaye, ils pénétrèrent dans l'église et mirent au pillage ce qui s'y trouvait encore d'ornements et d'objets précieux. Un témoin oculaire assurait, il y quelques années, que ces forcenés n'avaient pas même respecté l'asile de la mort, et que l'un d'eux, quittant ses vieux souliers, s'était approprié ceux du dernier religieux enseveli dans le caveau central. On réunit en tas auprès d'un cerisier les livres de piété qu'on put découvrir, des tableaux, des papiers et des titres de toute espèce ; le feu dévora ces richesses archéo-


logiques dont la perte serait irréparable pour nous si les archives du Sénat n'y suppléaient en partie. Le tronc noirci de l'arbre qui fut le centre de cet auto-da-fé s'élève encore aujourd'hui aux portes du monastère comme un monument de la plus triste époque de notre histoire.

L'appartement que les princes de Savoie avaient habité en 1786 et 1788 renfermait deux tableaux d'une bonne exécution ; l'un représentait saint Pierre de Tarentaise, premier abbé de Tamié, et l'autre Charles-Emmanuel, fils du roi de Sardaigne. Débry s'élança, le sabre à la main, sur le portrait du prince, et y fit une large incision; il allait décharger aussi sa fureur sur l'image de saint Pierre, lorsque François Favre offrit d'acquérir ce tableau et le transporta chez lui pour le rendre fidèlement aux moines, si la Providence les ramenait à Tamié. Cette peinture figure aujourd'hui dans l'abbaye restaurée et nous en offrons à nos lecteurs une reproduction exacte.

Avant 1793, le monastère possédait sept cloches, trois à la grande tour et quatre au campanile du réfectoire ; elles furent toutes transportées à Faverges et de là aux fonderies républicaines. On y admirait un superbe calice d'or pur, garni de perles et de pierres fines ; c'était un don de Charles-Emmanuel III. La ferme de Malapalud ne parut pas assez sûre pour y cacher ce vase précieux ; on l'enferma dans un mur de la maison Minoret, vieille chaumière bâtie en un lieu peu accessible. Quant à Favre, il recueillit chez lui tous les objets ayant appartenu à l'abbaye et qu'il put sauver de la destruction. Il remplit son grenier de ces amples robes de chœur connues sous le nom de coules et que révêtent les religieux de Cîteaux 15.


pour chanter l'office ; il serra dans ses armoires des livres de chant, des reliquaires et quelques ouvrages de piété. Outre le portrait de saint Pierre, il avait arraché aux flammes deux tableaux représentant la SainteVierge et saint Bernard. Ces images sacrées décorèrent une modeste chambre de Malapalud, qui servit d'oratoire et où la messe se célébra sans interruption pendant le règne de la Terreur. Tant que dura la tourmente, François Favre se dévoua au salut des prêtres qui cherchaient dans les gorges inaccessibles de Tamié un abri contre la persécution. Il avait donné asile à deux frères convers de l'abbaye, Joseph Christin (1) et Nicolas Sondaz. Ces braves gens s'employèrent comme domestiques dans la ferme, en attendant des jours meilleurs.

Un jour que Favre, accompagné du frère Sondaz, revenait à cheval d'une excursion dans la combe de Savoie et gravissait la côte escarpée de Tournon, un bruit insolite retentit derrière eux. Le fermier se retourne et aperçoit, à la faveur d'un beau clair de lune, deux gendarmes qui prennent la direction du col. « Hâtonsnous, dit-il au frère, trois prêtres sont cachés aux baraques de Naizau, tout près de ma maison; ils vont être pris si je n'arrive pas avant les gendarmes. » Là-dessus, Favre laisse son cheval au frère, prend tout courant un chemin de traverse et tombe à l'improviste dans la chambre où les trois ecclésiastiques achevaient leur repas. « Fuyez, s'écrie-t-il, il n'est que temps les gendarmes sont là! » Les prêtres, croyant à une plaisanterie,

(1) Joseph Christin reprit l'habit de frère convers dans la communauté du Mont-Cenis, reconstituée par dom Gabet.


ne font pas mine de se lever, mais le fermier renverse leur table d'un coup de pied et les jette brusquement à la porte de la chaumière. A peine sont-ils sortis que les agents de la force publique se présentent au seuil du logis et devinent, à l'air effaré de François Favre non moins qu'au désordre de sa demeure, que leur proie s'est échappée. Ils se rétirent en maugréant, mais les prêtres ont gagné la montagne et sont déjà hors de danger.

Le plan de ce livre ne nous permet pas de rapporter en détail les actions héroïques du fermier de Malapalud pendant les sombres jours de la Terreur. Sa maison était le rendez-vous des proscrits. Doué d'une finesse égale à son agilité et à son courage, il réussit presque toujours à dépister les gendarmes et à favoriser la fuite des prêtres réfractaires. Un dimanche, pourtant, sa vigilance fut mise en défaut. La messe venait d'être célébrée dans son humble demeure, et il dînait paisiblement en compagnie du vénérable curé de Plancherine, M. Urbain Ract, lorsque un bruit de chevaux se fit entendre. Le prêtre eut à peine le temps de s'étendre sur le lit du fermier et de se couvrir de quelques misérables hardes. Un maréchal des logis entre brusquement et demande le curé. Favre accueille de son mieux les gendarmes et les invite à se reposer un instant. On boit largement, on mène joyeuse vie pendant trois longues heures. Cependant il faut partir. Quant au curé, pas de nouvelles; on assure qu'il a été vu en Tarentaise. « Ce n'est pas là que j'irai le chercher», dit le maréchal des logis, et il quitte la ferme enchanté de l'hospitalité qu'il a reçue. Le pauvre curé, à demi étouffé sous les haillons, sort de sa cachette et remercie avec effusion le brave fermier du service qu'il vient de lui rendre.


Enfin la tempête se calme. La plupart des propriétés dépendantes de Tamié ont été vendues séparément (1).

Le 14 nivôse an VIII, les membres de l'administration centrale du département du Mont-Blanc, réunis au château de Chambéry, mettent en adjudication « un

(1) Voici le détail de ces ventes, tel que nous l'avons extrait des archives de la préfecture de Chambéry : Du 27 messidor an IV, à Claude Giraud et Paul-Marie Désarnod, domiciliés à Chambéry, un domaine sur les communes de Sainte-Hélène du Lac, de la Chavanne et des Molettes. Prix : 38,216 liv. 18 s.

Du 3 thermidor, même année, à Pierre-Antoine Rivet, de Lanslebourg, domicilié à Tournon, la grangerie de la Cassine et terres adjacentes Prix : 24,266 liv.

Du même jour, à Nicolas Verney, directeur de la poste à Chambéry, un domaine à Verel-Montbel. Prix : 21,121 liv. 4 s.

Du 5 thermidor, même année, à François Janin, notaire à Chambéry, la grangerie des Trois-Nants. Prix : 7,420 liv.

Du même jour, à Joseph Palluel, une pièce de pré sur la commune de Saint-Vital, comprise dans une vente s'élevant à 15,012 liv.

Du 15 thermidor, même année, à François Bailly, notaire, domaine à Gilly pour 3,440 liv.

Du même jour, à Charles-Emmanuel Perret, notaire, cent journaux de terrain. Prix : 7,425 liv.

Du même jour, à François Bally, notaire, un domaine au Haut-duFour. Prix : 7,425 liv.

Du même jour, au même, un domaine à Verrens. Prix : 2,060 liv.

Du 27 thermidor, même année, à Nicolas Ract-Madoux, un domaine à Mercury-Gemilly. Prix : 6,737 liv. 16 s. 2 d.

Du 1er fructidor, même année, à Jean-Baptiste Fraix de Bavu, une pièce de champ à Plancherine. Prix : 1,151 liv. 12 s.

Du 3 fructidor, même année, aux citoyens François Bailly et François Favre : 1° la Grangerie de la Tour (Plancherine et Chevron) ; 2° autre domaine. Prix : 11,510 liv.

Du même jour, domaine à François Favre. Prix : 1,848 liv.

Du même jour, à Jean-Louis Philibert, le grangeage de Malapalud, outre les bâtiments. Prix : 26,715 liv.

Du 3 fructidor, même année, un domaine à François Bailly. Prix : 11,510 liv.

Du 11 vendémiaire, an v, à Jean-Baptiste Piffet, un pré à Plancherine.

Prix : 105 liv. 12 s.


immeuble national provenant de la ci-devant abbaye de Tamié. Ledit immeuble, estimé par un rapport d'experts à la somme de 11,200 fr., consiste en pièce de pré, champs, broussailles, pâturages, teppe avec une maison, grange, écurie, cour, jardin, le couvent et l'église de ladite abbaye, le tout joint ensemble de la contenance de 2,716 ares et 28 centiares. » Sur la première mise à prix de 11,200 fr., personne ne se présente.

Le 19 nivôse, l'enchère est portée à 27,200 fr. par les citoyens Charles-Louis Comte le neveu, domicilié à Faverges ; Pierre-Antoine Rivet, de Tournon ; François Garin de Faverges; Charles-Emmanuel Perret, de Verrens; Henry Vulliet, du Grand-Bornand et François Favre de Plancherine, qui demeurent propriétaires indivis, chacun pour un sixième.

Ainsi, après avoir sauvé les religieux, François Favre trouve le moyen de sauver l'abbaye en l'achetant de ses deniers ou de ceux de ses amis.

Du 6 pluviôse, même année, à Pierre-Antoine Rivet, le clos de la Blancherie, avec scie à eau, plus un domaine près de Tamié. Prix : 1,122 liv.

Du 1er brumaire an VII à Jean Baron, la montagne d'Orgeval. Prix : 19,208 liv.

Du 5 floréal an x, à Joseph-François Monserrat, un domaine à l'Hôpital. Prix : 1,709 fr. 62 c.

Totaldesventesparticlles. 208,013 fr. 72 c.

Vente de l'abbaye 27,200 » TOTAL général. 235,213 fr. 72 c.



CHAPITRE II

Origine de l'hospice du Mont-Cenis; sa suppression à la fin du XVIIIe siècle. — Il est rétabli par les consuls de la République française; sa dotation. — Dom Gabet, abbé du Mont-Cenis. — La communauté religieuse chargée de desservir l'hospice. — Napoléon au Mont-Cenis; propositions relatives au rétablissement de l'abbaye de Tamié. — Mort de dom Gabet; dom Marietti, ex-religieux de Tamié, lui succède. — Dom Etienne Chappuis, autre religieux de Tamié, est nommé abbé de la Novalèse. — Dotation de l'hospice en 1816. — Les derniers moines de Tamié. — Cession de l'hospice du Mont-Cenis à l'évêque de Maurienne.

Revenons aux anciens moines de Tamié et disons quelques mots de l'hospice du Mont-Cenis, où ils établirent les débris de leur communauté, après un séjour d'une année en Piémont (1).

Au VIe siècle, le diocèse de Maurienne s'étendait jus-

(1) Dom Gabet et ses moines n'habitèrent pas longtemps l'abbaye de Grassano; la révolution les força de se disperser. Pendant la Terreur, l'ex-abbé de Tamié vint en secret à Saint-Jean de Maurienne où il disait la messe tous les dimanches dans la maison Ducol. Quand le calme se rétablit, il fixa sa résidence à Chambéry où habitait sa famille. Un décret du premier consul vint l'y chercher, pour lui con- fier l'hospice du Mont-Cenis.


qu'à Avigliana, près de Turin; les évêques de Saint-Jean avaient la seigneurie temporelle sur un grand nombre de paroisses situées en Savoie. Pour rendre moins pénibles les communications entre les parties de leurs domaines, situées aux deux versants des Alpes, ces prélats élevèrent sur le plateau du Mont-Cenis un hospice destiné à servir d'abri aux voyageurs pendant la tempête et de lieu de repos en tout temps; d'anciens titres nous apprennent que l'empereur Charlemagne et son fils Louis-le-Débonnaire firent des donations à cet établissement. Dans les siècles qui suivirent, les évêques de Maurienne firent constamment desservir l'hospice par des prêtres de leur choix (1). Vers 1750, la maison du Mont-Cenis fut érigée en prévôté ; le droit de nomination à cette dignité appartenait au roi et l'évêque en était le collateur ; ce dernier conservait toutefois le droit de visiter l'établissement et de désigner les prêtres subalternes qui le desservaient.

Pendant la révolution française, l'hospice disparut et avec lui les biens qui en formaient autrefois la dotation.

Mais les passages fréquents des armées à travers les Alpes avaient fait comprendre l'importance d'une maison de refuge sur ces hauteurs où la tempête se déchaîne

(1) Un arrêt rendu par le Sénat de Savoie le 10 février 1679 exhorte le recteur du Mont-Cenis, sous peine de 500 livres par réduction de son temporel, « à fournir aux pauvres passants l'aumône d'un quartier de pain bon et recevable avec du lait, du serat ou du potage, quand ils seront obligés d'y séjourner quelques heures; quant à ceux qui couchent, un lit garni de paille, draps et couvertures; aux prêtres et aux religieux, deux verres de vin de plus qu'aux autres; en outre, de tenir deux valets pour le service des pauvres passants et une monture pour le service des pauvres incommodés. »


souvent avec tant de violence. Par un arrêté du 2 ventôse an IX, le premier consul décréta que l'hospice serait reconstitué (1); il se borna à faire restaurer et agrandir les anciens bâtiments, à augmenter l'ancienne dotation et à racheter les biens vendus.

Les premiers domaines affectés à l'établissement du Mont-Cenis, auquel le gouvernement français portait le plus grand intérêt (2), étaient ceux de l'abbaye de la Selva, ancien monastère de Feuillants, située près de Verceil (Piémont). La nation reprit aux citoyens Jorcin, Boniface, Rivet et Burdin, moyennant une juste indemnité, une grande partie des biens qui avaient appartenu à l'hospice avant la Révolution. Les revenus de cette maison se composèrent plus tard des biens de l'abbaye de la Novalèse, et d'une rente annuelle en numéraire dont on prit les premiers fonds sur l'octroi de la ville de Turin. Grâce à ces conditions, le premier consul assurait à son établissement les moyens de subvenir dans une mesure assez large aux besoins les plus urgents des voyageurs et surtout des soldats qui, à cette époque d'agitations, ne cessaient de traverser le Mont-Cenis.

(1) Voici l'article premier de cet arrêté : « Il sera établi sur le Simplon et le Mont-Cenis un hospice pareil à celui qui existe sur le Grand-Saint-Bernard. Ces hospices seront desservis par des religieux du même ordre que ceux du Grand-Saint- Bernard. Il ne pourra jamais y avoir moins de quinze personnes dans chaque hospice et les religieux seront soumis à la même discipline et tenus à observer les mêmes devoirs envers les voyageurs que ceux du Grand-Saint-Bernard. »

(2) Voir aux archives de la sous-préfecture de Saint-Jean de Mau- rienne la lettre adressée sur ce sujet par le préfet du Mont-Blanc au sous-préfet de Saint-Jean, le 21 ventôse an IX.


Restait à choisir la communauté qui desservirait l'hospice. Le préfet du Mont-Blanc ne crut pouvoir mieux faire que de s'adresser au prévôt du Grand-Saint-Bernard qui, connaissant de longue date dom Gabet et ses moines, les désigna comme pouvant remplir toutes les conditions exigées par le gouvernement. En conséquence, « le religieux Claude Gabet, ex-abbé de Tamié », fut mis en possession de l'hospice du MontCenis et investi des pouvoirs nécessaires pour sa direction. M. Bellemin, sous-préfet de Saint-Jean de Maurienne, fit la cérémonie d'installation le 20 vendémiaire an X (1).

Des anciens religieux de Tamié, l'abbé Gabet n'amenait au Mont-Cenis que dom Gérard Truchet, dom Dominique Dubois, dom Etienne Chappuis, dom Antoine Marietti et un frère convers, Joseph Christin ; les autres étaient morts ou s'étaient dispersés pendant la tourmente. Il en vint quelques-uns des anciennes communautés d'Hautecombe et de Notre-Dame d'Aulps; dom Dupuis était de ce nombre. Dom Bernard Mouthon ne rejoignit que plus tard ses confrères et les quitta bientôt pour entrer chez les capucins de Suse. Le genre de vie de la communauté et la règle qu'elle suivit sont exposés sommairement dans la lettre qu'on va lire et que le conseiller d'Etat Portalis adressait le 18 germinal an XI à l'abbé dom Gabet : « J'ai présenté au gouvernement, monsieur l'abbé, les

(1) Dom Gabet obtint l'institution canonique en décembre 1801.

S. Em. le cardinal Caprara, légat a latere, l'autorisa à porter la croix pectorale et à perpétuer sa maison, sous la direction de l'évêque de Chambéry, en suivant la règle de saint Benoît.


diverses demandes que vous avez formées relativement au régime à suivre dans la maison du Mont-Cenis.

« Le premier consul a très bien senti que la religion seule peut produire les vertus nécessaires à ceux qui se consacrent à un service pour lequel il faut des encouragements d'un autre ordre que ceux qui peuvent venir de la main des hommes. Vous avez désiré de vivre sous la règle de saint Benoît ; le gouvernement vous y autorise. Vous vous abstiendrez pourtant de toute profession solennelle, parce que ce genre de profession monastique est incompatible avec nos lois françaises. Vos religieux ne feront que la promesse qui était tracée dans votre lettre et dont voici les termes : « Mon frère, je vous promets, ainsi qu'à vos successeurs légitimes, obéissance suivant la règle de saint Benoît, la conversion de mes mœurs et la stabilité dans la Congrégation. »

« La règle de saint Benoît offre des détails qui ne pourraient s'accorder avec l'état actuel de toutes choses.

Vous pouvez choisir dans cette règle les préceptes et les conseils que vous jugerez convenables. Vous rédigerez ainsi votre code intérieur et vous le présenterez à la sanction du gouvernement avant l'exécution.

« Vous n'aurez aucune correspondance directe ou indirecte avec aucun supérieur régulier étranger. Vous vivrez sous la juridiction de l'évêque diocésain, mais cet évêque ne pourra commettre sa juridiction sur vous à qui que ce soit ; il l'exercera en personne. Quand il voudra visiter votre maison, il sera tenu de la visiter en personne.

« Les membres de votre établissement, vos coopéra-


teurs, vos inférieurs, porteront l'habit noir avec un collet liseré de blanc. Vous pourrez personnellement porter la croix, comme marque distinctive de votre place.

« Voilà, monsieur l'abbé, les bases d'après lesquelles vous devez agir et vous conduire. J'ai été expressément chargé de vous en instruire, afin que vous puissiez donner à l'établissement dont vous êtes le directeur toute la consistance, tout le développement dont il est susceptible. Vous consignerez ma lettre dans les registres de votre maison, afin que personne n'en prétende pour cause l'ignorance. Votre zèle et vos vertus garantissent au gouvernement le succès de la maison qui vous a été confiée, et qui est, pour le plus grand bien de l'humanité, aidée de tous les secours de la religion.

« J'écris à M. l'évêque et au citoyen préfet pour leur faire part des intentions du premier consul.

« J'ai l'honneur, etc. »

Dom Gabet et ses religieux se soumirent pour la forme à ces prescriptions, mais au fond ils restèrent attachés de cœur à l'ordre de Citeaux, et en pratiquèrent autant qu'ils le purent l'étroite observance. Ils continuèrent à se servir du bréviaire et du rituel adoptés par cet institut ; l'abbaye de la Novalèse a longtemps conservé leurs livres de chant.

La nouvelle communauté était, comme autrefois, animée de cet esprit de renoncement à soi-même et de dévouement chrétien qui fait la base de la règle bénédictine ; le théâtre et l'objet de ses travaux étaient seuls changés. Au lieu de défricher des landes incultes et de montrer au peuple routinier des agriculteurs les meilleures méthodes à suivre, elle avait désormais à lutter contre la


tempête sur un des plateaux les plus élevés de l'Europe, à sauver d'une mort inévitable des voyageurs perdus au milieu des neiges, à exercer cette large et bienveillante hospitalité qui puise dans la religion ses charmes les plus irrésistibles. Quoique la génération qui avait brisé les autels et proscrit les prêtres vît avec une certaine répugnance cette apparition de l'habit religieux sur le Mont-Cenis, elle rendait justice à leur charité désintéressée et bénissait la main qui avait rouvert cet asile.

« Lorsqu'au sortir de la tourmente, disait le préfet du « Mont-Blanc, lorsque après avoir longtemps marché « par des sentiers étroits, comme entre deux murs de « neige et de glace, le malheureux voyageur, près de « voir ses forces épuisées, arrive en se traînant à ce port « de salut (l'hospice du Mont-Cenis), qu'on juge des sen« sations dont son âme est agitée ! Le premier besoin « qu'il éprouve est de bénir celui qui créa un pareil « asile, ainsi que le dévouement des hommes généreux « qui s'empressent à lui prodiguer leurs soins. J'éprouve « en ce moment une bien douce jouissance à consigner « ici les noms des principaux religieux qui, pour secourir « leurs semblables, ont consenti non-seulement à se « séquestrer entièrement de la société, mais encore à « braver chaque jour la rigueur des éléments dans cette « région des bourrasques et des tempêtes : « Directeur, M. Gabet, ancien garde du corps du roi de Sardaigne, ex-abbé de Tamié ; « Religieux desservants, MM. Dubois, Dupuis, Ducrosy, N. Etienne (1).

(1) Statistique de la France. Département du Mont-Blanc, par M. de Verneilh. — La liste des religieux du Mont-Cenis s'accrut bientôt de


Parmi les illustres voyageurs qui vinrent frapper à la porte de l'hospice, il faut placer en première ligne Pie VII et Napoléon. Le Souverain-Pontife traversa deux fois les Alpes: en 1805, il allait sacrer l'empereur; sept ans après, il n'était plus qu'un captif et on le conduisait à Fontainebleau. Dom Gabet se trouvait alors à Suse, très souffrant d'un asthme qu'il avait contracté au Mont-Cenis dans l'exercice de son ministère et dont il mourut l'année suivante. Un maître de poste lui apprend que le pape est à l'hospice. Sans hésiter, l'intrépide religieux se met en route, malgré son extrême faiblesse et le mauvais temps. Il arrive, on lui refuse l'entrée du monastère. Il demande à parler au colonel Lagorie, qui a la garde de l'auguste prisonnier. « Mon général est ici, dit-il à cet officier ; me sera-t-il défendu de le voir ? —

Ma responsabilité est trop grande, réplique Lagorie, Pie VII ne doit voir personne. — Colonel, vous direz à l'empereur que je réponds sur ma tête du prisonnier; je suis sûr qu'il ne me désapprouvera pas. » Cette courageuse insistance est couronnée de succès; dom Gabet entre et va se jeter aux pieds du chef de l'Eglise. Pie VII est près de succomber à une inflammation produite par un pénible voyage; il éprouve les douleurs les plus aiguës et son médecin renonce à les soulager. Le docteur Claraz, de Termignon, mandé en toute hâte par dom Gabet, parvient à rendre assez de forces au pape pour qu'il puisse se remettre en route. Les religieux dressent une espèce de lit dans la voiture et n'épargnent

quelques anciens membres des communautés cisterciennes de la Savoie, et surtout de l'abbaye de Tamié.


rien pour adoucir à l'auguste prisonnier les fatigues de la descente (1).

Après le sacre de Notre-Dame, Napoléon veut placer sur sa tête la couronne des rois lombards. Il part pour Milan au printemps de 1805 et s'engage au milieu du Mont-Cenis par un temps affreux. M. Maissemy, préfet du Mont-Blanc, ne peut résister à l'intensité du froid; il tombe évanoui et on le transporte dans une maison de paysans. L'empereur éprouve de vives douleurs aux jambes, et, craignant un accident semblable, il descend de cheval dans l'espoir que la marche lui rendra un peu de chaleur. Après une longue et pénible ascension dans la neige, il arrive à l'hospice à demi mort de fatigue et de froid. Dom Gabet le reçoit et l'introduit dans une vaste pièce où brille un feu ardent. Napoléon se dirige vers le foyer, mais le religieux l'arrête avec respect.

« Sire, lui dit-il, vous vous perdriez en vous réchauffant trop vite ; restez à distance et asseyez-vous sur ce fauteuil. » L'empereur obéit. Ses jambes et ses pieds sont tellement gonflés, qu'on essaye en vain de lui ôter ses bottes; impossible de les retirer sans pratiquer une incision. Cette opération est difficile et Napoléon demande un chirurgien : il ne s'en trouve pas à l'hospice. Dom Gabet rassure l'auguste voyageur, l'exhorte à se confier à son expérience et, armé d'un canif, se met résolûment à fendre les bottes dans leur longueur; l'opération

(1) A la suite de son précédent passage, Pie VII avait donné à dom Gabet un beau calice en argent doré. Ce vase précieux, qui se trouve maintenant dans le trésor de la cathédrale de Suse, porte l'inscription suivante : Pius VII pont. max. consecravit die 2 julii 1805 et dono dedit.


réussit à merveille. Les religieux ont préparé l'appareil du pansement et font des frictions sur les pieds et les jambes avec de la flanelle imbibée d'esprit de vin. Peu à peu le gonflement disparait, une chaleur bienfaisante se répand dans les membres endoloris et l'empereur remercie avec effusion ses intelligents libérateurs. La relation d'où ces détails sont extraits nous apprend que « le bulletin officiel d'alors a tu cet incident et n'a « signalé que la chute de cheval du préfet Maissemy. » On comprend que le Moniteur ait gardé le silence sur un fait qui pouvait avoir des suites fâcheuses, mais il a constaté en ces termes l'affectueuse gratitude du souverain envers les moines du Mont-Cenis : « L'empereur « a toujours été à cheval ; il ne s'est arrêté qu'à l'hospice « pour donner de nouveaux témoignages de son affec« tion à ces hommes qui passent leur vie au milieu des « neiges pour attendre l'occasion de secourir les voya« geurs trop longtemps obligés de lutter contre les « frimas (1). »

Napoléon passe une journée entière à l'hospice. Les soins des moines et une nuit de repos lui ont rendu ses forces. Pendant plusieurs heures, il s'entretient avec dom Gabet des besoins de l'établissement et de son avenir. « Vous êtes, lui dit-il, le seul abbé de mon em« pire ! Je veux faire quelque chose pour vous. Faut-il « vous envoyer une croix d'évêque? » Dom Gabet répond avec modestie : « Je suis revêtu des insignes épiscopaux « sans en avoir les charges (il portait l'anneau et la croix « abbatiale); je remercie Votre Majesté. — Eh bien! dit

(1) Moniteur universel, an XIII, p. 905.


« l'empereur, voulez-vous rentrer à Tamié ? Vous aurez « une dotation et rien ne manquera pour y vivre comme « par le passé avec vos religieux. » Dom Gabet refuse encore : le rétablissement de Tamié exigerait un personnel trop nombreux, et d'ailleurs sa communauté actuelle peut rendre sur le Mont-Cenis des services trop importants pour songer à quitter ce poste d'honneur(1). « Cependant continue Napoléon, je veux être utile à votre couvent, je ne vous oublierai pas. » Dom Gabet s'incline avec reconnaissance et dit à demi voix au P. Etienne, un de ses religieux: « Il aura bien autre chose à faire « que de s'occuper des pauvres moines du Mont-Cenis ! »

L'empereur a entendu les paroles de l'abbé sans en savoir le sens; il veut les connaître et dom Etienne lui répète mot pour mot la naïve observation de son supérieur.

Napoléon sourit et s'éloigne. Il se fait apporter une plume et rédige en peu de lignes un décret qui ordonne d'achever les anciens bâtiments et de construire l'édifice qu'on admire encore aujourd'hui.

Quelques semaines après son départ, des échafauda- ges se dressent de tous côtés: de nouvelles constructions sortent du sol; le plan d'une gracieuse chapelle est tracé (2). Au milieu des splendeurs de son couronnement

(1) François Favre vint plusieurs fois rendre visite à son ancien maître au Mont-Cenis. Il ne put jamais pardonner à dom Gabet de n'avoir pas mis à profit la bonne volonté de l'empereur pour rentrer dans l'abbaye de Tamié. Favre exerça les fonctions de maire de sa commune pendant toute la durée de l'Empire.

(2) La chapelle du Mont-Cenis ne put être terminée qu'en 1808. Le jour de l'inauguration de cet édifice, dom Gabet développa avec élo- quence, devant l'archevêque de Turin et au milieu d'un auditoire nombreux, ce texte de l'Evangile : « Tu es Pierre, etc. » Ce trait parut hardi en présence des luttes de l'Empire avec la papauté.

Napoléon dota la chapelle de cinq belles copies, dont voici les noms :


en Lombardie et des affaires sans nombre qui attirent son attention, l'empereur n'oublie pas le Mont-Cenis et ses religieux. Le 11 floréal an XIII, douze jours après son passage à l'hospice, il date d'Alexandrie un décret qui confirme et rend plus complètes les dispositions déjà prises; rien n'est oublié dans cette ordonnance, dont nous reproduisons les principaux articles(1).

1° l'Adoration des bergers, par Lemoine; 2° l'Adoration des mages, par Rubens; 3° la Sépulture du Sauveur, par Blondel; 4° la Crucifixion de saint Pierre, imité de Caravaggio; 5° Descente de croix, par Daniel de Volterre. Ces tableaux sont aujourd'hui à l'église de la Novalèse.

Dom Gabet fit placer un cadran solaire sur la façade des appartements impériaux qui donne du côté de Suse. On y lit encore le distique suivant : TEMPORE NIMBOSO SECURI SISTITE GRESSUM; UT MIHI SIC VOBIS ORA QUIETIS ERIT.

« Arrêtez-vous ici en sûreté au milieu de l'orage ; cette heure sera pour vous celle du repos comme elle l'est pour moi. »

(1) Art. 1er. La portion de l'hospice du Mont-Cenis, dont les bâtiments sont déjà élevés, sera terminée dans le courant de la présente année.

Art. 2. L'hospice sera environné de murs qui renfermeront une cour et un jardin.

Art. 3. Il sera construit une chapelle dans le courant de l'an xv.

Art. 4. Le lac appartenant à la commune de Lanslebourg sera aliéné en faveur de l'hospice.

Art. 5. L'hospice sera tenu d'entretenir constamment un chirurgien et de donner une demi-bouteille de vin à tous les soldats qui passeront avec une feuille de route en règle.

Napoléon avait de grands projets relativement au Mont-Cenis. On trouve dans le Moniteur du 11 juin 1813 un décret daté du champ de bataille de Klein-Baschowitz par lequel l'empereur ordonne qu'un monument sera élevé sur le Mont-Cenis pour rappeler les victoires remportées dans la dernière campagne. Un second décret donné à Saint-Cloud par Marie-Louise, impératrice régente, le 10 juin 1813, charge les instituts de France, du royaume d'Italie, de Florence et de Rome, de présenter différents projets pour l'exécution de ce monument, qui devait avoir un but d'utilité publique. Vingt-cinq millions étaient affectés à cette dépense. Les projets ne manquèrent pas, mais l'homme manqua pour leur accomplissement.


Dom Gabet, qui avait refusé pour lui et ses religieux les offres de Napoléon, se disposait à solliciter de ce prince un plan nouveau pour l'assainissement et la reconstruction de Lanslebourg, lorsqu'une recrudescence du mal dont il souffrait depuis plusieurs années le retint à Turin. Il y mourut le 21 novembre 1813, jour anniversaire de l'introduction de la réforme à Tamié (1). Son acte de décès lui donne le titre d'Abbé général des hospices du Mont-Cenis et du Mont-Genèvre.

La mort de dom Gabet répandit le deuil à l'établissement du Mont-Cenis et dans la contrée. Comme abbé de Tamié, il termina dignement cette série de fervents cénobites qui avaient fait fleurir au milieu de nos montagnes les vertus primitives de Cîteaux. Appelé par un concours extraordinaire d'événements à recueillir sur l'un des sommets les plus élevés de l'Europe les débris de sa communauté, il sut allier l'observance de la règle avec l'exercice d'une charité qui ne se démentit jamais.

Il fit aimer le christianisme et l'habit religieux à une

(1) Voici l'acte de décès de dom Gabet : « Parrocchia della Metropolitana di S. Giovanni Battista in Torino.

« Nel libro dei morti della parrocchia Metropolitana per l'anno 1813 al f° n° 73 si legge quanto segue : « Gabet sacerdote religioso (Giovanni Claudio) già abbate di Tamié sotto il nome di dom Antonio, abbate generale degli ospizii di Mon- cenisio e Montegenevra, di anni 64, nativo di Chambéry, dipartimento di Montebianco, figlio dei furono Giovanni Battista e Pietrina Cuenot, mariés, morto li 21 novembre 1813 e li 22 detto trasportato a Susa, fu ivi seppeillito. Si è sottoscritto all'originale teol. Carlo Amosio, canonico curato.

« Per copia conforme in fede, « Torino, li 14 agosto 1863.

« Giuseppe DANUSSO, vice-curato. »


époque où l'on faisait profession de les haïr. Ajoutons que la nature lui avait tout donné pour accomplir à souhait sa difficile mission. Il joignait aux avantages physiques les plus rares qualités de l'esprit et du cœur, un désintéressement absolu et une connaissance approfondie des choses du monde. Son panégyriste a résumé sa vie et sa mort par ces mots de l'Ecriture : Dilectus Deo et hominibus. (Il mourut chéri de Dieu et des hommes.) Nous n'ajouterons rien à cet éloge, que personne n'a mieux mérité que dom Gabet. Après lui, deux anciens religieux de Tamié dirigèrent successivement l'hospice du Mont-Cenis. Le premier, dom Antoine Marietti, avait étudié plusieurs sciences ; il gouverna la communauté jusqu'en 1820, époque de sa mort. Le second, dom Etienne Chappuis, avait depuis vingt-trois ans fait profession à Tamié, lorsque la révolution l'expulsa de ce monastère. Reconnu abbé du Mont-Cenis et de la Novalèse par le premier chapitre général de la congrégation du Mont-Cassin en 1821, il conserva ces fonctions jusqu'en 1827, où il perdit la vue, et mourut en 1836, à l'âge de quatre-vingt-six ans (1).

(1) Ce religieux ne parlait qu'avec admiration de dom Gabet et de sa fermeté ; il aimait à en citer l'exemple suivant : « On sait que Napoléon Ier portait un grand intérêt à la culture de la betterave, pour la fabrication des sucres indigènes. L'impératrice Joséphine adressa comme spécimen à dom Gabet un pain d'une éclatante blancheur et qui pouvait passer pour un des plus beaux produits de cette industrie. Le préfet du Pô étant à dîner avec la communauté du Mont-Cenis s'extasiait devant le cadeau impérial. Dom Dominique Dubois, procureur de l'hospice, le pria étourdiment de l'emporter.

« Mon père, dit dom Gabet avec sévérité, vous n'avez pas le droit de donner ce qui ne vous appartient pas. L'impératrice m'a envoyé cet objet, il restera au Mont-Cenis. »


A la Restauration, les Bénédictins obtinrent le monastère de la Novalèse, qui appartenait avant 1792 aux Feuillants. Le Mont-Cenis fut dès lors considéré comme une succursale de ce monastère, qui n'y entretint plus qu'un petit nombre de religieux (1). Les derniers moines de Tamié étaient morts depuis longtemps, lorsque la vie peu édifiante de la petite communauté du Mont-Cenis amena sa dissolution. Sur les instances du roi CharlesAlbert, la congrégation des évêques et des réguliers rendit, le 10 janvier 1837, un décret qui ordonnait aux Bénédictins de céder et de remettre à l'évêque de Mau- rienne l'hospice du Mont-Cenis et ses dépendances. Ce prélat en prit régulièrement possession le 10 décembre 1837. L'hospice est desservi depuis cette époque par un prêtre qui porte le titre de prieur.

(1) En 1816, un décret de Victor-Emmanuel Ier porta la dotation de l'hospice à 16,000 livres annuelles, outre la jouissance de ses dépendances et des biens de la Novalèse.



CHAPITRE III

Félix- Emmanuel Mouthon, ses premières années. — Il devient moine à l'abbaye de Tamié et fait profession en 1784 - En 1793, il est nommé curé constitutionnel de Carouge et abandonne l'état ecclésiastique pour la carrière militaire. — Les vicissitudes de sa vie jusqu'en 1814 — Son entrevue avec dom Gabet. — Il entre chez les Capucins, Puis chez les religieux d'Hautecombe. — Le Triomphe de la miséricorde eternelle. — Mort de dom Mouthon (1).

Nous avons raconté la fin des principaux religieux de Tamié; il en est un auquel nous devons consacrer un chapitre particulier, en raison des circonstances qui signalèrent sa chute momentanée et son retour à l'état religieux.

Félix-Marie-Emmanuel Mouthon était né en 1763 à Saint-André, près de Rumilly. Il perdit sa mère au printemps de 1781, et son père, qui remplissait à Suse les fonctions d'intendant, la suivit six mois après dans la

(1) Les détails biographiques dont se compose ce chapitre sont tirés des notes qui accompagnent le recueil de poésies publié par dom Mouthon, en 1828. D'autres circonstances de sa vie nous ont été indiquées par des ecclésiastiques qui ont particulièrement connu ce religieux.


tombe. Ce double malheur décida le jeune Emmanuel, qui était déjà au séminaire, à embrasser la vie monastique. Il se réfugia d'abord à l'ermitage des Camaldules de Turin ; puis, ayant lu les relations de la Trappe, il s'éprit du genre de vie qu'on y menait et opta définitivement pour la solitude de Tamié. On lui donna l'habit religieux en 1783 et il fit profession le 16 avril 1784, sous le nom de dom Bernard.

A la dispersion des moines, Emmanuel Mouthon suivit la communauté de Tamié dans son exil. Des circonstances impérieuses le firent revenir en Savoie. On l'arrêta à Chambéry comme prêtre et émigré; il n'échappa à la mort qu'en prêtant le serment constitutionnel. Cet acte lui valut la cure de Carouge, dont le titulaire catholique venait d'être déporté. Peu de jours après son installation, son frère périssait sur l'échafaud, pour crime de contre-révolution. Il laissait une veuve et quatre petits enfants ; l'ancien religieux resta chargé de ce douloureux héritage.

Emmanuel Mouthon ne conserva pas longtemps ses fonctions de curé constitutionnel; on proscrivit les prêtres qui avaient prêté serment à l'égal de ceux qui s'y étaient refusés, et pour sauver une seconde fois sa tête, il se jeta dans la carrière des armes. Les vicissitudes de la guerre l'amenèrent en 1800 près de cette ville de Suse où s'était écoulée une partie de son adolescence ; il était officier d'état-major. Tant que dura la guerre d'avantpostes qui précéda la prise de Suse, il avait fait passer des vivres à ses périls et risques aux habitants du pauvre village de La Ferrière, qui manquaient de tout sur un sol stérile, entre deux armées ennemies. Il obtint même,


en dépit des ordonnances terribles qui défendaient l'usage des cloches, que les habitants de Suse pussent s'en servir pour annoncer les offices divins.

C'est vers cette époque qu'il faut placer son entrevue avec dom Gabet. On vint dire à l'ex-abbé de Tamié, qui se trouvait à Chambéry avant son installation au Mont- Cenis, qu'un de ses anciens religieux, M. Emmanuel Mouthon, demandait à lui parler. « Que me veut cet homme? » dit dom Gabet d'un air irrité, et il refusa de le voir. Il se radoucit cependant et fut séduit tout d'abord par les manières distinguées du brillant officier d'étatmajor qui pendant huit années avait été son secrétaire à Tamié. Dom Gabet ne put se défendre d'adresser quelques reproches charitables à l'homme qu'il considérait comme un apostat, quoiqu'il l'aimât toujours. Mouthon parut animé des meilleurs sentiments et protesta que la force des choses le retenait trop étroitement dans sa nouvelle carrière pour qu'il pût y renoncer. L'entrevue n'eut pas de résultat, mais dom Gabet prédit à l'officier qu'il reviendrait infailliblement un jour à ses premiers vœux.

Les idées religieuses, dont Emmanuel Mouthon avait dès son enfance et pendant si longtemps suivi l'impulsion, ne cessaient d'occuper son esprit au milieu du tumulte des camps. Dans la course des armées napoléoniennes à travers l'Europe, si l'ancien trappiste rencontrait une vieille abbaye, un sanctuaire fameux, c'était là qu'il logeait de préférence, et l'asile était toujours respecté. En Allemagne, de pauvres Clarisses durent à son intervention d'éviter le pillage et la brutalité des soldats.

Plus d'un prêtre proscrit puisa largement dans sa bourse


et plus d'un émigré vit s'ouvrir, grâce à lui, les frontières de France. « Mon frère, lui disait un vieillard qui avait blanchi au service des autels, vous rentrerez dans nos rangs; Dieu n'a permis peut-être votre chute qu'afin que nous trouvassions un ami dans notre détresse. » En 1804, Mouthon était aide de camp de l'empereur; il eut une audience de Pie VII et accompagna le SouverainPontife à l'église métropolitaine pour le couronnement.

« Je fus vivement touché des paroles qu'il m'adressa, dit-il dans son mémoire ; je crus que l'esprit de Dieu lui avait appris quelque chose de mon terrible secret. »

A la chute de l'empire, Mouthon était colonel; il resta en France, quoique son pays eût été rendu à la Maison de Savoie, et obtint une place d'inspecteur des forêts dans le département des Ardennes. Mais le souvenir de la patrie absente vivait dans son cœur, et une tendance irrésistible le portait vers cet idéal dont la solitude de Tamié lui avait autrefois présenté la réalisation. Il sollicita du roi de Sardaigne la permission de rentrer en Savoie. Ce prince lui fit répondre que puisqu'il était un ancien religieux, il n'avait rien de mieux à faire que de reprendre son premier état. Mouthon médita sérieusement cet avis de Victor-Emmanuel Ier, et, après quelque hésitation, il prit un parti énergique.

Une retraite faite en 1818 au séminaire de la Roche, sous la présidence de M. Rey, plus tard évêque d'Annecy, le réconcilia tout à fait avec l'Eglise. Pendant deux années, Emmanuel Mouthon visita les pèlerinages célèbres de Suisse, d'Allemagne et d'Italie. Il vint à Tamié et ne put retenir ses larmes à l'aspect de ces murs dégradés, de ces tombeaux vides, de cet autel gisant dans les


décombres. Au mois d'octobre 1820, il se fit capucin; mais une voix intérieure le rappelait au désert. On le désignait quelquefois sous le nom de Trappiste et il ne cachait pas son intention de rentrer dans l'ordre de Cîteaux, mais surtout à Tamié, s'il se relevait de ses ruines. A la restauration d'Hautecombe, il reprit l'habit cistercien. Dans cette nouvelle retraite il composa un recueil de poésies intitulé le Triomphe de la Miséricorde étemelle (1). Cet ouvrage n'offre de remarquable que les sentiments de foi dont l'auteur était animé et la sincérité de son repentir. Sa vie est résumée dans ces deux vers de Delille : Tous ont persévéré, je fus seul infidèle; Tous sont restés debout et moi seul suis tombé!

La vie sédentaire et peu occupée des religieux d'Hautecombe ne pouvait convenir à l'activité de dom Bernard.

Il revint chez les Capucins de Suse, où on le nomma maître des novices. Malgré son zèle pour la pénitence, ce religieux ne cessa pas d'être un homme du monde et conserva toujours cet extérieur affable qui donnait tant de prix à sa parole. Les anciens militaires qu'il rencontrait dans ses tournées de quête ne l'appelaient jamais que mon colonel. Un général de brigade passant par Suse vers 1829, le P. Mouthon, qui avait été son camarade à l'armée, vint lui rendre visite. Le vieux soldat refusa d'abord de voir Mouthon sous l'accoutrement de capucin.

Il le reçut enfin, et, tout en reprochant à l'ancien officier d'avoir « de nouveau fait le plongeon », il finit

(1) Chambéry, 1828. Brochure de 88 pages.


par convenir qu'on pouvait montrer de l'honneur et posséder des qualités sérieuses, malgré la barbe et l'habit de Frère-Mineur.

Emmanuel Mouthon mourut à Suse vers 1835. C'était le dernier survivant des anciens religieux de Tamié.


CHAPITRE IV

François Favre, maire de Plancherine; l'église paroissiale. — Les ossements des religieux. — La chapelle du col de Tamié. — L'abbaye est sauvée de la démolition en 1825; le roi Charles-Fdix en achète les bâtiments et quelques terres. — Tamié est cédé à l'archevêché de Chambéry; les stalles de l'église abbatiale.— Visiteurs célèbres.— Les Frères de la Sainte-Famille à Tamié. — Arrivée des Trappistes de la Grâce-Dieu.

François Favre avait fait des merveilles d'héroïsme Pendant la tourmente révolutionnaire. Quand la persécution cessa, l'intelligence peu commune de cet homme dévoué le désigna à l'administration, qui le nomma maire de Plancherine. C'était le moment où l'on créait de nouvelles circonscriptions religieuses après avoir aboli Partout l'ancien ordre de choses. La paroisse de Plancherine allait être supprimée et réunie à celle de Chevron (Mercury-Germilly). Favre adressa au préfet du MontBlanc un mémoire où il exposait en termes énergiques les inconvénients nombreux qui résulteraient de cette mesure. Trois principaux hameaux de la commune, Tamié, le Bontex et la Cassine, qui recouraient autrefois


à l'abbaye pour leurs besoins spirituels, étaient privés de ce secours depuis le départ des religieux et ne pourraient communiquer avec Chevron pendant une grande partie de l'année sans s'exposer à périr. M. Bigex, vicaire-général de Chambéry, appuya cette pétition, et Plancherine conserva sa paroisse.

Cependant l'acquéreur de l'abbaye laissait ses vastes bâtiments tomber en ruines faute d'entretien. Une partie des toits exigeait de promptes réparations. En 1808, il vendit le maître-autel de l'église à la commune du Grand-Bornand, et les stalles du chœur allèrent orner la cathédrale de Chambéry, où on les voit encore aujourd'hui. Il était à craindre qu'on ne se défît bientôt de tout le monastère pour en utiliser les matériaux, et qu'on ne respectât pas les tombeaux des anciens religieux. Pour éviter cette profanation, M. Urbain Ract, curé de Plancherine, résolut de faire transporter leurs ossements dans son église, après en avoir obtenu la permission du propriétaire de l'abbaye et de l'évêque diocésain. Quatre robustes montagnards, parmi lesquels se trouvait François Favre, se chargèrent de remplir ce religieux devoir. Pendant deux jours entiers, ces hommes dévoués recueillirent avec un soin respectueux les restes de la milice fervente qui avait fécondé le désert de Tamié et répandu au loin la bonne odeur de ses vertus. Deux bières de sapin furent suffisantes pour contenir les ossements des frères convers, quatre pour ceux des religieux de chœur et une pour ceux des abbés. On déposa les cercueils dans la grande nef de l'église, et le lendemain dix ecclésiastiques chantèrent une messe solennelle de Requiem au milieu d'une foule


immense accourue des paroisses voisines. M. Rollier, archiprêtre de l'Hôpital, prononça l'oraison funèbre des cénobites de Tamié. On plaça leurs dépouilles dans un caveau provisoire, en attendant qu'une restauration de l'abbaye permît de les rendre aux tombeaux qu'avait fait construire dom Cornuty.

Après 1815, François Favre avait espéré voir un jour les religieux Cisterciens reprendre possession de leur monastère. Cependant les années s'écoulaient et cet événement si désiré ne se réalisait pas; on pouvait même prévoir le moment où la spéculation viendrait aider à Tamié la main du temps et renverserait le plus beau monument de la contrée. Favre conçut alors le projet d'élever au sommet du col un modeste oratoire en l'honneur de saint Pierre, fondateur de l'abbaye, et d'y réunir les objets religieux qu'il avait sauvés de la destruction. On plaça la première pierre de cette chapelle le 5 juillet 1823, mais des difficultés étrangères à notre sujet retardèrent son achèvement pendant deux années encore.

En 1825, M. Pierre-Antoine Rivet vendit à des spécu- lateurs français l'abbaye de Tamié et la plus grande partie de ses dépendances. On se défit facilement des terres qui, pour la plupart, étaient d'un bon rapport; mais le monastère ne trouvait pas d'acquéreurs. Les sieurs Gallardin père et fils vinrent un jour au domicile de François Favre et s'informèrent du prix que coûterait la journée d'un cheval pour transporter à Faverges et à l'Hôpital les matériaux de l'abbaye. L'ancien fermier des religieux fit tous ses efforts pour persuader aux démolisseurs que personne ne se chargerait de conduire


à de pareilles distances les blocs énormes employés dans la construction de Tamié, et que dans tous les cas les frais d'exploitation ne seraient pas couverts par le bénéfice qui en résulterait. On se quitta sans rien conclure. A peine les sieurs Gallardin furent-ils partis, que Favre se rendit en toute hâte chez M. Claude Palluel, à Cléry-Fontenex, et lui proposa d'acheter l'abbaye pour la sauver de la destruction. M. Palluel vit qu'il y avait une bonne action à faire dans l'intérêt de la religion et du pays; il s'adjoignit trois habitants de l'Hôpital et acheta le monastère de Tamié en société avec eux pour le prix de 16,000 fr. (1). Cette somme était payable dans les trois ans, sans intérêts jusqu'alors.

Le contrat passé, les nouveaux acquéreurs présentèrent une supplique au roi Charles-Félix, qui venait de restaurer Hautecombe, de choisir cet antique monastère pour le lieu de sa sépulture et d'y établir une communauté de religieux Cisterciens. Après avoir retracé au souverain les phases principales de l'histoire de Tamié, ils faisaient une description de l'état où se trouvait cette maison en 1825. « Le bâtiment, disaient-ils, forme un caré de 176 pieds sur chaque face et flanqué de pavillons ; il renferme dans l'intérieur une cour de 120 pieds carrés.

Une superbe église est placée en avant de la façade principale. La maison a un rez-de-chaussée et deux étages ; les pavillons sont voûtés et ont quatre étages. Deux superbes rampes d'escaliers à 93 marches conduisent dans les appartements, dont la distribution est excel-

(1) Le contrat est du 28 juin 1825, Me Fraix, notaire. Les acquéreurs sont MM. Palluel, Geny, Détal et Gibal.


lente. Les angles des murs, les portes, les fenêtres, les escaliers sont en pierres de taille ; la grosse charpente est faite de bois de chêne et les toits sont couverts d'ardoises de Cevins. Le jardin, clos de murs, est d'une superficie d'environ deux journaux; on voit au centre un vaste bassin destiné à recevoir les eaux nécessaires à l'arrosement. Le jardin d'hiver s'étend au-dessous du premier. Du côté du nord, sur le derrière du bâtiment, existe encore une grande cour. Le tout contient plus de trois journaux, ancienne mesure. Telle est, Sire, l'abbaye que les signataires offrent de céder à Votre Majesté; ils croient pouvoir l'assurer que les acquéreurs des autres bâtiments et des terres environnantes s'empresseraient de faire toutes les cessions qui seraient nécessaires pour la dotation de l'édifice principal, dans le cas où ses vues restauratrices s'étendraient sur cette illustre abbaye com- me sur Hautecombe.

« La province de Haute-Savoie, continuaient les auteurs de la supplique, se rappelle avec reconnaissance le temps de la splendeur de Tamié. Aux époques de disette, dans les temps de maladies contagieuses ou epidémiques, la partie pauvre des habitants de la cam- pagne était sûre d'y trouver tous les genres de secours.

Une pharmacie y était entretenue pour les pauvres et desservie par un religieux instruit. Sur ce point élevé, l'agriculture prospérait entre les mains des moines, dont les soins s'étendaient à toutes les parties d'une administration rurale, et surtout à l'aménagement des forêts.

Ils s'occupaient spécialement aussi de l'éducation des bestiaux, et les agriculteurs obtenaient facilement d'eux des produits de belles races. Les signataires ont dû


rappeler ces souvenirs et présenter ces considérations générales pour que Votre Majesté, dont les vues sont aussi étendues que sa puissance, puisse apprécier par elle-même tout l'intérêt que présente à la religion, à l'agriculture et à la société la proposition que lui font les signataires. Ils ne demandent à Votre Majesté que le remboursement du capital payé par eux et une indemnité que fixera sa munificence royale. » Charles-Félix ne fit l'acquisition de Tamié qu'en 1828; au mois d'octobre 1829, l'abbé Favre, supérieur des missionnaires de la Savoie, vint s'y installer avec trois prêtres. La donation du roi à cette petite communauté est du 15 juillet 1830. Neuf ans après, les missionnaires quittaient Tamié, et François Favre, le sauveur de cette abbaye, en resta le gardien, jusqu'à l'époque où l'archevêché de Chambéry en devint propriétaire (1841). Cet homme dévoué mourut en 1842, sans avoir pu entendre, selon son ardent désir, retentir de nouveau sous les voûtes de l'église ce Salve Regina qu'y chantaient autrefois les Trappistes, quand toute la communauté, maîtres et serviteurs, était réunie aux pieds des autels, après le rude travail quotidien. Il s'éteignit plein de jours, béni de ses compatriotes et des victimes de la Révolution qu'il avait arrachées à la mort. A côté des fondateurs de l'abbaye, du saint archevêque Pierre et des seigneurs de Chevron, l'histoire impartiale fait figurer l'humble montagnard qui, après avoir sauvé une communauté fugitive, conserva l'asile de la prière et fut l'instrument de la Providence dans ce merveilleux enchaînement de faits grâce auxquels Tamié arrive intact aux disciples de saint Bernard, à soixante-neuf ans d'intervalle.


Depuis 1842, on fit d'assez nombreuses tentatives pour introduire à Tamié une communauté religieuse. Le comte de Montalembert visita ce monastère en 1845 (1), et il ne tint pas à lui que l'abbaye fondée par saint Pierre n'appartînt aux Trappistes du Gard. En janvier 1847, le P. de Géramb, procureur-général de l'ordre de la Trappe, vint à Tamié; le Père abbé de la Meilleraie, maison du même ordre, s'y rendit quelques mois après, accompagné d'un de ses religieux. Mais toutes ces visites restèrent sans résultat. Les Rosminiens, les Chartreux, et les Bénédictins de Gênes, qui avaient aussi jeté leurs vues sur Tamié, ne se décidèrent point à l'acquérir, malgré sa position avantageuse et les facilités de tout genre que leur faisaient les propriétaires.

Après plusieurs années de négociations, les Frères de la Sainte-Famille, dont la maison mère est à Belley (Ain), achetèrent l'abbaye et quelques-unes de ses dépendances.

Au commencement du mois d'avril 1856, le frère Gabriel Taborin, supérieur de l'institut, accompagné du R. P.

Auzone, aumônier, et de plusieurs religieux, prit possession de Tamié. Ils y établirent une école-pensionnat pour les jeunes gens et un noviciat pour la Sainte-Famille; le gouvernement sarde approuva ces deux institutions en 1858 (2).

L'abbaye de Tamié, fondée par des religieux de Cîteaux et l'une des plus illustres de l'ordre, devait revenir à cet

(1) Voir dans le Courrier des Alpes du 26 août 1845 la lettre qu'il écrivit à M. l'abbé Chevray, auteur de la vie de saint Pierre, premier abbé de Tamié.

(2) Deux religieux de la Trappe, les PP. dom Angélique et dom Benoît, ont été successivement aumôniers de la Sainte-Famille à Tamié.


institut qui fait revivre de nos jours les traditions de saint Bernard. Les Trappistes de la Grâce-Dieu, au diocèse de Besançon, entrèrent en pourparlers avec les Frères de la Sainte-Famille, et, sans reculer devant le prix excessif qu'on leur demandait, ils signèrent le contrat d'acquisition de ce monastère qu'ils regardent avec raison comme un précieux héritage de famille.

Une colonie de moines venant de la Grâce-Dieu et composée de seize religieux de chœur ou frères convers, est arrivée à Tamié le mardi 15 octobre 1861, sous la conduite de dom Malachie Regnauld, prieur titulaire.

Sept cent vingt neuf ans s'étaient écoulés depuis la fondation de l'abbaye, et soixante-huit ans depuis le jour où la communauté cistercienne avait abandonné cette solitude, sans espoir d'y rentrer jamais.

FIN


DOCUMENTS



DOCUMENTS

N° 1 Charte de fondation de N.-D. de Tamié.

(Publiée dans les Mémoires ecclés. de Besson. Preuvcs, p. 351.) Anno ab incarnatione Domini millesimo centesimo trigesimo secundo, immensa Dei bonitate procurante, domnus Petrus Darentasiensis archicpiscopus in archiepiscopatu suo providit locum quemdam qui dicitur Stamedium aptum ad cisterciense ordinem instituendum, quem locum ab ejus possessoribus dari sibi petiit, Petro videlicet et Willelmo et Aynardo fratribus de Cabreduno. Deinde vero placuit eidem venerabili archiepiscopo ut convocaret domnum Joannem reverendæ memorise abbatem Bonarum Vallium et supradictos fratres cum multis aliis in eodem loco, ubi Petrus cum uxore et Willelmus cum uxore filio suo Willelmo jussu Aynardi fratris sui tunc absentis dederunt Deo et Beatæ Mariæ et Joanni abbati Bonarum Vallium et fratribus ejus in ibi Deo servituris pro salute sua et parentum suo- rum, rogante supradicto archiepiscopo in præsentia omnium qui aderant, quidquid possidebant in monte Stamedii, sicut aqua pendet a summitate montium ex utraque parte usque ad rivum per mediam vallem currentem, exceptis certis feudis et mansis et cavannariis quæ ab eis tenebantur; si quid vero postea cohabitatores loci de eisdem feudis acquirere possint eodem modo concesserunt tali pacto ut non perderent servitium suum,


quod si perderent parti fratrum cohabitantium calumniam non inferrent. Hujus doni testes sunt domnus Petrus darentasiensis archiepiscopus, domnus Joannes Bonarum Vallium abbas, frater Joannes ejusdem loci prior, frater Amedeus de Alta Rippa, frater Audemarus, frater Petrus, frater Guitfredus, qui omnes pariter donum susceperunt. Testes quoque sunt Ulboldus de Clariaco, etc.

N° 2 (Inédit) Propagante atque gubernante divina clementia cisterciensis ordinis religionem, contigit quod Amedeus comes et marchio humiliter rogavit domnum Petrum darentasiensem archiepiscopum et ejusdem ordinis fidelem et humilem monachum quatenus in comitatu suo diligenter inquireret locum ad ejusdem ordinis cultum honestum et convenientem. Unde non modice sollicitus elegit locum cooperante gratia spiritus sancti qui Stamedius vocatur, sed minus strictus et minus sufficiens usibus fratrum est inventus. Quapropter domnus Petrus præfatus archiepiscopus, instinctu divinæ gratiæ, cum quibusdam fratribus præsentiam Amedei egregii comitis Gebennensium adiit suppliciter depre- cans eum ut pro remedio animæ suæ et antecessorum suorum concederet et daret quidquid juris habebat vel habere videbatur in nemore sive in territorio Bellocii ad usus fratrum in monte Stamedii Deo servientium tam præsentium quam futurorum. Hoc vero audiens præfatus comes, quamvis locum illum multum carum haberet, tamen petitioni venerabilis prædicti archiepi- scopi pro Christi amore hilariter dando paruit. Hujus donationis sunt testes Rudolphus de Fucigniaco, Euvoldus de Nangey, Gal- cerannus de Cleis, Galterius de Rumilliaco et alii multi.


N° 3 (Inédit) Amedeus comes Gebennensis donavit Deo et sanctæ Mariæ Stamedei et fratribus ejusdem loci viginti solidos singulis annis jure perpetuo. Hoc donum factum fuit Gebennis, in domo Alberici decani. Dedit etiam in mercatis suis per totam suam terram tributum quod leyda vulgo vocatur. Hujus doni testes sunt Girodus de Nangers, Vulliermus de Insula, Isundo et filius ejus Ulboldus de Anasio, Jacerandus et Petrus filius ejus de Siciis qui hos nummos prædictæ Ecclesiæ laudaverunt se singulis reddituros annis apud Anaseum feria proxima per festum sancti Andreæ.

(Le notaire Chanterel affirme que le rouleau de parchemin sur lequel a été copiée la présente charte portait la date de 1132.)

N° 4 (Inédit) Humbertus, Maurianensis comes et Italiæ marchio, omnibus castellanis seu procuratoribus quibuscumque et universis homi- nibus suis ultra montem Ceneris constitutis salutem. Beneficia quæ sæpius a principibus et his qui in sublimitatibus constituti sunt sanctæ Ecclesiæ et domibus religiosorum construuntur tunc regi regum et domino dominantium accepta per omnia fiunt, quando præposito penitus temporali emolumento largita


fuisse noscuntur, alioquin dicetur eis recepistis mercedem vestram, ne quis præsentium bonorum captus illecebra a bonis perennibus caduca beneficia patris mei religiosissimi maxime fratribus de Stamedio collata firma et illibata perpetuo manere volo, et ipsa non solum custodire, sed etiam augere desidero, unde per præsentia scripta vobis mando et mandando præcipio quatenus de rebus prædictæ domus nec pedagium nec leydam ullo modo accipere, nec molestiæ vel injuriarum quidquam, unde ad aures meas querela debeat pervenire, ejusdem domus fratribus præsumatis inferre, et si quis eis quoquo modo voluerit nocere, satagatis manutenere. Valete. Humbertus comes.

N° 5 (Inédit )

Anno ab incarnatione Domini millesimo centesimo octuagesimo nono, ego Thomas, comes Maurianensis, marcbio Italiæ, confirmo jure perpetuo quod et me pro viribus manutenere promitto quidquid pater meus Stamediensi domui concesserat, videlicet pedagia et vectigalia ad ipsam pertinentia et edictum a sancto Ferreolo usque ad fagum quæ est subtus cubas et intra curtem omnium grangiarum ejus, nec non quidquid ipsa domus in feudum, in allodium, in pascuis, in nemoribus, in campis moriente patre nostro possidebat, sicut avus meus Hierosoly- mam pergens eidem dederat et concesserat. Data nonas septembris domo Stamedei, in præsentia domni Petri abbatis et Petri prioris, Benedicti sacristæ, magistri Alberti de Bogel, Anselmi clerici de Randens, Aufredi militis de Conflens, Guidonis Ermelent de Tornone, Petri militis de Rupecula, Anselmi militis de Bellentro.


N° 6 (Inédít) Notum sit omnibus ad quos præsentis scripti pervenerit instrumentum quod ego Thomas comes Maurianensis et marchio in Italia concedo, dono et confirmo, pro salute animæ meæ et prædecessorum meorum, nec non et dilectæ conjugis meæ et liberorum meorum, Deo et Beatæ semper virgini Mariæ et fratribus Stamediensis monasterii præsentibus et futuris in perpe- tuum quidquid juris vel consuetudinis habebam in possessione sancti Franconis quod adquisieram a Burnone de Scalis et Burgone consanguineo ejus, seu quibuslibet aliis cum pertinen- tiis suis quod totum erat de feudo meo, et pono possessionem prænominatam sub custodia, protectione et defensione mea. Si quis igitur hanc constitutionis nostræ paginam infringere præ- sumpserit, bannum et indignationem omnipotentis Dei et nostram se noverit incursurum.

N° 7 (Inédit) In nomine sanctae et individuæ Trinitatis notum esse volumus tam futuris quam præsentibus quod ego Wulliermus Gebennensis comes et Hubertus, filius meus primogenitus et Aimo frater ejus, attendentes devotionem ordinis cisterciensis et eorum orationes requirentes ad Dominum, Domum Stamedei et ejus omnia appendentia in nostro comitatu liberam et emancipatam ab


omni exactione esse volumus, et grangias omnes fratrum præ- dictorum, ita tamen quod nee ministri nostri, nee nostri officiales quidquam prorsus a fratribus aut a rebus eorum requirant, nisi in quantum transeuntibus ordo cisterciensis dare decrevit intuitu charitatis et consuevit. Verum si quis de nostris homini- bus attentare vel molestare fratres jam nominatos in rebus eorum decreverit aut ad actus prodierit, banno nostro justitiæ communi subjaceat, ut quorum mens ad Omnipotentem est directa, res eorum perpetua gaudeant libertate. Facta est autem hæc donatio sive libertatis concessio venerabili P. abbati et ejus successoribus in perpetuum in rebus acquisitis et acquirendis in nostro comitatu per manum Joannis abbatis Bonimontis, qui rem gerebat vices Episcopi Gebennensis anno Domini millesimo centesimo nonagesimo primo, Henrico et Celestino 3° romanæ cathedrae præsidente. Testes sunt P. monachi, V. Damianus, P. Ganoterii, Chalves et alii multi.

N° 8 (Inédit) Notum sit omnibus quod ego Wulliermus, comes Gebennensis, sanus et incolumis in mea bona menoria, pro salute animæ meae et meorum, dono et concedo Deo et beatæ Mariæ Stamedei præsentibus et futuris fratribus tertiam partem decimarum in lungo campo et decimum pullum equarum mearum singulis annis per me et meos absque ullo retinimento, bona fide, ita ut melius potest intelligi, anno ab incarnatione Domini millesimo centesimo nonagesimo quinto. Testes sunt domnus Petrus Stamediensis abbas, Wifredus monachus, Petrus Coninsul, comitissa uxor comitis quæ hoc laudavit, Humbertus filius comitis qui similiter laudavit, Jacobertus, sacerdos de Villiey.


N° 9 (Inédit) Notum sit universis, præsentibus et futuris, praesentes litteras inspecturis, quod ego Willermus, comes Gebennensis, pro remedio animæ meæ et animarum antecessorum meorum, dono laudo, confirmo, concedo bona fide, prout melius et sanius potest intelligi, Deo et Beatæ Mariæ domuique Stamedei cisterciensis ordinis, in puram et perpetuam eleemosinam, pascua ad opus animalium et gregum armentorum et jumentorum ejusdem domus, per totum mandamentum de Crusillia, de Ruppe, atque de Anasiaco, et insuper per totum comitatum meum, ita ut prædictæ domus Stamedei præfata animalia libere et absolute et sine omni exactione inquietatione et vexatione cundo vel re- deundo pascantur per tota dicta mandamenta, atque per totum comitatum gebennensem, et hæc omnia promitto bona fide et firma per me et per mcos in perpetuum attendere, defendere, custodire et manutenere. Quicumque autem contra hanc meam donationem ire præsumpserit, iram et indignationem meam et successorum meorum se timeat incurrisse. Ut autem hæc omnia firmiora habeantur, ego et Alasia uxor mea comitissa gebennensis et Rudolphus filius noster sigillis nostris sigillavimus cartam istam. Testes ad hæc vocati fuerunt dominus Albertus de Cmpeis, dominus Thomas de Monthouz, dominus Guichardus de Castellione, Petrus Ruffus, Amalfredus Sixt, Aimo de Cletis.

Actum fuit hoc ante altare sancti Mauritii de Crusilia, in manu Berlionis de Bellacomba, Stamedei abbatis, anno Domini millesimo ducentesimo quadragesimo tertio, in festo sancti Colum- bani abbatis.


N° 10 (Inédit)

Amedeus comes Sabaudiæ et in Italia marchio universis dilcctis et fidelibus. futuris et præsentibus ad quos presentes litteræ pervcnerint salutem, et omnem gratiam et omne donum.

Noveritis quod nos verum Dcum et dominum nostrum Jesum Christum habentes præ oculis omnium bonorum retributorem, domum religiosam Stamedei cisterciensis ordinis, ad nos jure patronatus pertinentem, cum omnibus rebus ipsius et investi- turis, tam citra Montem Catti seu ultra in Viennensis partibus constitutis in rebus et personis, mobilibus et immobilibus in nostra et nostrorum. garda et custodia speciali volentes quod. permaneant nostra solemni custodia permanentes atque congaudentes; quam si quis violare præsumpserit, iram et indignationem nostram et nostrorum se noverit incursurum.

Recipimus eam in garda nostra et nostrorum specialiter, et domnum abbatem Stamedei, monachos, conversos, affirmos (sic), servientes ipsorum domos, grangias, nemora, terras, prata, pascua, cultas et incultas, homines et bestias, pecudes et omnia alia ad dictum Stamedeum directe seu indirecte pertinentia, licet non particulariter cxprimatur pro expressis, habendo. Recipimus in gratia ultra montem Catti in Viennensibus partibus domum seu grangiam de Evresol, Pioveriam, Raschacheu, Bridoriam, Mollias, Borunoi, Veracium, Ruffen, Gan, Franc, Marescum, Baucifrea et quidquid habent Preyssins et San Bugnerium seu alicubi in illis partibus, volentes salva et secura permanere tanquam nostra et propria, tam in rebus quam personis. Promittimus enim D. abbati qui pro tempore apud Stamedeum abbas fuerit, quod ipsum et ipsius monachos conversos, affirmos, servientes, domos, grangias et cætera quæ superius exprimuntur ad ipsam domum Stamedei modo aliquo manutenebimus, defendemus et conservabimus, nullatenus susti-


nentes quod eis injuria ab aliquo inferatur; quod si factum fuerit, vindicare promittimus, et emendam inde fieri, ac si in rebus nostris propriis injuria inferretur, nulli parcendo penitus, volentes supradicta omnia illibata perpetuo permanere, et licet semper præsentes esse nequeamus, nihilominus volumus et præcipimus districte dantes in mandatis universis castellanis et mistralibus nostris et amicitiam nostram tenere volentibus et habere per totam gratiam nostram et posse constitutis, quod omnia supradicta, si necesse fuerit, cumque inde requisiti extiterint, manuteneant et defendant, nee permittant ab aliquo molestari, sed supradicti omnes salvi et securi permaneant, cum omnibus investituris, ipsorum possessione congaudentes.

ne forte aliquis occasionem quærat vel habeat malignandi contra ipsos, nos permittimus cuilibet qui de dicto domo conqueri voluerit, seu de rebus alniquibus ad ipsam pertinentibus quod., sibi coram judice vel ubi debuerit faciemus habere justitiæ complementum, et super hoc. supra dicta salva et secura esse præcipimus et volumus, ita quod nullus, sive cle- ricus, sive laicus manus violentas audeat extendere in præ- missis, violentiam aliquam inferendo, quis malevolentiam nostram et diffidationem incurrat, quousque satisfecerit de injuria illata et nobis. domui seu fratribus prælibatis. Et hæc omnia supra dicta per nos et successores nostros volumus obtincre robur perpetuæ firmitatis, ad majorem firmitatem his præsentibus sigillum nostrum inserendo. Datum. anno domini millesimo ducentesimo quadragesimo nono, indictione septima nonas decembris. Jacobus.


N° I I (Inédit)

Philippus comes Sabaudiæ, dilectis et fidelibus baillivis suis Sabaudiæ et Viennensi, ac universis et singulis castellanis suis, ad quos præsentes litteræ pervenerint, salutem et dilectionem sinceram. Ad aures nostras pervenit, fama publica referente, monasterium et domum Stamedei per combustionem de novo fuisse consumptam, quod nobis displicet in immensum et de quo vehementissime condolemus. Quare vobis universis et sin- gulis præcipiendo mandamus, quatenus res, possessiones et jura prædicti monasterii, cum ab ipsis vel eorum nuntiis fueritis requisiti, eidem monasterio et personis ejusdem custodiatis, et tanquam nostra propria defendatis, nec sustineatis quod ipsis per aliquem injuria inferatur. Injurias vero si quas eidem monasterio in rebus vel personis inveneritis esse factas, ipsas eisdem faciatis sine moræ dispendio emendari, ita quod a summo Deo et nobis super hoc debeatis merito de diligentia commendari, et quod propter defectum vestrum ipsos ad nos recurrere non contingat. In cujus rei testimonium sigillum nostrum præsenti litteræ duximus apponendum. Datum Chillioni, die lunæ in Epiphania Domini, anno ejusdem millesimo ducentesimo septuagesimo tertio, sumpto millesimo in Paschis.

N° 12 (Inédit) Eduardus comes Sabaudiae, universis et singulis baillivis, judicibus, castellanis et mistralibus, ac aliis officiariis terræ


nostræ qui nunc sunt et qui pro tempore fuerint, ad quos præsentes litteræ pervenerint, salutem et dilectionem. Sua nobis abbas Stamedei conquestione monstravit quod licet prædeces- sores nostri in animarum suarum remedium concesserint immunitatem domui Stamedei et ejus membris et cellariis, ne canes et brennerios recipere tenerentur, nec ratione brenneriæ contribuendo, vel aliter quomodolibet per alios vexarentur, nihilominus tamen aliqui officiarii ac brennerii, vel qui brenne- rias accensarunt, contributiones ab eis propterea exegerunt et exigunt incessanter. Quare, nos volentes prædecessorum nostrorum privilegia religiosis maxime concessa potius augmentare et virilius observare, vobis et cuilibet vestrum præcipimus et mandamus, quatenus dicta eorum de quibus vobis fidem facient privilegia servetis illæsa, et jubeatis ab omnibus observari, non patientes sub colore accensationis vel usus cujusvis super his aliquid extorqueri. Datum Chamberiaci, die vigesima martii anno Domini millesimo tercentesimo vigesimo quarto, cum appositione sigilli nostri in robur et testimonium prædictorum. — Nos Jacobus Ravore, judex Sabaudiæ notum facimus universis et singulis præsentes litteras inspecturis quod nos vidimus quasdam patentes litteras illustris et magnifici viri domini nostri domini Eduardi comitis Sabaudiæ, ejus vero sigillo sigillatas cum cera rubra impendenti, quarum tenor sequitur de verbo ad verbum in hunc modum : (Sequitur littera comitis Eduardi quæ superius legitur.) In quorum omnium robur et testimonium nos judex supradic- tus suprascriptas litteras ad instantiam et postulationem fratris Guillelmi de Moletis, monachi et syndici dictæ domus Stamedei, per Joannem Bariacum notarium nostrum transcribi et exemplari fecimus, et ut in ipso contenebatur originali, ita et in isto continetur exemplo, sensu nec substantia in aliquo non mutata, et ad majorem rei firmitatem sigillum judicaturæ Sabaudiæ jussimus apponendum. Actum et datum Turnoni, die vigesima prima mensis augusti, anno domini millesimo tercentesimo vigesimo quarto.


N° 13 (Inédit)

VIDIMUS des priviléges accordés aux religieux de Tamié par les comtes de Savoie.

Anno a nativitate domini millesimo tercentesimo vicesimo quarto, indictione septima, vicesima prima die mensis aprilis, per hoc præsens publicum instrumentum cunctis appareat præsentibus et futuris quod ego notarius infrascriptus vidi et diligenter inspexi et de verbo ad verbum legi duas litteras, unam sigillo Amedei comitis sigillatam, et aliam domini Eduardi comitis Sabaudiæ sigillatam, et quoniam ipsas litteras inveni sanas et integras, non cancellatas, non vitiatas, non abrasas, nec in aliqua suarum parte abolitas, ad requisitionem fratris Jacobi de Riboto, monachi religiosæ abbatiae Stamedei, timentis, ut asserebat, de omissione dictarum litterarum, ipsas litteras scribi feci ex exemplari de verbo ad verbum, nihil addito, minuto vel mutato, præter in quantum litteram vel sillabam quæ facti substantiam non mutant; tenor vero primæ litteræ talis est : « Amedeus comes maurianensis et marchio in Italia, omnibus castellanis, procuratoribus et universis quoque hominibus suis ultra montem Ceneris et citra montem constitutis salutem et pietatis visceribus abundare. Beneficia quæ sæpius a principibus et his qui in sublimitatibus constituti sunt sanctæ Ecclesiæ et domibus religiosorum conferuntur, tunc regi regum et domino dominantium accepta per omnia fiunt, quando postposito penitus temporali emolumento largita puro amore Dei noscuntur, alioquin dicetur eis in die judicii : amen dico vobis, recepistis mercedem vestram ; ne igitur præsentium bonorum captus illecebris beneficia Patris mei sanctæ domui Stamedei et fratribus ejusdem loci collata firma illibata perpetuo manere volo et ipse illa non solum custodire, sed etiam omnibus modis


desidero augere. Unde per præsentia scripta vobis mando et mandando firmiter præcipio quod de rebus prædictæ domus neque de jumentis vel animalibus, neque ut ita dicam de bestiis aliquibus nec leydam nec pedagium nec aliquod prorsus usagium ullomodo extorquere vel accipere præsumatis, nec quidquam molestiæ ejusdem domus dilectis meis fratribus facere ausi sitis, sed ab omnibus, hominibus ipsos et homines eorum atque res ipsorum quæque et ubique sint tanquam corpus meum custodiatis, defendatis atque manuteneatis, et gratiam Dei et meam habeatis, atque bonorum omnium quæ in prædicta domo fiunt et in posterum fient participes fieri valeatis, nec pro pascuis aliquid ab ipsis fratribus extorqueatis vel exigatis quia volo ut per totum comitatum meum pascua ad opus animalium tam abbatiæ quam grangiarum suarum in bona pace habeant et possideant, sine omni exactione. Sciatis quoque quod edictum posui sicut pater meus olim posuerat a sancto Ferreolo usque ad fagum quæ est subtus Combas et intra curtem omnium grangiarum sæpedictæ abbatiæ, quod firmiter et illibate ab omnibus volo custodiri, ita ut si quis aùsu temerario infra prædicto loco hominem capere vel sanguinem fundere seu permittere, vel aliquod ίnconveniens facere præsumpserit, sciat iram meam atque bannum incursurum. Concessi quoque atque bona fide confirmavi omnia illa quæ domus Stamedei sæpedicta in allodiis in feudis, in pascuis, in terris cultis et incultis, nemoribus et pratis hodie quoquomodo possidet, et tenet ut illa in perpetuum possideat et teneat in bona pace. Concessi quoque ac bona fide confirmavi prædictæ domui ut quidquid ab aliquo vel quoquo modo de feudis meis acquirere poterit, possideat, et habeat in perpetuum quiete et pacifice, salvo usagio meo. Concessi quoque domui prædictæ et fratribus ejusdem domus sicut melius intelli- gunt ipsi fratres quod canes et brennerii mei et successorum meorum nunquam veniant ad abatiam, grangias et cellaria sua, et nihil exigant ipsi brennerii sive pro se, sive pro canibus ab abbatia Stamedei, grangiis et cellariis, sed de cætero fratres ipsius abbatiæ, tam in ipsa quam in ipsius membris commo- rantes absoluti sint prorsus et immunes ab expensis quas solent


facere pro eisdem canibus et brenneriis. Ut autem hoc robur obtineat perpetuæ firmitatis, præsentem cartam fieri præcepi et sigilli mei munimine roboravi. Actum est hoc anno gratiæ mille- simo ducentesimo trigesimo apud Chamberiacum, in prato juxta ecclesiam hospitalis, ubi fuerunt testes vocati et rogati Petrus de Lugduno monachus, Humbertus de Montmeillant, Vulliermus Bonivardi legista, Jaceronus de Chambuco, Petrus de Alveys, Guigo de Chivines, milites, Vulliermus Vefutes, Dionisius Jacobus Deulosis, Petrus Vuspil Vitel. »

Tenor vero alterius litteræ talis est : (Voir la pièce précédente.) Quibus siquidem litteris sic transcriptis facta diligenti collatione, verbi ad verbum istud præsens instrumentum in formam publicam redegi. Actum est hoc apud Yennam, in carreria publica, ante domum Petri Bouchareyt, ubi testes ad hoc vocati fuerunt et rogati, scilicet dictus Petrus Guionetus Capucii, notarius, Petrus Vache de Chamberiaco, Joannes Lombardus, habitator dicti loci, Guigonetus Poleti, Thomassetus de Fistilliaco, Petrus Pascalis dicti loci et plures alii fide digni et ego Humbertus de Espinerio auctoritate imperiali publicus notarius hoc instrumentum recepi et levari feci per Guillelmum magnum coadjutorem meum signoque meo solito signavi.

N° 14 (Inédit)

Vobis illustri et magnifico principi domino Amedeo comiti Sabaudiæ supplicant abbas et conventus Stamedei vestri humiles oratores, quod cum ipsi obtinuerint in privilegium principale a bonæ et inclytæ memoriæ domino comite Amedeo quondam


comite Mauriennæ et marchione in Italia, ut sine exactione uti possint pacifice in toto comitatu pascuis tam ad opus animalium ipsius abbatiæ quam grangiarum, quod parati sunt exhibere, et castellanus vester Aquæbellæ bestias dictæ abbatiæ de grangia Villarii subtus Greyssie in pascuis dictæ castellaniæ acceperit et duci apud Aquambellam fecerit, ipsos turbando in dictis pascuis pascuare, nitens se ab ipsis pro dictis animalibus bannum exigere, quatenus vobis placeat dicto vestro castellano Aquæbellæ man- dare, ut tenorem dicti privilegii observet et faciat observare. —

Amedeus comes Sabaudiæ dilecto castellano nostro Aquæbellæ vel ejus locumtenenti salutem et dilectionem. Supplicationem accepimus hic annexam, cujus attento tenore tibi præcipimus et mandamus quatenus visis privilegiis de quibus agitur in eadem causam justam si quam te credis habere quare fecisti quæ in supplicatione continentur, impedimenti et contradictionis quam per te sibi asserunt inferri supplicantes, nobis referas vel rescribas, ut possimus uberius quod justum nobis videbitur ordinare.

Datum Camberii die octava maii, anno Domini millesimo tercentesimo quadragesimo quarto. Registrata per dominum in Consi- lio præsentibus dominis P. Marchandi, G. de Solerio, P. Boni- vardi, G. Bonni.

N° 15 (Inédit)

Vobis illustri principi domino nostro Sabaudiæ comiti suppli- catur humiliter per parte religiosorum oratorum vestrorum sconventus monasterii vestri Stamedei, cujus prædecessores vestri uerunt fundatores, quod cum jam sint duo anni elapsi vel circa, abbas dicti monasterii, de consensu dicti conventus tradidit ad


censam per tres annos inde sequentes grangiam ipsorum religio- sarum vocatam Evresol fratri Rodulpho de Sethenay monacho dicti monasterii eumdemque constituit exactorem nomine dieti monasterii omnium reddituum et aliarum obventionum pertinentium eidem monasterio in partibus Viennarum, quæ ad summam quingentorum florenorum et ultra ascendunt per an- num sine quibus idem monasterium et dictus conventus nullo modo sustentari possunt, postque reverendus in Christo pater domnus abbas monasterii sancti Sulpitii commissarius a supe- rioribus dicti monasterii Stamedei specialiter deputatus, ad visitandum et reformandum dictum Stamedei monasterium in capite et in membris censam prædictam dicto fratri Rodulpho confirmavit dictæ grangiæ et aliorum reddituum, et obventionum prædictarum ipsi fratri Rodulpbo nomine dicti monasterii júxta tenorem dictæ censæ administrationem in solidum committendo, et ulterius domnus abbas commissarius domnum abbatem Stamedei, suis exigentibus demeritis, ab omni admi- nistratione temporali dicti monasterii privavit, quæ non solum in temporalibus, sed etiam in spiritualibus ipsi abbati Stamedei per generale capitulum Cistercii ultimo celebratum etiam fuit interdicta, ut de præmissis dicti supplicantes parati sunt vos informare, quibus non obstantibus, dictus abbas Stamedei, semper in dilapidationem dicti monasterii vigilans, anno præterito, scilicet antequam aliquam preisiam dictæ censæ percepit dictus frater Rodulphus, eumdem fratrem Rodulphum a dicta grangia violenter per nonnullos malefactores expelli procuravit, et póst modum dictam grangiam cum aliis obventionibus prædictis ad censam pro se tradidit nonnullis nobilibus et laicis, a quibus ipsi supplicantes nihil exigere possunt de bonis prædictis pro necessitatibus dicti monasterii faciendis, quod est et erit in maximum detrimentum et nimiam desolationem dicti monasterii, cum alia bona et obventiones dicti monasterii sint modici valoris, nisi Excellentia vestra ipsis supplicantibus subvenire dignaretur, cui humiliter et devote supplicant amore Dei et Ordinis super præmissis de remedio providere opportuno.


(Le notaire Chanterel certifie qu'à cette pièce, qui était cotée dans les archives de Tamié sous le n° 266, étaient jointes des lettres du comte Amé de Savoie du 29 mai 1400.)

N° 16 (Inédit) Vobis illustri et magnifico domino nostro Amedeo Sabaudiæ et Gebennarum comiti humiliter exponendo supplicatur pro parte oratorem vestrorum dominorum et religiosorum fratrum abbatis et conventus vestræ pauperis abbatiæ Stamedei ordinis cisterciensis, Tarentasiensis diœcesis, videlicet de et super eo quod prædecessores vestri dictam vestram abbatiam fundaverunt et dotaverunt, ad honorem beatæ Mariæ Virginis, dederunt que dicti vestri prædecessores dictæ vestræ abbatiæ. et conventus et concesserunt ipsos abbatem et conventum esse liberos et immunes ab omni leyda, pedagio, gabella et ab aliis tributis in toto vestro territorio et communitate; et cum dicti vestri pauperes religiosi, abbas et conventus abbatiæ vestræ habent, tenent et possident majorem partem corum sustentationis in Ponte Belli- vicini apud Chaparillian, in Avallon et in aliis certis locis in Gresivodano et in quadam grangia vocata de Montemelliorato prope Montemmellianum, in quibus locis dicti vestri oratores, religiosi, abbas et conventus mittunt incessanter animalia et familiares, ad apportandum eorum victualia et ipsa victualia oportet transire per Montemmellianum, et in dicto loco Montis- meillani castellanus vester et syndici Montismelliani ipsos oratores et religiosos vestros prædictos supplicantes compellunt ad contribuendum et solvendum in dicto loco Montismelliani pro reparatione et fortificatione belli arrestando et detinendo eorum


victualia, nonobstante eo quod prædecessores vestri ipsos supplicantes liberaverint ab omni tributo et pilluchia et etiam ipsi pauperes religiosi supplicantes non habeant reversum nisi ad vos qui estis tanquam fundator dictæ abbatiæ merito ad vos occurrunt, quatenus vobis placeat amore Dei eisdem religiosis supplicantibus de vestra bona gratia provideri dignemini, mandando si placet castellano vestro Montismelliani, syndicis dicti loci et mandamenti quatenus ipsos supplicantes ac inde non compellant nec molestent ad contribuendum in dicta fortificatione et aliis castellis, pedagiis, gabellis, in dictis vestris communita- tibus ipsos et eorum victualia et familiares ire et transire permittant absque turbatione et molestia quacumque, et ipsi supplicantes ut supra Deum orabunt pro vobis, litteras vestras beni- gnas si placet super hoc concedendo. —

Amedeus comes Sabaudiæ dilectis castellano Montismelliani et cæteris officiariis nostris ad quos spectabit et præsentes pervenerint seu ipsorum locatenentibus nec non syndicis villæ nostræ dicti loci Montismelliani salutem. Visa supplicatione præsentibus annexa et ejus attento tenore, vobis et cuilibet vestrum in soli- dum præcipimus et mandamus dictricte sicque omnino fieri volentes quatenus libertates de quibus dicta facit supplicatio mentionem secundum ipsarum formam tenorem et effectum, nihil de contingentibus in eisdem omittendo, supplicantibus servetis, teneatis, attendatis et inviolabiliter observetis, et quid- quid in contrarium feceritis, illud ad statum pristinum, visis præsentibus, reducatis, absque alterius expectatione mandati.

Datum Aquiani, die octava mensis aprilis, anno domini millesimo

quadringentesimo decimo quinto. Per dominum præsentibus domino Claudio Marchandi cancellario Sabaudiæ. Petrus Garreti.

Exploit.

Anno retroscripto, die decima tertia mensis maii, præsentes litteræ dominicales retroscriptæ fuerunt reverenter receptæ cum reverentia quæ decet per nobilem virum Eriactum de Verdone, cancellarium Montismelliani et Antonium Blondeti, syndicum villæ Montismelliani et exactorem portarum dictæ villæ paratos


vestris obedire mandatis nec non juxta formam, continentiam et tenorem præsentium litterarum retroscriptarum ita est de man- dato dictorum castcllani et syndici per me notarium et curiæ Montismelliani vice-clericum. Bertini.

N° 17 (Inédit) Vobis illustrissimo principi domino nostro Sabaudiæ duci supplicant humiles oratores vestri abbas et monachi abbatiæ Stamedei, quod cum per recolendæ memoriæ illustres prin- cipes dominos comites quondam Sabaudiæ prædecessores vestros fundatores dictæ abbatiæ fuerint privilegiati quod pro rebus abbatiæ vestræ animalibus vestris et quibuscumque aliis aliquam leydam et usagium vel pedagium non solverent, nihilominus officiarii Montismelliani compellunt famulos et nuntios dictæ abbatiæ ad solvendum unum quartum grossum pro quolibet animali onerato de rebus dictæ abbatiæ et ad dictam abbatiam pertinentibus, in grande præjudicium dictorum religiosorum et abbatiæ prædictæ et contra formam dictorum privilegiorum et absque eo quod ipsi unquam aliquod usagium pro præmissis alias solverint, quatenus magnificentiæ vestræ placeat dictis supplicantibus providere, ut ad solutionem cujusvis pedagii præmissorum occasione vel usagio non molestentur, sed eisdem sua privilegia circa hæc præmissa Serventur. —

Amedeus Sabaudiæ dilecto castellano nostro Montismelliani seu ejus locumtenenti salutem. Visa supplicatione præsentibus annexa, volentes super contentis in ea veridice informare, tibi districte mandamus quatenus causas et motus quare ad supplicata proceditur et generaliter meram et omnimodam supplica-


torum veritatem nobis litteris tuis fideliter inclusis quam citius commode poterit plene et clare rescribas, et tua fideli rescrip- tione visa, quod justum fuerit et nobis videbitur circa hæc citius facere et uberius providere valeamus. Datum Camberiaci, die ultima julii, anno Domini millesimo quatercentesimo trigesimo primo. Per dominum relatione dominorum N. Joannis de Belloparti cancellarii, Bastardi de Sabaudia, Montismajoris marescalci, Lamberti Oddinetti Præsidentis, Claudii de Saxo, Urbani Ceriserii et R. de Montevagnardo, magistri Hospicii. Bolomier.

N° 18 (Inédit ) Nicolaus episcopus, servus servorum Dei, dilecto filio priori monasterii Tallueriarum per priorem soliti gubernari, Geben- nensis diœcesis, salutem et apostolicam benedictionem. Ecclesiarum et monasteriorum omnium utilitatibus intendentes libenter operosæ diligentiæ studium impendimus, per quod ecclesiis et monasteriis ipsis, ne diuturnæ vacationis subjaceant incommodis, de salubris provisionis remedio celeriter consulatur ; exhibita siquidem nobis nuper pro parte dilecti filii Georgii Jocerandi de Cons, monachi monasterii Stamedei cisterciensis ordinis, Tarenta- siensis diœcesis, Baccalaris in decretis petitio continebat, quod aliam dicto monasterio cui quondam Claudius ipsius monasterii abbas dum viveret præsidebat, per obitum ipsius Glaudii abbatis, qui extra romanum curiam debitum naturæ persolvit vacante, dilecti filii conventus dicti monasterii ad electionem futuri abbatis procedentes, ac vocatis omnibus qui voluerunt, debuerunt et potuerunt electioni hujusmodi commode interesse, die ad eligendum præfixo, ut moris est, convenientes in unum


præfatum Georgium, ordinem ipsum expresse professum et in sacerdotio constitutum, in eorum et dicti monasterii abbatem concorditer elegerunt, ipsique electioni hujusmodi illius sibi præsentato decreto consentiens, eam obtinuit ordinaria authoritate confirmari, in bis omnibus a jure temporibus observatis.

ac electionis et confirmationis hujusmodi vigore possessionem vel quasi regiminis et administrationis bonorum ejusdem monasterii pacifice extitit assecutus. Cum autem sicut eadem petitio subjungebat præfatus Georgius dubitct electionem et confirmationem hujusmodi ex certis causis viribus non subsistere, et sicut accepimus dictum monasterium adhuc, ut præfertur, vacare noscatur, nos de electione et confirmatione hujus- modi certam notitiam non habentes ac cupientes eidem monasterio, ne longæ vacationis exponatur incommodis, de persona utili et idonea per quam circumspecte regi et salubriter dirigi valeat providere, nec non de meritis et idoneitate præfati Georgii qui, ut asseritur, de nobili genere ex utroque parente, procreatus existit, et de quo apud nos religionis zelo, litterarum scientia, honestate morum, spiritualium providentia et tempo- ralium circumspectione, aliisque multiplicium virtutum donis fide digna testimonia perhibentur, pro quo etiam dilectus filius nobilis vir Ludovicus dux Sabaudiæ asserens eumdem Georgium dilectum suum fore nobis super hoc humiliter supplicavit, ad plenum non informati discretioni tuæ per apostolica scripta committimus et mandamus quatenus si et postquam tibi de bujus- modi electione constiterit, illam si rite processisse inveneris approhes et confirmes, alioquin de persona præfati Georgii si illum utilem et idoneum ad regimen præfati monasterii repereris, super quo conscientiam tuam oneramus, eidem monasterio cujus fructus, redditus et proventus centum et viginti librarum turonensium parvorum secundum communem æstimationem valorem annuum, ut etiam asseritur, non excedunt, sive ut præmittitur, aut alias quovismodo, aut ex alterius cujuscumque persona, vel per liberam dicti Claudii, aut alicujus alterius, de regimine et administratione bonorum dicti monasterii extra dictam curiam, etiam coram notario publico et testibus sponte


factam cessionem vacet, et ex quavis causa ejus dispositio ad sedem apostolicam generaliter vel specialiter pertineat eidem monasterio authoritate nostra provideas, ipsumque illi præficias in abbatem, curam, regimen et administrationem monasterii hujusmodi sibi in spiritualibus et temporalibus committendo, ac sibi facias a conventu prædictis obedientiam et reverentiam debitas et devotas, nec non a vassallis et aliis ipsius monasterii consueta servitia et jura debita integre exhiberi contradictores per censuram ecclesiasticam appellatione postposita, compescendo non obstantibus constitutionibus et ordinationibus apostolicis, nec non monasterii et ordinis prædictorum juramento, confirmatione apostolica, vel quacumque firmitate alia roboratis, statutis, consuetudinibus contrariis quihuscumque, aut si con- ventui, vassallis et subditis præfatis vel quibusvis aliis communiter vel divisim ab eadem sit Sede indultum, quod interdici, tuspendi, vel excommunicari non possint per litteras apostolicas non facientes plenam et expressam ac de verbo ad verbum de indulto hujusmodi mentionem, et nihilominus eidem Georgio si de persona sua præfato monasterio vigore præsentium provideri contigerit, ut a quocumque maluerit catholico Antistite gratiam et communionem dictæ Sedis habente, munus benedictionis recipere valeat, ac ipsi Antistiti ut munus ipsum impendere sibi possit per præsentes concedimus; volumus autem quod præfatus Antistes, qui eidem Georgio hujusmodi munus impendet, postquam illud sibi impenderit at ipso Georgio nostro et romanæ ecclesiæ nomine fidelitati debitæ solitum recipiat juramentum, juxta formam quam sub bulla nostra mittimus interclusam; formam autem juramenti quod ipse Georgius præstabit, nobis de verbo ad verbum idem Antistes per ejus patentes litteras sub suo sigillo signatas per proprium nuntium quantocius destinare procuret. Datum Romæ apud S. Petrum, anno incarnationis dominicæ millesimo quadringentesimo quinquagesimo quarto, nonis aprilis. pontificatus nostri anno octavo.


N° 19 (Inédit)

Amedeus dux Sabaudiæ dilectis baillivo et procuratori Sabau- diæ castellarisque Montismelliani, Turnonis, Aquæbellæ et Con- flenti ac cæteris officiariis nostris mediatis et immediatis ad quos præsentes pervenerint seu ipsorum locatenentibus, salutem.

Cum per sanctissimum dominum nostrum papam nuper extiterit benedilecto oratori et consiliari nostro domno Urbano de Chivrone, apostolico prothonotario, impertita et collata abbatia Beatæ Mariæ Stamedei cum ipsius abbatiæ pertinentiis et appen- dentiis, et hoc nobis et illustrissima consorte nostra charissima intercedentibus constantibus bullis et litteris ejusdem domini nostri Papæ hac die nobis et consilio nostro exhibitis et præsen- tatis, quam utique collationem gratam et acceptam ex certa nostra scientia habemus; supplicationi igitur ipsius consiliarii nostri super iis nobis oblatæ annuentes, attenta equidem serie dictarum apostolicarum litterarum, vobis et vestrum cuilibet in solidum expresse committimus et mandamus, quatenus constito equidem vobis de ipsis bullis et illis vobis præsentatis ipsum domnum Urbanum in possessionem realem et corporalem dictæ abbatiæ et ipsuis obventionum, proventuum, reddituum et pertinentiarum omnium ponatis his visis et inducatis, positumque et inductum debite manuteneatis, tueamini et defendatis adversus quoscumque ab omnibus, vi, violentiaque, opere facti illicitis, ac illis per eum frui, gaudere et uti permittatis, quibusvis oppositionibus repulsis, alteroque non expectato mandato.

Datum Vercellis die vigesima quarta januarii, anno domini millesimo quatercentesimo septuagesimo secundo. Per dominum præsentibus dominis Sibueto Drioli cancellariæ regente, Petro de S. Michaele præsidente, M. de Canalibus, Antonio Sostioni, advocato fiscali, et Joanne Lotterii, thesaurario.


N° 20 (Inédit)

Illustrissime princeps, reverendus in Christo pater domnus Urbanus de Chivrone, sedis apostolicæ prothonotarius justis titulis adeptus est possessionem prioratus. membrorumque et pertinentiarum ejusdem, ita in qua jam certo tempore stetit et adhuc in præsentiarum est, et quia dubitat per nonnullos se turbari, supplicat propterea ipsum et pro eo agentes in eadem manuteneri cum inhibitionibus opportunis et aliter sibi provi- deri, ut dominationi vestræ placuerit, quam conservet Altissimus.

(Le mot laissé en blanc manque aussi dans l'original.)

N° 21 (Inédit ) Yolant, primogenita et soror christianissimorum Franciæ regum, ducissa tutrix et tutorio nomine illustrissimi filii nostri charissimi Philiberti ducis Sabaudiæ, dilectis baillivo, judici et procuratori Sabaudiæ, castellanis Chamberiaci, Montismelliani, Aquæbellæ et Conflenti, mistralibus servientibus generalibus, ac cæteris ad quos spectabit officiariis ipsiusve locatenentibus, salu- tem. Visa supplicatione præsentibus annexa, et quia nemo sua possessione incognite venit turbandus, vobis propterea et vestrum cuilibet in solidum districte mandamus, sub pæna centum librarum fortium pro quolibet, quatenus supplicantem et pro eo agentes in possessione beneficii de qua supplicat membrorum et


pertinentiarum ejusdem in qua fuit et est ac eum fuisse compe- riatis, manuteneatis, tueamini, et defendatis adversus quoscumque at omnibus vi, violentia et opere facti illicitis sibi in ea per quempiam insciendis, donec judiciali cognitione prævia eis mereatur et ea quibuscumque inhibendo, et sub pæna consimili prædicta pro quolibet, ne dictum supplicantem et agentes pro eadem in prædicta sua possessione directe vel indirecte, quovis quæsito colore citra ipsam judicialem cognitionem turbare audeant vel præsumant, in quantum dicta pæna se plecti formi- dant et absque alterius expectatione mandati. Datum Taurini, die nona augusti, anno domini millesimo quatercentesimo septuagesimo septimo. Per dominum præsentibus dominis P. de sancto Michaele cancellario, Bonifacio Dno Varati, Antonio de Plossascho, præsidente, Jofredo de Rigrolio, magistro Hospicii, Laffranto de Advocatis, Claudio Canaperii, Philiberto Chevrery, advocato, D. de Muris, Antonio Ricardonis, secretario.

N° 22 (Inédit) Jhesus.

Illustrissime princeps, exponitur parte reverendi domini abbatis Stamedei et totius conventus verum fore quod tenent et possident eorum bona dedicata monasterio per bonos, dcvotos, maxime per illustres dominos prædecessores vestros et alios in bono numero, pro sustentatione religiosorum servientium in ipso monasterio pro animabus benefactorum et pro ipsis infundendo preces quæ fieri non possent nisi sustentarentur et omnia ipsa bona ad ipsa manutenendo insudari et operari faciant per eorum rendutos et alios servitores tantum quantum possunt


et sunt inter montes et passagio gentium quæ non obstante sunt multi, tam magni, mediocres, quam alii minores, qui in dies eos infestant, turbant in eorum bonis, possessionibus, nemoribus et alii de facto et ex invidia quam habent contra ipsos bonos religiosos, rendutos et servitores ipsorum non verentur incurrere censuras ecclesiasticas. Ob quod recurrunt ipsis reverendus dominus et alii oratores et religiosi domini ad præli- batam illustrem dominationem vestram et supplicant inhiberi quibuscumque cujuscumque qualitatis existant, ne ipsos supplicantes turbent, nec inquietent in eorum bonis tam mobilibus quam immobilibus et sub pæna, reducendo ipsos tam reverendum Dominum et religiosos sub protectione et salvaguardia ducali, nec non eorum rendutos et servitores, et mandari ipsam observari et publicari in quibuscumque locis ducalibus, ne causam habeant se excusandi ratione ignorantiæ, et aliis prout melius videbitur prælibatæ illustri dominationi vestræ quam diligat Altissimus.

(A cette supplique étaient attachées, au témoignage du notaire Chanterel, des lettres de sauvegarde datées du 10 juillet 1515.)

N° 23 (Inédit)

Illustrissime princeps, exponitur parte reverendi in Christo patris domini abbatis Stamedei et conventus sicuti sunt lapsi ducentum et trecentum anni quibus præfatus reverendus dominus et conventus tenent et possident montes de Altofurno, Choyrea et de Combusto, tam vi dominationis illustrium domi-


norum comitum Sabaudiæ, prædecessorum vestræ illustris dominationis quam aliorum, pro quihus est laudinium habens a prælibatis illustribus comitibus sub servitio quinque solidorum fortium et limitationes ipsarum Alpium habent, ut de omnibus constat publicis antiquissimis documentis de quibus fit fides, quo non obstante insurrcxit castellanus et curialis Turnonis qui cridari faciunt ipsos montes et Alpes pro albergando plus offerenti, et quum ipsæ Alpes et montes sint de mensa ipsius abbatis et proprio dominio, quæ auferri non possunt, supplicant inhiberi ipsis castellano, clerico curiæ et cæteris quibuscumque ne de cætero se intromittant ipsis montibus et Alpibus quæ non sunt de merito ipsorum nec alterius laici imo gesta revocent et quæ revocari mandari placeat et inbiberi quibuscumque, ne eos turbent in possessione ipsorum montium fidem faciendo de titulis ipsorum, et alios prout melius erit. —

Consilium ducale Sabaudiæ Camberiaci residens. Dilectis nostris castellano et clerico curiæ Turnonis seu ipsorum locatenentibus salutem. Visis supplicatione his annexa, ac juribus ibidem relatis, eorum tenoribusconsideratis, vobis et cuilibet, prout suo subest officio, per has mandamus, sub pæna centum librarum fortium pro quolibet, quatenus causas et motus cur ad supplicata processibus et per eumdem montem omnimode supplicatur veritate vobis infra diem decimam usque per vigesimum martii, nisi de diebus a præsenti desuper vel alias rescribatis aut veni- atis relatis, ut vestra rescriptione visa ac relatione audita, quod ipsis sic provideri possit quo item ad reverendum dominum supplicantem nec in bonis pro quibus supplicatur citra judi- cialem cognitionem nihil novi fieri volumus, et ne fiet id vobis et in vos expedierit, pæna centum librarum fortium pro quolibet per has expresse prohibemus et probiberi mandamus, litteris et aliis contrariantibus quibuscumque non obstantibus. Datum Chamberiaci, die vigesima quinta februarii millesimo quingentesimo sexdecimo. Per dominum præsentibus dominis Ludovico de Divona Sabaudiæ præsidente, Janus Decreus. Ravoyre.


N° 24 (Inédit)

I

Patentes d'establissement de l'office et charge de conseiller de S. A. et sénateur en son Sénat de Sauoye pour reuerend messire Franç. Nycolas de Riddes, abbé de Thamié.

Charles Emanuel, par la grace de Dieu, duc de Sauoye, prince et vicaire perpetuel du sainct empire romain, marquis en Italie, prince de Piedmont, marquis de Saluces, comte de Geneue, Nice, Ast et Tende, baron de Vaulx et Foucegny, seigneur de Verceil, du marquisat de Ceue, Oneille, Marro, etc. Comme en tous estatz bien reglez la justice distributiue doiht estre soigneusement gardée, a celle fin qu'estant les charges et dignitez conferées a personnes de probité, d'intégrité, de sçauoir et experience, icelles soient plus dignement administrées a l'honneur de Dieu et au bien et repos des peuples, a quoy tous princes chrestiens doibuent viser principallement ; A cette consideration, ayant toujours eu particulier soing, a l'imitation de nos serenissimes predecesseurs, de faire élection de personnes sages, doctes et de bonne conscience, aux offices de la justice, nous auons bien souuent choisy les ecclesiastiques que nous auons sceu estre accompaignez des susdictes qualitez et aultres vertus requises, a celle fin que nos subjectz en reçoiuent le benefice que nous desirons pour leur bien, repos et communion : et d'aultant que vous, nostre tres cher, bien amé et feal deuot orateur messire Françoys Nicolas de Riddes, abbé de Thamié, nostre aumosnier, possedez les parties requises a semblables charges et offices, au moyen de quoy iceulx vous peuuent estre dignement conferez, joinct a ce l'affection que


vous et vos freres auez de tout temps tesmoignée envers nous et nostre seruice, A ces causes et pour aultres dignes respects a ce nous mouuants, nous vous auons choisy, esleu, constitué et deputé et par ces presentes choisissons, eslisons, constituons et deputons pour nostre conseiller et senateur en nostre Senat de Sauoye, pour audict estat et office nous seruir dores en auant aux honneurs, dignitez et authoritez, preeminences, prerogatifues, emoluments et aultres droits en dépendants, et dont jouyssent les aultres nos conseillers et senateurs audict Senat, et aux gaiges qui vous seront a part establis, a la charge que vous presterez le serment en tel cas requis et accoustumé.

Si donnons en mandement a nos tres chers, bien amés et feaulx conseillers les gens tenant nostre diet. Senat de la les monts d'obseruer les presentes et vous estimer, tenir et reputer pour nostre conseiller et senateur en iceluy, vous faysant et laissant jouir des honneurs, dignitez, authoritez, preeminences, prerogatifues, emoluments, regalles et aultres droits et gaiges susdicts sans difficulté, car ainsi nous plaist. Données a Thurin, le 1er jour de l'année 1608, signé C. Emmanuel. Visa Provana, et plus bas signé Boursier. Scellé en placard de cire rouge et a sceau pendant inserez dans une boite de fer blanc avec les attaches verdes et blanches.

(Reg. des Edits et lettres-patentes n° 31, fol. 105 v°.)

II

Déclaration de l'abbé de Tamié.

Je frere Françoys Nycolas de Riddes, humble abbé de la deuote abbaye de Thamié, aumosnier de S. A., promets par ceste declaclaration qu'au cas que le bon plaisir de Sdte A. seroit de m'acccorder gaige pour l'estat et office de senateur en son Senat de Sauoye, duquel il luy a pleu m'onorer, de ne prendre ny demander sur les deniers des greffes dudict Senat ny baillage


de Sauoye, soit de present ou pour l'aduenir, sinon en tant qu'il se porroit treuuer du fonds pour tous ceux qui sont de present audict Senat. En foy de quoy j'ay faict et signé la presente a Chambery, ce douziesme jour de decembre mil six cent et huict.

Signé F. N. DE RIDDES, abbé de Thamié.

N° 25 (Inédit)

Pièces concernant le vicariat général de l'ordre de Cîteaux en Savoie.

I

Teneur de requête pour R. messire Antoine Passier, prieur de l'abbaye de Chézery.

A nos Seigneurs, Supplie humblement R. Frère Antoine Passier, prieur moderne dans l'abbaye de Chézery, disant que le 24 du mois de mai proche passé il aurait été pourvu et institué vicaire du R. abbé de Clairvaux pour visiter les monastères situés en Savoie dépendant de l'abbaye de Clairvaux, ainsi que par patentes ci-jointes duement signées et scellées, du fait et bénéfice desquelles désirant se prévaloir à son obédience, il recourt A ce qu'il vous plaise lui permettre le cours, fulmination et publication des susdites provisions et lettres selon leur forme et teneur. Et ferez bien. Signé Goncelin.

Soit montré au procureur général. Fait à Chambéry, au Sénat, le 13 août 1672. Signé Gariod.

Ayant vu aux registres de céans les provisions et établissement


des vicaires généraux de l'ordre de Citeaux en Savoie, en faveur du R. abbé de Tamié, pourvu par le chapitre général et abbé de Citeaux, à forme de la bulle d'Alexandre VII, nous ne pouvons consentir aux fins de la requête, ains requérons que les provisions énoncées en icelle seront retenues céans et que la présente sera registrée aux registres de céans. A Chambéry, au Parquet, le 31 août 1692. Signé Victor-Emmanuel de la Pérouse et Ducrest.

Il n'y a lieu aux fins de la requête, et seront les provisions retenues céans, et soit enregistré suivant les conclusions du procureur général. Fait à Chambéry, au Sénat, le 31 août 1672.

Signé de Bertrand de la Pérouse; plus bas, George.

(Registre des Edits, n° 46, fol. 9.)

II

Lettre du duc de Savoie au Sénat sur le même sujet.

Le duc de Savoie, roi de Chypre, etc.

Très chers, bien amés et féaux, bien que l'abbé de Tamié soit vicaire général de l'abbé et de tout l'ordre de Citeaux dans nos Etats, ledit vicariat étant uni et annexé à la dignité d'abbé, toutefois nous avons appris avec plaisir par une lettre de l'abbé général de Cîteaux que, dans le dernier chapitre général de cet ordre, on a confirmé cette prérogative de vicaire en la personne du moderne abbé de Tamié, dont la naissance, doctrine et probité nous font beaucoup espérer de sa conduite et de son administration spirituelle des maisons de son ordre qui sont dans nos Etats de là des monts. Et comme ledit abbé de Tamié est en possession immémoriale de cette prérogative et qu'il est de notre service d'avoir ledit vicariat fixé et établi en nos Etats, en la personne d'un prélat de considération comme l'abbé de Tamié, nous vous disons par lettre de le conserver et maintenir en cette possession, sans avoir égard aux instances de l'abbé de Clairvaux et aux provisions qui seront émanées de lui pour


d'autres vicaires par lui nommés, et nommément du religieux Passier, que nous déclarons subreptices. Et cette n'étant pour autre, nous prions Dieu de vous avoir en sa sainte garde. De Turin, le 3 septembre 1672. Signé C. Emmanuel. Contresigné de St-Thomas.

(Même registre, fol. 11.)

N° 26 Lettres inédites de l'abbé de Rancé.

1

A. DOM CORNUTY

Du 14 septembre 1677.

M. l'abbé de Tamié, mon très cher Père, nous est venu voir et nous a tellement persuadés du véritable dessein qu'il a d'établir la réforme dans sa maison, que j'ai cru qu'il n'y avait nulle apparence de ne vous pas dire de l'aller secourir dans une résolution si sainte et si religieuse. L'amitié même et la considération que nous avons pour lui fait que nous ne pouvons pas vous dispenser de prendre une entière part à tout ce qui le touche. Je m'assure que le révérend abbé de Foulcarmont.

quelque envie qu'il puisse avoir de vous conserver dans sa maison, y donnera les mains, et qu'il regardera cette occasion-là comme un événement de bénédiction, auquel on ne peut pas s'exempter de contribuer.

Frère ARMAND-JEAN, abbé de la Trappe.


2

AU MÊME

Octobre 1677.

Enfin, mon très cher Père, nous vous envoyons nos religieux.

Je prie Dieu qu'il bénisse ce que vous allez tous entreprendre pour sa gloire. Si vous connaissiez bien, tous tant que vous êtes, ce que vous pouvez faire dans le fond de ces montagnes pour son service et pour l'édification de son Eglise, dans un temps et dans un pays d'une désolation presque infinie, vous entreriez dans Tamié avec les mêmes sentiments qu'avaient nos premiers Pères, quand ils entrèrent dans le désert de Cîteaux.

Je vous proteste que, si j'avais eu assez de santé, j'aurais quitté notre monastère, au moins pendant quelques mois, pour avoir la consolation d'être du nombre de ceux qui auront l'avantage de commencer une telle œuvre.

3 AU MÊME

Du 19 janvier 1666, à Rome.

Mon très cher confrère, Je ne pouvais recevoir une plus grande consolation que celle d'apprendre par vous-même les grâces que Notre-Seigneur vous a faites et les saintes résolutions qu'il vous donne de le servir avec nous et de prendre notre maison pour le lieu dans lequel vous voulez passer le cours de la vie et de la pénitence que vous avez embrassée. Ce qu'on m'a mandé de vos dispositions et les assurances que vous me donnez du désir sincère que vous avez d'être tout à fait à Jésus-Christ, font que je consens avec joie à la proposition que vous me faites. Et je vous dirai pour votre satisfaction que si vous avez vu quelque bon exemple et quelque


sujet d'édification dans la conduite et la conversation de nos confrères, comme vous me le mandez, mon unique application à mon retour sera d'en maintenir la ferveur, d'en conserver l'esprit et même de l'augmenter, si Dieu nous fait assez de miséricorde pour cela, et qu'en mon particulier vous trouverez en moi toute la cordialité et l'affection que vous aurez pu vous en promettre. Je prie Notre-Seigneur, mon cher confrère, qu'il vous fortifie de plus en plus dans les sentiments qu'il vous inspire et qu'il vous accorde cette latitude de cœur sans laquelle nos services seront regardés comme les offrandes des avares qui sont toujours accompagnées de réserves qui les privent de l'agrément et du mérite de leurs dons. Dieu demande des dispositions étendues dans les âmes qu'il engage plus particulièrement que les autres à son service, et quoique il n'exige pas d'elles tout ce qu'elles seraient capables de faire pour lui, qu'il se contente souvent de quelques marques assez ordinaires de l'amour qu'elles lui portent, il veut néanmoins que les intentions en soient vastes et que les volontés n'en soient point limitées.

Tenez pour une vérité constante que quand elles sont dans ce saint abandonnement, la vie, quelque pénitente qu'elle soit, n'a rien de trop pénible, les pratiques les plus laborieuses sont douces, on trouve repos et consolation en tout. Enfin le joug de Jésus-Christ n'a rien que d'aimable pour ceux qui se jettent sans crainte dans ses bras, et s'ils y rencontrent des dégoûts et de l'amertume, ce n'est que pour ceux qui viennent à lui avec des restrictions et des ménagements, comme si Jésus-Christ ne les méritait pas tout entiers ou bien qu'ils crussent ne devoir pas prendre une confiance totale dans sa miséricorde. J'espère que vous serez du nombre des premiers, et je le demande à Notre-Seigneur avec autant d'instance et d'ardeur que pour moimême. Priez-le pour moi, je vous en conjure, et me croyez en lui de toutes les forces de mon âme, mon cher confrère, votre très humble et très acquis serviteur et confrère, etc.


4

AU MÊME Du 7 février 1673.

J'écris, mon très cher Père, au R. P. abbé de Foulcarmont, et je le prie de trouver bon que vous nous reveniez trouver, ne pouvant vous refuser davantage une consolation que vous nous demandez avec tant d'instance et depuis si longtemps. Recevez sa bénédiction et remerciez-le bien pour vous et pour moi de toutes les grâces que vous en avez reçu. Je vous envoie un homme et un cheval, et ce qui est nécessaire pour votre voyage.

Vous ne manquerez donc pas de partir aussitôt pour vous rendre ici, par le chemin que le garçon vous marquera, sans vous en détourner pour nulle considération. Je n'ai rien, mon cher Père, à ajouter à ce billet. Priez Notre-Seigneur Jésus-Christ pour moi, et soyez persuadé que je vous aime et chéris autant que sa divine volonté m'y oblige.

5 AU MÊME

Il ne nous reste, mon très cher Père, après vous avoir renvoyé à Foulcarmont, qu'à demander à Dieu qu'il donne bénédiction aux soins que vous prendrez d'élever et d'instruire ceux dont vous avez la conduite. Je vous ai vu des intentions si pures et si religieuses, qu'il y a tout sujet de croire que Notre-Seigneur, à qui vous le devez uniquement, ne vous refusera pas les grâces dont vous avez besoin, pour faire qu'elles ne soient pas inutiles et qu'elles produisent le fruit que l'on en attend. Appliquez-vous donc, mon cher Père, à cet emploi-là, comme si c'était le seul que vous dussiez jamais avoir en ce monde, c'est-à-dire tout entier et de la manière dont Dieu veut qu'on se donne aux charges auxquelles sa Providence nous destine. Je n'ai rien à


vous mander de nouveau. Continuez à servir Notre-Seigneur avec toute la fidélité à laquelle votre état vous engage, et pour ne point vous tromper dans les idées que vous vous en formerez, soyez assuré, mon très cher Père, que la perfection que Dieu demande de nous n'a point de bornes que celles que notre impuissance toute seule y peut mettre, notre condition ne nous obligeant pas à moins, comme vous le savez, qu'à vivre dans la séparation de tout ce qui n'est point Dieu ou qui ne conduit point à lui, c'est-à-dire dans une pauvreté souveraine.

6

AU MÊME

J'ai bien de la joie, mon très cher Père, de ce que vous avez acquiescé à ce que je vous ai mandé dans la dernière lettre que je vous ai écrite, et je suis assuré que, comme c'est l'obéissance toute seule qui vous retient où vous êtes et vous y applique à l'emploi que vous avez, et non pas votre propre inclination, Dieu vous donnera les forces dont vous avez besoin pour vous y maintenir et ne pas tomber dans la dissipation si ordinaire aux religieux , et que vous ne pouvez trop appréhender. Vous me demandez quelques avis pour élever et instituer des novices. Il serait malaisé que je pusse satisfaire dans une lettre à ce que vous désirez de moi ; mais, en peu de mots, je vous aurai tout dit en vous disant qu'il faut les instruire dans la vérité de la règle et dans l'esprit de nos Pères, qui est l'esprit de componction que l'on n'acquiert et que l'on ne conserve que dans la présence des jugements de Dieu et dans la méditation de la mort. Ce doit être là l'occupation d'un véritable moine ; je dirais l'unique, si la faiblesse humaine ne nous contraignait quelquefois, malgré nous, de l'interrompre. Et comme cette pensée-là doit remplir toutes nos vies, elle doit aussi faire notre consolation et nous n'en cherchons jamais ailleurs que nous ne quittions ce qui est de plus essentiel à notre état. Car enfin, mon très cher Père, que les hommes disent tout ce qui leur plaira; nous


ne sommes faits, vous et moi, pour parler le langage des saints qui est celui de la vérité même, que pour pleurer nos péchés et ceux du monde et pour essayer d'apaiser la colère de Dieu par nos gémissements et par nos larmes. Voilà ce que vous devez apprendre à ceux qui sont sous votre conduite et ce que vous êtes obligé de leur dire incessamment, si vous voulez empêcher qu'ils ne prennent de fausses idées de leur profession, ce qui serait pour eux le plus grand des malheurs, toute la suite de la vie étant dépendante des premières impressions. Nous ne manquerons pas de vous recommander à Notre-Seigneur, en attendant le moment auquel nous pourrons vous en dire davantage.

7 AU MÊME

Il faut, mon très cher Père, que vous vous donniez patience, que vous vous teniez dans l'ordre de Dieu et que vous vous laissiez conduire à sa Providence. Il n'y a pas lieu de douter que ce n e soit elle qui vous a mis où vous êtes, et vous lui rendriez un étrange compte, si vous manquiez de courage et de fidélité pour l'exécution d'un dessein qui ne peut avoir été formé que par son esprit, ce qui, venant à réussir, comme il y a tout sujet de le Croire, remplira tout votre pays d'édification. Mettez votre confiance en Dieu, n'écoutez point les pensées qui vous viennent et qui vous inspirent autre chose que de vous donner tout entier à l'œuvre à laquelle il vous a fait la grâce de vous appliquer. Considérez-les comme des tentations et remettez-vous souvent devant les yeux que vous ne pouvez avoir plus de marques de vocation de Dieu que toutes les facilités, les avantages et les ouvertures que vous trouvez dans le lieu où vous êtes pour y établir son service. Retirez-vous le plus que vous pourrez du commerce et des communications extérieures. Dites à Dieu dans le secret de votre cœur que c'est lui seul que vous êtes venu chercher dans le fond de vos montagnes ; que l'obéissance et la crainte de lui déplaire est tout ce qui vous y a conduit, et qu'il ne permette


pas que vous y trouviez et que vous y aimiez autre chose que lui. Je suis plein d'espérance qu'il vous soutiendra et que ce qui vous paraît si contraire à votre salut fera votre sanctification.

Vous ne devez point douter, mon très cher Père, que je ne compatisse à vos peines et qu'elles ne me touchent sensiblement; mais cependant je ne puis faire autre chose que de prier Dieu pour vous et de vous dire qu'il faut que vous vous fassiez violence et que vous vous adressiez à lui pour lui demander qu'il les dissipe.

8 AU MÊME Du 15 juillet 1682.

Je vois bien, mon très cher Père, que vous vous trouvez dans de grands embarras et de grandes perplexités, et je m'assure que le mal vous presse d'autant plus qu'il vous paraît sans remède. M. votre abbé est parti par un ordre supérieur, et de penser à quitter la maison dont il vous a donné la conduite, c'est ce que vous ne pouvez et que personne ne vous conseillera.

Il faut que vous y demeuriez, que vous y attendiez son retour et que pendant son absence vous vous employiez tout entier à faire ce que vous croyez que Dieu demande de vous. Instruisez les personnes qui sont sous votre charge selon les véritables maximes dans lesquelles elles ont toutes été élevées ; et pour ceux qui ne peuvent les goûter et qui ont une autre éducation, faites ce que vous pourrez pour leur mettre dans le cœur ce qu'ils n'y ont pas. Mais surtout, si vous estimez qu'ils n'en font pas assez pour s'acquitter de leur obligation et pour répondre à ce que Dieu demande d'eux, je ne vous conseille pas de vous en charger.

Il est malaisé d'entrer de si loin dans le détail de vos peines et de vous dire par des lettres tout ce qui pourrait contribuer à votre consolation. Tout ce que nous pouvons, dans l'état auquel vous vous trouvez, c'est de recommander à Dieu votre personne, vos embarras et de le prier qu'il soit votre soutien, votre force et votre lumière. Adieu, mon très cher Père ; souvenez-vous de


moi quand vous serez aux pieds de N.-S. J.-C. Vous devez cela à la cordialité que j'ai pour vous, à mes extrêmes besoins. Faitesmoi la justice de croire qu'on ne saurait être plus sincèrement à vous que j'y suis.

9 AU MÊME

A la Trappe, le 8 octobre 1683.

J'ai appris de vos nouvelles avec bien de la joie, mon très cher Père, et M. l'abbé de Tamié nous a assuré que vous persévérez toujours dans votre zèle et votre fidélité ordinaire. Non-seulement j'en loue Dieu, mais je vous exhorte autant qu'il m'est possible de continuer de servir Notre-Seigneur dans le lieu dans lequel il lui a plu de vous appeler ; l'absence de votre supérieur, que la divine Providence engage dans les affaires de notre ordre, vous y oblige encore plus particulièrement. Cependant, vous devez prendre garde à ne rien faire d'extraordinaire qui puisse nuire à votre santé, et vous empêcher de rendre à votre supérieur, à vos frères, à votre maison, ce que vous leur devez. Je vous avoue que je regarde Tamié comme la Trappe, et que je vois ce que vous faites en ce pays-là comme si vous le faisiez ici. Souvenez-vous de moi devant Dieu, je vous en conjure, et soyez persuadé que vous m'êtes toujours aussi cher et aussi présent que si vous étiez parmi nous. Je suis de toute l'étendue de mon cœur, Votre très humble et très obéissant serviteur, Fr. ARMAND-JEAN, abbé de la Trappe.

(Extrait de la Chronique de Tamié après la Réforme.)


N° 27 (Inédit)

Lettre de M. le président de la Pérouse à dom Cornuty.

1701.

Je n'aurais jamais cru, mon cher ami, que vous m'eussiez tant scandalisé. Où est donc ce vœu d'obéissance prononcé en embrassant l'état où vous vivez depuis si longtemps avec édification? N'avez-vous pas renoncé à toutes sortes de volontés?

Dieu vous choisit pour le supérieur d'une sainte maison dont vous êtes un des membres ; si le fardeau est pesant, Dieu vous aidera et vous tiendra compte de la violence que vous vous ferez pour en accepter et en soutenir le poids. Entre nous, mon cher ami, le trop et le trop peu sont également dangereux, et vous êtes aussi blâmable de tant regimber que vous l'auriez été si vous aviez recherché ce que vos confrères viennent de faire par les lumières du Saint-Esprit et avec l'applaudissement de tout le le monde. Chacun sait comment vous vous êtes acquitté, et depuis un si long temps, des devoirs de prieur de Tamié. Votre esprit, vos lumières, votre vertu et votre expérience sont connus de tout le monde et de notre souverain même. Ainsi, prenez garde que l'on ne donne un mauvais tour si vous voulez douter vous-même et vous seul que vous ne puissiez faire présentement en chef ce que vous faites depuis si longtemps en second et sous les yeux d'un abbé qui m'a avoué tant de fois qu'il était trop heureux de vous avoir auprès de lui et de vous laisser tout faire. Après cela, mon ami, vous voulez qu'on vous aide à faire de mauvaises démarches et qui sont évidemment contraires à ce que Dieu et le maintien de Tamié souhaitent de vous. L'élection est faite, et même par deux fois. Vous avez assez témoigné l'humilité d'un parfait religieux. Après cela, Monsieur, vous devez vous abandonner à la Providence, et, puisque vous


êtes humble, vous pouvez exercer cette vertu la crosse en main et d'une manière plus agréable à Dieu qu'en refusant avec éclat une dignité qui est due à votre mérite, et dont on ne regarderait peut-être pas le refus comme exempt d'orgueil et d'amourpropre. Je vous parle en frère, mon cher prieur, vous aimant autant que si vous aviez cette qualité à mon égard. Votre mérite, la reconnaissance et ma tendresse jointes à mon penchant m'attachent à vous d'une manière indissoluble, et je vous répète que je veux avoir encore un oncle dans Tamié. Ainsi, adoptez-moi pour votre neveu, et, en recevant la crosse 'de mon cher oncle, faites revivre toute la tendresse qu'il avait pour moi et dont vous avez été si souvent le dépositaire. Ne songez plus qu'au bien de l'abbaye que Dieu confie à vos soins. Vous embarrasseriez vos religieux par un refus trop obstiné, puisque, quand on leur ordonnerait de procéder à une nouvelle élection, ils ne peuvent et ne doivent faire une troisième fois que ce qu'ils ont fait. Ainsi, mon cher ami, acceptez la crosse. Je voudrais être en pouvoir de vous donner la première du monde et avoir un crédit ample à vous offrir dans tout ce qui vous regarde et votre abbaye. Vous me trouverez toujours le même et toujours plus empressé à vous prouver que je vous aime plus que moi-même et que je compte sur votre amitié. Je vous demande vos prières et celles de vos bons solitaires pour moi et pour ma pauvre mère défunte à qui Dieu n'a pas voulu accorder la consolation qu'elle a tant souhaitée de vous voir fait abbé. Mille tendres compliments à tous vos confrères, que je félicite de nouveau de leur bon choix.

Signé : LA PÉROUSE.

(Extrait de la Chronique moderne de Tamié.)


N° 28 (Inédit) Etat des biens et des revenus de l'abbaye de Tamié, au mois de décembre 1701.

(Extrait du procès-verbal dressé par le sénateur Favier.) Premièrement, la maison forte de Seytenex, dont le couvert est en tuiles. A trente pas de là est une grange couverte de paille, en assez bon état.

La grange de la Closettaz, près de la maison forte de Seytenex, a besoin de promptes réparations; elle est couverte de paille.

La grange de Martignon, près de l'abbaye, avec son chalet, en bon état.

La grange de Malapalud, qui est presque toute neuve, et où les religieux tiennent leur bétail, aussi bien qu'à celle de Marti- gnon.

La grangerie du Pommeray, dans la combe de Tamié, est en assez bon état.

La tour de Plancherine. Il n'y reste aucune habitation, le feu abbé l'ayant fait démolir à cause des grandes réparations qu'il y avait à faire et la jugeant inutile au bien de son abbaye. Il y reste une grosse tour que l'on a fait recouvrir pour marque de la juridiction que l'abbaye a dans ce lieu. Au-dessous il y a une petite maison basse, un cellier et une grange où le fermier tient son bétail, son foin et sa paille.

La grangerie appelée Trois-Nants, dont les bâtiments sont en bon état.

Une grange et une petite maison à Gemilly en assez bon état.

A l'Hôpital, il y a une maison et deux chambres, et audessous deux voûtes, tant pour le pressoir que pour quatre cuves. L'abbaye a dans ce lieu environ cent dix fosserées de vignes.


La grange de la Rachy a été nouvellement construite.

A Tournon, il y a une grange avec des chambres, un grand cellier et une écurie où peut loger un granger; le tout entièrement neuf. On a fait démolir sur les vignes une grange appelée le Clos qui servait à retirer les poulains et les chevaux qu'on mettait au marais, et les génisses qu'on envoyait pour pourrir toute la litière d'un grand clos de marais appelé La Brune. Il y a, dans ce lieu, environ quatre cent quatre-vingts fosserées de vignes, y compris les quarante fosserées situées à la Bocholetta, rière la Monta.

Le détail des revenus de l'abbaye est comme s'ensuit : Le fermier du rural de Verel paie annuellement 1,590 florins et 6 louis d'or, pour appréciation de 3 douzaines de chapons gras, de 9 aunes de nappes, 3 douzaines de serviettes et 4 livres de cire pour la sacristie.

La maison forte de Montmeillerat est acensée pour le prix de 1,080 florins, plus 4 veissels de blé noir et un ducaton pour la sacristie.

La grangerie du Villard de Montailleur est acensée pour 274 florins.

La grangerie de Lourdin, au village de la Chagne, paroisse de Montailleur, est acensée pour 234 florins.

La grangerie de Villard-Rachin est acensée pour 150 florins.

Les biens de Tournon sont acensés pour 103 florins, outre 77 quartes de froment et une quarte de noyaux.

Les biens de Chatronne rendent chaque année 14 quartes de froment, une quarte de noyaux et 25 florins d'argent.

La grangerie du Manoy rend chaque année 61 quartes de froment et 67 florins d'argent.

La grangerie de Trois-Nants rend 65 quartes de froment et 82 florins.

Le moulin du Barilliet rend 30 quartes de froment et 30 florins d'argent.

Le moulin Damont rend 25 quartes de froment et 25 florins d'argent.

La grangerie de Plancherine rend 68 quartes de froment, 2 quartes de noyaux et 150 florins d'argent.


La grangerie du Pommarey rend chaque année 214 florins.

La Cassine rend chaque année 900 florins.

Le bien de Neufvillars rend 2 quartes 1|2 de froment, mesure de Faverges, et 80 florins.

La maison forte de Seytenex rend 62 quartes de froment, quatre quartes de fèves et 109 florins d'argent.

La grangerie de la Closettaz, 31 quartes de froment et 25 florins d'argent.

La moitié du pré Laniers, 25 florins; l'autre moitié comprise dans la cense de la maison forte de Seytenex.

Les moulins de Seytenex rendent 35 quartes de froment, 52 quartes de méteil et 20 florins d'argent.

La rente des Combes produit 25 coupes de froment et 90 florins d'argent.

La rente de Vertier produit 100 florins.

La rente des Bornes produit 700 florins.

La montagne d'Udrizon est comprise dans l'acensement de la Cassine.

La montagne du Haut de Seytenex est comprise dans l'acensement de la maison forte de Seytenex.

La montagne d'Orgeval est possédée par l'abbaye avec une part sur la montagne du Haut-du-Four.

Quant aux vignes qui sont à moitié prix, tant à Tournon qu'ailleurs, les religieux en retirent, année commune, 240 charges de vin.


N° 29 (Inédit)

1'

Lettre de Mellarède au premier président du Sénat.

Monsieur, Les bonnes intentions que S. M. a pour le plus grand bien de l'abbaye de Tamié, ensuite de la protection dont elle lui a fait ressentir les effets dans toutes les rencontres, l'ont invitée, sur l'avis qu'elle a eu de l'état de santé où se trouve M. l'abbé de Jouglas, de m'ordonner d'écrire à V. E. que son intention est qu'elle donne des ordres pour qu'au cas où ledit abbé viendrait à mourir, l'on n'innove rien au sujet de l'élection du successeur dudit abbé, jusqu'à ce que le roi ait donné ses ordres là- dessus, en assurant cependant les religieux de ladite abbaye de la continuation de la protection de S. M., et que par les ordres qu'elle donnera ils connaîtront toujours plus qu'elle n'a d'autre vue que leur plus grand bien, et je prie V. E. d'être persuadée du respect etc.

Signé MELLARÈDE.

Turin, le 17 mai 1727.

2

Réponse du sous-prieur de Tamié.

(Sans date.) Il est vrai que S. M. nous a toujours honorés de sa particulière protection ; nous y sommes trop sensibles pour rien faire qui pût nous en priver à l'avenir. Nous respectons ses royales intentions,


bien persuadés que sa piété nous sera aussi avantageuse que son autorité royale et nous serons toujours très soumis à tout ce que S. M. exigera de nous.

Cependant, j'aurai l'honneur de dire à V. E. que le rétablissement de M. notre révérend abbé n'est pas si désespéré; qu'au contraire nous avons tout lieu de croire que Dieu nous le conservera encore pour quelque temps. Nous profitons, Monsieur, des offres obligeantes que vous nous faites pour prier très humblement V. E. de faire connaître au roi que bien loin de vouloir rien innover ou attenter contre ses royales intentions, nous espérons de sa clémence qu'elle voudra bien contribuer à la conservation du bon ordre et de la régularité que M. notre révérend abbé a perfectionnée dans cette communauté.

(Cette lettre et la précédente sont aux archives du Sénat, dans la correspondance du P. P. Saint-Georges.)

N° 30 (Inédit)

Acte de mise en possession et installation de dom Jacques Pasquier, abbé de Tamié, par dom Jacques Bourgeois, prieur de Chézery, commissaire de l'abbé de Cîteaux pour ladite installation.

Au nom de Dieu, amen. A tous soit notoire que cejourd'hui, second du mois de mars mil sept cent vingt-huit, environ les neuf heures du matin, par l'ordre de Rd dom Jacques Bourgeois, prieur de l'abbaye de Chézery, ordre de Citeaux, diocèse de Genève en Savoie, commissaire établi et député par le révérendissime seigneur Andoche Pernot, abbé général dudit ordre de


Citeaux, père immédiat de ladite abbaye de Tamié, par lettrespatentes du treize février proche passé, scellées et signées: Frater Andochius, abbas generalis cisterciensis, et plus has : Fr.

J. Bern. Begin, secretarius, à lui adressées, tous les religieux de ladite abbaye de Tamié se sont assemblés dans leur chapitre au son de la cloche, de la manière accoutumée, en présence de moi, Bernardin Perret, notaire collégié de Verrens, de M. JeanPhilibert, fils de M. Jean Guichard Audé, bourgeois d'Annecy, et de M. Louis, fils de feu M. Noël Guigon, marchand, bourgeois de Faverges, ont personnellement comparu par-devant nous, notaire et témoins susnommés, le Rd dom Jacques Pasquier, religieux de l'Etroite-Observance de l'ordre dudit Citeaux, profès et sousprieur de ladite abbaye de Tamié au diocèse de Tarentaise, province de Savoie, nommé et présenté abbé de ladite abbaye de Tamié par S. M. le roi de Sardaigne, par patentes données à Turin le vingt-quatre septembre mil sept cent vingt-sept, duement scellées et signées : V. Amedeo, et plus bas : Mellarède, Rd dom Joseph Allard, sacristain, dom Joseph Chiron, dom Bernard Doussens, dom Pierre Monat, dom Etienne Reveyron, dom Jean-Baptiste Maniglier, procureur, dom Arsène de Mouxy, dom Louis Forel, dom Claude-Joseph La Garde, maitre des novices, dom Pacome Le Clerc, dom Malachie de Béthune, dom Jacques Bourbon, fr. Robert Barroloz, fr. Benoît Rolland, fr. Jean Montessuit, fr. Gérard Chappuis et fr. Claude Pasquier, tous religieux profès de ladite abbaye, et s'étant assis chacun selon leur ordre, ledit Rd dom Jacques Bourgeois, prieur dudit Chézery et commissaire susdit, m'a requis et les susdits témoins de nous rendre attentifs à toute la cérémonie pour laquelle il a été commis, et le tout réduire fidèlement par écrit, ce que je dit notaire ai fait comme s'ensuit : Ayant été faite lecture du chapitre de la règle de saint Benoît Qualis debeat esse abbas, le Rd commissaire susdit a parlé à ladite communauté et aux assistants, leur a exposé le sujet de sa commission et a expliqué le susdit chapitre de la règle.

Ensuite il a appelé le chantre qui a lu, par son ordre, la lettre patente de commission du révérendissime abbé général dudit


Citeaux; ensuite il a fait lire par le même les lettres-patentes de S. M. le roi de Sardaigne, de nomination et présentation dudit Rd dom Jacques Pasquier pour abbé dudit Tamié, en date du vingt-quatre septembre de l'année dernière ; ensuite il a fait lire par le même les lettres-patentes d'institution et confirmation du révérendissime seigneur abbé général dudit Cîteaux, en faveur dudit Rd dom Jacques Pasquier en date du dix février proche passé, duement scellées et signées : Frater Andochius, abbas generalis cisterciensis, et plus bas : Fr.

J. Bern. Begin, secretarius, le tout dûment visé, approuvé et enregistré au Sénat de Savoie par arrêt du vingt-sept février dernier, signé Pointet et Passieu, et ayant répondu Deo gratias, ledit Rd dom Jacques Pasquier ayant prêté serment de fidélité à S. M. le roi de Sardaigne, entre les mains de S. Exc. M. le premier président et commandant en Savoie le comte de SaintGeorges, dans son hôtel, au lieu de Chambéry, le susdit commissaire a déclaré ledit élu véritable abbé du monastère de Tamié, comme s'ensuit : Nos frater Jacobus Bourgeois, prior monasterii de Chezeriaco, authoritate reverendissimi domini nostri abbatis generalis cisterciensis qua fungor, confirmo vos in abbatem hujus monasterii, hic præsentem nominatum domnum Jacobum Pasquier, et ipsi vos præflcio, in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti. Le chœur ayant répondu Amen, le susdit élu s'est mis à genoux devant le Rd commissaire et a lu à haute et intelligible voix le serment suivant : Ego frater Jacobus Pasquier, præsentatus et nominatus in abbatem hujus monasterii Beatæ Mariæ de Stamedio, ordinis cisterciensis, juro et bona fide promitto quod possessiones ad meum monasterium pertinentes non vendam, nec donabo, nec impignorabo, nec de novo infeudabo, vel aliquo modo alienabo, nisi prout continetur in bulla Benedicti papæ duodecimi. Et ayant touché, les mains étendues, le texte des Evangiles sur les genoux dudit commissaire, il a ajouté : Sic me Deus adjuvet et hæc sancta Dei Evangelia. Le serment ayant été fait et le sacristain ayant présenté audit commissaire les clefs dans un bassin, ledit commissaire y a jeté le sceau du défunt abbé, et ayant pris


ledit sceau et lesdites clefs avec la main droite, il les a données au susdit élu en disant : Ego frater Jacobus Bourgeois commissarius reverendissimi domini nostri abbatis generalis, per hujus sigilli et harum clavium traditionem regimen ipsius tibi plenarie tanquam vero illius abbati committo, in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti; et le chœur ayant répondu Amen, le susdit commissaire a représenté audit Rd Jacques Pasquier, abbé dudit Tamié, qu'en vertu de sa commission il était chargé de recevoir de lui le serment de fidélité et d'obéissance au révérendissime abbé dudit Cîteaux; et étant ledit Rd dom Pasquier, abbé, à genoux devant le susdit commissaire, il a fait le serment comme il est porté dans le rituel de l'ordre de Citeaux, page cinq cents et neuf dudit rituel ; ensuite le susdit commissaire a ordonné à tous les religieux de promettre obéissance à leur nouvel abbé, suivant les constitutions de leur ordre et à la manière accoutumée; et ayant fait asseoir le susdit élu à la place due à l'abbé, ledit Rd dom Joseph Allard, religieux et sacristain, a promis la susdite obéissance, et les susdits religieux, les uns après les autres, selon leur ordre, se mettant à genoux et mettant leurs mains jointes dans les siennes, dans les termes suivants : Reverende Pater, ego promitto tibi obedientiam secundum regulam sancti Benedicti usque ad mortem, et ledit élu les ayant embrassés et baisés en leur répondant : Det tibi Deus vitam ætemam, ce qu'étant fait, lesdits révérends religieux, assemblés comme dit est, ont protesté que c'est par une respectueuse soumission pour S. M. le roi de Sardaigne qu'ils ont consenti et consentent à la mise en possession et installation dudit révérend dom Jacques Pasquier, ci-devant religieux et sousprieur dudit Tamié pour abbé de ladite abbaye, sans entendre déroger ni préjudicier aux anciens droits et usages de leur communauté, qui est en possession de nommer et élire les abbés dudit Tamié suivant les constitutions de leur ordre, comme ils ont pratiqué ci-devant, ne doutant point que Sadite Majesté, par un effet de sa clémence, piété et bonté ordinaire pour ladite communauté, ne les maintienne dans lesdits droits et priviléges Pour la conservation de la discipline et régularité établies dans


ladite communauté, ainsi qu'ils ont déjà ci-devant pris la liberté de représenter à S. M. par la lettre qu'ils ont eu l'honneur de lui adresser en date du 6me octobre année dernière, laquelle proteste lesdits révérends religieux ont requis moi dit notaire insérer dans le susdit acte d'installation, pour y avoir recours au besoin, laquelle le susdit commissaire leur a bien voulu permettre insérer dans le présent acte d'installation, suivant la liberté que leur a donnée Sadite Majesté de représenter et éclaircir leurs droits, par la lettre écrite de sa part à ladite communauté par S. Exc. M. le comte Mellarède, en date du dix neuf octobre mil sept cent vingt-sept par lui signée ; ensuite le chantre a commencé le répons Audi Israél, et sont tous allés processionnellement chantants à l'Eglise au son des cloches, où le susdit commissaire a installé le susdit élu à la place de l'abbé, et le répons ayant été chanté, et le cantique Te Deum laudamus, le susdit commissaire ayant dit quelques répons sur le susdit élu, ils sont tous retournés dans le chapitre, suivis de nous dit notaire et témoins, où le susdit commissaire a fait un petit discours à ladite communauté, à l'honneur et gloire de S. M. et du choix qu'il a fait dudit Rd dom Pasquier pour leur abbé, de même que des rares et pieuses qualités et vertus dudit révérend abbé et régularité de ladite communauté, et ayant achevé le présent instrument et icelui prononcé par moi dit notaire, le même jour, mois et an que dessus, ils ont tous souscrit sur l'original et minute du présent, de même que lesdits Mes Audé et Guigon présents. Pour copie conforme, signé : Perret, not. collégié.


N° 31 (Inédit )

1 Lettre du comte Mellarède aux religieux de Tamié du 29 octobre 1727.

J'ai eu l'honneur de présenter au Roi la lettre que vous lui avez écrite au sujet de la nomination qu'il a faite du P. Pasquier pour votre abbé, et S. M. m'a ordonné de vous dire qu'elle ne doute pas que par une suite de la soumission avec laquelle vous l'avez reçue, l'on ne donne les dispositions nécessaires pour obtenir incessamment son institution du P. abbé général de Citeaux et mettre ensuite ledit P. abbé dans l'exercice de ses fonctions. Après cela, Sa Majesté, pour vous marquer la manière favorable dont elle a reçu les représentations que vous lui avez faites à ce sujet, permet que vous députiez tel religieux qu'il vous plaira pour informer M. le comte Saint-Georges, premier président du Sénat, des raisons que vous croyez avoir à cet égard; C'est aussi dans ces termes que je lui en écris par cet ordinaire, d'ordre de Sa Majesté, afin qu'après ce que dessus il l'écoute dans tout ce qu'il lui représentera pour en faire ensuite la relation à Sa Majesté. Cependant, cette nouvelle marque de sa bonté à votre égard doit vous assurer de plus en plus de la continuation de sa protection.

(Archives du Sénat; correspondance du premier président Saint-Georges.)


2

Lettre du roi à S. E. M. le premier président Saint-Georges, lui ordonnant de dire à M. l'avocat-général de donner la remontrance au Sénat pour faire déclarer ladite protestation nulle et comme non avenue, et en conséquence que l'arrêt qui s'ensuivra soit intimé à la communauté de Tamié.

Le roi de Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem, etc. Très cher, bien amé et féal. Nous avons vu par la relation qui nous a été faite de la lettre que vous avez écrite à notre secrétairerie d'Etat et de l'acte de prise de possession de l'abbaye de Tamié par dom Pasquier, que les religieux, après avoir reconnu ledit dom Pasquier pour leur abbé, et avant l'installation d'icelui, ont protesté que par leur consentement ils ne prétendaient pas préjudicier à leurs droits et usages de nommer et élire leur abbé, suivant les constitutions de leur ordre. Et quoique cette protestation ne puisse point porter préjudice à notre droit de nomination, cependant, pour lever tout prétexte dans la suite auxdits religieux de se prévaloir d'un tel acte et de se mettre en prétention de contester notre droit de nomination exercé ci-devant par nos royaux prédécesseurs et reconnu en dernier lieu par l'abbé général de Citeaux par les lettres d'institution qu'il a données audit dom Pasquier, en conséquence de la nomination que nous avons faite de sa personne, vous direz de notre part à l'avocat-général de donner au Sénat la remontrance qu'il a proposée pour faire déclarer ladite protestation nulle et comme non avenue, et vous donnerez les ordres pour que l'arrêt qui s'ensuivra soit intimé à la communauté de Tamié. Et sans autre nous prions Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. Signé V. Amedeo et contresigné Mellarède.

(Registre des aff. ecclés.; années 1727, 28 et 39, fol. 56 et suivants.)


3

Arrêt sur remontrance du seigneur avocat-général déclarant nulle et comme non avenue la protestation insérée par les religieux de l'abbaye de Tamié dans l'acte de mise en possession du 2 mars dernier de révérend dom Pasquier pour abbé de l'abbaye de Tamié.

Sur la remontrance présentée aujourd'hui céans par l'avocatgénéral tendant à ce que Rd dom Jacques Pasquier, religieux profès et sous-prieur de la royale abbaye de Tamié, ayant été nommé le 24 décembre dernier abbé de ladite abbaye par S. M., en vertu du droit de patronage qui lui appartient, et le Rme général de l'ordre de Citeaux, père immédiat dudit Tamié, lui ayant accordé le 10 février proche passé les lettres d'institution, lorsque le 2 mars dernier Rd dom Jacques Bourgeois, prieur de l'abbaye de Chézery, en qualité de commissaire député par ledit général, a mis en possession de ladite abbaye ledit Rd Pasquier, les religieux d'icelle, après ladite mise en posses- sion, à laquelle ils n'ont formé aucun empêchement, se seraient avisés de faire insérer à la fin de l'acte une proteste qu'ils n'avaient consenti à la susdite élection et prise de possession que par un effet de la respectueuse soumission pour S. M., sans entendre déroger ni préjudicier aux anciens droits et usages de leur communauté, qui est en possession, disent-ils, de nommer et élire leur abbé, suivant les constitutions de leur ordre, et autrement, ainsi qu'il est porté par ledit acte, signé Perret notaire. Et comme ladite protestation est contraire au droit de patronage de S. M. amplement reconnu, notamment par ledit abbé général, ainsi que par les lettres d'institution et confirmation de la nomination sus-désignées, pour que de son silence lesdits religieux ne puissent tirer aucune approbation de sa part de ladite protestation, Il requiert qu'il plaise au Sénat la déclarer en tant que de besoin nulle et de nul effet, et comme non avenue ni intervenue audit acte de mise en possession, comme étant attentatoire au


droit de patronage et nomination de l'abbé appartenant uniquement à S. M. et nullement auxdits religieux, et qu'il soit inhibé aux religieux qui composent et pourraient composer dans la suite la communauté de la maison de Tamié de se prévaloir, le cas échéant, de ladite protestation, et en conséquence d'élire et nommer un abbé, à peine de cinq mille livres d'amende par réduction de leur temporel et nullité de toute élection et nomination dudit abbé, et autrement, comme est porté par ladite remontrance..

Vu par le Sénat la susdite remontrance, l'acte de mise en possession contenant la proteste dont s'agit, du 2 mars de l'année courante, signée Perret notaire, et tout ce qui était à voir duement considéré ; Le Sénat rendant droit sur ladite remontrance, icelle entérinant, a déclaré et déclare la protestation insérée dans l'acte de mise en possession du 2 mars dernier sus-visé nulle et de nul effet, et comme non avenue ni intervenue audit acte; faisant inhibition et défense auxdits religieux qui composent et pourraient composer dans la suite la communauté de la maison de Tamié de se prévaloir, le cas échéant, de ladite protestation, et en conséquence d'élire et nommer un abbé, le cas arrivant, à peine de 5,000 liv. d'amende, dès à présent déclarées, par réduction de leur temporel, et nullité de toute élection et nomination dudit abbé. Fait à Chambéry, au bureau du Sénat, le 14 avril 1728, et prononcé au seigneur avocat-général ledit jour.

(Ibid., fol. 57 et suiv.)


N° 32 (Inédit) Lettre de Charles-Emmanuel III au Sénat de Savoie.

Très chers, bien-aimés et féaux. L'abbaye de Sainte-Catherine ayant vaqué, comme vous savez, les religieuses nous représentant le droit dont elles ont joui ci-devant d'élire capitulairement leur abbesse, nous ont demandé la permission de le faire.

Nous avons réfléchi en cette occasion que l'abbé de Tamié, comme vicaire-général-né de l'ordre de Citeaux en Savoie, a sous lui ledit monastère, et encore les deux autres de filles du Beton et de Bonlieu, et que le feu roi mon seigneur et père les ayant tous crus de patronage royal par dotation, y avait dans le temps de leur respective dernière vacance introduit la nomination et effectivement nommé l'abbé et les abbesses ; de manière que le cas présent de l'abbaye de Sainte-Catherine devant faire état par rapport aux trois autres de Tamié, Beton et Bonlieu, nous avons cru devoir chercher une règle qui soit juste pour tous les quatre et qui mette par conséquent à couvert notre conscience aussi bien que notre droit, en examinant si nous devons soutenir la nomination ainsi qu'on l'a pratiquée dans les dernières vacances, ou bien laisser la liberté aux élections canoniques, comme l'on faisait autrefois, en nous réservant de donner le placet pour procéder à l'élection et accorder ensuite l'approbation, ou même nous contenter de donner séulement le placet après que l'élection aura été faite.

Quant à l'abbaye de Tamié, fondée en 1132 par Pierre, archevêque de Tarentaise, la famille de Chevron ayant fait donation du lieu de Tamié avec tout le territoire de la montagne, excepté quelques fiefs et autres biens, et le comte Amé de Genève ayant dans la même année offert à l'archevêque de choisir dans tout son Etat un endroit plus convenable pour fonder un monastère


de Citeaux, parce que Tamié était trop étroit, l'archevêque choisit le territoire de Bellocey, dont le comte lui fit donation, avec d'autres biens et revenus.

Plusieurs fiefs et ruraux lui furent aussi donnés par les comtes de Maurienne Humbert II et III, Thomas Ier, Edouard et autres princes leurs successeurs, aussi bien que par les comtes de Genève, auxquels notre royale maison a succédé, ainsi qu'il résulte amplement par la relation des titres que le président Raiberti tira en 1727 de cette abbaye.

Sur ces fondements, quoique les moines fussent dans la possession immémoriale d'élire l'abbé dans leur chapitre, selon les statuts de leur ordre, parceque l'on ne réserva aucune nomination dans la fondation et que les princes ne l'avaient non plus prétendue dans la donation, le duc Charles-Emmanuel Ier nomma pourtant un sujet à cette abbaye en 1584; mais la cour de Rome n'y eut point d'égard, ainsi qu'il arriva encore en 1596.

En 1659, Charles-Emmanuel II nomma à la même abbaye, mais le pape Alexandre VII y pourvut par dévolu, sans faire cas de ladite nomination, et les bulles en passèrent à votre exéquatur sans contradiction.

En 1701, le roi mon père vous ordonna de rechercher et examiner les titres de patronage, nomination ou agrément soit placet par rapport à cette abbaye, sur quoi vous donnâtes votre avis où il est fait mention de plusieurs donations et concessions des princes de Savoie, sans réserve de patronage, et d'un nombre d'actes des religieux qui ont reconnu ce patronage, et l'on y fait état surtout d'une bulle du pape Nicolas V de l'année 1454 qui confirme l'élection de l'abbé faite par le chapitre, dont on voit la teneur dans le livre des preuves du manifeste de notre cour contre celle de Rome, et qui fut expédiée avec la clause de supplication de la part du duc Louis.

Vous avez encore reconnu par le même avis que régulièrement l'on demandait la confirmation de l'abbé ainsi élu à l'abbé général, et particulièrement après l'année 1584, que la cour de Rome fit difficulté de confirmer celui qui avait été élu, parce que dans l'acte d'élection l'on exprimait le patronage, et vous en


avez conclu que ce patronage concernant un bénéfice régulier duquel les abbés doivent être élus en chapitre, selon les statuts de l'ordre, n'opère aucun droit de nomination, mais seulement d'agrément et de placet.

Le roi mon père approuva cet avis par sa lettre du 3 février 1702 et écrivit le 8 aux religieux de Tamié qu'il leur permettait de s'assembler pour l'élection d'un abbé, selon les usages et statuts de leur règle.

Cette lettre leur fut rendue par le sénateur Dichat dans le temps qu'ils étaient assemblés en chapitre et il eut ordre de leur proposer encore d'élire un des deux religieux dom Garnerin ou dom Cornuty ; après quoi, étant sorti du chapitre jusqu'après l'élection, celle-ci tomba sur ledit dom Cornuty qui avait été longtemps sous-prieur, ainsi qu'il résulte du verbal dudit sénateur, où il est dit que le chapitre remercia le roi par une lettre par laquelle il demanda encore qu'il agréât l'élection qui avait été faite.

L'abbaye ayant vaqué en 1727, après plusieurs recherches des titres qui prouvent qu'elle a été dotée par les princes et ducs de Savoie, le roi mon père, persuadé que le patronage lui appartenait, détermina d'établir la nomination de l'abbé et nomma le religieux dom Pasquier.

Les motifs de cette résolution, outre les titres susénoncés, accueillis par le président Raiberti, sont ceux dont il est fait mention dans une lettre du feu comte Mellarède au même président : 1° Que nos prédécesseurs se sont qualifiés patrons de l'abbaye et que les religieux, en recourant à eux, les ont reconnus pour tels ; 2° Parce que cette abbaye doit être comprise dans l'indult de Nicolas V étendu particulièrement depuis par Benoît XIII par la parole monastères, dans laquelle on comprend les abbayes régulières, soit en commende, soit en règle, lorsqu'elles sont perpétuelles, comme celle de Tamié ; 3° Parce que le roi de France, en conséquence du concordat, nomme les abbés réguliers de tout le royaume, à la réserve de ceux qui sont chefs d'ordre.


Les religieux firent plusieurs remontrances au roi pour soutenir leur droit d'élection ; mais l'on exécuta la nomination par l'institution de l'abbé, qui s'ensuivit de la part de l'abbé général de Cîteaux, avant de leur laisser la liberté d'exposer leurs raisons à votre premier président. L'abbé Pasquier même fit des représentations par une lettre qu'il écrivit audit comte Mellarède contre la réduction faite des biens de l'abbaye par le président Raiberti.

Cet abbé ayant donc été mis en possession par le prieur de Chézery, commissaire de l'abbé général, en vertu d'acte du 2 mars 1728, où il est fait état de la nomination royale, le chapitre y inséra une protestation contre ladite nomination pour préserver son droit d'élection, en déclarant d'avoir consenti à l'installation de l'abbé Pasquier par respect pour les ordres du roi, ce qui fut pareillement convalidé par le susdit commissaire dans le même acte.

Sur la remontrance de l'avocat-général, vous déclarâtes la protestation susdite nulle et de nul effet, attentatoire au droit de la nomination royale, avec défense aux religieux de s'en prévaloir en aucun temps ou de procéder à l'élection, à peine de 5,000 liv. d'amende par réduction de leur temporel.

Pour ce qui est de l'abbaye de Sainte-Catherine, qui est le cas qui se présente aujourd'hui, il conste que jusqu'à l'année 1712 l'élection des abbesses a été faite par les religieuses assemblées en chapitre en l'assistance de l'abbé de Tamié, lequel, comme vicaire-général de l'ordre de Cîteaux en Savoie et leur père spirituel, les a confirmées et instituées, nos prédécesseurs s'étant contentés de se servir des termes d'insinuation, d'agrément et de lettres de placet, ainsi qu'il est dit dans le mémoire remis par l'abbé de Tamié au premier président Gaud.

L'abbesse de Saint-Thomas étant morte en ladite année, les religieuses, sans en demander au préalable la permission de la cour, élurent pour abbesse la sœur de Bellegarde, et y recoururent ensuite pour en avoir l'agrément et l'approbation.

L'on supposa alors au roi mon père que ce bénéfice était de sa nomination, et il vous ordonna pour cela d'en donner votre avis et de faire en attendant suspendre l'effet de l'élection.


Vous fûtes d'avis qu'il n'y avait aucun titre suffisant à établir la nomination royale à cette abbaye, quoique censée de fondation de notre maison, hormis l'énonciation d'un placet accordé par le duc Charles-Emmanuel II de l'année 1671, par lequel, en permettant à l'abbesse de se choisir une coadjutrice et informée de l'élection faite capitulairement de la sœur de SaintThomas, il dit qu'il accorde son placet en vertu de son patronage et nomination.

D'ailleurs, sur le motif que s'agissant d'abbesses régulières, quand même l'on eût pu supposer le patronage, celui-ci n'opère pas le droit de nomination mais tout au plus celui d'agrément et d'approbation du sujet élu capitulairement, vous alléguâtes plusieurs raisons pour faire voir que ces religieuses avaient le droit d'élection et particulièrement par les exemples des monastères de Tamié, de Bonlieu et du Beton, qui, étant de la même nature, avaient de tout temps pratiqué librement l'élection de leurs supérieurs. Et vous conclûtes par soutenir la validité de l'élection de ladite sœur de Bellegarde, comme ayant été faite en conformité des canons et des statuts de la règle et avec l'assistance de l'abbé de Tamié, selon l'usage Nonobstant cet avis, le roi mon père écrivit le 29 décembre 1714 au premier président Gaud de prendre de plus amples éclaircissements, et en attendant il permit gracieusement aux religieuses de procéder à une nouvelle élection d'abbesse, parce que celle de la sœur de Bellegarde avait été faite sans en avoir demandé la permission de la cour et sans l'assistance d'un ministre de sa part. Il ordonna en même temps audit président d'envoyer au monastère un sénateur pour donner l'exclusion à ladite sœur de Bellegarde, parce qu'elle était trop jeune et qu'elle avait manqué de respect, et proposer en outre la sœur de Menthon de Gruffi du monastère du Beton pour être élue abbesse de Sainte-Catherine. La commission en fut donnée au sénateur Desery, lequel assista au chapitre avec l'abbé de Tamié, y notifia les ordres du roi et proposa la personne qui devait être élue, après quoi il déclara qu'il se retirait pour ne pas empêcher la liberté des suffrages, mais à condition qu'il serait rentré


avant qu'on ouvrit le scrutin, qui ne fut effectivement ouvert qu'en sa présence, et il en résulta l'élection de la personne qu'il avait proposée, ainsi qu'on le voit par son verbal.

L'abbesse ainsi élue demanda ensuite l'agrément du roi pour prendre possession de sa dignité, par une lettre où elle lui marque qu'elle la tient de sa main royale, et le roi en le lui accordant marque dans sa lettre qu'il le lui accorde comme à une abbesse élue par les religieuses avec l'approbation royale.

Quant aux abbayes de Bonlieu et du Beton, outre ce que nous avons dit ci-dessus et qui leur est commun avec celle de SainteCatherine en ce que leurs abbesses avaient toujours été élues par les religieuses à forme des canons, il y a un acte de l'année 1652 qui prouve encore cet usage par rapport à l'abbaye de Bonlieu.

Cependant le roi mon père, par patentes du 12 juillet 1719, fondées sur son patronage, nomma pour abbesse de Bonlieu la sœur de Gruel de Villars, et celle-ci ayant ensuite été transférée par une autre nomination au Beton, le même roi nomma le 10 août 1725 la sœur de Bellegarde pour Bonlieu.

Les pièces dont nous avons rapporté ci-dessus le précis ayant été examinées par notre ordre, et la question ayant été agitée en deux congrès différents composés de ceux de nos ministres et autres sujets que nous avons cru les plus capables de l'approfondir et d'en bien juger, ils nous ont donné séparément un avis unanime dont nous jugeons à propos de vous faire part, parce que servant de fondement à la résolution que nous avons cru devoir prendre pour les motifs susénoncés, il est bien qu'il reste dans vos archives, soit afin que vous soyiez pleinement instruits des raisons importantes qui nous ont obligé de nous départir des principes sur lesquels on avait porté le roi mon seigneur et père à se déterminer sur cet article, soit pour que, dans le temps à venir, vous soyiez en état, si la question se réveille, de faire les remontrances requises.

L'on a donc eu en considération deux titres pour voir si nous avions véritablement le droit de nomination auxdites abbayes : le premier de patronage et le second d'induit.


Quant au patronage, pour ce qui concerne le monastère de Tamié, quoique l'on trouve des vestiges anciens qui indiquent que le patronage en appartient à notre maison royale, soutenu par deux circonstances singulières qui sont que les princes nos prédécesseurs se sont toujours qualifiés patrons de l'abbaye et que les religieux les ont reconnus pour tels, outre l'usage de demander l'agrément de l'élection capitulaire de l'abbé, cependant l'on n'a point trouvé un titre spécifique qui établisse et prouve ce patronage.

Pour ce qui est des trois autres monastères de filles, l'on n'a non plus trouvé aucune pièce à laquelle l'on puisse attribuer le patronage, hormis le même usage de rapporter le susdit agrément et une espèce de tradition que ce soient des monastères de fondation royale.

Mais, quoi qu'il en soit, quand même nous aurions pour tous les quatre un vrai titre de patronage royal, comme il s'agit de bénéfices réguliers et par conséquent purement électifs, il est constant que le patronage ne donne d'autre prérogative que celle de placet soit d'agrément susdit, puisque, pour en avoir la nomination, il faut avoir, outre le patronage, un privilége spécifique, ainsi qu'il est porté par le concordat de la France, lequel on sait d'ailleurs n'avoir pas lieu en Savoie.

Et pour l'induit, il ne parait pas que celui que nous avons de Nicolas V puisse comprendre ces monastères ni autres de nos Etats, quoique ils soient gouvernés par des abbés et qu'ils aient une vraie dignité abbatiale, parce que cet indult n'a point abrogé les élections particulières des monastères pour en réserver la provision au Saint-Siége, même avec la condition de ne les conférer que moyennant l'intention et le consentement des ducs de Savoie, le susdit pape ayant seulement promis de ne pourvoir aucune église métropolitaine, cathédrale et dignité abbatiale dont la collation fût réservée à sa disposition, sans avoir auparavant l'intention et consentement susdits, de manière qu'il a laissé les élections des abbés réguliers dans l'état où elles étaient, ce que l'on comprend clairement par les paroles de l'induit où il est dit « afin que par la promotion de qui que


ce soit au gouvernement des églises ou monastères du domaine temporel du duc, ou par la provision de quelque dignité que ce soit, réservée à notre disposition et qui doit être faite par nous, etc. » Il est cependant vrai que si la cour de Rome entreprenait de se réserver la provision de ces abbayes ou d'autres réguliers de nos Etats par voie de commende, de sécularisation ou en quelque autre manière, et que nous voulussions bien le permettre, en ce cas-là l'induit aurait lieu, de sorte pourtant que le pape ne pourrait jamais y pourvoir sans avoir notre intention et consentement, c'est-à-dire notre nomination royale, comme le pape Benoît XIII l'a déclaré.

Et c'est là la raison pour laquelle, lorsque la cour de Rome a voulu dans les temps passés, pourvoir à l'abbaye de Tamié, nos prédécesseurs n'ont pas manqué de proposer leur droit de nomination et d'en donner les lettres, quoique elles n'aient pas été admises, ou si elles l'ont été l'on n'en a point fait mention dans les bulles, à cause des différends que la même cour avait en ces temps-là avec la nôtre, hormis la bulle de l'année 1454 que l'on a citée pour exemple dans notre manifeste pour l'intelligence et l'observation de l'induit.

De tout ce que dessus l'on induit que l'on ne doit point faire état de la nomination faite à cette abbaye de Tamié par le roi mon père en 1727, qui eut son effet par l'institution du supérieur de l'ordre de Cîteaux, non-seulement parce que si on prétend l'appuyer au patronage, nous n'en avons point de titre qui porte la nomination, et que d'ailleurs la pratique d'un fort long temps y est contraire, et même la déclaration faite par le roi aux religieux en l'année 1702, mais encore parce que si l'on voulait la fonder sur l'induit de Nicolas V, il aurait fallu que cette nomination fût présentée au Saint-Siége, ainsi que l'induit l'exige.

Tout ce que l'on vient de dire par rapport à l'abbaye de Tamié a d'autant plus lieu à l'égard des monastères du Beton, de Bonlieu et de Sainte-Catherine, que l'on ne peut pas établir, quant à ceux-ci, une véritable dignité abbatiale.


De toutes ces circonstances il résulte évidemment que nous n'avons aucun juste fondement d'insister pour la nomination de l'abbé de Tamié ou des abbesses des trois monastères du Beton, de Bonlieu et de Sainte-Catherine qui en dépendent, mais que nous devons laisser la liberté aux élections capitulaires et exiger seulement que l'on en rapporte la confirmation de l'abbé général par rapport à Tamié, et quant aux abbesses, de l'abbé de Tamié même comme vicaire-général de l'ordre, sans que la cour de Rome y ait la moindre ingérance, en soutenant toujours le droit que notre royale maison a, par une possession ancienne, d'agréer les élections ainsi faites.

Nous avons donc approuvé cet avis et voulons qu'il serve de règle à nos déterminations, tant par rapport à l'abbaye de Sainte-Catherine, dans le cas présent, qu'à l'égard de tous les quatre dans les vacances respectives. A cet effet, nous vous ordonnons de leur notifier ces mêmes déterminations par la voie de votre premier président et suggérer particulièrement aux religieuses de Sainte-Catherine de procéder à l'élection de leur nouvelle abbesse, et après qu'elle aura été faite par leur chapitre à forme des canons, en rapporter la confirmation de l'abbé de Tamié, l'abbesse ainsi élue nous devant ensuite demander l'agrément avant de prendre possession de sa charge.

Et sur ce, nous prions Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. A Turin, ce 15 avril 1733.

Signé : C. Emanuel.

Contresigné : D'ORMEA.

Aux très chers, bien-amés et féaux les gens tenant notre Sénat de Savoie.

(Billets royaux du 28 mars 1731 au 28 décembre 1734.)


N° 33 (Inédit)

Commission donnée à dom Jean-Jacques Bourbon par l'abbé de Tamié pour la profession de Mademoiselle de Blancheville.

Nous frère Jean-Baptiste, abbé de Tamié, de l'Etroite-Observance de l'ordre de Citeaux, diocèse de Tarentaise, père et supérieur immediat du monastère du Beton, même ordre, au diocèse de Maurienne, donnons par ces présentes pouvoir et commission à notre cher confrère en N. S. dom Jean-Jacques Bourbon, notre religieux, de recevoir à profession régulière et solennelle sœur Péronne-Andrée de Blancheville, dont l'année de profession est révolue, à la charge toutefois qu'il examinera ladite sœur novice sur la vérité de sa vocation, capacité et qualités requises, pour les observances de notre dit ordre, ainsi qu'il est prescrit par le saint concile de Trente et qu'il l'aura trouvée disposée à la pratique d'icelles observances , suivant la règle de Saint-Benoît, les constitutions de notre dit ordre et spécialement suivant le bref d'Alexandre VII. De tout quoi il sera dressé acte et procès-verbal de ladite profession, qui sera inséré dans le registre votal dudit monastère du B eton et signé de la nouvelle professe, de Madame la vénérable abbesse, de Messieurs les parents présents et dudit dom Jean-Jacques Bourbon. Fait et donné dans notre dite abbaye de Tamié, le 5me mai 1740, sous notre seing manuel, celui de notre secrétaire, avec l'impression de notre scel ordinaire.

(L. S.) Signé : Fr. J.-Bte MANIGLIER, abbé de Tamié, v.-g.

Fr. Antoine DESMAISONS, secrétaire.

(Archives de l'abbaye, n° 5.)


N° 34 (Inédit) Confirmation d'un abbé de Tamié par l'abbé général de Cîteaux.

Nos frater Franciscus Trouvé, abbas Cistercii, sacræ facultatis parisiensis doctor theologus, christianissimi regis in supremo Burgundiæ Senatu primus consiliarius natus, universi ordinis cisterciensis caput ac superior generalis, ejusdemque capituli generalis plenaria authoritate fungentes, venerabili et charissimo nobis in Christo confratri domno Joanni Jacobo Bourbon, monasterii de Stamedio in Sabaudia religioso sacerdoti professo superiori et electo abbati salutem ac plurimos felicissimi regiminis annos. Cum pro parte tua nobis humiliter supplicatum fuerit quatenus electionem ad abbatialem dignitatem dicti monasterii nostri de Stamedio vacantis per obitum utinam in domino felicem reverendi domni Joannis Baptistæ Maniglier, ejusdem monasterii ultimi possessoris pacifici, de tua persona factam die 22a mensis decembris mox elapsi, te præside a nobis in hac parte commisso, gratam habere, approbare et confirmare digna- remur, nos ad quos hujusmodi electionum approbatio de jure spectat et pertinet, viso et mature examinato ipsius electionis instrumento, suppletis defectibus, si qui intervenerint, ac de tuis moribus, probitate, vitæ honestate, prudentia et religionis zelo plurimum in Domino confidentes, prædictam electionem de tua persona factam nostra paterna, totius ordinis et capituli generalis plenaria qua fungimur authoritate, gratam habuimus, approbavimus et confirmavimus; dantes tibi plenariam et omnimoгiam quæ virtute et vigore tituli, officii et dignitatis abbatialis competere debet, facultatem et potestatem prædictum monasterium de Stamedio in utroque tam spirituali quam temporali statu juxta divina et sanctæ matris ecclesiæ præcepta nostrique


ordinis constitutiones et statuta regendi, gubernandi et administrandi, omnes et singulas regulares personas, ibique pro tempore degentes docendi et instruendi, et ad debitam suæ professionis observantiam per censuras ecclesiasticas et pœnas in ordine nostro consuetas alioque opportuno juris et facti remedio compellendi, easdemque ab omnibus peccatis et delictis absolvendi, injuncta prius salutari pœnitentia, vel per doneos confessarios a te deputandos absolvi faciendi, officiales quoscumque claustrales vel temporales instituendi vel destituendi, eorumque rationes exigendi, audiendi, examinandi vel approbandi aut reprobandi vel terminandi, redditus, proventus, subventiones et cætera quæcumque ad prædictum monasterium spectantia percipi curandi et ordinandi, ac in pios monachorum monasterii con- ventus et alios necessarios et pios usus convertendi, omnia et singula agendi faciendi et exercendi quæ abbates ordinis in monasteriis bene ordinatis et institutis agere et facere et exercere de jure et approbata consuetudine possunt, debent et tenentur.

Mandamus propterea omnibus et singulis laudati monasterii nostri de Stamedio regularibus personis tam præsentibus quam futuris, in virtute salutaris obedientiæ, nec non sub pænis et censuris assuetis, ut te in verum, legitimum et indubitatum suum abbatem recipiant et agnoscant, tibique debitam obedien- tiam et reverentiam et honorem exhibeant, tuaque salutaria monita adimplere curent. Cæterum, in quantum possumus in Domino, monemus et hortamur ut adeptam dignitatem sancte administrare et gregem tibi creditum verbo et exemplo pascere, ipsumque ita diligere in Christo et pastoralis officii fovere studio, ut tandem emenso hujus vitæ curriculo, cum ipso ad cœlestis regni palatia introduci merearis.

Datum Cistercii, sub nostro secretariique nostri signo manuali et majoris contrasigilli nostri impressione, anno domini 1758, die vero 1a mensis januarii.

Signé Fr. Franciscus, abbas generalis cisterciensis, et contresigné Fr. Petrus Franciscus Chaigne, secretarius, et scellé.

(Reg. ecclés. de 1757 et 58, fol. 466 v°.)


N° 35 (Inédit) Fragment d'une lettre écrite le 11 avril 1765 par JeanJacques Bourbon, abbé de Tamié, à Mgr de Rolland, archevêque de Tarentaise.

Monseigneur,

Dès que je serai en état de m'appliquer, il faudra que je fasse mes mémoires pour le chapitre général et prenne mes dispositions pour le voyage de Cîteaux, qui sera, je l'espère, dans 15 ou 16 jours.

Il ne m'a pas été possible d'envoyer nos mulets en Chautagne, parce que nous en avons perdu trois sur onze. Il ne nous en reste par conséquent que huit, que nous faisons sans cesse travailler pour ne pas laisser manquer de mine et de charbon au grand fourneau, qui est à feu dès le 28 janvier. Il consomme chaque jour soixante charges de charbon et quarante-quatre quintaux de mines. Je ne vous ai pas moins d'obligations, Mon- seigneur, de vos générosités et charitables offres, etc.

Frre JEAN-JACQUES, abbé de Tamié.

(Manuscrits de M. Costa de Beauregard.)



TABLE DES MATIÈRES

DÉDICACE , , , , , , , , , .,.,.",..,.,., V INTRODUCTION. VII

LIVRE PREMIER L'ANCIEN MONASTÈRE

(H 32 - H77) CHAPITRE PREMIER. — Origine de l'ordre de Clteaux; ses fonda- Pages teurs. — Saint Bernard. — Esprit et développement du nouvel ordre. — La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond, premiers Monastères de la filiation de Citeaux. — La Carte de charité. 3 CHAPITRE II. — L'ordre de Cîteaux en Savoie. — Aulps et Hautecombe. — Lettres de saint Bernard sur ces deux monastères.

- Origine de Tamié, son nom, ses vrais fondateurs. — Pierre de Tarentaise y amène des moines de Bonnevaux. — Arrivée des Cisterciens. — Bienfaiteurs de Tamié. - Prétentions de la Maison de Savoie. 9


Pages CHAPITRE III. — Saint Pierre de Tarentaise, premier abbé de Tamié; saint Guérin, premier abbé d'Aulps; saint Amédée d'Hauterive, premier abbé d'Hautecombe. — Le monastère du Beton et celui des Hayes. — Bonlieu et Sainte-Catherine. —

Pierre est nommé archevêque de Tarentaise. — Les moines de Tamié, leurs occupations : agriculture, bétail et hauts-fourneaux. — Mort de leur premier abbé, sa sainteté, division de

ses restes 27

CHAPITRE IV. — Pierre III de Saint-Genix. — Berlion du Pont-deBeauvoisin. — Incendies de Tamié. — Plaintes des religieux pour les vexations dont ils sont l'objet; lettres de sauvegarde accordées par les princes de Savoie. — Relâchement dans les abbayes de Clteaux. — Bulle du pape Benoît XII pour la réforme de cet ordre. — Pierre Y Castin, vingt-cinquième abbé de Tamié, est déposé par le chapitre général. — Ses plaintes à Rome. — Conduite prudente du comte de Savoie. — Institution de l'ordre des chevaliers de St-Maurice sous la règle de Citeaux 43

CHAPITRE V. — Les abbayes en commende ; Tamié échappe à ce fléau. — Claude Pareti au concile de Bâle. — Jocerand de Cons est élu abbé; difficultés pour son installation; commission du pape au prieur de Talloires. — Urbain 1er de Chevron, envoyé savoisien à Berne. — Augustin de Charnée, conseiller de Charles Ier, duc de Savoie. — La Tour-Gaillarde. — Concession du pape Sixte IV à l'ordre de Ctteaux. — Le vicariat général de cet ordre en Savoie 55 CHAPITRE VI. — Alain Lacerelli et les brigands du col de Tamié.

— Juridiction temporelle des abbayes cisterciennes. — L'hospitalité et l'aumône à Tamié. — Calomnies contre le monastère.

Pierre VII de Beaufort. — Jean II de Chevron-Yillette; premières difficultés au sujet du droit de patronage. — La congrégation des Feuillants et le prieuré de Lémenc. — Les Bernardines de Rumilly 65

CHAPITRE VU. — L'ordre de Clteaux et le Sénat de Savoie. —

Alphonse Delbene, abbé d'Hautecombe; Claude Milliet, abbé d'Aulps, et François-Nicolas de Riddes, abbé de Tamié. — Les conseillers-clercs. — Rôle de l'abbé de Riddes au Sénat; son neveu le remplace à Tamié. — Première réduction de l'abbaye sous la main de S. A. R. le duc de Savoie. — Tamié en 1659. 75


Pages CHAPITRE VIII. - L'Etroite-Observance. - Bulle d'Alexandre VII pour la réformation de l'ordre de Cîteaux. - L'abbaye de la Trappe; plan de l'abbé de llancé. - Jean-Antoine de la Forêt de Somont, abbé de Tamié; ses études à Paris et ses premiers succès. - Il publie un livre pour défendre l'autorité de la maison-mère de Cileaux. - Il obtient du parlement de Pans un arrêt contraire à la réforme de Rancé. 85

LIVRE II LA RETORME DE LA TRAPPE (1677-1792) CHAPITRE PREMIER. — Voyage de l'abbé de Somont à la Trappe; sa conversion et sa liaison intime avec Rancé. - Dom JeanFrançois Cornuty; sentiments de l'abbé de Rancé à son égard.

- L'abbé de Somont et dom Cornuty partent pour Tamié dans le dessein d'y introduire la Réforme. - Comment les moines de cette abbaye accueillent son projet. - La Réforme est solennellement établie à Tamié CHAPITRE Il. - La communauté réformée. — R' CHAPiTRE u. - Reconstruction de l'abbaye. - Difficultés qu'éprouve l'abbé de Somont dans la visite des monastères de Citeaux en Savoie. - Conduite de l'abbe de Tamié pendant l'invasion de la Savoie par les troupes de Louis XIV. - Il est calomnié à la cour de Turin.

Fin des constructions du nouveau monastère. Mort de l'abbé de Somont 109 CHAPITRE 111. - Saisie des biens de Tamié après le décès de M. de Somont; le sénateur Favier et l'avocat-général de Ville.

per ; - Remontrances du prieur. - Archives de l'abbaye, - Personnel de Tamié en 1701; état du monastère et de ses biens.

- L'aumône générale de Noël. - nlission du sénateur Dicliat; dom Garnerin et dom Cornuty sont présentés par lui aux religieux. - Dimcultés par dom Cornuty pour accepter la dignité abbatiale. - Lettre du sénateur Bertrand de la Pérouse. - Dom Cornuty est établi vicaire-général de l'ordre


Pages de Citeaux en Savoie ; son rapport au Sénat. — Sa lettre aux auditeurs de Rote en 1706. — Douloureuse maladie et mort de dom Cornuty. — Sentiments de l'abbé de Foulcarmont sur ce prélat. 121 CHAPITRE IV. — Réduction de l'abbaye en 1707 sous la main de Louis XIV. — Mission du sénateur Desery et protestation des religieux. — Voyage du premier président de Tencin à Tamié.

— Election de l'abbé Arsène de Jouglas, profès de la Trappe et prieur de Buonsolazzo; son origine, son humilité. — Sa conduite à l'égard d'un religieux peu régulier. — L'abbesse des Hayes en Dauphiné. — Etat des abbayes d'Aulps et d'Hautecombe en 1708. — Dom Martène, bénédictin de Saint-Maur, visite Tamié en 1710. 135

CHAPITRE V. — Séjour de Victor-Amédée II à Tamié en 1711; sa piété et sa bienveillance pour les moines. — Lettre d'Arsène de Jouglas à ce prince sur son couronnement. — Le Traité des devoirs d'un prince chrétien, par l'abbé Duguet. — Lettre

d'Arsène de Jouglas au prince de Piémont sur cet ouvrage. —

Le noviciat de Tamié en 1713. — Mort de Mme de Saint-Thomas, supérieure de Sainte-Catherine. — Election d'une abbesse; avis du Sénat. — L'abbé de Tamié cherche en 1714 à faire accepter le bref d'Alexandre VII; difficultés du Sénat. — Les visiteurs étrangers de l'ordre de Citeaux. — L'avocat-général de Ville au Béton. 145

CHAPITRE VI, — Mort d'Arsène de Jouglas. — Dom Pasquier est nommé abbé de Tamié par Victor-Amédée II. — Installation de dom Pasquier et protestation des religieux. — Irritation de;la cour de Turin; lettre du ministre Mellarède. — Le Sénat de Savoie intervient; il annule la protestation et défend aux religieux de faire semblables actes, sous peine de 5,000 livres d'amende. — Les religieux obtiennent gain de cause. — Lettre de Charles-Emmanuel III au Sénat sur l'ordre de Citeaux en Savoie. 157

CHAPITRE VIi. — Installation de l'abbé Maniglier par dom Chiron, délégué par le général de l'ordre. — Profession de Mlle de Blancheville, religieuse du Beton, en 1740. — Commission de l'abbé de Citeaux à dom Maniglier pour la visite des maisons cisterciennes de la Savoie. — Catastrophe du 2 août 1756 à Tamié. — L'abbé Jean-Jacques Bourbon; sa confirmation par


Pages celui de Citeaux. - Il dresse en 1762 le règlement de Tamié; , difficultés qu'il éprouve. - Genre de vie des religieux. - Les ■ abbés Joseph Rogès et Bernard Desmaisons. - Séjour des princes de Savoie à Tamié en 1786 et 1788. 169 CHAPITRE ym. - Dom Claude-Antoine Gabet; sa famille et son début dans la carrière militaire. — Sa vocation religieuse. — Il est élu abbé de Tamié. - suppression des monastères en France, - Les Trappistes à la Val-Sainte en Suisse. - Doutes exprimés par dom Gabet au sujet des droits de Tamié en 1792.. 183 CHAPITRE IX. — L assemblée nationale des Allobroges. - Les biens du clergé de Savoie sont saisis; décrets de l'Assemblée contre les ordres religieux. - Les commissaires républicains à Tamié. - Dom Gabet et ses moines se décident à quitter l'abbaye; subterfuge qu'ils emploient. - Les religieux de Tamié en Piémont , , ., 188

LIVRE III TAMIÉ DEPUJS SA suppaESSJO.

(1792-1864) CHAPITRE PREMIER. - Tamié après le départ des moines. de La famille Favre. - Le comte de Lazary, commandant de la Savoie. - Débry, commissaire de la convention à Tamié. - Destruction des livres et des archives de l'abbaye. François Favre sauve plusieurs prêtres Pendant la tourmente révolu- 195 tionnaire. — Vente des biens de a 195 CIIAPITRE 11. - Origine de l'hospice les consuls sion à la fin du xvm" siècle. - Il est rétabli par les consuls de la République française; sa dotation. Dom Gabet, abbé du Mont-Cenis. - La communauté religieuse chargée de desservir l'hospice. - Napoléon au Mont-Cenis; propositions relatives au rétablissement de dom Gabet; dom Marietti, ex-religieux de Tamié, lui succède, — Dom Etienne Chapuis, autre religieux de Tamié, est nommé


Pages

abbé de la Novalèse. — Dotation de l'hospice en 1816. — Les derniers moines de Tamié. — Cession de l'hospice du MontCenis à l'évêque de Maurienne. 207 CHAPITRE 111. — Félix-Emmanuel Mouthon; ses premières années. — Il devient moine à l'abbaye de Tamié et fait profession en 1784. — En 1793, il est nommé curé constitutionnel de Carouge et abandonne l'état ecclésiastique pour la carrière militaire. — Les vicissitudes de sa vie jusqu'en 1814. — Son entrevue avec dom Gabet. — Il entre chez les Capucins, puis chez les religieux d'Hautecombe. — Le Triomphe de la Miséricorde éternelle. — Mort de dom Mouthon 223

CHAPITRE IV. — François Favre, maire de Plancherine; l'église paroissiale. — Les ossements des religieux. — La chapelle du col de Tamié. — L'abbaye est sauvée de la démolition en 1825; le roi Charles - Félix en achète les bâtiments et quelques terres. — Tamié est cédé à l'archevêché de Chambéry; les stalles de l'église abbatiale. — Visiteurs célèbres. — Les Frères de la Sainte-Famille à Tamié. — Arrivée des Trappistes de la Grâce-Dieu. 229

DOCUMENTS. 239