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Titre : Oeuvres complètes de Benvenuto Cellini. Edition 2,Volume 2 / traduites par Léopold Leclanché,...

Auteur : Cellini, Benvenuto (1500-1571). Auteur du texte

Éditeur : Paulin (Paris)

Date d'édition : 1847

Contributeur : Leclanché, Léopold (1813-18..). Traducteur

Notice d'ensemble : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30211615v

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 2 vol. ; in-12

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Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6574141v

Source : Bibliothèque de l'INHA / coll. J. Doucet, 2013-406717

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 03/02/2014

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OEUVRES COMPLÈTES

DE

BENVENUTO CELLINI

ORFÈVRE ET SCULPTEUR FLORENTIN,

TnJOUITES

PAR LÉOPOLD LECLANCHÉ,

TRADUCTEUR DE VASARI.

LKUXIÈm ÈDITIOjJ.

II.

SUITE DES MÉMOIRES.

TRAITÉS DE L'ORFÈVRERIE ET DE LA SCULPTURE.

DISCOURS SUR LE DESSIN ET L'ARCHITECTURE.

PARIS PAULIN, ÉDITEUR, RUE Il r JI ; L ( EU, 6 o.

1847



MÉMOIRES

nK

BENVENUTO CELLINI,

ORFÈVRE ET SCULPTEUR FLORENTIN.

LIVRE SIXIÈME.

CHAPITRE PREMIER.

(1543.) Lettres de naturalisation. — Cellini seigneur du Pelil-t\I..le. - Le Piédestal du JupiK-r.

- L'enlèvement de Ganymède. Lédn. Travaux divers. — François I, r et ma- dame d'Étampes chez Benvenuto. Modèle de la porte du château de Fontaine- bleau. - Un projet de fontaine. - Origine de "¡J.imilÎ,; de madame ¡l'I:;[umpl's contre Cellini. — Le jeu de paume. — Guido Guidi. — L'imprimeur. — Le fabri- cant de salpêtre. — Moyen expéditif de se débarrasser d'un locataire.

A cette époque, l'illustre et valeureux Piero Strozzi vint en France, et rappela au roi qu'il lui avait promis des lettres de naturalisation. Sa Majesté ordonna aussitôt qu'on les lui délivrât. Elle ajouta en même temps :— CI Préparez aussi celles de mon ami Benvenuto, et portez-les-lui de ma part sans qu'il ait rien à payer. »

Les lettres du grand Piero Strozzi lui coûtèrent plusieurs


centaines de ducats; les miennes me furent apportées par un des premiers secrétaires du roi, nommé messire Antoine le Maçon. — Ce gentilhomme me les remit avec mille gracieusetés de la part du roi, en me disant : — « Le roi vous fait présent de ces lettres de naturalisation pour vous encourager à le servir. » — Il me conta ensuite que l'iero Strozzi n'avait obtenu les siennes qu'après les avoir longtemps sollicitées et attendues, tandis que le roi m'avait envoyé les miennes de son propre mouvement, insigne faveur qui n'avait encore été accordée à personne. — A ces mots, j'exprimai la plus vive reconnaissance pour les bontés du roi, puis je suppliai le secrétaire de m'expliquer ce que signifiaient ces lettres de naturalisation. Ce gentilhomme, qui était aussi instruit que courtois, parlait trèsbien italien. Il ne put d'abord s'empêcher de rire; puis, ayant recouvré son sérieux, il me dit dans ma langue à quoi servaient des lettres de naturalisation , et il m'apprit que c'était un des plus grands honneurs que l'on conférât à un étranger. - (c C'est bien autre chose, ajouta-t-il, que d'être fait gentilhomme vénitien! » — Quand il m'eut quitté, il retourna près de Sa Majesté, et il lui rendit compte de tout ce qui s'était passé entre nous. — Après en avoir beaucoup ri, le roi dit : — Je veux qu'il sache pourquoi je lui ai envoyé des lettres de naturalisation. Allez, et faites-le seigneur du château du Petit-Nesle, où il demeure, et qui dépend de mon domaine : il comprendra cela bien plus facilement que les lettres de naturalisation. » — Un messager m'appurla ce présent : je lui offris une gratification, mais il ne voulut rien accepter, et me dit qu'en agissant ainsi il obéissait aux ordres de Sa Majesté. Lorsque je revins en Italie, j'emportai avec moi ces lettres de naturalisation et l'acte de donation du château; et, quel que soit le pays où j'irai et où je fixerai mes jours, je ne m'en séparerai jamais;


Maintenant, je vais poursuivre le récit do ma vie. Je travaillai avec ardeur aux ouvrages mentionnés plus haut, c'est-à-dire au Jupiter d'argent, à la salière d'or, au grand vase d'argent et aux deux têtes de bronze. Je m'occu pai aussi du piédestal du Jupiter. Je le jetai en bronze et je le couvris de riches ornements, au milieu desquels je sculptai en bas-relief, d'un côté, l'enlèvement de Ganymède, et, de l'autre côté, Léda avec son cygne. Ce piédestal réussit parfaitement à la fonte. J'en fis un autre du même genre destiné à la Junon, en attendant que le roi me donnât l'argent nécessaire pour commencer cette. statue. Grâce à mon activité, j'avais déjà assemblé toutes les pièces du Jupiter d'argent ainsi que celles de la salière d'or. Le vase était fort avancé, et les deux tètes de bronze étaient terminées.

— J'exécutai en outre plusieurs petits ouvrages pour le cardinal de Ferrare, et un petit vase en argent magnifiquement ciselé que je voulais offrir à madame d'Étampes.

— Dans le même temps je menai à fin une foule de joyaux pour maints seigneurs, entre autres pour le signor Piero Strozzi, le comte dell' Anguillara, le comte di Pitigliano et le comte della Mirandola.

Mais retournons à mon grand roi. Tous les travaux qu'il m'avait commandés étaient donc en très-bon train, comme je l'ai dit, lorsqu'il revint à Paris. Trois jours après, il se rendit chez moi avec une foule de seigneurs de sa cour. Il fut émerveillé de la quantité d'ouvrages que j'avais entrepris et menés à si bon port. Bientôt il se mit à parler de Fontainebleau avec madame d'Étampes, qui lui dit qu'il devrait me faire faire quelque chose de beau pour cette résidence. — « Vous avez raison, s'écria le roi, et je veux qu'à l'instant même cela soit arrêté. » — Alors il se tourna vers moi et me demanda ce qui me semblait le plus convenable pour décorer cette belle fontaine (sic).

Je développai plusieurs projets; Sa Majesté émit également


son avis, puis elle me dit qu'elle voulait aller passer quinze ou vingt jours à Saint-Germain-en-Laye, à quatre lieues de Paris, et que pendant ce temps-là je lui fisse pour sa belle fontaine (sic) un modèle aussi riche que possible, parce que c'était l'endroit de son royaume qui lui plaisait le plus. Enfin, Sa Majesté m'ordonna et me pria de n'épargner aucun effort pour produire quelque chose de beau. Je le lui promis.

En voyant combien étaient avancés les nombreux ouvrages dont j'étais entouré, le roi dit à madame d'Étampes : — « Jamais artiste ne m'a été aussi agréable et n'a plus mérité d'être récompensé que celui-là. Il faut penser à le fixer près de nous. Comme il dépense beaucoup et qu'il est bon vivant et grand travailleur, il est de toute nécessité que nous songions à lui; car, remarquez-le, madame, toutes les fois qu'il est venu à la cour et que je suis venu ici, il ne m'a jamais rien demandé. On voit qu'il se donne de tout cœur à sa besogne. Il faut promptement nous l'attacher par quelques bienfaits pour ne point le perdre. »

« J'aurai soin de vous en faire souvenir, » — lui répondit madame d'Étampes. — Sur ce, ils partirent. — Je continuai avec activité mes ouvrages commencés, et en même temps je m'occupai sans relâche du modèle de la fontaine.

Au bout d'un mois et demi le roi reparut à Paris. Comme j'avais travaillé nuit et jour, j'allai lui porter mon modèle, qui était si bien ébauché qu'il s'expliquait clairement de lui-même. Je trouvai le roi absorbé par les infernales inquiétudes de la guerre qui venait de se déclarer entre lui et l'empereur. Néanmoins, je m'adressai au cardinal de Ferrare. Je lui dis que j'avais avec moi certains modèles que Sa Majesté m'avait commandés, et je le priai, s'il jugeait le moment opportun, d'en dire un mot pour que je pusse les montrer. J'ajoutai que je pensais que le roi au-


rait beaucoup de plaisir à les voir. Le cardinal m'accorda ma requête. Il alla parler de mes modèles à Sa Majesté, qui aussitôt accourut les examiner.

Je m'étais d'abord occupé de la porte du palais de Fontainebleau, qui, suivant leur mauvais style français, était large et basse, presque carrée et surmontée d'un hémicycle en anse de panier, dans lequel le roi désirait que l'on représentât la nymphe de Fontainebleau. — Afin d'altérer le moins possible l'ordre de celte porte, je me contentai de lui donner une belle proportion et de rectifier l'hémicycle qui se trouvait au-dessus. J'ornai les côtés d'élégants ressauts, posés sur une console qui correspondait à un chapiteau que j'avais établi dans le haut: puis je remplaçai par deux satyres, presque en ronde bosse, les deux colonnes que semblait réclamer cette disposition architecturale. D'une main, un de ces satyres paraissait soutenir le chapiteau; de l'autre main, il tenait une énorme massue. Son air était fier et menaçant, comme pour effrayer les spectateurs. Le second satyre avait la même attitude, mais il différait du premier par la tète et plusieurs accessoires. Il était armé d'une escourgée, formée de trois boules retenues par des chaînes. Je nommai ces personnages des satyres; néanmoins, ils n'avaient de commun avec ces êtres fabuleux que des petites cornes et une physionomie semblable à celle du bouc. Tout le reste de leur corps avait la forme humaiue. — Dans l'hémicycle j'avais représenté une femme couchée dans une belle attitude. Son bras gauche était appuyé sur le cou d'un cerf, pour rappeler une des devises du roi. D'un côté, j'avais modelé en bas-relief des chevreuils, des sangliers et d'autres animaux sauvages; et de l'autre côté, des chiens braques et des lévriers de différentes espèces, par allusion aux productions de la magnifique forêt où naît la fontaine. Cette composition était renfermée dans un carré oblong, dont chaque


angle supérieur contenait une victoire en bas-relief, portant une torche, ainsi que les représentent les anciens.

Au-dessus du grand bas-relief j'avais placé une salamandre, devise favorite du roi, et une foule d'autres ornements en harmonie avec le reste de l'ouvrage, qui était d'ordre ionique.

La vue de ce modèle ramena la joie sur le visage du roi, et apporta une agréable diversion à l'ennuyeuse conférence qu'il venait d'avoir pendant plus de deux heures.

Dès que je m'aperçus que le roi était de bonne humeur, comme je le désirais, je découvris mon autre modèle, qu'il n'attendait nullement, car il pensait que le premier avait dû exiger bien assez de travail. — Ce nouveau modèle avait plus de deux brasses de dimension, et représentait une fontaine parfaitement carrée et entourée de superbes escaliers qui s'enlre-croisaient dans leurs révolutions, chose qui était encore inconnue en France, et même très-rare en Italie. — Au milieu de la fontaine, et un peu au-dessus du bassin, se dressait une figure nue d'une beauté et d'une élégance extrêmes. De la main droite, elle élevait en l'air une lance brisée; de la gauche, elle tenait la poignée d'un magnifique cimeterre. Elle reposait sur la jambe gauche; le pied droit était appuyé sur un casque aussi richement décoré qu'on puisse l'imaginer.

A chaque angle de la fontaine était assise une figure, accompagnée d'une foule de splendides attributs. — Le roi commença par me demander ce que signifiait ce modèle.

Il me dit qu'il s'était lui-même parfaitement rendu compte des décorations de la porte, mais que le sujet de la fontaine, tout en lui paraissant fort beau, restait inintelligible pour lui. Il ajouta qu'il savait bien, néanmoins, que je n'avais pas agi comme tant d'autres imbéciles, qui, s'ils produisent des ouvrages quelque peu gracieux, ne songent à leur donner aucune signification. — Alors je fis


Pil sorte que mes explications plussent au roi autant que mes modèles. — cc Que Votre Majesté sacrée, lui dis-je, sache d'abord que ce petit monument est exactement me-

suré sur une petite échelle, de sorte qu'il ne perdra rien de son élégance lorsqu'on l'exécutera en grand. La figure du milieu représente le dieu Mars. Elle aura cinquantequatre pieds de haut. » — A ces mots, le roi ne put rete- nir un geste de profonde surprise. — « Ces quatre autres figures, continuai-je, sont les vertus et les talents que Votre Majesté aime et protège si chaudement. Celle qui se trouve à droite est la Science des lettres. Ses attributs, vous le voyez, rappellent la philosophie et tout ce qui s'y rattache. Cette autre est l'Art du dessin, qui comprend la sculpture, la peinture et l'architecture. La troisième est la Musique, compagne obligée de toutes ces sciences. La der- nière, dont la physionomie respire tant de bienveillance et de douceur, est la Libéralité, sans laquelle ne peut fleurir aucun de ces merveilleux talents qui nous viennent de Dieu. Enfin, le colosse du milieu, dont j'ai déjà parlé, représente Votre Majesté elle-même, car vous êtes le dieu Mars, le seul vaillant prince qu'il y ait au monde, et vous employez justement et saintement votre bravoure à défendre la gloire de votre couronne. » - A peine le roi eut-il eu la patience de me laisser achever mon discours, qu'il s'écria : — « En vérité, j'ai trouvé un homme selon mon cœur! » - Puis il appela les trésoriers à qui j'avais déjà eu affaire, et il leur ordonna de pourvoir à tout ce dont j'aurais besoin, sans regarder à la dépense. — Il me frappa ensuite avec la main sur l'épaule en me disant : — :, Mon ami (1), je ne sais quel est le plus heureux, du prince qui trouve un homme selon son cœur, ou de l'arlisle qui rencontre un prince qui lui fournisse toutes les

(1) r.,'s deux mois sont en français cl soulignés dans le Ir de italieu.


facilités nécessaires pour réaliser les sublimes conceptions de son génie. » — Je répondis que, si j'étais l'homme dont parlait Sa Majesté, j'étais, à coup sûr, le plus heureux. — cc Admettons qu'ils le soient tous deux également, » - reprit le roi en riant. — Je partis rempli d'allégresse, et je retournai à mes travaux.

Ma mauvaise fortune voulut que je ne songeasse point -i jouer la même comédie avec madame d'Étampes. Lorsqu'elle apprit le soir, de la houche du roi, tout ce qui s'élait passé, elle en conçut une rage si violente, qu'elle ne put s'empêcher de dire avec humeur : — « Si Benvenuto m'avait montré ses beaux ouvrages, il m'aurait donné lieu de penser à lui. » — Le roi, essaya, mais en vain, de m'excuser. — Je ne tardai pas à être instruit de ces particularités : aussi, quinze jours plus tard, quand la cour fut revenue à Saint-Germain-en-Laye, après être allée en Normandie, à Rouen et à Dieppe, pris-je le charmant petit vase que j'avais exécuté à la demande de madame d'Étampes, et pensai-je qu'en le lui donnant, je regagnerais ses bonnes grâces. - Je l'emportai donc avec moi et je le montrai à la nourrice de madame d'Étampes, en lui disant que je voulais l'offrir à sa maîtresse. La nourrice m'accueillit fort bien, et me dit qu'elle en toucherait un mot à madame, qui n'était pas encore habillée, et qu'aussitôt qu'elle lui en aurait parlé, elle m'introduirait près d'elle. Elle s'acquitta, en effet, de ma commission, mais madame lui répondit dédaigneusement : — « Dites-lui qu'il attende. Ii —; Je m'armai de patience, ce qui, pour moi, est chose bien difficile. Cependant j'attendis avec résignation jusqu'après son dîner. — Enfin, vers l'approche du soir, la faim me poussa tellement à bout, que, ne pouvant y résister, j'envoyai dévotement madame à tous les diables; puis je partis, et j'allai trouver le cardinal de Lorraine auquel je fis cadeau du vase, en le


priant seulement de vouloir bien me maintenir dans les bonnes grâces du roi. Il me répondit que je n'avais pas besoin de sa protection, mais que, le cas échéant, il épou- serait volontiers ma cause. Il appela ensuite son trésorier, et il lui parla à l'oreille. Le trésorier attendit que j'eusse pris congé du cardinal, puis il me dit : — « Benvenuto, venez avec moi, je vous donnerai un verre de bon vin. ■> — Ne comprenant pas ce qu'il entendait par là, je lui répondis : — « De grâce, seigneur trésorier, faites-moi donner un verre de vin et une bouchée de pain, car, en vérité, je tombe en défaillance. Depuis ce matin jusqu'à cette heure, je suis resté sans rien manger à la porte de madame d'Etampes, pour lui offrir ce beau petit vase d'argent doré. Elle savait que j'étais là; mais, pour me vexer, elle m'a fait dire d'attendre. La faim est venue, je sentais la force me manquer; alors, comme Dieu l'a voulu, j'ai donné le fruit de mon travail à quelqu'un qui le méritait bien mieux que cette femme. Je ne vous demande qu'un peu à boire, car je suis d'un tempérament un peu trop bilieux, de sorte que le jeûne m'irrite au point que je tomberais évanoui. » — Pendant que je parlais ainsi, non sans grande difficulté, on apporta du vin admirable et une collation exquise. Je me restaurai parfaitement, et ma colère s'en alla avec la faim. — Le bon trésorier m'offrit cent écus d'or, mais je me refusai absolument à les accepter. — Il courut en instruire le cardinal, qui le tança vertement et lui enjoignit de me forcer à les prendre, sinon de ne plus reparaitre devant lui. — Le trésorier revint près de moi, désolé, en me disant qu'il n'avait jamais été autant maltraité par le cardinal. Il renouvela ses instan- ces ; et, comme j'hésitais encore, il entra en colère, et me dé- clara qu'il me ferait accepter cet argent de force. Je le pris donc. Je voulus aller remercier le cardinal, mais il chargea un de ses secrétaires de m'assurer qu'il saisirait toujours


de bon cœur l'occasion de m'être agréable lorsqu'elle se présenterait. — Le soir même je regagnai Paris. — Le roi fut informé de tout cela, et les railleries ne furent point épargnées à madame d'Étampes ; aussi, sa haine contre moi s'en accrut-elle au point que je courus grand risque de perdre la vie, ainsi que je le raconterai en son lieu.

Il y a déjà longtemps que j'aurais dû parler de l'amitié que je contractai avec l'homme le plus instruit, le plus dévoué, le plus affable et le plus vertueux que j'aie rencontré dans ce monde. Il s'agit de messer Guido Guidi, illustre médecin et noble citoyen florentin. Les traverses infinies que m'a suscitées ma mauvaise fortune sont cause que je l'ai un peu négligé. Je croyais qu'il suffisait que son souvenir fût toujours présent à mon cœur, mais je me suis aperçu que ma vie ne marche pas bien sans lui, et je me décide à mêler son nom au récit de mes souffrances, afin qu'il rappelle ici une époque heureuse, de même qu'autrefois il était pour moi un soutien consolateur.

Messer Guido arriva à Paris pendant que je résidais dans cette ville. A peine l'eus-je connu que je l'emmenai dans mon château, où je lui donnai un appartement. Nous passâmes ainsi plusieurs années sous le même toit. — L'évê- que de Pavie, monsignore de' Rossi, frère du comte de San-Secondo, étant venu aussi à Paris, je lui fis quitter son hôtellerie pour occuper une partie de mon château. Il y resta plusieurs mois avec ses gens et ses chevaux.

— J'hébergeai également pendant quelques mois messer Luigi Alamanni et ses fils. Dieu m'accorda la grâce de pouvoir rendre ainsi service à des hommes de mérite et de distinction. — Je jouis de l'amitié de messer Guido durant tout le temps que j'habitai le château. — Souvent nous nous plaisions ensemble à tirer gloire de ce que chacun de nous se perfectionnait dans sa profession , grâce à la


munificence du grand et admirable prince qui nous protégeait. Je puis vraiment dire que je suis redevable à ce merveilleux roi de tout ce que j'ai fait de beau et de bon.

Mais je vais renouer le fil de mon histoire pour arriver à parler de lui et des vastes travaux que j'ai exécutés par son ordre.

J'avais dans mon château un jeu de paume, dont je tirais bon profil. Ce local renfermait plusieurs petits loge- ments occupés par des gens de différentes professions, et, entre autres, par un habile imprimeur, qui avait son établissement presque entier dans l'enceinte de mon château.

Ce fut lui qui imprima le premier livre de médecine de messer Guido. Ayant eu besoin de l'emplacement que je lui avais laissé, je le renvoyai, mais non sans éprouver de grandes difficultés. — J'avais aussi chez moi un fabricant de salpêtre qui, lorsque je voulus lui retirer ses petites chambres pour y placer mes bons ouvriers allemands, refusa de déloger. Ce fut en vain que je lui dis plusieurs fois, avec douceur, qu'elles m'étaient nécessaires pour le service du roi. Plus je parlais avec modération, plus cet animal me répondait avec hauteur. A la fin, je lui fixai trois jours pour tout délai. Il ne fit qu'en rire, et il me déclara qu'au bout de trois ans il commencerait à y penser. — J'ignorais qu'il était protégé par madame d'Étampes. — Si je n'avais pesé mes actions un peu plus qu'auparavant, à cause des termes dans lesquels j'étais avec madame d'Étampes, j'aurais renvoyé cet insolent surle-champ; mais j'avais résolu de patienter trois jours.

Lorsqu'ils furent écoulés, j'armai, sans sou ffler mot, mes Allemands, mes Italiens, mes Français et bon nombre de manœuvres; puis, en un clin d'œil, je démolis toute la maison, et je jetai les meubles à la porte du château. J'adoptai ce parti un peu rigoureux, parce que ce drôle m'avait dit qu'il ne connaissait pas un Italien assez hardi


pour oser déranger chez lui un seul clou. — Après cette expédition, je lui dis : — (c Je suis le plus petit Italien de toute l'Italie, et ce que je t'ai fait n'est rien en comparaison de ce que je me sens capable de te faire et de ce que je te ferai si tu prononces un seul mot. » — Cet homme, frappé d'étonnement et d'épouvante, rassembla ses hardes de son mieux, puis courut chez madame d'Étampes, à qui il dépeignit avec des couleurs infernales ce qui s'était passé. —Madame d'Étampes, qui était mon ennemie jurée, raconta cette scène au roi, et l'amplifia d'autant plus, qu'elle avait la langue infiniment mieux pendue que mon adversaire. — Sa Majesté, ainsi qu'on me l'apprit, fut très-irritée contre moi, et voulut me punir; mais, le dauphin Henri, son fils, aujourd'hui roi de France, et la reine de Navarre, sœur de François Ier, ayant reçu quelques affronts de l'audacieuse favorite, plaidèrent ma cause avec tant de chaleur, que le roi finit par tourner toute l'affaire en plaisanterie. — Ainsi, avec l'aide de Dieu, je sortis heureusement de ce mauvais pas.

Je fus encore obligé de traiter pareillement un autre locataire du même genre; mais je ne démolis point la maison, je me contentai de jeter les meubles dehors. —

Madame d'Etampes prolita de cette nouvelle occasion pour oser dire au roi : — « Je crois que ce démon-là saccagera un jour tout Paris. » — A ces mots, le roi répliqua en colère a madame d'Étampes, que j'avais cent fois raison de me défendre contre cette canaille qui voulait m'empêcher de le servir.


CHAPITRE II.

(15 M.)

Intrigues de madame d'Étampes et du Primaticcio. — Escamotage d'une statue colossale. — Administration de la justice en France au seizième siècle. - Vente des procès. — Les témoins normands. — Paix ! paix ! Satan ! Allez paix ! - Methudr de Cellini ponr terminer un procès. — Aventure de Pagolo Micceri et de la Catherine. Le flagrant délit. — Accusation infùme, — Découragement. — Inspiration divine. — Triomphe.

La rage de ma cruelle ennemie allait chaque jour en augmentant. Elle appela près d'elle un peintre qui demeurait à Fontainebleau, où le roi résidait presque continuellement. Ce peintre était italien et bolonais. On l'appelait le Bologna, mais son véritable nom était Francesco Primaliccio (1). — Madame d'Étampes le poussa à prier le roi de lui confier l'exécution de la fontaine dont Sa Ma- jesté m'avait chargé, et elle lui assura qu'elle l'aiderait de

(1) Niccolò Primaticcio naquit illlulogue, en 1490, et mourut eu 15'10 en t'il On Après avoir travaillé dans le palais du T, sous la direction de Jules Romain, il fut ellvoyé par le due de Mantoue au roi FTilnç¡>islcr, qui avait demandé à ce prince un jeune arlisle qui fût à la fois peintre et stucateur. François Ier le récompensa de ses services en le nommant officier de sa chambre et en lui donnant l'abbaye de Saint-Martin qui produisait huit mille écus de rente. Le Primaticcio obtint ensuite de François Il l'in- tendance générale des bâtiments du royaume. Cette charge lui fut conservée par Charles IX. Praticien consommé, machiniste habile, compositeur riche et abondant, ornemaniste grandiose, le l'rimnlieeiu élait, certes , bien digne des hautes missions qui lui furent confiées, malgré tout ce que nous en dira notre Cellini. — Voy. Vasari, ~ie du Primaliccio, l. IX, p. 179 et suiv.


tout son pouvoir. Ainsi fut convenu. — Ce Bologna fut au comble de la joie et compta sur le succès, bien que ce travail fût étranger à sa profession. Néanmoins, il était habile dessinateur, et avait eu soin de s'entourer d'ouvriers formés à l'école du Rosso, peintre florentin d'un talent vraiment étonnant, à l'admirable manière duquel il était redevable de tout ce qu'il faisait de bon.—Grâce à ces misérables raisons, chaudement appuyées par madame d'Étampes, qui ne cessa jour et nuit avec son protégé de marteler les oreilles du roi, Sa Majesté finit par céder aux instances de mes deux adversaires, surtout quand elle les entendit lui dire d'un commun accord : — « Comment sera-t-il possible, Majesté sacrée, que Benvenuto fasse vos douze statues d'argent, dont pas une seule n'est encore terminée.

Si vous persistez à lui laisser cette nouvelle et vaste entreprise, il faut absolument que vous renonciez à la première qui vous tient tant à cœur; car cent artistes de la plus haute habileté ne suffiraient pas pour mener à fin les immenses travaux que ce vaillant homme veut aborder. On voit qu'il a grande volonté de faire; mais son ambition sera cause que bientôt lui et ses ouvrages seront perdus pour Votre Majesté. » —Le roi, ébranlé par ces captieuses paroles et d'autres arguments du même genre, consentit donc à leur accorder tout ce qu'ils demandaient; et cependant le Bologna n'avait encore montré ni dessins ni modèles de sa main.

Sur ces entrefaites, le dernier locataire que j'avais chassé de mon château m'intenta un procès. Il prétendait que je lui avais volé une grande partie de ses effets quand je l'avais mis à la porte. Ce procès me causait tant de tourments et me prenait un tel temps que plusieurs fois je fus tenté de m'en aller à la grâce de Dieu.

On a coutume, en France, de compter gagner un procès engagé avec un étranger ou toute autre personne qui


semble mettre de la négligence à se défendre. Dès qu'une de ces affaires présente quelque avantage, on trouve à la vendre. On a même vu des gens dont la profession consiste à acheter des procès ou à en accepter pour dot.

Une autre infamie qui a cours en France, c'est que les Normands, pour la plupart, font métier de porter de faux témoignages : de sorte que ceux qui achètent des procès stylent immédiatement cinq ou six de ces témoins, suivant le besoin. Leurs adversaires ne manquent douc jamais d'être condamnés si, ignorant cet usage, ils ne leur opposent point un nombre égal de témoins. — C'est ce qui m'arriva. —Indigné, je me rendis à la grande salle du palais de Paris pour plaider ma cause. —J'y vis un juge, lieutenant civil du roi, assis sur un tribunal élevé. Cet homme était grand , gros et gras, et d'aspect austère. — A sa droite et à sa gauche étaient rangés une foule de procureurs et d'avocats; d'autres s'avançaient un à un et exposaient leur affaire. Parfois ceux qui entouraient ce juge parlaient tous à la fois. — A ma grande surprise, cet homme admirable, véritable portrait de Pluton, prêtait l'oreille tantôt à cel ui-ci, tantôt à celui-là, et répondait à tous avec un talent remarquable. — Ce spectacle me parut si prodigieux que je n'aurais pas voulu pour beaucoup n'en avoir point été témoin, car j'ai toujours été curieux de connaître toute espèce de mérite. — La salle était immense; mais il s'y pressait une telle foule qu'un garde avait soin d'empêcher d'entrer ceux qui n'y avaient point affaire et de tenir les portes fermées. — Souvent ce garde, en repoussant les gens qu'il ne vou lait point admettre, troublait par son tapage mon admirable juge, qui, dans sa colère, ne lui épargnait pas les injures.— Plusieurs fois je remarquai cette circonstance, et les paroles qu'employa le juge pour réprimander le garde, un jour entre autres qu'il résistait bruyamment a deux gentils hommes


qui venaient pour voir. Le juge criait d'une voix forte : — « Sta' cheto, sta' cheto, Satanasso, levati di costi, e sta' cheto. » — Ce qui, en français, se traduit et se prononce ainsi: — « Paix, paix, Satan! paix, paix, Satan! Allez, paix! » —Je savais très-bien le français : aussi, lorsque j'entendis ces mots, compris-je aussitôt ce que Dante voulut dire quand il franchit les portes de l'enfer avec son maître Virgile.—Dante, en effet, résida avec le peintre Giotto en France, et surtout à Paris, où la salle des plaideurs peut vraiment être appelée un enfer.—Comme Dante possédait bien la langue française, il se servit de ces expressions. Je suis fort étonné qu'on ne les ait jamais interprétées de cette façon, de sorte que je n'hésite pas à prétendre et à croire que ses commentateurs lui font dire des choses auxquelles il n'a jamais pensé.

Mais retournons à mon affaire. Quand je vis les avocats me remettre certains arrêts entraînant condamnation, je ne trouvai point d'autre moyen de me défendre que d'avoir recours à ma longue dague que je portais au côté, car j'ai toujours aimé avoir de belles armes. — Je commençai par m'adresser au principal coupable, à celui qui m'avait intenté cet inique procès. Un soir, je le frappai de tant de coups sur les bras et sur les jambes, en ayant soin toutefois de ne point le tuer, que je le privai de l'usage de ses deux jambes. Je tombai ensuite sur celui qui avait acheté la cause, et je le touchai de telle sorte qu'il arrêta le procès.

Alors, comme toujours, je remerciai Dieu, et j'espérai que je resterais quelque temps sans être molesté.

Je recommandai à mes ouvriers, et surtout aux Italiens, de travailler et de me seconder avec activité, afin que je pusse promptement terminer les ouvrages commencés. Je leur dis qu'aussitôt après leur achèvement, je voulais retourner en Italie; car je ne me sentais pas la force de supporter davantage les coquineries de ces Français, et je


craignais que les violences auxquelles j'étais obligé d'avoir recours ne m'occasionnassent quelque malheur, si par aventure mon bon roi venait à s'irriter contre moi.

Voici quels étaient mes ouvriers italiens : le premier, et celui que j'affectionnais le plus, était Ascanio de Tagliacozzo, village du royaume de Naples; le second était le Romain Pagolo, garçon de très-humble naissance, qui ne connaissait pas même son père. Ces deux ouvriers étaient ceux-là que j'avais amenés de Rome, où ils travaillaient déjà avec moi. —Un autre Romain était venu d'Italie tout exprès pour entrer à mon service : il s'appelait Pagolo, et était fils d'un pauvre gentilhomme de la maison des Ma- caroni. Il n'était pas très-habile ouvrier, mais il excellait dans le maniement des armes. — J'avais encore un Ferra- rais, nommé Bartolommeo Chioccia, et le Florentin Pagolo Micceri. Ce dernier avait un frère, surnommé Gatta, qui entendait parfaitement la tenue des écritures, mais qui s'était ruiné en gérant les affaires du riche marchand Tommaso Guadagni. Il me mit en ordre les livres qui renfer- maient les comptes du grand roi très-chrétien et de différents personnages.

Pagolo Micceri, ayant appris de son frère la manière de tenir mes livres, continua ce travail moyennant de bons appointements. Comme il semblait être un très-brave garçon, car il se montrait d'une dévotion extrême et était toujours occupé à marmotter des psaumes ou à réciter son chapelet, je croyais pouvoir me fier entièrement à lui. Un jour donc je le tirai à part, et je lui dis : - cc Pagolo, mon très-cher frère, tu vois comme tu es heureux près de moi , et tu te rappelles qu'auparavant tu te trouvais sans aucune ressource ; en outre, tu es mon compatriote, et je vois avec plaisir que tu remplis scrupuleusement tous tes de- voirs de religion; c'est pourquoi j'ai pleine confiance en toi. Maintenant, comme je compte sur toi plus que sur tout


autre, je to prie de me venir en aide, et je te recommande surtout deux choses que j'ai particulièrement à cœur : la première est de veiller avec soin à ce que l'on ne me dérobe rien de ce qui m'appartient, et de n'y point toucher toi-même ; la seconde a rapport à cette pauvre petite Catherine. Tu n'ignores pas que je l'ai prise principalement pour mon art et que sans elle je ne saurais rien faire.

Mais je suis homme, et elle a servi à mes plaisirs charnels, de sorte qu'il se pourrait qu'elle me donnât un fils.

Or, je ne suis pas d'humeur à nourrir les enfants des autres, ni à supporter une injure, et si je m'apercevais que quelqu'un de cette maison fût assez audacieux pour jeter les yeux sur elle, je crois en vérité que je les tuerais l'un et l'autre. Je te supplie donc, cher frère, de me prêter ton assistance. Si tu remarques quelque chose, avertis-moi surle-champ ; car alors j'enverrais à la potence la Catherine, sa mère et l'autre coupable. Prends garde à toi tout le premier.» —Aussitôt ce ribaud s'écria, en faisant un signe de croix de la tête aux pieds : — « 0 doux Jésus! que Dieu me garde de jamais penser à une telle chose! D'abord, j'ai toujours eu horreur de cet affreux péché, et ensuite pensez-vous que j'aie oublié tous vos bienfaits? ';— A ces mots, qu'il prononça d'un ton simple et affectueux, je restai convaincu qu'il parlait sincèrement.

Deux jours après arriva une fête dont messer Matteo del Nazaro (I), artiste italien au service du roi, profita

(1) Cet artiste, qui se nommait Matleo dal Nassaro, et non del Nazaro, comme l'atteste Vasari, était fils d'un chaussetier de Vérone. Après avoir appris la musique sous la direction de Marco Carra et du Trombocino, et la gravure en creux à l'école du Mondella et de l'Avanzi, il entra au service do François Ier, qui, suivant les expressions de Vasari, aima en lui le musicien non moins que le graveur. — « Après avoir exécuté de nombreux ouvrages pour la cour de France, Matteo, ajoute Vasari, voulut revoir sa patrie ; mais il no pot y rester autant qu'il aurait désiré. François Ier, après sa captivité, lui envoya un courrier qu'il chargea de le ramener et de lui payer son traitement, même pour le temps qu'il avait passé à Vérone. » - « A son retour en France, Matteo fut nommé maître de la Monnaie, ce qui le détermina à se fixer dans ce pays et à s'y marier. Mat-


pour m'inviter avec mes jeunes gens a une partie de plaisir dans son jardin. Je me disposai donc à sortir, et j'engageai Pagolo à venir se promener et se divertir avec nous.

Il me répondit que ce serait une grande imprudence que de laisser la maison ainsi seule. — cc Voyez, ajouta-t-il, combien vous avez d'or, d'argent et de pierreries. Dans cette ville de voleurs, il faut avoir l'œil ouvert jour et nuit. Tout en gardant la maison, je m'occuperai à réciter mes oraisons. Allez sans inquiétude vous amuser et vous donner du bon temps la prochaine fois un de mes camarades restera au logis. ,,-Je partis donc parfaitement tranquille avec l'autre Pagolo, Ascanio et Chioccia, et nous passâmes joyeusement la journée dans le jardin de Matteo del Nazaro.

Vers le soir, un soupçon me frappa. Je commençai à réfléchir aux paroles remplies d'une feinte simplicité que m'avait dites mon hypocrite coquin. — Je montai aussitôt à cheval, et je retournai avec deux de mes serviteurs à mon château. J'y surpris Pagolo et cette misérable Catherine presque en flagrant délit. — A peine fus-je arrivé, que la mère de Catherine, cette vile ru ffienne, se mit à crier : — « Pagolo! Catherine! voici le maître! » — Ils accoururent l'un et l'autre, les vêtements tout en désordre, avec un air effaré et stupide, sans savoir ni ce qu'ils disaient ni où ils allaient, de façon qu'il était évident qu'ils venaient de commettre le péché. — Enflammé de colère,

teo se distingua par sa libéralité et sa courtoisie. Pas un Véronais, pas un Lombard n'allait en France sans recevoir chez lui l'accueil le plus affectueux. Mntteo avait un caractère aussi élevé que généreux : il aimait mieux donner ses ouvrages que de les vendre au-dessous de leur valeur. Un certain baron lui ayant offert un prix misérable pour un camée important qu'il lui avait commandé, Malien le pria avec instance de l'accepter en pur don. Le baron refusa et réitéra ses mesquines propositions. Aussitôt Matteo, furieux, s'empara d'un marteau et broya le camée. — Il mourut peu de temps après François rn, » - Voyez Vasari , Vie clr Mullco dal fyassaro t. VIn. p. 154 et suivantes.


je mis la main à l'épée, décidé à les massacrer tous deux.

— Pagolo s'enfuit, Catherine se précipita à genoux en implorant toutes les miséricordes du ciel. — J'aurais voulu commencer par tuer Pagolo, mais je ne pus le rejoindre sur-le-champ, et, pendant que je le poursuivis, je me ravisai et je pensai qu'il valait mieux les jeter tous deux à la porte; car avec cette nouvelle aventure, ajoutée à tant d'autres, ma vie aurait certainement été en danger. — Je dis donc à Pagolo : — « Ribaud, si mes yeux avaient vu ce que tu me donnes lieu de croire, je te percerais dix fois le ventre avec cette épée. Décampe à l'instant, et sache que, si tu as une oraison à débiter, c'est celle de saint Julien (1). » — Je chassai ensuite la mère et la fille à coups de pied et à coups de poing. — Elles songèrent à la vengeance et allèrent consulter un avocat normand, qui engagea Catherine à m'accuser d'avoir vécu avec elle à la manière italienne. Par là on eutendait le péché contre nature, autrement dit de sodomie. — « Dès que cet Italien, continua l'avocat, apprend ra cette accusation et saura quelles terribles conséquences elle peut entraîner, il vous donnera de suite quelques centaines de ducats, afin que vous vous taisiez, car il sera effrayé à la seule idée du sévère châtiment que l'on inflige en France pour ce crime. »

— Ce conseil fut suivi, la plainte fut portée et je reçus une assignation. — Plus je cherchais à me tranquilliser l'esprit, plus j'étais harcelé d'inquiétudes.

Chaque jour persécuté de mille façons, je commençai à me demander sérieusement si je devais quitter la France ou bien soutenir encore ce combat et voir à quelle fin Dieu m'avait créé. Après de longues et douloureuses agitations, je résolus de partir pour ne pas tenter ma mauvaise for-

(1) Chaque matin , Rinaldo d'Asti, en sortant de l'auberge, récitait nn Pater nosler et un Ave Maria pour le père et la mère de saint Julien , en priant ce bienheureux de 1 ï faire rencontrer le soir un bon logement. — Voy. Roccaccio, GiOI" II, nov. IL


lune au point quelle me rompit le cou. — Quand tous mes préparatifs furent terminés, que j'eus pris mes mesures pour mettre en bon lieu ce que je ne pouvais emporter, et que j'eus caché de mon mieux les menus objets sur moi et mes serviteurs , je fus assailli d'une violente douleur en pensant au départ. — Je courus me renfermer dans mon petit atelier, après avoir dit à mes jeunes gens, qui m'encourageaient à partir, que je voulais encore me consulter, bien que je reconnusse combien leur avis était fondé; car je comprenais très-bien que, pourvu que je fusse hors de prison et que je laissasse à la rage de mes ennemis le temps de se calmer un peu, il me serait beaucoup plus facile de m'excuser près du roi, en lui expliquant par écrit l'infâme complot tramé contre moi. — Mes ré- flexions aboutirent à me confirmer dans la résolution que j'avais adoptée; mais, au moment où je me levai, je fus saisi par l'épaule, et une voix me cria avec force : — Benvenuto, agis comme à ton ordinaire et ne crains rien.« — Aussitôt j'arrêtai un plan entièrement opposé au premier, et je dis à mes ouvriers italiens : — « Munissez-vous d'armes, venez avec moi, et suivez tous mes ordres sans vous inquiéter d'autre chose; je suis décidé à comparaître.

Si je partais, bientôt vous vous en iriez tous en fumée.

Ainsi, obéissez et accompagnez-moi. » — Tous ces jeunes gens s'accordèrent à dire : — « Puisque nous sommes ici et qu'il nous fait vivre, nous devons aller avec lui et l'aider jusqu'à la mort dans tout ce qu'il voudra. En effet, ce qu'il dit est plus vrai que nous ne pensions ; dès qu'il serait loin d'ici, ses ennemis nous jetteraient tous à la porte. Et, si nous songeons aux grands et importants ouvrages qui sont commencés, il faut avouer que nous ne saurions les ter- miner sans lui, et alors ses ennemis ne manqueraient pas de prétendre qu'il est parti parce qu'il s'est reconnu incapable de les mener à fin. » - Le jeune Romain Pagolo


Macaroni fut le premier à encourager les autres, et il engagea à se joindre à nous plusieurs ouvriers allemands et français qui me portaient de l'amitié. Nous étions dix en tout. Je me mis en route avec la ferme volonté de ne point me laisser incarcérer vivant.

Quand j'arrivai en présence des juges criminels, j'aperçus la Catherine et sa mère qui riaient avec leur avocat.— J'entrai et je demandai hardiment le juge, gras et bouffi personnage qui se prélassait sur un siège qui dominait tous les autres. — En me voyant, cet homme murmura à voix basse d'un air rébarbatif : — « Tu t'appelles Benve- nuto (Bienvenu); mais cette fois tu seras le malvenu. »

— Je l'entendis, et je lui répliquai : — « Expédiez-moi vite, et dites-moi ce que je suis venu faire ici. » — Alors le juge se tourna vers Catherine, et lui dit : - « Catherine, explique tout ce qui s'est passé entre toi et Benve- nuto. » — La Catherine affirma que j'avais vécu avec elle il la manière italienne. - « Tu entends ce que déclare la Catherine, Benvenuto, » - s'écria le juge. — cc Si je l'avais traitée a la manière italienne, répliquai-je, je l'aurais fait seulement pour avoir un enfant, comme vous le pratiquez, vous autres. » — « Loin de là, elle veut dire, reprit le juge, que tu l'as attaquée hors de l'endroit où l'on fait les enfants. » —A ces mots, je ripostai que ce n'était point là la manière italienne, qu'au contraire, ce devait être la manière française, puisque la Catherine la connaissait et que moi je ne m'en doutais pas. » — J'ajoutai que j'exigeais qu'elle décrivît exactement comment je m'y étais pris avec elle. — Cette atroce catin eut la scélératesse de dérouler cette infamie sans le plus léger voile. Je la forçai de recommencer sa déposition trois fois de suite. — Quand elle eut fini, je m'écriai :— « Seigneur juge, lieutenant du roi très-chrétien, je vous demande justice ; car je sais que les lois du roi très-chrétien, quand il s'agit d'un tel


crime, condamnent au supplice du feu l'agenl et le patient.

Or, celle femme avoue qu'elle a commis le péché ; quant à moi, il m'est tout à fait inconnu. Sa ruffienne de mère est ici : elle mérite aussi le feu pour l'un ou l'autre délit; je réclame justice. » — Je répétai ces paroles à maintes reprises et à haute voix, en demandant toujours le feu pour la Catherine et pour sa mère, et en jurant au juge que, s'il ne les mettait en prison devant moi, je courrais chez le roi, et que je l'instruirais de l'injustice dont son lieutenant criminel se rendait coupable envers moi. —

Quand mes adversaires m'entendirent faire tant de bruit, ils commencèrent à baisser de ton : je n'en vociférai que plus fort. Alors la petite catin et sa mère de pleurer, et moi de crier sans relâche au juge : — « Le feu ! le feu ! »

— Cet indigne poltron, voyant que la chose n'avait pas tourné comme il l'espérait, prit une gamme plus douce, et se mit à excuser la faiblesse des femmes. A l'instant je re- connus que la victoire me restait dans ce rude assaut, et je me relirai en murmurant et en proférant des menaces. —

A coup sûr, j'aurais bien donné cinq cents écus pour n'avoir point comparu. — Dès que je fus sorti de ce guêpier, je remerciai Dieu de tout mon cœur, et je retournai gaiement à mon château avec mes ouvriers.


CHAPITRE 111.

(1543.)

\'OJ'il;JC ¡, Fonlaineblao. - Querelle de Cellini avec Primutkdo, — Encore Pagolo et la (Jnlbeiiue. — Le mariage forcé. — Réconciliation de Celliui et du Primaticcio. —

Un modèle à deux lins. — La double vengeance. — Description de la salière d'or.

— Le Primaliccio mouleur d'antiques. — Amours de Cellini et de Jeanne Casse-Cou.

— Naissance d'une fille. — Nouvelles visites de François I1'1' à Cellini.

Lorsque la fortune, ou, pour mieux dire, notre mauvaise étoile, se met à nous persécuter, elle n'est jamais à court de nouvelles misères à nous susciter. Après avoir échappé à un abime effroyable, je croyais que ma maligue étoile m'accorderait quelque peu de tranquillité; mais à peine m'eut -elle laissé le temps de respirer, qu'elle me suscita deux terribles affaires à la fois. — En trois jours il m'arriva deux aventures qui, l'une et l'autre, mirent ma vie en balance. Voici comment : Je me rendis un matin à Fontainebleau pour conférer avec le roi. Il m'avait écrit qu'il voulait que je fisse les coins de toutes les monnaies de son royaume. Avec sa lettre, il m'avait envoyé plusieurs petits dessins pour m'ex- pliquer à peu près ce qu'il désirait; néanmoins, il me laissait libre de suivre complètement mes inspirations.

J'exécutai de nouveaux dessins suivant mon goût et aussi beaux que l'art le réclamait. — A mon arrivée à Fontainebleau, monseigneur de la Fa, l'un des trésoriers à qui


François Ier avait confié le soin de pourvoir à mes besoins, me dit : — « Benvenuto, le peintre Bologna a été chargé par le roi de faire votre grand colosse. Sa Majesté nous a retiré, au profit de Bologna, tous les ordres qu'elle nous avait donnés pour vous. Nous avons trouvé cela fort mal, et il nous semble que la conduite de votre compatriote est bien téméraire, car il vous enlève, seulement par la protection de madame d'Étampes, des travaux que vos modèles et vos études vous avaient acquis. Voilà déjà plusieurs mois qu'il a reçu cette commande, et il ne paraît pas qu'il s'en soit encore occupé. n« Mais comment est-il possible que je n'aie rien su de cela? n - m'écriai-je étonné. —

Alors monseigneur de la Fa me dit que le Bologna avait tenu l'affaire très-secrète; qu'il n'avait obtenu sa requête que très-difficilement, parce que le roi avait longtemps résisté, mais que les pressantes sollicitations de madame d'Étampes avaient fini par aplanir tous les obstacles. —

Irrité de cette cruelle offense et indigné de me voir extorquer ainsi un ouvrage que j'avais gagné à la sueur de mon front, je me disposai à exécuter quelque grand coup. Je pris donc mes armes et j'allai trouver le Bologna. Il était à travailler dans sa chambre. Il me fit entrer et me demanda avec force compliments lombards quelle affaire m'amenait chez lui. — « Une très-bonne et très-impor- tante, » — lui répondis-je. Il ordonna alors à ses servi- leurs d'apporter à boire. Puis il me dit : — u Avant de parler de rien, je veux que nous buvions ensemble, suivant la coutume de France. » — « Messer Francesco, repris-je, sachez que la conversation que nous allons avoir n'exige pas que nous buvions auparavant : peut-être pourrons-nous boire après. » - J'entamai ensuite mon affaire en ajoutant : - el Tous les hommes qui tiennent à passer pour d'honnêtes gens doivent montrer par leurs actions qu'ils méritent cette réputation; s'ils agissent autrement,


ils prouvent qu'ils sont indignes de ce renom. Je sais que vous n'ignoriez point que le roi m'avait commandé ce grand colosse dont on a parlé pendant dix-huit mois, sans que ni vous ni personne ayez trouvé à redire à cela. Par mes ouvrages, je me suis fait connaitre au roi; mes modèles lui ont plu, et il m'a confié cette grande entreprise. Depuis nombre de mois les choses étaient en cet état, lorsque ce matin seulement j'ai appris que vous m'aviez supplanté, et qu'à l'aide de purs commérages vous m'aviez escamoté une commande que j'avais conquise par d'admirables travaux. » - ec Eli quoi! Benvenuto, répliqua le Bologna, chacun cherche à faire ses affaires par tous les moyens possibles. Si telle est la volonté du roi, qu'avez-vous à objecter? Allons, vous perdriez votre temps. La commande m'a été donnée, je la tiens pour mienne. Maintenant dites ce que vous voudrez, je vous écouterai. » — « Messer Francesco, répondis-je, sachez que je ne manque pas d'une foule d'arguments péremptoires et irrésistibles qui vous forceraient de confesser que les moyens dont vous vous êtes servi et dont vous parlez n'ont point cours parmi les êtres doués de raison. Mais je veux arriver promptement Ú la conclusion; ouvrez donc les oreilles et entendez-moi bien, car la chose est grave. i) - Mon homme voulut se lever de son siège, car il vit que j'avais changé de couleur et que j'étais grandement ému. — Je lui dis qu'il n'était pas encore temps de bouger, qu'il eût à rester assis et à m'écouter. Puis je m'exprimai ainsi : — « Messer Francesco, vous savez que la commande m'avait d'abord été donnée et que, suivant l'usage du monde, le temps était passé où qui que ce fût pût songer à me la disputer. Néan- moins, voici ce que je vous propose maintenant : faites un modèle, de mon côté j'en ferai un nouveau : nous les porterons sans rien dire à notre grand roi, et celui de nous qu'il reconnaîtra avoir le mieux opéré aura l'honneur d'exé-


cuter le colosse. Si ce lot vous échoit, j'oublierai l'énorme in- jure que j'ai reçue de vous, et je baiserai vos mains comme plus dignes que les miennes d'une si grande gloire. Qu'il soit ainsi convenu, et nous serons amis; sinon nous serons ennemis, et avec l'aide de Dieu, qui protége la justice et dont je serai l'instrument, je vous montrerai dans quelle er- reur vous êtes tombé. » « La commande est à moi, répliqua messer Francesco, et, puisqu'elle m'a été donnée, je ne veux pas m'exposer à la perdre. nci A cela, messer Francesco, m'écriai-je, je réponds que, puisque vous repoussez un arrangement bon, juste et raisonnable, j'aurai recours à des expédients qui seront aussi peu agréables que vos procédés. Et je vous déclare que, si jamais j'apprends que vous parliez de façon ou d'autre de cette commande qui m'appartient, je vous tuerai comme un chien.

Nous ne sommes ni à Rome, ni à Bologne, ni à Florence; ici les mœurs sont différentes. Je vous le répète donc, si vous avez le malheur d'en toucher un mol au roi ou à tout autre, je vous tuerai, coûte que coûte. Choisissez entre les deux partis que je vous ai offerts ; le premier vous mènera à bien, le second à mal. » — Mon homme ne savait que dire ni que faire. — Quant à moi, j'étais moins disposé à attendre qu'à trancher de suite le nœud de la difficulté. —

Le Bologna ne trouva que ces seuls mots : — cc Tant que j'agirai comme doit le faire un homme de bien, je n'aurai peur de rien an monde.» -ci C'est bien parlé, lui répon- dis-je; mais, si vous vous conduisez autrement, ayez peur, croyez-moi. »

Là-dessus je le quittai, et je me rendis près de Sa Ma- jesté avec qui j'eus, à propos des monnaies, une longue discussion. Nous ne tombâmes pas beaucoup d'accord , parce que son conseil, qui était présent, lui avait persuadé qu'il fallait que les monnaies fussent faites à la manière de France, comme elles l'avaient toujours été jusque-là. Je


répliquai que Sa Majesté m'avait fait venir d'Italie pour lui exécuter de beaux ouvrages, et que, si elle me com- mandait le contraire, je ne me sentais pas le courage de lui obéir. La conférence fut renvoyée à un autre jour, et je retournai sur-le-champ à Paris.

A peine fus-je descendu de cheval qu'une de ces bonnes âmes que la vue du mal réjouit accourut m'apprendre que Pagolo Micceri avait loué une maison pour cette petite catin de Catherine et pour sa mère, qu'il y allait continuellement, et qu'en parlant de moi il disait avec force moqueries : — cc Benvenuto avait donné la brebis à garder au loup, croyant qu'il ne la croquerait pas. Maintenant il se console avec ses bravades et croit que j'ai peur de lui. J'ai mis cette épée et ce poignard à mon côlé pour lui montrer que mes armes coupent aussi, et que je suis Florentin comme lui, et de plus, de la famille des Micceri, qui vaut cent fois mieux que celle des Cellini. » — Le coquin qui m'apporta cette nouvelle me l'assaisonna si bien, que je sentis aussitôt la fièvre m'empoigner : je dis la fièvre sans aucune métaphore. La rage indomptable qui s'empara de moi m'aurait peut-être étouffé, si je n'eusse imaginé de m'en délivrer en obéissant à son impulsion et en lui ouvrant l'issue que m'offrait l'occasion. —J'invitai mon ouvrier ferrarais, nommé Chioccia, à venir avec moi, et j'ordonnai à un valet de me suivre avec mon cheval.

Quand je fus arrivé à la maison du misérable Pagolo, je trouvai la porte entr'ouverte. Je vis qu'il avait au côté son épée et son poignard. Il était assis sur un coffre et avait un bras passé autour du cou de la Catherine. J'entendis qu'il parlait de moi avec la mère. — Tout à coup je poussai la porte, tirai mon épée et lui en mis la pointe sur la gorge sans lui donner le temps de penser que lui aussi avait une épée. -— Il Vil poltron, lui dis-je, recommande-toi à Dieu, car tu es mort. » — Alors il cria trois


fois, sans oser remuer : — « Ah! maman, maman, au secours! » —J'étais décidé à le tuer; mais à cette exclamation si bouffonne, la moitié de ma colère s'évapora. —

Cependant j'avais recommandé à mon ouvrier Chioccia de ne laisser sortir ni la Catherine, ni la mère, parce que, si je tuais Pagolo, je voulais traiter de même ces deux prostituées. — Je tenais toujours Pagolo sous la pointe de mon épée et je le piquais un peu de temps en temps en lui adressant des menaces effroyables. — Enfin, ayant vu qu'il n'essayait pas de se défendre le moins du monde, je ne savais plus que faire, et cette algarade me semblait devoir n'aboutir à rien, lorsque tout à coup je conçus l'idée de les forcer à se marier, et de compléter plus tard ma vengeance. — Une fois cette résolution prise, je dis à Pagolo : — « Ote cet anneau que tu as au doigt, poltron , et épouse-la, afin que je puisse ensuite me venger de loi comme tu le mérites. »« Pourvu que vous ne me tuiez pas, s'écria-t-il aussitôt, je vous obéirai en tout. »« Alors donc, repris-je, remets-lui ton anneau. « — J'écartai un peu mon épée de sa gorge, et il lui passa l'anneau au doigt. — « Cela ne suffit pas encore, continuai-je, je veux que l'on m'amène deux notaires et qu'un contrat en règle sanctionne le mariage. » — Après avoir ordonné à Chioccia d'aller chercher les deux notaires, je me tournai vers Catherine et la mère, et je leur dis en français : « Les notaires et des témoins vont venir. La première de vous qui soufflera un mot, je la tuerai sur place de même que les deux autres : ainsi donc, prenez garde à vous. » — Je dis ensuite en italien à Pagolo ;a Et toi, si tu oses faire la moindre objection à tout ce que je proposerai, dès le premier mot, je t'appliquerai tant de coups de poignard, qu'il ne te restera rien dans le ventre. »« Pourvu que vous ne me tuiez pas, me répéta-t-il, je vous obéirai en tout. »—Les notaires et les témoins arrivèrent; un contrat


authentique et en bonne forme fut dressé : ma colère et ma fièvre se dissipèrent. Je payai les notaires et je m'en allai.

Le lendemain le Bologna vint à Paris exprès pour moi, et m'envoya chercher par Matteo del Nazaro. Je me rendis près de lui. Il m'aborda d'un air gai, me pria de le regarder comme un frère, et me jura qu'il ne parlerait plus jamais de la commande, parce qu'il reconnaissait parfaitement que j'avais raison.

Si je n'avouais pas que j'ai eu des torts dans quelquesunes de ces aventures, on n'ajouterait point foi à celles où j'affirme que je me suis conduit comme je le devais. Je con fesse donc que j'ai mal agi en me vengeant si étranT gement de Pagolo Micceri. Si j'eusse pensé que ce fût un homme si veule, jamais assurément l'idée de cette honteuse vengeance ne se serait présentée à mon esprit. —

Je ne me contentai pas de l'avoir obligé à se marier à cette infâme petite catin ; afin de rendre ma vengeance complète, je faisais venir chez moi la Catherine et je la dessinais. Je lui donnais vingt sous par jour. Comme il fallait qu'elle posât nue, elle exigeait en premier lieu que je lui remisse son argent d'avance, et, en second lieu, une excellente collation; mais, en troisième lieu, pour me venger, je couchais avec elle, et je me moquais d'elle, de son mari et des terribles cornes que je faisais à celui-ci.

Enfin, en quatrième lieu, je la forçais de poser durant des heures entières dans les attitudes les plus fatigantes, ce qui lui déplaisait autant que cela me divertissait. Comme elle avait des formes magnifiques, j'en tirais infiniment d'honneur. — Quand elle vit que je n'avais plus pour elle les mêmes égards qu'avant son mariage, elle en fut trèsirritée et commença à murmurer. Elle se mit ensuite, selon l'usage de France, à me menacer de son mari , qui était entré au service du prieur de Capoue, frère de Piero Strozzi.


Dès que je l'entendis parler de lui, une indicible rage m'as- saillit. — Néanmoins, je la contins de mon mieux, en songeant que je ne pouvais trouver pour mon art un modèle qui me convint mieux qu'elle. Et je me disais : — cc Je jouis ici d'une double vengeance. D'abord, Catherine est la femme légitime de Pagolo ; il ne s'agit donc point de cornes imaginaires comme celles qu'il me faisait quand elle était ma catin. Puis, outre cette signalée vengeance, j'en tire une seconde de Catherine, en la forçant à rester dans des poses si extraordinaires et si pénibles, dont il résulte pour moi non-seulement du plaisir, mais encore de l'honneur et du profit. Que puis-je désirer de plus? » Pendant que j'établissais ce compte, cette ribaude redoubla d'injures, se mit à parler de son mari, et fit si bien que je finis par ne plus écouter la voix de la raison. —Enflammé de colère, je la saisis par les cheveux et je la traìnai dans la chambre en la rouant de coups de pied et de coups de poing, jusqu'à ce que la fatigue m'obligea de m'arrêter.

Nous étions dans un endroit où personne ne pouvait venir à son secours. Quand je l'eus bien rossée, elle jura de ne plus jamais reparaìtre chez moi. — Je craignis d'abord d'avoir eu grand tort de la maltraiter ainsi. Je croyais avoir perdu un modèle qui m'offrait d'admirables moyens de me distinguer; et, d'un autre côté, en la voyant toute couverte d'écorcbures, de contusions et d'enflures, je pen- sais que, lors même qu'elle reviendrait, il faudrait que je la fisse soigner au moins pendant quinze jours avant de pouvoir m'en servir. — Toutefois, je lui envoyai, pour l'aider à s'habiller, une vieille et excellente servante nommée Ruberta. Cette brave femme porta de nouveau à ma petite ribaude une collation ; puis elle mangea avec elle du porc salé rôti dont elle employa la graisse à lui frotter ses meurtrissures. Lorsque la Catherine se fut ensuite habillée, elle partit en blasphémant et en maudissant tous


les Italiens et le roi qui les gardait à son service. Enfin, elle ne cessa de pleurer et de maugréer jusque chez elle.

A coup sûr, cette première fois je m'imaginai que j'avais très-mal fait d'agir de cette façon.—Ma Ruberta ne m'épargna pas les reproches. — « Vous êtes bien cruel, me disaitelle, d'avoir battu si effroyablement une si belle fillette. » Pour m'excuser, je lui racontai les coquineries que Catherine et sa mère m'avaient faites quand elles demeuraient avec moi ; mais la Ruberta me répliqua : — « Ce n'est rien ; n'estce pas la coutume ici? Ignorez-vous donc qu'en France on ne rencontre pas un mari qui n'ait ses petites cornes? »— A ces mots, je me mis à rire, et je dis à la Ruberta d'aller chercher des nouvelles de Catherine, car je désirais vivevement l'avoir pour terminer mon ouvrage. Ma Ruberta trouva encore un moyen de me sermonner. — « Vous ne savez pas vivre! s'écria-t-elle, à peine sera-t-il jour qu'elle accourra d'elle-même; si, au contraire, vous envoyez chez elle, elle tranchera du grand et ne voudra pas venir. Il — Le lendemain, en effet, la Catherine frappa à ma porte avec tant de fureur, que je courus moi-même voir si c'était un fou ou quelqu'un de la maison. Dès que j'eus ouvert, cette imbécile se précipita à mon cou, m'étreignit dans ses bras, m'embrassa et me demanda si j'étais encore fâché contre elle. Je lui répondis que non. — « Eh bien alors, reprit-elle, donnez-moi un bon déjeuner. » — J'y consentis , et je mangeai avec elle en signe de réconciliation.

Je me mis ensuite à la dessiner, mais une séance amoureuse interrompit le travail ; puis, précisément à la même heure que le veille, elle me taquina au point que je fus encore forcé de la rosser d'importance. — Les mêmes scènes se renouvelèrent durant plusieurs jours; elles se ressemblaient comme les épreuves qui sortent d'un môme moule, et ne variaient que du plus au moins.

Sur ces entrefaites, j'achevai ma figure à mon grand


honneur. Je dus songer à la jeter en bronze. Cette opéra- tion m'offrit des difficultés qu'il serait intéressant au point de rue de l'art de raconter, mais je m'en abstiens, de pour d'être entraîné trop loin. Il me suffit de dire que ma statue vint très-bien et que jamais fonte ne fut plus belle.

Tout en m'occupant de cet ouvrage (1), je consacrai chaque jour quelques heures au Jupiter et à la salière.

Comme la plupart de mes ouvriers étaient bien plus capables de travailler à cette dernière, elle ne tarda pas à être terminée. Je la portai aussitôt au roi, qui était revenu à Paris.—Ainsi que je l'ai noté plus haut, cette salière était de forme ovale, toute en or ciselé, et avait environ deux tiers de brasse de dimension. En parlant du modèle, j'ai déjà dit que j'avais représenté l'Océan et la Terre, assis tous deux les jambes entrelacées, par allusion aux golfes qui pénètrent dans les terres et aux caps qui s'avancent dans la mer. — J'avais placé un trident dans la main droite de l'Océan, et dans la gauche une barque d'un travail exquis, destinée à recevoir le sel. — Au- dessous du dieu étaient quatre chevaux marins, qui n'avaient du cheval que la tête, le poitrail et les jambes de devant. Les queues de poisson qui terminaient leurs corps s'entremêlaient gracieusement. — L'Océan était assis sur ce groupe dans une attitude remplie de fierté. Une foule de poissons et d'autres animaux marins nageaient autour de lui, et fendaient des vagues recouvertes d'un émail exactement de la couleur de l'eau. — La Terre, sous les traits d'une belle femme nue, tenait de la main droite une corne d'abondance, et de la gauche un petit temple d'ordre ionique,

(1) Le docteur Piatti, dans sa belle édition de Cellini, demande si l'auteur veut parler ici du colosse de la fontaine ou de la nymphe de la porte de Fontainebleau. Il est évident qu'il s'agit de cette dernière. Benvenuto vient de nous dire que Catherine lui servait de modèle pour l'ouvrage en question. Or, Cnflieiine ne pOllvnit poser pour le rolosse qui devait ]'(-pr,:selllrl' le dieu Mors.


délicatement ciselé, propre à renfermer le poivre. Au- dessous de cette figure étaient rassemblés les plus beaux animaux que produise la terre. Une partie des rochers qui se trouvaient près d'elle était émaillée ; j'avais laissé l'autre en or. — Ce groupe était encastré dans une base d'ébène, dans l'épaisseur de laquelle j'avais ménagé une doucine ornée de quatre figurines d'or en demi-relief. Elle représentaient la Nuit, le Jour, le Crépuscule et l'Aurore, et étaient séparées l'une de l'autre par les quatre Vents principaux , ciselés et émaillés avec tout le soin et le fini imaginables. — Quand je mis cette salière devant les yeux du roi, il poussa un grand cri d'étonnement et ne put se lasser de la contempler. Il m'ordonna ensuite de la garder chez moi jusqu'à ce qu'il me dit ce que je devais en faire.

Je la remportai donc. — J'invitai de suite plusieurs de mes intimes amis à un diner qui fut des plus gais, et où la salière figura au milieu de la table; nous fùmes les premiers à nous en servir. — Après la salière, je continuai de travailler au Jupiter d'argent et à un grand vase enrichi d'élégants ornements et d'une foule de figures, dont j'ai déjà parlé.

A cette époque, le peintre Bologna persuada au roi qu'il serait bon que Sa Majesté l'envoyât à Rome, avec des lettres de recommandation pour qu'il pût mouler les plus beaux antiques : le Laocoon, la Cléopâtre, la Vénus, le Commode, la Zingana et l'Apollon. Ce sont vraiment les plus belles statues qu'il y ait à Rome. Il dit au roi que, quand Sa Majesté connaîtrait ces merveilleux chefs-d'œuvre, elle serait alors seulement en état de parler sur l'art, parce que tout ce qu'elle avait vu de nous autres modernes était bien loin de la perfection des anciens. Le roi lui accorda tout ce qu'il demandait. Voilà comment décampa ce damné animal. N'ayant pas osé entrer en concurrence avec moi, il eut recours à cet expédient lombard, et cher-


cha à déprécier mes ouvrages en se faisant mouleur d'an- tiques. Mais, bien que les statues qu'il rapporta fussent parfaitement moulées, il obtint un résultat absolument contraire à celui qu'il espérait, ainsi que nous le raconterons en temps et lieu.

Après avoir définitivement congédié cette coquine de Catherine, dont le pauvre diable de mari avait quitté Paris, je voulus achever de réparer ma nymphe de Fontainebleau, qui déjà était jetée en bronze, et modeler les deux Victoires qui devaient occuper les angles de l'hémicycle de la porte.

— Dans ce but, je pris une pauvre fillette âgée de quinze ans environ. Elle était superbe de formes et un peu brune de peau. Comme elle avait l' humeur sauvage et taciturne, des allures d'une vivacité extrême et un regard farouche, je l'appelais Scozzone (casse-cou) : son véritable nom était Jeanne. Gràce à elle, je menai à bonne fin ma nymphe de Fontainebleau, en bronze, et mes deux Victoires. Elle était pure et vierge; je la rendis enceinte. Elle accoucha d'une fille à la treizième heure du jour, le 7 juin 1544; j'avais donc-alors précisément quarante- quatre ans. Je donnai à l'enfant le nom de Constanza; messer Guido Guidi, médecin du roi et mon ami intime, ainsi que je l'ai noté plus haut, fut son seul parrain; car, en France, l'usage est de n'avoir qu'un seul compère et deux commères. Ces deux dernières furent la signora Maddalena, femme de messer Luigi Alamanni, gentilhomme florentin, et admirable poète, et une grande dame française, femme de messer Ricciardo del Bene, riche marchand florentin. — Autant que je m'en souviens, Constanza fut le premier enfant que j'eus. Je la dotai d'une somme dont se contenta une de ses tantes à qui je la confiai : depuis, je n'en ai jamais entendu parler.

Je travaillais sans relâche, de sorte que mes ouvrages étaient fort avancés : le Jupiter et le vase étaient presque


terminés ; la porte commençait à déployer ses beautés. —

Sur ces entrefaites, le roi vint à Paris. — Nous n'avions pas encore passé l'année 1543, bien que la naissance de ma fille, que j'ai déjà notée, n'ait eu lieu qu'en 1544; si j'en ai parlé, c'est que l'occasion s'en est présentée, et que j'ai voulu en profiter pour ne pas mêler le récit de cet événement à celui de choses plus importantes. — Dès que le roi fut arrivé à Paris, il se rendit chez moi, où se trouvaient assez d'ouvrages en bon train pour contenter la vue : aussi en témoigna-t-il autant de satisfaction que je pouvais le désirer, après les fatigues que j'avais endurées.

— S'étant rappelé aussitôt que le cardinal de Ferrare ne m'avait donné ni pension ni rien de ce qu'il m'avait promis, il dit à voix basse à son amiral que le cardinal s'était mal conduit en agissant ainsi ; mais qu'il voulait réparer cela, parce qu'il voyait que j'étais peu parleur et capable de partir un beau jour sans souffler mot. Là-dessus, il se retira. — Après son diner, il chargea le cardinal d'ordonner au trésorier de l'épargne de me remettre au plus tôt sept mille écus d'or, en trois ou quatre payements, à son gré, pourvu qu'il n'y manquât pas. Sa Majesté ajouta même : — « J'avais confié Benvenuto à vos soins et vous l'avez oublié. » — Le cardinal répondit qu'il obéirait avec plaisir à Sa Majesté; mais sa malignité m'empêcha de profiter de la bonne volonté du roi. — A cette époque, la France était de plus en plus en proie aux calamités de la guerre : l'Empereur marchait sur Paris à la tête d'une armée formidable. Le cardinal, sachant qu'il y avait pénurie d'argent dans le royaume, saisit cette occasion pour parler de moi au roi, et lui dire : — « Majesté sacrée, j'ai pensé agir pour le mieux en ne faisant pas délivrer les sept mille écus à Benvenuto, d'abord parce que maintenant on a trop besoin d'argent, ensuite parce qu'une si grosse somme serait cause que vous perdriez plus tòt cet artiste.


En effet, il se croirait riche, achèterait des biens en Italie, et, une fois que la fantaisie l'en prendrait, il vous quitterait avec plus de facilité. Il me semble que, si Votre Majesté \eut le garder plus longtemps à son service, il vaudrait mieux qu'elle lui donnât quelque chose dans son royaume. »

— Le roi sembla approuver ces raisons, parce qu'il était à court d'argent; mais, comme il avait le cœur haut placé et vraiment digne d'un prince tel que lui, il vit bien que le cardinal avait agi ainsi plus pour se mettre en relief que par prévision des besoins du royaume. Je le répète donc, bien que le roi eût paru trouver bonnes les raisons du cardinal, il les condamnait dans le fond de son âme: aussi, dès le lendemain de son arrivée à Paris, vint-il chez moi sans que je l'en eusse sollicité. — J'allai à sa rencontre et je l'introduisis dans plusieurs ateliers où se trouvaient des ouvrages de différents genres. Je commençai par les moins importants; puis je le menai devant une foule de bronzes d'une dimension qui surpassait tout ce qu'il avait jamais vu. Je lui montrai ensuite le Jupiter d'argent qui était presque terminé, ainsi que ses magnifiques ornements.

Il l'admira plus que ne l'aurait fait toute autre personne, à cause d'un terrible désappointement qu'il avait éprouvé quelques années auparavant. — Lorsque l'Empereur, après la prise de Tunis, traversa Paris avec le consentement de François Ier, ce dernier, voulant lui offrir un présent digne d'un si grand prince, fit exécuter en argent un Hercule, exactement de la dimension de mon Jupiter. Par malheur cet Hercule, de l'aveu même du roi, était la plus laide chose qu'il eût jamais rencontrée. Il s'en plaignit aux artistes parisiens qui l'avaient fabriqué; mais ceux-ci, qui se donnaient pour les plus habiles gens du monde, per- suadèrent à Sa Majesté que l'on ne pouvait rien faire de mieux en argent, et ils eurent l'audace d'exiger deux mille ducats pour leur sale travail : aussi dès que le roi aperçut


ma statue, fut-il grandement étonné de son fini, auquel H était loin de s'attendre. Dans son équité, il jugea que mon Jupiter méritait deux mille ducats. — « Les auteurs de l'Hercule, dit-il, n'avaient pas d'appointements, Benvenuto au contraire a environ mille écus par an ; si, outre ce salaire, je lui donne deux mille ducats d'or, il peut certainement me faire le Jupiter. » — Je le menai alors voir d'autres ouvrages en or et en argent et plusieurs modèles nouveaux.

Enfin, quand Sa Majesté fut sur le point de partir, je découvris dans le pré du château mon grand colosse. Le roi en fut émerveillé au plus haut degré. Il se tourna aussitôt vers l'amiral, qui se nommait monseigneur d'Annebaut, et lui dit : — « Puisque Benvenuto n'a rien reçu du cardinal, il faut que nous prenions soin de lui sans tarder davantage, d'autant plus qu'il s'obstine à ne rien demander; car ces gens qui ne réclament rien pensent que leurs ouvrages parlent pour eux. Donnez-lui donc la première abbaye vacante, et si elle ne rapporte pas deux mille écus de rente, donnez-lui en deux ou trois qui produisent ce revenu : ce sera pour lui la même chose. » — Ayant entendu tout ce que le roi avait dit, je m'empressai de le remercier comme si j'eusse déjà tenu l'abbaye. Je lui déclarai qu'aussitôt que ses ordres auraient été exécutés, je travaillerais pour lui sans vouloir recevoir ni récompense ni salaire d'aucun genre, jusqu'à ceque, vaincu par la vieillesse, je ne songeasse plus qu'à me reposer de mes fatigues et à vivre honorablement de la rente qu'il m'accor- dait, en m'estimant heureux d'avoir servi un si grand prince. - A ces mots, le roi me répondit d'un ton vif et joyeux : - « Ainsi soit fait; » — puis il se retira.


CHAPITRE IV.

( 1544.)

l'n distillateur assiégé. — Le Jupiter à Fontainebleau. — Mine el contremine. Grand succès. — La télé du colosse. — Le revenant. — Les fortifications de Paris.

- Monseigneur Ave - Boeif. - Nonvelles manœuvres de madame d'IOfrimpes. — Un plaidoyer, - Le comte da Saint-Pol.

Madame d'Étampes ayant appris où en étaient mes affaires, en fut plus irritée que jamais contre moi. — « Comment ! se disait-elle, je gouverne le monde et ce chélif personnage ne fait pas le moindre cas de moi ! » — Elle mit donc toutes voiles dehors pour me couler à fond. Elle choisit pour instrument un habile distillateur qui lui avait donné pour entretenir la fraîcheur de son teint d'admirables caux de senteur jusqu'alors inconnues en France. Cet homme montra au roi, à qui madame d'Étampes l'avait présenté, des secrets de distillation dont Sa Majesté s'amusa beaucoup. Il profita de cette occasion pour demander au roi un jeu de paume que j'avais dans mon château, et plusieurs petits logements dont il prétendait que je ne me servais pas. Le bon roi, qui savait d'où partait le coup, garda le silence. Alors madame d'Étampes eut recours à ces moyens que les femmes emploient auprès des hommes , et elle manœuvra si bien qu'elle arriva facilement à son but. Le roi s'étant trouvé dans une de ces dispositions amoureuses


auxquelles il était si sujet, lui accorda tout ce qu'elle désirait.

Je ne tardai pas à voir venir le distillateur accompagné du trésorier Groslier. Comme ce gentilhomme français parlait fort bien italien, il entra en me débitant dans cette langue quelques plaisanteries ; mais, quand il s'aperçut que je n'étais point disposé à rire, il dit : — « Au nom du roi, je mets cet homme en possession de ce jeu de paume et des maisonnettes qui en dépendent. » — « Tout appartient au roi, répondis-je ; cependant vous pouviez entrer dans ce château d'une manière plus convenable, car cette intervention des gens de loi donne lieu de croire qu'il s'agit maintenant plutôt d'une tromperie que d'une franche commission de notre grand roi. Je vous déclare donc qu'avant d'aller me plaindre à Sa Majesté, je me défendrai comme elle m'y a engagé l'autre jour; et, si l'on ne me présente pas un nouvel ordre signé de la propre main du roi, je jetterai par la fenêtre cet homme que vous avez introduit ici. » — A ces mots, le trésorier se retira en murmurant des menaces. J'en fis autant de mon côté, mais je voulus en rester là pour le moment. — Bientôt après je me rendis chez les notaires qui avaient assisté à l'installation de mon distillateur. Comme je les connaissais beaucoup, ils me dirent que la formalité à laquelle ils avaient procédé avait réellement été accomplie au nom du roi, mais ne tirait point à conséquence. Ils ajoutèrent que, si j'avais opposé la moindre résistance, le distillateur ne serait point entré en possession, et que c'était là une simple affaire de police complétement étrangère à l'obéissance due au roi : de sorte que, si je réussissais à expulser mon intrus, tout serait pour le mieux et se bornerait là. — Cet avis me suffit. — Dès le lendemain, je commençai la guerre. Malgré quelques difficultés que je rencontrai, ce fut pour moi une véritable partie de plaisir. Chaque jour je livrai un assaut où les


pierres, les piques et la mousqueterie allaient grand train.

Il est vrai que je tirais à poudre. Néanmoins mes arquebusades inspirèrent tant de frayeur aux voisins, qu'ils fini- rent par ne plus vouloir venir au secours de l'assiégé. Enfin, un beau matin que mon adversaire se défendit mollement, j'envahis sa maison, je l'en chassai, et je jetai dehors tout ce qu'il avait apporté. — Je courus ensuite chez le roi et je lui dis que j'avais exécuté de point en point ses prescriptions en combattant les gens qui avaient tenté de m'empêcher de le servir. Sa Majesté rit beaucoup de l'aventure et me délivra de nouvelles lettres pour que je ne fusse plus ainsi molesté à l'avenir.

Sur ces entrefaites, je terminai mon beau Jupiter d'ar- gent et son piédestal d'or, que je plaçai sur un socle de bois peu apparent, dans l'épaisseur duquel étaient à moitié cachées, comme une noix d'arbalète, quatre petites boules de bois dur. Ces roulettes étaient si bien agencées, qu'un petit enfant pouvait, sans le moindre effort, manœuvrer ma statue en tous sens. Dès que je l'eus arrangée à ma guise, je la transportai à Fontainebleau où était le roi. —

Précisément à cette époque, le peintre Bologna, qui avait rapporté de Rome les plâtres qu'il était allé y chercher, venait de les faire jeter en bronze avec beaucoup de soin.

Je n'en savais absolument rien, parce que cette opération avait été exécutée dans le plus grand secret à Fontainebleau , qui est situé à plus de quarante milles de Paris. —

Lorsque je demandai au roi où il voulait que je misse le Jupiter, madame d'Étampes, qui était présente, lui dit que l'endroit le plus convenable était sa belle galerie : c'est ce que nous appellerions en Toscane une loggia ou plutôt une salle d'entrée, car le nom de loggia s'applique particulièrement aux salles qui sont ouvertes d'un côté. Celle galerie, longue de plus de cent pas et large de douze environ , était ornée et enrichie de peintures de notre admi-


rable Rosso, séparées l'une de l'autre par des sculptures en ronde-bosse et en bas-relief. — Le Bologna avait ha- bilement rangé dans cette galerie, sur des piédestaux, ses statues de bronze qui, je l'ai déjà dit, étaient les reproductions des plus beaux antiques de Rome. — Ce fut aussi dans cette salle que l'on mit mon Jupiter. — Quand je vis tous ces grands préparatifs si adroitement calculés, je me dis : — « Allons, c'est comme s'il fallait se frayer un passage à travers les lances d'une armée! Que Dieu me soit en aide! « — Je conduisis donc ma statue à la place qui lui était destinée, el, après l'avoir disposée de mon mieux, j'attendis l'arrivée du roi. Mon Jupiter tenait de la main gauche le globe du monde, et de la main droite un foudre qu'il semblait prêt à lancer. Au milieu des flammes de ce foudre, je cachai un bout de torche en cire blanche, parce que, voyant que madame d'Étampes retenait le roi jusqu'au soir, je soupçonnai que, si elle ne réussissait pas à l'empêcher de venir, elle me jouerait au moins le mauvais tour de ne le laisser aller qu'au moment où, grâce à la nuit, ma statue se montrerait à son désavantage. Mais Dieu veille sur ceux qui ont foi en lui, et il advint tout le contraire de ce que mon ennemie avait espéré; car, à la chute du jour, j'allumai ma torche, et, comme elle se trouvait un peu au-dessus de la tête du Jupiter, les rayons, en tombant de haut, produisaient un effet merveilleux que je n'aurais pu obtenir avec le jour. — Sur ces entrefaites, le roi entra avec sa madame d'Étampes, le dauphin aujourd'hui régnant, la dauphine, le roi de Navarre son beaufrère, madame Marguerite sa fille, et plusieurs grands seigneurs à qui madame d'Étampes avait donné le mot pour parler contre moi. — Dès que j'aperçus le roi, mon ouvrier Ascanio poussa devant lui ma statue, en lui imprimant un mouvement qui la fit paraître vivante. Par ce moyen, les statues antiques restèrent en arrière, et la mienne frappa


d'abord tous les yeux. Le roi dit aussitôt : — (c Jamais on n'a rien vu de plus admirable. Quant à moi, bien que j'aime les arts et que je m' y connaisse, j'avoue que c'est cent fois plus beau que je ne l'aurais imaginé. » — Les seigneurs mêmes qui devaient décrier mon ouvrage semblaient lutter entre eux à qui le louerait le plus. — « En vérité, s'écria hardiment madame d'Étampes, on dirait que vous n'avez point d'yeux. Ne voyez-vous donc pas ces magnifiques figures antiques? c'est en elles que réside la perfection de l'art, et non dans ces babioles modernes. » — A ces mots, le roi, suivi de son entourage, s'avança et jeta un coup d'œil sur les autres statues qui étaient éclairées d'en bas, ce qui leur était fort préjudiciable. — « Celui qui a voulu nuire à Benvenuto, dit alors le roi, lui a au contraire rendu un signalé service; car, de la comparaison de ces admirables figures avec la sienne, il ressort que cette dernière est infiniment plus belle et plus merveilleuse. Il faut donc tenir Benvenuto en haute estime, puisque ses ouvrages non-seulement égalent, mais encore surpassent ceux des anciens. » - A cela madame d'Étampes répliqua que de jour ma statue paraîtrait mille fois moins belle que de nuit, et que de plus il fallait considérer que je l'avais couverte d'un voile pour cacher ses défauts. J'avais en effet jeté une légère et gracieuse draperie sur mon Jupiter pour lui donner plus de majesté. A peine eut-elle proféré ces mots, que je soulevai le voile et le déchirai avec colère, en découvrant les parties génitales de ma statue. Madame d'Étampes pensa que je n'avais montré cette nudité que pour l'insulter. Le roi s'aperçut de son indignation. Moi, de mon côté, j'étais furieux, et j'allais prendre la parole, lorsque le sage monarque me dit dans sa langue : — « Benvenuto, je te défends de parler, sois tranquille, tu auras une récompense mille fois plus forte que tu ne la désirais. n — Condamné au silence, je me démenais comme


un possédé, ce qui redoublait l'irritation et les murmures de madame d'Étampes. Cela fut cause que le roi partit plus tôt qu'il n'aurait voulu, mais en se retirant il dit tout haut pour m'encourager : — « J'ai enlevé à l'Italie l'artiste le plus grand et le plus universel qui ait jamais existé ! »

Je laissai le Jupiter dans la galerie. Le lendemain matin, lorsque je voulus partir, le roi ordonna de me remettre mille écus d'or, partie pour mes appointements, partie pour me rembourser de sommes que j'avais avancées et dont je produisis les comptes. Je pris cet argent et je retournai gaiement à Paris. A mon arrivée, mon premier soin fut de faire chère lie. Après dîner, je rassemblai tous mes vêtements, parmi lesquels il y en avait une énorme quantité en soie, en fourrures précieuses et en draps fins. Je les distribuai à mes ouvriers suivant le mérite de chacun; j'en donnai même aux servantes et aux valets d'écurie, afin de les pousser tous à me servir de bon cœur.

Mon courage étant revenu, je travaillai activement à terminer la statue colossale de Mars. J'avais construit exprès une solide armature en bois, que je revêtis avec soin d'un enduit de plâtre, de l'épaisseur d'un huitième de brasse. Je voulais ensuite mouler la figure en plusieurs morceaux que l'on aurait assemblés à queue d'aronde, suivant les règles de l'art, ce qui m'était très-facile. - Il faut que je rapporte un fait qui donnera une idée de la dimension de ce colosse; il y a vraiment de quoi rire. —

J'avais expressément défendu à tous les gens qui étaient à mon service d'amener des femmes dans mon château, et je veillais strictement à ce que cet ordre fût observé. Mon élève Ascanio s'était amouraché d'une jeune fille extrêmement belle qui n'était pas moins éprise de lui, car un soir elle s'enfuit de chez sa mère pour venir le trouver. Elle ne voulut plus le quitter, mais il ne savait où la cacher; enfin, comme il ne manquait pas d'esprit, il imagina de l'intro-


duire dans mon colosse et de lui arranger un lit dans la tête même de la statue. Elle y resta longtemps; Ascanio l'en faisait seulement quelquefois sortir pendant la nuit.

Cette tète étant fort près d'être achevée, par vanité je la laissais découverte, de sorte que presque tout Paris la voyait. Les voisins commencèrent par monter sur les toits; puis la curiosité se propagea et amena une foule de gens.

Le bruit courait que depuis une époque immémoriale mon château était hanté par un revenant; pour ma part, je n'ai jamais rien aperçu qui m'ait fourni lieu de croire que cela fût vrai. Le peuple de Paris l'appelait universellement Lemmonio Boreo (1). La jeune fille, qui était cachée dans la tête de la statue, n'ayant pu empêcher qu'on ne vit parfois ses mouvements à travers les ouvertures des yeux, plusieurs de ces imbéciles prétendirent que le revenant s'était logé dans le corps de mon colosse et qu'il faisait mouvoir les yeux, et de plus la bouche, comme si elle eût voulu parler. Quantité de ces niais s'enfuirent épouvantés.

Quelques fins matois voulurent vérifier le fait. Forcés de reconnaître que les yeux de cette figure remuaient, ils affirmèrent à leur tour qu'il y avait un esprit dans la statue; mais ils étaient loin de se douter qu'un corps ravissant se trouvait avec cet esprit.

Tout en m'occupant du colosse, je travaillais a assembler ma belle porte et les ornements dont j'ai parlé plus haut. — Comme je ne veux point consigner dans cette simple histoire de ma vie des événements qui sont du domaine des chroniqueurs, je me suis abstenu de raconter que l'empereur marchait sur Paris avec une nombreuse armée, et que le roi, de son côté, avait réuni toutes ses troupes pour lui tenir tête. — A l'époque ces choses avaient lieu, le roi me demanda mon avis sur les moyens à

(1) Les annotaleurs italiens pensent que Cellini a voulu dire h Dhnnn bourreau.


employer pour fortifier promptement Paris. Il vint exprès chez moi, me mena tout autour de la ville et comprit si bien la bonté de mon système, qu'il m'ordonna d'exécuter de suite ce que je lui avais proposé. En outre, il enjoignit à son amiral de commander à ses sujets de m'obéir sous peine d'encourir sa disgrâce. - Par malheur l'amiral était un homme de peu de génie; il devait sa charge non à son mérite, mais à la protection de madame d'Etampes. Il se nommait monseigneur d' Annebaut, nom qui en français se prononce de telle façon que généralement on l'appelait monseigneur Ane-Boeuf. —Ce double animal instruisit madame d'Etampes de tout ce qui s'était passé. Elle le chargea d'envoyer chercher sans le moindre retard Girolamo Bellarmato, ingénieur siennois, qui se trouvait à Dieppe, ville située il un peu plus d'une journée de marche de Paris.

Il arriva aussitôt et adopta la méthode de fortification qui nécessitait le plus de temps. Je me retirai donc complétement de cette entreprise. —Si l'empereur eût poussé en avant, il se serait facilement emparé de Paris. On préteud que, dans le traité qui bientôt après fut conclu, le roi fut trahi par madame d'Etampes, qui plus que personne avait pris part aux négociations; mais, comme ce sujet n'entre pas dans mon plan, je n'en parlerai pas davantage.

Je m'occupai alors avec une nouvelle ardeur à assembler ma porte et à terminer le grand vase et deux autres vases plus petits que j'avais commencés avec mon propre argent.

A peu de temps de là, le bon roi vint à Paris se reposer de ses tribulations. -..Tc dois croire que je n'étais pas sans importance, puisque cette maudite madame d'Etampes, qui semblait née pour la ruine du monde, me regardait comme son ennemi capital. Elle dit tant de mal de moi au roi, que ce bon prince, pour lui complaire, jura qu'à l'avenir il ne s'inquiéterait de moi pas plus que s'il ne m'avait jamais


connu. Ces paroles me furent rapportées sur-le-champ par un page du cardinal de Ferrare, nommé Villa. Il ajouta qu'il les avait entendues lui-même sortir de la bouche du roi. Cela m'exaspéra tellement que je jetai de côté mes outils et mes ouvrages, et que je me préparai à partir. — Je courus chez le roi après son diner; j'entrai dans une chambre où il était avec quelques personnes.

Dès qu'il m'aperçut, je le saluai avec tout le respect que l'on doit à un roi. Il me répondit par un signe de tète et un sourire, ce qui ranima mes espérances. Peu à peu je m'approchai de lui. Il était alors occupé à examiner divers ouvrages d'art. — Lorsque l'on eut un peu parlé de ces objets, le roi me demanda si j'avais chez moi quelque chose de beau à lui montrer, et quand je voulais qu'il vînt. Je lui répondis que j'étais en mesure de le satisfaire à l'instant même, si cela lui était agréable. A ces mots, il me dit de retourner chez moi, et ajouta qu'il ne tarderait pas à m'y suivre. Je me retirai donc, et je l'attendis. Mais, lorsqu'il alla prendre congé de madame d'Etampes, celle- ci voulut savoir où il allait, parce qu'elle désirait, dit-elle, lui tenir compagnie. Quand le roi le lui eut appris, elle refusa de l'accompagner, et le supplia de remettre sa visile à un autre jour. Elle insista si vivement et si longtemps que Sa Majesté finit par y consetir. - Le lendemain, je retournai chez le roi, exactement à la même heure. Dès qu'il me vit, il m'assura qu'il se disposait à se rendre chez moi sur-le-champ. Suivant sa coutume, il alla d'abord prendre congé de madame d'Etampes. Cette femme, ayant vu qu'avec toute son influence elle n'avait pu détourner le roi de son projet, se mit à m'attaquer de sa langue venimeuse avec autant d'acharnement que si j'eusse été l'ennemi mortel de la couronne. Alors le roi déclara que sa seule intention était de m'accabler de reproches capables de m'épouvanter. Enfin, après avoir bien juré à ma-


dame d'Étampes qu'il me traiterait rudement, il vint me trouver.

Je le conduisis dans une vaste salle du rez-de-chaussée où j'avais assemblé ma grande porte. Cet ouvrage frappa le roi d'un tel étonnement, qu'il ne savait plus comment faire pour me tancer, ainsi qu'il l'avait promis à madame d'E- tampes. Néanmoins, il ne voulut pas laisser échapper l'occasion de tenir sa parole, il s'écria donc : — « En vérité il est fort étonnant, Benvcnuto, que vous autres artistes vous ne vouliez point reconnaître que vous êtes impuissants à

déployer vos talents sans notre assistance et sans les occasions que nous vous offrons. Vous devriez être un peu plus obéissants, moins orgueilleux et moins entêtés. Je me souviens que je vous ai commandé douze statues d'argent, c'était tout ce que je désirais de vous ; mais vous avez jugé à propos de faire une salière, des vases, des bustes, des portes et tant d'autres choses, si bien que je suis confondu en voyant que vous avez laissé de côté tout ce que je voulais pour ne vous occuper que de ce qui vous plaisait. Si vous continuez à agir ainsi, je vous montrerai comment je procède quand je tiens à ce que l'on fasse mes volontés. Appliquez-vous donc à m'obéir en tout; car, si vous vous obstinez à n'écouter que votre fantaisie, vous vous casserez la tète contre les murs. » — Pendant que le roi parlait, tous ses gentilshommes lui prêtaient la plus grande attention.

Ses hochements de tête, ses froncements de sourcils et les gestes qu'il faisait, tantôt avec une main, tantôt avec l'autre, les épouvantaient pour moi, qui cependant n'éprouvais pas la moindre crainte.

Dès que le roi eut achevé cette mercuriale, qu'il avait tant promise à madame d'Etampes, je mis un genou en terre, je baisai le bas de son pourpoint, et je lui dis : — « Majesté sacrée, je reconnais que tout ce que vous avez dit est vrai, et je me borne à répondre que jour et nuit mon


cœur et toutes mes facultés ont eu pour unique but de vous obéir et de vous servir. Si quelqu'un de mes actes vous paraît ne pas s'accorder avec ce que j'avance, soyez convaincu que le coupable n'est pas Benvenuto, mais son mauvais destin qui a voulu le rendre indigne de servir le plus admirable prince que la terre ait jamais porté. J'implore donc mon pardon. Je crois cependant que Votre Ma- jesté ne m'a fourni de l'argent que pour une seule statue, et comme je n'en avais point à moi, je n'ai pu en entreprendre une seconde. Du peu qui m'est resté, j'ai fait ce vase pour donner à Votre Majeté une idée de la manière des anciens, que peut-être elle ne connaissait pas encore.

Quant à la salière, il me semble, si ma mémoire est fidèle, que vous me l'avez demandée de votre propre mouvement, un jour que nous parlions d'une autre salière que l'on vous avait apportée. Alors, je vous montrai un modèle que j'avais exécuté en Italie , et sur-le-champ vous me files compter mille ducats pour le mettre en œuvre. Vous m'assurâtes que vous m'en saviez gré, et même, lorsque je l'eus finie, vous m'adressâtes de vifs remerciments. Quant à la porte, il me semble que, par ordre de Votre Majesté, monseigneur de Villeroy, son premier secrétaire, chargea monseigneur de Marmagne et monseigneur de la Fa de presser l'exécution de cet ouvrage, et de me fournir l'argent nécessaire; car, sans l'assistance de Votre Majesté, jamais je n'aurais pu mener à fin une si superbe entreprise.

Quant aux bustes de bronze, j'avoue que je les ai faits de mon chef, mais uniquement pour essayer les terres de France que, moi étranger, je ne connaissais pas le moins du monde. Quant aux piédestaux, j'ai pensé qu'ils étaient impérieusement réclamés par les statues auxquelles je les destinais. Ainsi donc, dans tout ce que j'ai entrepris, j'ai cru faire pour le mieux, et ne jamais m'écarter des volontés de Votre Majesté. Quant au colosse, il est bien vrai que


je l'ai amené au point où il est à mes propres frais, et seulement parce que j'ai pensé qu'il était du devoir d'un grand roi comme vous et d'un pauvre artiste comme moi de faire, pour votre gloire et pour la mienne, une statue telle que les anciens n'en eurent jamais. Maintenant que je sais que Dieu ne m'a pas jugé digne d'un si grand oeuvre, je supplie Votre Majesté, au lieu de la noble récompense qu'elle destinait à mes travaux, de me conserver un peu de ses bonnes grâces, et de vouloir bien m'accorder mon congé ; car, avec sa permission , je partirai surle-cbamp et retournerai en Italie, en remerciant Dieu et Votre Majesté des heureux moments que j'ai passés à son service. »

--A ces mots, le roi me releva gracieusement de sa propre main, et me dit que je devais rester à son service, que tout ce que j'avais fait était bien et lui plaisait infiniment : puis il ajouta, en se tournant vers ses gentilshommes : — « Je crois, eu vérité, que si le Paradis devait avoir des portes, il ne pourrait jamais en trouver de plus belles que cellesci. » — Bien que ces paroles du roi fussent entièrement en ma faveur, après l'avoir remercié par un humble salut, je lui demandai derechef la permission de partir, car mon dépit ne s'était pas encore dissipé. Quand ce grand roi vit que je ne faisais pas de ses compliments le cas qu'ils méritaient, il m'ordonna, d'une voix forte et menaçante, de ne plus souffler mot si je ne voulais pas qu'il m'arrivât malheur. Il ajouta ensuite qu'il me noierait dans l'or; qu'il approuverait tous les ouvrages que je jugerais à propos d'exécuter lorsque j'aurais terminé ceux qu'il m'avait commandés; que je n'aurais plus jamais de discussion avec lui, parce que maintenant il me connaissait; et enfin que, de mon côté, il fallait que j'apprisse à le connaître comme mon devoir l'exigeait.

Jo répondis que je rendais grâces à Dieu et à Sa Majesté de tout ce qui s'était passé. Je priai ensuite le roi de venir


voir à quel point j'avais laissé le colosse. Il y consentit, et je découvris ma statue, qui le frappa d'un étonnement inimaginable. Il ordonna aussitôt à un de ses secrétaires de me rembourser, sur un simple écrit de ma main, tout l'argent que j'avais dépensé, si forte que fut la somme.

Sur ce, il partit en me disant : — « Adieu, mon ami (1), » expressions dont un roi ne se sert pas ordinairement.

De retour à son palais, le roi répéta les paroles à la fois si humbles et si fières que je lui avais adressées et qui n'avaient pas été sans le piquer au vif. Il en rapporta quelques-unes à madame d'Étampes en présence de monseigneur de Saint-Pol, grand baron de France. Jusq u'alors ce gentilhomme avait professé beaucoup d'amitié pour moi, et certes ce jour-là il fournit une bonne preuve de sa sincérité à la française. Après une longue conversation, le roi se plaignit du cardinal de Ferrare qui, malgré sa recommandation, ne s'était nullement occupé de moi. Il ajouta que peu s'en était fallu que je ne quittasse son royaume à cause du cardinal, et qu'il songerait à me confier à quelqu'un capable de mieux m'apprécier, parce qu'il ne voulait plus risquer de me perdre.

A ces mots, monseigneur de Saint-Pol offrit ses services, en priant le roi de me mettre sous sa garde et en lui assurant qu'il saurait s'y prendre de telle façon que je ne sortirais plus jamais du royaume. Le roi répondit qu'il y consentirait volontiers s'il voulait lui expliquer les moyens qu'il comptait employer pour me retenir; mais Saint-Pol se drapa dans un mystérieux silence. Madame d'Etampes était en proie à un violent dépit. Enfin, le roi ayant insisté de nouveau, Saint-Pol, pour complaire à madame d'Etampes, s'écria : — « Eh bien! je pendrais par la gorge votre Benvenuto, et par ce moyen vous le conser-

(1) Dans le manuscrit, ces mois sont en français et soulignes.


veriez dans votre royaume. » — Aussitôt madame d'Étampes poussa un grand éclat de rire et dit que ce serait justice.

Le roi, pour lui tenir compagnie, se mit aussi à rire; puis il déclara que, bien que je ne méritasse point ce traitement, il accordait à Saint-Pol pleine et entière permission de me pendre, pourvu toutefois qu'il lui trouvât auparavant un artiste de ma taille. - Ainsi se termina cette journée. Je demeurai sain et sauf : que Dieu en soit loué et remercié !


CHAPITRE V.

(1544-1545, )

La guerre. — Inaction. — Licenciement des ouvriers de Cellini. — Voyage à ArgenIon. — Demande de congé. — Colère du roi. — Intervention du cardinal de Ferrare.

— Départ pour l'Italie. - Ascanio. — Un orage. — Conseils du comte della Mi- l'andola. — Irrésolution. - Arrivée à Plaisance. — Rencontre du duc Pier Luigi.— Arrivée à Florence.

A cette époque, le roi était, en paix avec l'empereur, mais non avec les Anglais. Ces démons nous tenaient sans cesse en émoi, de sorte que le roi pensait à tout autre chose qu'aux plaisirs. Il avait ordonné à Piero Strozzi de conduire ses galères dans les mers d'Angleterre. Cette entreprise offrait les plus grandes difficultés; cependant Strozzi, cet admirable guerrier si célèbre par ses talenls et par ses infortunes, réussit à les surmonter.— Plusieurs mois s'étant écoulés sans que je reçusse ni argent ni commandes, je fus forcé de renvoyer tous mes ouvriers, à l'exception des deux Italiens, auxquels je fis faire de mon propre argent deux petits vases, parce qu'ils ne savaient pas travailler le bronze. Dès qu'ils les eurent achevés, je les pris et je les portai à Argenton, ville qui appartenait à la reine de Navarre, et qui est située à plusieurs journées de Paris. J'y trouvai le roi malade. Le cardinal de Ferrare lui annonça mon arrivée; mais, Sa Majesté n'ayant rien


répondu, je fus obligé d'attendre pendant quelques jours.

Jamais, en vérité, je n'ai éprouvé une plus vive contrariété. Enfin, un soir, je parvins près du roi et je lui présentai mes deux beaux vases, qui lui plurent au delà de toute expression. — Quand je vis que Sa Majesté était de bonne humeur, je la priai de me permettre d'aller faire un tour en Italie. — « Je laisserai, ajoutai-je, sept mois d'appointements qui me sont dus, et Votre Majesté daignera ordonner qu'on me les paye plus tard, si j'en ai besoin pour revenir. Je supplie Votre Majesté de ne pas me refuser cette grâce, car maintenant on songe plus à la guerre qu'aux statues. Votre Majesté d'ailleurs n'a-t-elle pas déjà accordé à son peintre Bologna la faveur que je réclame. »

- Pendant que je parlais, le roi examinait attentivement mes deux vases, et parfois me lançait un regard terrible.

Cependant je continuais de mon mieux mes sollicitations.

Tout à cou p il se leva courroucé et me dit en italien : — « Benvenuto, vous êtes un grand fou! Emportez ces vases à Paris, je veux qu'ils soient dorés. » — Là-dessus il me quitta, sans que j'eusse pu obtenir d'autre réponse.

Je m'approchai alors du cardinal de Ferrare, qui était présent, et je le priai, au nom de tous les bienfaits qu'il m'avait rendus, en me tirant de prison à Rume, et en tant d'autres circonstances, de vouloir bien s'employer pour que je pusse aller en Italie. Il m'assura qu'il travaillerait volontiers de tous ses efforts pour m'obtenir cette faveur; que je n'avais qu'à me reposer sur lui du soin de cette affaire, et que même, si je voulais, rien ne m'empêchait de partir tranquillement, attendu qu'il se chargeait de me conserver les bonnes grâces de Sa Majesté. Je répondis au cardinal que je savais que le roi m'avait confié à la garde de Sa Seigneurie révérendissimc, qu'en conséquence je partirais sans crainte si Sa Seigneurie me le permettait, et que du reste je reviendrais aussitôt qu'elle le jugerait


convenable. Le cardinal me dit alors d'aller passer à Paris huit jours, pendant lesquels il solliciterait mon congé, et il ajouta que, dans le cas où le roi le lui refuserait, il m'en donnerait avis sans faute, et que, s'il ne m'écrivait pas, ce serait signe que rien ne s'opposait à mon départ.

Je retournai donc à Paris, ainsi que le cardinal m'y avait engagé. Je fis construire d'excellentes caisses pour les trois vases d'argent. Au bout de vingt jours, tous mes préparatifs étant achevés, je plaçai mes vases sur un mulet que me prêtait jusqu'à Lyon l'évêque de l'avie, qui de nouveau était venu habiter mon château. Pour mon malheur je me mis eu route.

Je partis avec le signor Ippolito Gonzaga, qui était à la fois à la solde du roi et au service du comte Galeotto della Mirandola. Quelques gentilshommes de ce dernier et notre compatriote florentin Lionardo Tedaldi se joignirent à nous. — Je confiai à Ascanio et à Pagolo le soin de garder mon château et tout ce que je possédais. Je leur laissai aussi plusieurs ouvrages commencés, afin qu'ils ne restas- sent point oisifs. — Mon mobilier était nombreux et do haut prix, car j'avais un état de maison très-honorable; cela valait plus de quinze cents écus. — Je dis a. Ascanio : — te Souviens-toi que je t'ai comblé de bienfaits. Jusqu'à présent tu n'as été qu'un jeune écervelé; il est temps de te conduire en homme. J'abandonne donc à ta garde mun bien et mon honneur. Si tu as à te plaindre de ces animaux de Français, avertis-moi sur-le-champ; je monterai en poste et j'accourrai tant pour payer ma dette à ce bon roi que pour protéger mon honneur. n — Ascanio me ré- pondit avec des larmes de fourbe et de fripon : — Vous avez été pour moi le meilleur des pères, soyez sûr que je me conduirai envers vous comme le fils le plus dévoué. »

— Après ces adieux, je partis suivi d'un domestique et d'un petit valet français.


Dans l'après-midi, plusieurs trésoriers qui n'étaient nullement de mes amis se présentèrent à mon château. Ces infâmes gredins osèrent prétendre que j'avais emporté l'argent du roi, et dire à messer Guido et à l'évêque de Pavie que, s'ils ne m'envoyaient pas redemander les vases, ils me feraient poursuivre eux-mêmes, et que mal m'en arriverait. L'évêque et messer Guido eurent plus de peur que de raison. Ils m'expédièrent aussitôt en poste ce traître d'Ascanio qui me rejoignit à minuit. — L'inquiétude me tenait éveillé, et je me disais tristement : — « Aux soins de qui ai-je laissé mon château et tout ce que je possède?

Par quel étrange décret de la destinée ai-je été poussé à entreprendre ce voyage? Pourvu que le cardinal ne soit pas d'accord avec madame d'Étampes, dont le plus vif désir est de me voir perdre les bonnes grâces du roi! » — Au moment où ces pensées m'assaillaient, je m'entendis appeler par Ascanio. Je sautai hors du lit et je lui demandai s'il m'apportait de bonnes ou de mauvaises nouvelles. — «Elles sont bonnes, me répondit le larron, seulement il faut que vous renvoyiez les vases, parce que ces scélérats de trésoriers crient tellement au voleur, que messer Guido et l'évêque sont d'avis que vous les rendiez, coûte que coûte. Du reste, vous n'avez rien à craindre.

Continuez heureusement votre voyage. » — Je lui remis de suite les trois vases, parmi lesquels il s'en trouvait deux qui avaient été fabriqués avec mon argent. — On avait répandu le bruit que je les emportais en Italie; mais je voulais les déposer dans l'abbaye du cardinal de Ferrare a Lyon, et d'ailleurs personne n'ignorait que l'on ne peut exporter ni or ni argent sans une permission expresse.

Comment aurait-il donc été possible que j'eusse songé à emporter ces trois grands vases, qui avec leurs caisses formaient la charge d'un mulet. — Comme ils étaient d'une rare beauté et d'une valeur considérable, je m'étais seule-


ment dit, en songeant que le roi, que j'avais laissé trèsmalade, pouvait venir à mourir : — cc Dans le cas où un tel malheur arriverait, je ne les perdrai point si je les confie au cardinal. « — Enfin, pour conclure, je renvoyai le mulet, les vases et plusieurs autres objets importants.

Le lendemain matin, je me remis en route avec mes compagnons. Durant tout le chemin, il me fut impossible de retenir mes soupirs et mes larmes. Cependant, parfois, je me réconfortais en tournant mes pensées vers Dieu et en disant : — « 0 Seigneur, toi à qui la vérité est connue, tu sais que mon seul but dans ce voyage est d'aller au secours de ma sœur et de six pauvres jeunes filles qui pourraient facilement s'engager dans une mauvaise voie, car leur père est accablé de vieillesse et ne gagne absolument rien. En accomplissant ce pieux office, ô Seigneur!

j'attends de ta divine majesté secours et conseils. » — Voilà quelle était ma seule consolation pendant mon voyage.

Nous n'étions plus qu'à une journée de distance de Lyon, lorsque, vers la vingt-deuxième heure, de violents coups de tonnerre ébranlèrent le ciel qu'illuminaient de nombreux éclairs. Je marchais à une portée d'arbalète en avant de mes compagnons. Sans compter le tonnerre, il sortait des nuages un bruit si épouvantable, que je crus que le jour du jugement dernier était arrivé. Je m'arrêtai.

Des grêlons, plus gros que des balles de sarbacane, commencèrent à tomber sans une goutte d'eau. Ceux qui me touchaient me faisaient beaucoup de mal. Ils allèrent peu à peu en grossissant, si bien qu'on les aurait pris pour des balles d'arbalète. M'étant aperçu que mon cheval s'épouvantait, je tournai bride, et je courus ventre à terre jusqu'à ce que j'eusse retrouvé mes compagnons, qui, non moins effrayés, s'étaient réfugiés sous des pins. Bientôt la grêle arriva à la dimension d'un énorme citron. Je me mis


alors à entonner Un miserere, Pendant que je m'adressais ainsi dévotement à Dieu, il tomba un grêlon d'une telle grosseur, qu'il fracassa une forte branche du pin sous lequel je me croyais en sûreté; un autre frappa mon cheval à la tête et faillit le renverser, un troisième m'atteignit, mais non en plein, car il m'aurait tué. Le pauvre vieux Lionardo Tedaldi, qui, comme moi, était agenouillé, en reçut un qui le jeta les mains contre terre. Aussitôt, voyant que les pins ne pouvaient plus nous protéger, et qu'il ne suffisait pas de chanter miserere, je pliai mes habits sur ma tête et je dis à Lionnrdo Tedaldi, qui criait : — Il Jésus, Jésus, au secours! »— que Jésus l'aiderait s'il s'aidait lui-même. Le salut de cet homme me coûta plus de peines que le mien propre.

Cet orage dura fort longtemps, mais enfin il cessa, Nous étions moulus : cependant nous remontâmes à cheval de notre mieux, et nous cheminâmes en nous montrant les uns aux autres nos contusions et nos meurtrissures. A un mille plus loin, des scènes de désolation qu'on ne saurait dépeindre s'offrirent à nos regards. Tous les arbres étaient ébranchés et brisés; tous les bestiaux avaient été tués; plusieurs bergers avaient aussi rencontré le même sort. Nous vîmes quantité de grêlons que l'on n'aurait pas pu tenir dans les deux mains : nous nous estimâmes donc heureux d'être sortis de ce mauvais pas à si bon marché. Nous reconnûmes alors que nos prières et nos miserere avaient été plus efficaces que toutes les précautions dont nous aurions pu nous entourer. Nous ren- dîmes à Dieu de ferventes actions de grâces, et, le lende= main, nous arrivâmes à Lyon, Après nous y être bien re- posés pendant huit jours, nous continuâmes notre voyage, et nous franchîmes les monts sans accident. Là, j'achetai un petit bidet pour soulager mes chevaux, que mes bagages avaient un peu fatigués.


Nous étions depuis un jour en Italie, lorsque nous fûmes rejoiuts par Je comte Galeotto della Mirandola, qui voyageait en poste. Il s'arrêta avec nous, et me dit que j'avais eu tort de partir; que je devrais ne pas aller plus avant, parce que, si je retournais de suite à Paris, mes affaires seraient plus florissantes que jamais, el qu'au lieu de laisser à mes ennemis le champ libre et toutes facilités de me nuire, je romprais les machinations qu'ils avaient ourdies contre moi, et enfin, que les gens en qui j'avais le plus de confiance étaient précisément ceux qui me trahissaient. Il ne voulut pas s'expliquer davantage, mais il savait parfaitement que le cardinal de Ferrare s'était ligué avec les deux fripons à qui j'avais laissé tous mes biens en garde. Il repartit en poste après m'avoir répété plusieurs fois que je devrais aller à Paris; mais, à cause de mes compagnons, je ne pus me décider à suivre ce conseil-Je brûlais du désir tantôt d'arriver promptement à Florence, tantôt de retourner en France. Cet état d'indécision me causait un si cruel supplice, que, pour y mettre fin, je résolus de monter en poste pour gagner Florence. Je ne m'accordai point avec le premier maître de poste, mais je n'en per- sistai pas moins a me rendre à Florence.

Le signor Ippolito Gonzaga ayant pris la route de Mi- randola, je me séparai de lui et je pris le chemin de Parme et de Plaisance.

En arrivant dans cette dernière ville, je rencontrai dans une rue le duc Pier Luigi, qui m'examina attentivement et me reconnut. A sa vue, mon cœur bondit de colère, car je savais que lui seul avait été la cause de tout ce que j'avais souffert dans le château Sant'-Agnolo à Rome. Pour- tant, comme il n'y avait pas moyen de lui échapper (J), force me fut de lui rendre visite. Je me présentai chez lui

(1) Il faut se souvenir que Pier Luigt était duc de Plaisance.


juste au moment où il se levait de table. — Il avait avec lui les gens de la famille des Landi, qui plus tard le poignardèrent. — Je reçus de lui l'accueil le plus gracieux que l'on puisse imaginer. — Il dit à ses convives que j'avais été longtemps prisonnier à Rome,et que j'étais le premier homme du monde dans mon art; puis il ajouta, en s'adressant à moi : — « Benvenuto mio, j'ai été très-peiné des maux que vous avez endurés. Je savais que vous étiez innocent, mais je ne pouvais rien pour vous, parce que mon père agissait sous l'influence de certains de vos ennemis qui lui avaient insinué que vous aviez mal parlé de lui, ce qui était faux, j'en suis certain : aussi votre sort m'affligeait-il vivement. « — Il s'étendit si longuement sur ce chapitre, qu'il sembla réclamer mon pardon. Il me questionna ensuite sur tous les ouvrages que j'avais exécutés pour le roi très-chrétien, et il m'écouta avec une attention et une bienveillance extrêmes. Enfin, il me demanda si je voulais entrer à son service. Je lui répondis que l'honneur ne me le permettait pas; mais que, si j'avais terminé les nombreux et importants travaux que j'avais commencés pour le grand roi, je m'attacherais à Son Excellence de préférence à tout autre seigneur.

Dans cette occasion, Diru montra clairement qu'il ne laisse jamais impunis les gens qui oppriment les innocents.

Cet homme implora presque mon pardon en présence de ceux qui, peu de temps après, devaient venger et moi et tant d'autres infortunés qu'il avait assassinés. Que les princes de la terre, malgré leur puissance, ne se rient donc point de la justiée de Dieu comme font plusieurs que je connais et qui m'ont lâchement persécuté, ainsi que je le raconterai en son lieu. Je n'écris pas ces choses par vanité mondaine, mais seulement pour remercier Dieu, qui m'a sauvé de tant de dangers. C'est à lui que je me plains de tous ceux qui me menacent chaque jour. C'est à lui


que je me recommande et que je confie le soin de ma dé- fense. Je cherche d'abord à m'aider à moi-même de tout mon pouvoir; mais, si mon courage et mes faibles forces me trahissent, aussitôt se manifeste à moi cette suprême puissance de Dieu, qui frappe à l'improviste ceux qui commettent des injustices et ceux qui remplissent mal les hautes fonctions qu'il leur a confiées.

Je retournai à mon hôtellerie, où le duc m'avait envoyé quantité de mets et de vins délicats. Je mangeai gaiement, puis je montai à cheval et je me dirigeai vers Florence.

— J'y trouvai ma soeur, chargée de six filles, dont l'ainée était en âge d'être mariée, et la plus jeune encore au maillot. Son mari, par suite de divers accidents, ne travaillait plus. J'apportais avec moi pour mille écus environ de pierreries et de bijoux français en or; et, plus d'une année auparavant, j'en avais envoyé pour plus de deux mille ducats à ma sœur et à mon beau-frère, qui, sans compter quatre écus d'or que je leur donnais régulièrement chaque mois, retiraient tous les jours de la vente de mes joyaux de bons profits, à titre de commission. Cela cependant ne suffisait pas à leurs besoins, mais mon beau-frère était un si brave homme, que, dans la crainte de me fâcher et pour ne point toucher à l'argent qui m'appartenait, il avait mis en gage presque tout ce qu'il possédait, et se laissait dévorer par les intérêts. En voyant combien il était honnête je désirai plus que jamais lui faire du bien, et je résolus d'établir toutes ses filles avant de quitter Florence.



LIVRE SEPTIÈME.

CHAPITRE PREMIER.

( 1545.)

Visite au duc Cosme de Médicis. — Commande du Persée. — La maison de la via della Pergola. — Le payeur Lattanzio lIorilli. — Le charpentier Tasso. — Le ma- jordome Pier-Francesco Riccio de Prato.

A cette époque, c'est-à-dire au mois d'août 1545, notre duc Cosme était à Poggio-a-Cajano, villa située à dix milles de Florence; j'allai le voir dans le seul but de m'acquitter envers lui de mes devoirs, car j'étais citoyen florentin, mes ancêtres avaient été très-attachés à la maison des Médicis, et moi-même j'aimais particulièrement notre prince. Je n'allai donc à Poggio, je le répète, que pour le saluer, et nullement avec l'intention d'entrer à son service. — Dieu, qui fait bien toutes choses, voulut que le duc et la duchesse, après m'avoir accablé d'amitiés sans nombre, me questionnassent sur les ouvrages que j'avais exécutés pour le roi de France. Lorsque je leur en eus rendu un compte exact, le duc, qui m'avait écouté avec attention, dit que déjà on l'en avait instruit et que je n'avais rien exagéré. Il ajouta


ensuite d'un ton de compassion : — « Quelle maigre récompense pour tant de précieux chefs-d'œuvre! Ah! Benvenuto mio, si tu voulais travailler pour moi, je te payerais bien autrement que ne l'a fait ton roi, dont ta seule bonté d'âme te pousse à le louer. » — Je lui exposai alors toutes les énormes obligations que j'avais à Sa Majesté, qui, après m'avoir tiré de prison, m'avait mis à même de faire les plus admirables ouvrages. — Pendant que je m'exprimais ainsi, mon duc se démenait violemment et semblait ne m'écouter qu'à contre-cœur. — Dès que j'eus cessé de parler, il me dit : — "Si tu veux entreprendre quelque chose pour moi, je te prodiguerai tant de faveurs que peut-être tu en seras émerveillé, pourvu que tes ouvrages me plaisent, ce dont je n'ai pas le moindre doute. »

— Pauvre malheureux que j'étais, je me laissai entrainer par le désir de montrer à notre admirable école florentine que durant mon absence j'avais cultivé un nouvel art (1).

Je dis donc au duc que je m'empresserais volontiers d'exécuter pour sa belle place une grande statue en marbre ou en bronze. — Il me dit qu'il voulait que mon premier ouvrage fût un Persée, qu'il désirait depuis longtemps; et il me pria de lui en faire un petit modèle. — Je le commençai aussitôt, et au bout de quelques semaines il se trouva terminé. Il avait environ une brasse de hauteur, et était en cire jaune, très-convenablement fini et trèsétudié.

Le duc vint à Florence, mais il se passa plusieurs jours avant que je pusse lui présenter mon modèle; on aurait juré qu'il ne m'avait jamais ni vu ni connu : j'en tirai un mauvais augure pour la suite de mes relations avec lui. —

(1) On n'a pai oublié sans doute qu'avant de partir pour la France, Cellini n'avai fait à Florence que des ouvrait d'orfèvrerie et de joaillerie.


Enfin, un jour, après diner, je portai mon modèle dans la galerie, et il vint le voir avec la duchesse et quelques seigneurs. Dès qu'il l'aperçut, il et) témoigna une vive satisfaction, ce qui me donna lieu d'espérer qu'il était un peu connaisseur; plus il le considérait, plus il en était ravi, aussi s'écria-t-il : - « Ah ! Benvenuto mio, si cette statue exécutée en grand était aussi bien que ce petit modèle, ce serait la plus belle de la place. » et Excellentissime seigneur, répondis-je alors, il y a sur la place les œuvres de l'illustre Donatello (1) et du merveilleux Michel-Ange, les deux plus grands hommes qui aient existé depuis les anciens jusqu'à nous. Mais puisque Votre Excellence illustrissime approuve cette figure, je me sens le courage de la mettre en œuvre trois fois mieux que n'est le modèle. » — Ces paroles soulevèrent une chaude discussion. Le duc ne cessait de répéter qu'il s'y entendait parfaitement et qu'il savait d'avance quels résultats on pourrait obtenir. Je lui répliquai que ma statue déciderait la question et détruirait toutes les craintes de Son Excellence. J'ajoutai que je tiendrais plus que je n'annonçais si l'on me donnait les facilités qu'exigeait cette entreprise et sans lesquelles il me serait impossible de réaliser ma promesse. Aussitôt Son Excellence me dit de lui exposer dans une supplique tout ce dont j'avais besoin, et elle m'assura qu'elle y pourvoirait amplement. —

Certes, si j'avais eu la prudence de stipuler par contrat qu'on me fournirait tout ce qui me serait nécessaire, je n'aurais pas subi toutes les tribulations qui me sont venues par ma faute. Mais ce seigneur semblait avoir une si ferme volonté

(1) Le sculpteur Donatello naquit à Florence en 1383, et mourut en 1466. — Il fut un des maîtres qui contribuèrent le plus à imprimer une vigoureuse impulsion au grand mouvement de la Renaissance. Ses nombreux ouvrages, où le génie antique brille d'une majestueuse simplicité, ont servi de modèles à tous les artistes qui sont venus après lui.

Aussi Vasari, à la fin de la biographie de Donato , a-t-il écrit que l'on peut dire que tous les bons sculpteurs sont élèves de cet illustre maître. — Voy. Vasari , Vie de /Jonnlrllo. t. II , p. 210 et suiv.


d'entreprendre de grands travaux et de ne rien épargner pour les mener à bonne fin , que, ne pouvant le soupçonner d'avoir une âme de marchand plutôt que de prince, j'agissais avec lui courtoisement comme avec un duc, et non comme avec un marchand. - Je formulai donc ma supplique en conséquence, et il y répondit libéralement. A ce propos je lui dis : — ,t La solidité de notre pacte, ô mon très-excellent patron, ne tient ni à nos paroles, ni à nos écrits, l'important est que je remplisse tous nos engagements ; si j'y réussis, je suis sûr que Votre Excellence illustrissime n'oubliera aucune de ses promesses. » — Le duc, enchanté de ma conduite, me prodigua, ainsi que la duchesse, tous les compliments imaginables. — Impatient de me mettre à l'œuvre, je dis à Son Excellence que j'avais besoin d'une maison où je pusse construire mes fourneaux et établir plusieurs ateliers pour travailler la terre, le bronze, l'or et l'argent : — « Car, ajoutai-je, si Votre Excellence n'ignore pas que je suis capable d'exécuter pour elle toutes sortes d'ouvrages dans les différentes branches de l'art, elle sait aussi que pour cela il me faut une installation commode. Du reste, pour la convaincre de mon vif désir de la servir, je lui avouerai que j'ai déjà trouvé une maison convenable dans un endroit qui me plaît beaucoup. Mais, comme je ne veux demander ni argent, ni quoi que ce soit à Votre Excellence avant qu'elle n'ait vu mes œuvres, voici deux bijoux que j'ai rapportés de France et que je la prie de consacrer à l'acquisition de cette maison, ou de garder jusqu'à ce que je les aie rachetés par mes travaux. » — Ces bijoux avaient été parfaitement exécutés par mes ouvriers, d'après mes propres dessins.

Le duc les examina longtemps, puis me dit ces encourageantes paroles, qui me remplirent de fausses espérances: —« Reprends tes bijoux, Benvenuto; c'est toi seulement que je veux ; tu auras la maison sans qu'elle te coûte rien. »


— Il traça ensuite au bas de ma supplique (1), que j'ni toujours conservée, un rescrit ainsi conçu : — n Que l'on voie ladite maison, qui a droit de la vendre, et quel prix on en demande; car nous voulons en gratifier Benvenuto. »

— Je crus qu'avec ce rescrit la maison ne m'échapperait pas, car je me promettais que mes ouvrages plairaient in- liniment plus que je ne l'avais annoncé.

Son Excellence avait confié l'exécution de ses ordres à un de ses majordomes que l'on appelait ser Pier-Francesco

(1) La bibliothèque pala~tine possède l'original de cette supplique , qtil est ainsi couçue

a Illustrissime et excellentlsslme poigneur et martre, toujours honoré , » La maison est située dans la 1 ill Lauro , au coin des Quatre-Maisons. File est rouai figue au jardin des Nocenti , el appartient aujourd'hui à Luigl Kficeellai , de Rome : 5> Leonardo Ginori , de Florence , est chargé de l'administrer. Elle appartenait aupara•• vant à Girolamo Salvadori. Je supplie Votre Excellence de vouloir bien Il:C mettre à » l'feoirc. - He Voire Evcellrnec le déumé serviteur, » BEXVKNUTO C¡';I.I.I\I.

Au-dessous de ces mots , est le rescrit suivant , qui diflrre peu de celui que rapporte Cellini :

« Que l'on voie qui a droit de vendre cette maison et le prix que l'on rn demande , » car nous voulons en gratifier lîenvenolo. Plus bas, Benvenuto a ajouté de sa propre main : » Son Excellence illustrissime m'avait demandé était située ladite maison : quels étaient les tenants et les a1wotissll1¡(s, les noms des rues et les gens chargés de la » vendre Dès que je le lui eus appris par les simples lignes qui se trouvent plus hout.

r elle traça le rescril de sa propre main , en me donnant lu maison gratuitement et il »j perpétuité. Cela fut cause que je ne songeai plus à retourner en France , car j'aimais s> beaucoup mieux avoir une humble maison dans ma patrie, et l,ill'C sous un si e'.rel., lent duc, que d'être en France seigneur d'un château , avec mille écus de pension , » au service de l'admirable roi François I1''r. Deux cents écus dans ma patrie Il:C parurent » bien préférables, êpris que j'étais de la courtoisie de Cosmo, illustrissime et c\rc:lrll» tissime duc de Florence. »

Celliui se trompe en plaçant dans la via Lnuro la maison dont il e,t ici rfnllslion. Il ,erait trop long de relater les nombreux doculllcnis qui démontrent SOIT erreur..Vous nous contenterons de dire que la maison qu'il tenait de la générosité du duc Cusrrrr est située dans la via della Pergola. l'ne inscription , gravée sur une plaque de marbre la signale à la curiosité des voyageurs.


Riccio de Prato, et qui jadis avait été son pédagogue. Je m'adressai à cet animal, et je lui demandai tout ce dont j'avais besoin pour transformer en atelier le jardin de la maison. — Il chargea de cette affaire un certain payeur, maigre et grêle personnage nommé Lattanzio Gorini. Ce petit bout d'homme, avec ses petites mains d'araignée, sa petite voix de moucheron et sa vivacité de petit limaçon, me fit amener des pierres, du sable et de la chaux en si grande quantité, qu'il y en aurait eu assez pour construire à grand'peine une toute petite cage à pigeons. — Quand je vis que les choses allaient si froidement, je commençai à trembler. Cependant je me disais : — « Les petits com- mencements ont parfois de grands résultats. « — Je concevais aussi quelque peu d'espérance en considérant combien de milliers de ducats le duc avait gaspillés pour les hideuses sculptures de cet animal de Buaccio (1) Bandinelli. — M'étant donc armé de courage, je soufflai au cul de Lattanzio Gorini pour le forcer à marcher, et je me mis à crier après mes ânes boiteux et le petit aveugle qui les conduisait. En dépit de tous les obstacles que je rencontrai, je parvins, grâce à mon argent, à préparer l'emplacement de l'atelier. J'arrachai les arbres, les vignes, et,

(1) Baccio Bandinelli , que Cellini appelle souvent Buaccio (mauvais bœuf ) , na- quit à Florence, en 1487, et mourut en 1559. — Nous n'avons pas besoin de dire que notre auteur se laisse aveugler par la haine, lorsqu'il parle des ouvrages de ce maître.

Tout le monde sait que Baccio fut un des plus savants dessinateurs de la savante école florentine, et que peut-être l'unique tort de son talent a été de suivre la même voie que Michel-Ange. Mais , si Cellini manque d'équité quand il refuse tout mérite à son rival , est-il injuste aussi quand il s'attaque au caractère de son ennemi ? :— Quelques lignes, que nous allons emprunter au biographe contemporain de Baccio , permettront de juger cette question. — « La brutalité de B„ccio , écrit Vasari, sa méchanceté et ses médisances lui attirèrent de nombreux ennemis. Devant les tribunaux même , sans respect pour les magistrats, il insultait les citoyens ; il aimait à plaider, à chicaner, et se vantait d'avoir en des procès toute sa vie. » — N'est - ce pas Baccio enfiu qui, poussé par une lâche et ignoble envie , osa lacérer d'une main sacrilége le chef - d'œuvre de son siècle , l'immortel carton du divin Buonarroti ? - Voy, Vasari, Vie de Bandinelli , t. V, p. 312 et suivantes.


en un mot, je procédai avec cette résolution et cette petite dose de fureur qui ne me quittaient guère.

D'un autre côté j'étais entre les mains du charpentier Tasso, mon intime ami, que j'avais prié de faire les armatures en bois qui m'étaient nécessaires pour commencer ma grande statue de Persée. Ce Tasso était un excellent ouvrier. Je ne crois pas que l'on puisse jamais trouver son égal. De plus, il avait un caractère extrêmement gai et plaisant. Chaque fois que j'allais chez lui, il m'accueillait avec le rire sur les lèvres et avec une chansonnette qu'il chantait en fausset. Les fâcheuses nouvelles que je commençais à recevoir de France et la mauvaise tournure que prenaient mes affaires à Florence avaient beau me réduire presque au désespoir, il savait toujours me forcer à écouter au moins la moitié de ses couplets ; si bien que je finissais par m'égayer avec lui et par tâcher de chasser, autant que je le pouvais, les noires pensées qui m'obsédaient.

Dans mon désir de me mettre à l'œuvre au plus tôt, je m'occupais activement de mes préparatifs; déjà même j'avais employé une partie de la chaux, lorsque tout à coup le majordome m'envoya chercher. Je me rendis à son appel.

Je le trouvai, après le dîner de Son Excellence, dans la salle de l'Horloge. Je m'approchai de lui en le saluant très-profondément. Il me demanda aussitôt, avec une roideur extraordinaire, qui m'avait installé dans cette maison et en vertu de quel droit j'avais commencé à y bâtir; puis il ajouta qu'il était fort émerveillé de mon audace et de ma présomption. — cc C'est à Son Excellence, lui répondis-je, que je dois la maison et j'en ai été mis en possession au nom de Son Excellence par votre seigneurie elle-même qui a transmis ses ordres à Lattanzio Gorini, lequel m'a fourni la pierre, le sa ble, la chaux et tous les matériaux que j'avais demandés; et ce Lattanzio prétend qu'il n'a agi que d'après les instructions de Votre Seigneurie. »


A peine eus-je parlé, que cet animal m'apostropha avec encore plus d'aigreur et me dit qu'il n'y avait pas un mot de vrai dans tout cela. — « Majordome , m'écriai-je alors enflammé de colère , majordome, tant que Votre Seigneurie se servira d'expressions en harmonie avec la noble charge dont elle est revêtue, je la respecterai et lui parlerai avec la même soumission qu'au duc ; mais, si elle choisit une autre gamme, je lui parlerai comme au sieur Pier-Francesco Riccio ! » — Mon homme entra dans une telle fureur, que je crus qu'il allait devenir fou sur-lechamp : il aurait ainsi devancé l'époque que le ciel lui avait assignée (1). Après m'avoir débité quelques injures, il me dit qu'il était fort étonné de m'avoir jugé digne de parler à une personne telle que lui. — Là-dessus je m'échauffai et lui répliquai : - « Or çà , écoutez-moi , sieur Pi er-Francesco Riccio , car je vais vous dire quels sont les hommes tels que moi et quels sont les gens tels que vous, pédagogue dont le métier est d'apprendre à lire aux petits enfants. » — A ces mots, il se renfrogna de plus belle, éleva la voix et répéta avec encore plus d'insolence les mêmes paroles. — De mon côté je fronçai le sourcil, je pris un air quelque peu arrogant et je lui ripostai : — « Les hommes tels que moi sont dignes de parler et aux papes et aux empereurs et aux grands rois. On n'en trouverait peut-être pas deux de ma taille dans le monde entier ; mais les gens comme vous on les rencontre par dizaines à chaque porte. » - Quand il eut entendu cela, il monta sur un banc qui était dans l'embrasure d'une fenêtre de cette salle et il me défia de répéter ce que j'avais dit. —

Je le satisfis en adoptant un ton encore plus hautain ; et, en outre , je lui déclarai que je ne me souciais plus de

(1) Vasari dit que le majordome Pler-Francesco Riccio mourut après avoir été fou pendant plusieurs annér.


servir le duc et que je repartirais pour la France, où je pouvais retourner librement.

Cet animal demeura stupéfait et devint d'une couleur terreuse pendant que je me retirais furieux , bien décidé à abandonner Florence. — Plût à Dieu que j'eusse mis ce dessein à exécution ! Il faut que Son Excellence n'ait point eu de suite connaissance de cette scène diabolique. Durant plusieurs jours, je laissai Florence tout à fait de coté , et je ne m'occupai que de ma sœur et de mes deux jeunes niè- ces. Je voulais les établir de mon mieux avec le peu d'argent que j'avais apporté, puis regagner la France pour ne plus revoir l'Italie.

J'étais donc résolu à partir le plus tôt possible sans prendre congé du duc ni de qui que ce fût, lorsqu'un matin le majordome m'appela lui-même très-humblement et en- tama un discours de pédant, qui n'avait ni mode, ni grâce, ni force, ni queue, ni tète. J'y compris seulement qu'il se disait bon chrétien ; qu'il assurait ne vouloir nourrir de haine contre personne, et qu'il me demandait de la part du duc quels appointements je désirais. — A ces mots, je me mis un peu sur la défensive, et je m'abstins de répon- dre pnur ne point m'engager. Voyant que je gardais le silence, il se hasarda à me dire : — « Mais, ô Benvenulo, on répond aux ducs ; c'est de la part de Son Excellence que je te parle. » — Alors je lui dis que, puisqu'il en était ainsi, je lui répondrais très-volontiers ; puis je le chargeai de déclarer à Son Excellence, que j'entendais n'être pas traité moins bien qu'aucun des artistes qui étaient à son service. - « Le Bandinelli, reprit le majordome, a deux cents écus d'appointements ; si tu te contentes de cette somme, la chose est conclue. » — Je répondis que j'acceptais et qu'on me donnerait ce que je mériterais de plus, lorsque Son Excellence illustrissime, au jugement éclairé


fie laquelle je me fiais, aurait vu mes ouvrages. — Ainsi, malgré moi, je renouai ma chaîne, et je me mis à travailler pour le duc, qui, du reste, ne cessait de me prodiguer toutes les faveurs imaginables.


CHAPITRE II.

(IS-Vô-j Nouvelles de France. — Trahison d'Ascanio et de Pagolo. - La Méduse. — Persidies de Baccio Baudinelli. — Mort du beau - frère de Cellini. - Beruardino Manellino de Mugello. — Les Poggini. — Travaux d'orfèvrerie. — Le modèle du buste du duc Cosme. — Réclamations de François 1er. — Redditions de compre. — Le courtier Bemardino Tlaldiui et le diamant de vingt-cinq mille écus. — Ignoble complot du majordome Riccio el de la fîanibefia Fuite de Cellini à Venise.

Je recevais souvent des lettres de France, de mou fidèle ami messer Guido Guidi : elles ne m'annonçaient rien de fâcheux. — Mon ouvrier Ascanio m'écrivait aussi de son côté. Il m'engageait à me donner du bon temps, et m'assurait que, s'il arrivait quelque chose de nouveau, il m'en avertirait.

Le roi François 1er apprit que je m'étais mis à travailler pour le duc de Florence. Comme il était le meilleur homme du monde, il dit plusieurs fois : — « Pourquoi Benvenuto ne revient-il donc pas? » — Il questionna particulièrement mes jeunes ouvriers, qui tous deux lui répondirent que je leur écrivais que j'étais très-bien ; et ils ajoutèrent qu'ils pensaient que je n'avais plus envie de rentrer au service de Sa Majesté. — Le roi, irrité de ces irrévérencieuses paroles dont j'étais innocent, s'écria : — « Puisqu'il nous a quitté sans aucun motif, je ne le rappellerai jamais; ainsi qu'il reste où il est. » — Ces infâmes bandits avaient amené les choses au terme qu'ils désiraient ; car,


si j'eusse reparu en France, ils seraient redevenus ouvriers comme auparavant, tandis que, si je n'y reparaissais pas, ils demeuraient les maîtres et prenaient ma place : aussi n' épargnèrent-ils rien pour que je ne revinsse point.

Pendant que je faisais construire l'atelier où je voulais commencer le Persée, je préparais, dans une chambre au rez-de-chaussée, un modèle en plâtre, exactement de la grandeur que devait avoir la statue. J'avais l'intention de m'en servir pour exécuter mon moule; mais bientôt je reconnus que ce procédé serait trop long et j'adoptai une autre méthode, d'autant que déjà on voyait un peu sortir de terre les murailles de briques de cette mauvaise petite baraque, dont le seul souvenir me fait mal tant on la bâtissait misérablement.— Je fabriquai une ossature en fer pour la figure de Méduse, que je modelai ensuite en terre et que je fis cuire dès qu'elle fût terminée.

Je n'avais pour m'aider que quelques petits apprentis, parmi lesquels il y en avait un d'une rare beauté; c'était le fils d'une prostituée nommée la Gambetta. Cet enfant me servait de modèle, car la nature est le seul livre qui nous enseigne l'art. — Comme il m'était impossible de tout faire par moi-même, je cherchai des ouvriers pour expédier lestement ma statue ; je ne pus en trouver. — Il y en avait bien cependant à Florence qui seraient venus volontiers chez moi, mais le Bandinelli les en empêchait.

Non content de me forcer à traîner mes travaux eu longueur, il dit au duc que je cherchais à lui enlever ses ouvriers, parce que sans auxiliaires j'étais incapable de mettre d'ensemble une grande figure. - Je me plaignis au duc des tribulations que cet animal me causait, et je le priai de me procurer quelques ouvriers de la cathédrale.

Cette demande fut cause que le duc ajouta foi aux calomnies de Bandinelli. M'en étant aperçu, je résolus d'opérer tout seul, et je me mis à la besogne sans reculer devant


les fatigues les plus extrêmes que l'on puisse imaginer.

Tandis que je travaillais sans relâche, mon beau-frère fut attaqué d'une maladie qui l'emporta au bout de peu de jours. Il me laissa sur les bras ma sœur, qui était jeune encore, et six filles, tant petites que grandes. Rester père et conducteur de cette pauvre famille, telle fut la première des déplorables calamités qui m'assaillirent à Florence. —

Cependant je voulais que rien ne marchât mal. — J'avais envoyé chercher à Ponte-Vecchio deux manœuvres pour nettoyer mon jardin, qui était couvert d'immondices. L'un d'eux avait soixante ans, l'autre dix-huit. Ils étaient chez moi depuis trois jours environ, lorsque le jeune m'engagea à renvoyer le vieux, qui, disait-il, non content de ne rien faire, l'empêchait de travailler. Il m'assura qu'à lui seul il expédierait facilement le peu de besogne qu'il y avait, ce qui m'éviterait une dépense superflue. Il SA nommait Bernardino Mannellini de Mugello. Quand je vis combien il était plein d'ardeur, je lui demandai s'il voulait entrer à mon service. Nous tombâmes d'accord surle-champ. Il pansait mon cheval, soignait mon jardin et, de plus, tâchait de m'aider dans mon atelier. Peu à peu il s'initia si bien aux secrets du métier, que jamais je n'eus de meilleur auxiliaire que lui. Je résolus de tout mener avec l'unique secours de ce jeune homme, et bientôt, en effet, je commençai à montrer au duc que le Bandinelli était un menteur et que je me tirerais très-bien d'affaire sans l'assistance de ses ouvriers.

Sur ces entrefaites, je fus atteint de douleurs de reins peu violentes à la vérité, mais qui cependant m'empêchaient de travailler. Pour me distraire, j'aimais à passer mon temps dans la galerie du duc, en compagnie de deux jeunes orfèvres nommés Gianpagolo et Domenico Poggini (1), qui

(1) Gianpagolo et Domenico Poggini sont cilés avec distinction par Vasuri. — "J,e


ciselaient sous ma direction un petit vase d'or couvert de figures et d'autres beaux ornements en bas-relief. Ce vase était destiné à la duchesse, qui voulait s'en servir pour boire de l'eau. — Son Excellence me commanda aussi une splendide ceinture d'or, enrichie de pierreries, de mascarons et d'une foule d'autres fantaisies de ce genre : ses ordres furent exécutés. — De temps en temps le duc venait dans cette galerie, et il prenait beaucoup de plaisir à voir travailler et à causer avec moi. — Mes douleurs de reins ayant commencé à se calmer un peu, je me fis apporter de la terre, et pendant que le duc restait avec nous, je modelai d'après lui une tête beaucoup plus grande que nature. Ce portrait plut infiniment à Son Excellence. Elle conçut pour moi tant d'amitié, qu'elle me dit qu'elle aurait été enchantée si j'eusse installé mes ateliers dans son palais. Elle ajouta qu'il fallait y chercher un emplacement assez vaste pour établir mes fourneaux et tout ce dont j'avais besoin. Je répondis à Son Excellence que cela était impossible, parce qu'alors mes ouvrages ne seraient pas terminés avant un siècle.

La duchesse me comblait d'inappréciables démonstrations d'amitié. Elle aurait voulu que je travaillasse pour elle et qu'en conséquence je laissasse de côté et le Persée et tous mes autres ouvrages. — Mais, au milieu de ces vaines faveurs, je n'étais pas sans savoir que ma cruelle fortune ne manquerait pas de me jouer quelque nouveau mauvais tour. En effet, à chaque instant se présentait à ma mémoire la grosse sottise que j'avais commise en croyant agir sagement dans mes affaires de France. - Le roi ne pouvait avaler le violent déplaisir que lui avait

premier , dit-il , auteur d'admirables médailles, alla en Espagne, à la cour du roi Philippe , où il fut le rival de Pompeo Leoni. Le second joint au talent de graveur celui de sculpteur, et imite autant que possible les meilleurs artistes. >.Voy. "Vasari t. VIII, p. 169, et t. IX , p 308.


causé mon départ. Il désirait cependant que je revinsse près de lui, pourvu toutefois que mon retour s'opérât de façon à contenter son amour-propre. Mais moi, convaincu que la raison était de mon côté, je me refusais à plier, car je craignais que, si je m'abaissais à écrire une humble lettre d'excuses, ces Français n'en conclussent que j'étais coupable et ne regardassent comme vraies les calomnies que l'on avait répandues contre moi. C'est pourquoi je me mettais sur mon quant à moi, et je n'écrivais que sur le ton de maître à compagnon, en homme qui a raison ; mes deux traîtres d'élèves en étaient au comble de la joie.

Comme, dans les lettres que je leur adressais, je me vantais d'avoir trouvé un admirable accueil près d'un prince et d'une princesse, souverains absolus de Florence, ma patrie, ils n'avaient pas plus tôt reçu une de ces missives qu'ils couraient chez le roi et le suppliaient de leur donner mon château. Le roi, qui était merveilleusement bon, ne voulut jamais acquiescer à la téméraire demande de ces fieffés larrons. Il avait commencé à comprendre à quel but aspirait leur malice. — Afin de les tenir un peu en ba- leine et en même temps de m'offrir une occasion de revenir de suite, Sa Majesté me fit écrire en termes un peu sé- vères par un de ses trésoriers, messer Giuliano Buonaccorsi de Florence. Dans cette lettre on lisait que, si je voulais conserver ma réputation d'honnête homme, après un départ que rien ne motivait, il fallait absolument que je rendisse compte de tout ce que j'avais fait pour Sa Majesté.

Cette lettre me causa un si vif plaisir, que, si j'eusse eu à formuler un souhait, je n'aurais demandé rien de plus, rien de moins. — Aussitôt je me mis à écrire et je remplis neuf feuilles de grand papier.

Je détaillai minutieusement tous les ouvrages que j'avais exécutés, tous les accidents qu'ils avaient éprouvés et toutes les dépenses qu'ils avaient entraînées. Puis j'énumérai


toutes les sommes que m'avaient remises deux notaires et un des trésoriers de Sa Majesté, et je joignis à cette note tous les reçus des fournisseurs et des ouvriers entre les mains de qui ces sommes avaient passé. J'ajoutai que pas un seul quattrino de cet argent n'était entré dans ma bourse; que, pour prix de mes travaux terminés, je n'avais eu absolument rien, et que je n'avais emporté en Italie que quelques compliments et des promesses royales vraiment dignes de Sa Majesté. — « Mes ouvrages, continuai-je, n'ont point eu d'autre rétribution que les appointements que Sa Majesté m'avait fixés pour me sustenter, et sur lesquels on me doit encore plus de sept cents écus d'or que j'ai laissés exprès en France afin qu'on me les envoie pour mon retour. Malgré tout cela, comme je ne suis point mu par un sentiment d'avarice, je n'ai qu'à me louer de Sa Majesté très-chrétienne, car j'ai appris que des méchants, poussés par l'envie, ont ourdi de noires machinations contre moi. La vérité finit toujours par l'emporter.

Bien que j'aie fait pour Sa Majesté beaucoup plus que je ne m'y étais engagé, et bien qu'en retour on ne m'ait pas tenu ce qu'on m'avait promis, je n'ai cependant point d'autre soin au monde que de conserver dans la pensée de Sa Majesté la réputation de loyauté et de probité que j'ai toujours méritée. Si Sa Majesté conservait le moindre doute sur mon intégrité, j'accourrais au moindre signe pour rendre compte de ma conduite, au risque de ma vie. Le peu de cas que l'on a fait de moi m'a seul empêché de retourner offrir mes services, et comme je sais que partout où j'irai je gagnerai toujours mon pain, je ne répondrai que quand on m'appellera. » — Ma lettre renfermait une foule de choses dignes de ce glorieux roi et propres à venger mon honneur. Avant d'expédier cette épître, je la montrai à mon duc, qui la lut avec plaisir : puis je l'envoyai de suite en France, au cardinal de Ferrare,


A cette époque, Bernardone Baldini (1), le courtier de pierreries de Son Excellence, apporta de Venise un gros diamant pesant plus de trente-cinq carats. — Antonio, fils de Vittorio Landi, était, au même titre que Baldini, intéressé à ce que le duc l'achetât. — Ce diamant avait été primitivement taillé en pointe; comme il ne jetait point des feux aussi vifs et aussi nets qu'on devait l'attendre d'une telle pierre, on l'avait étêté, mais, en vérité, il ne faisait bien ni en table ni en pointe. Le duc, qui était grand amateur de pierres précieuses, mais pauvre connaisseur (2), donna à ce fieffé fripon de Bernardaccio tout lieu d'espérer qu'il le lui achèterait. Bernardaccio désirait tellement avoir seul la gloire de tromper le duc, qu'il ne soufflait mot de l'affaire à son associé Antonio Landi. Ce dernier, qui était mon ami d'enfance, ayant vu combien j'étais familier avec le duc, me tira un jour à part, vers l'heure de midi, au coin du Mercalo Nuovo, pour me dire : — « Benvenuto, je suis certain que le duc vous montrera un gros diamant qu'il a envie d'acheter; facilitez-en la vente. Je vous confie que je puis le céder pour dix-sept mille écus. Je suis convaincu que le duc demandera votre avis. Si vous voyez qu'il soit bien décidé à acheter le diamant, nous ferons en sorte de l'en accommoder. » — Cet Antonio paraissait avoir tout pouvoir nécessaire pour conclure l'affaire. Je lui promis que, si l'on me montrait le diamant et si l'on me consultait, je dirais franchement ma pensée sans déprécier la pierre.

Ainsi que je l'ai noté plus haut, le duc venait chaque jour passer quelques heures dans l'atelier d'orfèvrerie où je surveillais les travaux des Poggini. Plus d'une semaine s'était écoulée depuis qu'Antonio Landi m'avait parlé, lorsqu'un jour, après dîner, Son Excellence me montra le dia-

(1) Voyez tome I , liv. III, chap. III.

(2) Ces trois derniers mois ont été raturés dans le manuscrit.


mant en question. Je le reconnus de suite aux indications que Landi m'avait données sur sa forme et sur son poids.

Comme ce diamant était d'une eau un peu trouble, et que sa pointe avait été abattue, je n'aurais certes jamais conseillé de l'acheter. Cependant, lorsque le duc me le montra, je lui demandai comment il voulait que je lui en parlasse, parce qu'un joaillier a deux façons d'estimer une pierre, suivant qu'elle est achetée ou à acheter. Le duc répondit qu'il avait acheté le diamant, et qu'il désirait seulement savoir ce que j'en pensais. Je ne voulus pas le lui cacher. Il me dit alors de considérer la beauté des facettes et des arêtes. Je lui répliquai que c'était loin d'être aussi beau que Son Excellence l'imaginait, attendu que ce n'était qu'une pointe étêtée. A ces mots, le duc, reconnaissant que c'était la vérité, fronça les sourcils et me recommanda d'examiner avec soin le diamant et de déclarer la valeur que je lui assignais.

En pensant qu'Antonio Landi me l'avait offert pour dix-sept mille écus, je crus que le duc l'avait eu pour quinze mille au plus; mais, comme je voyais qu'il prenait mal ma franchise, je résolus de ne pas détruire ses illusions , et je lui dis en le lui rendant : — te Il vous coûte dix-huit mille écus. » — A ces mots, le duc poussa une exclamation, en formant avec ses lèvres un 0 plus grand que la bouche d'un puits. — « Maintenant, s'écria-t-il, je crois que tu ne t'y connais pas. » — « A coup sûr, vous avez tort de croire cela, signor mio, répliquai-je; tâchez de maintenir la réputation de votre diamant, et, de mon côté, je tâcherai de m'y connaître. Veuillez au moins me dire ce que vous l'avez payé, afin que j'apprenne à m'y connaître à la manière de Votre Excellence. » — « Benve- nuto, je l'ai payé plus de vingt-cinq mille écus, » — me dit alors le duc en se levant et en souriant d'un air de pitié; — et là-dessus il se retira.


Les orsèvres Gianpagolo et Domenico Poggini assistaient A cet entretien, ainsi que le brodeur Bacchiacca (1), qui travaillait dans une salle voisine de la nôtre, et qui était accouru au bruit. Je leur dis : — « Je n'aurais jamais conseillé au duc d'acheter ce diamant, mais je crois que je le lui aurais eu pour quinze mille écus et même moins, s'il en avait eu envie; car, il y a huit jours, Antonio Landi me l'a proposé pour dix-sept mille écus. Probablement le duc veut faire une réputation à sa pierre. Après l'offre d'Antonio Landi, du diable si Bernardone aurait osé fri- ponner le duc d'une manière si infâme! » — Cela était pourtant la vérité, mais nous ne pouvions le croire, de sorte que nous nous mîmes à rire, sans nous douter de la niaiserie de ce bon duc.

J'ai déjà dit que j'avais préparé la grande figure de la Méduse avec son ossature de fer. Après l'avoir modelée en terre, je la mis au feu, puis je la recouvris de cire et je la terminai comme je l'entendais. Le duc, qui plusieurs fois était venu la voir, aurait voulu que j'appelasse un maître fondeur pour la jeter en bronze, tant il craignait que cette opération ne réussît point entre mes mains.

Le majordome Pier-Francesco Riccio, furieux de ce que Son Excellence vantait sans cesse mon habileté, profita de l'autorité qu'il exerçait sur les bargelli et tous les magistrats de cette malheureuse ville de Florence pour chercher à me tendre un piège où je me rompisse le cou. — Chose merveilleuse! Ce paysan de Prato, notre ennemi, fils d'un tonnelier ignorant fieffé , était pourtant arrivé à posséder cette puissance parce qu'il avait été le sale pédagogue de Cosme de Médicis avant que celui-ci ne fût duc! — Comme je viens de le dire, il était à la piste de tout ce qui pouvait tourner contre moi; mais, ayant vu que je ne lui offrais

1) KrèrP de Fmucesco Ubertino doul nous avons pnrlô , lonu' 11 li\, [. cuap, r.


nullement prise, cet ignoble pédant imagina d'aller trouver la mère de mon apprenti Cencio , qui se nommait la Gambetta, et d'ourdir avec cette misérable prostituée un complot capable de m'épouvanter au point de me forcer à fuir. — Ils commencèrent par embaucher le bargello , qui était un Bolonais que le duc chassa plus tard pour avoir trempé dans diverses infamies de ce genre. — Puis, un samedi, vers la troisième heure de la nuit, la Gambetta, suivant les instructions de ce vil pédagogue aussi fou que coquin, se rendit chez moi avec son fils. Elle me dit qu'elle avait tenu cet enfant renfermé pendant plusieurs jours pour empêcher qu'il ne m'arrivât malheur. — Je lui répondis qu'elle pouvait se dispenser de le renfermer pour mon compte. Je me mis à rire de sa machination de pu- tain, et je me tournai vers son fils, auquel je dis : — « Tu sais, Cencio, si j'ai péché avec toi (1)! » — Cencio s'écria en pleurant que non. Aussitôt sa mère lui dit, en secouant la tête d'un air menaçant : — « Ah ! petit ribaud, crois-tu que je ne sais pas comment cela se pratique? » — Puis s'adressant à moi, elle me demanda de le cacher dans ma maison, parce que le bargello le cherchait et n'oserait le toucher là, tandis que partout ailleurs il l'arrêterait. — Je lui répliquai que je ne voulais recéler personne dans ma maison, attendu que ma sœur et ses six petites filles y habitaient. — Alors elle me dit que le majordome avait donné des ordres précis au bargello, et qu'à coup sûr je serais arrêté.— « Mais, ajouta-t-elle, puisque vous refusez de

(1) Dans les éditions qui ont précédé celle de Guglielmo Piatti , au lieu de ces deux deniièies phrases, on lit : — « Je lui demandai pourquoi elle l'avait tenu enfermé. Elle repondit que , comme il avait péché avec moi , on avait ordonné de nous arrêter tous deux. Aussitôt je lui répliquai presque en colère — « Et comment ai - je péché ? demandez-le à cet enfant. » — Alors elle interrogea son fils et lui demanda s'il avait péché avec moi. Celui-ci s'écria en pleurant , etc., etc. » — « Le récit de Cellini, écrit le signor Molini , serait ainsi assurément plus clair. Mais ces mots ne se trouvant point dans le manuscrit antoflraphe, il faut croire qn'ils ont été ajoutés par un copiste, a


prendre mon fils, remettez-moi cent écus, et vous n'aurez rien à craindre, car le majordome est mon ami intime; vous pouvez compter que je lui ferai faire tout ce qu'il me plaira, pourvu que vous me donniez cette somme. » — Cette impudence m'enflamma d'une telle fureur, que je m'écriai : — « Sors d'ici, infâme prostituée ! Si ce n'était par égard pour le monde et pour l'innocence de ce malheureux enfant, je t'aurais déjà éventrée avec ce poignard sur lequel ma main vient de se porter deux ou trois fois. » — En même temps je lui administrai une sévère correction, et je la jetai hors de chez moi ainsi que son fils.

Après avoir réfléchi à la scélératesse et à la puissance de ce maudit pédagogue, je jugeai que le plus prudent était de reculer devant cette diabolique machination. En conséquence, le lendemain de bonne heure, je confiai à ma sœur des pierreries et divers objets valant deux mille écus environ, puis je montai à cheval et je m'acheminai vers Venise. J'emmenai avec moi Bernardino de Mugello.

— Dès que j'eus gagné Ferrare, j'écrivis au duc que, bien que j'eusse quitté Florence sans prendre congé de lui, je reviendrais sans être rappelé.


CHAPITRE Ill.

(1546.)

Arrivée à Venise. — Visite su Tilien et au Sausoviuo. — Lorenzino de Iédjcjs. - Le prieur Leoue Strozzi. — Retour à Florence. — Le buste de Cosme 1er. — Fonte de la Méduse. Mrinœuires du Bandinelli. — Travaux d'orfèvrerie. — Benvenuto- Mnlvennto. Explications. — Tribulations.

En arrivant à Venise, je ne pus m'empêcher de réfléchir sérieusement à la prodigieuse variété de moyens que ma cruelle fortune employait pour me persécuter; mais comme je me trouvais encore robuste de corps et d'esprit, je résolus de lutter avec elle comme à mon ordinaire. —

Tout en songeant ainsi à mes affaires, je passais agréablement mon temps dans cette belle et opulente ville. —

J'allai visiter Tilien, ce merveilleux peintre, et notre compatriote Jacopo del Sansovi no, vaillant sculpteur et archi- tecte auquel la Seigneurie de Venise donnait un riche traitement et que j'avais connu dans ma jeunesse, à Rome et à Florence. Ces deux illustres artistes m'accueillirent de la manière la plus gracieuse.

Le lendemain, je rencontrai messer Lorenzino de Médicis, qui me prit aussitôt par la main et me fit toutes les amitiés imaginables. Nous nous étions connus d'adord à Florence, quand je gravais les monnaies du duc Alexandre, puis à Paris, lorsque j'étais au service du roi. Il demeurait alors


chez messer Giuliano Buonaccorsi, et , comme il ne savait où aller sans courir beaucoup de danger, il passait presque tout son temps chez moi à me regarder travailler à mes grands ouvrages. Ce fut à cause de ces anciens rapports qu'il me prit par la main et me mena chez lui où se trouvait le prieur degli Strozzi, frère du signor Pietro. Tous deux étaient enchantés de me voir; ils me demandèrent combien de temps je comptais rester à Venise, car ils croyaient que j'avais l'intention de regagner la France. Je leur racontai les motifs qui m'avaient engagé à quitter Florence, et je leur dis que je comptais retourner dans deux ou trois jours au service de mon grand duc. A ces mots, le prieur et messer Lorenzino me lancèrent des re- gards si furieux que j'en fus épouvanté. — « Tu ferais bien mieux, me dirent-ils, de retourner en France, où tu es riche et considéré. Si tu vas à Florence, tu perdras tout ce que tu as gagné en France, et tu n'y rencontreras que des dégoûts et des désappointements. » — Je ne leur répondis rien, et le lendemain je partis pour Florence, le plus secrètement possible.

Pendant ce temps, le diabolique complot ourdi contre moi avait avorté, car j'avais écrit au duc ce qui m'avait forcé à me rendre à Venise. J'allai le voir sans aucune cé- rémonie. Il m'accueillit d'abord avec sa réserve et sa sévérité habituelles, mais bientôt il prit un air gracieux et me demanda avec bonté où j'étais allé. Je lui répondis que mon cœur ne s'était jamais éloigné de Son Excellence illustrissime, quoique de pu issants motifs m'eussent forcé de promener un peu mon corps à l'aventure. La bonne humeur du duc étant alors revenue, il me questionna sur Venise, et, après une longue causerie, il me recommanda de me mettre à l'ouvrage et de terminer son Persée. Je retournai donc chez moi plein d'une joie qui fut partagée par ma famille, c'est-à-dire par ma sœur et ses six filles.


Je repris mes travaux et je les poussai avec toute l'activité possible. — Le premier morceau que je jetai en bronze fut le buste colossal de Son Excellence, que j'avais modelé en terre dans l'atelier d'orfèvrerie, pendant que j'avais mal aux reins. Ce buste obtint beaucoup de succès, je ne l'avais cependant entrepris que dans le but d'essayer les terres pour fondre en bronze (1). — Je n'ignorais pas que l'admirable Donatello avait employé la terre de Florence pour exécuter ses bronzes; mais, comme il me semblait qu'il avait rencontré d'énormes difficultés que j'attribuais à la terre, je voulus, avant de jeter mon Persée, faire les expériences nécessaires. Je trouvai que la terre était bonne, d'où je conclus, en remarquant la peine que Donatello avait eue à conduire ses bronzes à fin, qu'il n'avait pas su s'en servir. Ainsi que je l'ai noté plus haut, je préparai cette terre à l'aide d'ingénieux procédés, et elle me réussit parfaitement pour jeter mon buste colossal.

— Comme je n'avais pas encore construit mon fourneau, j'eus recours à celui de maestro Zanobi di Pagno, le fabricant de cloches. — Mon buste étant venu avec une netteté admirable, je me mis de suite à bâtir un petit fourneau dans l'atelier que le duc avait fait élever, d'après mes plans et mes dessins, dans la maison qu'il m'avait donnée.

Dès que mon fourneau fut achevé, je m'occupai avec toute l'activité possible de la fonte de la Méduse, c'est-àdire de cette femme qui se tord sous les pieds de Persée.

— La fonte de cette figure était d'une difficulté extrême: aussi, afin d'éviter tout accident, eus-je soin de prendre toutes les précautions imaginables. — Le premier jet que

(1) Un document autographe de Cellini , que possède la bibliothèque Riccardiana , nous apprend que Benvenuto, pour faire l'essai des terres, jeta en bronze, outre le buste de Cosme , un chien en bas-relief de la dimension d'une demi-brasse. On conserve ce fcbien dans la salle des bronzes de la galerie de Florence.


je fis dans mon petit fourneau vint donc superlativement bien. Il était si net que mes amis me conseillaient de ne pas le réparer. Il y a en effet des Allemands et des Français qui se vantent d'avoir trouvé d'admirables secrets pour jeter des figures en bronze, sans qu'il soit nécessaire de les réparer ensuite; mais c'est une véritable folie, car le bronze après la fonte a besoin d'être resserré avec les martelines et les ciselets, comme l'ont pratiqué les merveilleux artistes de l'antiquité et les modernes qui ont su travailler le bronze. — Ma statue plut beaucoup à Son Excellence. Elle vint plusieurs fois la voir chez moi et m'encouragea à bien faire.

Par malheur, l'envie infernale du Bandinelli assiégea avec tant d'acharnement les oreilles de Son Excellence, qu'elle arriva à lui persuader que, si je réussissais dans la fonte de quelqu'une de ces statues, je ne serais néanmoins jamais capable de les mettre ensemble, attendu que cet art était entièrement nouveau pour moi; qu'ainsi Son Excellence devait veiller à ne point jeter ses écus au vent.

Ces discours produisirent un tel effet sur les glorieuses oreilles du duc, que l'on cessa de me remettre l'argent nécessaire pour payer mes ouvriers. Je fus forcé de m'en plaindre vivement à Son Excellence. — Un matin je l'attendis dans la via de' Servi, et je lui dis : —« Signor mio, je ne reçois pas l'argent dont j'ai besoin, ce qui me donne lieu de soupçonner que Votre Excellence se méfie de moi.

Je lui affirmerai donc de nouveau que je me fais fort d'exécuter mon ouvrage trois fois mieux que le modèle, ainsi que je l'ai déjà promis. » — Ayant deviné au silence que gardait le duc qu'il ne tenait aucun compte de mes paroles, j'en conçus un si violent dépit que je continuai en ces termes : — « Signor mio, cette ville-ci a vraiment toujours été l'école des plus grands talents; mais, dès qu'un homme y a appris quelque chose, il doit aller tra-


vailler ailleurs, s'il veut augmenter la gloire de sa patrie et de son illustre prince. C'est la pure vérité, signor mio ; Votre Excellence ne sait-elle pas que c'est ainsi qu'ont agi et Donatello, et le grand Léonard de Vinci, et l'admirable Michel-Ange Buonarroti, qui, par leur génie , ont tant ajouté à la gloire de Votre Excellence? J'espère moi aussi pouvoir vous payer le même tribut; veuillez donc, signor mio, m'accorder mon congé. Mais gardez-vous bien de laisser partir le Bandinelli, donnez-lui, au contraire, plus qu'il ne vous demandera; car, s'il allait dans d'autres pays, sa présomptueuse ignorance est si grande, qu'il serait capable de déshonorer cette noble école. Accordezmoi mon congé, signor; pour prix de mes travaux je ne réclame que les bonnes grâces de Votre Excellence. » — Le duc, ayant vu combien je parlais sérieusement, se tourna vers moi, non sans un peu de colère, en disant : — « Benvenuto, si tu veux terminer ton ouvrage, tu ne manqueras de rien. » — Alors je le remerciai et je lui dis que mon unique désir était de montrer à mes envieux que j'étais capable de tenir mes promesses. — Là-dessus je me séparai de son Excellence. — Je reçus quelque argent, mais en si petite quantité que je fus forcé de puiser dans ma bourse pour que mon ouvrage marchât un peu plus vite qu'au pas.

Le soir, j'allais toujours à la veillée dans le cabinet de Son Excellence, où les deux frères Domenico et Giovanpagolo Poggini exécutaient pour la duchesse un vase d'or dont j'ai parlé plus haut, et une ceinture d'or. — Son Excellence m'avait encore fait faire le modèle d'un pendant destiné à servir de monture à ce gros diamant que Bernardone et Antonio Landi lui avaient vendu. J'avais beau refuser de me charger de ce travail, le duc, par ses sollicitations, me forçait de m'en occuper jusqu'à quatre heures de la nuit. II essaya même par toutes sortes de ca-


joleries de me décider à y consacrer mes journées, mais je ne voulus jamais y consentir, et j'ai lieu de croire qu'il en fut mécontent. — Un soir, entre autres, que j'arrivais plus tard que de coutume, il me dit : — « Sois le Malvenuto. » - « Signor mio, répliquai-je, je ne m'appelle point ainsi, mon nom est Benvenuto; mais, comme je pense que Votre Excellence plaisante, je m'en tiendrai là. » — Le duc me répondit que loin de plaisanter, il parlait très-sérieusement, et il ajouta qu'il me conseillait de veiller à ma conduite, parce qu'il lui était venu aux oreilles que je me prévalais de sa faveur pour exploiter tantôt celui-ci, tantôt celui-là. — A ces mots, je priai Son Excellence de daigner me citer un seul homme que j'eusse exploité. Aussitôt le duc s'écria, en se tournant vers moi avec colère : cc — Va-t'en et restitue à Bernardone ce que tu as à lui. En voilà un que tu as exploité! >'a Je vous remercie, signor mio, repartis-je, maintenant soyez assez bon pour écouter quatre mots. Il est vrai que Bernardone m'a prêté une vieille paire de balances, deux enclumes et trois martelines , mais voilà plus de quinze jours que j'ai dit à son commis Giorgio de Cortona de les envoyer chercher : or, Giorgio est venu lui-même les prendre. Si jamais Votre Excellence peut prouver que, depuis le jour de ma naissance jusqu'à cette heure, je me sois emparé à Rome ou en France d'un fétu appartenant à autrui, je me soumets d'avance au plus rude châtiment. » — Voyant l'indignation dont j'étais animé, le duc, en homme prudent, me dit avec douceur : — cc Mes pa- roles ne s'adressent point à ceux qui ne sont pas coupables ; ainsi donc, si les choses se sont passées comme tu l'assures, je te verrai toujours avec le même plaisir qu'auparavant. »a Les scélératesses de Bernardone, repris-je, me forcent de vous prier de me dire combien vous a coûté ce gros diamant dont la pointe a été abattue. J'espère que


je pourrai ensuite vous montrer pourquoi ce mauvais coquin cherche à m'attirer votre disgrâce. » — « Le diamant m'a coûté vingt-cinq mille ducats, me répondit le duc; mais pourquoi cette question ? » — « Parce que, répliquai- je, tel jour, à telle heure, au coin du Mercato-Nuovo, Antonio, fils de Vittorio Landi, m'a chargé de vendre son diamant à Votre Excellence, et, de prime saut, ne m'a demandé que seize mille ducats : or, Votre Excellence sait quel prix elle l'a payé. Pour vérifier le fait, interrogez Domenico Poggini et Gianpagolo, son frère, à qui j'ai raconté de suite tout ce qui s'était passé. Depuis, je n'en ai jamais parlé, parce que vous m'avez signifié que je ne m'y connaissais pas, d'où j'ai conclu que vous vouliez mettre cette pierre en réputation. Sachez, signor mio, que je m'y connais, et de plus que je puis me vanter d'être homme de bien autant que qui que ce soit au monde. Je ne chercherai point à vous voler huit ou dix mille ducats à la fois, je tâcherai de les gagner par mon travail. Je suis entré au service de Votre Excellence comme sculpteur, orfèvre et graveur en monnaies, mais non comme délateur. Ce que je viens de raconter, je l'ai dit dans le seul but de me défendre. Je déclare donc que je refuse le quart (1) et que j'ai parlé devant tous les gens d' honneur ici présents, afin que Votre Excellence n'ajoute plus foi aux calomnies de Bernardone. » — Le duc, furieux, se leva aussitôt et envoya à la recherche de Bernardone, qui fut forcé de s'enfuir à Venise avec Antonio Landi. Ce dernier prétendit qu'il avait voulu me parler d'un diamant autre que celui du duc. — Lorsque Bernardone et Antonio furent revenus de Venise, j'allai retrouver le duc et je lui dis : — « Signor, ce que je vous ai dit est vrai, et ce que

(1) La loi accordait aux dlalcors le quart des sommes que leurs dénonciations procuraient 80 trésor.


Bernardone vous a dit au sujet de ses outils est faux.

Veuillez ordonner une enquête, je me rendrai chez le bargello. » —« Benvenuto , me répondit le duc, continue d'être homme de bien comme tu l'as toujours été et ne crains rien. )) Cette affaire s'en alla en fumée, et je n'en entendis plus jamais parler.

Je m'occupai du joyau de la duchesse. Quand je l'eus terminé, je le lui présentai; elle me dit qu'elle estimait autant mon travail que le diamant vendu par Bernardaccio.

Elle voulut que j'attachasse de ma main le pendant sur sa poitrine, ce que je fis avec une grosse épingle qu'elle me donna elle-même. Lorsque je me retirai, j'étais complétement dans les bonnes grâces de Son Excellence. —

Plus tard j'appris (je ne sais si c'est vrai) qu'on avait chargé un Allemand, ou quelque étranger, de monter autrement le diamant, parce que Bernardone avait assuré que cette pierre produirait plus d'effet dans une monture plus simple.

Je crois avoir déjà dit que les frères Domenico et Giovanpagolo Poggini, orfèvres, ciselaient d'après mes des- sins, dans le cabinet de Son Excellence, de petits vases d'or enrichis de figurines en bas-relief et de splendides ornements. — Maintes fois je dis au duc : — « Signor mio, si vous vouliez me payer quelques ouvriers, je graverais les coins de votre monnaie et les médailles de Votre Excellence. Je rivaliserais avec les anciens, et j'aurais même espérance de les surpasser, car je me suis perfectionné dans cet art à tel point que les médailles du pape Clément, que j'ai gravées autrefois, et que les monnaies du duc Alexandre, qui cependant passent encore pour belles, seraient loin d'approcher de ce que je produirais aujourd'hui. Je vous ferais aussi de grands vases d'or et d'argent comme ceux que j'ai faits pour cet admirable roi François Ier , grâce aux facilités qu'il me donnait, sans que


pour cela j'aie jamais perdu de temps pour l'exécution des colosses et des statues. » — Le duc me répondait : — u Fais, et je verrai ; » — mais il ne m'accordait aucune facilité. Un jour cependant il me remit quelques livres d'argent en me disant : — « Cela provient de mes mines : - fais-moi un beau vase. » — Comme je ne voulais pas négliger mon Persée, et que d'un autre côté j'avais le plus vif désir de contenter le duc, je chargeai un coquin d'orfèvre, nommé Piero di Martino, d'exécuter un vase d'après des dessins et des modèles en cire que je lui fournis. Piero di Martino commença mal cet ouvrage, et ensuite cessa de s'en occuper, de sorte que j'y perdis plus de temps que si je l'eusse entièrement exécuté de ma main. Au bout de quelques mois, ayant vu que Piero n'y travaillait point et même n'y faisait point travailler, je le lui repris. J'eus beaucoup de peine à obtenir avec le corps du vase, qui était mal commencé, ainsi que je l'ai dit, le reste de l'argent que je lui avais confié. — Le duc, ayant été instruit de ces choses, envoya chercher le vase et les modèles, et jamais ne m'en souffla mot. Que l'on sache seulement qu'il fit faire d'après mes dessins, à Venise et ailleurs, plusieurs vases par divers artistes qui le servirent très-mal.

La duchesse me sollicitait souvent d'exécuter pour elle des ouvrages d'orfèvrerie ; plusieurs fois je lui répondis : — « On sait très-bien en Italie que je suis bon orfèvre, mais on n'y a pas encore vu de sculptures de ma main.

Certains sculpteurs enragés se rient de moi et m'appellent le nouveau sculpteur. Or, j'espère leur prouver que je suis un vieux sculpteur, pour peu que Dieu m'accorde la grâce de terminer mon Persée et de l'exposer sur la place de la ville. » — Je me retirai donc chez moi, je travaillai nuit et jour, et je ne me montrai plus au palais. — Néanmoins, afin de me maintenir dans les bonnes grâces de la duchesse, je lui fis faire quelques petits vases d'argent, de


la dimension d'un petit pot de deux quattrini , et ornés de beaux et précieux petits masques à l'antique. Lorsque je portai ces vases à la duchesse, elle m'accueillit de la manière la plus gracieuse et me paya l'or et l'argent que j'avais employés. — Je profitai de cette occasion pour me recommander à Son Excellence, et la prier de dire au duc que je recevais bien peu de chose pour un ouvrage aussi important que le mien. Je la suppliai aussi de conseiller au duc de ne point autant écouter cette mauvaise langue de Bandinelli, qui m'empêchait de terminer mon Persée.

A ces doléances, la duchesse courba les épaules et me répondit : — ,( Le duc devrait pourlant bien savoir que son Bandinelli ne vaut rien du tout. »


CHAPITRE IV.

(1546—1547.)

Lattan;¡iD Gorinl. — Voyage à Fiesole. — Le fils naturel. — Rencontre du Bandinelli.

— Tentation de meurtre. — Le bloc de marbre. - Un anneau. — Le Uanjmàfie.

— Violente dispute de Cellini et de Bandinelli. — Suite de l'affaire du bloc de marbre. — Le groupe d'Apollon et d'Hyacinthe. — I.e Narcisse. — Accident. -

Guérison. — L'œil d'or.

J'allais rarement au palais et je restais chez moi, où je travaillais avec ardeur à terminer ma statue. — J'étais obligé de tirer de ma propre bourse le salaire des ouvriers; car, au bout de dix-huit mois, le duc, après avoir chargé messer Lattanzio Gorini de subvenir à cette dépense, s'ennuya de payer et enjoignit de ne plus me fournir d'argent. — Je demandai à Lattanzio pourquoi il ne me donnait plus rien. — Il me répondit avec sa petite voix de moucheron, en agitant ses petites mains d'araignée : — « Pourquoi n'achèves-tu pas ton ouvrage? On croit que tu ne le finiras jamais. » — Aussitôt je lui répliquai en colère : — « Que la peste vous étrangle, vous et tous ceux qui croient que je ne le finirai pas! » — Je retournai à mon malheureux Persée, avec le cœur navré et les yeux en larmes, car je songeais à la brillante position que j'avais à Paris, lorsque j'étais au service de ce merveilleux roi François Ier , qui ne me laissait rien à désirer, tandis


qu'ici tout me manquait. Plusieurs fois je fus tenté d'agir en désespéré.

Un jour, je montai sur mon beau petit cheval, je mis cent écus dans ma poche, et j'allai à Fiesole, voir un fils naturel, que j'avais en nourrice chez une de mes commères, femme d'un de mes ouvriers. Je trouvai l'enfant bien portant, et, malgré mon chagrin, je l'embrassai tendrement. Lorsque je fus pour partir, il ne voulait plus me quitter, me retenait de toutes ses forces avec ses petites mains, et témoignait par ses cris et ses larmes une désolation qui avait quelque chose d'extraordinaire ; car il n' était âgé que de deux ans environ. Mais, comme j'avais résolu dans mon désespoir de tuer, en cas de rencontre, mon ennemi Bandinelli, qui avait coutume d'aller chaque soir à une ferme qu'il possédait au-dessus de San-Domenico, j'abandonnai l'enfant à ses pleurs, et je me dirigeai vers Florence.

A l'instant même où j'arrivai à la place de San-Domenico, le Bandinelli y entrait de l'autre côté. — Je marchai vers lui, déterminé à accomplir uué œuvre de sang; mais, en levant les yeux, je vis qu'il était sans armes, sur un mauvais petit mulet semblable à un âne, et qu'il avait avec lui un petit garçon d'une dizaine d'années. Dès qu'il m'aperçut il devint pâle comme un mort et se mit à trembler des pieds à la tête. — Ayant reconnu que l'attaquer serait une affreuse lâcheté , je lui dis : — « N'aie pas peur, vil poltron, je ne te juge pas digne de mes coups. » — Il me regarda de la manière la plus humble et ne souffla mot.

Alors je revins à de meilleurs sentiments et je remerciai Dieu, qui m'avait empêché de commettre une telle violence.

— Lorsque je fus ainsi délivré de cette diabolique fureur, je recouvrai mes esprits et je me dis à moi-même : — « J'espère que mon ouvrage, si Dieu m'accorde la grâce de le terminer, suffira pour abattre tous mes infâmes en-


nemis : ce sera une vengeance plus grande, plus glorieuse que si je l'eusse assouvie sur un seul. » - Je regagnai mon logis avec cette bonne pensée.

Trois jours après, on m'annonça que ma commère avait étouffé mon fils unique. Cet événement me causa le plus vif chagrin que j'eusse jamais ressenti. Cependant je me jetai à genoux et, tout en pleurant, je remerciai Dieu suivant mon ordinaire. — a Seigneur, m'écriai-je, tu me l'avais donné, et tu viens de me l'ôter, je rends grâces à ta divine majesté. » — Bien que la douleur m'eût presque anéanti, je fis de nécessité vertu, et je me consolai de mon mieux.

A cette époque, un jeune ouvrier nommé Francesco, qui était fils du forgeron Matteo , quitta le service du Bandinelli, et m'envoya demander si je voulais lui donner du travail. J'y consentis et je l'employai à réparer la figure de la Méduse, que j'avais déjà jetée en bronze. — Au bout de quinze jours, Francesco me dit qu'il avait parlé à son maître Bandinelli, lequel l'avait chargé de m'offrir de sa part un magnifique bloc, si je voulais faire une statue de marbre. — « Dis-lui que j'accepte, répondis-je aussitôt.

Peut-être ce marbre sera-t-il pour lui un bloc de malheur; car il me provoque et il oublie le grand danger auquel je lui ai permis d'échapper sur la place de San-Domenico.

Dis-lui que maintenant j'exige ce marbre. Je ne parle jamais de cet animal, et pourtant il ne cesse de m'ennuyer.

Je suis même porté à croire que tu n'es venu travailler avec moi que par ses ordres, dans le seul but de m'espionner. Ainsi donc, retourne à son service et dis-lui bien qu'à présent je veux avoir le marbre en dépit de lui. «

Depuis longtemps je n'avais point paru au palais. Un jour, j'eus la fantaisie d'y aller. - Le duc avait presque fini de diner lorsque j'y arrivai. - Le matin, à ce qu'on me dit, il avait parlé de moi avec force éloges et beaucoup


vanté mon habileté à monter les pierres fines. — Dès que la duchesse me vit, elle me fit appeler par messer Sforza et, quand je me fus approché d'elle, me pria de lui monter en anneau un petit diamant taillé en pointe. Elle ajouta qu'elle voulait le porter constamment. Elle me donna ensuite la mesure de son doigt, en même temps que le diamant, qui valait environ cent écus, et elle me recommanda d'exécuter ce bijou le plus vite possible. — Aussitôt le duc dit à la duchesse : — A coup sûr, Benvenuto a été sans égal dans cet art; mais, maintenant qu'il l'a abandonné, je crains que faire une petite bague comme celle que vous demandez ne soit pour lui un trop grand ennui. Ainsi je vous supplie de ne pas le charger de ce petit ouvrage, qui lui coûterait beaucoup de peine, attendu qu'il n'a plus l'habitude de ce genre de travail. » — Je remerciai le duc, et je le priai de me permettre de rendre ce léger service à la duchesse. Je m'occupai donc sur-le-champ de cet anneau. Peu de jours me suffirent pour le terminer. Il était destiné au petit doigt. J'y représentai quatre enfants en ronde-bosse et quatre masques que j'entremêlai de fruits et d'autres ornements émaillés, de façon que la monture et le diamant se faisaient mutuellement valoir. Je portai sans retard cet anneau à la duchesse, qui me dit avec beaucoup d'amabilité qu'il était très-beau et qu'elle se souviendrait de moi. Elle envoya ce bijou au roi Philippe.

— A partir de ce moment, elle me surchargea de commandes, mais elle s'y prenait si gracieusement que je n'épargnais aucun effort pour la contenter, bien que je visse arriver peu d'argent : et Dieu sait si j'en avais besoin ! car je désirais terminer mon Persée, et j'avais quelques jeunes ouvriers que je payais de ma bourse.

Je commençai à me montrer à la cour plus souvent que par le passé. Un jour de fête, entre autres, je me rendis au palais après diner. J'entrai dans la salle de l'Horloge , où


je vis que la porte du garde-meuble était ouverte. M'en étant un peu approché, le duc m'appela et me dit d'un ton gracieux : — « Sois le bienvenu. Voilà une caisse que m'envoie le signor Stefano de Palestrina ; ouvre-la, et voyons ce que c'est. » — Aussitôt que je l'eus ouverte, je dis au duc: — « Signor mio, c'est une merveilleuse statue de marbre grec. Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu parmi les antiques une figure d'enfant aussi belle et d'un style aussi exquis. Je m'offre à Votre Excellence pour en restaurer la tête, les bras et les pieds. J'y ajouterai un aigle pour en faire un Ganymède. Bien qu'il ne mé convienne pas de raccommoder des statues, car c'est le métier de certains bousilleurs qui s'en acquittent fort mal, l'excellence de cet ouvrage est telle, que je lui rendrai volontiers ce service. » — Le duc, ravi de ce que sa statue était si belle, m'accabla de questions. — « Benvenuto mio, me dit-il, explique-moi clairement en quoi consiste la supériorité de ce maître qui soulève chez toi une si grande admiration. » - Alors j'essayai de mon mieux de lui faire comprendre la beauté, l'intelligence, le génie et la suprême habileté qui brillaient dans ce chef-d'œuvre. Je discourus longtemps sur ce sujet, et d'autant plus volontiers que je voyais que le duc y prenait le plus grand plaisir.

Pendant cet agréable entretien, il advint qu'un page sortit du garde-meuble et que le Bandinelli profita de cette circonstance pour entrer. En le voyant le duc fronça le sourcil, et lui dit d'un ton rude : — « Que venez-vous faire ici? » — Bandinelli, sans répondre, jeta les yeux sur la caisse où se trouvait la statue découverte, puis se tourna vers le duc, et dit en ricanant et en secouant la tête : — « Signor, voilà de ces choses dont j'ai parlé si souvent à Votre Excellence. Qu'elle sache que ces anciens n'entendaient rien à l'anatomie: aussi leurs ouvrages fourmillentils d'erreurs; » — Je gardais le silence et ne prêtais aucune


attention aux paroles de cet imbécile, car je lui avais même tourné les épaules. Lorsqu'il fut arrivé au bout de son fastidieux caquet, le duc me dit : — « Benvenuto, ceci est tout le contraire de ce que tu viens de me démontrer par de si beaux arguments. Défends-toi donc un peu. » A ces mots que le duc m'adressa du ton le plus affable, je répondis sur-le-champ : — CI Signor mio, Votre Excellence doit savoir que Bandinelli est et a toujours été un composé de mal ; de sorte que, dès qu'il regarde une chose, fût-elle la plus belle du monde, elle se métamorphose immédiatement à ses yeux en ce qu'il y a de pis. Moi, au contraire, qui ne suis porté qu'au bien, je vois plus sainement la vérité. Ainsi ce que j'ai dit de cette magnifique statue à Votre Excellence est la pure vérité, tandis que les assertions du Bandinelli émanent entièrement de la méchanceté qui forme son essence. » — Le duc m'écoutait avec beaucoup de plaisir. Quant au Bandinelli, il se livrait aux plus étranges contorsions, et son visage, qui de sa nature était déjà fort laid, faisait les plus vilaines grimaces que l'on puisse imaginer. — Le duc s'étant alors dirigé vers certaines salles basses, Bandinelli le suivit. Les camériers me prirent par ma cape et m'entraînèrent derrière lui.

Nous marchâmes ainsi jusqu'à ce que Son Excellence s'arrèta dans une salle, où elle s'assit. Bandinelli et moi nous nous plaçâmes l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. Je ne soufflais point mot, et les gens du duc qui nous entouraient regardaient fixement Bandinelli, en riant sous cape de ce que je lui avais dit dans la chambre de l'étage supérieur.

Bandinelli rompit le premier le silence. — cc Signor, dit-il, quand je découvris mon groupe d'Hercule et Cacus, on m'adressa, je crois, plus de cent sonnets infâmes, où la canaille en disait tout le mal imaginable. » — « Signor, répliquai-je alors, quand notre Michel-Ange Buonarroti découvrit sa sacristie où l'on voit tant de belles statues,


notre admirable et vaillante école lui adressa plus d'une centaine de sonnets qui chantaient ses louanges à qui mieux mieux. Et de même que le groupe du Bandinelli méritait les critiques dont on l'accablait, de même les stastues de Michel-Ange étaient dignes des éloges qu'on leur prodiguait. » — A ces mots, le Bandinelli manqua crever de rage. — ci Et toi, s'écria-il, qu'y saurais-tu reprendre? «

— « Je te le dirai, lui repartis-je, si tu as assez de patience pour m'écouter. » — « Allons, parle, » répondit-il. — Le duc et tous les autres assistants ouvraient une oreille attentive. Je débutai ainsi : — ci Sache qu'il me serait pénible d'avoir à t'énumérer les défauts que je trouve dans ton ouvrage; je m'en abstiendrai donc et je me contenterai de répéter ce qu'en dit notre savante école. » — Mais ce mauvais coquin, tantôt en murmurant des choses déplaisantes , tantôt en gesticulant des pieds et des mains, m'irrita tellement, que je continuai d'une façon beaucoup plus rude que je n'aurais fait s'il se fût conduit autrement. —

« Voilà, poursuivis-je, ce que dit cette noble école: cc Si l'on rasait les cheveux de ton Hercule, il ne lui resterait plus assez de crâne pour contenir la cervelle. On ne sait si sa face est celle d'un homme ou d'un monstre tenant à la fois du lion et du boeufs en outre, elle n'est pas à l'ac-.

tion. La tète est mal attachée au cou, avec si peu d'art et d'une manière si disgracieuse, qu'on n'imagina jamais rien de pis. Ses grosses épaules ressemblent aux deux paniers du bât d'un âne. Sa poitrine et ses muscles sont copiés non sur la nature humaine, mais d'après un mauvais sac de melons dressé le long d'un mur. Le dos paraît aussi être la reproduction d'un sac de calebasses. On ignore comment les deux jambes tiennent à ce torse difforme; on ne sait pas plus s'il s'appuie sur une jambe ou sur l'autre, et on voit encore moins s'il repose sur toutes deux, suivant la méthode observée quelquefois par les maîtres qui pos-


sèdent un peu leur métier. On reconnait facilement que cette statue tombe en avant de plus d'un tiers de brasse, ce qui est la plus grande et la plus impardonnable de toutes les erreurs dont se rendent coupables ces artistes sans valeur qui nous pleuvent par douzaines. Quant aux bras, ils sont tous deux étendus sans aucune grâce, et on n'y découvre pas plus d'art que si tu n'avais jamais contem plé un homme nu et vivant. La jambe droite de l'Hercule et celle du Cacus qui la touche sont agencées de telle façon que, si on les séparait, il ne resterait plus à l'endroit où elle se rencontrent, assez de mollet, non-seulement pour toutes deux, mais encore pour une seule. On dit encore qu'un des pieds de l'Hercule est enterré et que l'autre semble posé sur des charbons ardents. »

J'allais continuer, mais Bandinelli ne put avoir la patience d'entendre l'énumération des défauts de son Cacus : d'abord parce que je disais la vérité, ensuite parce que j'ouvrais les yeux au duc et à notre auditoire, qui, par ses gestes, témoignait de son étonnement et reconnaissait com- bien je parlais vrai. Baccio m'interrompit donc en s'écriant : — « Ah ! mauvaise langue, et mon dessin? pourquoi l'oublies-tu ? » — cc Celui qui dessine bien, répondis-je, ne peut mal exécuter; en conséquence je dois croire que ton dessin ressemble à tes ouvrages. » — Alors mon homme, blessé au vif par les regards et les gestes du duc et des autres assistants, se laissa emporter par son insolence et me cria en tournant vers moi sa face hideuse : — « Ah çà ! tais-toi, vil sodomite! » —A cette affreuse injure, le duc fronça les sourcils de colère; les autres serrèrent les lèvres et lui lancèrent des regards indignés. Quant à moi, qui me trouvais si horriblement offensé, je me sentis transporté de fureur ; mais j'eus aussitôt recours au remède et je dis : — I( Insensé ! tu sors des bornes. Plût à Dieu que je fusse initié à un art aussi noble, car Jupiter et Ganymède l'ont exercé


dans le ciel, et les plus grands empereurs et les plus grands rois le pratiquent sur cette terre. Par malheur, je ne suis qu'un humble et pauvre homme qui ne pourrais ni ne saurais aspirer à une chose si admirable. » — A cette réplique, personne ne fut capable de garder son sérieux; le duc et tous les assistants poussèrent les éclats de rire les plus bruyants que l'on puisse imaginer. — Sachez pourtant, bons lecteurs, que, si mes paroles étaient plaisantes, mon cœur se brisait de rage en songeant qu'un des plus sales scélérats qui naquirent jamais avait été assez audacieux pour m'adresser une telle insulte devant un si grand prince. Mais sachez aussi qu'il injuria plutôt le duc que moi-même; car, si je n'avais point été en présence de cet auguste seigneur, je l'aurais fait tomber mort à mes pieds.

— Cet impur coquin, décontenancé par les rires des gentilshommes qui ne cessaient pas, entama un nouveau sujet pour mettre fin aux railleries dont on l'accablait. — « Benvenuto, dit-il, prétend que je lui ai promis un bloc de marbre. » — « Comment, m'écriai-je, ne m'as-tu pas fait dire par ton ouvrier Francesco, fils du forgeron Matteo, que, si je voulais travailler le marbre, tu me donnerais un bloc? Je l'ai accepté : j'exige que tu me le livres. »cc Oh! oh! dit-il alors, sois certain que tu ne l'auras jamais. » — Comme je brûlais encore de la rage dont ses injures atroces m'avaient rempli, je fermai l'oreille à la raison, j'oubliai la présence du duc, et je lui dis : — "Je te déclare expressément que, si tu n'envoies pas le marbre chez moi, tu peux chercher un autre monde : car, coûte que coûte, je te crèverai le ventre dans celui-ci. » — Mais aussitôt, m'étant souvenu que j'étais en présence d'un grand prince, je me tournai humblement vers Son Excellence et je lui dis : — « Signor mio, un fou en produit cent autres. Les extravagances de cet homme m'ont fait oublier ce que je dois à Votre Excellence et à moi-même. Daignez


me pardonner. » — Le duc demanda alors au Bandinelli s'il était vrai qu'il m'eût promis un bloc de marbre. Le Bandinelli ayant répondu que c'était vrai , le duc me dit : — t, Va à l' œuvre de la cathédrale et prends celui qui te plaira. » — Je répondis que Bandinelli s'était engagé à l'envoyer chez moi. Nous échangeâmes des paroles terribles, et je persistai à ne point vouloir l'accepter à d'autres conditions.

Le lendemain matin on m'apporta un bloc. Je demandai qui me l'envoyait; on me répondit que c'était Bandinelli, et que ce marbre était celui qu'il m'avait promis. Je le fis immédiatement placer dans mon atelier et je commençai à le dégrossir. Je m'occupai aussi du modèle. J'avais une telle envie d'aborder le marbre que je n'avais pas la patience nécessaire pour exécuter un modèle avec le soin que l'art exige. Je ne tardai pas à m'apercevoir queJe marbre sonnait le fêlé sous le ciseau : de sorte que plusieurs fois j'eus regret d'avoir entrepris cet ouvrage. Cependant j'en tirai ce que je pus, c'est-à-dire le groupe d'Apollon et Hyacinthe, qui est encore aujourd'hui inachevé dans mon atelier. Le duc, qui souvent venait chez moi, me dit plus d'une fois : — cc Laisse un peu le bronze de côté, que je voie comment tu travailles le marbre. » — Alors je prenais mes outils, et j'attaquais mon bloc résolument. Le duc m'ayant demandé où était mon modèle, je lui répondis : — « Siguore, ce marbre est tout brisé ; néanmoins j'en ferai quelque chose ; car, bien que je n'aie pu me résoudre à terminer un modèle, je continuerai à travailler de mon mieux. »

Le duc me fit alors venir de Rome un bloc de marbre grec pour restaurer son Ganymède antique qui avait été cause de ma querelle avec le Bandinelli. Quand ce marbre fut arrivé, je pensai que ce serait vraiment dommage de le mettre en morceaux pour rétablir la tête, les bras et les


diverses parties qui manquaient au Ganymède. Je me procurai un autre bloc. — Afin d'utiliser le marbre grec, j'exé- cutai un petit modèle en cire auquel je donnai le nom de Narcisse. Je fus forcé de le représenter dans l'attitude qu'on lui voit aujourd'hui pour éviter deux trous de plus d'un quart de brasse de profondeur et de deux bons doigts de largeur dont le bloc était percé. Pendant nombre d'années, ce marbre avait été exposé à la pluie, de sorte que l'eau en séjournant dans les trous l'avait pénétré au point de le décomposer. C'est ce dont je pus me convaincre lorsqu'eut lieu le grand débordement de l'Arno. L'eau ayant monté dans mon atelier à plus d'une brasse et demie de hauteur et renversé le Narcisse, qui était placé sur un piédestal de bois carré, ma statue se rompit à l'endroit de la poitrine. Je la rajustai et je cachai la fente sous une guirlande de fleurs. Je consacrais à cet ouvrage quelques heures avant le lever du soleil et les jours de fête, afin de ne pas empiéter sur le temps destiné à mon Persée.

Un matin que j'arrangeais des petits ciseaux pour travailler au Narcisse, il me sauta dans l'œil droit une paillette d'acier extrêmement fine. Elle était entrée si avant dans la pupille qu'on ne pouvait par aucun moyen l'en retirer. J'étais persuadé que j'en perdrais l'œil. — Quelques jours après j'envoyai chercher le chirurgien Raffaello de' Pilli. Il me fit coucher sur une table, prit deux pigeonneaux vivants, et à l'aide d'un petit couteau leur ouvrit sous l'aile une veine, de façon que le sang me coulât dans l'œil. Je me sentis aussitôt soulagé. Au bout de deux jours, la paillette d'acier sortit; je me trouvai guéri et avec une meilleure vue qu'auparavant. — La fète de sainte Lucie devant avoir lieu trois jours plus tard, je me mis, pour remercier Dieu de celle bienheureuse guérison, à exécuter avec un écu de France un œil d'or, que je fis présenter à


l'autel par une de mes petites nièces, âgée de dix ans en- viron , et fille de ma sœur Liperata.

Je restai ensuite longtemps sans vouloir travailler au Narcisse , mais j'avançais toujours mon Persée, malgré les difficultés dont j'ai parlé plus haut, car j'avais résolu de le finir pour quitter Florence.


CHAPITRE V.

(1548 — 1549.)

Tracasseries. — Discussion scientifique. — Préparatifs pour la fonle du Persée. — Détails de la fonte du Persée. — Accidents. — Fièvre. — Tribulations. — Réussite.

— Voyage à Pise.

Après avoir jeté avec succès la Méduse, je travaillai à terminer en cire mon Persée. J'espérais et je me flattais qu'il viendrait aussi bien en bronze que la Méduse. Quand le modèle en cire fut achevé, il parut si beau, que le duc se laissa persuader ou s'imagina lui-même qu'il ne pourrait aussi bien réussir en bronze. — Dans une de ses visites, qui étaient plus fréquentes que d'ordinaire, il me dit : - IC Benvenuto, cette figure ne peut être jetée en bronze, les règles de l'art s'y opposent. ) - Ces paroles me blessèrent si vivement, que je répliquai : — « Signor, Votre Excellence a très-peu de confiance en moi, et je crois vraiment que cela vient ou de ce qu'elle prête trop l'oreille à ceux qui parlent mal de moi, ou de ce qu'elle ne s'y connaît pas. » — A peine le duc m'eut-il laissé achever ces mots, qu'il s'écria : — « Je prétends m'y connaître et je m'y connais très-bien. » — r, Oui, lui répondis-je aussitôt, oui, comme un prince, mais non comme un artiste; car si vous vous y connaissiez, ainsi que vous le prétendez, vous auriez confiance en moi. N'ai-je pas exécuté en bronze le


beau buste colossal de Votre Excellence que l'on a envoyé à l'ile d'Elbe? N'ai-je pas restauré le Ganymède, cette belle statue de marbre, qui m'a coûté plus de peine que si je l'eusse sculptée entièrement? Enfin, lorsque j'ai jeté en bronze la Méduse qui est devant vos yeux, n'ai-je pas surmonté d'immenses difficultés et opéré ce que personne n'avait encore jamais fait dans cet art diabolique? Voyez, signor mio, j'ai reconstruit mon fourneau d'après une méthode nouvelle ; car, sans parler de divers perfectionnements qu'on y remarque, j'y ai pratiqué deux issues pour le bronze, seul procédé qui pût mener à bien cette figure contournée. Sa réussite, à laquelle tous les maîtres de l'art refusaient de croire, n'est donc due qu'à mon habileté.

Tenez pour certain, signor mio, que tous les grands et difficiles travaux que j'ai exécutés en France pour ce merveilleux roi François Ier sont tous arrivés à bonne fin, uniquement parce que ce bon prince avait soin de m'encourager en me donnant un riche traitement et en m'accordant tous les ouvriers que je lui demandais, si bien que parfois j'en avais plus de quarante, tous choisis par moi. Voilà pourquoi j'ai fait tant d'ouvrages en si peu de temps. Ainsi donc, signor mio, ayez confiance en moi, accordez-moi ce dont j'ai besoin , et je vous terminerai, j'espère, un ouvrage qui vous plaira. Si, au contraire, Votre Excellence me décourage et ne me fournit point ce qui m'est nécessaire, elle ne saurait attendre de moi ou de tout autre quelque chose de bien. » — Le duc m'écoutait avec impatience : il se tournait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Quant à moi, pauvre malheureux, j'étais au désespoir en songeant à la magnifique position que j'avais en France. — Tout à coup le duc s'écria : — « Or çà , Ben- venuto, dis-moi un peu comment pourra jamais réussir à la fonte cette belle tète de Méduse que Persée tient dans sa main et qui est si élevée ! » — « Si Votre Excellence,


répliquai-je aussitôt, s'y connaissait comme elle le prétend, elle ne craindrait rien pour cette tête, mais s'inquiéterait bien plutôt de ce pied droit, qui est là, en bas. » — A ces mots, le duc, presque en colère, se tourna vers les seigneurs qui l'accompagnaient et leur dit : — « En vérité, je crois que ce Benvenuto se plait à tout contredire insolemment. » — Puis il ajouta, en se tournant vers moi avec un air de dérision qu'imitèrent tous les gens de sa suite : — « Allons, je veux avoir assez de patience pour écouter les raisons que tu imagineras de me donner à l'appui de ce que tu avances. »« Je vous donnerai une si bonne raison, lui répliquai-je alors, que la conviction entrera dans l'esprit de Votre Excellence. Sachez, signor, que le feu tend naturellement à s'élever, c'est pourquoi je vous promets que cette tête de Méduse viendra parfaitement. Maintenant, comme il est contre la nature du feu de descendre, et qu'il faut ici le forcer par des moyens artificiels à aller à six brasses de profondeur, j'affirme à Votre Excellence qu'il est impossible que ce pied réussisse; mais il me sera facile de le refaire. » - « Pourquoi, reprit le duc, ne t'es-tu pas arrangé de façon que ce pied vint aussi bien que la tête? » — « Il aurait fallu, répondis-je, construire un fourneau beaucoup plus grand, où j'eusse placé un canal de la grosseur de ma jambe. Le métal en fusion aurait été alors forcément entrainé par sa pesanteur, ce qui ne peut avoir lieu dans le canal qui, pour arriver aux pieds, parcourt un espace de six brasses, attendu qu'il n'a pas plus de deux doigts de largeur. Peu importe, cependant, car tout se réparera aisément. Enfin, quand mon moule sera plus d'à moitié plein, j'espère qu'en vertu des propriétés ascendantes du feu, la tête du Persée et celle de la Méduse réussiront parfaitement, soyez-en très-certain. » — Lorsque j'eus exposé ces excellentes raisons, et beaucoup d'autres que, pour être bref


je passe sous silence, le duc partit en secouant la tète.

Je m'armai de courage, et je chassai les idées qui à chaque instant m'assaillaient et me faisaient amèrement repentir d'avoir quitté la France. Je n'étais cependant venu à Florence, ma douce patrie, que pour secourir mes six petites nièces; mais je voyais bien que cette bonne action allait être la source d'une fou le de maux. Néanmoins, je me flattais qu'aussitôt que j'aurais achevé mon Persée, tous mes tourments se convertiraient en joie et me vaudraient une glorieuse récompense. Ainsi, animé d'une nouvelle ardeur, je rassem blai mes forces, et, avec le peu d'argent qui restait dans ma bourse, j'achetai quelques piles de bois de pin de la forêt de Serristori, près de Monte-Lupo. En les attendant, je couvrais mon Persée avec des terres que j'avais préparées plusieurs mois Ú l'avance , afin qu'elles fussent convenablement à point. Dès que j'eus achevé ma chape de terre (chape est le terme technique), que je l'eus soigneusement garnie d'une bonne armature de fer, je commençai, à l'aide d'un petit feu, à la dépouiller de la cire qui sortait par une foule d'évents; car, plus il y en a, mieux s'emplit le moule. Après avoir extrait la cire, je construisis autour de mon Persée, c'està-dire autour du moule, un fourneau à capsules, en bri- ques, disposées les unes sur les autres de manière à laisser entre elles une foule d'espaces vides, propres à faciliter la circulation du feu ; puis, durant deux jours et deux nuits, je le chauffai continuellement jusqu'à ce que toute la cire fût sortie et le moule parfaitement cuit. Alors je commençai à creuser une fosse pour y enterrer mon moule, suivant les règles de l'art. Quand ma fosse fut prête, je pris mon moule, et, à l'aide de cabestans et de solides cordages, je le redressai avec soin et le suspendis à une brasse au-dessus du plan de mon fourneau, en le dirigeant de façon qu'il gravitât précisément vers le centre de la fosse. Je le fis alors


descendre tout doucement au fond du fourneau, où on le déposa avec toutes les précautions imaginables. Dès que j'eus accompli ce beau travail, je le rechaussai avec la terre que j'avais enlevée de la fosse, et, à mesure qu'elle s'amoncelait, j'y plaçais, en guise d'évents, de ces petits tuyaux de terre cuite dont on se sert pour les éviers et autres choses de même nature. Lorsque je vis que j'avais bien consolidé le moule, que ce mode de le chausser, en y mettant ces tuyaux bien à leur place, était excellent, et que je pouvais me fier à mes ouvriers, qui comprenaient parfaitement ma méthode, si différente de celle des autres maîtres , je tournai mes pensées vers mon fourneau. Je l'avais fait emplir d'un nombre considérable de lingots de cuivre et de bronze, amoncelés les uns sur les autres, suivant les règles de l'art, c'est-à-dire en ayant soin de ménager entre eux un passage aux flammes, afin que le métal s'échauffât et se liquéfiât plus promptement. Alors, j'ordonnai résolument à mes ouvriers d'allumer le fourneau et d'y jeter des bûches de pin. Grâce à la résine qui découlait de ce bois et à l'admirable construction de mon fourneau , le feu fonctionnait si vigoureusement que je fus forcé de porter secours tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, ce qui me fatiguait à un point intolérable; cependant je redou blai d'efforts. Pour com bler la mesure, le feu prit à l'atelier et nous donna lieu de craindre que le toit ne s'abimât sur nous. En outre, il me venait du côté du jardin un si grand vent et une pluie si furieuse, que mon fourneau se refroidissait. Après avoir lutté, pendant quelques heures, contre ces déplorables accidents, je me harassai tellement, que, malgré la vigueur de ma constitution, je ne pus y résister. Une fièvre éphémère, la plus violente que j'aie jamais ressentie, s'empara de moi. Je fus donc forcé d'aller me jeter sur mon lit. — Au moment où je fus contraint de prendre ce parti désolant, je me tournai vers


mes auxiliaires qui étaient au nombre de plus de dix, en comptant les maîtres fondeurs, les manœuvres et les ou- vriers attachés à ma boutique, je me recommandai à eux tous; puis je m'adressai à un certain Bernardino Manellini de Mugello, qui depuis plusieurs années était chez moi, et je lui dis : — « Mon cher Bernardino, suis ponctuellement le plan que je t'ai expliqué, et va aussi vite que possible, car le métal sera bientôt à point. Tu ne peux te tromper, ces braves gens feront promptement les canaux.

Avec ces deux pierriers, vous frapperez les tampons du fourneau, et je suis certain que mon moule s'emplira trèsbien. Quant à moi, je me trouve plus malade que je ne l'ai jamais été depuis le jour où je suis né, et, en vérité, je crois qu'avant peu d'heures je ne serai plus de ce monde. »

— Là-dessus je les quittai, le cœur bien triste, et j'allai me coucher.

Dès que je fus au lit, j'ordonnai à mes servantes de porter à boire et à manger à tous ceux qui étaient dans mon atelier, et je leur disais : — « Hélas! demain matin je ne serai plus en vie ! » — Elles cherchèrent à m'encou- rager, en m'assurant que ce grand mal étant venu par trop de fatigue, il ne tarderait pas à se dissiper. La fièvre alla toujours en augmentant de violence durant deux heures consécutives, pendant lesquelles je ne cessais de répéter que je me sentais mourir. — Ma servante, qui gouvernait toute la maison et qui se nommait Mona Fiore da Castel del Rio, la femme la plus vaillante et la plus dévouée qui ait jamais existé, me prodiguait les soins les plus empressés et ne cessait de me crier que j'étais fou de me décourager ainsi. Cependant mes souffrances et mon accablement brisaient son brave cœur, et elle ne pouvait empêcher que ses yeux ne laissassent tomber des larmes qu'elle essayait de me cacher.

Taudis que j'étais en proie à ces affreuses tribulations 1


je vis entrer dans ma chambre un homme tortu comme un S majuscule, qui se mit à me dire d'une voix aussi piteuse et aussi lamentable que celle des gens qui annoncent aux condamnés leur dernière heure : — « Hélas ! Benvenuto, votre travail est perdu, et il n'y a plus de remède au monde ! » — Aux paroles de ce malheureux, je poussai un si terrible cri, qu'on l'aurait entendu du septième ciel.

Je me jetai à bas du lit, je pris mes habits et commençai à me vêtir en distribuant une grêle de coups de pied et de coups de poing à mes servantes, à mes garçons et à tous ceux qui venaient pour m'aider. - « Ah ! traîtres ! ah !

envieux ! leur criais-je en me lamentant, c'est une trahison préméditée; mais je jure Dieu que je saurai à quoi m'en tenir et qu'avant de mourir je prouverai qui je suis, et de telle façon, que plus d'un en sera épouvanté. »

Lorsque j'eus achevé de m'habiller, je me rendis, l'esprit bouleversé, dans mon atelier, où je trouvai stupéfaits et comme abrutis tous ces gens que j'avais laissés si joyeux et si pleins de courage. — « Or çà, leur criai-je, écoutczmoi, et, puisque vous n'avez pas su ou voulu suivre les instructions que je vous avais données, obéissez-moi, maintenant que me voilà pour présider à mon œuvre. Que pas un ne raisonne, car, dans de telles circonstances, il faut des bras et non des conseils. » - Un certain maestro Alessandro Lastricati (1) me répondit : - '( Voyez, Benvenuto, vous voulez aborder une entreprise contre toutes les règles de l'art et dont la réussite est impossible. » —A ces mots, je me retournai vers lui avec tant de fureur et avec un air qui indiquait si bien que j'étais résolu à faire un mauvais coup qu'Alessandro et tous les autres s'écrièrent à la fois : — « Là! là! commandez : nous obéirons à tous vos ordres

(1) Cet Alessandro Lastricati est probablement purent du sculpteur et fondeur Za- nobi Lastricati, lequel présida à la cérémonie des obsèques de Michel-Ange. — Voyez Vasnri, Tiir de Michel - Angr , (. V, p. 230 et 237.


tant qu'il nous restera un souffle de vie. » — Je crois qu'ils me dirent ces bonnes paroles parce qu'ils pensaient que j'allais bientôt tomber mort.

Je courus sur-le-champ à mon fourneau, et je vis que le métal s'était tout coagulé et, pour me servir d'un terme de fonderie, avait formé un gâteau. — J'envoyai deux manœuvres chercher en face, dans la maison du boucher Capretta, une pile de bois de jeunes chênes qui étaient sciés depuis plus d'un an et que madonna Ginevra, femme dudit Caprelta, m'avait offerts. Aussitôt que les premières brassées m'eurent été apportées, j'en remplis la fournaise.

-Comme le chêne produit un feu plus violent que toute autre espèce de bois (on emploie le peuplier et le pin pour couler l'artillerie, qui réclame une chaleur plus douce), il arriva que mon gâteau commença à se liquéfier et à étinceler dès qu'il eut commencé à sentir ce feu infernal. —

En même temps je fis ouvrir les canaux et j'envoyai sur le toit quelques-uns de mes gens pour éteindre le feu que les flammes du fourneau y avaient allumé de plus belle.

Du côté du jardin j'avais fait placer des planches et tendre des tapis et des toiles qui me garantissaient de la pluie. —

J'eus bientôt remédié à tous ces accidents. - De ma plus grosse voix je criais à mes hommes : — « Apportez-moi ceci, ôtez-moi cela; » - et toute cette brigade, voyant que le gâteau commençait à se liquéfier, m'obéissait de si bon cœur que chaque ouvrier faisait la besogne de trois. Alors je fis prendre un demi-pain d'étain qui pesait environ soixante livres, et je le jetai dans le fourneau sur le gâteau, qui, grâce au chêne qui le chauffait en dessous et aux leviers avec lesquels nous l'attaquions en dessus, ne larda pas à devenir liquide. Quand je vis que, contre l'attente de tous ces ignorants, j'avais ressuscité un mort, je repris tant de force qu'il me semblait n'avoir plus ni fièvre ni crainte de la mort. — Tout à coup une détonation frappa


nos oreilles, et une flamme semblable à un éclair brilla à nos yeux. Une indicible terreur s'empara de chacun et de moi plus que des autres. Dès que ce fracas fut passé et cette clarté éteinte, nous nous regardâmes les uns les autres. Bientôt nous nous aperçûmes que le couvercle de la fournaise avait éclaté et que le bronze débordait.

J'ordonnai d'ouvrir de suite la bouche de mon moule et en même temps de frapper sur les deux tampons.

Ayant remarqué que le métal ne courait pas avec la rapidité qui lui est habituelle, je pensai qu'il fallait peutêtre attribuer sa lenteur à ce que la violence du feu auquel je l'avais soumis avait consumé l'alliage. Je fis alors prendre tous mes plats, mes écuelles et mes assiettes d'étain, qui étaient au nombre d'environ deux cents; j'en mis une partie dans mes canaux et je jetai l'autre dans le fourneau. Mes ouvriers, voyant que le bronze était devenu parfaitement liquide et que le moule s'emplissait, m'aidaient et m'obéissaient avec autant de joie que de courage.

— Tout en leur commandant tantôt une chose, tantôt une autre, je disais : — « Béni sois-tu, ô mon Dieu ! qui par ta toute-puissance ressuscitas d'entre les morts et montas glorieusement au ciel! » —A l'instant mon moule s'emplit. Je tombai à genoux et je remerciai le Seigneur de toute mon âme. — Puis, ayant aperçu un plat de salade qui était là sur un mauvais petit banc, j'en mangeai de grand appétit et je bus avec tous mes hommes. Ensuite, comme il était deux heures avant le jour, j'allai joyeux et bien mieux portant me fourrer dans mon lit, où je me reposai aussi tranquillement que si je n'eusse jamais été le moins du monde indisposé. - Pendant ce temps, ma bonne servante, sans que je lui eusse rien dit, m'avait préparé un petit chapon bien gras; de sorte que, quand je me levai vers l'heure du dîner, elle accourut gaiement près de moi en me disant : « Est-ce donc là cet homme


qui se sentait mourir? En vérité, je crois que ces coups de poing et ces coups de pied que, dans votre fureur diabolique, vous nous avez administrés la nuit passée, auront épouvanté la fièvre, qui se sera enfuie de peur d'en recevoir autant. « — Tous mes braves gens, qui étaient remis de leur frayeur et de leurs fatigues, coururent alors acheter, en remplacement de ma vaisselle d'étain, des plats et des assiettes de terre dans lesquels nous dînâmes joyeusement.

Je ne me souviens pas d'avoir de ma vie mangé avec plus d'appétit et de gaieté.

Après le dîner, tous ceux qui m'avaient aidé vinrent me trouver. Ils se félicitaient et remerciaient Dieu de ce qui était arrivé. Ils disaient qu'ils avaient appris et vu faire des choses que tous les autres maîtres tenaient pour impossibles. De mon côté, je n'étais pas sans être un peu fier de l'habileté que j'avais déployée. Enfin, je mis la main à la poche et je payai et contentai tout mon monde.

Mon mortel ennemi, le maudit messer Pier Francesco Riccio, le majordome du duc, avait le plus vif désir de savoir comment l'affaire s'était passée. Les deux traîtres que je soupçonnais d'avoir amené mon métal à l'état de gâteau lui dirent que je n'étais pas un homme, mais plutôt le grand diable en personne, attendu que j'avais obtenu des résultats que l'art seul ne pouvait produire, et que j'avais accompli une foule de choses trop difficiles pour un simple démon. Comme ils avaient beaucoup amplifié ce qui était arrivé , sans doute afin de s'excuser de leur insuccès, le majordome, en écrivant au duc, qui était alors à Pise, se jeta de son côté dans des exagérations encore plus terribles et plus merveilleuses.

Après avoir laissé refroidir le bronze pendant deux jours, je commençai à le découvrir peu à peu. Je trouvai d'abord que la tête de la Méduse était parfaitement venue, grâce aux évents, et, comme je l'avais annoncé au duc,


parce que le feu de sa nature tend à s'élever. En continuant de fouiller, je rencontrai l'autre tête, c'est-à-dire celle du Persée, qui était également réussie : j'en fus beau- coup plus étonné; car, on le sait, elle est infiniment plus basse que celle de la Méduse. La bouche du moule s'ouvrait sur la tête et les épaules du Persée. Par un bonheur inouï, le bronze qui était dans mon fourneau se trouva exactement suffisant pour terminer la tête : chose surprenante! il n'en resta pas un grain dans les canaux, et rien ne manqua à la mesure qui m'était nécessaire. Cela me parut un véritable miracle opéré par Dieu. Je poursuivis mon exhumation avec le même succès. Tout se présentait aussi heureusement. Lorsque j'arrivai au pied de la jambe droite qui pose à terre, je m'aperçus que le talon était venu, puisqu'il était entier. J'en fus très-content d'un côté, mais d'un autre côté j'en fus contrarié, parce que j'avais dit au duc que le pied ne pourrait réussir. En finissant de le découvrir, je vis qu'il manquait non-seulement les doigts, mais encore près de la moitié du pied. Bien que cet accident dût me donner un peu plus de travail, j'en fus enchanté, car il devait prouver au duc que je savais mon métier. Du reste, si le métal avait formé une plus grande partie du pied que je ne l'avais cru, cela tenait simplement à ce que le brouze avait été chauffé plus que les règles ne le prescrivent et à ces plats d'étain que j'y avais mêlés pour le liquéfier, procédé qu'aucun maître n'a jamais employé.

Dès que je vis mon œuvre si bien venue, j'allai à Pise trouver le duc et la duchesse, qui me firent l'accueil le plus aimable que l'on puisse imaginer. Bien que le majordome ne leur eût rien laissé ignorer, la chose leur parut encore plus étonnante quand ils me l'entendirent raconter.

Enfin, lorsque je me mis à parler de ce pied qui n'avait pas réussi comme je l'avais annoncé, le duc fut émerveillé


et répéta à la duchesse ce que je lui avais dit à ce sujet.

— Leurs Seigneuries se montrèrent alors si favorablement disposées à mon égard, que je priai le duc de me permettre d'aller jusqu'à Rome. Il y consentit gracieusement en m'enjoignant de revenir au plus vite pour terminer son Persée; de plus, il me donna des lettres de recommandation pour Averardo Serristori, son ambassadeur. — Cela se passait dans les premières années du pontificat de Jules de' Monti.



LIVRE HUITIÈME

CHAPITRE PREMIER.

(1552.)

Le buste de Biudo Altoviti. — Lettre du Buonarroti. — Arrivée à Hume. — P laceuicu t d'argent. — Entrevue de Cellini et de Michel - Ange. — T i blno. — Retour il Florence. — Affaire du collier de perles. — Le courtier Bernardinu. — Ce qu'on gagne à être honnête homme.

Avant de partir, je recommandai à mes ouvriers d'avoir bien soin de procéder suivant le mode que je leur avais indiqué (1). - Voici pourquoi j'entrepris ce voyage. —

J'avais fait en bronze, et grand comme nature, le buste de Bindo, fils d'Antonio Altoviti, et je le lui avais envoyé à Rome. Bindo avait placé ce buste dans un cabinet splen-

(1) Avant cette phrase, on trouve dans le manuscrit original un paragraphe que Cellini a complétement raturé. Néanmoins, comme il renferme diverses particularités que notre auteur a omis de rapporter plus tard, nous jugeons A propos de le relater ici.

Il est ainsi conçu : » J'allai à Rome , et je laissai des ouvriers qui continuaient de travailler. La cause de mon voyage fut la mort de Bindo, fils d'Antonio Altoviti, qui, après s'être déclaré rebelle, avait refusé de me payer chaque mois ma rente de quinze écus, comme il s'y était engagé. Le duc avait ordonné que l'on me restituât mon capital, qui 8e composait de douze cents écus d'or et que j'avais placé viagèrement entre les mains de Bindo. Son


didement orné d'antiquités et d'une foule d'autres objets précieux, mais nullement disposé pour recevoir des sculptures, et encore moins des peintures, car les fenêtres se trouvaient au-dessous de ces chefs-d'œuvre, de sorte que, la lumière leur arrivant d'en bas, ils ne pouvaient se voir à leur avantage, comme cela aurait eu lieu, s'ils eussent été bien éclairés.

Un jour, Michel-Ange Buonarroti étant venu à passer au moment où Bindo se tenait sur le pas de sa porte, celuici le pria de vouloir bien entrer chez lui pour voir son cabinet. Michel-Ange, y ayant consenti, s'écria en pénétrant dans le cabinet : — « Quel est le maitre qui vous a fait ce magnifique portrait? Cette tète me plaît autant et même plus que ces antiques, qui, pourtant, sont d'une rare beauté.

Si ces fenêtres, au lieu d'être en bas, se trouvaient en haut, tout cela y gagnerait infiniment, et votre buste se montrerait à son honneur au milieu de tant de chefs-d'œuvre. »

— Dès que Michel-Ange eut pris congé de Bindo, il m'écrivit une lettre fort gracieuse, qui était ainsi conçue : — - Benvenuto mio, depuis nombre d'années je vous connais pour le plus grand orfèvre qui ait jamais existé : main» tenant je sais que vous êtes un sculpteur non moins ha» bile. Apprenez que messer Bindo Altoviti m'a montré son buste en bronze, et m'a dit qu'il était de votre main.

Il m'a fait un plaisir extrême ; mais je suis désolé qu'il » soit sous un mauvais jour ; car, s'il était éclairé comme » il faut, il paraîtrait aussi beau qu'il l'est en effet. » -

Excellence voulail que l'on me remît cent écus par mois jusqu'à parfait remboursement.

Mais je reconnus qu'un revenu mensuel de quinze écus m'offrait plus d'avantages, et d'un autre côté, mes malencontreux rapports avec le duc me donnaient lieu de craindre que mes ennemis acharnés ne l'indisposassent contre moi au point de me faire perdre revenu et capital. Après la mort de Ilindo, ses deux fils m'ayant bénévolement proposé de me payer ma rente et tout l'arriéré, qui s'élevait à plus de trois cents écus d'or, je pesai l'un et l'autre parti, et je jugeai que le meilleur était de m'en tenir à la rente et aux trois cents écos, d'autant plus que je n'avais pas d'enfants. »


Cette lettre était remplie des expressions les plus affectueuses et les plus honorables pour moi. Avant de partir pour Rome, je la montrai au duc qui, après l'avoir lue avec beaucoup d'intérêt, me dit : — c Benvenuto, retiens-le, et si tu peux le déterminer à revenir à Florence, je le ferai sénateur. » — J'écrivis donc à Michel-Ange dans les termes les plus flatteurs, et je lui promis de la part du duc cent fois plus que je n'y avais été autorisé. Mais, pour n'être pas ensuite désavoué, avant de cacheter mon épître, je la présentai au duc en lui disant : — « Signor, peut-être ai-je trop promis. » — « Non , me répondit-il, c'est encore audessous de ce qu'il mérite, et je lui donnerai davantage, i — Michel-Ange laissa cette lettre sans réponse, ce qui ir- rita vivement le duc.

A mon arrivée à Rome, j'allai loger chez Bindo Altoviti.

Il me dit de suite qu'il avait montré son buste en bronze à Michel-Ange qui l'avait beaucoup admiré : nous en causâ- mes fort au long. —Bindo me devait douze cents écus d'or qu'il avait prêtés en son nom au duc avec environ quatre mille écus de son argent : il m'en payait l'intérêt. Cette affaire fut cause que je fis son buste. Quand il en eut vu le modèle en cire, il chargea le notaire Giuliano Paccalli, qui demeurait chez lui, de me remettre cinquante écus d'or. Je ne voulus pas les prendre, et je les lui renvoyai par messer Giuliano. Plus tard, je dis à Bindo lui-même : — u Il me suffit que vous fassiez valoir mon argent et qu'il me rapporte quelque chose. » — Mais, quand nous en vîn- mes au règlement de nos comptes, je ne tardai pas à m'apercevoir de ses mauvaises intentions à mon égard; car, au lieu de me traiter avec amitié comme auparavant, il me témoigna beaucoup de froideur, et, bien que je logeasse chez lui, me montra constamment une mine renfrognée.

Cependant nous terminâmes notre affaire en peu de mots.

Je perdis la main-d'œuvre de son buste ainsi que le bronze,


et il fut convenu qu'il garderait mon argent en m'en payant l'intérêt pendant toute ma vie, à raison de quinze pour cent.

Une des premières choses que je fis en arrivant à Rome tut d'aller baiser les pieds du pape. Pendant que je cau- sais avec Sa Sainteté, survint messer Averardo Serristori, ambassadeur de notre duc. Ma conversation avec le pape avait pris une telle tournure, qu'il m'aurait été facile, je crois, de m'entendre avec lui pour entrer à son service.

Dégoûté de Florence par les cruelles vexations que j'y avais éprouvées, je me serais avec plaisir fixé de nouveau à Rome, mais je m'aperçus que l'ambassadeur avait déjà manœuvré de façon à empêcher que cela n'eût lieu.

Je me rendis chez Michel-Ange et je lui répétai tout ce que je lui avais écrit de Florence de la part du duc. Il me répondit qu'il travaillait à la construction de Saint-Pierre, et qu'en conséquence il ne pouvait partir. Je lui répliquai que, puisqu'il avait arrêté le plan de cet édifice, il n'avait qu'à le laisser à son Urbino (1), qui exécuterait ponctuellement tous ses ordres. En même temps je lui fis mille promesses au nom du duc. Il me regarda alors fixement, et me dit avec un malin sourire : — « Et vous, êtes-vous

(1) Francesco Amatori, plus connu sous le nom d'Urbino, était le plus fidèle ami de Michel-Ange, comme le témoigne la lettre suivante que ce dernier écrivit à Vasari : « Messer Giorgio, mou cher ami, j'écrirai mal ; cependant il faut que je vous dise quelque chose en réponse à votre lettre. Vous savez comment Urbino est mort; s'a été pour moi une très-grande faveur de Dieu, et un chagrin bien cruel. Je dis que ce fut une faveur de Dieu , parce que Urbino, après avoir été le soutien de ma vie, m'a appris non-seulement à mourir sans regrets, mais même à désirer la mort. Je l'ai gardé viagtsix ans avec moi, et je l'ai toujours trouvé parfait et tidèle. Je l'avait enrichi, je le regardais comme le bâton et l'appui de ma vieillesse , et il m'échappe en ne me laissant que l'espérance de le revoir dans le paradis. J'ai un gage de son bonheur dans la manière dont il est mort. Il ne regrettait pas la vie, il s'affligeait seulement en pensant qu'il me laissait accablé de maux , au milieu de ce monde trompeur et méchant, etc. »

— Voy. Vasari, Vie de Ilicliel-A irge i t. V.


content de lui? » -J'eus beau lui assurer que j'étais trèscontent et parfaitement traité, il me témoigna qu'il con- naissait la plus grande partie de mes déboires. Sa réponse fut donc qu'il lui serait difficile de partir. Je lui remontrai qu'il agirait sagement en retournant dans sa patrie, qui était gouvernée par le prince le plus juste du monde et le plus ardent protecteur de l'art. Ainsi que je l'ai noté plus haut, Michel-Ange avait un élève, natif d'Urbin, qui depuis nombre d'années remplissait près de lui plutôt le rôle d'un valet et d'une servante que celui d'auxiliaire dans ses Iravaux, car il était resté sans rien apprendre. Lorsque, par une foule de bonnes raisons, j'eus réduit Michel-Ange a ne plus savoir que dire, il se tourna vers son Urbino en ayant l'air de lui demander son avis. Aussitôt cet homme s'écria d'un ton rustique, en enflant sa voix : - « Je ne me séparerai jamais de mon cher messer Michel-Ange, jusqu'à ce qu'il me laisse sa peau ou que je lui laisse la mienne. » — A cette stupide réponse, je ne pus m'empêcher de rire, et, sans dire adieu, je me retirai en haussant les épaules.

Après la mauvaise réussite de mon affaire avec Bindo Altoviti, qui me força de perdre mon bronze et de lui laisser mon argent en viager, je sus à quoi m'en tenir sur la bonne foi des marchands, et je regagnai Florence fort mécontent. —Je me rendis de suite au palais pour voir le duc, mais il était à Castello, près de Ponte-a-Rifrcdi. —

Je rencontrai au palais le majordome messer Pierfrancesco Ricci. Au moment où je m'approchai de lui pour lui faire les politesses d'usage, il s'écria du ton de la plus profonde surprise : - (i Comment, te voilà de retour? » — Puis, sans sortir de sa stupéfaction, il me dit en se frappant les mains l'une contre l'autre : — ., Le duc est à Castello! » — Et là-dessus il me tourna les épaules et partit. — Ne pouvant


savoir ni imaginer ce que signifiait la conduite de cet animal, je courus sur-le-champ à Castello. J'entrai dans le jardin : le duc y était, je le reconnus de loin. Des qu'il m'aperçut, il fit un geste de surprise et me dit de me retirer. Moi, qui me flattais que Son Excellence me verrait avec plus de plaisir qu'auparavant, je fus vivement blessé de ces bizarres procédés. — Je retournai très-chagrin à Florence, où je m'occupai sans relâche à terminer ma statue. - Dans l'impossibilité où j'étais d'assigner une cause à cette étrange réception, je me mis à observer la manière dont m'accueillaient le signor Sforza et les autres intimes du duc. Je ne pus même m'empêcher de demander au signor Sforza ce que tout cela voulait dire. Il se con- tenta de me répondre en souriant : — « Benvenuto, appliquez-vous à être honnête homme et ne vous inquiétez de rien. » — Peu de jours après, on me fournit l'occasion de parler au duc. Il m'adressa quelques compliments assez louches, puis me questionna sur ce qui se faisait à Rome.

Je soutins la conversation de mon mieux, et je lui parlai du buste de Hindo Altoviti et de ce qui s'en était suivi.

M'étant aperçu qu'il m'écoutait avec beaucoup d'attention, je lui contai également tout ce qui s'était passé entre Michel-Ange et moi. Il en éprouva quelque dépit, mais il rit à gorge déployée lorsque je lui rapportai les paroles d'Urbino. — « Tant pis pour Michel-Ange! » - s'écria-t-il ensuite. Là-dessus je le quittai.

A coup sûr, le majordome Pierfrancesco m'avait secrètement desservi auprès du duc; mais ses menées n'obtinrent point de succès, car Dieu, qui aime la vérité, me protégea comme il l'a fait jusqu'à ce jour dans tous les dangers que j'ai courus. J'espère qu'il continuera de me prêter son appui jusqu'à la fin de ma vie agitée. Appuyé sur lui, je marche courageusement en avant, sans me


laisser épouvanter par la fureur du destin ou de ma cruelle étoile; mon unique souci est de me maintenir en grâce auprès de Dieu.

Maintenant, bon lecteur, écoute le récit d'un terrible événement. Je mettais tout le soin et toute la célérité possibles à terminer ma statue. — Le soir, j'allais dans le gardemeuble du duc aider les orfèvres que Son Excellence employait, car la plupart de leurs ouvrages s'exécutaient d'après mes dessins. Je m'y rendais quelquefois dans la journée, car j'avais remarqué que le duc prenait beaucoup de plaisir à voir travailler les ouvriers et à converser avec moi. Un jour entre autres, le duc y vint suivant son habitude, et cette fois-là d'autant plus volontiers qu'il avait appris que je m'y trouvais. Dès qu'il fut arrivé, il se mit à me parler d'une foule de choses intéressantes. De mon côté, je sus si bien animer la conversation, qu'il se montra d'une gaieté que je ne lui avais encore jamais soupçonnée. Sur ces entrefaites, un de ses secrétaires entra et lui parla à l'oreille, probablement de quelque affaire fort importante, car Son Excellence se leva sur-le-champ et passa avec lui dans une autre salle. — Un instant auparavant, la duchesse avait envoyé voir ce que faisait Son Excellence. Le page lui apprit que le duc causait et riait avec moi, et qu'il était de la meilleure humeur du monde. Elle accourut aussitôt dans le garde-meuble, mais elle n'y trouva plus le duc.

Elle s'assit alors près de nous, nous regarda travailler pendant quelque temps, puis se tourna gracieusement vers moi et me montra un collier de grosses perles, vraiment très-rares, en me demandant ce que j'en pensais. Je lui dis qu'il était fort beau. — « Je veux, reprit-elle, que le duc me l'achète: ainsi, Benvenuto mio, vante-le-lui autant que possible. » - A ces mots, je voulus être franc, et je dis à la duchesse avec tout le respect imaginable : — « Signora mia, je croyais qu'il appartenait à Votre Excellence. Main-


tenant que je sais qu'il en est autrement, je suis forcé de vous révéler de ces choses que les lois de la bienséance m'avaient commandé de vous taire. Je dirai donc que l' e.

périence que m'a donnée ma profession me montre dans ces perles de si nombreux défauts, que je ne conseillerai jamais à Votre Excellence de les acheter. »le Le mar- chand , répliqua-t-elle, me le cède pour six mille écus ; elles en vaudraient plus de douze mille, si elles n'avaient point ces petits défauts. » — « Quand même ce collier serait parfait, lui répondis-je, je n'engagerais jamais personne à le payer cinq mille écus ; car les perles ne sont pas des pierres fines; ces perles ne sont que des os de poisson qui s'usent au bout d'un certain temps. Les diamants, les rubis, les émeraudes et les saphirs au contraire ne vieillissent jamais, voilà les quatre véritables pierres fines.

C'est là ce qu'il faut acheter. » — La duchesse me dit alors, non sans quelque dépit : — « J'ai envie de ces perles, et je te prie de los porter au duc et de les lui vanter autant que tu pourras, et, s'il est nécessaire que tu fasses quelques petits mensonges, ne les épargne pas pour me rendre service, tu t'en trouveras bien. » — J'ai toujours eu la vérité en amour et le mensonge en haine, mais force me fut d'accepter cette mission pour ne point perdre les bonnes grâces d'une si grande princesse. — Je pris donc ces maudites perles, bien à contre-cœur, et j'entrai dans la salle où le duc s'était retiré. Dès qu'il m'aperçut, il me dit : — « Quel sujet t'amène ici, Benvenuto? » - « Siguor, répondis-je en lui présentant les perles, je viens vous montrer un magnifique collier vraiment digne de Votre Excellence. Je ne crois pas qu'on puisse jamais rassembler quatre-vingts perles qui produisent plus d'effet; ainsi, achetez-les, signor, car elles sont admirables. »« Je n'en veux pas, s'écria le due aussitôt, elles sont loin d'être aussi belles que tu le pré-, tends; je les ai vues, elles ne me plaisent pas. » — « Par-


donnez-moi, signor, repris-je alors; ces perles surpassent toutes celles qui furent jamais employées à former un col lier, i) — La duchesse s'était levée et placée derrière une porte d'où elle entendait tout ce que je disais. — Lorsque j'eus insisté mille fois plus que je ne l'indique ici, le duc me dit avec douceur : — « Deurcnulo, je sais que tu es un excellent connaisseur; si ces perles étaient aussi rares que tu l'affirmes, je n'hésiterais pas à les acheter pour plaire a la duchesse, et en outre parce que j'en ai besoin pour mes fils et mes filles. a — Comme j'avais tant fait que de commencer à débiter ce mensonge, je m'engageai dans cette voie avec encore pins d'audace, en ayant soin de donner à mes assertions le plus de vraisemblance possible, alin que le duo y ajoutât foi et dans l'espoir que la duchesse me protégerait en temps et lieu. Elle m'avait averti que j'aurais deux cents ducats si le marché se concluait; mais j'é- tais résolu à ne pas accepter un sou, pour ne point autoriser le duc à penser que j'avais agi par cupidité. — l' Je sais que tu t'y connais parfaitement, me répéta-t-il du ton le plus affable; il faut donc que tu me dises la vérité, si tu es honnête homme, ainsi que je l'ai toujours pensé. » - A ces mots je rougis et mes yeux s'humectèrent de larmes. —

« Signor mio, m'écriai-je, si je dis la vérité à Votre Excellence, la duchesse me vouera une haine mortelle, et je serai forcé de quitter Florence et d'abandonner mon Persée que j'ai promis à cette noble école. Mes ennemis ne manqueront pas de me bafouer. Je me recommande donc à Votre Excellence, » — Le duc ayant alors reconnu que j'avais été contraint de parler comme je l'avais fait, me répondit: — « Si tu as confiance en moi, ne crains rien au. monde. »« Hélas ! signor mio, lui répliquai-je, com- ment sera-t-il possible que la duchesse ne le sache point ? »

— Aussitôt le duc me dit en levant solennellement la main :


n Tu peux compter que le secret sera aussi bien gardé que s'il était renfermé dans une cassette de diamant. » — Fort de cette promesse, je lui confessai de suite tout ce que je pensais de ces perles, et je lui déclarai qu'elles ne valaient guère plus de deux mille écus. La duchesse, ne nous entendant plus parler, car nous avions baissé la voix autant que possible, entra en disant : — « Signor mio, je supplie Votre Excellence de m'acheter ce collier, j'en ai la plus grande envie, et votre Benvenuto m'a assuré qu'il n'en avait jamais vu de plus beau. »« Je ne veux pas l'acheter, i) - répondit le duc. — cc Et pourquoi Votre Excellence se refuse-t-elle à me faire ce plaisir? » — « Parce qu'il ne me convient pas de jeter l'argent au vent. » — « Comment, jeter l'argent au vent ! reprit la duchesse; mais votre Benvenuto, en qui vous avez à bon droit tant de confiance, m'a dit qu'il était de trois mille écus trop bon marché. » — « Signora, répliqua le duc, mon Benvenuto m'a dit à moi que, si je l'achetais, ce serait autant d'argent perdu. En effet, ces perles ne sont ni rondes ni pareilles, il y en a même beaucoup de vieilles; pour vous en convaincre, voyez celle-ci, voyez celle-là, regardez cette autre.

Bref, ce n'est pas ce qu'il me faut. » — A ces mots, la duchesse me lança un regard terrible et se retira en me faisant avec la tête un geste menaçant.

Je fus grandement tenté de m'en aller à la grâce de Dieu et de quitter l'Italie; mais, comme mon Persée était presque terminé, je ne voulus pas m'exposer à le perdre.

— Que l'on juge de la cruelle position où je me trouvais!

Le duc avait ordonné devant moi à ses huissiers de me laisser toujours pénétrer jusqu'à lui dans ses appartements; et, d'un autre côté, la duchesse leur avait enjoint de me renvoyer chaque fois que je me présenterais au palais. Aussi, des que j'arrivais, ils quittaient les portes confiées à leur


garde et m'éconduisaient en tâchant que le duc ne s'aperçût de rien ; car, lorsqu'il me voyait avant ces misérables, il m'appelait ou me faisait signe d'entrer.

La duchesse envoya chercher le courtier Bernardone.

Bien qu'elle se fût plainte énergiquement à moi-même de la bassesse et de la scélératesse de cet homme, elle lui recommanda de mener à fin l'affaire des perles. — « Fiezvous à moi, signora mia, » — lui dit ce ribaud, et il se rendit chez le duc avec le collier en main. Dès que le duc le vit, il lui enjoignit de se retirer. Alors ce mauvais drôle, avec sa vilaine voix, qui sortait de son gros nez d'àne, se mit à dire : — « Ah ! signor mio, achetez ce collier pour cette pauvre signora qui en meurt d'envie. » — Il ajouta une foule de sots propos et finit par fatiguer le duc qui lui dit : — » Allons, va-t'en , ou bien fais le bouffi. » — L'infâme gredin n'eut garde d'hésiter , car il savait que si, en se gonflant les joues ou en chantant La Bella Franceschina (1), il pouvait déterminer le duc à conclure le marché, il y gagnerait les bonnes grâces de la duchesse et en outre un courtage de quelques centaines d'écus. Il se gonfla donc les joues, et le duc lui appliqua sur son vilain moufle quelques bons soufflets un peu plus rudes que de coutume, afin qu'il décampât. Ces vigoureuses gourmades rendirent écarlates les grosses joues de Bernardone et lui tirèrent les larmes des yeux, mais cela ne l'empêcha pas de s'écrier : — « Vous le voyez, signor!

votre fidèle serviteur ne recule devant rien , et s'estime heureux de tout sou ffrir, pourvu que cette pauvre duchesse soit contente. » — Alors le duc, pour se débarrasser de ce gueux fieffé ou pour le récompenser de ses soufflets, ou par amour de la duchesse, à laquelle il chercha toujours à complaire, lui dit : — <i Que le diable t'emporte! va-t'en et

(1) Ancienne ehansonnpllp populaire « Florcncp,


achète le collier; je consens à tout ce que désire la duchesse.» — La mauvaise fortune s'acharna-t-elle jamais avec plus de rage à persécuter un pauvre homme? Favorisat-elle jamais d'une manière plus honteuse un infâme misérable? — Je perdis les bonnes grâces de la duchesse, qui contribua grandement à m'enlever celles du duc. Le Bernardone, au contraire, gagna un énorme courtage et les faveurs de Leurs Excellences. — Il ne suffit donc pas d'être homme de bien et de talent !


CHAPITRE II.

( 1552 -1554. )

Les portes de Florence. — Cellini, ingénieur. — Le capitaine lombard. — La chimière.

— Restauration de figurines antiques. — La duchesse Leonora. — Vexations.

Les fils dit duc. — Le piédestal du Persée. — Les quatre pets de Ucnuudiiio. -

Quatrain. — Exposition du Persée, — Immense succès.

Vers celle époque commença la guerre de Sienne. Le duc, voulant fortifier Florence, distribua les portes de la ville entre ses sculpteurs et ses architectes. Je fus chargé de la porte al Prato et de la petite porte d'Arno qui conduit aux moulins. La porte de San-Friano échut au chevalier Bandinelli; celle de San-Pier-Gattolini, à Pasqualino d'An- cona (1); celle de San-Giorgio, au sculpteur en bois Giuliano, fils de Baccîo d'Agnolo (2) ; celle de San-Niccolô, au Particino également sculpteur en bois (3). Francesco de San-Gallo,

(1) Ce Pasqualiuo est resté complètement inconnu. Le Saraceni n'en dit pus un mot (tiins ses Motizie istoriche d'Aneona, et le Lastri , dans son Osservnlor? JiorenUno, eu parlant des fortifications de Florence constraites l'an lôôi , se contente de copier presque littéralement ce passage de Cellini.

(-2) Giuliano cultiva avec succès la sculpture et l'aichitrclurc , à l'exemple de son père Baccio , auquel il succéda dans la pldce d'uu'hilccte de Saula-Maria-del-Fiore. ri mourut en 1&55. — Voy. Vasari, Vie de Itarcio il'-iffiw/o, t. IIII, p. Cl-75.

(3) Antonio Particini est appelé raro maestro (li lerjiwmf par Vasari dans une Jellie écrite par celui-ci à l'Arétin, et insérée dans les Pittoriche, vol. III, p. 30.


sculpteur surnommé le Margolla (1), eut la porte alla Croce, et Giovanbattista Tasso (2), la porte Pinti. Enfin, les autres bastions et les autres portes furent confiés à différents ingénieurs dont j'ai oublié les noms, ce qui est peu important.

Le duc, qui était un homme vraiment capable, fit luimême le tour de la ville. Quand il eut tout bien examiné, il s'adjoignit le payeur Lattanzio Gorini, qui s'occupait un peu d'architecture militaire, et il le chargea de dessiner les plans qu'il avait imaginés pour fortifier les portes.

Chacun de nous reçut donc le dessin de sa porte. Celui qui me fut remis m'ayant paru très-défectueux, je courus aussitôt chez Son Excellence pour lui montrer par où il péchait. Mais à peine eus-je commencé à parler, que le duc, furieux , me dit : — a Benvenuto, quand il s'agira de statues, je t'accorderai que tu t'y entends parfaitement, mais ici je veux que tu me cèdes, conforme-toi donc au dessin que je t'ai donné. » - A cette sèche admonition je répondis le plus modestement possible : - « Signore mio, Votre Excellence n'a pas été sans m'apprendre bien des choses dans le bel art de faire les statues, car nous avons eu ensemble de fréquentes conférences sur ce sujet.

Je supplie Votre Excellence de me permettre de lui parler aussi des fortifications de la ville, ce qui est une affaire autrement importante qu'une statue. En conversant avec Votre Excellence, je comprendrai bien mieux la manière dont je dois la servir. » — Grâce à ces paroles adroites, le duc se laissa aller à discuter tranquillement avec moi.

Par des raisonnements aussi clairs que solides, je lui démontrai que son projet était vicieux. — cc Eh bien, me dit-il, fais-moi un dessin, et je verrai s'il me convient. »

il) Ce Francesco est le fils de Giuliano Giamberti da San-Gallo, à l'école duquel viul se former le célèbre Antonio da San-Gallo.

(2) Il a déjà été parlé de Ginn-BaUUta Tasso. — Voy. t. l, chap. III.


J'exécutai pour mes deux portes deux dessins suivant les véritables règles de l'art. Je les présentai à Son Excellence, qui, reconnaissant alors que j'avais raison, me dit d'un ton assable : — » Va et fais comme bon te semblera, j'y consens. » - Je me mis aussitôt à l'œuvre avec ardeur.

Le capitaine de garde à la porte al Prato était un Lombard à la mine terrible, aux formes robustes, au langage grossier, et dont la présomption n'était égalée que par son ignorance. Cet homme commença par me demander ce que je voulais faire. — Je lui montrai obligeamment mes dessins, et je me donnai beaucoup de peine pour lui expliquer la méthode que je voulais suivre. — Ce stupide animal secouait la tête, se démenait de côté et d'autre, se balançait tantôt sur une jambe, tantôt sur une autre, et ne cessait de répéter, en tortillant ses énormes moustaches et en tirant sur ses yeux le pli de sa barette : — "Mais, peste du diable! je n'y entends rien à ton affaire. « — Fatigué à la fin des importunités de cet imbécile, je lui dis : — « Eh bien, moi je m'y entends, laissez-moi donc faire. »

— En même temps je lui tournai les épaules. Alors il se mit à me menacer de la tète et dressa en l'air la pointe de son épée en appuyant la main gauche sur le pommeau.

« Holà! maestro, me cria-t-il, tu veux donc que je te tire du sang ? » — Il m'avait tellement exaspéré que je lui répliquai d'un ton furieux : — « J'aurai moins de peine à t'en tirer qu'à construire le bastion de cette porte. »

— Aussitôt nous mîmes tous deux l'épée à la main , mais une foule de braves gens tant Florentins qu'étrangers se jetèrent entre nous et nous empêchèrent de dégaîner. La plupart donnèrent tort à mon adversaire et lui dirent que j'étais homme à lui tenir tête, et que, si le duc connaissait sa conduite, il lui en arriverait malheur. Sur ce , il s'en alla à ses affaires, et je commençai mon bastion.

Dès que j'eus mis cet ouvrage en train, je me rendis à la


petite porte d'Arno, où je trouvai un capitaine de Cesena, le plus galant homme que j'aie jamais connu. Il avait toute la gentillesse d'une jeune fille, mais dans l'occasion c'était le soldat le plus brave et le plus audacieux du monde. Il m'observait avec une telle attention que parfois il m'intimidait. Ayant remarqué qu'il avait envie de s'instruire, je m'empressai de lui fournir tous les renseignements qu'il pouvait désirer. En un mot, nous échangeâmes toutes les politesses imaginables. Aussi exécutai-je ce bastion beaucoup mieux que l'autre.

Mes constructions étaient presque terminées, lorsque les partisans de Piero Strozzi firent dans le territoire de Prato une incursion qui épouvanta les habitants au point qu'ils abandonnèrent en masse le pays, et se dirigèrent vers la ville avec tous leurs chariots chargés de leurs effets. Ces voitures étaient si nombreuses qu'elles s'embarrassaient mutuellement. Lorsque je vis ce désordre, je dis aux gardes de veiller à ce qu'il n'arrivât pas une aventure semblable à celle de la porte de Turin, car il y avait à craindre que, si l'on avait besoin de se servir de la herse, elle ne restât suspendue sur une voiture, et ne pût par conséquent remplir son office. Ce butor de capitaine, ayant entendu cette recommandation, m'assaillit d'injures que je lui rendis à beaux deniers comptants, de sorte que les choses prirent une tournure encore plus sérieuse que la première fois, mais on nous sépara derechef. — Lorsque j'eus achevé mes bastions, je touchai quelques ducats auxquels je ne m'attendais pas, et qui m'aidèrent à finir mon Persée.

Vers cette époque, on trouva près d'Arezzo des antiquités parmi lesquelles étaient la Chimère de bronze que l'on voit dans une des chambres voisines de la grande salle du palais, et une quantité de statuettes également en bronze, couvertes de terre et de rouille. Les unes étaient privées de la tête, les autres des mains ou des pieds. — Le duc s'a-


musait à les nettoyer lui-même à l'aide de petits ciseaux d'orsèvre. Un jour que j'étais en train de parler avec lui, il me donna un petit marteau pour frapper les ciseaux qu'il tenait, et débarrasser ainsi les figures de la terre et de la rouille dont elles étaient chargées. — Après avoir consacré plusieurs soirées à cette occupation, le duc m'em- ploya à refaire les membres qui leur manquaient. Il prenait un tel plaisir à ces bagatelles, qu'il me forçait d'y tra- vailler même pendant la journée; il m'envoyait même chercher, si je tardais à me rendre près de lui. Plusieurs fois je lui déclarai que si je négligeais ainsi mon Persée, cela entraînerait de fâcheuses conséquences. — « Ce que je redoute le plus, lui dis-je, c'est que le temp s si long que réclame ma statue ne finisse par ennuyer Votre Excellence (cette prévision se réalisa). Ensuite j'ai plusieurs ouvriers qui, lorsque je suis absent, gâtent mon ouvrage et travaillent aussi peu que possible. » — Ces raisons déterminèrent le duc à me permettre de n'aller chez lui qu'après le coucher du soleil. — Je m'étais concilié ses bonnes grâces, au point que chaque soir il redoublait de caresses lorsque j'arrivais.

A cette époque, on construisait les salles neuves qui sont du côté des Lions. Le duc, afin de pouvoir se tenir à l'écart quand bon lui semblerait, s'était fait arranger, dans ces nouvelles bâtisses, un petit cabinet. Il m'avait recommandé de m'y rendre secrètement par son garde-meuble et certains corridors dérobés. Mais , au bout de quelques jours, la duchesse me priva de cette faveur en faisant fermer tous ces passages : de sorte que, chaque fois que j'allais au palais, j'étais obligé de perdre beaucoup de temps, car la duchesse, pour satisfaire à ses besoins, se tenait dans les cabinets que je devais traverser, et comme elle était fort indisposée, je ne me présentais jamais sans la gêner. Or, soit pour ce motif , soit pour tout autre, elle m'avait pris


tellement en aversion qu'elle ne pouvait souffrir ma vue sous aucun prétexte. Malgré tous ces déboires, je continuai patiemment d'aller au palais. — Le duc avait donné des ordres si exprès, que l'on m'ouvrait dès que je frappais, et qu'on me laissait entrer partout sans souffler mot : aussi, parfois advint-il qu'en pénétrant ainsi à l'improviste dans les pièces secrètes, je surpris la duchesse en train de satisfaire à ses nécessités. Alors, elle se mettait contre moi dans de telles rages, que j'en étais épouvanté. Elle ne manquait jamais de me dire : — ci Ah cà , quand auras-tu donc fini de rapiécer ces petites figurines? Sais-tu que tes allées et venues m'ennuient par trop à la fin ? 11 — « Signora , mon illustre maîtresse, lui répondais-je d'un ton humble, mon unique désir est de vous servir avec la fidélité et l'obéissance la plus parfaite. Comme l'ouvrage dont le duc m'a chargé exige plusieurs mois, que Votre Excellence me dise qu'elle ne veut plus que je vienne ici, et jamais je n'y reparaîtrai ; le duc m'appellerait-il lui-même, je prétendrais que je suis malade, et rien ne serait capable de me décider à bouger. »

— A ces mots, la duchesse s'écriait: — « Je ne désire pas que tu ne reviennes plus et que tu désobéisses au duc, seulement il me semble que ton travail est sans fin. » — Soit que le duc eût été instruit de ce qui venait de se passer, soit pour toute autre chose, il recommença à m'envoyer chercher dès que la nuit approchait. Son messager ne manquait jamais de me répéter : :: N'oublie pas de venir, car le duc t'attend. » — Plusieurs soirées encore ne m'amenèrent qu'une série de nouveaux désagréments. Une fois, entre autres, au moment où j'entrais, le duc, qui probablement causait avec la duchesse de choses fort secrètes, m'interpella avec tant de fureur, que j'en fus effrayé. Bientôt, à la vérité, lorsqu'il vit que je voulais partir, il me dit : — «Entre, Benvenuto mio, et va à ta besogne, je ne tarderai pas à te rejoindre. » — Alors, le signor don Garzia, qui


était un tout petit enfant, me prit par ma cape et se mit à me faire de si charmantes agaceries que le duc s'écria : — (t C'est vraiment étonnant quelle amitié mes fils ont pour toi ! »

Pendant que je travaillais à ces bagatelles, le prince don Francesco, don Giovanni, don Ernando et don Garzia, restaient toute la soirée autour de moi, et s'amusaient à me taquiner en cachette du duc. Je finis par les prier en grâce de se tenir tranquilles. — « Nous ne le pouvons pas, » me répondirent-ils. — « Et bien alors, continuez donc, leur dis-je, on ne saurait exiger l'impossible. » — Le duc et la duchesse se divertirent beaucoup de cette petite scène.

Lorsque j'eus achevé les quatre figurines de bronze qui ornent le piédestal de ma statue, et qui représentent Jupiter, Mercure, Minerve et Danaé avec le jeune Persée assis à ses pieds, je les fis porter, un soir, dans la salle je travaillais. Je les rangeai à la suite l'une de l'autre, et j'eus soin de les placer un peu plus haut que l'œil du spectateur, de sorte qu'elles produisaient un effet superbe.

Le duc, en ayant été averti, vint plus tôt que d'ordinaire.

Comme la personne qui était allée le chercher avait vanté mes statuettes outre mesure (car elle avait affirmé qu'elles étaient mieux que l'antique), le duc arriva de bonne humeur, en causant avec la duchesse de mes ouvrages. Je me levai immédiatement, et je m'avançai à leur rencontre.

— Le duc, avec une grâce vraiment royale, me présenta une poire d'une grosseur et d'une beauté extraordinaires, en me disant : - « Tiens, Benvenuto mio, plante cette poire dans le jardin de ta maison. »« Ah! signor mio, m'écriai-je, est-ce sérieusement que Votre Excellence me dit de planter cette poire dans le jardin de ma maison? »

— « Oui, me répéta-t-il, dans le jardin de la maison qui t'appartient; me comprends-tu? » — Alors, j'adressai au


duc et à la duchesse les remercîments les plus vifs et les plus respectueux que je pus trouver. Leurs Excellences s'assirent ensuite vis-à-vis de mes figurines qui, pendant plus de deux heures, furent le sujet de leur conversation.

— La duchesse éprouva un tel désir de les avoir en sa possession, qu'elle me dit : — ( Je n'entends pas que ces belles figurines aillent se perdre sur le piédestal qui est là en bas sur la place : elles courraient risque d'y être gâtées.

Je veux que tu les mettes dans un de mes appartements, où elles seront conservées avec tout l'honneur que mérite leur rare beauté. J'opposai à ce projet une foule d'arguments, mais je reconnus que la duchesse était décidée à ne pas me laisser placer mes figurines sur le piédestal où elles se trouvent actuellement. J'attendis donc au lendemain, M'étant alors rendu au palais vers la vingt-deuxième heure, et ayant vu que le duc et la duchesse étaient allés se promener à cheval, je me fis apporter mes statuettes sur mon piédestal qui était tout prêt, et je les y scellai avec du plomb, comme elles devaient l'être. Quand la duchesse le sut, elle entra dans une telle fureur, que les choses auraient fort mal tourné, si le duc n'eût pris chaudement ma défense. — Après cette dernière affaire et celle du collier de perles, la duchesse manœuvra si bien contre moi que le duc cessa de prendre plaisir à me voir travailler, et que j'éprouvai les mêmes difficultés qu'auparavant pour pénétrer dans le palais.

Je consacrai de nouveau tous mes soins à mon Persée, que j'avais fait transporter dans la loggia de la place, et je le poussai vers son achèvement, malgré toutes les difficultés que j'ai déjà énumérées, c'est-à-dire le manque d'argent et mille accidents dont la moitié aurait suffi pour décourager l'homme le plus intrépide.

Un matin que j'avais assisté à la messe à San-PieroScheraggio, Bernardone, ce courtier, ce mauvais orfèvre


que le duc avait daigné nommer fournisseur de la Monnaie, vint à sortir de l'église en passant devant moi. A peine ce sale goret avait-il franchi le seuil du temple, qu'il lâcha quatre pets que l'on dut entendre de San-Miniato. — II Ah! pourceau! m'écriai-je, manant! bourrique! c'est donc là le seul bruit que ton talent sache faire? J- — Et, en même temps, je sautai sur un baton, mais il se réfugia en toute hâte dans la Monnaie. Je le guettai, caché derrière la porte de ma maison, et je postai dans la rue un petit apprenti à qui j'avais recommandé de m'avertir aussitôt que ce dégoûtant animal sortirait de la Monnaie. Après avoir longtemps attendu, je m'ennuyai; ma colère se dissipa, et je réfléchis que, les coups ne pouvant se mesurer, il valait mieux, pour éviter de fâcheux résultats, avoir recours à une vengeance d'un autre genre.

— Comme cela s'était passé un ou deux jours avant la fête de saint Jean, notre patron, je profilai de cette solennité pour composer el afficher au coin de léglise, à l'endroit où chacun faisait ses excréments, les quatre vers sui- vants :

Qui giace Bcïnnrdoue , asin, porcacciu, Spio, Jodl'o, sensal sopra cui pose Pandora maggior mali, c poi tresposo Di lui quel pecoron mastro Rnaccio.

L'aventure et le quatrain pénétrèrent an palais et diver- tirent beaucoup le duc et la duchesse. Quantité de gens s'étaient arrêtés devant mon placard avant que Rcrnardonc n'eut eu l'éveil, et ils en riaient à gorge déployée.

Comme ils regardaient du côté de la Monnaie pour voir Bernardone, son fils, maestro Baccio, a perçut mes vers.

Il courut, furieux, les déchirer, et se mordit les doigts, eu faisant toutes sortes de menaces et de bravades avec sa vilaine voix nasillarde.


Le duc, ayant appris que mon Persée pouvait passer pour fini, vint un jour le voir. Après avoir clairement témoigné combien il en était satisfait, il dit en se tournant vers les seigneurs qui l'accompagnaient: — « Cet ouvrage me semble très-beau, mais il faut aussi qu'il plaise à la multitude : ainsi donc, Benvenuto mio, avant de lui donner le dernier coup de lime, je voudrais que, par amour de moi, tu le découvrisses un peu du côté de la place, pendant une demi-journée, afin que nous sachions ce que la foule en pense. Il est certain que, dans cet espace resserré, il produira un effet tout différent de celui qu'il fera lorsqu'il se trouvera exposé en plein air. — « Sachez, signor mio, répondis-je, que, dans ce dernier cas, il paraîtra de moitié plus beau. Comment! Votre Excellence ne se souvient-elle pas de l'avoir vu dans le jardin de ma maison qui était si spacieux? Le Bandinelli est venu le voir du jardin degl' Innocenti, et, malgré son malicieux et exécrable caractère, il a été forcé d'en parler avec éloges, lui qui, jamais de sa vie, ne dit du bien de personne. Je m'aperçois que Votre Excellence lui prête trop l'oreille. » — A ces mots, le duc montra un peu de dépit, cependant il me dit avec douceur : — « Eh bien, Benvenuto mio, fais-le seulement pour me plaire. » — Lorsqu'il fut parti, j'ordonnai donc de découvrir ma statue; mais, comme elle manquait d'un peu d'or, de vernis et de diverses petites choses nécessaires à son achèvement, je ne pouvais m'empêcher de murmurer et de charger d'imprécations le jour maudit où j'étais revenu à Florence. — En effet, je voyais clairement combien j'avais perdu eu quittant la France, et j'en étais encore à soupçonner ce que je pouvais espérer du duc; car, depuis le commencement jusqu'à la fin, tout ce que j'avais fait avait tourné contre moi.

Le lendemain donc, quoi qu'il m'en coûtât, je décou-


vris mon Persée. Cependant, dès qu'on le vit, il s'éleva en sa faveur, grâce à Dieu, un tel concert de louanges, que cela me consola un peu. La foule se pressa aux côtés de la porte que j'avais garnie d'une tenture, et le jour même où je la laissai ouverte pendant quelques heures, on y at- tacha plus de vingt sonnets qui tous renfermaient les plus grands éloges. Lorsque j'eus de nouveau caché ma statue aux regards du public, il ne se passa pas de jour sans que les doctes professeurs des écoles de Pise et les étudiants qui étaient alors en vacances y affichassent quantité de sonnets et de vers grecs et latins. — Mais ce qui me flatta le plus et me donna lieu d'espérer que le duc me rendrait plus de justice, fut de voir les gens de l'art, c'està-dire les peintres et les sculpteurs, lutter entre eux à qui me vanterait le plus. J'étais vraiment fier des éloges du vaillant peintre Jacopo de Pontormo (1), et encore plus de ceux du Bronzino, son illustre disciple (2). Ce dernier non-seulement fit afficher plusieurs sonnets, mais encore chargea son neveu Sandrino de m'en présenter quelquesuns, qui, dans un style admirable, disaient tant de bien de mon Persée que je me trouvai un peu dédommagé de mes déboires. — Dès que j'eus recouvert ma statue, je travaillai activement à la finir.

L'extrême faveur avec laquelle m'avait traité notre illustre école, qui cependant n'avait fait qu'apercevoir mon ouvrage, n'empêcha pas le duc de dire : — « Je suis charmé que Benvenuto ait eu cette petite satisfaction, qui l'excitera

(1) Jacopo Carrucci. dit le Pontormo, du nom de sa patrie, naquit en 1493 et mon- rut en 1558. — Après avoir rivalisé avec les maîtres les plus distingués de son école, il se mit malheureusement à imiter les fantasques productions de l'art allemand. — Voy.

Vasari, t. IX, p. 1-42.

(2) Angiolo Bronzino, Florentin , naquit vers l'an 1500 et mourut à l'âge de 69 ans.

— Il est regardé comme un des peintres les plus habiles de son temps, et, en outre il occupe un rang distingué parmi les poètes. Ses poésies ont été imprimées. Il a aussi écrit quelques lettres sur la pciiilurc. — Voy. Vasari, t. IX. p. 377 et suiv.


à terminer avec plus de soin et de célérité sa statue ; mais qu'il se garde de penser qu'elle obtiendra le même. succès lorsqu'elle sera tout à fait découverte et qu'on pourra l'examiner de tous côtés. On ne laissera alors échapper aucune des fautes et même on saura lui en trouver plus qu'elle n'en a. Ainsi, que Benvenuto fasse provision de patience. n — Le duc répétait là ce qu'il avait entendu dire par le Bandinelli, qui, à l'appui de ses assertions, mit en avant les ouvrages d'Andrea del Verocchio (1), l'auteur de ce beau Christ et de ce Saint-Thomas en bronze qui ornent la façade d'Orsanmichele. Bandinelli lui cita encore beaucoup d'autres statues et même l'admirable David du divin Michel-Ange, qu'il accusa de n'être beau que de face. Il parla ensuite de son groupe d'Hercule et Cacus, en maudissant les gens qui l'avaient couvert de sonnets honteux pour lui. — Le duc, dont la confiance en Bandinelli était extrême, l'avait encouragé à parler ainsi et il pensait que les choses tourneraient comme le prétendait ce lâche envieux, qui ne cessait de baver des méchancetés. — En outre, ce gueux de Bernardino le courtier, se trouvant un jour avec le duc, lui dit, pour appuyer les paroles du Bandinelli : — « Sachez, signor, que les grandes figures sont bien autrement difficiles que les petites. Je n'entends pas dire par là que Benvenuto sache très-bien faire ces dernières, mais vous verrez que la grande ne réussira pas. » — A ces odieux propos Bernardino en

(1) Andrea del Verocchio, Florentin, naquit en 1432 et mourut en 1488. Comme la plupart des artistes de son temps, il cultiva tous les arts à la fois, l'orfèvrerie, la sculpture , la gravure, la peinture, et même la musique. Il eut pour élèves le Péragin et Léonard de Vinci. Vasari raconte que le Verocchio ayant chargé Léonard de peindre un ange dans un baptême du Christ, la figure du jeune élève se trouva tellement supérieure à celle du maître, que ce dernier, désespéré de se voir vaincu par un enfant, renonça pour toujours à la peinture. Le groupe dn Christ et de saint Thomas dont vient de parler Cellini est rangé à bon droit parmi les meilleures productions de la sculpture moderne, mais l'œuvre capitale d'Andrea est la statue équestre de Bartolommeo de Bergame. Voy. Vasari , l'ie du Verocchio, t. III, p. 262 et lilliv.


ajouta encore beaucoup d'autres auxquels il mêla une montagne de mensonges, en vil mouchard qu'il était.

Enfin, grâce à Dieu, mon glorieux et immortel Seigneur, je terminai complètement ma statue, et, un jeudi matin, je la livrai définitivement aux regards du public (1). Il n'était pas encore grand jour que déjà un nombre incroyable de curieux s'étaient rassemblés autour du Persée, qu'ils louaient d'une voix unanime et à qui mieux mieux. — Le duc, à moitié caché derrière une fenêtre basse, placée au-dessus de la porte du palais, entendait tout ce qui se disait. Après avoir écouté pendant quelques heures, il se retira si fier et si content qu'il dit à messer Sforza : — « Va trouver Benvenuto et assure-le de ma part qu'il m'a satisfait beaucoup plus que je ne l'espérais. Tu ajouteras que, moi, je lui réserve une récompense qui l'émerveillera; qu'ainsi il peut avoir l'esprit tranquille. » — Messer Sforza s'acquitta aussitôt de ce glorieux message, qui ranima toute mon ardeur : aussi passai-je joyeusement cette journée, pendant laquelle chacun me montrait comme un prodige.

Parmi mes admirateurs il se trouvait deux gentilshommes que le vice-roi de Sicile avait envoyés auprès de notre duc pour régler quelques affaires. Je fus signalé à leur attention au moment où je traversais la place. Ils coururent aussitôt vers moi et m'abordèrent, la barette en main et en me débitant une harangue trop flatteuse même pour un pape. J'eus beau redoubler de modestie, ils continuèrent à m'accabler tellement de compliments, que je finis par les supplier en grâce de s'éloigner avec moi de la place, car le peuple commençait à me regarder avec plus de curiosité que mon Persée. Au milieu de toutes leurs cérémonies, ils osèrent me proposer de les suivre en Sicile. Ils me dirent que j'aurais lieu d'être content de leurs condi-

(1) Le 27 avril 1554.


tions, et qu'ils avaient déjà enrichi Fra Giovanagnolo (1), de l'ordre des Servîtes, qui pourtant ne leur avait fait qu'une fontaine ornée de figures, assurément moins belle que mon Persée. — Je les arrêtai en leur disant : — « Je suis très-étonné qu'au sein de ma patrie, cette école de tous les talents, vous me proposiez de quitter le service du plus ardent protecteur des arts qui ait jamais existé. Si je me laissais guider par l'amour du gain, je serais resté en France à la cour du grand roi François Ier, qui me donnait un traitement de mille écus d'or et de plus me payait la façon de tous mes ouvrages, en sorte que je gagnais plus de quatre mille écus par an. Or sachez que j'ai laissé à Paris les fruits de plus de quatre années de travaux. »

Après avoir ainsi coupé court à leurs instances, je les remerciai des louanges excessives qu'ils m'avaient prodiguées; j'ajoutai qu'un artiste ne pouvait ambitionner une plus glorieuse récompense, et qu'ils avaient tellement augmenté mon désir de bien faire, que j'espérais montrer avant peu d'années un ouvrage qui plairait encore plus que le Persée à l'admirable école florentine. — Mes deux gentilshommes auraient bien voulu renouer le fil de leurs compliments, mais avec un coup de barette et une profonde révérence, je leur dis adieu.

Deux jours après, ayant vu que les éloges allaient toujours en croissant, je me décidai à me présenter chez le duc. — » Benvenuto mio, me dit-il avec une gracieuseté infinie, je suis content de toi; mais à mon tour je m'engage à te satisfaire de façon à t'émerveiller : je veux même

(1) Fra Giovanagnolo naquit à Montorsoli en 1508, et mourut eu 1564. II a laissé à Florence, à Arezzo. à Naples, à Gênes, à Messine, de nombreux ouvrages qui se distinguent plus par une grande habileté pratique que par un profond sentiment de l'art. On y voit déjà poindre les germes de celte honteuse décadence qui signale le règne des académies. Fra Giovanagnolo est l'homme qui conçut la malheureuse idée de relever ces fatales institutions , comme le raconte Vasari, dans la biographie de ce maître , t. VII p e et suiv.


que la journée de demain ne se passe point sans cela. » — A ces magnifiques promesses, je tournai toutes les facultés de mon âme vers Dieu, et je lui adressai de vives et sincères actions de grâces. En même temps je m'approchai du duc, je baisai le pan de son habit, et je lui dis avec des larmes de joie dans les yeux : — a 0 mon illustre seigneur !

généreux protecteur des arts et des artistes, je supplie Votre Excellence illustrissime de m'accorder avant tout huit jours, que je consacrerai à remercier Dieu, car c'est lui qui m'a soutenu dans mes rudes travaux. Reconnaissant de cette miraculeuse protection, je veux, par un pèlerinage de huit jours, témoigner ma gratitude à ce Dieu immortel qui n'abandonne jamais ceux qui l'implorent avec ferveur, u — Le duc me demanda alors où j'avais l'intention d'aller. — « Je partirai demain matin, lui répondis-je, et j'irai à Vallombrosa, puis à Camaldoli et à l'Ermo, d'où je me rendrai à Bagno-di-Santa-Maria, et peut-être à Sestile, car j'ai appris qu'il y a là de belles antiquités. Je reviendrai ensuite joyeusement par SanFrancesco-della-Vernia reprendre le service de Votre Excellence. » — « Eh bien ! va, j'y consens, me dit le duc d'un ton de bonne humeur; mais auparavant, adresse-moi un placet, et fie-toi à moi pour le reste. » — J'écrivis aussitôt quatre lignes, et je les donnai à messer Sforza qui les rémit au duc. Son Excellence, après les avoir lues, les rendit à messer Sforza en lui disant : — « Aie soin de me les mettre chaque jour sous les yeux, car si Benvenuto revenait sans que j'eusse expédié son affaire, je crois qu'il me tuerait. » — C'est en plaisantant ainsi que le duc recommanda qu'on me rappelât à son souvenir. Ses propres paroles me furent rapportées le soir même par messer Sforza, qui, surpris de la grande faveur que me témoignait le duc, me dit en riant : — « Va, Benvenuto, mais reviens promptement; car, je t'en avertis, je suis jaloux de toi. »


CHAPITRE III.

( 1554 -1556. )

Pèlerinage. - La putagfl de Camaldolt. - Estimation du J'ersée. Intervention de la duohesse. Leonora. — Arbitrage de Girolamo degli Albizi. — Cruel désappointe- ment. - Antonio de' Nobili. — Querelle du duc Cosme et de Cellini. - Projets de travaux la chœur, la porte et les chaires de Santa-Maria-del-Ftore.

Je partis de Florence en chantant des psaumes et des hymnes en l'honneur et la gloire de Dieu, ce que je con tinuai de faire pendant tout le voyage, qui me récréa beaucoup, car nous avions un magnifique temps d'été, et, de plus, le pays, que je ne connaissais point encore, était d'une beauté ravissante.

J'avais pris pour guide un de mes ouvriers, nommé Cesare. Ce jeune homme était de Bagno. Son père et toute sa famille m'accueillirent de la manière la plus cordiale.

- Il avait pour oncle un bon vieillard âgé de plus de soixante-dix ans, qui était médecin et chirurgien, et qui même s'occupait un peu d'alchimie. Ce brave homme me montra qu'il y avait des mines d'or et d'argent dans les environs de Bagno, et il me mena voir une foule de choses remarquables que renferme le pays; de sorte que le temps s'écoula pour moi fort agréablement. — Lorsque ce vieillard se fut familiarisé avec moi, il me dit un jour : — « Je veux vous communiquer une observation que j'ai faite, et


qui, je crois, ne sera pas sans utilité, si Son Excellence veut nous prêter l'oreille. Voici ce que c'est : près de Camaldoli il y a un passage si peu défendu, que Piero Strozzi pourrait non-seulement le traverser sans péril, mais encore s'emparer de Poppi sans coup férir. » — Le bon vieillard ne se borna pas à prouver la vérité de ses assertions par de simples paroles, il tira de son escarcelle une feuille de papier sur laquelle il avait tracé le plan du pays de telle façon que l'on reconnaissait de la manière la plus évidente le péril qu'il signalait. — Je pris ce dessin ; je partis immédiatement de Bagno, et je retournai à Florence avec toute la célérité imaginable par la route du pré Magno et par San-Francesco-della-Vernia. A mon arrivée, je me contentai d'ôtcr mes bottes, et je mo dirigeai aussitôt vers le palais. — Quand je fus près de l'abbaye, je rencontrai le duc qui venait du côté du palais du podestat. A ma vue, il montra beaucoup de satisfaction mêlée d'un peu d'étonnement. - (( Eh ! me dit-il, je ne t'attendais pas avant huit jours; pourquoi es-tu revenu si tôt? u« Uniquement pour le service de Votre Excellence, lui répondis-je, car je serais resté volontiers encore quelques jours dans ce beau pays. » — Eh bien ! quelles bonnes nouvelles m'apportes-tu ? » — reprit-il. — « Signore, lui dis-je, j'ai à vous communiquer des choses de la plus haute importance. » — Là-dessus il m'emmena avec lui au palais, et il m'introduisit secrètement dans une chambre où nous nous enfermâmes seuls. Alors je m'expliquai et je lui montrai le petit dessin que j'avais apporté. Il sembla l'examiner avec beaucoup d'intérêt. Je lui dis qu'il fallait promptement remédier au danger. - Après un moment d'hésitation, il me répondit : — « Sache qu'il a été convenu entre le duc d'Urbin et moi qu'il veillerait sur ce passage; mais garde le silence là-dessus. J) - Il m'accabla ensuite de démonstrations d'amitié, et je retournai chez moi.


Le jour suivant je me présentai au duc. Après une courte conversation, il me dit d'un ton gai : - « Demain, sans faute, j'expédierai ton affaire; ainsi, sois tranquille. » Moi, qui comptais sur sa parole, j'attendis le lendemain avec grande impatience. Enfin ce jour si désiré arriva. Je me rendis au palais. — Comme les mauvaises nouvelles s'apprennent toujours plus vite que les bonnes, messer Jacopo Guidi, secrétaire de Son Excellence, m'appela avec sa bouche de travers, et me dit en se bouffissant et en se tenant aussi roide qu'un pieu : — « Le duc veut savoir ce que tu demandes pour ton Persée. » — Je restai stupéfait et confondu; cependant je répliquai sur-le-champ que je n'avais point l'habitude de fixer le prix de mes travaux, et que ce n'était point là ce que m'avait promis Son Excellence deux jours auparavant.—Alors cet homme, élevant encore plus la voix, me commanda expressément, de la part du duc, sous peine d'encourir la disgrâce complète de Son Excellence, de lui dire ce que je réclamais pour ma statue. - Après les caresses dont le duc m'avait accablé, je m'étais flatté non-seulement qu'il rétribuerait généreusement mes travaux, mais encore qu'il m'accorderait ses bonnes grâces, seule rémunération que je lui eusse jamais demandée; aussi, quand je me vis traité de cette manière inattendue par ce crapaud venimeux, entrai-je dans une telle fureur que je lui dis : — « Quand même le duc me donnerait dix mille écus, il ne me payerait pas assez, et, si j'avais su que telle devait être ma récompense, je ne me serais jamais attaché au service de Son Excellence. »

- A ces mots, messer Jacopo Guidi me débita, de son ton arrogant, une foule d'insolences que je lui renvoyai avec usure.

Le lendemain, m'étant rendu au palais, le duc me fit signe d'approcher. Je lui obéis. — « Sais-tu, me dit-il en colère, qu'avec dix mille écus on construit des villes et des


palais?" — « Votre Excellence, répliquai-je aussitôt, trouvera une infinité de gens capables de lui bâtir des villes et des palais; mais, pour faire un Persée comme le mien, elle ne trouvera peut-être pas un seul homme au monde." -Là-dessus je partis sans ajouter un mot.

Quelques jours après, la duchesse m'envoya chercher et me dit que, si je voulais m'en remettre à elle, j'aurais lieu d'en être content. A ces paroles bienveillantes, je répondis que, pour récompense de mes travaux, je n'avais demandé que les bonnes grâces du duc, et que Son Excellence me les avait promises; qu'ainsi il était inutile de m'en rapporter de nouveau à Leurs Excellences, puisque je l'avais fait dès les premiers jours que j'étais entré à leur service.

J'ajoutai que, lors même que le duc ne me donnerait, pour prix de mes ouvrages, qu'une crazia de la valeur de cinq quattrini, je m'estimerais heureux, pourvu que Son Excellence me conservât ses bonnes grâces. — « Benvenuto, reprit la duchesse avec un léger sourire, tu ferais mieux d'accepter mon offre. « — Puis elle me tourna le dos et se retira. -Je croyais qu'en m'exprimant d'une manière aussi humble, j'avais agi pour le mieux, mais l'événement prouva le contraire; car la duchesse avait du bon dans le caractère, et, malgré le ressentiment qu'elle nourrissait contre moi, elle aurait généreusement traité mon affaire.

A cette époque, j'étais très-intimement lié avec Girolamo degli Albizi, commissaire des milices de Son Excellence.

— f Benvenuto, me dit-il un jour, il serait pourtant convenable d'arranger le différend que tu as avec le duc. Si tu avais confiance en moi, je me ferais fort de le mener à bonne fin, et je sais ce que je dis. Le duc commence à se fâcher sérieusement : tu t'en trouveras très-mal. Que cela te suffise : je ne puis m'expliquer davantage. » — Peu de temps après mon entretien avec la duchesse, quelqu'un m'avait assuré, peut-être par malice, que le duc avait dit :


«Pour moins de deux quattrini, j'enverrai le Persée au diable, ce qui terminera toutes ces contestations. » —Dans la crainte que cela n'arrivât, je déclarai à Girolamo degli Albizi que je me remettais entre ses mains et que j'approuvais tout ce qu'il ferait, pourvu que je ne perdisse point les bonnes grâces du duc. Ce galant homme s'entendait parfaitement à conduire les soldats et surtout les milices; mais il n'avait aucun goût pour la sculpture, et par conséquent ne s'y connaissait pas le moins du monde.

— «Signore, dit-il au duc, Benvenuto m'a abandonné le soin de son affaire et m'a prié de le recommander à Votre Excellence. » — a Et moi aussi, lui répondit le duc, je vous accepte pour arbitre et je me soumets d'avance à votre décision. » — En conséquence, Girolamo composa un mémoire fort adroit où, tout en exaltant mon mérite, il décidait que le duc me donnerait seulement trois mille cinq cents écus d'or, qu'il considérait non comme le prix de mon beau travail, mais comme une faible récompense. Il ajouta que, du reste, je me contentais de cette somme, et beaucoup d'autres choses qui toutes arrivèrent à la même conclusion. Le duc souscrivit ce compromis avec autant de plaisir que j'en éprouvai de mécontentement. Lorsque la duchesse apprit cela, elle s'écria : — « Il aurait bien mieux valu pour lui qu'il s'en fût rapporté à moi; je lui aurais fait donner cinq mille écus d'or. ) - Un jour que je me trouvais au palais, elle répéta ces mêmes paroles devant moi et en présence de messer Alamanno Salviati. Puis elle se moqua de moi et me dit que je méritais bien tout le mal qui m'était arrivé. - Le duc enjoignit que l'on me remît cent écus d'or par mois, jusqu'à complet acquittement de la somme qui m'avait été attribuée. - Messer Antonio de' Nobili, qui avait été chargé de cette commission, me paya exactement pendant quelques mois; mais ensuite il ne me donna plus que cinquante écus, puis


vingt-cinq, et enfin rien du tout. — Quand je vis qu'on me traînait ainsi en longueur, je priai poliment messer Antonio de m'apprendre pourquoi on ne finissait point de me payer. Il me répondit avec douceur, en montrant toutefois un peu trop ce qu'il était. - On va en juger. - Il m'assura d'abord qu'il avait discontinué de me payer à cause de la pénurie d'argent où se trouvait le palais, et qu'aussitôt qu'il en recevrait, il songerait à moi; puis il ajouta : — « 0 ciel! si je ne te payais pas, je serais un grand fripon. « — Ces paroles ne laissèrent pas de m'étonner; j'en augurai cependant qu'il me payerait dès qu'il le pourrait; mais il n'en fut point ainsi. Ayant enfin découvert qu'il se jouait de moi, j'entrai en colère, je le traitai rudement et je lui rappelai ce qu'il m'avait dit lui-même qu'il serait, s'il ne me payait pas. Sur ces entrefaites, il vint à mourir, et aujourd'hui, que l'année 1566 est près de finir, je suis encore créancier de cinq cents écus d'or.

— On me devait, en outre, une partie de mes appointements, sur laquelle je ne comptais plus, car elle était arriérée depuis trois ans environ ; mais le duc ayant été attaqué d'une grave maladie qui, pendant quarante-huit heures, l'empêcha d'uriner, et, ayant vu que les médecins n'y pouvaient rien, eut recours à Dieu et voulut que l'on payât tous les appointements échus. Je fus donc payé comme les autres, mais je ne reçus point le reste de ce qui m'était dû pour le Persée.

J'étais presque décidé à ne plus rien dire ici de cette malheureuse statue; mais une particularité des plus remarquables que je tiens à ne point passer sous silence me force à y revenir; et pour ce faire il faut que je retourne un peu en arrière. - On se souvient que je pensais agir pour le mieux quand je dis à la duchesse que je ne pouvais mettre en compromis ce qui ne m'appartenait plus, puisque je m'étais engagé vis-à-vis du duc à me contenter


de ce qu'il me donnerait. J'espérais qu'en parlant ainsi je reconquerrais les bonnes grâces du duc, et que par cette humilité j'apaiserais la grande colère qu'il m'avait témoignée quelques jours avant l'arbitrage d'Albizi, parce que je m'étais plaint de quelques affreux brigandages dont me rendaient victime messer Alfonso Quistello, le fiscal messer Jacopo Polverino et surtout ser Giovanbattista Bandini, de Volterra. La vivacité avec laquelle je m'étais exprimé l'avait irrité à un point inimaginable. — « Cette affaire, s'était-il écrié en fureur, est comme celle de ton Persée, dont tu as demandé dix mille écus. Tu te laisses aveugler par l'intérêt. Je ferai donc estimer la statue et je te la payerai ce qu'elle vaut. » - Je lui répliquai avec une hardiesse et une roideur qui ne sont point de mise avec les grands seigneurs.— « Comment sera-t-il possible, lui dis-je, - que mon ouvrage soit estimé ce qu'il vaut, quand aujourd'hui il n'y a pas à Florence un seul homme en état d'en faire autant! » - A ces mots, sa fureur redoubla, et, entre autres choses que lui dicta sa colère, il me dit : — « Eh bien !

moi je connais à Florence un homme capable d'en faire autant, et qui par conséquent saura très-bien estimer ton travail. »—Il voulait parler du Bandinelli, chevalier de Saint-Jacques. - « Signore, lui ripostai-je alors, Votre Excellence m'a mis à même d'exécuter un grand et difficile travail qui a été admiré plus qu'aucun autre ne l'a jamais été dans notre divine école. Ce qui me rend fier surtout, ce sont les éloges de ces gens d'élite qui s'y connaissent et qui appartiennent à l'art comme le peintre Bronzino. Ce vaillant homme a composé en mon honneur quatre sonnets qui renferment les choses les plus glorieuses pour moi. Peut-être même est-ce à l'exemple de cet admirable artiste que toute la ville s'est si vivement émue. J'avouerai que, si le Bronzino se fût appliqué à la sculpture de même qu'à la peinture, il se serait peut-être


acquitté de ma tâche avec un égal succès. Je dirai de plus à Votre Excellence que Michel-Ange Buonarroti, mon maître, aurait à coup sur pu faire dans sa jeunesse une statue semblable à la mienne, mais non sans qu'il lui en eût coûté moins de mal qu'à moi. Et j'ajouterai que maintenant qu'il plie sous le poids des années, il n'en viendrait certainement pas à bout. Je suis donc autorisé à croire qu'aujourd'hui on ne trouverait pas un seul homme au monde capable de mener à fin une telle entreprise. Du reste, mon travail m'a valu les plus précieuses récompenses que je puisse ambitionner, car non-seulement Votre Excellence a déclaré qu'elle en était contente, mais encore elle l'a vanté plus que personne. Quelle plus grande et plus glorieuse rémunération serait-il possible de désirer? Certes, Votre Excellence ne pourrait me payer d'une monnaie plus glorieuse ni m'offrir un trésor plus précieux. Ainsi donc, je suis déjà trop payé et je remercie de tout mon cœur Votre Excellence.» — « Peut-être même, s'écria le duc, penses-tu que je n'ai pas de quoi payer ta statue. Eh bien! moi, je te dis que je te la payerai beaucoup plus qu'elle ne vaut. « — «Voilà bien, ripostai-je, la récompense que j'attendais de Votre Excellence! Mais comme je je me trouve amplement payé par les éloges que notre école m'a prodigués, je suis résolu à partir sur-le-champ et à ne jamais remettre les pieds dans la maison que Votre Excellence m'a donnée sans plus jamais me soucier de revoir Florence. » — Nous nous trouvions alors près de SantaFelicità, et le duc retournait à son palais. — « Ne pars pas, garde-toi bien de partir! » - me dit Son Excellence d'un ton si furieux que j'en fus presque épouvanté et que je l'accompagnai au palais. — Dès que nous y fûmes arrivés, le duc appela l'archevêque de Pise, Barlolini et messer Pandolfo della Stufa. Il les chargea de dire de sa part à Baccio Bandinelli qu'il eût à bien examiner mon Persée et à l'es-


timer, attendu qu'il voulait le payer à sa juste valeur. Ces deux braves seigneurs allèrent de suite trouver le Bandinelli.—Lorsqu'ils se furent acquittés de leur commission, Baccio leur répondit qu'il connaissait parfaitement mon ouvrage, qu'il savait fort bien ce qu'il valait; mais qu'ayant eu déjà des démêlés avec moi, il ne voulait en aucune façon se mêler de mes affaires. Alors nos deux gentilshommes insistèrent et dirent : — « Le duc vous ordonne, sous peine d'encourir sa disgrâce, de fixer le prix de cet ouvrage. Si vous désirez deux ou trois jours pour l'examiner attentivement, prenez-les, et dites-nous ensuite ce que vous l'estimez. »— Baccio répondit qu'il n'avait pas besoin d'un plus ample examen, qu'il ne pouvait désobéir aux ordres du duc, et enfin que, mon travail étant très-riche et trèsbeau, il lui semblait mériter seize mille écus d'or et même davantage. — Les bons gentilshommes informèrent aussitôt le duc de cette décision : il en fut très-irrité. Quant à moi, lorsque je fus instruit de la réponse du Bandinelli, je déclarai que je n'entendais nullement accepter les éloges de Baccio : — «Attendu, ajoutai-je, que ce méchant homme dit du mal de tout le monde. \) — C'est lorsque ces paroles eurent été rapportées au duc que la duchesse voulut que je remisse l'affaire entre ses mains. Tout cela est la pure vérité. Le meilleur parti que j'avais à prendre était de laisser la duchesse trancher la question. J'aurais été mieux et plus promptement payé.

Le duc chargea messer Lelio Torello, son maître de requêtes, de me dire qu'il désirait que j'ornasse de bas-reliefs en bronze le tour du chœur de Santa-Maria-del-Fiore.

Mais, comme ce chœur était du Bandinelli, je ne voulus point travailler à embellir son mauvais ouvrage, dont le plan ne lui appartenait même pas, car il n'entendait absolument rien à l'architecture. Ses dessins lui avaient été fournis par Giuliano, fils de Baccio d'Agnolo, ce sculpteur


en bois qui gâta la coupole 1. Enfin ce chœur étant dépourvu de toute espèce de qualités, j'étais bien décidé à 110 pas y prendre la moindre part. Néanmoins je ne laissai pas de dire humblement au duc que je ferais tout ce qu'il me commanderait. — Aussi le duc enjoignit-il aux marguilliers de Santa-Maria-del-Fiore de s'arranger aveo moi.

Il leur dit qu'il me donnerait seulement deux cents écus par an et que l'œuvre de l'église aurait à subvenir à tous les frais que nécessiterait l'entreprise. — Je comparus donc devant les marguilliers. Ils m'informèrent des volontés du duc. — Pensant qu'avec eux je pouvais librement m'expliquer, je leur montrai que tant de bas-reliefs en bronze entraîneraient une énorme dépense qui serait en pure perte, et je leur en donnai plusieurs raisons qu'ils comprirent fort bien. Je leur exposai d'abord que le chœur était à la fois incorrect, disgracieux, de mauvais goût, incommode et mal dessiné. Je leur dis ensuite que les bronzes seraient placés si bas qu'on ne les verrait point, qu'ils serviraient de pissotière aux chiens et qu'ils seraient continuellement couverts de toutes sortes d'ordures ; qu'en conséquence je me refusais absolument à les entreprendre.

— « Mais, ajoulai-je, pour ne point laisser passer le reste de mes meilleures années sans servir notre duc, auquel j'ai un si vif désir de plaire, il peut me permettre, s'il veut m'utiliser, d'exécuter la porte du milieu de Santa-Mariadel-Fiorc. Cet ouvrage au moins se verra, et il lui fera beaucoup plus d'honneur. D'ailleurs je m'obligerai par contrat à ne recevoir aucune rétribution s'il n'est pas supérieur à la plus belle des portes de San-Giovanni. Puis, si je tiens ce que je promets, je consens que mon travail soit estimé et qu'on me le paye mille écus de moins qu'il n'aura été évalué par les gens de l'art.

(1) Nous avons déjà parlé de ces deux artistes dans le chapitre prooçdçnt.


Cette proposition plut extrêmement aux marguilliers.

Ils allèrent la transmettre au duc et chargèrent Piero Salviati de parler en leur nom. Ils croyaient que Son Excellence serait charmée de ce projet, mais il en fut tout autrement. Le duc se contenta de répondre que je voulais toujours faire le contraire de ce qu'il désirait, de sorte que Piero Salviati fut obligé de se retirer sans qu'il y eût rien de conclu. — Dès que j'appris cela, je me rendis chez le duc, qui me reçut avec assez de mauvaise humeur. Cependant je le priai de daigner m'écouter. Il y consentit. Aussitôt je lui déroulai toute l'affaire et je me servis de si bonnes raisons pour la lui montrer sous son véritable jour, que je lui prouvai qu'il aurait dépensé en pure perte des sommes énormes. Enfin je réussis à le calmer en lui disant que, s'il ne lui convenait point que je fisse la porte de Santa-Maria-del-Fiore, il était de toute nécessité d'élever deux chaires dans le chœur de cette église; que ce serait deux monuments importants dont il pourrait tirer honneur. J'ajoutai que je les couvrirais de bas-reliefs en bronze et de nombreux ornements. Alors le duc se rasséréna complétement et m'ordonna de m'occuper sur-lechamp des modèles. J'en fis plusieurs qui me coûtèrent beaucoup de peine et entre autres un à huit pans auquel je consacrai un soin tout particulier. Ce dernier me semblait être celui qui répondait le mieux à sa destination. A diverses reprises je portai au palais tous mes modèles sans obtenir audience ; enfin le duc chargea le maître de sa garde-robe, messer Cesari, de me dire de les laisser. Puis, après les avoir examinés, il choisit le moins beau. Un jour qu'il m'avait envoyé chercher, je lui dis et je lui démontrai par une foule d'arguments que le modèle à huit pans était le plus commode et le plus beau. Il me répondit qu'il aimait mieux qu'il fût quadrangulaire. La conversation ayant continué sur un ton paisible, je ne manquai pas de dire,


dans l'intérêt de l'art, tout ce que je pus trouver; mais, bien que le duc eût reconnu que j'avais raison, comme il voulait n'agir qu'à sa tête, il resta longtemps sans aborder de nouveau ce sujet.


CHAPITRE IV.

(1559 -1560. )

Le bloc de marbre. — Diplomatie. — Le crucifix. — Les modèles du Neptune. —

Concours. — Le Sbietta. — Le domaine della Fonte. — Le souper du prêtre Filippo. — Empoisonnement.

C'est vers cette époque que le gros bloc de marbre duquel on tira le Neptune de la place fut embarqué sur l'Arno. On le mena ensuite par la Grieve jusqu'à la route de Poggio-a-Caiano, qui offrait le plus de facilité pour le transporter à Florence.

Dès que je l'eus examiné, je le mesurai dans tous les sens, puis je retournai à Florence, où j'exécutai plusieurs petits modèles, bien que je susse que, grâce à la protection de la duchesse, il était destiné au chevalier Bandinelli.

J'agis ainsi non par envie contre cet homme, mais par compassion pour ce malheureux et admirable marbre.

Notons ici, en passant, que les efforts que l'on fait pour arracher une chose à un mauvais destin qui la menace n'aboutissent presque toujours qu'à empirer son sort. C'est ce qui advint à ce bloc, qui n'échappa aux mains de Baccio que pour tomber entre celles de Bartolommeo Ammannato, comme nous le raconterons en son lieu.

Lorsque j'eus achevé mes petits modèles, je me rendis à


Poggio-a-Caiano, où étaient alors le duc, la duchesse et le prince, leur fils. Je les trouvai tous à table. Le duc et la duchesse mangeaient à part, de sorte que je pus parler tète à tète avec le prince. Nous causions depuis longtemps quand le duc, qui était dans une salle voisine d'où il m'entendait, daigna m'envoyer chercher.

Dès que je fus en présence de Leurs Excellences, la duchesse m'adressa la parole avec beaucoup d'affabilité. Peu à peu j'amenai la conversation sur le magnifique marbre que j'avais vu. Je dis que nos ancêtres n'étaient parvenus à rendre notre école aussi illustre qu'en faisant concourir les artistes entre eux. — « C'est à cette noble coutume, ajoutai-je, que nous devons notre admirable coupole, les superbes portes de San-Giovauni, et tant de statues et de temples splendides qui entourent notre ville d'une telle auréole de gloire, que depuis les anciens elle n'a jamais en de rivale au monde. 11 — La duchesse me répondit aussitôt, d'un ton irrité, qu'elle comprenait parfaitement où je voulais en venir et qu'elle me défendait de jamais parler en sa présence du bloc de marbre, sous peine de lui déplaire. — « Ainsi donc, répliquai-je, je déplais à Vos Excellences en prenant à cœur leurs intérêts et en ne négligeant rien pour qu'elles soient mieux servies! Quoique vous ayez résolu à l'avance d'adjuger le bloc au Bandinelli, si vous permettez à tout artiste d'exécuter un modèle pour le Neptune, n'en résultera-t-il pas que Baccio, par amour-propre, voudra produire une œuvre remarquable, et se livrera à des efforts devant lesquels il reculerait s'il n'avait point de concurrents? De cette façon vous serez mieux servis, vous ne découragerez pas cette noble école ; vous verrez qui possède le plus beau style, et vous montrerez que vous aimez l'art et que vous vous y connaissez. » — La duchesse me répondit avec colère que je l'ennuyais et qu'elle voulait que le Bandinelli eût le


marbre. — « Demande plutôt au duc, ajouta-t-elle, si Son Excellence n'est pas aussi de cet avis? » - Le duc, qui jusqu'alors avait gardé le silence, s'écria : - « Voilà vingt ans que j'ai fait extraire de la carrière ce bloc pour le Bandinelli, j'entends donc qu'il lui appartienne. » — « Signor mio, repartis-je aussitôt, je supplie Votre Excellence de me permettre de lui dire quatre mots dans son intérêt. » — « Dis tout ce que tu voudras, me répondit le duc, je t'écouterai. » — Alors je m'exprimai ainsi : — a Sachez, signor mio, que le bloc de marbre dont le Bandinelli s'est servi pour sculpter Hercule et Cacus était d'abord destiné à l'admirable Michel-Ange Buonarroti, qui avait exécuté tout exprès un modèle représentant Samson et quatre autres personnages. Ce groupe assurément aurait été le plus beau du monde. Au lieu de cela, votre Bandinelli n'a produit que deux figures mal bâties et toutes rapetassées, si bien qu'encore aujourd'hui notre école déplore l'injure qui a été faite à ce beau marbre. Plus de mille sonnets, je crois, ont été affichés à la honte de ce détestable ouvrage; je suis sûr que Votre Excellence s'en souvient ; mais, s'il s'est rencontré des gens assez ignares pour enlever ce beau marbre à Michel-Ange et le donner au Bandinelli, qui l'a gâté, comme on le voit, vous, mon illustre seigneur, souffrirez-vous jamais que ce nouveau bloc, qui est encore plus beau que le premier, soit également déshonoré par lui, tandis que vous pourriez l'allouer à un homme de talent qui en tirerait bon parti? Ordonnez, signor mio, que tout artiste soit libre de concourir et que tous les modèles soient ensuite mis sous les yeux de l'école. Vous connaîtrez ce qu'elle en pense et l'esprit judicieux de Votre Excellence saura bien discerner le meilleur morceau. Ainsi vous ne jetterez pas votre argent par les fenêtres, et vous ne détruirez point la noble émulation de notre admirable école, qui aujourd'hui est unique au monde


et sur qui repose toute la gloire de Votre Excellence. » — Après m'avoir écouté avec bonté, le duc se leva de table en me disant : — « Va, Benvenuto mio, fais-moi un modèle et gagne ce beau marbre : je reconnais que tu m'as dit la vérité. » — La duchesse, outrée de dépit, me menaça de la tête en murmurant je ne sais quoi. — Là-dessus, je tirai ma révérence et je retournai à Florence en toute hâte, car je brûlais du désir de commencer le modèle.

Quand le duc revint à Florence, il se rendit chez moi, sans m'avoir prévenu. Je lui montrai deux petits modèles complétement différents l'un et l'autre. Il les loua tous les deux, en ajoutant néanmoins qu'il y en avait un qu'il préférait, et que, si je le finissais avec soin, j'aurais lieu de m'en féliciter. — Son Excellence, qui avait vu les modèles du Bandinelli et de mes autres concurrents, trouva les miens beaucoup plus beaux, si je dois en croire plusieurs de ses courtisans qui m'assurèrent le lui avoir entendu dire. — Mais voici une circonstance qui me semble mériter de n'être point passée sous silence. Le cardinal Santa-Fiore, étant venu de Rome à Florence et ayant rencontré sur la route de Poggio-a-Caiano, où son Excellence le conduisait, le bloc de marbre en question, l'admira beaucoup et demanda à qui on le destinait. — « A mon Benvenuto, qui m'a fait un magnifique modèle, » — lui répondit le duc.

Cela me fut rapporté par des personnes dignes de foi et m'enhardit à aller trouver la duchesse. Je lui offris quelques petites bagatelles de ma façon qui lui plurent extrêmement. Elle me demanda ensuite de quoi j'étais occupé.

« Signora, lui répondis-je, j'ai entrepris pour mon amusement un des ouvrages les plus difficiles qu'il y ait au monde. C'est un Christ, grand comme nature, en marbre blanc, posé sur une croix de marbre noir. » — La duchesse ayant désiré savoir ce que je voulais en faire, je lui dis : —


« Sachez, duchesse, que je ne le donnerais pas pour deux mille ducats d'or, car jamais travail n'a coûté tant de peine à un homme, et je ne me serais jamais engagé à l'entreprendre pour quelque prince que ce fût, de peur de ne pas m'en tirer à mon honneur. J'ai acheté les marbres de mon propre argent, j'ai eu à mes gages pendant deux ans environ un ouvrier pour m'aider, de sorte que, tant en marbre qu'en outils et en frais de maind'œuvre, ce crucifix me coûte plus de trois cents écus : aussi, je le répète, ne le cèderais-j e pas pour deux mille ducats d'or. Mais j'en ferai volontiers présent à Votre Excellence, si elle daigne m'accorder une grâce, très-licite, du reste, car je me borne à supplier Votre Excellence de vouloir bien rester neutre dans le concours que le duc a ouvert pour le grand bloc de marbre du Neptune. —

« Ainsi donc, répliqua la duchesse indignée, tu ne fais aucun cas de ma faveur ou de ma défaveur? » - « Bien loin de là, signora, m'écriai-je, si cela était, pourquoi vous offrirais-je une chose que j'estime deux mille ducats ? Seulement, les pénibles et sévères études auxquelles je me suis livré me donnent tant de confiance, que je me flatte de remporter le prix, lors même que j'aurais à le disputer au grand Michel-Ange Buonarroti, à qui je suis redevable de tout ce que je sais. Combien ne serais-je pas plus heureux si, au lieu de tous ces ignorants, je voyais entrer dans la lice cet homme dont la science est universelle ! Avec un si grand maître il n'y a qu'à gagner, tandis qu'avec les autres il n'y a qu'à perdre. » — Quand j'eus achevé ces mots, la duchesse se leva sans que sa colère fût calmée, et je m'en retournai à mon modèle, auquel je travaillai avec toute l'activité possible.

Dès que je l'eus terminé, le duc vint le voir. Deux ambassadeurs, celui du duc de Florence et celui de la seigneurie de Lucques l'accompagnaient. — Mon modèle plut


tellement à Son Excellence, qu'elle s'éeria : - « En vérité, Benvenuto mérite bien le marbre! » - Alors les éloges ne me furent point épargnés par les deux ambassadeurs, surtout par celui de Lucques, qui était un savant docteur. — Je me tins un peu à l'écart, afin qu'ils pussent parler en toute liberté; mais, lorsque j'entendis leurs compliments, je m'avançai et je dis au duc : — CI Signor mio, vous devriez adopter une mesure encore meilleure que la première. Elle consisterait à ordonner à chaque concurrent d'exécuter en terre un modèle exactement de la dimension du bloc de marbre ; par ce moyen vous seriez bien mieux à même de reconnaître celui qui est digne de l'avoir, et vous ne courriez point risque de commettre une erreur qui, en définitive, serait préjudiciable non à l'artiste qui aurait mérité le marbre, mais à vous-même, car vous y perdriez et votre argent et votre réputation. Si, au contraire, votre choix tombe sur celui qui aura déployé le plus de talent, votre nom acquerra un nouvel éclat, votre argent sera bien employé, et l'on croira que vous aimez les arts et que vous vous y connaissez. » — A ces mots, le duc plia les épaules et partit. — cc Signore, lui dit en chemin l'ambassadeur de Lucques, c'est un terrible homme que votre Benvenuto ! » — CI Bien plus terrible que vous ne pensez, répondit le duc, et il aurait mieux valu pour lui qu'il l'eût été moins, car il aurait à présent des choses qu'il nJ a pas (1). » — Je tiens ces propres paroles de l'ambassadeur lui-même, qui me les répéta un jour qu'il m'adressait presque des reproches sur ma manière d'agir. Je lui répondis que je prenais les intérêts du duc en bon et fidèle serviteur, mais que je ne savais pas jouer le rôle de flatteur.

Quelques semaines après, le Bandinelli mourut. On at-

(1) Cette phrase est soulignée dans le manuscrit.


tribua sa mort à ses excès et surtout au chagrin qu'il éprouva en voyant qu'il allait perdre son bloc de marbre.

— Telle fut sa jalousie, que, dès qu'il eut appris que j'avais fait le crucifix dont j'ai parlé plus haut, il s'empressa de sculpter en marbre le Christ mort qui se trouve aujourd'hui à la Nunziata. J'avais offert mon crucifix à SantaMaria-Novella, et déjà même j'avais mis en place les crampons pour le recevoir, lorsque, pour unique récompense, je demandai la permission de disposer au-dessous un petit tombeau destiné à renfermer mes restes mortels. — Les religieux m'ayant répondu qu'ils ne pouvaient m'accorder cette faveur sans y avoir été autorisés par les marguilliers, je leur dis : — a Pourquoi donc, frères, ne les avez-vous pas consultés quand vous m'avez laissé poser mes crampons et laissé faire mes autres préparatifs? » — Cela fut cause que je ne voulus plus gratifier l'église de SantaMaria-Novella du fruit de mes rudes travaux. — Les marguilliers eurent beau venir ensuite chez moi me supplier, je restai sourd à leurs instances. — Je songeai aussitôt à l'église della Nunziata. Dès que j'eus manifesté aux religieux qui la desservaient l'intention de lui donner mon crucifix aux mêmes conditions qu'à Santa-Maria-Novella, ils furent unanimes pour m'exhorter à le placer dans leur église et à y construire un tombeau comme bon me semblerait. — Le Bandinelli, ayant prévu cela, travailla avec toute l'activité imaginable à terminer son Christ, et pria la duchesse de lui faire concéder la chapelle qui appartenait aux Pazzi. Dès qu'il l'eut obtenue, ce qui n'eut point lieu sans difficultés, il y plaça en toute hâte son ouvrage, qui n'était pas encore entièrement achevé lorsqu'il vint à mourir.

La duchesse avait dit que, si elle avait protégé le Bandinelli pendant sa vie, elle le protégerait également après sa mort, et qu'en conséqnence, bien qu'il ne fût plus de ce


monde, je pouvais être certain que je n'aurais jamais le bloc de marbre. Aussi, Bernardone le courtier, que je rencontrai un jour à la campagne, m'apprit-il que la duchesse avait disposé de ce bloc. — <i Oh ! malheureux marbre, m'écriai-je, assurément entre les mains de Bandinelli tu étais mal tombé, mais entre celles de l'Ammannato (1) tu es cent fois pis encore ! »

Cependant le duc m'avait ordonné d'exécuter en terre un modèle d'une dimension égale a celle que sa statue en marbre devait avoir. Il m'avait même fait fournir le bois et la terre qui m'étaient nécessaires, et construire une enceinte sous la loggia où est mon Persée ; de plus, il payait un ouvrier. Je me mis à l'œuvre avec ardeur, et je menai à heureuse fin mon armature en bois, d'après mes bons principes, sans songer au bloc de marbre, car je savais que la duchesse avait résolu que je ne l'obtiendrais pas. — Si j'entrepris ce travail, ce fut donc seulement parce que je me flattais qu'aussitôt que la duchesse, qui était une personne de goût, l'aurait vu terminé, elle se repentirait vivement d'avoir causé un si grand tort à ce malheureux bloc et à elle-même. — Pendant ce temps, Jean Flamand (2) et Vincenzio Danti (3) de Pérouse exécutaient

(1) Bartolommeo Ammonnato, sculpteur et architecte florentin, naquit en 1511 et mourut en 1592. Il doit surtout sa célébrité à ses travaux d'architecture, parmi lesquels nous citerons le pont de la Trinità , à Florence , et l'admirable cour du palais Pitli. De toutes ses sculptures. la plus renommée est la statue de Neptune , dont nous parlera Benvenuto, L'Ammannato est auteur d'un livre intitulé la Città , ou la Ville , qui renferme les plans et les dessins de tous les grands édifices qui peuvent embellir une cité.

— Voy. Vasari, t. IX et X.

(2) Jean Flamand , autrement dit Jean de Bologne ou le Bologna , naquit à Douai en 1524 et mourut vers l'an 1606.— Après avoir étudié le dessin dans l'atelier de Jacques Beuch, son compatriote il alla passer qoelques années à Rome et à Florence. Lorsqu'il concourut pour le bloc du Neptune. il était encore inconnu , u de sorte, dit Vasari. que le duc n'alla pas même voir son modèle , quoique , selon les artistes, ce fùt le meilleur de tous. » — Ses principaux ouvrages sont l'Enlèvement des Sahines, la statue colossale de l'Apennin, la statue équestre de Cosme le.' et la grande fontaine de Bologne. Voy.

Vasari, t. X , p. 8 et suiv.

(3) Vincenzio Danti naquit à Pérouse en 1530, et mourut en 15Ti. — Il s'appliqua


chacun un modèle; le premier dans les cloîtres de SantaCroce, le second, dans le palais de messer Ottaviano de Médicis. — Le fils du Moschino (1) en avait commencé un autre à Pise; enfin, Bartolommeo Ammannato travaillait au sien dans la loggia que l'on avait partagée entre lui et moi.

Mon ébauche était achevée, et même j'avais déjà un peu modelé la tête, lorsqu'un jour le duc descendit du palais, accompagné du peintre Giorgetto, qui le mena dans l'atelier de l'Ammannato pour lui montrer le Neptune. Giorgetto avait travaillé de sa propre main pendant plusieurs jours à cette figure avec l'Ammannato et tous ses ouvriers.

On me raconta que le duc se montra peu satisfait de ce modèle, malgré les efforts de Giorgetto qui cherchait à l'étourdir par son caquetage. Son Excellence l'écouta en secouant la tête, et dit ensuite à messer Gianstefano : — (t Va demander à Benvenuto si son colosse est assez avancé pour qu'il veuille me le laisser voir un peu. » — Messer Gianstefano s'acquitta gracieusement de la commission du duc, et de plus ajouta que, si mon ouvrage ne me semblait pas encore en état d'être montré, je pouvais le déclarer franchement, attendu que le duc savait fort bien que j'avais été très-peu aidé pour une entreprise de cette importance. Je répondis que je suppliais le duc de venir, et que, si mon travail était à la vérité peu avancé, Son Excellence était assez expérimentée pour se rendre compte de ce qu'il serait une fois terminé. — Messer Gianstefano répéta mes paroles au duc, qui vint avec plaisir. Dès qu'il fut entré dans mon atelier et eut jeté les yeux sur mon modèle,

dans sa jeunesse à l'orfèvrerie, qu'il quitta ensuite pour la sculpture et l'architecture. Il ex écuta de nombreux travaux pour le duc Cosme et pour Sforza Almeni. II a laissé quelques poésies et un traité sur les proportions qui a été imprimé en 1567.

(1) Le Moschino n'avait que trente ans à l'époque du concours pour le bloc du Neptune. Cellini se trompe donc évidemment lorsqu'il met le fils de cet artiste au nombre des concurrents.


il en parut enchanté. Il se promena ensuite tout autour, en s'arrêtant aux quatre points principaux, exactement comme l'aurait fait un praticien consommé. Son air et ses gestes témoignaient de sa profonde satisfaction. — « Benvenuto, me dit-il, tu n'as plus qu'à lui donner un petit coup. » Puis il se tourna vers les gens de sa suite en disant : « Le petit modèle que j'ai vu chez lui me plaisait extrêmement, mais celui-ci le surpasse de beaucoup. »

Vers cette époque, Dieu, qui fait toutes choses pour notre bien, et ne manque jamais de nous protéger lorsque nous pensons à lui, permit qu'un certain bandit de Vicchio appelé Piermaria d'Anterigoli et surnommé le Sbietta, vînt me trouver. Cet homme était berger de profession.

Grâce à l'étroite parenté qui l'unissait à messer Guido le médecin, aujourd'hui prévôt de Pescia, je consentis à l'écouter. Il me proposa de lui acheter, pour en jouir ma vie durant, une ferme qui lui appartenait. Je ne voulus point la visiter, attendu que je désirais terminer promptement mon modèle de Neptune. D'ailleurs cette démarche était inutile, car le Sbietta ne me vendait que l'usufruit de sa terre, et il m'avait donné la note de ce qu'elle produisait en blé, en vin, en huile, en avoine, en marrons et autres denrées.

Ayant calculé que tout cela valait, au taux d'alors, beaucoup plus de cent écus d'or, je conclus le marché moyennant six cent cinquante écus que je lui comptai, et dans lesquels étaient compris les droits du fisc. En échange de cette somme, il me remit un écrit de sa main par lequel ri s'obligeait à me garantir pendant toute ma vie un revenu de cent écus. Je ne jugeai donc point à propos d'aller voir son domaine. Je me contentai de m'informer avec soin si le Sbietta et ser Filippo, son frère, étaient assez solvables pour que je n'eusse rien à craindre. Plusieurs personnes qui les connaissaient m'assurèrent que je pouvais être parfaitement tranquille. Nous appelâmes ser Pierfrancesco


Bertoldi, notaire de la Mercantazia. Je débutai par lui mettre entre les mains l'écrit du Sbietta, pensant que cet engagement devait être exprimé dans le contrat. Mais, en rédigeant son acte, le notaire prêta si bien l'oreille aux bavardages du Sbietta, qu'il oublia de mentionner la garantie que mon vendeur m'avait faite. La besogne du notaire dura quelques heures, pendant lesquelles je modelai une bonne partie de la tête de mon Neptune. Lorsque nous eûmes signé le contrat, le Sbietta m'accabla de toutes sortes d'amitiés, que je lui rendis à mon tour. Il me fit maints présents de chevreaux, de fromages, de chapons, de gâteaux et de fruits, en telle quantité que je finis par en être presque confus.

En revanche, quand il venait à Florence, je ne souffrais point qu'il descendit à l'auberge. Souvent même, je logeai chez moi plusieurs de ses parents qui l'accompagna ient.

Une fois, il me dit en plaisantant qu'il était vraiment honteux qu'après avoir acheté un domaine, je ne me décidasse point à confier trois jours mes affaires à mes ouvriers pour aller inspecter mon acquisition. Enfin , il me cajola si bien que, pour mon malheur, je lui rendis visite.

Il me reçut avec plus d'empressement que si j'eusse été un duc, et sa femme me témoigna encore plus d'amitié. Ces bonnes relations durèrent jusqu'à ce que le Sbietta et ser Filippo son frère eurent tout disposé pour la réussite du complot qu'ils avaient tramé contre moi. — Pendant ce temps, je ne cessais de travaillera mon Neptune, et déjà, comme je l'ai dit, je l'avais entièrement ébauché, d'après une excellente méthode qui, avant moi, n'était connue et pratiquée par personne. Quoique je fusse certain de ne point obtenir le marbre, par les motifs que j'ai mentionnés plus haut, j'espérais pouvoir achever promptement mon modèle et l'exposer sur la place, uniquement pour ma propre satisfaction. — Les choses en étaient là, lorsqu'un


mercredi, la beauté de la saison et les obsessions de mes deux coquins me déterminèrent à partir de la villa que je possédais à Trespiano pour me rendre à Vicchio. Comme j'avais préalablement bien déjeuné, je n'arrivai qu'à plus de vingt heures à la porte de Vicchio. J'y trouvai ser Filippo, qui semblait avoir été instruit de ma venue. Il m'accabla de caresses et me conduisit chez le Sbietta. Ce dernier était absent, mais sa femme impudique me fit toutes sortes d'amitiés. Je lui donnai un chapeau de paille d'une telle finesse, qu'elle m'assura que jamais elle n'en avait vu de plus beau. Vers le soir, nous soupàmes tous ensemble fort gaiement; puis on me mena dans une chambre superbe, où je dormis dans un excellent lit. Mes deux serviteurs furent également bien traités suivant leur rang. Le lendemain matin, le même accueil m'attendait à mon lever.

J'allai ensuite visiter mon domaine, dont je fus très-content.

Lorsqu'on m'eut remis une certaine quantité de blé et d'autres grains, le prêtre, ser Filippo, me dit en retournant à Vicchio : — cc Benvenuto, soyez sans inquiétude ; si vous n'avez pas trouvé tout ce qui vous a été promis, vous pouvez être certain que l'on vous en dédommagera amplement, car vous avez affaire à d'honnêtes gens. Le métayer est un coquin, mais nous l'avons renvoyé. » D'un autre côté, ce métayer, qui se nommait Mariano Roscgli, me répéta plusieurs fois : — « Prenez bien garde à vous. A la fin, vous verrez qui de nous est le plus grand coquin. » — En me parlant ainsi, ce paysan souriait malicieusement et secouait la tête d'un air qui paraissait vouloir dire : — « Va toujours, tu sauras bientôt à quoi t'en tenir. » - J'en tirai un assez fâcheux augure, mais j'étais loin d'imaginer ce qui devait m'arriver. En revenant de mon domaine, qui est situé à deux milles de Vicchio, du côté des Alpes, je rencontrai le prêtre, qui m'attendait avec ses caresses accoutumées. Nous fimes en-


semble un bon déjeuner. — J'allai ensuite me promener dans Vicchio. Le marché était alors commencé. — Bientôt je m'aperçus que j'étais regardé avec une vive curiosité par tous les gens du pays, et surtout par un brave homme qui habite le village depuis maintes années et dont la femme est boulangère. Il possède, à un mille de là environ, de bonnes propriétés, mais il préfère vivre à Vicchio, où il demeure dans une maison qui m'appartient et dépend de mon domaine, que l'on désigne sous le nom della Fonte.

— « J'occupe votre maison, me dit-il, et je vous payerai votre loyer à l'échéance du terme. Si même vous le désirez plus tôt, vous n'avez qu'à parler; car vous serez toujours d'accord avec moi. » — Tout en causant ainsi, il continua de me regarder avec une telle fixité, qu'à la fin je ne pus m'empêcher de m'écrier : — «Ah çà, mon cher Giovanni, dites-moi un peu pourquoi vous m'avez regardé plusieurs fois d'une manière si étrange? » — « Je vous l'avouerai volontiers, me répondit-il, si vous me promettez sur votre parole d'honnête homme de me garder le secret. » — Je m'y engageai. — le Eh bien, reprit-il, sachez qu'il y a peu de temps, ser Filippo, ce scélérat de prêtre, ne cessait de vanter l'habileté de son frère qui, disait-il, avait vendu en viager son domaine à un vieillard qui ne passerait pas l'année. Vous avez affaire à des coquins; tâchez donc de vivre le plus que vous pourrez, et tenez r œil bien ouvert; cette précaution n'est point à négliger. Je n'ajouterai rien de plus. »

En me promenant dans le marché, je rencontrai GiovanBattista Santini. Nous fûmes tous deux invités à souper par le prêtre. Ainsi que je l'ai noté plus haut, il était vingt heures environ. On soupa si tôt à cause de moi, parce que j'avais annoncé que je voulais retourner le soir à Trespiano.

On prépara donc le repas en toute hâte; la femme de Sbietta et surtout un certain Cecchino Buti, le bravo de la


maison, déployèrent une activité singulière. Dès que les salades furent prêtes, on se disposa à se mettre à table. Le maudit prêtre nous dit alors avec un sourire sinistre : — « Il faut que vous m'excusiez ; je ne puis sou per avec vous, parce qu'il m'est survenu une affaire de haute importance qui concerne mon frère Sbietta. Comme il est absent, je suis forcé de le suppléer. » — Toutes nos instances pour le décider à rester furent infructueuses. Il partit et nous commençâmes à souper. Lorsque nous eûmes mangé les salades dans de grandes assiettes communes, on apporta à chacun de nous un petit plat rempli de viande bouillie. Le Santini, qui était en face de moi, me dit : — « Les pièces de vaisselle dans lesquelles on vous sert ne ressemblent aucunement aux autres ; en avez-vous jamais vu de plus belles ! »

— Je lui répondis que je n'y avais point fait attention. Pendant ce temps, la femme du Sbietta et Cecchino Buti couraient de çà et de là et avaient l'air extraordinairement affairé. Santini m'ayant poussé à engager cette femme à prendre place à table, je l'en priai si vivement qu'elle y consentit. — « Vous mangez bien peu, me dit-elle d'un ton chagrin, mon souper ne vous plaît donc pas ? » — Je lui assurai que jamais je n'avais eu meilleur appétit ni meilleure chère, mais que je ne pouvais manger davantage.

— De ma vie je n'aurais deviné pourquoi cette femme m'excitait ainsi à manger. Il était plus de vingt et une heures quand le souper se termina. Comme je voulais retourner le soir à Trespiano afin de pouvoir aller le lendemain travailler à la loggia, je dis adieu à tous les convives, et je partis après avoir remercié la femme du Sbietta.

A peine eus-je fait trois milles que je me sentis l'estomac en feu. J'étais en proie à de si poignantes douleurs, que, dans mon impatience d'arriver à Trespiano, les minutes me semblaient des siècles. Enfin, grâce à Dieu, je parvins, malgré mes souffrances, à gagner mon logis. Je


me couchai immédiatement; mais je ne pus fermer l'œil de la nuit. En outre, je fus tourmenté de coliques qui me forcèrent d'aller plusieurs fois à la garde-robe. Au point du jour, j'éprouvai au rectum une ardeur dévorante, et en examinant quelle en était la cause, je découvris que j'étais plein de sang. Aussitôt je pensai que j'avais mangé quelque chose d'empoisonné. Je recherchai sans relâche ce que ce pouvait être. Alors je me rappelai que la femme de Sbietta m'avait servi dans des assiettes et des plats différents de ceux des autres convives, et que le frère de Sbietta, après s'être donné un mal infini pour me recevoir, avait refusé de souper avec nous. Il me vint aussi en mémoire que ce maudit prêtre avait dit que le Sbietta avait fait un coup magnifique en vendant l'usufruit d'un domaine à un vieillard qui ne passerait pas l'année, paroles que je tenais de ce brave Giovanni Sardella. De tout cela je conclus que l'on m'avait administré une dose de sublimé dans une sauce fort bien accommodée et d'un goût fort agréable. En effet, le sublimé produit tous les symptômes qui se manifestèrent chez moi. Par bonheur, je mange ordinairement la viande sans sauce et sans autre assaisonnement que du sel. C'est pourquoi je ne pris que deux bouchées de cette sauce, et encore parce qu'elle avait une saveur exquise. Je ne doutai point que la petite dose de sublimé n'eût été mêlée à cette sauce, car la femme du Sbietta avait employé mille artifices pour me déterminer à en manger.

Bien que je me sentisse grièvement malade, je ne laissai pas d'aller travailler dans la loggia à mon modèle de Neptune ; mais au bout de quelques jours mes souffrances s'accrurent au point que je fus obligé de garder le lit. Aussitôt que la duchesse en fut informée, elle fit adjuger sans concours le malheureux bloc de marbre à Bartolommeo Ammannato. Celui-ci m'envoya dire par rnesser. qui demeure rue du. que j'étais libre de disposer comme


bon me semblerait de mon modèle, attendu qu'il avait gagné le marbre. Ce messer était un des amants de la femme de Bartolommeo Ammannato, et comme, grâce à sa bonne mine et à sa discrétion, il était le favori, Am- mannato lui donnait toutes les commodités imaginables (1).

J'en aurais long à conter là-dessus; mais je ne veux pas imiter son maître Bandinelli, qui, à force de parler, finissait toujours par déraisonner. Qu'il me suffise d'ajouter que je répondis au messager de l'Ammannato que je m'étais toujours douté de ce qui arrivait, et qu'il eût à recommander à Bartolommeo de n'épargner aucun effort pour se montrer reconnaissant envers la fortune qui lui avait accordé une faveur si grande et si peu méritée.

Au milieu de tous ces chagrins, je continuai de garder le lit. J'étais soigné par l'habile médecin maestro Francesco de Montevarchi, lequel s'était adjoint le chirurgien maestro Raffaello de' Pilli, parce que le sublimé m'avait corrodé les intestins de telle façon que je ne pouvais plus retenir mes excréments. Lorsque le poison, qui heureusement n'était pas en assez grande quantité pour vaincre ma robuste constitution, eut fait tous les ravages que l'on devait attendre, maestro Francesco me dit : — « Benvenuto, remercie Dieu, te voilà sauvé. N'aie aucune crainte, je te guérirai complètement au désespoir des scélérats qui voulaient ta mort. » — « Cette cure, s'écria alors maestro Raffaello, sera une des plus belles et des plus difficiles dont il aura jamais été parlé; car, sache-le, Benvenuto, tu as avalé une pilule de sublimé. « — A ces mots, maestro Francesco s'empressa de lui couper la parole en disant : — (c Peut-être n'était-ce qu'un insecte venimeux. »

(1) Les mots imprimés en italiqoe ont été raturés dans le manuscrit. Le nom du messa3er de l'Ammannalo et le nom de la rne qu'il habitait sont indéchiffrables. On croit qne Cellini a biffé loi-même ce passage injurieui poor la femme de l'Ammannalo, Laura Batliferra, dont le talent poétique a été célébré par tous les écrivains de son temps.


- Je lui répondis que je savais parfaitement quelle espèce de poison c'était, et qui me l'avait administré. - Sur ce, personne ne souffla plus mot. - illaestro Francesco et maestro Ilaffaello me soignèrent pendant plus de six mois et je restai plus d'un an sans me rétablir.


CHAPITRE V.

( 1560 -1562. )

Le prince don Fraucesoo, — Encouragements. — Procès. — Injustice. — Voyage à Livourne. — A quelque chose malheur est bon. — Retour a Florence. — Friponneries. — Le doc et la duchesse de Florence dans l'alelier de Celliui. — MeBser llac- clo del Bene. — Projet de retonr en France. — Mort du cardinal de hlédicis.

Voyage à Pise.

Ce fut vers cette époque qu'eut lieu l'entrée du duc à Sienne. Plusieurs mois auparavant, l'Ammannato y était allé pour construire les arcs de triomphe. Un de ses bâtards, qui était resté dans la loggia, ayant enlevé les toiles dont je me servais pour couvrir mon Neptune, qui n'était pas encore terminé, je courus m'en plaindre au fils du duc, le signor don Franceaco, lequel me portait de l'intérêt. Je lui dis que l'on avait découvert ma figure avant qu'elle ne fût achevée. Toutefois, je déclarai que je ne m'en serais point préoccupé si elle eût été finie. — « Benvenuto, me répondit le prince, soyez sans inquiétude, cela sera plutôt nuisible que profitable à vos ennemis. Cependant, si vous désirez que je fasse oouvrir votre ouvrage, je vous satisferai sur-le-champ. — Son Excellence illustrissime m'adressa ensuite beaucoup d'autres compliments en présence de plusieurs seigneurs. Alors je priai Son Excellence de m'accorder les moyens de mener à fin mon


travail, et j'ajoutai que je voulais lui en faire présent ainsi que du petit modèle. Le prince me répondit qu'il acceptait l'un et l'autre avec plaisir, et qu'il me donnerait tout ce que je demanderais. — Cette légère faveur me réconforta et fut cause que je revins à la vie. En effet, je sentais que j'allais succomber sous le poids des maux et des tribulations innombrables qui m'avaient assailli tous à la fois, lorsque la bienveillance du prince vint ranimer un peu mes forces et mes espérances.

Plus d'une année s'était écoulée depuis que j'avais acheté au Sbietta le domaine della Fonte. Après l'empoisonnement et diverses scélératesses dont je faillis être victime, ayant vu que cette terre ne me produisait pas la moitié de ce qui m'avait été promis, je m'adressai au tribunal, car, à l'appui de mes droits, j'avais non-seulement mon contrat, mais encore un écrit tracé par le Sbietta lui-même, et dans lequel il s'engageait par- devant témoins à me garantir mon revenu. — Messer Alfonso Quistelli, qui était alors procureur fiscal, siégeait avec les conseillers parmi lesquels se trouvaient Averardo Serristori, Federigo de' Ricci et un des Alessandri ; je ne me souviens pas des noms des autres, mais il suffit de dire que tous étaient gens de haute distinction. - Dès que j'eus expliqué mon affaire, ils déclarèrent que Sbietta devait me restituer mon argent. Le seul Federigo de' Ricci émit un avis contraire, parce qu'à cette époque Sbietta était à son service. —

Tous ces magistrats m'exprimèrent leurs regrets de ce que Federigo de' Ricci les empêchait de rendre une sentence en ma faveur. Averardo Serristori et l' Alessandri entre autres firent grand bruit, mais Federigo traîna la chose en longueur si bien que le tribunal cessa de siéger avant d'avoir rien terminé. — Quelque temps après, Averardo Serristori m'ayant rencontré un matin sur la place délia Nunziata, me dit à haute voix, sans la moindre gêne : —


« L'influence de Federigo de' Ricci l'a tellement emporté sur la nôtre que tu as été volé comme dans un bois, malgré tous nos efforts. » — Mais je ne veux pas m'arrêter plus longtemps sur ce sujet; celui qui possède le suprême pouvoir en serait trop offensé. Qu'il me suffise de dire que je fus victime d'une affreuse injustice uniquement parce que le Sbietta était au service d'un citoyen opulent.

Le duc était à Livourne, je résolus de m'y rendre seulement pour lui demander mon congé; car mes forces étaient revenues, on ne m'employait à rien et j'étais désolé de perdre ainsi mon temps. — Je mis donc mon projet à exécution et j'allai à Livourne où je trouvai Son Excellence, qui me reçut de la manière la plus gracieuse.

Chaque jour je montais à cheval avec le duc, de sorte que je pouvais lui dire facilement tout ce que je voulais, d'autant plus qu'il sortait de la ville et suivait pendant quatre milles le bord de la mer, où il faisait construire quelques fortifications. Il aimait, du reste, que je causasse avec lui, parce que cela le préservait des importunités de la foule.

— Un jour qu'il me témoignait encore plus d'amitié que de coutume, je profitai de ses bonnes dispositions à mon égard pour lui parler du Sbietta. — « Signor, lui dis-je, il faut que je vous raconte un événement étrange qui vous expliquera pourquoi je n'ai pu finir de modeler en terre le Neptune auquel je travaillais dans la loggia. » — Je lui appris ensuite que j'avais acheté l'usufruit d'un domaine au Sbietta et j'entrai dans tous les détails de cette affaire, sans altérer en rien la vérité. Quand j'arrivai à l'épisode du poison, je dis que, si jamais mes services avaient été agréables à Son Excellence, elle devait, au lieu de punir le Sbietta ou ceux qui m'avaient administré le sublimé, leur donner quelque bonne récompense. — « En effet, ajoutai-j e, la dose n'était pas assez forte pour me tuer, et


il y en avait juste asse? pour me débarrasser l'estomac et les intestins d'une viscosité qui aurait causé ma mort dans trois ou quatre ans, tandis que maintenant, grâce à la façon dont cette espèce de médecine a opéré, je crois que je vivrai plus de vingt ans encore. J'en remercie Dieu sincèrement et je reconnais combien est vrai ce dicton que j'ai entendu plus d'une fois : A quelque chose malheur est bon. » — Pendant une promenade de plus de deux milles, le duc m'écoula avec la plus grande attention et ne m'interrompit que pour s'écrier : - « Ah ! les infâmes coquins ! » - Je conclus qu'ils m'avaient rendu un véritable service et j'entamai un nouveau sujet de conversation.

Un autre jour, ayant trouvé le duc de bonne humeur, je le priai de m'accorder mon congé, afin que je ne perdisse point les années que je pouvais employer à faire quelque chose. J'ajoutai que Son Excellence me payerait, quand elle le jugerait à propos, ce qui m'était encore dû pour mon Persée. J'accompagnai cette demande d'une foule de remercîments, mais le duc ne me répondit pas un mot, et même sembla irrité de mes, paroles. - Le lendemain, messer Bartolommeo Concino, un des principaux secrétaires de Son Excellence, vint chez moi et me dit d'un ton de bravade : « Si tu veux ton congé, le duc te le donnera; si tu veux du travail, il t'occupera. Plaise à Dieu que tu puisses exécuter tout ce qu'il te commandera! » — Je lui répondis que mon unique désir était de travailler, et que je préférais recevoir un sou au service de Son Excellence qu'un ducat à celui de tout autre prince, fût-il pape, empereur ou roi. — « Si telle est ta pensée, me dit alors messer Bartolommeo, vous êtes d'accord sans qu'il soit besoin d'ajouter un mot de plus. Ainsi, tu n'as qu'à retourner à Florence et à être tranquille, car le duc te veut du bien. » — Je regagnai donc Florence.

Dès que j'y fus arrivé, un fabricant de draps d'or,


nommé Raffaellone Scheggia, vint me trouver et me dit qu'il voulait me mettre d'accord avec le Sbietta. — cc Il n'y a que les conseillers, lui répondis-je, qui puissent arranger notre affaire. Le Sbietta ne rencontrera pas toujours parmi eux un Federigo de' Ricci, disposé, pour un présent de deux chevreaux gras, à prendre en main sa détestable cause et à injurier si cruellement la justice, sans crainte de Dieu et sans égard pour son honneur.» —Lorsque j'eus achevé ces paroles, que j'appuyai de maints raisonnements, Raffaello me remontra avec douceur qu'il valait beaucoup mieux manger une grive en paix que de disputer avec acharnement un chapon, fût-on certain de finir par l'avoir. Il me représenta ensuite que parfois les procès traînent tellement en longueur, que je ferais mieux d'employer ce temps à produire quelque chef-d'œuvre, dont je tirerais plus de gloire et plus de profit. — Ayant reconnu qu'il disait vrai, je commençai à lui prêter l'oreille, de sorte que bientôt il fut convenu entre nous que le Sbietta prendrait mon domaine à loyer pendant toute ma vie, pour soixante-dix écus d'or par an. — Au moment de passer le contrat, qui fut dressé par ser Giovanni, fils de ser Matteo de Falgano, le Sbietta dit que le mode de stipulations que nous avions adopté forcerait de payer au fisc des droits considérables ; qu'il valait mieux simuler un bail que nous renouvellerions tous les cinq ans, et enfin qu'il ne manquerait pas à ses engagements et ne me susciterait plus jamais dé procès. Son coquin de frère m'ayant fait les mêmes serments, je consentis à laisser porter le bail au contrat.

Pour aborder d'autres sujets et ne plus avoir à revenir sur ces indignes friponneries, je vais raconter de suite ce qui advint à l'expiration des cinq années. Mes deux bandits ne tinrent aucune de leurs promesses et voulurent me rendre le domaine et ne point renouveler le bail. A mes


plaintes, ils répondirent en me montrant le contrat.

Ainsi, grâce à leur mauvaise foi, je me trouvais sans armes pour me défendre. — Quand je vis cela, je leur dis que le duc et le prince de Florence ne souffriraient pas que, dans leur ville, on volât les gens d'une manière aussi affreuse.

Cette menace les effraya tellement, qu'ils me députèrent de nouveau ce même Raffaello Scheggia, qui avait présidé au premier accommodement. Ils m'avaient déclaré qu'ils n'entendaient plus me payer à l'avance soixante-dix écus d'or par an, comme par le passé, et je leur avais répondu que je ne voulais rien en rabattre. Nous en étions donc là lorsque Raffaello vint me trouver. — « Benvenuto mio, me dit-il, vous savez que je vous suis dévoué. Vos adversaires ont remis l'affaire entre mes mains et accepteront ma décision. » En même temps, il me présenta, à l'appui de ce qu'il avançait, un papier signé par eux. Moi, qui ne savais pas que Raffaello était proche parent de ces fripons, je crus que tout allait pour le mieux, et je lui donnai aussi pouvoir de conclure. — Un jour du mois d'août, une demiheure après la chute du jour, cet honnête homme vint chez moi et dépensa tant de paroles, qu'il me força à faire dresser le contrat le soir même, car il savait très-bien que, si l'on eût attendu jusqu'au lendemain matin, la fourberie qu'il avait conçue aurait été éventée. On passa donc le contrat, et il y fut stipulé que je recevrais, en deux payements, soixante-cinq écus par an, tant que je vivrais. J'eus beau me récrier et me débattre, Raffaello exhiba ma signature, de façon que chacun me condamna. — Ce coquin répétait sans cesse que sa décision m'était favorable et qu'il avait pris la défense de mes intérêts. Le notaire et les autres, ignorant qu'il était parent du Sbietta, me donnèrent tort.

Je fus donc forcé de céder, mais je ferai en sorte de vivre le plus longtemps possible.

L'année suivante, au mois de décembre 1566, je commis


une autre sottise en achetant au Sbietta, pour deux cents écus, la moitié de son domaine dcl Poggio, qui borde mon bien della Fonte. Après avoir conclu ce marché, qui, suivant nos conventions, pouvait être annulé dans le cours des trois premières années, j'affermai au Sbietta ma nouvelle acquisition. Je crus faire pour le mieux, mais j'en aurais trop long à dire si je voulais raconter toutes les indignités que j'ai eues à souffrir. Je confie entièrement le soin de ma vengeance à Dieu, qui m'a toujours protégé contre mes ennemis.

Lorsque j'eus tout à fait terminé mon crucifix de marbre, il me sembla que, debout à quelques brasses au-dessus du sol, il produirait un bien meilleur effet que couché à terre. Dès que je l'eus mis en place, je reconnus, à ma grande satisfaction, que je ne m'étais pas trompé. Alors je commençai à le montrer à tous ceux qui m'en témoignaient le désir. — Le duc et la duchesse, qui étaient revenus de Pise, en ayant entendu parler, se rendirent un jour chez moi à l'improviste avec l'élite de leur cour, uniquement pour voir mon crucifix. Ils en furent enchantés et m'accablèrent de louanges sur lesquelles naturellement les seigneurs et les gentilshommes présents ne manquèrent pas de renchérir. — Quand j'eus vu que Leurs Excellences étaient satisfaites, je les remerciai vivement et je leur dis qu'en m'empêchant de sculpter en marbre le Neptune, on m'avait déterminé à exécuter un ouvrage que personne avant moi n'avait osé tenter. — c( Il m'a coûté des peines inimaginables, ajoutai-je, mais je suis loin de les regretter, puisqu'elles me valent tant d'éloges. Comme je pense que jamais je ne trouverai rien qui soit plus digne de Vos Excellences que ce crucifix, je leur en fais présent de grand cœur, en les priant seulement de vouloir bien ne pas se retirer sans avoir visité le rez-de-chaussée de ma maison. '» — Aussitôt Leurs Excellences se levèrent gracieusement, sortirent de


mon atelier et entrèrent dans ma maison. Le premier objet qui frappa leurs yeux fut mon petit modèle de Neptune et de la Fontaine. La duchesse, qui fie l'avait point encore vu, en fut si émerveillée qu'elle jeta un cri d'admiration. — « Sur ma vie! dit-elle au duc, je n'aurais jamais imaginé qu'on pût voir quelque chose d'aussi beau. »

— A ces mots, le duc lui répéta plusieurs fois : — Eh bien ! ne vous l'avais-je pas dit, moi? ,,-Us continuèrent de parler entre eux en termes aussi flatteurs pour mpi : puis la duchesse m'appela près d'elle, et rpe donna une foule de nouveaux éloges qui ressemblaient à des excuses.

Elle dit ensuite qu'elle vpulait que je choisisse moi-même un bloc de marbre et que je le iflissp en peuvre. A ces bienveillantes paroles, je répondis que, si Leurs Excellences m'accordaient les facilités nécessaires, j'aborderais volontiers, pour leur complaire, une si laborieuse entreprise. - « Benvenuto, s'écria aussitôt le duc, tu auras toutes les facilités que tu demanderas, je t'en donnerai même d'autres qui surpasseront tes espérances. » — Làdessus, Leurs Excellences se retirèrent et me laissèrent très-satisfait. Mais bien des semaines se passèrent sans que l'on s'occupât de moi. Cet oubli me causa un chagrin qui approchait du désespoir.

A cette époque, la reine de France envoya à Florence messer Baccio delBene pour emprunter de l'argent à notre duc, qui, dit-on, consentit gracieusement à lui en fournir.

Comme messer Baccio del Bene et moi nous avions été jadis intimement liés, nous nous reconnûmes à Florence, et nous nous vîmes avec beaucoup de plaisir. — Un jour qu'il me rendait compte des faveurs dont l'honorait Son Excellence illustrissime, il me demanda quels étaient les grands ouvrages dont je m'occupais,. — Je lui racontai alors j'affaire du Neptune et le tort considérable que la duchesse m'avait fait. — A ces mots, il me dit de la part


de la reine que Sa Majesté avait le plus vif désir de terminer le mausolée du roi Henri son époux, pour lequel Daniel de Volterra (1) avait entrepris un cheval colossal en bronze, mais qu'il avait laissé s'écouler l'époque où il devait le livrer; que le tombeau réclamait de riches et nombreux ornements, qu'en conséquence, si je voulais revenir en France habiter mon château, la reine, pour m'attacher à son service, m'accorderait tout ce que je pourrais désirer.

— Je répondis à messer Baccio qu'il fallait en conférer avec le duc ; que; si Son Excellence illustrissime y consentait, je retournerais volontiers en France. — cc Eh bien !

nous partirons ensemble, » - s'écria joyeusement messer Baccio, qui croyait l'affaire faite. Le lendemain il eut avec le duc une entrevue dont il profita pour lui parler de moi et lui dire que, si Son Excellence le permettait, la reine me prendrait à son service. — « Benvenuto est un habile homme, ainsi que tout le monde le sait, mais maintenant il ne veut plus travailler. » —Telle l'ut la réponse du duc, qui changea ensuite la conversation. — Tout cela me fut rapporté par messer Baccio lui-même, que j'allai voir le soir suivant. — Je ne pus me contenir plus longtemps. —

« Son Excellence, m'écriai-je, ne m'a rien commandé, et cependant avec mes seules ressources j'ai exécuté un des ouvrages les plus difficiles du monde, et pour lequel, malgré ma pauvreté, j'ai dépensé plus de deux cents écus. Que n'aurais-je donc pas fait, si Son Excellence illustrissime m'eût employé ? Je vous le jure, en vérité, on m'a fait bien du tort. » — Le bon gentilhomme répéta fidèlement ces paroles au duc, mais celui-ci lui répondit que c'était une

(1) Daniello Ricciarelli naquit à Volterra en 1511, et mourut en 1566. - Dès son début, il fat remarqué par Michel-Ange, qui le fit son substitut dans les travaux du Vatican , le préconisa, l'aida et l'enrichit de ses dessins ; sur la fin de sa vie, il se consti- cra tout à fait à la sculpture. C'est alors qu'il entreprit le cheval colossal dont parle CeJlini. Vasari attribue la mort de Daniel à l'extrême fatigue qu'il éprouva en travaillant à cet ouvrage.


plaisanterie et qu'il voulait me garder. —J'en fus tellement irrité, que plusieurs fois je fus tenté de partir à la grâce de Dieu.—La reine, de peur de déplaire au duc, ne voulut plus qu'on lui parlât de moi : de sorte qu'à mon grand regret je fus obligé de rester.

Vers cette époque, le duc quitta Florence avec sa cour et tous ses enfants, à l'exception du prince qui était en Espagne. Il se rendit à Pise en traversant les maremmes de Sienne. — Le cardinal fut le premier qui ressentit les effets de cet air empoisonné. Peu de jours après, il fut attaqué d'une fièvre pestilentielle qui l'emporta rapidement.

C'était l'œil droit du duc : il fut vivement regretté, car il était beau et bon. — Je laissai s'écouler quelque temps, et, lorsque je crus que les larmes étaient essuyées, j'allai à Pise.


APPENDICE.

Après avoir mentionné son voyage à Pise, qui eut lieu vers la fin du mois de novembre 1562, Cellini ferme brusquement ses mémoires. — Avons-nous besoin d'exprimer combien, il est regrettable qu'il ne nous ait point déroulé jusqu'au bout le drame de sa vie ? — Hâtons-nous plutôt de dire qu'il a laissé de nombreuses notes autographes dont quelques-unes peuvent servir à combler au moins une partie de la fâcheuse lacune que nous déplorons.

Parmi ces notes, que les Florentins ont recueillies avec un soin religieux, nous avons pris, pour les reproduire ici, celles qui ont rapport aux huit dernières années de notre auteur, et de plus celles où il raconte des faits qui appartiennent à une époque moins avancée de sa vie, mais dont il ne parle pas dans son histoire avec ou sans intention. — Enfin, nous avons pensé qu'il ne serait point hors de propos de joindre à ces précieux documents différentes pièces inédites d'une authenticité incontestable, telles que les lettres de naturalisation accordées par François Ier à Benvenuto, l'acte de donation du château du Petit-Nesle, le testament de Cellini, l'inventaire des objets d'art trouvés chez lui après sa mort, la relation de ses obsèques, etc., etc.


4 I.

Juillet 1542.

François par la grâce de Dieu Roy de France, à tous presens et advenir salut. Nous avons reçu l'humble supplication de nôtre cher et bien amé Bienvenu Celiny nôtre Orfaivre, natif du pays de Florence, contenant que combien qu'il se soit arresté et habitué en cestuy Nostre Royaulme en intencion et firme propos de Nous y servir et finir le reste de ses jours. Mais il doubte que après son trespas Nos autres Officiers voulsissent dire et alleguer qu'il ne soit natif et originaire de Nostre dit Royaulme, et par ce moyen pretendre les Biens qu'il delaisseroit par son trespas Nous estre advenus et escheus par droict d'Aulbeine, s'il n'avoit sur ce Nos Lettres de Naturalité et congé de tester. Humblement requirant icelles, pour ce est il que Nous ce considéré, que desirons bien et favorablement traicter le dit suppliant en faveur et recongnoissance des bons et agreables services, qu'il Nous a par cy devant faicts, faict et continue chaque jour, et esperons qu'il Nous fera cy après, et autres bonnes considerations à ce Nous mouvans. A icelluy avons permis, octroyé et accordé, permittons, accordons, octroyons, voulions et Nous plaist de grâce especiale, plaine puissance et auctorité Royale, qu'il puisse et lui loisc tenir et posséder en cestuy Nostre Royaulme, pays, terres et seigneuryes de Nostre obeissance toutes et chacunes les terres, seigneuryes et biens tans meubles que immeubles, qu'il y a et pourra avoir cy après, et d'iceulx tester et disposer par testament et ordonnances de dernière volunté, faicte entre vifs donation ou autrement, à son bon plaisir, et que ses Héritiers, Successeurs et Ayans cause lui puissent succeder, prendre et apprehendre


les Biens de sa dicle Succession, don et legitimation pourveu qu'ils soient Regnicoles tout ainsi que s'ils estoient originairement natifs de Nostre Royaulme, dont Nous les avons habilités et dispensés, habilitons et dispençons par ces dites présentes, sans ce que Nos Officiers ne autre quelconq ue luy puisse ne à ses dits Héritiers, Successeurs et Ayans cause mettre ou donner en la joissancc des dits Biens aucun destourbide ou empeschement, et aussi sans ce qu'il soit tenu pour ce Nous payer, ne à autres, aucune Finance ou indampnité, laquelle à quelque somme qu'elle soit et se puisse monter, Nous lui avons donné, cédé, quicté remise et délaissé, donnons, cédons, quictons, remectons et delaissons par ces dites présentés : Par lesquelles donnons en mandement à nos amés et feaux les gens de Nos Comptes et Trésoriers à Paris, et à tous Nos autres Justicieurs et Officiers présents et advenir, ou à leurs lieutenants et à chacun d'icculx en droit soi et comme à lui appartiendra, que de Nostre présente grâce, congé, permission et octroy et de tout le contenu cy dessus ils fassent, souffrent et laissent le dit Suppliant joyr et user plaine7 ment et paisiblement, sans lui faire mettre ou donner ne souffrir estre faict, mis ou donné aucun trouble, destourbide ou empeschement au contraire. Les quels si faicts, mys ou donnés lui avoient esté ou estoient, mectent ou fassent mettre à pleine et entière délivrance et au premier estat de don. Et par Rapportant ces dites présentes signées de Nostre main, ou vidimus d'icelles faictcs sous le Scel Royal pour une fois seulement et quictanceou recongnoissance du dit Bienvenu Celiny Suppliant sur ce suffisante.

Nous voulions celluy ou ceux de nos Récepteurs, à qui se pourra toucher, estre quictés et deschargés de ce à quoy se pourra monter la dicte Finance ou indampnité par Nos dites gens des Comptes et autres qu'il appartiendra et besoin sera, sans aucune difficulté, car tel est Nostre plaisir;


non obstant que la valeur n'estoit autrement specifiée ne declarée. Que tels dons n'ayons accoustumé faire que pour la moictié ou le tiers l'ordonnance par Nous faicte sur l'erection de nos coffres du Louvre et distribution de nos Finances, l'ordonnance aussi par Nous dernièrement faicte à Meaux et quelconques autres ordonnances, restrinctions, mandements ou deffences à ce contraires. Aux quelles ensemble à la desrogatoire de la desrogatoire d'icelles Nous avons pour ceste fois desrogé et desrogeons, pour ceste fois seullement desrogé et desrogeons. Et affin que ce soit chose ferme et estable à tous jours Nous avons faict mettre et apposer Notre Scel à ces dites présentes. Donné au Mois de Juillet l'an de grâce mil cinq cent quarante deux, et de Nostre Regne le vingt huitiesme.

FRANÇOIS.

Par le Roy, BAYARD, etc.

Visa, etc. Expedié et enregistré dans la Chambre des Comptes du Roy Nostre Seigneur, moiennant douze escus Soleil payez et renvetus en ausmones, pourvu que les He- ritiers de l'Impetrant soient regnicoles. Faict et descript au Bureau de la Chambre des dits Messieurs, ce 2 Octobre mil cinq cent quarante et trois.

+ Def.

( Archivio dei Buonomini di S. Martino.)

II.

15 juillet 1544.

François par la grâce de Dieu Roy de France à Nos amés et féaux les Trésoriers de France, et au prevost de Paris, ou à son Lieutenant Criminel, et à chacun d'iceulx salut


et dilection; Comme nous eussions cy davant baillé et délaissé à Notre cher et bien amé Bienvenuto Celliny Notre Orfevre et Statuaire la Maison du PETIT-NESLE, située en Notre Ville de Paris, avec toutes et cbacunes ses appartenances et deppendances, pour loger et habituer lui et ses Ouvrieurs , et retirer partie de ses Ouvraiges et choses servans à son art et metier. Suivant lequel don et le commendement que des lors en fismes à Notre Lieutenant Criminel, ledit Celliny fut mis en possession et joissances de la dite Maison du Petit-Nesles, les dictes appartenances et deppendences. Lequel a joys, tenu et occupé tout le dit Logis entièrement jusques à ce que voyant que une petite Maison et Jeu de Paulme deppendant du dit Hostel estoit la plus part de l'an vaccaut pour le peu d' Ouvraiges, qu'il avoit lors encommcncés, et ne s'en aidoit que quelques fois l'an, auroit loué la dite Maison et Jeu de Paulme à certains Locatifs, à la charge que toutes et quantes fois que bon lui sembleroit, et en auroit affaire pour la retraite des dites Ouvraiges, les dits Locatifs seroient tenus vuider et lui délaisser la dite Maison, retenant tous jours à lui le Jardin deppendant de la dite Maison, dont il ne se pouvoit aucunement passer pour la commodité et continuation des dites Ouvraiges. Ce que ayant entendu un certain Jehan le Roux, thailleur et faiseur de pavemens de terre cuyte, se seroit retiré par devant Nous, et Nous ayant fait entendre que la dite Maison, avec le Jardin et Jeu de Paulme deppendant d'icelle ne servoit de rien à icelluy Celliny pour l'effet pour le quel Lui avons baillé et délaissé, et que la louoit ensemble le dit Jardin pour en faire son prouffit particulier, Nous aurions souvez tel donné à entendre baillé et délaissé à icelluy le Roux, la dite Maison et Jardin , pour s'y retirer et y dresser les fours, fourneaux et autres choses requises propres et commodes pour la manufacture de son dit art et mestier. Et à ceste fin fait expedier Nos Lettres


pour ce nécessaires, en vertu de quelles le dit Roux a esté fait joissant des dite maison et jardin, non obstant les opposictions et appellations intentées par le dit Celliny, et d'iceulx joy jusques à ce que Nous estant demeurantes en Notre Ville de Paris, Nous Nous sommes transportés au dit Nesle, et ayant Nous mêmes veu la statue en forme de Collosse et autres Ouvraiges par le dit Celliny ja dres- sées, et bien cogneii que luy seroit impossible les retirer et d'accommoder avec ce qui restoit encore à faire, et par achever de ceulx que lui avons commatidé et ordonné faire en si peu de place et logis, que lui reste du dit Nesle, sans s'aider et accommoder des dites Maison, Jeu de Paulme et Jardin baillez au dit le Roux, Nous avons voulu et ordonné le dit Celliny estre remis à sa dite Maison, Jeu de Paulme et Jardin. Et pour ce qu'il Nous a presentement fait entendre que Vous faictes difficulté de ne faire d'autant qu'il ne Vous a fait apparoitre de notre dite vouloir, ordonnance et commandement, Nous à ces causes voulions faire pourvoir au dit Celliny de maison et lieu qui soit ample, propre et commode pour le logis et retraicte de ses dites Ouvraiges, Vous mandons et commectons, par ces présentes, que Vous ayez à incontinant fait remettre et réintégrer le dit Celliny en possession et joyssance des dite Maison, Jeu de Pauliile et Jardins ainsi par Nous baillez et delaissés au dit le Roux, que du est, poilt en joyr par le dit Celliny avec le dit Logis et Maison du PetitNesle, et s'en servir pour le logis et retraicte de ses dites Ouvraiges; ouvrieurs et serviteurs, tout ainsi qu'il faisoit au paravatrt le Bail par Nous fait au dit le Roux, et pour cest effect faictes vuider le dit le Roux des dit Maison, Jeu de Paulme et Jardin, sans que en vertu de Nôtres Let- tres de Bail, les quelles Nous avons revocquées, cassées et adnullées, revàèquons, cassons et adnullons par ces dites presentes, il s'y puisse plus retirer, loger ni habituer efi


aucune manière en contraignant à ne faire et souffrir le dit le Roux, et tout autres qu'il appartiendra, et que pour ce seront à contraindre pour toutes voyes et manieres duées et accoustumées de faire en tel cas, non obstant oppositions et appellations quelconques, et sans prej udice d'icelles pour lesquelles ne voullons estre différé, et sans que icelluy Celliny soit tenu relever, ni autrement consuivre les dites oppositions et appellations par lui intentées, pour empescher la possession du dit le Roux, les quelles Nous avons de notre grâce spéciale, plaine puissance et auctorité Royale mise et mettons du tout au neant sans amende. Car tel est notre plaisir. Non obstant ce que dessus (le dit Bail), et quelconques autres ordonnances, mandemens ou defen- ces à ce contraires. Donné a Saint Mor de Fossés, le XVe jour de Juillet l'an de grâce mil cinq cent quarante quarante quatre, et de Notre Regne le trenturiesme.

Par le Roy le S. D'Ai\'EBAUT.

Marechal et Amyral de France présent.

DELAUBEPINE.

(Archivio dei Buonomini di S. Martino.)

III.

27 novembre 1553.

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, aujour- d'hui, jour susdénommé, à quatorze heures, il m'est né un enfant mâle auquel j'ai donné le nom de Jacopo Giovanni (1). Je prie Dieu qu'il lui accorde une longue et vertueuse vie.

(1) On ignore quelle est la mère dé cet enfant. 11 fut légitimé par un décret du duc Cosme ; en date du 19 avril 1564. Il ne vécut que jusque vers la fin de l'année 1555.


Cet enfant a été baptisé le 4 décembre, huit jours après sa naissance. Il a été tenu sur les fonts par le signor Pagolo Orsino, qui est au service de la France, et qui à cette époque se trouvait prisonnier de notre duc à Florence, mais avec faculté de circuler partout, sur sa parole. Mon second compère fut messer Girolamo degli Albizi, commissaire des troupes de Son Excellence, et le troisième messer Alamanno Santini.

(Biblioteca Riccardiana. )

IV.

Je note qu'aujourd'hui, 12 décembre 1554, à dix-neuf heures environ, deux commandeurs du palais sont venus m'annoncer que j'avais été élu membre de la noblesse florentine (1).

V.

Ferrando, fils de Giovanni de Montepulciano, s'est séparé de moi aujourd'hui 26 juin 1556; je le chasse pour toujours et le prive de tout ce que je lui avais légué. Je ne veux plus qu'il ait rien de moi au monde. J'entends que tout ce qui se trouvait en sa faveur dans mon testament soit annulé, et cela est conforme à ma première intention; car le testament disait et dit que, dans le cas où Ferrando se séparerait de moi, il resterait déshérité (2).

(Hiblioteca Riccardiana.)

(1) Ce document a été publié par le signor Carpani, mais sans indication de la source où il a été puisé.

(2) Cellini ne parle point de ce Ferrando dans ses mémoires.


VI.

Je note qu'aujourd'hui, 26 octobre 1556, moi, Benvenuto Cellini, je suis sorti de prison et j'ai fait avec mon ennemi une trêve d'un an. Chacun de nous a fourni une caution de trois cents écus. Luca Mini, apothicaire à SanPier-Maggiore, et Zanobi, fils de Francesco Buonagrazia, se sont portés garants pour moi. Ils se sont aussi engagés à me représenter au tribunal des Huit et à payer mille écus si je ne répondais pas à tout appel dudit tribunal (1).

(Biblioteca Riccardiana.)

VII.

Aujourd'hui 29 juillet 1557, il a été stipulé entre moi, Benvenuto Cellini et Michele, fils de Goro Vestri de la Pieve-a-Groppine, que je lui donnerais un demi-écu d'or par mois, la table et le logement, et qu'il tiendrait chaq ue jour mes écritures au courant, sans négliger de chercher à gagner quelque chose dans la ville et au deh ors, selon les occasions, comme il l'a fait par le passé. Il a été con- venu entre nous que le mois commencerait le Ier août de la présente année 1557. Pour chaque mois je devrai donc un demi-écu d'or audit Michele. Il est encore entendu que, si Michele rencontrait un bon parti, rien ne l'empêcherait de le prendre.

Moi, Benvenuto susdit, je serai satisfait si mes affaires sont tenues en bon ordre (2).

(Biblioteca Riccardiana.)

(1) On ne peut deviner quel est l'ennemi dont il s'agit ici, ni pour quelle cause Beu- venuto fut mis en prison, car il ne dit pas un mot de cette affaire dans ses mémoires.

(2) Micliele Vestri est le jeune homme à qui Cellini dicta le commencement de ses mémoires en 1558, c'est-à-dire un an environ après la convention ci-dessus relatée.


VIII.

Je note qu'aujourd'hui, 2 juin 1558, moi, Benvenuto Cellini, j'ai reçu la première tonsure, c'est-à-dire les premiers ordres pour la prêtrise, des mains du révérendissime monsignore de' Serristori, dans sa maison du Borgo SantaCroce, avec toutes les solennités et les cérémonies d'usage dans de telles occasions. Tout cela a été fait avec la permis-: sion du révérendissime seigneur vicaire de l'archevêché de Florence, comme l'atteste l'acte dressé par ser Filippo Franr gini, notaire publie de l'évêché. De plus, le susdit jour j'ai obtenu dudit seigneur vicaire permission de poursuivre ou faire poursuivre tous mes débiteurs, comme on le peut voir dans le protocole de ser Filippo Frangini, et page 134 du Libro di Ricordi (1).

L'an 1560, désirant avoir des enfants légitimes, mais secrets, je me suis fait dégager de la susdite obligation, et j'ai suivi ma volonté.

(Biblioteca Riccardiana.)

IX.

8 juillet 1559.

Spuvenir. — Aujourd'hui, huitième jour de juillet, est Venue demeurer dans ma maison et vivre entièrement à mes frais la Dorotea, femme de Domenico Sputasenni. Elle a amené avec elle son fils Tonino et la Bita sa fille, parce que son mari a été arrêté et renfermé dans Iii prison des Stinche, par ordre des Huit (2).

(Biblioteca Riccardiana!)

(1) Ce fait n'est pas mentionn é dans les mémoires de Cellini.

(2) Pu trouvera de plus aiggles détails sur ce fait, document XXXL


X.

25 décembre 1559.

Souvenir. - Aujourd'hui, vingt-cinquième jour de décembre, Domenico, fils d'Antonio Sputasenni, est sorti des prisons des Stinche, par la grâce de Son Excellence illustrissime. Il me doit les frais de la nourriture que je lui ai envoyée aux Stinche matin et soir, depuis le 25 juillet, jour où il fut emprisonné, jusqu'au 25 décembre. Il me doit en outre les frais de nourriture de la Dorotca, sa femme, deTonino, son fils, et de la Bita, sa fille, lesquels vinrent s'établir chez moi, comme je l'ai mentionné plus haut. — J'ai fait la présente note pour constituer ledit Domenico débiteur de tout ce que je dépenserai pour eu1* tant qu'ils resteront à ma charge.

(Biblioteca Riccardiana.)

XI.

3 déeeibltte 1560.

A partir de ce jour, 3 décembre, je donne à Tonino , fils de Domenico et de la Dorotea Sputasenni, mille écus d'or en or, qu'on lui remettra après ma mort, quand il aura dixhuit ans, et s'il exerce la profession de sculpteur. Dans le cas où je viendrais à mourir avant qu'il eût atteint cet âge, le revenu de la susdite somme lui appartiendrait afin qu'il pût vivre et étudier. Je veux que son père et sa trière ne touchent aucunement à cet argent, parce que j'entends que Tonino ne soit point entravé dans ses études. Je veux encore rester libre, tant que je vivrai, d'annuler cette do-


nation, aussi bien que de l'augmenter, si bon me semble.

Comme j'ai l'intention d'adopter Tonino, je veux qu'il porte le nom de Benvenuto de' Cellini (1). Je possède aujourd'hui, sur la commune de Volterra, plus de mille écus, sur lesquels je veux que soit prise la somme que je donne à Tonino.

(Biblioteca Riccardiana.)

XII.

Samedi 22 mars 1560.

Au jour susdit, à quatre heures quarante minutes de la nuit, la Piera (2) , fille de Salvadore, donna un fils à messer Benvenuto. Le Dimanche, 23 mars, l'enfant fut baptisé.

Il eut pour parrains Bernardo Davanzati, caissier des Capponi ; Andréa, fils de Lorenzo Benivieni, caissier des Salviati, et ser Giovanni, fils de ser Matteo de Falgano, notaire au palais du Podestat. L'enfant reçut le nom de Giovanni (3).

(Biblioteca Riccardiana.).

(1) Cellini obtint l'autorisation d'adopter Tonino, mais ce jeune homme répondit si mal aux intentions de son bienfaiteur, que celui-ci révoqua en 1567 la donation qu'il loi avait faite, ainsi que le témoigne la note suivante , tracée de sa propre main au bas du document ci-dessus relaté. — « Moi, Benvenuto, j'ai déshérité et privé Tonino de la susdite donation , qui maintenant est comme non avenue , tant en vertu du droit que je m'étais réservé de pouvoir l'annuler, que parce qu'il n'a observé aucune des conditions qui avaient été stipulées. De plus ladite donation est annulée par un testament dressé par ser Giovanni, fils de ser Matteo de Falgano , le 23 avril 1567. Ledit testament exprime que la donation en question est révoquée. Telle est ma volonté. »

(2) Cette Piera appartenait à la famille des Parigi. Elle devint plus tard la femme légitime de Cellini. Voyez les documents XVIII et XXXI.

(3) Cellini nous parlera encore de ce Giovanni. Voyez l'acte de légitimation, document XVI et les documents XVII et XIX.


XIII.

In die 5 martii 1561.

Cosmus Medices Dei Gratia Florentíæ et Senarum Dux II, Portus Ferrarii in Ilva Insula, Igilii Insulæ et Castilionis Piscariæ Dominus, etc.

Recognoscimus harum serie literarum et notum facimus universis quod cum Principes deceat virtute celebres atque aliis longe praestantiores viros benigne amplecti, BENVENUTUM CELLINUM, Iohannis filium, Civem Nostrum Florentinum, Plastem et Sculptorem summa laude et incomparabili gloria elarum singulari dilectione prosequimur, illiusque ingenium et mirificam marmoris atque æris incidendi fabricandive artem admiramur. Nos itaque ut ipsius gloriam virtutemque honoribus et beneficiis augeamus, hujusmodi aliisque causis animum Nostrum moventibus impulsi eidemmet Benvenuto, et filiis suis ac descendentibus masculis legitimis per lineam masculinam, et de legitimo matrimonio natis etnascituris, in fidepermanentibus, motu proprio ex certa scientia, et de Nostræ potestatis plenitudine, Domum Florentise sitam in Quarterio Sanctæ Crucis, in Regione seu via nuncupata il Rosaio intra suos veros et notissimos fines, quam Fiscus et Ærarium Nostrum, ipsommet Benvenuto præcario nomine habitante, juste possidet una cum omnibus suis juribus, horto et pertinentiis quibuscumque donamus, concedimus et liberaliter elargimuiv Quod quidem manus Nostræ utique in ipsum benignitatis et benevolentiæ monimentum haberi volumus, et præfatus Benvenutus clarioribus tum sculpturæ tum plastices operibus et amplioribus meritis majora in dies à Nobis consequi possit. Hæc est seria voluntas Nostra harum


testimonio literarum manu Nostra subscriptarum, et plumbei Sigilli impressione munitarum.

Datum in Oppido Nostro Terræ Petræ Sanctæ in die 5 Martii, anno Dominicæ Incarnationis MDLXI, Ducatus Nostri Florentini vigesimoquinto, Senensis vero quinto.

(Archivio delle Riformagioni).

XIV.

1er Blal 1961.

Domenico, fils d'Antonio Sputasenni, me doit à raison de six écus par mois, ce qui me paraìt très-juste, la de- pense que j'ai faite depuis le 8 juillet 1559 jusqu'au 25 décembre 1559, c'est-à-dire pendant quatre mois et demi, pour la Dorotea, sa femme, Antonio, son fils, et la Margarita, sa fille. Je les ai recueillis chez moi, parce que, le 8 juillet susdit, Domenico fut emprisonné par l'ordre des Huit.

II me doit en outre deux écus par mois pour sa nourriture, que je lui ai envoyée matin et soir, pendant quatre mois, depuis le 25 juillet 1559, jour ou il fut. emprisonné aux Stinche, jusqu'au 25 décembre, comme le certifie le livre Debitori e Creditori, seg. A, car. 136.

II me doit encore huit écus par mois pour sa dépense et celle de sa femme Dorotea et de ses enfants Antonio et Margarita, pendant seize mois et cinq jours, c'est-à-dire, depuis la date de son élargissement jusqu'au Ier mai 1561, époque de sa sortie de chez moi. Pendant tout ce temps, Domenico travailla dans la fabrique de draps de la maison Amideo; néanmoins, il ne voulut jamais rien me donner: de sorte que, pour les susdits seize mois et cinq jours, il me doit cent vingt-huit écus, bien que sa famille et lai m'ajent


coûté plus. Soit cent vingt-huit écus, comme il est consigné dans le livre Debitori e Creditori, seg. A, car. I3fi.

(Biblioteca Riccardiana.)

XV.

PAIX ENTRE LE SBIETTA ET MOI BENVENUTO.

15 novembre 1561.

Je note qu'aujourd'hui, 15 novembre, Pier Maria, fils de ser Vespasiano d'Anterigoli, et moi Benvenuio, avons fait la paix devant le tribunal des Huit. Cela a été constate par acte de ser Pagolo de Bibbiena, en présence de Luca Mini, apothicaire, et de Francesco Guidi, neveu dudit Pier Maria, autrement appelé Sbietta. Et il a été convenu que, quant aux discussions d'intérêt, je pourrais plaidcr sans que par ce il fût deroge à la paix conclue.

(Biblioteca Riccardiana.)

XVI.

LEGITIMATION DE GIOVANNI, FILS NATUREL DE BENVENUTQ.

20 novembre 1561.

Cosmus Medices Dei gratia Florentiro et Senarum Dux II, Portus Ferrarii in Ilva insula, Castilionis Piscarise et Igilii insulæ Dominus, etc.

Recognoscimus tenore praesentinm et universis et singulis notum facimus quod Benvenuti Celum, lohannis filii, civis nostri Florentini et sculptoris celeberrimi, nuper no-


bis exhibitæ preces continebant sese matrimonio solutum, ex Petra muliere quam domi suæ commorantem et contubernalem alit, matrimonio pariter soluta, naturalem filium nomine Iohannem superioribus mensibus suscepisse, ipsum tamen filium ex illegitimo natum concubitu hæredi- tatum, successionum, honorum, munerum, dignitatum aliorumque legitimorum actuum penitus esse incapacem, supplexque rogabat praefatus Benvenutus ut quod praedicto Iohanni eius naturali filio nulla sua culpa obvenit genituræ maculam Nostra Ducale Benignitate abstergeremus, et qui eius natalibus deest legitimum candorem paternae voluntati annuentes, de speciali gratia adeo suppleremus, ut praedicti patris sui aliorum agnatorum hæreditates successionesve, honores quoque ac dignitates assequi possit. Nos igitur qui huiusmodi egenos et innocentes propensius adiuvamus, pro quibus maxirne genitores ipsi preces effundunt, ut suorum natalium restitutionem adepti virtute atque optimis moribus facilius imbuantur, praedictis aliisque causis moti ex certa scientia, animo deliberato, et de nostrae potestatis plenitudine, præfatum Iohannem praedicti Benvenuti filium naturalem seu spurium dispensamus, ipsumque legitimamus praedictamque ab eo et omnem aliam geniturae labem, maculam defectumque omnino amoventes ad pristinum naturae statum reducimus, quo omnes homines legitimi nascebantur, ut perinde habeatur, efficiatur, et sit ac si de vero et legitimo matrimonio procreatus esset. Volumus namque et expresse decernimus ut familiam Cellinorum, atque agnationem acquirat, illiusque Arma et insignia gerat, haereditates successionesve tam praedicti patris sui, quam aliorum agnatorum et cognatorum omnium, et tain ex Testamento et quavis alia ultima voluntate, quam etiam ab inteslato capere possit, honorum insuper ac dignitatum, officiorum et quorumcumque legitimorum actuum capax particepsque efficiatur, non secus ac si de le-


gitimo matrimonio esset progenitus : salva tamen et in suo rob ore remanente quoad munera et officia et Magistrates Civitatis Florentiae dispositione stalutorum et legummuni- cipalium Civitatis prædictæ, salvis etiam et absque preiudicio reservatis filiis et descendentibus legitimis, et naturalibus praedicti Benvenuti si quos contigerit in posterum suscipere. Quibus quidem si quando oriantur per hanc nostram legitimationis gratiam, nullum praejudicium inferri volumus, et salvis praemissis hoc ipsum privilegium et legitimationis beneficium ab omnibus in Dominiis nostris inviolabiliter observari intendimus atque mandamus. Non obstantibus legibus, statutis, constitutionibus, provisionibus, decretis, reformationibus, edictis specialibus vel generalibus, et quibuscumque aliis quae in contrarium quomodolibet facerent. Quibus omnibus et singulis quatenus huic legitimationi et gratiae obstarct, ex certa scientia, motu proprio, et de nostræ potestatis plenitudinc, specialiter et expresse derogamus et derogatum esse volumus atque mandamus, etiam si talia sint vel forent quod deipsis specialem mentionem et ad verbum fieri oporteret. Nulli igilur hominum liceat hanc nostrae habilitationis, dispensationis et legitimationis paginam infringere, aut huic gratiae quovi modo ausu temerario adversari, aut contra ipsam gratiam et indultum aliquid attentare, sub nostrae indignationis poena, aliisque mulctis et preiudiciis arbitrio Nostro Nostrorumve Successorum quandocumque declarandis. In quorum omnium robur ac testimonium præsens diploma, nostro plumbeo sigillo communitum, manu nostra firmavimus. Datum in arce nostra Liburni die xx novembris, anno Dominicae Incarnationis MDLXI, Ducatus nostri Florentini xxiv, Senensis vero v.

(Archivio delle Riformagioni.)


XVII.

1er décembre 1561 (è.-a-'d. 16'H).

Je note qu'aujourd'hui, jour susdit, messer Francesco Vinta m'a remis l'acte de la légitimation de mort fils Giovanni, lequel acte a été expédié le 20 novembre à Livourne, par notre seigneur duc Cosme, dans toutes les règles. Il est écrit en lettres d'or sur parchemin et revêtu du sceau en plomb de San-Giovanni et des armes de Son Excellence illustrissime, qui l'a signé de sa propre main. Je reconnais le susdit enfant comme étant de mon vrai sang: C'est mon véritable héritier, quoique je veuille beaucoup de bien à mon fils adoptif (1), auquel j'ai donné le nom de Benvenuto. Ce dernier recevra une portion suffisante pour pouvoir vivre et acquérir des talents, comme on le verra plus clairement dans mon testament que je referai.

S'il plaît à Dieu que je vive, je les élèverai et les instruirai, avec la grâce et l'aide du Seigneur immortel.

(Biblioteca Ricèardiana.)

XVIII.

Jeudi 29 octobre 1562.

Je note que le susdit jour, à trois heures trois quarts de la nuit, la Piera, fille de Salvadore de' Parigi, laquelle de" meure avec moi, m'a donné une fille, que le samedi suivant nous avons fait baptiser, et que j'ai nommée Elisabetta en souvenir de ma mère. Ses parrains furent Bernardino, fils

(1) Tonino Sputusenni.


de Giovanni Vecchietti, Zanobi, fils de Francesco Buopagrazia, et Luca, fils de Girolamo Mini (1).

(Biblioteca Riccardiana.)

XIX.

«

Magnifique et très-honoré messer Benedetto , Il faut que vous sachiez que je viens de perdre mou fils unique ; il était presque formé. Jamais, je crois, je n'avais aimé rien autant que lui. La mort me l'a enlevé en quatre jours. Ma douleur a été si affreuse, que j'ai pensé que je le suivrais, car je ne puis plus évidemment espérer de posséder un pareil trésor. Pour soulager mon cruel chagrin, j'ai résolu de consacrer un monument à la mémoire ce cher enfant. Les moines de la Nunziata m'ont accordé la faveur de lui construire un petit tombeau où il reposera en attendant qu'il plaise à Dieu que j'aille dormir à côté de lui dans la modeste sépulture que ma pauvreté me permettra d'élever. Je veux cependant y faire peindre deux petits anges tenant des torches, et entre lesquels je placerai une épitaphe dont je vais, dans mon style rude et grossier, vous indiquer le sens, que, grâce à votre admirable talent, vous traduirez en termes bien meilleurs que les miens. Faites cette épitaphe en latin ou en toscan, comme bon vous semblera, je m'en remets à votre infaillible jugement. Si je vous importune, pardonnez-moi cette fois et disposez de moi, car je suis toujours prêt à vous servir.

De Florence, le vingt-deuxième jour de mai 1563.

(1) Elisabetta mourut probablement avant le 23 avril 1567 , car elle n'est pas mentionnée dans le testament de Cellini, qui porte cette date.


Voici la pensée que je désire que vous exprimiez : Giovan Cellini, a Benvenuto solo Figlio, qui iace. Morte al mon do il toise Tenero d'anni, mai le Parche sciolse Tal speme iu fil dall' uno all alfro polo.

Le dévoué serviteur de votre seigneurie,

BENVENUTO CELLINI.

(Codice Strozziano, seg. N. CXXUIII.)

XX.

20 juillet 1563.

Je note qu'aujourd'hui, 20 juillet 1563, j'ai été inscrit pour un traitement de deux cents écus sur le livre des salariés de l'année 1563, marqué P, page 125, tenu par Lattanzio Gorini. Ce traitement a commencé à courir le 1er juin dernier, au compte de l'œuvre de Santa-Maria-delFiore, pour l'ouvrage dont je suis chargé dans la cathédrale, car le salaire de ce que j'ai fait pour Son Excellence n'a jamais été fixé, comme on peut le voir par les suppliques signées par Son Excellence.

(Biblioteca Riccardiana.)


XXI.

16 mars 1563 ab incarnatione ( c.-à-d. 1564).

Le 16 mars on choisit, pour présider aux obsèques de Michel-Ange Buonarroti, quatre députés, dont voici les noms: AGNOLO, fils de Cosimo, dit le Bronzino, Messer GIORGIO VASARI, BARTOLOMMEO AMMANNATI, Messer BENVENUTO CELLINI (I).

(.Bibliotsca Riccardiana.)

XXII.

10 juin 1565.

Reçu des nobles marchands espagnols quarante-quatre écus, une livre et six sous pour prix d'un petit dessin de boussole.

(Biblioteca Riccardiana.)

XXIII.

27 février 1565 (c.-à-d. 1566).

Je note que le jour susdit la société formée entre messer Benvenuto et Fiorino le brocanteur a été dissoute. Acte en a été dressé par ser Giov. Maria Ceccbi, notaire public à la Mércatanzia, en vertu d'un ordre délivré par le magni-

(1) On lit dans Vasari, t. V, p. 229 , Vie de Michel-Ange : — « L'un des députés, Benvenuto Cellini, s'étant trouvé malade, ne put se joindre a ses trois collègues. 'J


fîrjue messer Alamanno dei Pazzi que nous avions choisi pour arbitre, comme l'exprime l'écrit qui sera copié cidessous et qui reste entre les mains dudit ser Giov. Maria, ainsi que le susdit contrat qu'il a dressé.

(Hiblioteca Riccardiana.)

XXIV.

J'ai eu une attaque de goutte le 10 mars 1565 (c'est-àdire 1566), en revenant de Vicchio, où j'étais allé pour reprendre possession de mon domaine délla Fonte, dont le bail était fini. Il y avait six ans que je n'en avais été tourmenté, mais elle m'a fait en une fois autant de mal qu'en six. Heureusement l'accès n'a pas duré longtemps.

(Bibltoteca Riccardiana.)

XXV.

Je note qu'aujourd'hui, 3 septembre 1566, à onze heures trois quarts, m'est née une fille que j'ai nommée Maddalena et que j'ai fait baptiser le même jour. Le parrain fut le signor Baldassare, fils de Pietro Soares,- Espagnol, et la marraine, madonna Margherita, fille d'Antonio Crocini.

(Bibliotca Riccardiana.)

XXVI.

8 mars 1566 (c.-à-d. 1567).

Aujourd'hui, 8 mars, j'ai reçu de l'illustrissime et excellentissime duc de Florence et de Sienne, par les mains dp


messer Agnolo Biffoli, deux cents écus, une livre, douze sdus et six deniers, pour solde du Persée, et j'en ai donné reçu de ma propre main, en ce jour, à Florence.

(Archivio delle Regie Rendite.)

XXVII.

23 avril 1567, & midi et demi.

Je note que le jour susdit, moi Benvenuto, ai fait dans la sacristie de l'église de Santo-lacopo-tral -Fossi, par la main de ser Giovanni, fils de ser Malteo de Falgano, un nouveau testament qui annule et détruit en tout et pour tout tous les autres testaments que j'ai faits jusqu'alors. Je veux que celui-là seul soit bon et valable, jusqu'à ce qu'il me plaise d'en faire un autre, chose qui sera toujours en mon pouv-oîr tant que Dieu daignera me permettre de vivre. Le susdit testament a été fait avec toutes les solennités d'usage pour l' honneur, la gloire et le profit de mon âme et pour le salut de mes deux petites filles Liperala et Maddalena (I).

Plaise à Dieu qu'il me les conserve !

(Biblioteca Riccardiana. )

XXVIIII.

22 février 1568 (c.-à-d. 1569), à HdFenËei

Je note que le jour susdit, moi Benvenuto, je suis alléen personne chez Domenico Sputasenni, actuellement caissier aux portes de Florence. Là j'ai appris que Fra Lattanzio, fils légitime dudit Domenico, est venu diner

(1) Pour Maddalena, voyez le document XXV. Quant à Liperata , elle naquit probaWfejnfeitt au mois de janvier 1563 eomnlS l'indique le document XXX,


chez son père. Je tiens cela de la Caterina, sœur de Domenico, père dudit Fra Lattanzio, lequel, en prenant l'habit religieux, a changé contre ce dernier nom celui d'Antonio qu'il avait reçu au baptême. Pendant douze ans environ, j'ai gardé cet enfant et je l'ai aimé comme s'il eût été mon propre fils. J'ai eu pour lui un précepteur que j'ai nourri, logé, chaussé et vêtu pendant six ans environ. Bien des jeunes gens ont acquis du talent près de moi, mais ledit Fra Lattanzio est parvenu à grand' peine, durant ce long espace de temps, à apprendre l'A, B, C. L'extrême dureté de son esprit ne m'a point empêché cependant de l'aimer, et même, pour suivre les premières et bonnes intentions que j'avais eues à son égard, j'ai cherché à lui être utile par tous les moyens possibles, quelque coûteux qu'ils me fussent. Ainsi j'imaginai de le mettre avec les jeunes novices de la Nunziata, espérant qu'il se dégourdirait un peu dans la compagnie d'enfants de son âge. Cette mesure réussit à le réveiller un peu. Ce ne fut pas sans peine que j'arrivai à subvenir à cette dépense ; car à cette époque d'exécrables envieux m'avaient fait perdre mes pensions, et j'avais éprouvé en France et ailleurs des malheurs bien plus grands encore, qui exciteraient une vive compassion si je les racontais, mais il vaut mieux les passer sous silence.

Revenons au jeune novice. Pour le mettre au couvent et lui donner tout ce dont il avait besoin, il m'en coûta plus de cinquante écus d'or. Je ne fis rien sans en instruire préalablement son père et sa mère, Domenico et Dorotea, qui étaient alors employés aux portes de Pise. Je leur écrivis tout ce que je viens de relater, et de plus qu'il avait été convenu entre les religieux et moi que, lorsque l'enfant aurait atteint un âge plus raisonnable, je serais libre de le reprendre, avec leur consentement, s'il refusait de se faire moine, ou si bon me semblait. Le général de


l'ordre, qui à cette époque se trouvait à Florence, m'avait dit que, quand je voudrais retirer l'enfant du couvent, il faudrait que je laissasse à la communauté tout ce qu'il avait apporté; cela m'ayant paru juste, j'y avais adhéré de grand cœur.

Sur ces entrefaites, Domenico et Dorotea arrivèrent à Florence. Ils vinrent chez moi, et dirent à ma famille et à moi-même, avec force injures, qu'ils ne m'avaient jamais donné leur fils pour en faire un moine. Bien que ces propos fussent intolérables, je m'armai de patience : j'exposai scrupuleusement à ces gens tous les motifs qui m'avaient déterminé à agir ainsi et les conventions que j'avais faites avec les religieux. La douceur de mes paroles ne porta aucun fruit. Le père et la mère persistèrent à dire qu'ils voulaient leur fils, et tant qu'ils restèrent à Florence ils revinrent, d'un commun accord, incessamment à la charge. Quant à moi, je songeai à l'innocence du pauvre enfant, et je ne me laissai décourager ni par leur infâme conduite ni par les vilenies qu'ils me débitèrent.

Loin de penser à m'en venger, je redoublai de caresses avec leur fils, car, après l'avoir traité pendant nombre d'années comme mon propre enfant, j'avais à cœur de ne rien négliger pour vaincre sa mauvaise fortune. Je n'hésitai même pas à me livrer à de nouvelles dépenses trèsprofitables pour lui, mais très-onéreuses pour moi. Ainsi, j'avais offert un écu par mois à Fra Maurizio, l'organiste du couvent, pour qu'il lui enseignât à toucher de l'orgue.

J'avais parlé à quelques religieux de cette affaire, qui, j'en suis sûr, aurait réussi.

Sur ces entrefaites, les employés changèrent de poste.

Ceux qui étaient de service aux portes de Pise furent obligés de se rendre à Florence. Domenico et Dorotea revin- rent donc dans cette ville. Ces misérables fous allaient chaque jour trouver leur fils, et lui corner sans cesse


qu'ils ne voulaient pas qu'il fût moine. Cela m'a été répété par plusieurs de cès bons religieux. De nouveau je me cuirassai d'une patience extrême, et je dis au jeune novice : — « Bien que je t'aie gardé près de moi pendant tant d'années, Domenico est ton véritable père, de même que Dorotea est ta mère. Mais ils sont pauvres et mendiants, et de plus, ils sont fous et cherchent ta ruine. Je pourvois à grands frais, et néanmoins avec beaucoup de plaisir, à tout ce dont tu as besoin. Tu trouves chez moi tout ce qui t'est nécessaire. On t'y blanchit, on t'y raccommode tes vêtements, on t'y donne à boire et à manger, on y reçoit les amis qu'il te plaît d'amener, toutes choses que tu n'obtiendrais pas chez ton père, car il est chargé d'enfants, et sa place de caissier ne lui produit pas assez pour qu'il puisse t'entretenir, de sorte que, pour gagner ta vie, tu serais forcé de te mettre une hotte sur les épaules, s'il t'amenait à jeter le froc. Ainsi donc, gardetoi bien de lui obéir en ceci ; mais, d'un autre côté, comme tu as affaire à ton père et à ta mère, aie soin, quand ils iront te voir au monastère, de leur témoigner tout le respect et tout l'amour imaginables. Va jusqu'à baiser la trace de leurs pas; fais même davantage encore, si tu le peux et si tu le veux : seulement, tâche de ne pas oublier ce que je vais te dire. Au nom des soins si coûteux que je t'ai prodigués pendant tant d'années, et dont je ne cesse point de t'entourer, je te commande expressément de ne jamais mettre les pieds dans la maison de ton père, parce que là, tu aurais pour spectacle une abominable misère et la conduite dissolue de ta tante Tina. J'exige que tu m'obéisses. Tu sais que, si bon te semble, tu viens chez moi presque chaque jour, et que tu y trouves tout ce qu'il te faut, voire même de l'argent pour tes plaisirs. Eh bien! si jamais j'apprends que, malgré mes ordres, tu sois allé chez ton père, je te chasserai pour toujours de ma maison , et


de ma vie je ne consentirai à te revoir sous aucun prétexte, ni à t'aider en rien. Et même autant je t'ai voulu de bien, autant je te voudrai de mal. » - Chaque fois que je le voyais, je lui répétais les mêmes choses en présence des jeunes novices qu'il amenait avec lui. J'insistai surtout dans les derniers temps, parce que l'on m'avait assuré que souvent il était allé chez son père. Lorsque je sus qu'il se moquait de moi, je fus vivement irrité. Néanmoins, comme dans toutes les circonstances de ma vie je songeai à Dieu, je me contentai d'admonester cet ingrat, bien que je fusse certain qu'il m'avait désobéi. Enfin, le jeudi gras, que nous appelons Berlingancio, je lui dis en dinant qu'il eût à revenir chez moi tous les autres jours du carnaval et à bien se garder d'aller ailleurs.

Le dernier jour du carnaval j'envoyai trois fois mon domestique le chercher au couvent. Le maître des novices lui répondit qu'il était sorti. Alors, aussitôt après mon dîner, quoique je fusse malade et boiteux, je me rendis à l'église del Carminé, au coin del Lione : c'est ainsi que se nomme l'endroit où se trouve la maison de son père. Là, je m'assurai de la vérité, et je reconnus que je donnais mon pain à un ennemi. Le Dieu vivant et immortel, qui sait toutes choses, m'excusera donc si je chasse Fra Lattanzio qui, au baptême, prit le nom d'Antonio, et chez moi, celui de Benvenuto. Il n'aura rien de ce que je lui avais promis. Je brise tous les liens qui nous rapprochaient, comme si je ne l'eusse jamais ni vu ni connu ; et je veux qu'il ne puisse, par aucun moyen, posséder ni réclamer rien de ce qui m'appartient au monde. — Ce souvenir a été écrit de ma propre main le jour susdit.

BENVENUTO, fils de maestro Giovanni Cellini, sculpteur à Florence.


XXIX.

Le 24 mars, à treize heures, veille de la fête de Notre-Dame, qui pour nous est le premier jour de l'an 1569.

Je note que, le susdit jour et à la susdite heure, il m'est né par la grâce de Dieu un enfant mâle d'une grande beauté. Il a été baptisé le soir même de sa naissance, et je l'ai appelé Andrea Simone, noms que j'ai tirés des Évangiles. Je pris ce livre, et après avoir fait le signe de la Croix et récité l'Oraison Dominicale, je l'ouvris en fermant les yeux, et j'y trouvai ces noms qui me furent très-agréables pour divers motifs, d'abord, parce qu'ils viennent de Dieu; ensuite, parce que mon aïeul, homme bon et vertueux, qui vécut près de cent ans, se nommait Andréa.

La Liperata , la Maddalena et cet Andréa Simone sont tous nés du légitime mariage que j'ai contracté pour vivre dans la grâce de Dieu et pour observer les saints décrets de l'Eglise romaine. Leur mère était pure et sans tache, aussi en ai-je eu soin en homme tel que je suis.

(Hiblioteca Riccardiana,)

XXX.

Aujourd'hui, 15 janvier 1569 selon l'ère, de Florence, et 1570 selon l'ère de l'Église, commence à courir, pour maestro Alamanno Aiolle, organiste, le traitement d'un demi-écu par mois , dont il recevra le premier payement le 15 février. Ledit Aiolle s'engage à venir chez moi au moins une fois chaque jour pour donner leçon de clavecin à ma fille Liperata, qui est exactement âgée de six ans.

(Biblioteca Riccardiana.)


XXXI.

SÉRÉNISSME GRAND-DUC, Au nom des immenses bienfaits dont le Dieu immortel a comblé Votre Altesse, je la supplie à genoux et en ver sant des torrents de larmes, de daigner m'accueillir avec sa bonté et sa justice accoutumées, car, depuis soixante dix ans que j'existe, jamais je ne me suis trouvé dans une plus cruelle position, et mon imprudence seule est cause de tous mes tourments.

Votre Altesse se souvient très-bien, je crois, qu'il y a une douzaine d'années, elle m'a permis d'adopter un enfant âgé de trois ans environ, lequel était fils d'un tisseur d'étoffes nommé Domenico et d'une jeune femme appelée Dorotea, qui pendant près de quatre ans m'avait servi de modèle pour la Méduse et diverses petites figures.

Cette Dorotea obtint de moi, à titre d'aumône, une dot de cent écus, puis elle s'en alla avec son mari, qui abandonna un excellent métier pour se faire gabeleur des portes de la ville de Votre Altesse. Domenico, ayant eu un procès et n'ayant pu payer la condamnation, fut envoyé aux prisons des Stinche. Alors sa pauvre femme, sans asile, vint chez moi avec deux petits enfants, un garçon et une fille, et elle me supplia en pleurant d'avoir pitié d'elle. Je lui dis que je l'assisterais, mais qu'il fallait qu'elle mît ses enfants à l'hôpital. Lorsque je voulus les y mener, je vis ces pauvres petits innocents verser une telle abondance de larmes que, malgré la gêne extrême que cela devait m'occasionner, je consentis à les recueillir dans ma maison avec leur mère infortunée. De plus, j'envoyai des vivres matin et soir à leur père, dans la prison des Stinche. Je me promettais que, si je me trouvais dans


l'affliction, notre divin Rédempteur viendrait de même à mon secours, comme j'espère que, dans cette occasion, les mains de Votre Altesse me prêteront aide et protection.

— Ainsi donc, pendant près de dix-huit mois, je nourris tous ces gens-là, père, mère et enfants.

Domenico ayant été, par hasard, appelé à Pise en qualité de gabeleur, je le déterminai à me laisser son fils.

Comme je n'avais point d'enfants, je voulus l'adopter, pensant que je pourrais lui enseigner mon art et le mettre à même de servir Votre Altesse. Malheureusement, il avait l'esprit si épais, qu'en huit ann ées il était incapable de lire un mot. En désespoir de cause, je le fis entrer, avec son consentement, à la Nunziata, où il apprenait quelque chose avec les autres petits novices, lorsque, sur ces entrefaites , les gabeleurs de Pise ayant été envoyés à Flo- rence, son père arriva, le défroqua sans ma permission, et le prit chez lui. J'étais donc fondé à croire que sa désobéissance me déchargeait de toute espèce d'obligation à son égard; et, comme j'ai trois pauvres petits enfants légitimes, fruit d'une sainte union, je pensais que je ne devais plus rien à celui que j'avais adopté.

Votre Altesse saura que, lorsque je fus empoisonné par un homme qui m'avait vendu l'usufruit d'un domaine, je promis à Dieu, Notre Seigneur, si j'échappais à ce grând danger, d'épouser une mienne servante, qui me soignait avec un rare dévouement. Pour me maintenir dans la très- sainte grâce de Dieu, j'accomplis mon vœu, et je donnai trois cents écus de dot à ma servante. De ce mariage naquirent cinq enfants, dont trois sont vivants, c'est-à-dire deux fîlles et un garçon âgé de quatorze mois.

Alors Domenico m'a intenté un procès devant les magnifiques seigneurs conseillers, qui ont voulu avoir l'avis du tribunal des consuls. Moi, qui étais loin de me douter de ce qui allait m'arriver, je dédaignai de me défendre,


et je fus condamné à payer, pendant deux ans, une pension alimentaire que les magnifiques seigneurs conseillers ont fixée à vingt-cinq écus par année. Il m'est très-difficile d'obéir à cette décision, car, pour ce faire, il faut que je rogne le pain de mes pauvres petits enfants légitimes.

Cher et saint seigneur, songez-y, j'ai servi Votre Altesse pendant vingt-six ans, et maintenant que je suis vieux et pauvre, je serais forcé de voir mes chers petits enfants manquer de pain! Oh! quelles larmes amères! Quand je pense à cela, il me semble que je vais tomber mort sur le coup. Et, après les deux années de pension alimentaire, je suis menacé de pis encore! Je supplie donc le Dieu immortel, notre véritable Seigneur, d'inspirer à Votre Altesse la volonté, qu'à l'expiration des deux années susdites, je ne sois plus tenu à autre chose, et que je sois libéré en tout et pour toujours envers mon adversaire. Que Votre Altesse se souvienne que déjà elle m'a tiré des mains rapaces de Fiorino le brocanteur (1). Le père et la mère de l'enfant que j'avais adopté sont jeunes, bien portants et gagnent beaucoup, tandis que moi, je suis vieux et pauvre, et je ne gagne rien.

Je prie donc Votre Altesse de m'accorder cette juste faveur, et je supplie Dieu de continuer à verser sur elle ses saintes et glorieuses grâces.

Au bas de cette pétition se trouve la réponse, qui est jjusi concne

Que les magnifiques lieutenant et conseillers prennent ces choses en considération, et pourvoient à ce que les héritiers de Benvenuto n"aient rien à souffrir de cela.

27 juin 1570, Signé : LELIO TORELLI ; JACOPO DANI,

(1) Voyez le document XXIII.


Au-dessous de ce rescrit, Benvenuto a ajouté :

Cette pièce a été présentée aux magnifiques seigneurs lieutenant et conseillers le 28 juin 1570.

L'adversaire de moi Benvenuto demanda aux seigneurs conseillers la faveur d'adresser une supplique à Leurs Altesses. Contre tout droit, cette grâce lui fut accordée, parce qu'il était protégé par Jacopo Pitti, alors lieutenant.

Mais il n'obtint que le rescrit suivant : « Son Altesse entend que les biens de Benvenuto passent à ses enfants légitimes, et non à celui qu'il a adopté, parce que Benvenuto ne l'aurait point adopté s'il eût pensé qu'il aurait d'autres enfants, ou que celui-là devait si mal tourner. »

Signe, LELIO TORELLI.

(Biblioteca Hiccardiana.)

XXXII.

11 juillet 1570.

Je note que le jour susdit, Il juillet 1570, les magnifiques seigneurs lieutenant et conseillers décidèrent à l'unanimité que mes héritiers, c'est-à-dire mes enfants légitimes, ou autres personnes à qui je jugerai à propos de donner mon bien, ne seraient point tenus à payer la moindre chose au fils de Domenico Sputasenni, baptisé sous le nom d'Antonio, puis surnommé Nutino (1), et enfin appelé Fra-Lattanzio lorsqu'il entra au couvent de la Nunziata, d'où sa méchanceté le poussa à sortir pour se défroquer et s'enfuir chez Domenico Sputasenni, son coquin de père. Cette conduite et ses vices ont été cause que

(1) Diminutif de Benvenuto.


la justice a arrêté que moi, Benvenuto, je ne serais tenu qu'à lui donner une faible pension alimentaire pendant quelque peu de temps.

(Biblioteca Riccardiana.)

XXXIII.

« 18 décembre 1570.

Le 18 décembre, Benvenuto, fils de maestro Giovanni Cellini, sculpteur et citoyen florentin, fait son testament par lequel il ordonne qu'on l'ensevelisse à la Nunziata, dans le tombeau qu'il a l'intention de se faire. S'il vient à mourir avant que ce tombeau soit achevé, il veut être enterré dans la sépulture consacrée à la compagnie des peintres, dans les cloîtres de la même église. Il constitue une dot à madonna Piera, sa femme légitime, et à ses filles Liperata et Maddalena. Il institue son fils légataire universel, et, à défaut de celui-ci, messer Librodoro, fils d'Annibal de' Librodori, docteur-ès-lois et avocat, son cousin, domicilié à Rome. Il confie la tutelle de ses enfants au tribunal des Pupilles, en le priant de nommer administrateurs de sa succession messer Piero della Slufa, chanoine florentin , le susdit messer Librodoro et Andréa, fils de Lorenzo Benivieni.

(Archivio dei Buonomini di San Marlino.)

XXXIV.

TESTAMENTUM BENVENUTI DE CELLINIS.

In Dei nomine. Amen. Anno ab incarnatione Domini Nostri Iesu Christi MDLXX, Indictione xiiij, die vero de-


cima octava mensis decembris, Pio Quinto summo pontifice et serenissimo Cosmo Medici Etruriæ Magno duce Dominante.

Actum Florentiæ in populo S. Michaelis Vice Dominorum civitatis prædictæ , et in domo infrascripti Testatoris, sita in dicto populo, præsentibus testibus infrascriptis ad infrascripta omnia et singula ore proprio infrascripti Testatoris vocatis, habitis et rogatis, quorum nomina sunt ista, videlicet : Magistro Antonio q. Romuli Antonii de Crocinis, Fabro lignario; Vincentio q. Raphaelis Francisci de Braccinis, Cive Florentino ; Dominico q. Nicolai Cbristophori de Mannozzis, Cive Florentino; Stoldo q. Iohannis seu Gini Antonii de Laurentiis, Statuario Florentino; Sebastiano q.

Nicolai Iohannis de Montigianis, Tabellario Florentino; Thommasio Dominici Pistori, Manovali , populi S. Quirici a Lignaria ; et Laurentio Clementis Iohannis de Ponte Sevis, Fabro lignario, Florentiæ commorante.

Cum nihil in hac vita præsenti sit morte certius, et hora mortis nihil incertius, sapientisque sit assidue mortis tempus scrutari, hinc est quod constitutus in præsentia mei Notarii infrascripti et Testium suprascriptorum magnificus vir Benvenutus olim magistri Iohannis Andreæ de Cellinis, Statuarius et Civis Florentinus, sanus mente, intellectu et visu, licet corpore aliquantulum infirmus, sciens se mortalitati obnoxium, et volens dum mens est integra de rebus suis disponere per hoc præsens suum nuncupativum Testamentum, quod dicitur sine scriptis, in hunc qui sequitur modum disposuit et fecit ut in fra, videlicet : In primis quidem cum anima nobilior corpore reperiatur et sit, illam nunc et cum ex hoc corpore migrare contigerit commendavit D. O. M. et Iesu Christo Redemptori, Mariæque Virgini Reginæ : corporis vero sui sepulturam elegit in Ecclesia Divæ Annuntiatæ Servorum de Florentia,


el in sepulchro quod forsan ipse Testator ejus vita durante ædificandum curabit; sin autem constructum minime fuerit, elegit et voluit sepeliri in sepulchro Societatis Academiæ Slatuariorum, Pictorum et Arcbitectorum, sita in Capitulo dictæ Ecclesiæ Annuntiatæ , cum illa impensa funeris quæ videbitur infrascriptis ejus Executoribus.

Item jure legati reliquit et legavit Operæ S. Mariæ Floris civitatis Florentiæ , et sacrario et novæ constructioni murorum dictæ Ecclesiæ civitatis prædictæ , et omnibus dictis locis in totum libras tres piccioli, prout est consuclum.

Item voluit et disposuit quod Domina Petra ejus legitima uxor post ejus mortem habeat et consequatur suam Dotem in summam florenorum 300 auri monetæ, de libris septem pro floreno , quam summam confessus est fuisse Dotem prædictam, et solutam esse gabellam.

Item jure legati et omni meliori modo reliquit et legavit suprascriptæ Dominæ Petræ, suæ uxori legitimæ, omnes pannos laneos et lineos et cujuscumque alterius generis, et omnia alia mobilia ad usum dictæ D. Petræ paratos et destinatos. Item voluit et disposuit et ordinavit dictus Testator quod dicta D. Petra ejus uxor habeat et consequatur post ejus mortem, si et casu quo vidua steterit , et vitam vidualem et honestam servaverit, et cum infrascriptis filiis suis et dicti Testatoris permanserit, ultra supradictum le gatum, in domo dicti Testatoris, vestitum et alimenta condecentia, et quod bene tractetur; quæ alimenta in casibus prædictis legavit, et hoc casu quo vidua steterit ut supra, et nutriat et gubernet Andream Simonem filium suum masculum, et infrascriptas ejus filias fœminas , et non aliter, nec alio modo, alias privavit eam præsenti legato.

Item jure legati, amore Dei, et intuitu pietatis et omni meliori modo reliquit et legavit Luciæ filiæ q. Bernardi de Civitella, et D. Catharinæ uxoris dicti Bernardi libras centum viginti , videlicet lib. 120 piccioli, et hoc si et casu quo


perseveraverit permanere in servitio famulatus, prout de præsenti facit, filiorum dicti Testatoris usque ad ætatem XVII annorum dictæ Luciæ , quo tempore summam prædictam solvi voluit futuro viro dictæ Luciæ et etiam usque ad dictam ætatem voluit ali et nutriri, prout est consuetum similes famulas ; et casu quo non perseveraverit in servitio dictorum filiorum suorum usque ad ætatem suprascriptam privavit eam præsenti legato.

Item jure legati, amore Dei, et intuitu pietatis, et omni meliori modo reliquit et legavit Franciscæ , vocatæ Cecchinæ , filiæ Iuliani de Bardellis, hodie laboratoris dicti Testatoris a Trespiano, libras centum piccioli pro nubendo dictam Franciscam, persolvandas futuro viro dictæ Franciscæ pro parte Dotis, et per eum per instrumentum publicum confitendas, et non aliter, nec alio modo.

Item voluit, disposuit et ordinavit dictus Testator, quod casu quo tempore matrimonii Reparatæ et Magdalenæ suarum filiarum legitimarum et naturalium, natarum ex eo et ex dicta D. Petra ejus uxore, ipse Testator non viveret, matrimonio collocentur per infrascriptos earum Tutores, et cuilibet ipsarum et cujuslibet earum respective viro pro Dote cujuslibet earum dentur floreni mille auri monetæ , de libris septem pro floreno; et sic ambabus earum viris florenos 2000 similes, partim in pecunia numerata et or- namentis, et partim ex retractu et pretio duarum domuum dicti Testatoris, unius emptæ et acquisitæ a Floreno Rigatterio , sitæ in via Benedicta, et aliæ sitæ super platea S. Mariæ Novellæ civitatis Florentiæ , et partim in via del Sole, emptæ a Ioanne de Carnesecchis, in quo casu jussit domus prædictas per dictos Tutores vendendas esse, dummodo viri respective ipsarum et quilibet eorum confifiteatur Dotem prædictam in dicta summa florenorum 1000 auri monetæ manu publici Notarii in forma amplissirna. Et sic jure legavit cuilibet ipsarum florenos 1000 pro


Dote, persolvendos ut supra, et tassavit Dotem cujuslibel earum esse debere in summa dictorum florenorum 1000, si et casu quo tempore nuptus earum Andreas Simon earum frater et hæres infrascriptus ab aliquo affine non consequatur et consecutus non fuerit, et acquisierit ex quovis titulo lucrativo ab aliquo affine dicti Testatoris summam ad minus florenorum 3000, auri monetae. Si autem dictus Andreas Simon dicto tempore acquisivisset ex quovis titulo lucrativo summam prædictam ab aliquo affine dictorum florenorum 3000 ad minus, tali casu voluit per dictos Tutores dari dictis suis filiabus et earum viris pro Dote flo- reni 4000, et cuilibet earum, et earum respectivo viro summam florenorum 2000 similes : casu quo sit facta acquisitio dicto Andreæ Simoni ut supra et non aliter, nec alio modo. Si vero suprascriptæ ejus filiæ et aliqua ipsarum monacharetur et monasterium ingrederetur, tali casu voluit, disposuit et legavit monasterio, in quo aliqua ipsarum ingredi et monachari contigerit eleemosynam solitam recipi per dictum monasterium ab aliis, et ita jussit et mandavit per dictos Tutores dari et solvi dicto monasterio et monasteriis dictam eleemosynam solitam recipere ab aliis.

Hæredes vero suos universales instituit Andream Simonem suum filium legitimum et naturalem, natum ex co et ex dicta D. Petra sua uxore legitima , et quoscumque alios filios masculos legitimos et naturales, forsan nascituros ex co et ex suprascripta D. Petra ejus uxore legitima et ex quavis alia sua uxore legitima æquis portionibus, et eos invicem substituit vulgariter, pupillariter et per fideicommissum : et ultimo dictorum filiorum decedenti sine filiis et descendentibus primo masculis, dcinde fœminis legitimis et naturalibus , substituit Reparatam et Magdalenam suprascriptas ejus filias fœminas legitimas et naturales, et alias ejus legitimas filias fœminas forsan nascituras ex eo


et ex dicta D. Petra sua uxore, seu ex quavis alia sua uxore legitima ; et præmortuarum filios vel descendentes legitimos et naturales, primo mares et deinde fœminas in stirpem : et ultimo dictorum suorum filiorum masculorum ut supra institutorum decedenti sine filiis et descendentibus ut supra, et non extantibus suprascriptis filiabus fœminis et earum descendentibus ut supra; tali casu si tunc essetin humanis, et non aliter, substituit, et hæredem instituit D. Librodorum Annibalis de Librodoris I. U. Doctorem, Romæ commorantem, ejus ex fratre patrueli nepotem, et disposuit et declaravit dictus Testator, quod casu quo suprascriptæ suæ filiæ substitutæ devenirent ad suprascriptam substitutionem nullum jus modo aliquo quæratur vel quæri possit, ipsarum respective viris super dictam hæreditatem , nec in tertia parte vel alia, nec in usufructu quæ modo aliquo de jure vel ex forma statutorum acquirenda eis venirent.

Tutores vero, ac pro debito tempore Curatores suprascriptorum Andreæ Simonis, Reparatæ et Magdalenæ filii et filiarum dicti Testatoris, et aliorum filiorum et filiarum forsan nascendorum et nascendarum, usquequo pervenerint ad ætatem legitimam , vel quod in matrimonio collocentur, fecit, constituit et esse voluit specLabiles Dominos Officiales Pupillorum et Adultorum civitatis Florentiæ, pro tempore in officio existentes. Et disposuit, et ordinavit, jussit et man davit diclis DD. Officialibus, et eos summopere oravit quod constituant Actores hæreditatis et dictorum suorum filiorum et filiarum Reverendum D. Petrum della Stufa , Canonicum cathedralis Ecclesiæ Florentinæ , et magnificum Dominum Librodorum Annibalis de Librodoris, I. U. Doctorem, modo Romæ commorantem, et Andream q. Lau- rentii de Beniveniis, Civem Florentinum, et saltern duos ex eis ; et quia ipse D. Librodorus est Advocatus in civitate Romæ, et forsan recipere nollet onus prædictum , igitur


disposuit quod dicti DD. Officiales constituant Actorem, loco dicti D. Librodori , nominandum et eligendum ab eo ; de quibus actoribus dixit dictus Testator multum considere.

Et quos etiam D. Petrum , D. Librodorum et Andream dictus Testator præsentis testamenti, et ultimae voluntatis, executores et commissarios fecit, conslituit et ordinavit, et duos ex eis in concordia cum plena libera administratione. Et hanc dixit dictus Testator, etc., et si non valet, etc., et si jure codicillorum, etc. Cassans, etc. Irritans, etc.

Rogans, etc.

Ego Iohannes q. ser Matthæi , ser Iohannis de Falgano Civis et Notarius publicus Florentinus de suprascripto testamento rogatus fui et in fidem, etc. (1).

( Generale Archivio dei Contratti.)

XXXV.

16 février 1570 (c.-à-d. 1571).

INVENTAIRE DES BIENS LAISSÉS PAR MESSER BENVENUTO CELLINI (2).

O, 10. Madone en bas-relief et en plâtre.

12. Jugement dernier de Michel-Ange, sur papier, avec encadrement en bois d'aune.

(1) Après ce testament , Cellini fit trois codicilles. Dans le premier , qui est daté du 12 janvier 1571 , il adjoint Domenico Mannozzi aux trois exécuteurs testamentaires qn'il avait déjà nommés ; dans le second , qui est daté du 3 février, il prend d'abord quelques dispositions en faveur des orfèvres Guido et Antonio Gregori , avec lesquels il était associé depuis le 28 juin 1568, pois il fait différents legs à ses serrilrun. et enfin , il donne au duc Cosme le modèle en cire du Neptune , et au prince Francesco loules les stalues qui se trouveront après sa mort dans son atelier. Dans son troisième codicille , qui porte la date du 6 février , il pourvoit aux intérêts de ses filles Reparata et Madda- lena , dans le cas où elles revêtiraient l'habit religieux.

(2) Des 392 articles qui composent cet inventaire , nous nous contentons d'extraire ceux qui concernent les beaux-arts.


93. Dante, dessin à la plume sur bois.

208. Modèle en bois de la base du Persée.

233. Portrait de messer Benvenuto, avec encadrement en noyer.

247. Grand modèle en plâtre du Persée.

248. Cléopâtre.

290. Ébauche d'un bas-relief en cire représentant Adam et Ève.

291. Petit modèle en cire représentant Cléopâtre.

292. Petit modèle en cire représentant le Silence.

293. Autre petit modèle en cire.

294. Modèle en cire, non terminé, représentant Neptune.

295. Deux ou trois petits modèles en carton des chaires de Santa-Maria-del-Fiore.

296. Modèle en terre d'un Crucifix.

297. Modèle en cire de la fontaine de la place, représentant Neptune.

298. Modèle en cire blanche, non terminé, représentant le Christ en croix.

299. Deux petits modèles en cire jaune, non terminés, représentant Junon et Andromède.

300. Petit modèle d'un bas-relief en cire représentant Andromède.

301. Grand modèle en plâtre, non terminé, représentant un Crucifix.

302. Statue en marbre, grande comme nature, représentant l'illustrissime signora Leonora, duchesse de Florence.

303. Narcisse, statue en marbre.

304. Apollon et Hyacinthe.

305. Portrait en marbre du Grand-Duc, non terminé.

306. Tête en marbre ébauchée.

316. Modèle en terre du cheval de Padoue.

324. Tête de Méduse en bronze.


325. Petit modèle en cire, représentant la Vierge.

326. Modèle en cire, représentant Narcisse.

327. Terre cuite, représentant Hyacinthe.

328. Modèle d'Hercule étouffant Antée. — Un autre Hercule plus grand, en cire.

329. Modèle d'une fontaine, en cire.

330. Modèle en cire, pour le tombeau du pape, avec plusieurs figures.

331. Terre cuite, représentant Minerve.

332. Figure de femme, en cire.

333. Modèle d'une Charité.

334. Deux petites boites contenant les portraits ébauchés du prince don Francesco de Médicis.

335. Statue en marbre ébauchée, représentant une Charité.

336. Modèle en cire.

337. Deux Christs en croix, non terminés, l'un en terre, l'autre en cire.

338. Portrait du duc Cosme, en cire.

339. Bas-relief circulaire en terre, représentant la Lune.

(Biblioteca Riccardiana.)

XXXVI.

15 février 1570 ( c.-à-d. 1571 ).

OBSÈQUES DE MESSER BENVENUTO CELLINI, SCULPTEUR.

Aujourd'hui, jour sus-dénommé, messer Benvenuto Cellini, sculpteur, a été inhumé, par son ordre, dans notre chapitre de la Nunziata, avec une grande pompe funéraire à laquelle concoururent toute notre académie et toute la corporation des artistes. On se rendit à sa maison, on


se mit en ordre, et, dès que les moines eurent défilé, quatre académiciens prirent le cercueil, que l'on porta à la Nunziata, en se relayant comme d'habitude. Là, les cérémonies de l'église ayant été accomplies, les mêmes académiciens reprirent le cercueil et le transférèrent dans le chapitre.

Après de nouvelles prières, on vit monter en chaire un religieux à qui, la veille de l'enterrement, on avait confié la mission de prononcer, en public, l'oraison funèbre à la louange de la vie et des ouvrages dudit messer Benvenuto, et de la belle disposition d'âme et de corps dans laquelle il était mort. Cette oraison fut fort goûtée de l'académie et - du peuple, qui s'efforçait de pénétrer dans le chapitre pour voir messer Benvenuto, lui jeter l'eau bénite et entendre son éloge. Tout cela fut fait avec très-grand appareil de cierges et de lumières, tant dans l'église que dans le chapitre. Je vais noter les cierges que reçut l'Académie.

On donna un cierge d'une livre à chaque consul; un cierge de huit onces à chaque conseiller, au secrétaire et au camerlingue; un cierge d'une livre au provéditeur; et enfin un cierge de quatre onces à chacun des autres membres de l' Académie, qui étaient au nombre de cinquante.

(Archivio dell' Academia delle Belle Arti.)

FIN DES MÉMOIRES.


TRAITÉS

DE L'ORFÈVRERIE

ET DE LA SCULPTURE.

INTRODUCTION.

Plutarque condamne ces philosophes qui conseillent à chacun de bien faire, et ne démontrent jamais par œuvres ou par préceptes la manière de se conduire. — Il les compare à ces gens qui essayent de faire brûler la mèche d'une lampe en la tourmentant avec une épingle, sans lui fournir l'huile qui seule peut alimenter la lumière. — Après avoir plus d'une fois réfléchi à ce bel enseignement, je me suis senti assez hardi pour entreprendre d'écrire sur l'orfèvrerie; car, par mes paroles, j'ai toujours cherché à encourager les amis de cet art ingénieux, à le cultiver religieusement, et, en outre, par divers ouvrages exécutés avec un soin et une application extrêmes, je leur ai montré


d'une façon manifeste comment ils pouvaient mener les travaux à bien et en retirer de la gloire. — De plus, j'étais continuellement exhorté à entreprendre cette tâche par plusieurs hommes de talent de mes amis, qui me représentaient, avec autant de vivacité que de raison, que le temps, qui apporte sur tout les ténèbres et l'obscurité, pourrait, sinon éteindre complétement cet art précieux au moins en effacer quelques parties, comme cela vient d'arriver pour l'art des nielles, aujourd'hui si abandonné, que peu d'artistes à Florence se souviennent de l'avoir vu pratiquer. — La besogne dont je me suis chargé n'est pas de mince importance, je le sais, et il eût été peut-être plus sage de me refuser que de me rendre aux sollicitations de mes amis, car il est bien difficile de disserter sur un art qui de tout temps a été si brillamment exercé, comme à Florence, ma noble patrie, par tant de maîtres excellents.

Mais, si je ne me trompe, mes longues études et l'expérience que j'ai acquise dans différents arts qui dépendent du dessin m'ont fait connaître une foule de choses dont les orfèvres peuvent tirer honneur et profit, de sorte que je me hasarde à être le premier qui lègue à la postérité les préceptes de cet art, personne, que je sache, n'ayant jusqu'à présent écrit sur cette matière.

Bien que l'orfèvrerie comprenne huit genres distincts de travaux, qui sont la joaillerie, les nielles, les filigranes, la ciselure, la gravure en creux, l'émail, la grosserie et la frappe des médailles, des monnaies et des sceaux, je les ai tous longuement pratiqués, ainsi qu'on le verra dans ce livre, où, suivant les exigences du sujet, je mentionnerai tous les ouvrages que j'ai exécutés pour divers seigneurs d'Europe. Je relaterai ensuite quelques secrets et quelques préceptes sur la fonte en bronze, la sculpture en marbre et la manière d'exécuter facilement les statues colossales.


Si de ces écrits ressortent quelques enseignements profitables pour les lecteurs qui les parcourront d'un œil bienveillant , je m'estimerai heureux et je me trouverai bien récompensé de mes rudes fatigues. Si mon espoir est trompé, les gens sages et plus doctes que moi, en suppléant par leur science à mon insuffisance, devront au moins me tenir compte de mes bonnes intentions.

Il nous reste maintenant à dire, à ceux qui voudront se consacrer à l'orfèvrerie, quels hommes se sont servis des principes de cet art pour arriver à de plus nobles exercices. Ainsi firent, sous la protection du magnifique Cosme de Médicis, le sculpteur Donatello, l'architecte Filippo, fils de ser Brunellesco, et Lorenzo Ghiberti, l'auteur des merveilleuses portes de bronze du temple de San-GiovanBattista de Florence, excellents artistes qui tous débutèrent par exercer l'orfèvrerie et dont le talent a déjà été célébré par une foule d'écrivains distingués.

Pour que le temps ne prive pas des louanges qu'ils ont également méritées les maitres qui pratiquent exclusivement l'art dont nous allons nous occuper, nous mentionnerons aussi Antonio del Pollaiuolo, orfèvre d'une habileté extrême et dessinateur si parfait, que ses inventions servirent non-seulement à ses confrères, mais encore à quantité de sculpteurs et de peintres de cette époque, qui en tirèrent grand honneur.

Citons également Maso Finiguerra qui, à l'aide des dessins d'Antonio, resta sans rival dans l'art de graver les nielles, et Amerigo Amerighi, à qui personne n'a été supérieur dans le travail des émaux.

Michelagnolo de Pinzidimonte se distingua ensuite par son talent à monter les pierres précieuses, et mérita de grands éloges par son habileté à nieller, à émailler et à ciseler.

Mais les trois frères Piero, Giovanni et Romolo del Ta-


volaccino se rendirent encore bien plus célèbres, car ils avaient, pour monter les pierreries en pendants et en anneaux, un goût dont aucun maître de leur temps ne sut approcher. Leurs ciselures et leurs bas-reliefs furent aussi grandement admirés.

Stefano Salteregli, Zanobi del Lavacchio et Bastiano Cennini, qui pendant très-longtemps grava les monnaies de Florence, contribuèrent aussi à l'illustration de l'art.

Piero di Nino doit être pareillement rangé parmi les orfèvres, quoiqu'il n'ait jamais produit que des ouvrages de filigrane. Il excellait dans cet art de même qu'Antonio di Salvi dans la grosserie, et Salvadore Pilli dans le travail des émaux.

Mais comment ai-je pu laisser de côté Lorenzo della Volpaia et Andrea del Verocchio? Après avoir exercé l'orfèvrerie , Lorenzo se mit à faire des horloges, et déploya dans cette profession une science et une perfection qui lui valurent les applaudissements des plus grands savants de l'Italie. — De même que Lorenzo, Andrea demeura orfèvre jusqu'à l'âge d'homme fait, ce qui ne l'empêcha pas de se placer ensuite au premier rang parmi les sculpteurs.

Non moins qu'à ces nobles génies florentins, nos éloges sont dus à quelques orfèvres ultramontains, dont les travaux dénotent une extrême habileté. Citons entre autres Martin de Flandres, qui, tout en suivant la manière de son pays, fit avec un talent remarquable des nielles et des gravures sur cuivre. — Il fut néanmoins laissé bien loin en arrière par l'excellentissime Albrecht Durer, qui, en outre, exécuta des estampes avec un tel art, que jusqu'à présent personne, selon moi, ne l'a encore surpassé.

De nos jours, Marcantonio de Bologne et Marco de Ra- vennes, autres orfèvres, rivalisèrent avec Albrecht Durer


dans l'art de la gravure, non sans en retirer beaucoup de gloire.

Parmi le nombre infini d'artistes qui ont exercé l'orfèvrerie, j'ai voulu mentionner ces hommes, afin que l'on pût voir en quelle noble compagnie se trouveront tous ceux qui chercheront par de continuelles études à approfondir notre art. — Mais il est temps de démontrer, avec l'aide de Dieu, tout ce que nous avons annoncé. Commençons donc par traiter de l'art de monter les pierreries.



TRAITÉ DE L'ORFÈVRERIE.

CHAPITRE PREMIER.

De l'art de la joaillerie. — De la nature des pierres fines et des pierres fausses ; de leurs sertissures el des feuilles dont un se sert pour les monter. — De la teinture des diamants. — De la manière de faire le specchictto, el de plusieurs autres particularités relatives aux pierres précieuses.

Notre dessein n'est point d'approfondir ici les causes qui produisent les gemmes. Divers philosophes, tels qu'Aristote , Albert-le-Grand, Pline, Solin, Flimante, Isidore et une foule d'autres hommes des plus doctes ayant trèssoigneusement et très-suffisamment traité cette question , nous nous bornerons à dire que les gemmes, comme toutes les choses créées sous le cercle de la lune, sont un composé des quatre éléments dont, suivant leur espèce, elles participent et tirent un mérite particulier. Ainsi, la nature semble s'être étudiée à représenter les couleurs des quatre éléments dans les quatre pierres les plus précieuses, qui sont le rubis, le saphir, l'émeraude et le diamant. En effet, le rubis flamboyant ne nous offre-t-il pas l'image du feu; et le saphir azuré, celle du ciel? La joyeuse couleur de l'émeraude ne rappelle-t-elle pas la terre presque entière-


ment couverte de verdure; et le diamant transparent, l'eau qui en lui se montre pure, limpide et ondulante?

Nous nous occuperons donc principalement de ces pierres, que seules, entre toutes les autres, nous jugeons dignes d'être nommées précieuses, à cause de leur finesse, de leur excellence et de leur beauté. —Bien que nous entendions, à l'occasion, parler des propriétés et des vertus de ces gemmes et de quelques autres pierres, notre point capital sera d'enseigner avec tout le soin imaginable l'art d'ajouter à leur beauté, et la manière de les sertir et de les monter en pendants , bracelets , anneaux, carcans, tiares de pape, couronnes de roi et autres semblables ouvrages.

Nous commencerons par les rubis et nous réserverons pour la fin les diamants, car ces sortes de gemmes sont non-seulement nobles entre toutes, mais encore les plus difficiles à monter. En effet, les autres pierres qui se sertissent et se montent en or se contentent de certaines feuilles, dont nous parlerons tout à l'heure, que l'on place au fond de leurs chatons, ce qui ne suffirait pas pour les diamants, qui, suivant leurs diversités, exigent des teintures différentes, parmi lesquelles l'orfèvre est obligé de choisir avec le plus grand soin celle qui convient le mieux à la nature de chaque pierre. C'est un sujet que nous traiterons aussi en détail; mais, selon notre promesse, débutons par les rubis.

Disons d'abord qu'il y a des rubis de plusieurs sortes.

Les plus estimés sont ceux que l'on appelle rubis orientaux, et qui viennent de ces contrées où toujours se trouveront les gemmes les plus belles et les plus fines. — Les rubis du Levant ont une couleur parfaite, haut-montée et très-chaude. — Ceux du Couchant sont d'un rouge qui touche à un violet-pourpre, aigre et cru. — Ceux du Septentrion sont d'une couleur encore plus crue et plus aigre que les rubis du Couchant. — Ceux du Midi, qui sont très-


rares, ont des qualités tout autres. Leur couleur n'est pas foncée comme celle des rubis du Levant; elle ressemble plutôt à celle du balai : elle n'en égale pas la beauté, et néanmoins elle est si ardente et si vive, que de jour elle brille continuellement, et que de nuit elle jette une lueur semblable à celle dont les lucioles et certains petits vers resplendissent dans les ténèbres. — A la vérité, tous les rubis qui sortent des contrées exposées au Midi n'ont pas cet éclat merveilleux, mais ils possèdent des qualités si admirables et de telle nature, que les joailliers expérimentés les reconnaissent entre tous les autres. — Ces pierres qui resplendissent ainsi la nuit sont communément désignées sous le nom d'escarboucles.

J'ai dit que les pierres vraiment précieuses et dignes de ce nom sont au nombre de quatre, mais quelques joailliers de peu d'expérience comptent parmi elles la chrysoprase, la hyacinthe, le spinelle, l'aigue-marine, la vermeille, la chrysolithe, le plasme, l'améthyste, voire même le grenat et la perle, qu'ils oublient n'être qu'un os de poisson.

Afin que ces gens ne soient point étonnés de ce que je ne parle ni du balai ni de la topaze, je dirai en passant que le balai est un rubis peu coloré, connu en Occident sous le nom de rubis-balai, et j'ajouterai qu'il est d'une dureté égale à celle du rubis, et qu'il doit être tenu pour pierre précieuse comme ce dernier, sans autre différence que celle du prix. —La topaze est aussi une pierre précieuse, et, malgré sa couleur qui rappelle les joyeux rayons du soleil, on la met, à cause de sa dureté, avec le saphir, de même que le balai avec le rubis.

Puisque nous en sommes à parler des quatre pierres principales, c'est-à-dire du rubis, du saphir, de l'émeraude et du diamant, il ne sera pas hors de propos de noter ici qu'aujourd'hui le rubis est plus estimé et plus cher que toutes les autres pierres. En effet, un rubis pesant un carat


ou cinq grains de blé environ, et fin à proportion, vaut huit cents écus d'or; une émeraude égale en grandeur, poids et beauté, vaudra à peu près quatre cents écus d'or; un diamant semblable en poids et en beauté sera estimé par les joailliers expérimentés cent écus, et enfin, un saphir toujours de même poids et de même beauté ne sera pas évalué à plus de dix écus. — Cette digression pourra être de quelque utilité aux amateurs de notre art.

Mais, revenant aux rubis, nous allons dire comment il faut les préparer pour les placer dans les chatons d'or, où ils doivent être sertis soit en pendants, soit en anneaux.

— On nomme chaton cette petite case dans laquelle la pierre est enchâssée. — Il est très-important de ne pas faire le chaton de telle façon que la pierre s'y trouve trop enfoncée, ce qui lui ôterait une grande partie de sa grâce et de sa beauté; — il serait encore pis de placer le chaton si haut qu'il paraîtrait entièrement séparé des ornements destinés à l'accompagner; faute que ne commettent jamais les maîtres experts dans l'art du dessin.

Occupons-nous maintenant de la manière de sertir les rubis dans leurs chatons. — Il faut d'abord se munir de cinq ou six sortes de ces feuilles de métal que l'on place sous les rubis, et qui se font d'habitude en tons gradués depuis le rouge le plus intense et le plus chargé, approchant du noir, jusqu'au rouge le plus pâle et le moins perceptible. Une fois que l'orfèvre aura disposé devant lui ces différentes feuilles, il modèlera en pointe un morceau de cire noire assez dure, dont il se servira pour enlever par l'une de ses facettes son rubis, qu'il promènera d'une feuille à l'autre, jusqu'à ce qu'il ait découvert celle qui lui convient le mieux. — Il notera toutefois que ces essais, - tout en étant très-utiles, ne sont pas complétement décisifs, attendu que la lumière qui passe alors entre la feuille et le rubis lui montre un effet différent de celui qu'il


trouvera lorsque la pierre sera enchâssée dans le chaton où la lumière ne pénétrera plus. Il devra donc, quand sa feuille sera taillée et arrangée dans le chaton, l'appliquer sur le rubis et l'en éloigner, car il n'y a que trois points de vue, et il faut s'arrêter à celui qui est entre les deux extrêmes. Après toutes ces épreuves, il pourra sertir sa pierre.

Dans les arts de même que dans les sciences, la pratique révèle et enseigne maints procédés précieux. Aussi ne serat-il point hors de propos, selon moi, de consigner ici une expérience que j'eus occasion de faire en montant un rubis du prix de trois mille écus environ. Ce rubis avait été anciennement monté par de très-habiles orfèvres. Désirant augmenter sa valeur, je pris un petit écheveau de soie cramoisie que je coupai très-finement; puis, avec le bout d'un petit ciseau, je foulai cette soie jusqu'à ce qu'elle devînt bien unie dans mon chaton, où j'avais préalablement étendu un peu de cire noire. Après cela je mis en place mon rubis, qui aussitôt gagna un tel éclat que les meilleurs joailliers du temps, qui l'avaient vu auparavant, crurent que je lui avais donné une teinture, ce qui, comme on le sait, n'est permis dans l'art de la joaillerie que pour les diamants. Plus loin nous parlerons de cette teinture.

Les joailliers me demandèrent quelle sorte de feuille j'avais employée pour ma monture. Leur ayant répondu que je n'avais point mis de feuille, ils affirmèrent devant le maître du rubis que je m'étais servi d'une teinture ou de quelque autre moyen également prohibé. Alors le gentilhomme pour lequel j'avais travaillé me sollicita courtoisement d'enlever la pierre et de révéler mon secret à lui seul, me promettant de bien me récompenser de toutes mes peines. Mais, moi, dont le plus grand désir a toujours été d'enseigner aux autres le peu que je sais, je démontai ma pierre en présence de tous les joailliers, qui, voyant


la manière dont j'avais procédé, se joignirent au maître du rubis pour m'accabler d'éloges. Ce rubis était très-gros et si clair que toutes les feuilles que l'on plaçait dessous lui le faisaient étinceler de telle sorte, qu'il ressemblait presque au girasol et à l'œil de chat, que bon nombre d'ignorants rangent parmi les pierres précieuses, ainsi que nous l'avons noté plus haut.

Parlons maintenant de l'émeraude et du saphir. On doit les sertir avec les feuilles qui leur conviennent, de la même manière que le rubis. Comme j'ai reconnu que ces pierres - ont les qualités des rubis et présentent les mêmes difficultés pour la monture, je juge superflu de m'en occuper davantage, autrement que pour signaler les falsifications auxquelles elles donnent lieu. — Ces renseignements pourront être utiles non-seulement aux amateurs, mais encore aux marchands. — Disons donc qu'il y a des rubis indiens d'une valeur aussi minime qu'on puisse imaginer. J'ai vu un de ces rubis d'une pureté extrême, qu'un faussaire avait monté après en avoir teint le fond avec un peu de sangde-dragon, sorte de résine qui se liquéfie au feu. Ce rubis avait une telle apparence qu'on l'aurait estimé plus de cent écus, tandis que sans la teinture on en aurait donné à peine dix écus. Mais le plus beau de l'affaire fut qu'ayant dit que ce rubis était teint, on refusa de me croire, et que je fus obligé de le démonter en présence de plusieurs joailliers qui riaient de mon assertion. La teinture avait été si adroitement appliquée qu'à moins d'être praticien consommé, il était impossible de s'en apercevoir, si bien que ce ne fut qu'en ratissant le fond du rubis avec un petit outil de fer que je forçai mes gens à reconnaitre ce qu'ils n'auraient jamais soupçonné. On use des mêmes fraudes à l'égard de l' émeraude et du saphir : c'est pourquoi, sans m'y arrêter davantage, je vais passer outre et parler des doublets.


On les fait ordinairement en cristal dessus comme dessous. — Ces doublets n'ont qu'une mince valeur, et se montent en cuivre et en argent, pour les paysans. On ren- contre des émeraudes et des rubis doublés , c'est-à-dire disposés de la même manière que les doublets de cristal.

Ainsi, de deux émeraudes ou de deux rubis joints ensemble, on fait une pierre en deux morceaux, à laquelle on donne pareillement le nom de doublet. Ces sortes de pierres fausses se fabriquent à Milan.

Quelques artistes, poussés par la cupidité, se servent de cette industrie pour duper le monde. Après avoir donné une belle forme à un éclat de rubis indien, ils font en cristal la portion de la pierre qui doit entrer dans le chaton ; puis ils les teignent, les appliquent ensemble, les garnissent d'une monture d'or trompeuse et les vendent un prix énorme, comme cela est arrivé de mon temps à un joaillier milanais, qui vendit neuf mille écus une émeraude ainsi contrefaite, à un grand personnage qui avait toute confiance en lui. Cette fraude resta ignorée pendant maintes années.

On contrefait encore avec tant d'habileté des émeraudes et des saphirs d'un seul morceau, qu'il est extrêmement difficile de reconnaître leur fausseté; heureusement, ces pierres étant très-tendres, cette imperfection suffit pour empêcher les joailliers prudents de se laisser tromper.

Mais il est temps de traiter de la manière de faire les feuilles qui servent à monter les pierres transparentes.

Pour faire ces feuilles, il est d'abord indispensable que l'orfèvre ait tous les outils nécessaires, d'acier très-fin et soigneusement poli; car pour cette opération, qui est d'une si grande importance, il faut s'astreindre à des soins excessifs, à une patience et à une propreté extrêmes.

Dans ma jeunesse, à l'époque où j'étudiais les éléments de notre art, Salvestro del Lavacchio, orfèvre florentin,


se rendit célèbre par son habileté à sertir et à faire des feuilles pour toutes sortes de pierres : aussi était-ce là sa seule occupation. L'expérience avait démontré que les feuilles qui venaient de France et de Venise étaient loin d'être aussi durables que celles de Lavacchio, qui étaient un peu plus épaisses. Bien que cette épaisseur présentât aux joailliers des difficultés que n'offraient point les feuilles étrangères, l'avantage qui en résultait fut bientôt si généralement connu, que Lavacchio envoya ses feuilles dans tous les pays, et il arriva à en vendre tellement, qu'il fut obligé de ne plus faire autre chose. Il eut, du reste, vraiment raison, car un tel art réclame tous les soins et tout le temps d'un homme.

Mais parlons de la manière de faire les feuilles et commençons par dire que l'on en compte quatre sortes. La première, que l'on appelle commune, est jaune et sert à monter quantité de pierres précieuses et de pierres transparentes. — La seconde est rouge; la troisième, bleue; la quatrième, verte. Avant d'enseigner la manière de les fabriquer, nous avons encore à dire que le poids du carat dont nous allons nous servir est égal à celui de quatre grains de blé.

Pour la feuille commune, il faut prendre : IX carats d'or fin, XVIII carats d'argent, LXXII carats de cuivre rouge fin ; Pour la feuille rouge : XX carats d'or fin, XVI carats d'argent fin, XVIII carats de cuivre rouge fin;


Pour la feuille bleue :

IX carats d'or fin, Il carats d'argent fin, XVI carats de cuivre rouge fin ; Pour la feuille verte :

I carat d'or fin, VI carats d'argent fin , X carats de cuivre rouge fin.

Voici comment on procède : On débute par fondre le cuivre, puis on y ajoute les deux autres métaux, et, une fois qu'ils sont bien alliés les uns aux autres, on les coule dans un canal un peu large, de façon à obtenir une plaque qui ne soit pas trop épaisse.

- Lorsque la plaque est froide, on la lime avec soin et on la bat à petits coups avec le plat du marteau, en la recuisant souvent sans jamais l'éteindre dans l'eau, mais en la laissant se refroidir d'elle-même, sans souffler dessus. —

Quand on l'a réduite ainsi à l'épaisseur de deux lames de couteau, on la racle avec un rasoir rond et solide jusqu'à ce qu'elle soit bien nette partout ; ensuite on la lime sur les côtés jusqu'à ce qu'elle se montre pure et sans gerçures. — Après cela, lorsqu'on l'étiré avec le marteau, il importe de veiller à ce que l'un et l'autre de ses côtés soient unis et polis, et l'on apportera le même soin à la rendre aussi mince que possible. — Il faut, en outre, conserver à la plaque la dimension qu'elle avait en sortant du moule, et qui, suivant la fusion, présente deux doigts de largeur environ sur un peu plus de longueur. —

Cette dimension est celle qui doit lui rester à la fin de l'ouvrage. — L'étirage amène parfois quelques gerçures : — il faut les faire disparaître à mesure qu'elles se décou-


vrent, jusqu'à ce que la plaque soit arrivée à la dimension voulue et possible.

Pour blanchir les morceaux de métal, on emploie la gomme, le sel et l'eau, qui forment le blanchiment ordinaire dont on se sert pour l'argent. On les lave ensuite dans l'eau claire en les frottant légèrement. Après cela, il faut les racler, sur un canon de cuivre très-propre et très-lisse, avec un rasoir d'orfèvre parfaitement émoulu. Cette opération exige le plus grand soin, si l'on veut ne point faire d'entailles, ce qui est très-important. — Chaque morceau se racle seulement d'un côté. — On le prend ensuite avec un linge blanc et on le brunit, avec un brunissoir bien poli, sur une pierre huilée et soigneusement essuyée. L'opération du brunissage doit se faire dans une chambre où il n'y ait aucune poussière. Puis on emploie la plombagine, dont se servent les fourbisseurs, et, quand la feuille est bien brunie, on lui donne sa couleur à l'aide d'un feu tempéré et clair, auquel on présente la partie non brunie, de façon que celle qui est brunie se trouve tournée du côté de l'ouvrier, qui voit ainsi peu à peu la couleur se montrer. Il est à noter que, suivant que l'on chauffera la feuille plus ou moins, la couleur deviendra plus ou moins forte, ce qui mérite considération ; car il est indispensable à l'orfèvre d'avoir des feuilles chargées de couleurs à différents degrés, suivant les pierreries qu'il doit monter.

Après avoir parlé autant qu'il nous a semblé nécessaire du rubis, de l'émeraude, du saphir et des feuilles que l'on emploie pour monter ces trois pierres précieuses, nous allons nous occuper du diamant. — Nous le plaçons en dernier, non par moindre estime, mais à cause de sa noblesse et des difficultés que l'on rencontre à le monter et à le teindre. — A la vérité, aujourd'hui le rubis a une plus haute valeur que le diamant, mais cela vient uniquement de ce qu'il est plus rare que ce dernier. — Ainsi, le bas


prix du diamant doit être attribué à la grande quantité que l'on en trouve et non à son manque de beauté.

Nous avons comparé la couleur du diamant à celle de l'eau, mais il faut admettre que cette eau peut participer de la couleur, vertu qui n'appartient point à l'eau ordinaire, dont un des principaux caractères est d'être complètement incolore. — A ce propos, nous noterons que nous avons vu des diamants de toutes les couleurs, et nous en mentionnerons deux, entre autres, d'une merveilleuse beauté.— Le premier ornait la tiare pontificale du temps du pape Clément VII. Il était d'un incarnat très-pur et très-limpide, et il brillait et resplendissait de telle façon qu'il ressemblait à une étoile, et qu'à côté de lui tout diamant perdait de son éclat. — C'est à Mantoue que je vis l'autre diamant que j'ai cité. Il était vert, si vert qu'on l'aurait pris pour une émeraude peu colorée, s'il n'eût possédé, comme les autres diamants, cette faculté de briller que l'on ne rencontre point dans les émeraudes : aussi pouvait-on dire que c'était une émeraude plus belle et plus admirable que toutes les autres émeraudes. — Il nous serait facile de citer beaucoup d'autres diamants, car, nous le répétons, nous en avons vu de toutes couleurs , mais nous nous en tiendrons là.

Maintenant expliquons comment le diamant passe de l'état brut à cette perfection et à cette beauté qu'on lui voit quand il est taillé en table, à facettes et en pointe. — Qu'on sache d'abord qu'un diamant ne peut être taillé seul, c'està-dire qu'il est indispensable d'en préparer deux à la fois, car ces pierres sont d'une dureté si merveilleuse, que rien ne serait capable de les entamer, si l'on n'avait imaginé de les user l'une par l'autre. — On prend donc deux diamants et on les frotte ensemble, jusqu'à ce qu'ils arrivent à la forme qu'on désire. Ce frottement produit une poudre qui sert à les conduire à la dernière perfection.


Pour ce faire, on les fixe dans certains petits carrés de plomb ou d'étain que l'on tient par le manche avec de petites tenailles fabriquées exprès, et à l'aide de la poudre mêlée d'huile on les polit et on les termine sur une roue d'acier. Cette roue, épaisse d'un doigt et large comme une main ouverte, doit être d'acier très-fin à toute trempe et montée sur un moulin où elle puisse tourner avec une rapidité extrême. Après avoir disposé dessus cinq ou six diamants, on charge les tenailles d'un poids assez lourd qui, en pressant les diamants sur la roue, force la poudre à les user. — C'est ainsi qu'on les mène à fin; mais, comme notre intention n'est point d'enseigner minutieusement les procédés de la taille, il nous su ffira d'avoir indiqué pour le plaisir du lecteur ces courtes particularités qui ne sont point ici déplacées.

Pour retourner au sujet que nous avons laissé en arrière, c'est-à-dire à la teinte des diamants destinés à être montés en or et aux différences que l'on remarque entre eux à cause de la diversité des couleurs, nous dirons que, quelles ques soient ces variétés de nuances, les diamants n'en ont pas moins de dureté; — celle-ci se trouve dans tous également, ou à si peu de chose près qu'on ne saurait s'en apercevoir: de sorte qu'on doit tous les traiter de la même manière. - Mais, avant de décrire le mode de faire les teintes, je veux démontrer leur utilité, en racontant ce qui m'est arrivé lorsqu'en des circonstances importantes j'ai eu à monter des diamants de haut prix. — Qu'il me soit permis de faire cette petite digression, qui, du reste, ne nous éloignera pas de notre sujet.

L'empereur Charles-Quint, étant venu à Rome après son expédition contre Tunis, avait donné au pape Paul Farnèse un diamant de douze mille écus, monté dans un simple chaton. - De son côté, le pape, un mois avant l'arrivée de l'empereur, ayant songé à lui offrir un présent digne de Sa


Majesté, avait jugé bon de me consulter sur ce qu'il y avait à faire en cette occasion. — Alors, moi, considérant le temps, le lieu et le donateur, et surtout ayant prèle une bonne partie du travail, j'insinuai, avec les ménagements convenables, que l'on pourrait donner à Sa Majesté un Christ d'or placé sur une croix de lapis-lazuli, pierre très-précieuse dont on se sert pour fabriquer le bleu d'outre-mer. —Le socle de la croix aurait été d'or et enri- chi de certaines pierreries que possédait Sa Sainteté. —

Aux pieds du Christ j'aurais placé trois figurines que déjà depuis longtemps j'avais exécutées avec un soin extrême, et qui représentaient la Foi, l'Espérance et la Charité. —

Ce projet ayant plu au pape, il m'ordonna de préparer un modèle, et, dès que je le lui eus montré, il m'enjoignit de le mettre en œuvre. — Tout cela avait été l'affaire d'un moment; — mais à peine quelque temps s'était-il écoulé, que le pape, prêtant l'oreille à de doctes conseillers, changea d'avis, et résolut de donner un petit office de la Vierge, rempli de miniatures très-fines. On voulut que je fisse pour ce livre une couverture d'or ornée de pierres précieuses. On prétendait que cc présent serait plus agréable à l'empereur, qui pourrait facilement le donner à l'impératrice. — Mais, pour revenir à notre sujet, pendant que j'étais occupé de cet ouvrage, qui réussit comme on le désirait, le pape me remit de sa propre main le diamant que lui avait donné l'empereur, et me recommanda de le lui monter en anneau le plus promptement possible. —

Je m'acquittai de cette tâche dans l'espace de deux jours, à l'extrême satisfaction du pape et de tous ceux qui virent mon travail.

Pendant que je montais ce diamant, il advint qu'un certain Gaio, joaillier milanais, favori de quelques familiers de Sa Sainteté, fut présenté au pape. Il dit à Sa Sainteté que, pour monter une pierre de celle importance, qui avait


le défaut d'être un peu mince et dont la teinture était très-difficile, il eût été sage (bien que je fusse habile pour

mon âge), de m'adjoindre quelques artistes consommés, afin qu'en la montant je ne lui ôtasse rien de sa beauté et de sa valeur. — « Et cela est à craindre, ajouta Gaio, car ce diamant a été monté à Venise par un joaillier, nommé Miliano Targhetta, qui, mieux que personne au monde, savait disposer les pierres sur les feuilles et leur donner la teinte convenable. » — A ces paroles, le pape, en homme prudent, voulut que l'opération de ma teinture eût lieu en présence de ce Gaio et de deux autres joailliers. Ses compagnons furent Raffaello del Moro, Florentin, et un certain Guasparri, Romagnol, orfèvres excellents. Ils se présentèrent chez moi en m'exposant la volonté du pape. Malgré les paroles indiscrètes dont se servit Gaio, je le priai, avec toute la modestie imaginable, de m'accorder au moins deux jours pour essayer plusieurs teintes. J'ajoutai qu'il pourrait arriver que, grâce à ces expériences, je trouvasse par mon industrie quelque nouveau secret qui serait avantageux au diamant et me vaudrait de l'honneur. - Alais tout cela fut en vain, car ce Gaio, fidèle à ses fâcheux procédés, agit de telle sorte, qu'au moment où je le congédiai avec ses compagnons, je pris la subite résolution de faire pour le diamant la teinte qui s'exécute de la façon suivante : On allume une lampe propre, garnie d'un lumignon de coton très-blanc et d'une huile vieille, douce et claire; — et on la pose entre deux briques à terre ou en tout endroit plus commode. — Puis, sur les deux briques on appuie un petit vase de cuivre très-propre, dont la partie concave s'élève au-dessus de la lampe, de telle sorte que la troisième partie de la lumière s'y replie. — Mais il faut avoir soin de faire peu de fumée à la fois, attendu que, si on en laissait s'accumuler une trop grande quantité, le feu y prendrait et le noir serait gâté; — il est donc nécessaire, à mesure


qu'il se forme, de le détacher du vase à l'aide d'un petit morceau de papier bien propre, et de le déposer dans un vase très-net. — On saura que jamais le feu ne prend au noir de fumée, tant que celui-ci n'a que l'épaisseur de deux bonnes lames de couteau; - on peut donc, sans aucun danger, laisser le noir de fumée s'amasser dans le vase de cuivre jusqu'à ce qu'il ait l'épaisseur d'une lame.

— On -doit ensuite avoir du mastic, gomme très-connue de tous les épiciers. On veillera à ce que ce mastic ne soit point trop nouveau , ce qui a lieu quand il est blanc et tendre. — On évitera aussi de le prendre trop vieux, parce qu'alors il serait sec et de peu de consistance; on le distingue à sa couleur jaune. — L'orfèvre expérimenté choisira donc un mastic ni trop frais ni trop vieux, et en morceaux propres et ronds; — en effet, le plus souvent la gomme est souillée de terre ou d'autres matières, quand elle tombe de l'arbre. — Après avoir fait ce choix, on remplira un fourneau de charbons allumés, et l'on y fera chauffer un poinçon en fer jusqu'à ce que la pointe soit assez chaude pour pouvoir pénétrer dans un des morceaux de gomme, dont on aura soin de ne pas dépasser le milieu.

— On tiendra ensuite la gomme sur le feu, en la tournant tout doucement, jusqu'à ce qu'on la voie commencer à couler; puis, dès qu'elle en sera là , on se mouillera les doigts avec un peu de salive, et on la pressera vivement avant qu'elle ne se refroidisse. Alors il en sortira une larme très-claire que l'on conservera soigneusement, après l'avoir séparée de la scorie à l'aide de petits ciseaux. — On répétera cette opération jusqu'à ce que l'on ait la quantité de gomme dont on a besoin. Après cela, on extraira l'huile de froment nécessaire à cette teinture, en procédant ainsi : — On choisira du grain pur de toute autre semence, et on veillera à ce qu'il ne soit ni attaqué des insectes ni échauffé.

— On en mettra autant que la main peut en contenir sur


une plaque de porphyre ou, si l'on n'a point de porphyre, sur une feuille de cuivre très-propre, et on l'étendra à l'aide d'une plaque de fer ayant un doigt d'épaisseur et cinq doigts de largeur en tous sens. Cette plaque de fer aura été préalablement chauffée de façon à pouvoir brûler une feuille de papier. Lorsqu'on l'aura posée sur le grain, on la frappera vigoureusement avec un gros marteau, de manière que l'on voie sortir l'huile ; mais il faut avoir grand soin que le fer ne soit ni trop froid ni trop chaud; — dans le premier cas, l'huile ne sortirait pas; dans le second cas, elle se dessécherait ; — elle coulera au contraire parfaitement, si le fer est chauffé à point et bien frappé. — Ensuite on enlèvera soigneusement le résidu du grain ; puis, avec un couteau, on ramassera l'huile et on la mettra dans un petit vase de verre aussi propre que possible. On notera que la première distillation ne donne qu'une espèce d'eau, ce que l'on reconnaît facilement parce qu'elle se jette d'elle-même sur les bords, tandis que la bonne huile reste au milieu. — Il faut aussi se pourvoir d'un peu d'huile d'amandes douces : quelques joailliers remplacent celle-ci par de l'huile d'olive, vieille de deux ans au plus, trèsdouce et très-limpide. — Après cela, on mettra dans une cuiller, quatre fois grande comme une cuiller ordinaire, le mastic en larmes, que l'on fera fondre en le remuant avec une palette d'argent ou de cuivre sur un feu modéré. — On versera ensuite une quantité d'huile de grain représentant la sixième partie du mastic; et, lorsque ces deux matières seront bien mêlées, on y ajoutera l'huile d'olive ou, si on le préfère, l'huile d'amandes et, en outre, un peu de térébenthine très-claire. - Enfin, on terminera l'opération en prenant le noir de fumée que l'on a préparé, et en mettant, avec prudence, ni plus ni moins que ce qu'il en faut pour teindre le mélange; les diamants, suivant leurs qualités, réclamant une teinte plus ou moins noire. — Il est très-


important de ne pas négliger ce point, car tel diamant gagnera beaucoup avec une teinte dure et tel autre avec une teinte tendre. — Aussi, chaque fois que l'orfèvre a un diamant de haute valeur à monter, doit-il renouveler ses teintes, essayer depuis la plus dure jusqu'à la plus tendre, depuis la plus noire jusqu'à la moins noire, et, selon la nature du diamant, choisir avec goût celle qui lui est le plus favorable. — Certains joailliers, ayant à monter des diamants trop jaunes, introduisent dans leur teinte le noir de fumée en aussi petite quantité que possible, mais en y ajoutant de l'indigo, qui est une couleur bleue connue de tous les peintres. Parfois même ils remplacent complète- ment le noir de fumée par l'indigo, pour teindre une certaine sorte de diamants d'un jaune si prononcé, qu'on les prendrait pour des topazes. Grâce à cette teinte de bleu foncé, ces diamants acquièrent un reflet admirable. En effet, le bleu et le jaune mêlés ensemble produisant une couleur verte, il en résulte pour ces pierres une eau charmante qui, bien que colorée, n'est ni jaune, ni bleue, mais d'une couleur changeante très-agréable à l'œil.

De là je conclus donc qu'un joaillier habile doit étudier avec soin toutes les sortes de diamants, et ne négliger rien de ce qu'exigent la qualité et la nature de la pierre. Cette science ne s'acquiert que par une longue pratique et par l'expérience que donne la mise en œuvre d'un grand nombre de pierres. — Et ( pour retourner à notre point de départ) c'est ce dont je pus me convaincre, lorsque je montai le diamant du pape Paul III, dont j'ai parlé plus haut. —

En effet, ayant demandé deux jours aux trois orfèvres qui, comme je l'ai dit, avaient été députés pour voir la teinture de ma pierre, dont l'anneau était déjà terminé, j'employai ce temps à faire tous les essais imaginables avec les teintes que j'ai décrites. — Grâce à ces expériences, je trouvai une composition bien plus avantageuse au dia-


mant que celle de maestro Miliano Targhetta, qui l'avait monté jadis. — Une fois ce résultat obtenu, je mis tous mes soins à chercher s'il était possible, malgré les difficultés extrêmes que présentait le peu d'épaisseur de cette pierre, de lui donner une valeur et une beauté supérieures à celles qu'elle tenait de ce vaillant orfèvre. — L'habileté consistait à placer le diamant sur la teinte avec le petit miroir dont nous parlerons plus loin. — Le succès ayant couronné mes expériences, je mis en ordre toutes mes teintes, et j'envoyai querir les trois vieux joailliers. — Dès qu'ils furent arrivés chez moi, l'un d'entre eux, nommé Gaio, que nous avons mentionné plus haut, aussi présomptueux que les deux autres étaient modestes, se mit à décrier la préparation de mes teintes. Alors, moi, voyant que son indiscrétion devenait par trop grande (car il soutenait que je perdais mon temps et que je ne pourrais améliorer la teinte de maestro Miliano ), je lui dis que je voulais teindre le diamant en leur présence, et qu'en admettant que je ne l'améliorasse point, je serais toujours à même de lui donner la teinte de maestro Miliano, et qu'au pis aller ils verraient du moins par là combien je désirais m'instruire. Bref, quand nous eûmes ainsi dépensé beaucoup de paroles, j'appliquai ma teinte au diamant. —

Après l'avoir soigneusement examinée, Raffaello et Guasparri, compagnons de Gaio, confessèrent joyeusement que j'avais surpassé la teinte de maestro Miliano, et n'épargnèrent aucun effort pour amener l'envieux Gaio à partager leur sentiment. —Mais, moi, non content de cela, je voulus, toujours en leur présence, placer ensuite le diamant sur la teinte de Miliano, et puis le remettre sur la mienne. Somme toute, ils reconnurent unanimement que ma teinte ajoutait grandement au prix du diamant. Quand je vis qu'ils étaient tous d'accord sur ce point, je les priai de m'attendre un peu, — CI Car, ajoutai-je, s'il vous pa-


rait que j'ai surpassé la teinte de ce vaillant homme, je veux maintenant vous montrer combien plus encore ce même diamant peut gagner, grâce à un autre essai que j'ai fait. » Là-dessus, je me retirai dans un petit cabinet de ma boutique, et j'exécutai une nouvelle teinte que j'avais inventée, et que jusqu'à présent je n'ai enseignée à personne. L'emploi que j'en fis sur ce diamant me valut beaucoup d'honneur. Je ne prétends pas néanmoins qu'elle convienne à tous les diamants, mais de ce qui m'arriva alors j'infère qu'au moyen de la pratique et de l'expérience on découvre d'admirables secrets. —Voici comment je procédai : je pris un gros morceau de gomme trèsclair et soigneusement purgé de toute scorie; puis, sur le diamant que j'avais bien nettoyé, je l'étendis à l'aide d'un feu préparé et je le laissai bien sécher et refroidir, le tenant serré avec les molettes dont on se sert pour teindre.

— Après cela j'employai une douce chaleur pour couvrir de ma teinte, qui était assez tendre, le mastic transparent dont le diamant se trouvait garni. — Cette pierre, malgré son peu d'épaisseur, acquit ainsi toutes les qualités naturelles et artificielles que l'on recherche dans un diamant de toute perfection. — Lorsque je retournai auprès des joailliers avec mon diamant accommodé de cette façon, ils reconnurent que sa beauté était doublée, et ils prirent congé de moi très-amicalement, en me témoignant leur satisfaction et en m'accablant de louanges.

Maintenant occupons-nous du miroir (specchietto). —

On le met sous les diamants qui sont si minces, qu'ils ne pourraient recevoir la teinte sans devenir noirs. Quand ils ont si peu d'épaisseur, on a coutume, s'ils sont d'une belle eau, de teindre seulement une de leurs facettes et le miroir ; l'un et l'autre font admirablement ensemble. —

Voici comment se fait ce miroir : on prend un petit morceau de cristal très-pur, c'est-à-dire sans bulles; on le


taille carrément, de telle façon qu'il puisse entrer dans le chaton, auquel on aura donné la teinte noire dont nous avons parlé. — Il faut avoir soin de disposer le miroir, autrement dit le cristal teint d'un côté seulement, au fond du chaton et assez bas pour qu'il ne touche point au diamant ; — s'il le touchait, l'effet serait mauvais. — Tous les diamants minces, ajustés de cette manière, ressortiront parfaitement.

Les béryls, les topazes blanches, les saphirs blancs, les améthystes blanches et les chrysolithes, lors même qu'ils sont d'une épaisseur raisonnable, ne peuvent se passer d'un miroir dans leur chaton. — En effet, aucune pierre, à l'exception du diamant, ne reçoit immédiatement la teinte, sans paraître noire et sans perdre tout éclat. Mais n'est-il pas merveilleux que le diamant, la plus limpide et la plus brillante de toutes les pierres, augmente encore de splendeur sur cette teinte noire, tandis que les autres y perdent tout leur feu et y deviennent entièrement noires !

On réussit à blanchir quelques saphirs en les jetant dans un creuset pendant que l'on y fait fondre de l'or. Si, du premier coup, ils n'en sortent pas blancs comme on le désire, il faut les remettre deux ou trois fois sur le feu avec l'or. — Pour cette opération, le joaillier judicieux aura soin de choisir les saphirs les plus pâles, car ces pierres ont la propriété d'être d'autant plus dures qu'elles ont moins de couleur.

Disons aussi quelques mots des topazes. — Elles ont une dureté presque égale à celle des saphirs, et les joailliers les regardent comme appartenant à la même espèce. Ces deux pierres ont tant de ressemblance avec certains diamants, que peu de joailliers, même parmi les plus experts, réussiraient à les distinguer en les comparant démontées, si elles ne perdaient point leur éclat sur la teinte noire, tandis


que le diamant a la vertu admirable d'en tirer de plus beaux feux, comme nous l'avons déjà noté. — Les orfèvres peuvent se contenter de cette expérience sans recourir à l'épreuve de la dureté, qui est infaillible pour reconnaître le diamant; car, si le saphir l'emporte de beaucoup en dureté sur le rubis et l'émeraude, il est loin de pouvoir égaler celle du diamant. Il serait donc peu prudent à l'orfèvre d'en venir à cette dangereuse expérience, et de gâter une pierre précieuse, lorsque le premier mode est plus que su ffisant.

Mais, après avoir parlé si longuement des diamants, il est temps de tenir la promesse que nous avons faite de dire quelques mots sur les rubis imparfaits. - On saura que l'on trouve des rubis qui sont blancs naturellement, sans qu'on les ait soumis au feu comme les saphirs. — Cette blancheur rappelle celle d'une certaine pierre, nommée chalcédoine, que l'on prendrait pour la sœur germaine de la cornaline ; — elle est d'une blancheur livide qui n'est nullement agréable. Les rubis blancs n'ont guère plus belle apparence : aussi ne les met-on point en œuvre. — Il m'est arrivé d'en rencontrer, parfois même quelques-uns colorés, dans le gésier des grues que je tuais lorsque je m'amusais, dans ma jeunesse, à tirer de l'arquebuse. J'ai aussi trouvé de la même manière de très-belles turquoises et des plasmes avec de petites perles (1). — Pour en finir avec les rubis blancs, disons qu'ils ne servent à rien; - ils montrent seulement par leur dureté qu'eux aussi ils sont de la famille des ru bis.

Maintenant nous allons, suivant notre promesse, consigner ici rapidement ce que nous savons sur l'escarboucle, pierre-très-précieuse et très-rare. — Du temps du pape

(1) Cellini entre dats de lcmgs et curieux détails sur ces tronvailles, livre I chap. V de ses Mémoires.


Clément VII, nous eûmes occasion d'en voir une chez un certain marchand ragusien, nommé Biagio di Bona. Cette escarboucle était blanche, de cette blancheur qui distingue les rubis dont nous parlions tout à l'heure ; mais il y avait en elle un éclat si admirable, qu'elle resplendissait dans les ténèbres, avec moins de vivacité toutefois qu'une escarboucle de couleur. Quoi qu'il en soit, il est certain que, dans un endroit obscur, je l'ai vue briller comme un feu un peu pâle.

— Quant aux escarboucles de couleur, il ne m'est jamais arrivé d'en voir, de sorte que je rapporterai ici seulement ce que j'en ai appris, dans ma jeunesse, d'un gentilhomme romain, qui avait une longue expérience des pierres précieuses. Il me raconta qu'un certain Jacopo Cola, étant dans sa vigne au milieu de la nuit, vit au pied d'un cep, briller quelque chose comme un petit charbon. — « Jacopo, ajouta- t-il, ayant couru à l'endroit où il lui semblait avoir vu ce feu, et ne l'ayant pas trouvé, retourna à la place d'où il l'avait d'abord découvert. De là il retrouva la même lueur, mais celle fois il l'observa si bien qu'il put arriver jusqu'à elle et mettre la main sur la petite pierre d'où elle sortait. Il s'en empara avec une merveilleuse allégresse, et le lendemain il s'empressa de la montrer à quelques-uns de ses amis. Pendant qu'il expliquait de quelle façon il l'avait trouvée, survint un ambassadeur vénitien qui se connaissait parfaitement en pierreries. A la première vue, ce seigneur reconnut que cette pierre n'était rien moins qu'une escarboucle. — Alors, comme il n'y avait là personne capable d'apprécier la valeur d'un si riche joyau, il s'y prit si adroitement qu'il ne lâcha point le Jacopo sans la lui avoir achetée pour dix écus.

Dès le jour suivant, il quitta Rome; dans la crainte d'être forcé à restitution. >> — Mon gentilhomme m'affirma ensuite qu'on sut que, peu de temps après, l'ambassadeur vénitien, étant allé à Constantinople, avait vendu cent mille écus son escarboucle au Grand Seigneur qui venait de monter


sur le trône. — Voilà tout ce que je sais relativement aux escarboucles.

Maintenant que nous avons dit sur les pierres précieuses et la joaillerie ce qui ressortissait à notre sujet, nous allons consacrer un court chapitre à l'art de nieller.


CHAPITRE II.

De l'art de nieller et de la manière de faire le nielle.

L'an 1515, époque à laquelle je me mis à étudier l'orfèvrerie, l'art de graver les nielles était presque entièrement abandonné, et aujourd'hui, à Florence, il est à peu près tombé tout à fait en oubli parmi nos orfèvres. — Dans ma jeunesse, j'entendais les vieux artistes dire sans cesse combien cet art était charmant et à quel point le Florentin Maso di Finiguerra y avait excellé. Cela me poussa à suivre avec le plus grand soin les traces de ce vaillant maître. —

Je ne me bornai pas à apprendre à graver les nielles, je voulus encore savoir composer moi-même le nielle, afin d'être en état d'opérer plus facilement et en connaissance de cause.

- Parlons donc d'abord de la manière de faire le nielle.

On prend une once d'argent très-fin, deux onces de cuivre soigneusement purifié, et trois onces de plomb également pur et net ; puis on se munit d'un creuset assez grand pour contenir toutes ces matières. On notera qu'il faut commencer par mettre l'once d'argent et les deux onces de cuivre dans le creuset, que l'on placera sur le feu au vent d'un soufflet, et attendre que l'argent et le cuivre soient bien fondus et bien mêlés ensemble, pour y ajouter le plomb. — Après cela, on retire lestement le creuset du feu et on prend avec des pincettes un petit charbon dont on se sert pour bien mêler ensemble les trois métaux. —

Le plomb produisant toujours naturellement un peu de sco-


rie, on aura soin de l'en débarrasser le mieux possible avec le charbon, jusqu'à ce que les trois métaux se soient parfaitement incorporés ensemble et purifiés.-Il faut avoir, toute prête, une petite bouteille de terre grosse comme le poing et à col assez étroit pour qu'un doigt seul puisse y entrer. Après l'avoir à demi remplie de soufre bien pilé, on y jette les métaux liquéfiés, et de suite on la bouche avec un peu de terre glaise et on l'enveloppe dans un grand morceau de toile.

—Il faut agiter continuellement la composition, jusqu'à ce qu'elle soit tout à fait refroidie ; puis on brise le vase pour l'en retirer, et on voit que, par la vertu du sou fre, elle a pris sa couleur noire : on la désigne alors sous le nom de nielle.—On notera que le soufre doit être choisi aussi foncé que possible. — L'action de remuer la bouteille a pour but de mêler autant que possible le nielle; néanmoins celui-ci, en sortant, se trouve encore divisé en maintes particules. — On le remettra dans un creuset et on le fera fondre de nouveau sur un petit feu, en mettant dessus un grain de borax : — on le refondra ainsi jusqu'à deux ou trois fois. Après chaque fonte, on rompra le nielle pour en examiner le grain ; lorsque celui-ci se montrera bien serré, le nielle sera parfait.

Parlons maintenant de la niellure, c'est-à-dire de la manière de fixer le nielle dans les creux gravés sur des plaques d'or et d'argent, et disons tout d'abord que ces deux métaux, les plus nobles entre tous les autres, sont les seuls sur lesquels on nielle. La beauté du nielle consiste à être parfaitement uni et sans aucun petit trou. Pour arriver à ce ré- sultat, il faut faire bouillir la planche gravée dans de l'eau avec une grande quantité de cendres de chêne très-propres.

— C'est ce que les orfèvres appellent faire une cendrée.— Lorsque la planche gravée aura bouilli dans la chaudière avec les cendres pendant un quart d'heure, on la mettra dans un bassin rempli d'eau très-fraîche et très-pure, et on


la frottera soigneusement avec une vergette, jusqu'à ce qu' elle soit dégagée de toute espèce de souillure. On la placera ensuite sur un instrument de fer assez long pour qu'on puisse facilement le manœuvrer sur le feu : cette longueur doit être de trois palmes environ, plus ou moins, suivant la dimension de la planche.—Il faut bien prendre garde que ce fer soit ni trop mince ni trop épais, mais tel que le feu le chauffe également avec la planche, lorsque l'on voudra nieller celle-ci.

Si la planche s'échauffait avant le fer, ou le fer avant la planche, on ferait un mauvais ouvrage. Il est donc trèsimportant de veiller à cela. — Quand on est arrivé à ce point de l'opération, on écrase le nielle, sur l'enclume ou sur un porphyre, en le tenant dans une virole ou dans un tube de cuivre, afin de n'en rien perdre en le broyant.—Il faut le réduire non en poudre, mais en petits morceaux tous égaux et de la grosseur d'un grain de millet ou de panis, ni plus ni moins. — Quand le nielle est ainsi préparé , on le met dans de petits vases vernissés où on le lave avec de l'eau fraîche, jusqu'à ce qu'il soit délivré de la poussière et de tout ce qui a pu altérer sa pureté pendant qu'on le broyait. — Après cela, on l'étend, à l'aide d'une petite palette de laiton ou de cuivre, sur la planche gravée , en lui conservant une épaisseur égale à celle d'une lame de couteau de table ordinaire ; puis on jette dessus un peu de borax bien moulu, mais il faut éviter d'en mettre trop. — On pose ensuite sur des charbons allumés quelques petits morceaux de bois, et quand ceux-ci sont en flammes, on en approche la planche, en lui ménageant adroitement une chaleur modérée, jusqu'à ce que le nielle commence à fondre. Dès qu'on le voit en cet état, il faut se garder de pousser le feu de telle façon que la planche s'embrase et devienne rouge, car alors elle perdrait sa force et s'amollirait au point que le nielle, dont la plus grande partie est composée de plomb, dévorerait les traits


gravés soit sur or, soit sur argent, d'où s'ensuivrait la destruction de tout le travail. On ne saurait donc apporter trop de soin à cette opération. — Mais revenons un peu sur nos pas. — Pendant que la planche est sur le feu, il faut faire chauffer un morceau de fil de fer assez gros, dont un des bouts aura été aplati et avec lequel on frottera le nielle, dès que celui-ci commencera à se liquéfier. Grâce à ce procédé, le nielle, comme de la cire fond ue, s'unira et s'incorporera parfaitement avec les traits de la gravure.

Lorsque le nielle sera froid, on l'amenuisera avec une lime fine, et quand on en aura enlevé une certaine partie sans découvrir tout à fait l'intaille, on mettra la planche sur de la cendre chaude ou mieux encore sur un peu de braise allumée. Dès qu'elle sera assez chaude pour qu'on ne puisse y poser la main, on prendra un brunissoir d'acier, et avec un peu d'huile on brunira le nielle, en appuyant autant que l'œuvre le comportera. — Le seul but de ce brunissage est de boucher certains petits trous qui parfois se produisent en niellant. — Il sera du reste facile de remédier à ce défaut avec de la pratique et de la patience, si l'on se gouverne de la manière que nous venons d'indiquer.

Enfin, pour mener son œuvre à bon terme, l'artiste doit, avec un rasoir, achever de découvrir l'intaille, puis, avec du tripoli, du charbon pilé, un roseau aplati du côté de la moelle et un peu d'eau, frotter la planche, jusqu'à ce qu'elle se montre polie et brillante.

Nous ne nous occuperons pas plus longtemps de l'art de nieller, bien que nous en ayons parlé brièvement et que les difficultés de cet art eussent peut-être exigé que nous fussions plus prolixe. Quand nous nous sommes décidé à écrire ce traité, nous avons pris vis-à-vis de nous-même l'engagement de ne point franchir les limites de la brièveté. Nous allons donc passer à l'art du filigrane, qui est non moins difficile, non moins charmant que celui des nielles.


CHAPITRE 111.

De l'art de travailler le filigrane. — Do la manière de faire la grenaille et la soudure.

Il n'est point sorti de mes mains un grand nombre d'ouvrages de filigrane, cependant je n'ai point été sans en exécuter quelques-uns de très-difficiles. Cet art charmant est tenu en haute estime par les connaisseurs. Comme il exige chez l'artiste qui veut l'exercer une grande habileté pour le dessin des feuillages et des points à jour dont il se compose, nous en parlerons avec soin, bien qu'aujourd'hui il soit peu en usage.

Autrefois on se servait des filigranes pour orner les ferrets d'aiguillettes et les boucles de ceinture; on en faisait de petites croix, des pendeloques, des cassettes, des boutons, des amandes que l'on remplissait de musc, et qui aujourd'hui sont fort à la mode; des couvertures pour les livres d'heures et pour les talismans que l'on porte au cou, des bracelets et mille autres ouvrages aussi ingénieux que charmants.

On saura d'abord que toutes les productions de cet art sortent d'une plaque d'or ou d'argent avec laquelle, lorsque l'on a déterminé la forme que l'on désire, on prépare l'espèce de fil dont on a besoin.—Il y a trois sortes de fils : le gros, le moyen et le fin; on peut même en faire d'une quatrième grosseur.


Avant tout, il faut bien arrêter et mùrement étudier son dessin. - Après cela on s'approvisionnera de grenaille, laquelle se fait tout simplement en fondant l'or ou l'argent que l'on veut grenailler, et, en le jetant ensuite dans un vase rempli de charbon pilé, on obtient ainsi de la grenaille de toutes dimensions. —11 faut aussi se pourvoir de soudure au tiers, ainsi nommée parce qu'elle comporte deux onces d'argent et une once de cuivre rouge. Quelques artistes se servent de soudure de cuivre jaune, mais celle de cuivre rouge est meilleure et offre moins de danger. —

Pendant que nous en sommes sur les soudures, disons qu'il faut les limer avec soin, puis mêler à trois parties de soudure une partie de borax bien pilé et renfermer le tout dans un borasseau. — On se munira en outre de gomme adragant que l'on mettra à tremper dans une petite coupe.

— A ces choses on ajoutera deux paires de molettes solides et un petit ciseau à onglet dans le genre de ceux qu'emploient les menuisiers, mais son manche doit être semblable à celui d'un burin. — On se servira de ce petit ciseau pour couper les fils suivant que besoin sera. —

Enfin, on aura une plaque de cuivre de la grandeur de la paume de la main, raisonnablement épaisse et parfaitement unie pour poser les fils.

Lorsque l'on aura contourné le fil selon sa fantaisie, on l'appliquera avec précaution sur la plaque que l'on veut décorer; puis, à l'aide d'un pinceau doux trempé dans l'eau gommée dont nous avons parlé plus haut, on mouillera successivement les fils et les grenailles grosses et petites. Cette eau gommée maintiendra le travail et l'empêchera de se déranger pendant que l'on disposera un feuillage ou toute autre partie de l'œuvre. — Chaque fois que l'on aura employé l'eau gommée, on aura soin, avant qu'elle ne soit sèche, de la saupoudrer, avec le borasseau, de soudure limée, en quantité exactement suffisante pour fixer


le filigrane ; trop de soudure rendrait le travail grossier.

Ensuite, quand il s'agit de souder la pièce entière, il faut avoir, tout prêt, un petit fourneau semblable à ceux dont on se sert pour émailler. Mais, pour souder le filigrane, on met dans le fourneau moins de feu que pour fondre l'émail. — Après cela, on place le travail sur une petite plaque de fer et on l'approche du feu peu à peu, jusqu'à ce que le borax ait produit l'effet que comporte sa nature; trop de chaleur dérangerait les fils : il est donc indispensable de procéder avec une adresse infinie que la pratique seule peut enseigner.

Dès que le filigrane sera sur le feu, on guettera soigneusement le moment où la soudure commencera à couler, et alors on augmentera discrètement la force du feu en soufflant et en jetant dans le fourneau quelques bûchettes bien sèches ou un peu de gros son : — ce dernier, mis à propos, produira le même effet que le bois.

Quand la soudure sera terminée, si le filigrane est en argent, on le fera bouillir dans le tartre et le sel jusqu'à ce qu'il soit débarrassé du borax, ce qui aura lieu au bout de vingt minutes.-Si le filigrane est en or, on le laissera, pendant un jour et une nuit, dans un bain de fort vinaigre auquel on aura ajouté un peu de sel.

Après cela on pourra commencer à percer quelquesunes de ces rosettes qui donnent tant de charme aux travaux de filigrane, et qui, lorsqu'elles sont disposées et exécutées avec art, sont si admirées des connaisseurs. —

Mais, puisque j'ai parlé de la beauté des jours pratiqués dans les filigranes, je veux (dans le seul but de récréer le lecteur) ne point passer ici sous silence le merveilleux ouvrage de ce genre que j'eus occasion de voir à Paris, l'an 1541, pendant que j'étais au service du magnanime François Ier. — Cette digression, du reste, ne sera point tout à


fait étrangère à notre sujet, comme on le reconnaîtra bientôt.

Or donc, tandis que je travaillais dans cette noble ville (où je demeurai quatre années consécutives, durant lesquelles le roi me combla de faveurs vraiment royales, puisque, sans compter une splendide rémunération de mes œuvres, il me donna un château appelé le Petit-Nesle, et cela soit dit, non que je pense avoir jamais tant mérité, mais pour rendre un juste hommage à ce vaillant prince), Sa Ma- jesté, étant allée un jour entendre vêpres dans la chapelle royale, chargea le grand-connétable de m'apprendre qu'elle désirait me voir après l'office, - Dès que je me fus rendu à cet ordre, le roi me dit qu'il m'avait fait appeler pour me montrer quelques belles choses sur lesquelles il voulait connaître mon opinion, ainsi que sur certains camées antiques grands comme la paume de la main. Lorsque je l'eus satisfait de mon mieux, il me montra une coupe a boire, sans pied, exécutée en filigrane, d'une dimension raisonnable, et ornée de gracieux feuillages qui s'enrou- laient autour de divers compartiments d'un dessin admirable ; mais ce qui la rendait surtout merveilleuse, c'est que les jours ménagés entre les feuillages et les compartiments avaient tous été remplis d'émaux de différentes couleurs : de sorte que, quand on exposait cette coupe à la lumière, tous ces émaux devenaient transparents et produisaient un effet si ravissant, que l'on ne pouvait comprendre comment cette œuvre avait été amenée à une telle perfection. — Le roi m'ayant demandé si je savais de quelle manière cette coupe avait été exécutée, et m'ayant engagé à lui donner des explications minutieuses, je lui répondis que j'allais lui décrire exactement la méthode que l'on avait suivie. — Cette méthode, la voici : Pour exécuter un semblable ouvrage, il faut d'abord fabriquer, avec une feuille de fer mince, une coupe de l'é-


paisseur d'une lame de couteau plus large que la coupe de filigrane. Puis, avec un pinceau, on enduit l'intérieur de la coupe de fer d'un lut que l'on compose avec de la terre, de la bourre et du tripoli parfaitement broyé. Après cela, on prend du fil bien étiré, assez gros pour qu'en l'écrasant avec le marteau sur l'enclume, on en fasse un petit ruban large deux fois comme le dos d'une lame de couteau et mince comme une feuille de papier royal.

On doit avoir soin de l'aplatir bien également. - Ensuite on le recuit vigoureusement afin de le rendre plus facile à manier avec les molettes. — Cela fait, on commence à reproduire avec le fil, dans l'intérieur de la coupe de fer, les divers compartiments de son dessin, en les fixant sur le lut avec de l'eau gommée. — Lorsque l'on a mis en place les premiers compartiments et profils, on exécute les feuillages, en les appliquant successivement d'après le dessin, de la façon que nous avons indiquée.

Quand tout l'ouvrage est arrivé à ce point, il faut avoir tout prêts des émaux de toutes couleurs, bien broyés et bien lavés. — Avant de placer l'émail on pourrait souder le filigrane (de la manière que nous avons décrite plus haut), mais l'émail peut indifféremment être mis en œuvre avant ou après la soudure. — On applique donc les émaux dans les divers compartiments en variant les couleurs, et on les fait fondre sur le fourneau. - On ne les soumet d'abord qu'à un feu modéré, puis on les recharge et on augmente le feu, en regardant toujours s'ils ont besoin d'être rechargés en quelque endroit.-Après cela, on avive le feu autant que le filigrane et les émaux peuvent le supporter et que l'art l'exige. — Cette opération est très-facile, grâce au lut qui empêche les émaux de s'attacher. — On les frotte ensuite, jusqu'à ce qu'ils soient tous unis, avec de l'eau pure et une certaine pierre nomméefrassinelle. —

On emploie encore d'autres pierres pour polir l'ensemble


de l'ouvrage, et. enfin le dernier poliment se fait avec le tripoli et un roseau fendu, ainsi que nous l'avons dit au chapitre des nielles.

Telles furent les explications que je donnai à mon géné- reux roi François Ier. Elles satisfirent le désir qu'il avait de savoir comment sa coupe avait été fabriquée. Je m'étendis sur tous ces détails de l'art, parce qu'il aimait grandement entendre parler sur de semblables sujets. Autrement il eût été peu convenable de fatiguer de si nobles oreilles avec un aussi humble discours, que toutefois je consigne ici, attendu qu'il rentre dans notre sujet, comme je l'ai dit plus haut.

Maintenant nous allons traiter de l'art d'émailler.


CHAPITRE IV.

De l'art d'émailler sur or et sur argent, et de la nature de quelques émaux.

Ainsi que nous l'avons déjà dit, l'art d'émailler a été tellement florissant à Florence, que les orfèvres flamands et français, chez qui il est très-cultivé, n'ont pas peu ajouté à la beauté de leurs œuvres en étudiant les productions de nos artistes ,dans lesquelles ils avaient reconnu la véritable manière de travailler les émaux. - Toutefois, comme cette manière offre de grandes difficultés, quelques-uns d'entre eux cherchèrent une méthode plus facile, dont ils se servirent pour exécuter une infinité d'ouvrages, qui obtinrent les éloges des gens peu experts en cet art.

Mais nous nous occuperons seulement de la véritable manière d'émailler. Disons donc d'abord que l'on doit commencer par préparer une plaque d'or ou d'argent assez épaisse et dans la forme que l'on veut donner à l'émail.

— Cette plaque se fixe sur un stuc composé de poix résine et de briques pilées bien mélangées avec un peu de cire, dont on a soin d'augmenter ou de diminuer la quantité, suivant la saison dans laquelle on se trouve : — en hiver on en met davantage ; en été on en met moins. — Ce stuc s'applique sur une planche grande ou petite, selon la di- mension de l'ouvrage, et la plaque de métal se fixe sur le stuc, après avoir été chauffée.

Après cela, on grave légèrement avec un petit compas


le contour du champ de l'émail, et on surbaisse cette partie de la plaque à une profondeur égale à l' épaisseur que doit avoir l'émail. — Une fois la plaque ainsi préparée, on y dessine soit des figures, soit des feuillages ou des animaux, que l'on grave ensuite avec le burin et des ciselets. — Le travail en bas-relief doit avoir une épaisseur égale à celle de deux feuilles de papier ordinaire, et être soigneusement champlevé avec des outils très-fins, surtout dans les profils. — On saura que les draperies des figures font très-bien lorsqu'elles présentent une multitude de plis. — Il est aussi très-important et très-avantageux de les couvrir de taillades et de fleurs qui rappellent les étoffes damassées; car, outre le charme qu'en acquiert l'ouvrage, l'émail s'en attache plus solidement au métal; - et plus la ciselure sera nette, plus le travail sera beau. - Il faut encore avoir soin de ne se servir ni du ciseau ni du marteau dans l'espoir d'ajouter à la beauté du bas-relief, parce que les émaux s'y appliqueraient mal ou viendraient défectueux. — Pendant que l'on champlève la plaque, il est indispensable de la frotter avec un peu de charbon de saule ou de coudrier, et de la nettoyer avec un peu de salive, afin de détruire les luisants qui empêcheraient de bien voir le travail; — mais, comme cette opération graisse et salit la plaque, il faut, après avoir achevé de la ciseler, la faire bouillir dans une cendrée, ainsi que nous l'avons indiqué pour les nielles.

Avant de décrire la manière d'émailler l'or et l'argent, comme ces métaux exigent des soins différents selon la nature des émaux, (car, par exemple, l'émail rouge transparent ne peut être employé avec l'argent, sur lequel il ne se fixe pas) , nous consacrerons spécialement quelques lignes aux émaux.

Les anciens ont pratiqué l'art d'émailler, mais il résulte de diverses observations qu'ils n'ont point connu l'émail


rouge transparent. - La découverte de cet émail appartient à un orfèvre qui cultivait l'alchimie. - Un jour qu'il cherchait à faire de l'or, il rencontra dans le creuset où il avait fondu ses métaux un morceau de verre rouge qu'il trouva si admirable , qu'il le rangea parmi les autres émaux. — Cet émail est à bon droit regardé par tous les orfèvres comme le plus beau. On le désigne sous le nom d'émail rouge. Il y a une autre espèce d'émail rouge, qui n'est ni transparent ni d'une belle couleur; on l'emploie sur l'argent, ce qui n'a point lieu pour l'autre, ainsi que l'ont démontré de nombreuses expériences. Néanmoins l'émail rouge transparent, trouvé au milieu de métaux précieux pendant que l'on y cherchait l'or, s'allie volontiers avec ce dernier.

On fait des émaux de toutes les couleurs, comme on le verra plus loin ; — mais, pour retourner à l'art d'émailler, disons que l'émaillure n'est autre chose qu'une peinture.

— Il est très-important que les émaux soient bien préparés et parfaitement broyés ; aussi les orfèvres disentils communément : Smalto sottile e niello grosso. — Pour broyer l'émail, on le met avec un peu d'eau pure dans un petit bassin d'acier bien trempé, de forme ronde, grand comme la paume de la main, et on l'écrase avec un marteau d'acier, fait exprès et d'une dimension raisonnable.— Quelques orfèvres avaient coutume de broyer les émaux à sec, sur des pierres de porphyre ou de serpentin, mais on a reconnu qu'il vaut mieux, pour la commodité et la propreté, se servir de la bassine d'acier. — Ces petits mortiers se fabriquent à Milan. — L'expérience a encore démontré qu'une fois l'émail parfaitement broyé, il faut, après avoir fait écouler l'eau, le transporter de suite dans un petit vase de verre, où on le recouvre d'eau-forte et où on le laisse séjourner pendant un demi-quart d'heure. On le lave ensuite dans une petite fiole avec de l'eau claire et


fraîche, afin qu'il arrive à une pureté complète; — l'eauforte le dépouille de toute matière grasse; — l'eau fraîche enlève les parties terreuses. — Quand tous les émaux sont bien lavés, il faut placer chacun d'eux dans un petit vase de verre ou de terre vernissée et avoir soin d'empêcher que l'eau dont on les recouvre ne vienne à s'évaporer, car autrement ils se gâteraient de suite.

Maintenant que l'orfèvre qui désire voir réussir parfaitement ses émaux n'oublie point ceci : — Qu'il prenne un morceau de papier d'une netteté extrême, qu'il le mâche ou qu'il le détrempe dans l'eau, puis qu'il le batte avec un marteau et le nettoie jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucune humidité; — il s'en servira ensuite comme d'une éponge, en en couvrant les émaux disposés sur la plaque : — plus ceux-ci se tiendront secs, plus l'ouvrage sortira beau.

Je ne veux point passer sous silence un autre avis fort important et que voici : — Avant de se mettre à émailler, l'orfèvre doit placer tous les émaux dont il a besoin sur une petite plaque d'or ou d'argent, dans laquelle il aura prati- tiqué, avec un ciselet, autant de petits trous qu'il a d'émaux différents. - Il broiera ensuite une petite partie de chaque émail pour en faire, sur la plaque, un essai qui lui montrera quels sont ceux qui coulent plus ou moins facilement, — car il est nécessaire qu'ils coulent tous d'une manière égale. Si l'un était lent à couler et l'autre prompt, ils se nuiraient réciproquement, et rien n'arriverait à bien.— Pour mettre en œuvre les émaux commodément, les gens du métier se servent d'un outil nommé éventail, qui se compose de cinq ou six feuilles de cuivre mince, de la longueur et de la largeur d'un doigt, percées à l'une de leurs extrémités d'un trou à travers lequel passe une tige de fer fixée dans un morceau de plomb en forme de poire. —

Lorsque l'on veut travailler, on met cette espèce d'éventail en face de soi, on déploie les petites palettes et on


pose sur chacune d'elles ses émaux suivant le besoin.

Une fois ces préparatifs terminés, on peut commencer à émailler le bas-relief, en tenant toujours couverts et à l'abri de la poussière les petits vases dans lesquels on conserve les émaux. — Il faut alors procéder comme le ferait un peintre; car, nous l'avons déjà dit, entre l'émaillure et la peinture l'analogie est grande, les émaux se liquéfiant au feu de même que les couleurs se liquéfient avec l'huile ou l'eau. — On prendra donc les émaux avec une petite palette de cuivre et on les étendra doucement et adroitement sur la ciselure, en distribuant avec goût les couleurs, qui sont très-variées, car il y a des émaux verts, incarnats, rouges, violets, bruns, bleus, gris, capes-de-moine et capes-de-more. Il y en a aussi qui offrent la couleur de l'aigue-marine, qui est très-belle et s'allie parfaitement avec l'or et avec l'argent. Je ne parle ici ni de l'émail blanc ni de l'émail bleu turquin, parce qu'ils ne se placent point parmi les émaux transparents. — La première couche d'émail se désigne sous le nom de première peau ; elle exige beaucoup de soin et d'adresse, car il est très-impor- tant que les diverses couleurs soient nettement posées, comme si l'on peignait en miniature, sans les mêler l'une avec l'autre. — Quand ce travail-sera arrivé à perfection, on tiendra prêt un fourneau rempli de charbons doux bien allumés. — Je parlerai ailleurs des fourneaux, et je montrerai, parmi les différentes sortes qui s'en font, quelle est la meilleure. — On doit proportionner le feu à l'ouvrage que l'on veut lui soumettre. Lorsqu'il sera bien à point, on placera la pièce émaillée sur une plaque de fer d'une dimension qui permette de la saisir avec des pinces, afin de l'approcher de la bouche du fourneau, en l'y tenant assez près pour qu'elle commence à s'échauffer. Quand elle sera bien chaude, on la poussera peu à peu jusqu'au milieu du fourneau, et on aura grand soin, dès que l'émail


commencera à entrer en fusion, de ne pas le laisser couler entièrement et de le retirer lentement du fourneau, afin qu'il ne se refroidisse pas tout d'un coup. - Dès qu'il sera bien froid, on appliquera la seconde couche en procédant comme pour la première ; puis on le remettra dans le fourneau, mais on lui donnera un peu plus de feu, et on l'en retirera de nouveau, lorsqu'il sera arrivé au point que nous avons déjà indiqué. — Si l'on aperçoit que l'émail a besoin d'être chargé en quelques endroits, il faut opérer avec une prudence qu'il est bien difficile d'enseigner, ainsi que nous l'avons noté plus haut. - A chaque couche nouvelle, il faut avoir soin de renouveler les charbons du fourneau, et, quand ils sont bien allumés, on peut avec sécu- rité donner à l'ouvrage un bon feu, tel cependant que le comportent l'émail et l'or. - Lorsque la plaque est retirée du feu, on la refroidit vivement en soufflant dessus avec un petit soufflet. — Toutefois on n'opère de cette façon que pour les pièces où l'on a introduit l'émail rouge, parce qu'il a la propriété, en passant au second feu, non-seulement de fondre comme les autres émaux, mais encore de devenir jaune, et si jaune qu'on ne saurait le distinguer de l'or : — les orfèvres appellent cet effet ouvrir. - Lorsque cet émail est refroidi, on l'expose, à l'aide de pinces, dans le fourneau à un feu très-faible, au contraire du second feu , qui doit être vif, et peu à peu on le voit redevenir rouge. — Dès qu'il a la couleur que l'on désire, il faut le retirer vivement du feu et le refroidir avec le soufflet, car trop de feu lui donnerait tant de couleur qu'il serait presque noir.

Après cela on amincit l'émail avec des pierres frassinelles, jusqu'à ce qu'il soit suffisamment transparent; — on achève de le polir avec le tripoli. — C'est ce qui s'appelle polir à la main. — Il n'y a point de méthode plus sûre et plus belle. —Voici quelle est l'autre manière de


polir : — On découvre et on amincit l'émail avec la pierre frassinelle, puis on le lave avec de l'eau fraîche, jusqu'à ce qu'il soit parfaitement net. Alors on remet la pièce émaillée sur la plaque de fer et on l'introduit peu à peu (afin qu'elle ne prenne pas la chaleur tout d'un coup) dans le fourneau, dont on a renouvelé le charbon, et on on l'y laisse jusqu'à ce que l'on voie tous les émaux entrer en fusion et devenir très-pâles. - Telle est la seconde manière de polir les émaux. Elle exige moins de temps que la première; mais, comme tous les émaux se retirent plus ou moins en refroidissant, l'œuvre vient nécessairement moins parfaite que lorsqu'elle est polie à la main. — On n'oubliera point que les pièces où l'on n'a pas employé l'émail rouge doivent être retirées du fourneau peu à peu et assez lentement pour qu'elles se refroidissent d'elles-mêmes, et non violemment comme cela a lieu quand elles renferment de l'émail rouge.

On a encore coutume d'émailler des pendants d'oreilles et d'autres objets qui ne permettent point de se servir de la pierre frassinelle, parce qu'ils sont souvent enrichis de reliefs représentant, par exemple, des fruits, des feuillages, des mascarons et autres ornements qui se couvrent d'émaux parfaitement broyés et lavés. — Comme il faut beaucoup de temps pour émailler ces petits objets, il arrive souvent que les émaux sèchent et se détachent lorsqu'on les tourne sens dessus dessous. — Pour parer à ce désordre, on choisit des pepins de poire bien sains que l'on met avec un peu d'eau dans un vase de verre, le soir, si l'on veut émailler le lendemain matin. Puis, avant de transporter les émaux de la palette sur la plaque d'or ou d'argent, on humecte chacun d'eux d'une seule goutte de cette eau de pepins de poire ; après quoi on les pose sur la plaque. — Cette eau de pepins forme une certaine colle qui tient de telle façon que les émaux ne peuvent se déta-


cher : aucune autre espèce de colle ne produirait un semblable effet. — Pour le reste, on opère comme nous l'avons indiqué plus haut; — tout objet d'or ou d'argent que l'on veut émaillcr réclame les mêmes moyens et les mêmes soins.

Avant de clore ce chapitre, pour ne point priver des louanges qu'ils méritent les artistes étrangers qui se sont distingués à l'égal de mes compatriotes que j'ai mentionnés au commencement, je consignerai ici le nom du Milanais Caradosso, qui excella dans l'art d'émailler. — Je me borne à le citer maintenant, car bientôt j'aurai une meilleure occasion de parler de ses ouvrages. — Passons donc aux autres arts qui dépendent de l'orfèvrerie, comme, par exemple, la ciselure.


CHAPITRE V.

De l'art de ciseler, d'emboutir, de sonder, de polir, de matir, de brunir, de graffier et de colorier les ouvrages d'or et d'argent.

Tout ce que les orfèvres appellent menue bijouterie s'exécute avec le ciseau. — Les menues bijouteries sont les anneaux, les pendants, les bracelets et certaines médailles repoussées en or très-mince, que l'on porte sur les barettes ou les chapeaux, et qui représentent des figurines en bas-relief, en demi-relief ou en ronde-bosse.

De tous les orfèvres que j'ai connus, aucun, à mon avis, n'a surpassé dans cet art les nombreux et admirables travaux exécutés du temps de Léon X, d'Adrien VI et de Clément VII, par le Milanais Caradosso, dont nous avons fait mention tout à l' heure. — Ce vaillant artiste, sans parler de son talent, était doué d'une bonté et d'une amabilité singulières; mais, comme il apportait à ses ouvrages une application et un soin extrêmes, il ne les terminait jamais aussi vite que l'auraient désiré les amateurs qui les lui commandaient, d'autant plus qu'amoureux de son art et désireux de gloire, il savait qu'il est difficile d'arriver à la perfection en exécutant avec rapidité un grand nombre d'ouvrages. - C'est à cette consciencieuse et louable lenteur qu'il dut son surnom de Caradosso. Voici comment : Un jour, un seigneur espagnol, ennuyé de ce qu'il lui faisait attendre depuis longtemps une médaille, l'envoya


chercher et lui dit en colère : (i i Señor cara de OSO) porqlC no me acabais mi medalla (1) ? » — Ce nom de Cara de oso, répété plusieurs fois par l'Espagnol, resta gravé dans la mémoire de notre artiste, qui, de retour dans sa boutique, après avoir raconté à ses garçons ce qui s'était passé, voulut par plaisanterie qu'ils ne l'appelassent plus désormais que Caradosso (2). Mais, lorsque plus tard on lui eut donné l'explication de ce surnom, qui cadrait parfaitement avec son visage d'Esope, il entrait en fureur si on ne l'appelait pas par son vrai nom (3).

Maintenant abandonnons cette digression et retournons à notre sujet en disant qu'il y a deux manières de ciseler, l'une difficile, l'autre plus facile. Notre intention est de parler de toutes les deux, mais nous commencerons par la première, qui est celle que suivait Caradosso.

Cet ingénieux artiste avait coutume de faire d'abord, exactement dans la dimension de l'ouvrage qu'il voulait exécuter, un petit modèle en cire, soigneusement étudié, qu'il jetait en bronze, après en avoir rempli les creux avec de la terre. Il préparait ensuite une plaque d'or un peu plus épaisse au milieu que sur les bords, mais pas assez cependant pour qu'il ne pût facilement la plier à son gré.

— Cette plaque était de deux lignes environ plus grande que le modèle. — Après l'avoir recuite et un peu relevée en bosse, il la plaçait sur son modèle de bronze, dont il lui faisait peu à peu prendre la forme, à l'aide de ciselets en racine de bouleau ou de cornouiller. — Comme il est très-important que l'or ne se rompe pas, il le frappait adroitement au droit et au revers, avec des ciseaux tantôt de bois, tantôt de fer, en ayant toujours soin de le répartir également; — car il serait difficile de mener à bien un

(1) Ce qui signifie: Maître Face d'Ours, pourquoi n'achevez-vous point ma médaille ?

(2) Cavadosso par corruption de cara de oso.

(3) Ambrogio Foppa. Voyez la note relative à ce maître, t. I, livre I, chap. V.


ouvrage de ce genre, si on laissait à la plaque plus d'épaisseur dans un endroit que dans un autre. — Chez Caradosso, ces soins étaient exquis ; — de ma vie je n'ai connu personne répartissant les plaques d'or mieux et plus également que lui. — Lorsqu'il avait donné à sa médaille le relief qu'il désirait, il se mettait à resserrer soigneusement l'or entre les jambes, sous les bras et derrière les têtes des figurines de sa médaille. Après avoir réuni les parties de l'or de façon qu'elles se touchassent étroitement, il tranchait sous les jam bes, les bras et les autres membres de ses figurines qui devaient se détacher du champ, tout l'excédant du métal, n'en réservant que ce qui lui était nécessaire pour superposer les jointures. — Il employait pour ces ouvrages de l'or excellent, à vingt-deux carats au moins : — trop près de vingt-trois carats, l'or serait un peu doux à travailler ; s'il avait moins de vingt-deux carats et demi, il serait un peu dur et difficile à souder.

Lorsque Caradosso avait conduit son travail au point où nous l'avons laissé, il commençait à le souder à chaud, ce qui s'exécute de la manière suivante : On prend, gros comme une noix dépouillée de son brou, du vert-de-gris sur un pain vierge, car il faut qu'il n'ait jamais servi à autre chose, et on le mêle à un sixième de sel ammoniaque et à autant de borax. Quand ces trois ingrédients ont été bien broyés ensemble, on les détrempe avec un peu d'eau pure dans une écuelle vernissée. —

Lorsque ce mélange était devenu liquide comme les couleurs avec lesquelles on peint, Caradosso, à l'aide d'un brin de paille, en étendait une couche assez épaisse sur les jointures des bras et des autres membres des figurines de sa médaille, puis, avec son borasseau, il jetait dessus un peu de borax parfaitement pulvérisé. — Il allumait ensuite un feu de charbons neufs sur lequel il plaçait sa médaille, en ayant soin de diriger vers la partie qu'il vou-


lait souder les extrémités des charbons, parce qu'il s'en dégage un peu d'air. — Après cela, il disposait quelques charbons en guise de gril, par-dessus sa médaille, mais de façon néanmoins qu'ils ne la touchassent point. — Quand son or était devenu de la couleur du feu, il rabattait avec un petit soufflet les flammes sur son travail. Cette opération réclame beaucoup d'adresse et de soin ; car, si l'on soufflait trop fortement, les flammes s'ouvriraient, s'élanceraient au dehors et pourraient gâter tout l'ouvrage: aussi, dès que Caradosso commençait à voir briller et bouger la première peau de l'or, s'empressait-il de l'asperger avec une petite brosse imbibée d'eau. De cette façon, sa médaille s'emboutissait parfaitement sans apparence de soudure.

Lorsque le travail avait été ainsi une première fois soudé à chaud, ou, pour mieux dire, embouti (car cette opération est moins une soudure qu'une réduction en une seule pièce produite par la vertu du vert-de-gris qui, mêlé au sel ammoniaque et au borax, attaque seulement la superficie de l'or, de sorte que, grâce à la fusion d'une simple pellicule, ce métal s'emboutit également et forme un seul morceau), Caradosso le laissait pendant une nuit entière dans du vinaigre blanc, très-fort et légèrement salé, où le lendemain il le retrouvait débarrassé du borax. — Alors, pour ciseler sa médaille, il couvrait son revers d'un stuc que l'on compose avec de la poix résine et un peu de cire jaune et de brique pilée. Ce stuc est le seul dont on se serve pour remplir les médailles et les ouvrages du même genre que l'on veut ciseler. — Quand tous ces préparatifs étaient achevés, Caradosso procédait à la ciselure, après avoir, bien entendu, préparé ses ciseaux, qui allaient toujours en diminuant depuis le plus gros jusqu'au plus petit.

— Ces ciseaux n'ont point de taillant, car ils doivent servir à refouler le métal et non à le trancher. — Mais je ne m'arrêterai pas davantage sur des choses aussi connues ;


je me contenterai d'avertir le lecteur que les petits trous ou crevasses qui se manifestent toujours dans le métal, pendant qu'on le travaille, doivent se souder ou s'emboutir, non avec le mélange de vert-de-gris, de sel ammoniaque et de borax dont nous avons parlé plus haut, mais avec une soudure que les orfèvres appellent alliage et que l'on compose ainsi : — on prend six carats d'or fin, auquel, après l'avoir fait fondre, on ajoute un carat et demi de cuivre et d'argent fin. — C'est donc avec cet alliage qu'il faut souder les trous et les déchirures. — Chaque fois que l'on veut souder, il est nécessaire d'étendre sur les endroits précédemment réparés une légère couche de cet alliage, afin que la nouvelle soudure ne fasse point couler les anciennes. — Après chacune de ces opérations, on met l'ouvrage sur le stuc et on le recisèle soigneusement et patiemment jusqu'à ce qu'il soit arrivé à perfection.

Telle est la méthode que suivait Caradosso pour ciseler, et je confesse librement l'avoir apprise de lui; loin de m'en défendre, je lui en serai toujours obligé et reconnaissant, et jamais je ne cesserai de lui en rendre des grâces infinies ; car il n'y a aucun vice plus odieux que l'ingratitude, et pour rien au monde je ne voudrais ressembler à ces gens qui n'ont pas plutôt reçu un bienfait, qu'ils cherchent à outrager ou à décrier leur bienfaiteur, au lieu de lui témoigner leur gratitude. — Si donc je veux maintenant enseigner une autre manière de ciseler plus facile et des procédés qui me sont particuliers et que ne pratiquait point Caradosso, il faudra bien se garder d'en inférer que mon intention soit d'obscurcir en rien sa renommée, car, je le répète, je lui suis redevable de ce que j'ai appris, et il est moins difficile de modifier et de perfectionner une chose que de la créer.

Je dirai donc qu'une fois le modèle en cire terminé, la composition de la médaille bien arrêtée, et la plaque d'or


préparée comme nous l'avons indiqué plus haut, c'est-àdire un peu plus épaisse sur les bords qu'au milieu, il faut commencer, en attaquant tout doucement le revers avec les gros ciseaux, à faire une légère ébauche en relief d'après le modèle. — De cette façon, on n'aura point besoin d'avoir recours au bronze, comme Caradosso, et le relief se trouvera fort avancé en moins de temps qu'il n'en aurait fallu seulement pour jeter en bronze la médaille. —

En outre, on ne sera plus forcé, chaque fois que l'on recuira la médaille, de la polir avec de la poudre de verre, pour enlever les salissures et les mauvaises fumées que le bronze communique à l'or. — En opérant ainsi, l'artiste s'épargnera donc ces ennuis et pourra de suite recuire son travail, sans jamais être obligé de le polir. — Mais il me vient en mémoire quelques travaux que j'ai menés à fin de cette manière; les passer sous silence serait me manquer à moi-même, sans compter qu'une brève description de la méthode que je suivis pour les exécuter démontrera, je pense, avec plus de clarté, au lecteur, ce que je veux lui prouver.

Je fis pour Girolamo Marretta, gentilhomme siennois, une médaille d'or sur laquelle je représentai Hercule déchirant la gueule d'un lion. Ces figurines étaient en ronde- bosse, et s'enlevaient tellement sur le champ de la médaille, qu'à peine si l'on voyait le point où les têtes y touchaient, tant les attaches étaient petites. — J'exécutai ce travail, sans faire un modèle en bronze, et uniquement en observant la méthode que j'ai décrite, c'est-à-dire en frappant tantôt au droit, tantôt au revers de la médaille, jusqu'à son complet achèvement, avec une patience et une application telles (et ceci je le dis avec un immense orgueil), que le divin Michel-Ange Buonarroti, pour voir mon œuvre, daigna venir jusque dans mon atelier, comme le savent plusieurs artistes distingués qui s'y trouvaient. —


Cela eut lieu à Florence l'an 1528. — Ayant toujours eu plus à cœur d'être que de paraître, je ne veux point faire marchandise des éloges de cet homme merveilleux, comme maints artistes d'une vanité effrénée qui ne parlent jamais sans citer les opinions qu'il aurait émises sur leurs ouvrages ; cependant je ne puis me dispenser de relater ici les propres paroles qu'il m'adressa, après avoir curieusement examiné les contours, les muscles et les attitudes de mes figurines : — « Si ce petit ouvrage, dit-il, si soigneusement et si admirablement terminé, eût été exécuté en marbre ou en bronze sur une grande échelle, ce serait en vérité une chose merveilleuse ; — je ne crois pas que les orfèvres de l'antiquité aient jamais rien produit de plus parfait. » — Ces paroles me remplirent d'une telle ardeur, que je me disposai à entreprendre de grandes figures, d'autant plus que l'on me rapporta que Michel-Ange avait laissé entendre que l'on pouvait conduire un petit ouvrage à ce degré de perfection, sans pour cela être capable de l'exécuter de même en grand. — Alors, moi, non pour -m'inscrire contre l'opinion d'un tel homme, mais pour vaincre par l'étude et la pratique les obstacles qui auraient pu m'empêcher de suivre la bonne et véritable manière que l'on recherche dans les travaux d'art, je me mis à faire de grands ouvrages en marbre et en bronze, comme je le dirai en son lieu.

Mais, pour revenir à notre sujet, Federigo Ginori, grand amateur des arts, ayant vu la médaille de l'Hercule, désira que je lui en fisse une représentant Atlas soutenant le ciel sur ses épaules. Ce jeune gentilhomme, qui était doué d'un esprit vraiment distingué, ayant placé son amour chez une dame de très-haut rang, voulut ainsi rendre sa pensée, qu'il acheva d'exprimer par cette devise : SVMMA TVLISSE JVVAT. - Je le compris, et je ne négligeai rien pour répondre à ses désirs.


Je fis d'abord un petit modèle soigneusement étudié, puis j'imaginai de poser la médaille sur un champ de lapis-lazuli et de représenter le ciel qu'Atlas portait sur ses épaules par un globe de cristal , sur lequel je gravai le zodiaque et diverses images célestes. — Après cela, je préparai une plaque d'or, et peu à peu je repoussai avec patience la figurine de l'Atlas, en tirant du champ, avec un marteau, sur une petite enclume ronde, l'or que je conduisis dans les bras et les jambes de la figurine, pour la maintenir partout d'une égale épaisseur. — Je la terminai ainsi presque entièrement. — Cette manière de travailler s'appelle repousser en bosse; en effet, sous cette figurine il n'y avait point de champ, comme lorsque l'on met l'ouvrage en poix, ou, autrement dit, en stuc. — Lorsque je l'eus amenée à ce point, je la remplis de stuc ou de poix et je l'achevai avec le ciseau. Ensuite je la détachai peu à peu de son champ d'or. - Il est très-difficile de démontrer cette opération avec des paroles, néanmoins je vais tâcher de l'expliquer le mieux possible. — Nous avons dit de quelle manière on emboutit les bras et les jambes des figurines lorsqu'on veut les laisser attachées au champ d'or de la médaille; mais, dans la nouvelle méthode, comme on doit les séparer du champ, il faut que l'artiste repousse peu à peu la plaque d'or sur l'enclume, tant avec la panne d'un petit marteau qu'avec la main ou le ciseau, jusqu'à ce qu'il détache la figure en saillie sur le champ. Si au contraire la figure doit rester attachée au champ d'or, il faut se garder de lui donner de la saillie et veiller à ce que le champ soit toujours de niveau, tandis que dans la nouvelle méthode que nous enseignons, comme on n'a point à le conserver, on peut le faire saillir et le tordre partout où bon semble. — Lorsque l'on voit qu'il reste assez d'or pour opérer la jointure du dos de la figurine, on la détache du champ, on rapproche doucement les parties du métal des-


tinées à former le dos, on les soude et on donne la dernière main à l'œuvre sans la remettre dans le stuc; car, si l'artiste a sagement opéré, son travail ne doit offrir aucune ouverture par laquelle le stuc puisse entrer. C'est de cette façon que je conduisis à fin mon Atlas. Deux petites attaches d'or, soudées aux en droits de la figure qui devaient toucher le lapis-lazuli, que j'avais choisi pour champ à ma médaille, me servirent à les fixer solidement. — Le globe de cristal sur lequel, comme je l'ai dit plus haut, j'avais gravé, pour représenter le ciel, un zodiaque et d'autres images célestes, reposait sur les épaules d'Atlas, qui, de plus, le soutenait avec ses mains. - Enfin, quand j'eus terminé cette médaille en l'entourant d'un cercle d'or couvert de feuillages, de fleurs, de fruits et d'autres ornements, je la livrai à Federigo Ginori, qui s'en montra très-satisfait. A peu de temps de là, ce gentilhomme mourut dans un âge peu avancé. Il légua sa médaille à l'excellent poète Luigi Alamanni, son intime ami. — Après le siège de Florence, Luigi Alamanni, étant allé en France au service de François Ier, la jugea digne d'être offerte à un si grand prince. Elle plut tellement à Sa Majesté, qu'elle daigna demander à Luigi le nom de son auteur et, bientôt après, m'appeler à son service.

Le bouton d'or, de forme circulaire, que je fis pour la chape du pape Clément VII, appartenant à ce même genre de travaux, je vais décrire en partie la méthode que je suivis pour l'exécuter. — Ce bouton ayant un palme en tous sens, présentait par cette dimension d'immenses difficultés, car, dans les petits ouvrages, la matière obéit mieux à la main, et ces difficultés étaient d'autant plus grandes que j'étais obligé d'enchâsser dans les compartiments du bouton des pierreries, entre autres, un énorme diamant, qui avait été acheté trente-six mille écus. — Sur cette noble pierre je plaçai, dans une majestueuse attitude,


Dieu le Père, assis et donnant sa bénédiction. — La tète et les bras étaient en ronde-bosse, le reste du corps tenait au champ du bouton. — A l'entour du Père Éternel, je distribuai plusieurs groupes de petits anges, dont les uns sortaient des plis de son manteau, et dont les autres se jouaient parmi les pierreries qui ornaient le bouton. —

Quelques-uns de ces petits anges étaient en ronde-bosse et les autres en demi-relief et en bas-relief, suivant que je voulais les figurer plus ou moins loin, conformément aux règles du dessin et de la perspective.

Lorsque j'eus fait un modèle exactement de la grandeur de l'œuvre projetée, je préparai une plaque d'or d'un doigt plus large tout autour que ne devait être le bouton, et je la relevai au centre, en la battant sur une petite enclume avec la panne de petits marteaux. Je lui donnai ainsi un relief vigoureux, que je diminuai au besoin avec les ciselets, en frappant au droit et au revers, jusqu'à ce que la figure principale, qui était Dieu le Père, eut commencé à prendre une forme convenable. — C'est ainsi qu'en me servant tantôt d'une sorte de ciseau, tantôt d'une autre, et qu'en travaillant avec patience et amour, je rendis peu à peu la plaque d'or obéissante, si bien qu'au bout de quelques jours je terminai mon Dieu le Père presque tout en ronde-bosse.

Pendant ce temps, certains envieux dirent à des familiers du pape que je ne me tirerais pas avec honneur de ce travail, parce que je suivais pour l'exécuter une méthode qui ne ressemblait en rien à celle de Caradosso, et qui était plus dangereuse et moins belle. — En un mot, ils se remuèrent si bien, que le pape m'envoya chercher, Il me de- manda avec douceur si, depuis que je lui avais apporté mon modèle en cire, j'avais fait quelque autre chose. — Je lui montrai aussitôt ce que j'avais fait. — Il en fut si enchanté que, se tournant vers son entourage, composé peut-


être des mêmes seigneurs qui avaient voulu me rendre un mauvais office, il s'écria que j'avais grandement surpassé le modèle que je lui avais présenté. — Sa Sainteté m'ayant ensuite demandé comment je m'y prendrais pour repousser les petits anges, sans gâter ce que j'avais déjà fait, je lui répondis que j'emploierais des procédés pareils à ceux dont je m'étais servi pour repousser Dieu le Père, c'est-à-dire que peu à peu je relèverais la plaque d'or en l'attaquant, avec les ciselets, au droit et au revers, jusqu'à ce que j'eusse distribué l'or dans les endroits qui en auraient besoin. — « Quelques petits anges, ajoutai-je, étant d'un très-grand relief, il faut que je les amène tous à la hauteur voulue, ainsi que je l'ai fait pour Dieu le Père ; quant aux autres d'un moindre relief, ils sont loin de présenter les mêmes difficultés. Le moins facile, dans de semblables ouvrages, est de maintenir l'or partout d'une égale épaisseur. »

Lorsque j'eus ainsi parlé, le pape voulut savoir pourquoi je n'adoptais pas la méthode de Caradosso. - « Cet artiste, répondis-je, avant d'arriver au repoussé, fait un modèle en bronze, ce qui exige plus de temps et offre plus de difficultés. Si j'opérais de cette façon, je serais obligé de rapièceter et de resouder sans cesse mon ouvrage, et de l'exposer à tous les dangers que présente le feu pendant la soudure. — Grâce à mon procédé, j'évite tous ces inconvénients, et ma besogne marche avec plus de facilité et de promptitude. » — Ces explications ayant satisfait Sa Sainteté, je retournai à mon travail, et je me mis à relever avec les ciselets, sans avoir aucune déchirure à souder, les petits anges, qui étaient au nombre de quinze.

Lorsq ue j'eus amené l'or derrière les têtes, les bras et les jambes de ces figurines, je les enlevai du champ, que je rejoignis en le tenant séparé des parties que j'en avais détachées. Après cela je commençai à souder suivant la ma-


nière que j'ai déjà indiquée, c'est-à-dire en abaissant la soudure d'alliage. — Quand un orfèvre expérimenté exé- cute des pièces de cette dimension, il doit avoir soin de les mettre au feu le moins possible, afin d'éviter de les charger de soudure, surtout si elles doivent être émaillées, car la soudure empêche les émaux de réussir. — C'est pourquoi je m'arrangeai pour souder à la fois toutes les déchirures du métal et toutes les parties des figurines que j'avais jointes ensemble, c'est-à-dire les bras, les jambes et les têtes : — quatre feux me suffirent pour opérer toutes ces soudures. — Je les nettoyai ensuite soigneusement, surtout celles du champ ; — et, dès que je vis celui-ci bien net et partout d'une épaisseur égale, je mis mon ouvrage en poix ou en stuc, pour continuer à le travailler avec les ciselets.

Le champ du bouton était occupé par de petits anges nonseulement en haut et en bas-relief, comme je l'ai déjà dit, mais encore en simple profil. Je les esquissai tous avec des ciseaux assez gros. - Je retirai ensuite mon travail du stuc, et, après l'avoir bien recuit, je l'y replaçai, le revers en l'air, c'est-à-dire en cachant les figurines dans le stuc, lequel j'avais fait un peu plus tendre que le premier. Puis je commençai à repousser avec les ciselets les petits anges plus ou moins vigoureusement, suivant le relief qu'ils devaient avoir. — Après cela, j'enlevai le stuc tendre, et je remis mon ouvrage du côté du revers dans un stuc plus dur, où je m'occupai de le terminer avec les ciselets.

J'ai dit que ce bouton devait être enrichi d'un assez grand nombre de pierreries. En conséquence, je lui fis un fond que je eouvris de coquillages, de mascarons et de di-

vers ornements que j'imaginai pour embellir mon œuvre.

Ce fond était muni d'un crochet destiné à l'agrafer à la chape papale, et il adhérait au bouton à l'aide de vis qui le maintenaient fortement, sans laisser voir comment il avait été attaché. J'émaillai ensuite plusieurs parties de ce


bouton, et principalement la bordure dont il était entouré.

- Enfin je lui donnai la dernière manière de la manière suivante : Pour faire disparaître les traces laissées par les ciselets, les burins et les limes sur les nus des figurines et obtenir ce poli qui ajoute tant de charme à ces sortes d'ouvrages, je me servis de quatre ou cinq pointes de pierre taillées en forme de ciselet et de grosseurs différentes. — Ces pierres, que l'on nomme frassinelles, s'emploient avec un peu de ponce pulvérisée, et on polit avec leurs pointes les nus des figurines.

Pour terminer les draperies, on prend ordinairement un fer très-fin trempé à toute trempe, que l'on brise en deux morceaux. — Les parties rompues montrent un grain trèsserré, que l'on imprime sur les draperies, en frappant sur le fer avec un petit marteau du poids de deux écùs au plus. — C'est ce que les orfèvres appellent matir. — Si l'on veut figurer des étoffes plus épaisses, on les frappe avec un petit fer pointu, sans le rompre comme celui à mater.

— Cela s'appelle greneler. — Pour indiquer les champs, on prend une petite échoppe bien fine et bien aiguisée avec laquelle on les égratigne en travers. — Autrement ils ne paraîtraient pas bien. — Cela s'appelle sgraffier.

Lorsque l'on a exécuté ces diverses opérations, on met l'ouvrage dans une terrine vernissée et bien propre, et on le couvre avec de l'urine d'enfant et non d' homme, parce que celle-ci est moins chaude et moins pure que la première.

Après cela il faut colorier.- La couleur se fait avec du vert-de-gris et du sel ammoniaque que l'on prend en parties égales, et auxquels on mêle un vingtième de salpêtre très-pur semblable à celui dont on se sert pour fabriquer la poudre. On broie le tout ensem ble, non sur du fer ou du bronze, mais sur du porphyre ou même


sur toute autre pierre dure, bien que le porphyre soit préférable. — Lorsque ces matières sont bien pulvérisées, on les met dans une terrine vernissée, et avec du vinaigre blanc on les détrempe de manière à former une composition ni trop liquide ni trop ferme, dont on étend bien également sur tout l'ouvrage une couche de l'épaisseur d'une lame de couteau, à l'aide d'un pinceau de soies de porc. —

Quand la pièce est ainsi enduite, on la met sur un lit de charbons à moitié consumés, que l'on aplanit avec les pinces, dont on se sert ensuite pour promener quelques petits charbons bien allumés sur les endroits où le vert-de-gris est trop épais; car il faut qu'il brûle partout également, attendu qu'en le faisant brûler on obtient un tout autre résultat qu'en le faisant simplement sécher. Dans ce dernier cas, l'ouvrage ne prendrait pas une bonne couleur, et, de plus, il serait difticile de le nettoyer avec la brosse. — Lorsque presque tout le vert-de-gris a également brûlé, on retire immédiatement la pièce du feu, on la met sur une pierre ou sur un morceau de bois, et on la recouvre d'un bassin bien propre, sous lequel on la laisse jusqu'à ce qu'elle soit complètement refroidie. - Après cela, on la transporte dans un autre bassin vernissé que l'on remplit d'urine d'enfant, et où on la nettoie avec une brosse de soies de porc. — Ces précautions sont nécessaires si la pièce est ornée d'émaux; mais, si elle n'est pas émaillée, on peut, dès que le vert-de-gris aura brûlé, la plonger dans l'urine et la nettoyer, sans attendre qu'elle soit refroidie.

Tels furent les soins que je pris pour exécuter ce bouton de chape; et, lorsque je fus arrivé à mettre en place les pierreries, je les fixai au fond avec des crampons et des vis aussi solidement que si. elles eussent été soudées.

Il me semble encore bon d'avertir ici l'orfèvre que, s'il doit enrichir de pierreries grandes ou petites des ouvrages de ce genre, il faut qu'il s'applique à les mettre en bar-


monie avec sa composition. — Trop souvent les orfèvres accolent sans le moindre goût une énorme pierre à une petite figure, et croient que la dimension de la pierre suffit pour les excuser, comme cela arriva au sujet de ce bouton de chape. — Le pape ayant voulu qu'on y représentât Dieu le Père, plusieurs orfèvres posèrent dans leurs modèles le gros diamant juste au milieu de la poitrine de leur figurine; et, comme ils n'avaient pu faire celle-ci assez grande pour qu'elle se trouvât en proportion avec la pierre, rien n'était plus disgracieux. — Ce défaut n'échappa point au pape. — Après avoir examiné plusieurs modèles, il dit aux artistes qui les avaient apportés qu'il aurait désiré voir ce diamant agencé d'une autre façon. Pendant que ceux-ci lui répondirent que c'eût été une chose fort difficile, il me fit sigue de m'avancer et de lui montrer mon modèle. Dès qu'il eut vu que je m'étais servi du diamant comme d'un escabeau pour asseoir Dieu le Père, il fut si enchanté de cette invention et de l'ensemble de mon modèle, qu'il m'adjugea immédiatement l'exécution de ce travail. — D'où je conclus que tout orfèvre, qui a de semblables joyaux à monter , doit s'attacher à distribuer ses pierreries avec goût et avec art.

On tire encore un magnifique parti des plaques d'or en en faisant des figurines hautes d'une demi-brasse ou d'une moindre dimension, si l'on veut. Ainsi que nous l'avons pratiqué jusqu'à présent, nous aurons recours aux exemples pour expliquer les procédés que l'on suit pour exécuter ce genre d'ouvrage.

A l'époque où je travaillais à Rome, presque tous les cardinaux avaient la pieuse coutume d'orner leurs cabinets d'étude d'une image du divin Sauveur, crucifié, haute d'un peu plus d'un palme. — Les premiers de ces crucifix furent exécutés en or avec beaucoup d'habileté par Caradosso ; on les lui payait cent écus d'or.


Nous parlerons d'abord des procédés employés par Caradosso, puis de ceux dont je me suis servi et que je considère comme plus faciles et plus certains par des raisons que j'exposerai plus loin.

Caradosso commençait par faire en cire un Christ, dont les jambes étaient écartées l'une de l'autre, et non superposées comme dans la plupart des crucifix. — Il lui donnait exactement la dimension que devait avoir la figurine d'or; — puis il le jetait en bronze. — Il prenait ensuite une plaque d'or, de forme triangulaire et de deux doigts plus large que le modèle, et il en couvrait son crucifix de bronze, sur lequel il la frappait avec de petits marteaux assez longs, jusqu'à ce qu'elle en eût pris la forme un peu plus qu'en demi-relief. - Alors, avec les ciselets et le marteau, il l'attaquait avec précaution de l'un et de l'autre côté, et ne s'arrêtait que quand il avait ob- tenu un relief suffisant. - Après cela, à l'aide des mêmes outils, il forçait les marges d'or qui entouraient son relief à se replier derrière la tête, le torse, les bras et les jambes de sa figure. Lorsque celle-ci était arrivée à ce point, il la remplissait de stuc, et il recherchait de nouveau avec amour tous les muscles particuliers de chaque membre. — Il assemblait ensuite et soudait solidement son or, en laissant dans le dos, près des épaules, une ouverture qui lui permît de retirer le stuc.— Enfin il reprenait les ciselets, et, lorsqu'il était sur le point de donner la dernière façon à sa figurine, il lui superposait les jambes avec une adresse extrême.

Telle est la méthode que suivait Caradosso ; — la mienne eu diffère seulement en ce que je ne puis approuver que, dans de semblables ouvrages, on emploie le bronze, attendu que ce métal est ennemi de l'or, le fait rompre et sou lève d'énormes difficultés.—Quant à moi, sans jeter en bronze mes modèles, comptant sur la pratique et la sûreté


que donne une longue étude de l'art, j'ai constamment exécuté ces travaux au moyen de ciselets et de diverses petites enclumes appelées bigornes par les orfèvres. — De cette façon je menais ma besogne bien plus rapidement, et je n'avais point à combattre les fumées du bronze, qui tachent l'or, ainsi que je l'ai déjà dit. — Pour le reste, je ne changeais rien à la méthode de Caradosso.

Maintenant, afin de prouver au lecteur que je n'ai point mendié ces procédés à d'autres artistes et que je les dois uniquement à mes expériences et à mon travail, je vais consacrer quelques lignes à un ouvrage que j'exécutai pour le roi François Ier, et qui, au moins par son importance, n'est point indigne de la mention que je veux en faire ici.

C'était une salière en or, de forme ovale, lobgue de deux tiers de brasse. Sur un socle de quatre doigts d'épaisseur j'avais placé Neptune, dieu de la mer, et Bérécynthe, déesse de la terre. - Neptune, entouré des flots de la mer, était assis triomphalement sur une coquille tirée par quatre chevaux marins. De la main gauche il tenait son trident, et de la droite il s'appuyait sur une barque destinée A recevoir le sel. — Divers poissons jouaient dans les ondes autour de cette barque, sur laquelle j'avais ciselé des batailles de monstres marins.— Le Neptune, haut de plus d'une demi-brasse, était fait en ronde-bosse dans une plaque d'or repoussée au ciseau et au marteau, commue nous l'avons expliqué plus haut. — A l'autre bout de la salière, sur le rivage, une femme, de même dimension et pareillement en ronde-bosse et en or, représentait la terre. —

Ses jambes, qui se rencontraient avec celles de Neptune, étaient l'une étendue et l'autre repliée, par allusion aux montagnes et aux plaines. — Elle tenait de la main gauche un petit temple d'ordre ionique splendidement décoré, qui servait à renfermer le poivre, et 'de la main droite une


corne d'abondance remplie de ses plus riches productions.

— Le rivage sur lequel elle reposait était émaillé de fleurs et de feuillages, au milieu desquels différents petits animaux se livraient de joyeux combats. — Ainsi, la Terre et la Mer étaient l'une et l'autre environnées des animaux et des produits qui leur sont propres. — Outre cela, j'avais ménagé dans l'épaisseur du socle ovale huit petites niches, dont les quatre premières renfermaient le Printemps, l'Eté, l'Automne et l'Hiver; et les autres l'Aurore, le Jour, le Crépuscule et la Nuit. — Les arêtes des niches et quelques autres parties du socle étaient bordées de filets d'ébène, qui faisaient admirablement ressortir les figurines. —

Enfin je posai cette salière sur quatre petites boules d'ivoire qui, tournant dans le socle où elles étaient à moitié cachées, permettaient de conduire aisément la machine en avant et en arrière. — Les fruits, les fleurs, les feuillages, les troncs d'arbre et les ondes de la mer étaient émaillés suivant toutes les exigences de l'art.

Lorsque j'eus achevé ce travail et arrêté le jour où je voulais le présenter au roi, il m'arriva une petite aventure dont le récit clora ce chapitre, et servira à montrer aux gens de mérite qu'ils ne doivent point redouter les manœu- vres des envieux et des méchants.

Certain monsignore, dont je veux taire le nom, jaloux, je ne sais pourquoi, de mes succès et de ma réputation, essaya par une lâche machination d'occuper les yeux du roi, de façon à l'empêcher d'examiner le fruit de mes fatigues ; — tant les âmes viles ont de méchanceté ! — La veille du jour où je devais porter mon travail au roi, ce malin vieillard, qui était instruit de tout, me montra certaines figurines antiques de bronze, véritablement belles.

Il m'en demanda mon avis, et je lui répondis en les louant et en les vantant hautement, comme elles le méritaient.

J'ajoutai même que je les lui achèterais volontiers une


certaine somme d'argent dont le chiffre m'échappe en ce moment. Quoi qu'il en soit, il sembla me quitter satisfait.

— Le lendemain, au moment où je présentai ma salière au roi, feignant de se trouver là par hasard, comme il l'avait comploté, il offrit ses figurines antiques à Sa Majesté; en invoquant mon témoignage sur leur perfection et leur valeur. — Le bon roi, après les avoir examinées et un peu admirées, s'écria: — « En vérité, nous devons grande reconnaissance aux artistes de notre temps, puisque, eux aussi, ils nous montrent des choses non moins belles que celles de l'antiquité. » — Et, après ces paroles, il me congédia avec des éloges et des récompenses qui dépassaient mon mérite. — Tel fut le résultat de la fourberie de cet odieux vieillard. — Il vint ensuite me trouver en faisant mine de s'excuser du désagrément qu'il avait pu me causer ce jour-là avec ses figurines que depuis bien longtemps il voulait offrir au roi. — Mais je feignis de n'avoir point remarqué son intention, dont le seul but, à coup sùr, était d'établir entre ses figurines et celles de ma salière une comparaison désavantageuse pour moi.

Mais il est temps de clore ce chapitre et de nous occuper du bel art de travailler en creux.


CHAPITRE VI.

Ue l'art de graver en créai l'or, l'argent et le cuivre, et de la manière de faire les sceaux des cardinaux et des princes.

L'an 1525, maestro Lautizio, orfèvre pérugin, était à Rome sans rival dans l'art de graver les sceaux de cardinaux. Je n'ai jamais connu personne qui lui ait été supérieur dans ce genre de travail, dont, au reste, il s'occupait exclusivement. — Ces sceaux, destinés à sceller les bulles des cardinaux, ont ordinairement la forme d'une amande et sont grands comme la main d'un enfant de dix ans environ. On y grave les devises des cardinaux et les armoiries qui rappellent les familles auxquelles ils appartiennent. — Le moindre prix que l'on payât à Lautizio pour chacun de ces sceaux était de cent écus.

Selon notre coutume, nous mentionnerons d'abord quelques ouvrages que nous avons faits en ce genre, puis nous parlerons des différentes manières de les exécuter et particulièrement de celle qu'affectionnait Lautizio.

Je dirai donc que je fis pour Ercole Gonzaga, cardinal de Mantoue, un sceau sur lequel je gravai l'Assomption de la Vierge et les douze Apôtres. — Ippolito d'Este, cardinal de Ferrare et frère du duc Ercole, m'en commanda un autre qui était plus riche en figures, et que je divisai dans sa longueur en deux parties, dont l'une renfermait saint Jean-Baptiste prêchant dans le désert, et l'autre, saint


Ambroise, à cheval, chassant à coups de fouet la méchante tourbe des disciples d'Arius. Pour la façon de ces deux ouvrages je reçus deux cents écus du cardinal de Mantoue et trois cents écus du cardinal de Ferrare.

Occupons-nous maintenant de la manière d'exécuter ces sceaux.

L'artiste dessinera d'abord sur une pierre noire et plate le sujet qu'il veut graver; puis, avec de la cire blanche un peu dure il le modèlera en lui donnant un relief exactement pareil à celui de l'empreinte que doit fournir le sceau. —

Une fois le travail de la cire terminé, il l'enduira, à l'aide d'un blaireau, d'huile d'olive, sans en mettre trop, ce qui empêcherait le plâtre de reproduire toutes les finesses, — Puis, après avoir fait tout autour de la cire avec un peu de terre glaise un rebord haut de deux doigts, il détrempera du plâtre cuit de Volterre ou d'ailleurs, pourvu qu'il soit fin , et il le versera liquide sur la cire, dans les creux de laquelle il le forcera à entrer en le frappant adroitement avec un blaireau assez long. - Quand le plâtre aura pris, il en retirera la cire sans l'endommager le moins du monde, car rien ne doit s'y opposer, ce travail étant destiné à fournir des empreintes. — Les bavures faites par le plâtre autour du moule s'enlèvent avec un petit couteau. — Après cela, on procède à la fonte.

Il y a deux manières de couler l'argent : l'une présente moins de difficultés que l'autre, mais comme elles sont également bonnes, nous les décrirons toutes les deux, afin que l'artiste puisse choisir celle qui lui conviendra le mieux.

Nous l'invitons, du reste, à les expérimenter l'une et l'autre, parce qu'il pourra s'en servir dans une foule d'autres travaux d'orfèvrerie.

Voici comment se pratique la première de ces manières, qui était celle que suivait Lautizio : — On prend un certain sable de tuf, que l'on appelle communément terre à


mouler, et dont se servent les fabricants d'ornements pour les harnais de mules et de chevaux. J'ai trouvé à Paris un sable de ce genre, mais d'une qualité si excellente, qu'il mérite d'être mentionné ici. On l'extrait du rivage de l'île de la Sainte-Chapelle, qui est située au milieu de la Seine.

Il est d'une finesse extrême et a des propriétés que ne possèdent point les autres sables. En effet, lorsqu'on l'emploie en guise de terre à mouler dans les châssis, on n'a pas besoin d'attendre qu'il sèche, comme on le fait pour les autres terres à mouler; — dès qu'il est moulé, on peut s'en servir pour couler l'or, l'argent, le cuivre ou tout autre métal. Mais, revenons à notre sujet et, avant de dire autre chose sur les terres à mouler, décrivons la manière de préparer le plâtre pour jeter le sceau.

Lorsque l'on a bien nettoyé le plâtre, comme nous l'avons dit plus haut, il faut le sauppudrer de charbon pulvérisé ou le fumer à la flamme d'une chandelle ou d'une lampe : l'un et l'autre de ces moyen, sont bons, et, comme cela est connu de tout le monde, nous n'en parlerons pas davantage. — Quand le plâtre est fumé et poudré, on le moule dans les châssis, qui doivent être de largeur et de hauteur convenables, et on laisse sécher la terre qui a reçu l'empreinte des figures ; — je parle ici des terres d'Italie et non de celles de la Seine. — On fait ensuite avec de la pâte de pain une espèce de gâteau ayant la forme et l'épaisseur que l'on veut donner au sceau d'argent ou de tout autre métal. Cette pâte s'applique sur les figures moulées en creux qui, grâce à cette opération, se trouvent reproduites en relief. On les fume ensuite à la flamme de la chandelle et on remet en place la pâte et l'autre châssis, que l'on aura fait sécher et cuire, et que l'on remplit de la même terre humide en procédant assez adroitement pour ne pas rompre la partie sèche où sont empreintes les


figures. — Après cela, on ouvre le moule, on retire la pâte, on établit la bouche du jet, et on pratique deux évents qui partent de dessous le moule et vont en remontant jusqu'à l'ouverture du jet. — Quand la seconde partie du moule est bien sèche de même que la première, on les fume un peu toutes les deux à la flamme d'une chandelle, comme nous l'avons dit plus haut, et, dès qu'elles sont refroidies, on y introduit l'argent en fusion ou tout autre métal. —

L'expérience a démontré que la fonte réussit mieux quand le moule est froid que lorsqu'il est chaud. —

Telle est la méthode que suivait Lautizio ; mais il y en a une seconde bien différente que nous allons consigner ici, pour rendre ce traité plus complet, et aussi parce qu'elle peut être utile dans une foule de travaux autres que ceux dont nous nous occupons maintenant.

Après avoir fait sur le modèle en cire un creux, en plâtre très-fin, de la manière que nous avons indiquée plus haut, on prendra trois parties de ce même plâtre, que l'on broiera d'abord avec une partie de moelle de corne de mouton calcinée, puis avec une partie de tripoli et autant de pierre ponce. On détrempera ensuite le tout en y ajoutant assez d'eau pour former une espèce de sauce ni trop épaisse ni trop claire ; — puis, avec un pinceau de petitgris, on enduira d'huile d'olive le creux en plâtre.—Lorsque le plâtre aura, suivant sa nature, absorbé l'huile de manière à se trouver ressuyé ni trop ni trop peu, on l'entourera d'un rebord en terre, haut de deux doigts au moins.

- Après cela, on versera dans le creux le mélange de plâtre, de corne et de tripoli, dont nous venons de parler, et avec un pinceau de petit-gris bien sec on le poussera adroitement dans les moindres cavités du moule. A cette couche on en ajoutera une seconde de deux doigts d'épaisseur au plus sur quatre doigts de longueur, en forme d'amande, dont on se servira pour établir la bouche du


jet. — Dès que le plâtre sera sec, ce qui aura lieu au bout de quatre heures, on le détachera du moule avec adresse, afin de conserver le relief bien intact. — On ne sera point étonné d'avoir trouvé plus de facilité à détacher de la cire le premier plâtre, parce qu'il a plus de nerf que le second, dans la composition duquel entrent diverses matières, comme nous l'avons dit. — S'il reste dans le creux une tête, un bras ou toute autre partie des figurines, il y a deux moyens de remédier à cet accident. — Premièrement, si l'artiste réussit à enlever du creux le morceau brisé, il peut avec un peu de tripoli bien pilé et un pinceau de petit-gris le recoller facilement à la figurine, qui, étant en relief, laisse mieux voir où elle a besoin d'être réparée, que si elle était en creux. — En second lieu , on peut nettoyer complètement le creux, l'oindre d'huile et en tirer une nouvelle épreuve avec le même plâtre mélangé de corne, de tripoli et de pierre ponce. Si la première épreuve n'a pas bien réussi, il est possible que la deuxième vienne sans défaut.

Maintenant que l'orfèvre prudent note bien ce que je vais dire : Il faut faire un modèle en cire exactement de la dimension que doit avoir le sceau et dans la forme que nous avons indiquée. Cette pièce, à laquelle on aura donné une épaisseur égale à celle qu'aura le sceau d'argent après la fonte, sera creuse et se posera sur la composition en relief. Après cela, on l'entourera de terre, comme nous l'avons dit plus haut, en ayant soin de conserver à la bouche du jet une longueur convenable; et plus cette bouche sera longue, mieux la fonte réussira. — Nous pourrions entrer là-dessus dans des détails infinis, mais nous les jugeons superflus et nous les passons sous silence, parce que nous pensons parler à des hommes déjà quelque peu initiés à l'art. — Nous ajouterons cependant que dans ces moules


il faut avoir soin de faire en cire la bouche du jet et de l'appliquer à l'amande du sceau. — Il est également important de disposer les évents sous le moule de manière qu'ils fassent le tour du sceau et qu'ils montent au-dessus de la bouche du jet, sans néanmoins en approcher de trop près, afin que rien ne les empêche de souffler parfaitement et de remplir leur office. — Lorsque le moule sera arrivé à ce point, on le liera avec du fil de fer et du laiton bien recuit, et on le laissera sécher au soleil ou dans un endroit chaud. On le placera ensuite entre des briques arrangées en fourneau, et on le soumettra à un feu vif jusqu'à ce que toute la cire soit sortie. — On notera que cette cire doit être pure et sans aucun mélange, car, s'il en était autrement, loin d'aider à la réussite de l'oeuvre, elle lui serait nuisible. - Après l'extraction de la cire, on avivera le feu autour du moule et on veillera à ce que celui-ci cuise parfaitement, car la fonte n'en réussira que mieux. On laissera ensuite refroidir le moule, attendu que, froid, il acceptera l'argent mieux que s'il était chaud. — Quand le moule a subi toutes ces préparations, on peut y introduire l'argent fondu. Pour éviter qu'il ne brûle, on jette dessus un peu de borax, et sur le borax une petite poignée de tartre bien pulvérisé. — Une fois la fonte terminée, on délie le moule et on l'ouvre, ou bien on le met dans l'eau, ce qui vaut mieux, parce qu'alors l'argent se détache trèsfacilement du moule. Enfin, on enlève la bouche du jet et les évents, et avec la lime on donne au métal la forme qu'il doit conserver.

A la sortie du moule le sceau se met ordinairement dans le stuc, comme les médailles dont nous avons parlé précédemment. Alors, en se guidant sur le premier creux en plâtre, on resserre l'argent avec les ciseaux, les burins et les échoppes, et on termine les figurines, l'une après l'autre, avec leurs draperies et leurs accessoires.—Pour


se rendre compte de ce que l'on fait, on prend souvent des empreintes avec de la cire noire ou d'autre couleur.

Il est encore bon de dire que les artistes amoureux de leur art ont coutume de graver en relief sur des poinçons d'acier les têtes, les mains et les pieds de leurs figurines.

Il leur est plus facile ainsi d'étudier ces parties délicates, qu'ils estampent ensuite à coups de marteau aux places qui leur sont réservées dans le sceau.

Il n'est pas moins nécessaire de graver un alphabet d'acier avec autant de soin que l'on en a mis à graver les petites têtes. - A chaque nouveau travail que j'ai eu en ce genre, j'ai fait un nouvel alphabet; car, une fois que les lettres commencent à s'user, l'artiste ne saurait en tirer honneur. - Il faut avoir soin de leur donner de belles proportions et des traits justes et réguliers tels que peut en fournir une plume un peu grosse. C'est là, selon moi, un sûr moyen de se guider. On se gardera toutefois de les faire trop grosses ou écrasées, parce qu'elles manqueraient d'élégance, ce qui adviendrait pareillement si elles étaient trop allongées et trop maigres. Choisir un juste-milieu en tendant à les rendre un peu sveltes ne sera pas un défaut : elles en paraîtront plus gracieuses.

Maintenant occupons-nous des ornements qui complètent ces ouvrages. - Il est indispensable qu'un sceau porte les armes du cardinal auquel il est destiné. - Quant à moi, j'ai toujours orné ces armoiries de figurines et de riches dessins, sans regarder à la fatigue. - En outre, au lieu du manche du sceau j'ai toujours fait quelque bel animal ou quelque figurine rappelant la devise du seigneur pour lequel je travaillais. Ainsi un Hercule, assis sur une peau de lion et tenant une massue à la main, servait de manche à un sceau d'or de moyenne dimension, que j'exécutai pour Hercule Gonzaga, cardinal de Mantoue. - Cette figure, que j'avais étudiée avec le plus grand soin, obtint les éloges du


célèbre Jules Romain, et mérita d'être copiée par plusieurs peintres et sculpteurs de ces temps.

Quelques artistes à main exercée et hardie ont exécuté des sceaux sans les fondre d'abord et en n'ayant qu'un petit modèle ou dessin pour tout guide. En procédant ainsi, ils ne se sont pas fait peu d' honneur. Cela toutefois ne dispense pas de fabriquer les poinçons d'acier dont nous avons parlé. — Moi aussi, j'ai travaillé de cette manière ; mais je soutiens que le procédé de la fonte est plus facile et plus sûr. — Quoi qu'il en soit, l'une et l'autre méthode sont bonnes et dignes d'être pratiquées par tout artiste qui ne veut pas paraître médiocre. — Mais il est temps de traiter de l'art de graver les coins des monnaies.


CHAPITRE VII.

De l'art d'exécuter en creux, sur acier, les empreintes de monnaies. — De la manière de faire les piles et les trousseaux, les matrices el les poinçons. — Des difficultés que durent rencontrer dans la pratique de cet art les anciens , faute d'avoir connu les procédés trouvés par les modernes.

Pour arriver à graver des médailles d'or, d'argent et de bronze dans le genre de celles des anciens, on ne saurait mieux faire que de commencer par graver des monnaies, bien que celles-ci, comme le savent les antiquaires, diffé- rent beaucoup des médailles. - En effet, les monnaies se font par nécessité, et les médailles par pompe et ostentation; — on laisse peu de relief aux monnaies, afin d'épargner le métal; on en donne davantage aux médailles, afin qu'elles soient plus belles.

Les modernes ont gravé les monnaies avec plus de facilité que les anciens, ainsi que nous le prouverons plus loin, et en cela ils ont droit à d'autant plus d'éloges que les inventions les plus importantes, telles que celle de la frappe, leur appartiennent en propre.

Suivant notre habitude de démontrer par des exemples les choses que nous avons entrepris de traiter, nous dirons qu'après le déplorable sac de Rome, le pape Clément VII me chargea de graver un doublon d'or de deux ducats, représentant, d'un côté, un Christ nu, les mains liées et le flanc traversé par cette parole de l'Ecriture : — ECCE HOMO.


— Autour de la monnaie on lisait : — CLEMENS VII. PONT.

MAX. — La tête de Sa Sainteté occupait le revers. - Dans une autre occasion, Clément VII me fit faire une seconde pièce, également d'or et de la valeur de deux ducats d'or, représentant, d'un côté, le pape et l'empereur redressant ensemble une croix près de tomber. — Je ne me souviens pas de la légende qui accompagnait ces figures ; mais, sur le revers, saint Pierre et saint Paul, gravés un peu plus qu'à mi-corps, étaient entourés de cette devise : - VNVS SPIRITVS, VNA FIDES ERAT IN EIS. — Ces monnaies ne me firent pas peu d'honneur; mais comme, au grand désavantage du pape, leur poids était trop élevé, des banquiers cupides les détruisirent en peu de temps. — Après ces deux pièces d'or j'en fis une d'argent, de la valeur de deux carlins, représentant, d'un côté, la tête de Sa Sainteté avec son nom, et, de l'autre côté, le Christ prenant avec bonté par la main saint Pierre, qui semblait craindre d'être englouti dans les ondes de la mer. Pour légende j'avais mis les propres paroles du Sauveur : QVARE DVBITASTI ?

Plus tard, à Florence, je fis toutes les monnaies du duc Alexandre de Médicis. La plus grande de ces pièces était de la valeur de quatre carlins. D'un côté, j'avais gravé la tête du duc, et de l'autre, saint Cosme et saint Damien, patrons de cette illustre maison. Je passe sous silence les légendes, parce qu'elles sont connues de tout le monde; mais je ne tairai pas que la chevelure frisée {'ficcima) du duc Alexandre fit donner à cette pièce le nom de frison (ricci). - Je gravai en outre le barile et le grossone, monnaies très-connues dans notre pays.

Mais, pour en venir à notre sujet et montrer le mode que j'ai suivi et que l'on doit suivre pour graver les monnaies, je dirai qu'il faut commencer par se munir de deux instruments en fer, dont l'un se nomme pile, et l'autre, trousseau.


La pile a la forme d'une petite enclume ; - c'est sur elle que l'on grave le revers de la monnaie.

Le trousseau a cinq doigts de hauteur et va en diminuant graduellement jusqu'au bout à partir de la tête, laquelle doit avoir une largeur égale à celle de la monnaie que l'on veut frapper.

Ces deux outils se font en fer, à l'exception de leurs têtes, qui doivent être en acier très-fin et de l'épaisseur d'un doigt. Avec la lime on donne à ces têtes la forme voulue et une dimension pareille à celle de la monnaie que l'on doit frapper. - Après cela, on compose un lut avec de la terre, du verre pilé, de la suie de cheminée, du bol d'Arménie et un peu de crottin de cheval, que l'on mêle ensemble et qu'on laisse infuser dans de l'urine d'homme jusqu'à ce que tous ces ingrédients aient pris la consistance de la pâte à faire le pain. - On applique une couche de ce lut, de l'épaisseur d'un doigt, sur les têtes du trousseau et de la pile, que l'on soumet ensuite à un feu assez fort pour les recuire parfaitement. Puis on les laisse refroidir sans les retirer du feu, que l'on doit disposer de façon à les maintenir chaudes pendant une nuit d'hiver tout entière. Au sortir de là, on leur donne la forme définitive en leur ménageant une marge de la moitié de l'épaisseur d'une lame de couteau; enfin, on les polit avec une pierre douce, car il est très-important qu'il ne reste aucune inégalité. — On décrit ensuite avec le compas le cercle qu'occupera le grènetis qui doit déterminer la grandeur de la monnaie, et, avec un second compas, on trace la place des lettres de la légende. -11 faut que ces compas soient en fil d'acier assez gros, que l'on tord et que l'on met à un point qui ne peut varier. — Il est indispensable d'avoir au moins deux de ces compas immobiles et un compas mobile assez fort.


Après avoir arrêté la place du grènetis et celle de la légende, on fixe dans un gros bloc de plomb, pesant au moins cent livres, un coin sur lequel on imprime la tête en relief du prince en mémoire de qui la médaille doit être frappée.

Mais, avant de décrire la manière dont s'exécute cette empreinte, disons comment on grave en relief la tête et le revers. — Les poinçons sur lesquels se font ces gravures doivent être en acier très-fin, que l'on adoucit au feu, en employant les mêmes procédés que nous avons indiqués pour la pile et le trousseau. On les divise en plusieurs morceaux.

Ainsi, il en faut deux pour la tête et un plus grand nombre encore pour le revers, qui ordinairement renferme diverses figures. — Quelques artistes divisent ces poinçons en moins de parties ; mais, de cette façon, il est plus difficile de les ajuster dans les coins. — On les ajustera parfaitement, ce qui est très-important, si, pendant que l'on grave les figures, on vérifie ses mesures sur un morceau d'étain auquel on a donné avec un compas la forme de la monnaie.

A l'aide de ces épreuves souvent répétées, on conduira sûrement son ouvrage à fin. — Ces sortes de fers se désignent communément sous le nom de poinçons ou matrices; et ce dernier leur convient d'autant mieux qu'ils sont véritablement les mères des figures et des autres ornements des monnaies. — Tous les plus vaillants maîtres de cet art ont adopté ces matrices ou poinçons pour exécuter leurs travaux. — Avec ce procédé, on est certain de n'avoir jamais à opérer de retouches avec le ciselet ou le burin, ce qui occasionnerait deux énormes inconvénients : d'abord les monnaies ne seraient pas semblables entre elles, et ensuite ces variations permettraient aux faussaires d'arriver plus facilement à leurs fins criminelles. Si, au contraire, les monnaies sont faites suivant les principes que nous avons indiqués, il est impossible de les contrefaire.


Maintenant retournons sur nos pas. — Quand on a fixé dans un bloc de plomb le coin dont nous parlions plus haut, on prend les matrices qui composent la tête du prince, et, après les avoir aj ustées et placées sur le coin, on les frappe avec le marteau, en ayant soin, aussitôt le coup donné, de relever la main et le poinçon; car si, par malheur, celui-ci rabattait, l'oeuvre serait gâtée. — On apporte le même soin à ajuster et à imprimer en creux sur la face et sur le revers les diverses parties des figures qui composent la monnaie et tous ses accessoires, par exemple, les armes et la marque. Les lettres de la légende et le grènetis se gravent également sur les piles et les trousseaux.

Comme je ne veux passer sous silence aucune des remarques utiles que j'ai faites en travaillant, je dirai que le marteau avec lequel on frappe les plus grosses matrices, telles que celles de la tête, doit peser quatre livres environ, plutôt moins que plus. Les matrices plus petites réclament un marteau moins lourd, et, en un mot, le marteau doit diminuer de poids à mesure que les matrices diminuent de grandeur.

Lorsque le trousseau et la pile sont entièrement gravés, on les lime tout autour jusqu'à ce que l'on arrive au grè- netis, en ayant soin d'émousser complètement la partie qui touche au grain; sans cela le coin s'écaillerait et ne pourrait plus servir, ce qui ne sera jamais à crain dre si l'on émousse les bords autant que possible.

Parlons maintenant de la trempe des coins. — Quand on les a mis au feu, il faut les laisser rougir ni trop ni trop peu, et leur donner juste la chaleur nécessaire pour les tremper. S'ils sont trop ou trop peu chauffés, ils ne prennent point la trempe, sans compter que, pendant cette opération, ils jettent de petites paillettes qui gâteraient le travail si l'on n'y apportait la plus grande attention. Je ne


saurais donc trop le répéter, il faut soigneusement veiller à ce que le fer rougisse exactement à point. — On met ensuite sur un morceau de bois de la limaille de fer pure et sans mélange, avec laquelle on frotte vigoureusement la pile et le trousseau, ce qui leur donne un lustre qu'ils communiquent à la monnaie. — Après cela, comme il se rencontre toujours dans les coins quelques traits que leur profondeur a empêchés d'être atteints par le bois, on les polit également en les frottant avec du liége et un peu de la même limaille. — Lorsque les coins ont subi cette dernière opération, on peut les livrer au monnayeur.

Au commencement de ce chapitre, nous avons avancé que les anciens, du reste souverainement habiles en toutes choses, ne savaient point exécuter les monnaies avec autant de perfection et de facilité que les modernes ; — le moment est venu d'en donner la raison. — Cette infériorité, dirons-nous donc, provient, suivant les conjectures les plus probables, de ce qu'ils gravaient leurs coins avec des outils d'orfèvre, tels que des échoppes, des burins et des ciselets. Cette façon de procéder donne les épreuves moins belles et peut jeter dans de grands embarras. Ainsi, pendant que je travaillais aux coins de la monnaie du pape Clément VII, il y eut tel jour où il fallut graver en creux trente de ces coins, pile et trousseau. — Avec la méthode des anciens, j'en aurais à peine exécuté deux dans une journée, et encore n'auraient-ils pas été satisfaisants. —

Les anciens pouvaient suppléer à la lenteur de leurs procédés par le nombre de leurs graveurs, mais ils ne pouvaient donner à leurs travaux cette beauté qui résulte de l'emploi des poinçons et des matrices pour graver les coins.

Maintenant occupons-nous des médailles, dans la fabrication desquelles les anciens ont excellé au plus haut


point. Si nous n'avons pas suffisamment expliqué tout ce qui intéresse le monnayage, nous tâcherons de réparer ces omissions dans le chapitre suivant, que nous consacrons spécialement aux médailles; car elles ont tant d'analogie avec les monnaies que leurs divers procédés peuvent indifféremment servir aux unes et aux autres.


CHAPITRE VIII.

De la méthode suivie par les anciens, et des procédés employés par les modernes pour.

graver les médailles. — De la manière de faire les coins des médailles.

Les diversités d'exécution que présentent les médailles frappées en l'honneur et du temps de chaque empereur de l'antiquité nous donnent à croire que tous les meilleurs artistes des différentes provinces de l'empire faisaient chacun une médaille à l'effigie du nouveau souverain, lorsque celui-ci montait au trône. — Ainsi, par exemple, à Rome cinquante ou soixante artistes auraient exécuté la médaille de César, et au plus habile aurait été ensuite accordé le double privilége de faire toutes les médailles et de graver les coins des monnaies. Dans chaque ville les gouverneurs impériaux agissaient probablement de même : de sorte qu'un grand nombre de médailles offrant les mêmes types devaient être produites par divers artistes qui, comme cela arrive toujours, avaient plus ou moins de talent les uns que les autres : — de là viennent, selon moi, les différences de beauté que l'on rencontre si souvent- dans les médailles.

Mais notre intention n'est pas d'approfondir ces questions, qui, du reste, ont déjà été traitées par une foule de savants. Comme nous ne voulons nous occuper que de ce qui concerne la fabrication, nous aborderons de suite la


partie pratique de l'art en expliquant les procédés des anciens, tels qu'ont pu nous les révéler l'étude et l'examen d'une multitude de leurs monuments qui sont parvenus jusqu'à nous.

Lors donc que les maîtres de l'antiquité voulaient faire la tête et le revers d'une médaille, ils commençaient par les modeler en cire, en leur donnant exactement le relief et le module que la médaille de métal devait avoir.

Mais avant d'aller plus loin, disons comment se préparc cette cire.

On prend deux parties de cire très-blanche et très-pure que l'on mêle avec une partie de blanc de céruse bien broyé, auquel on ajoule un peu de térébenthine très-claire dont on augmente ou diminue la dose suivant la saison dans laquelle on se trouve : en hiver, par exemple, on peut en mettre moitié plus qu'en été. — Telle est la manière de préparer la cire.

Les anciens (et les modernes font de même encore aujourd'hui) modelaient leur cire sur une plaque circulaire en bois, en os ou en verre noir. Lorsqu'ils avaient complètement terminé ce travail, ils le moulaient en plâtre en procédant de la manière que nous avons indiquée pour les sceaux de cardinaux. — Ils gravaient ensuite leurs coins : — C'est ainsi que l'on appelle les morceaux d'acier avec lesquels on frappe les médailles, pour les distinguer de ceux des monnaies que l'on nomme pile et trousseau.

Ceux-ci ont chacun un nom différent parce qu'ils n'ont point une même forme; — les deux coins d'une médaille ne présentent, au contraire, aucune dissemblance. — Les coins ne se font point comme la pile et le trousseau, qui se composent de fer et d'acier; — il faut qu'ils soient d'acier pur, de forme carrée et parfaitement égaux. — Lorsqu'on les a adoucis au feu de la même façon que la pile et le


trousseau, on les polit soigneusement avec des pierres tendres. On prend ensuite deux ou trois compas immobiles en fils d'acier, que l'on ouvre suivant le besoin et dont on se sert pour déterminer la place du grènetis et celle des lettres de la légende. — Après cela on commence à attaquer l'acier avec le burin, en reproduisant fidèlement les creux de plâtre que l'on a moulés sur la cire. — Il faut avoir soin de se servir le moins possible du ciseau, car l'emploi de cet outil durcit l'acier à tel point qu'on ne peut ensuite l'entamer avec le burin. C'est pourquoi nous recommandons de travailler les coins avec patience, en observant les procédés que nous venons de décrire, et qui sont ceux dont les anciens se servaient pour faire leurs médailles. — Ils exécutaient également les légendes avec l'échoppe et le burin; mais qu'il me soit permis de dire, avec tout le respect qui leur est dû, que, bien qu'ils aient été les propres inventeurs de leurs lettres, ils ne les ont jamais gravées comme ils le devaient. — Pour peu que l'on examine celles qui sont sur leurs médailles, on reconnaît de suite qu'elles manquent généralement d'élégance. Il est à croire que les anciens les traitaient avec si peu de soin, parce qu'ils ne les considéraient point comme faisant partie de leur art.

Maintenant que nous avons décrit la méthode suivie par les anciens, nous allons parler des procédés employés par les artistes modernes.

Je gravai pour le pape Clément VII deux médailles avec leurs revers.—La première représentait, d'un côté, la tête du pape, et, au revers, Moïse dans le désert, frappant de sa verge le rocher et en faisant jaillir des eaux abondantes pour désaltérer son peuple mourant de soif. J'introduisis dans ce sujet une grande quantité de personnages, de chameaux et de chevaux qui produisaient l'effet le plus


pittoresque. Pour légende je mis : VT BIBAT POPVLVS. -

Dans l'autre médaille, qui portait également la tête du pape d'un côté, je figurai sur le revers la Paix mettant le feu, avec une torche, à un trophée d'armes, près du temple de Janus où l'on voyait la Fureur enchaînée. — La devise était : CLAUDUNTUR BELLI PORTÆ.

J'exécutai ces deux médailles avec des matrices et des poinçons semblables à ceux des monnaies dont j'ai parlé précédemment. — Mais j'ai dit qu'il fallait se garder de retoucher au burin les coins des monnaies; ici, tout au contraire, il est indispensable de les terminer soigneusement avec l'échoppe et le burin. Après cela on met en place les lettres gravées sur des poinçons d'acier, de la manière que nous avons indiquée pour les monnaies.

Les coins des médailles doivent être fixés sur un bloc de plomb; car, bien que plusieurs artistes aient coutume de les placer dans de certains billots de bois creusés, cela ne peut convenir aux médailles, qui, devant avoir un plus grand relief que les monnaies, exigent nécessairement une intaille beaucoup plus profonde.

Pendant que l'on grave les coins des médailles, il faut encore avoir soin, comme pour les monnaies, d'en tirer des épreuves avec de la cire noire, pour bien se rendre compte de ce que l'on fait. — Et, avant de les tremper, il est bon de frapper quelques médailles de plomb, afin de juger le travail dans son ensemble et d'être à même de le corriger au besoin. — On pourra ensuite tremper les coins comme nous l'avons dit pour les monnaies, mais en se servant ici d'un vase contenant au moins deux barils d'eau.

— Quand on aura fait rougir les coins au feu avec les précautions que nous avons recommandées, on les saisira avec des tenailles et on les plongera de suite dans l'eau, où on les agitera sans jamais les en laisser sortir, jusqu'à ce


que le frémissement produit par le contact de l'eau avec le feu ait entièrement cessé. — On peut ensuite les retirer et les polir avec de la limaille de fer, ainsi que nous l'avons dit ailleurs.

Mais il est temps de parler de la manière de frapper les médailles.


CHAPITRE IX.

De la manière de frapper les médailles a conio. — Des dimensions des châssis et des coins.

Il y a différentes manières de frapper les médailles : mais il yen a une qui nous semble plus particulièrement caractérisée par le mot coniare que l'on applique généralement à toutes les autres. - Bien que l'on ait de nombreux procédés pour frapper, nous nous bornerons, afin d'éviter toutes paroles superflues, à parler de ceux dont nous nous sommes servi dans nos travaux, et dont l'utilité et la bonté nous ont été démontrées par l'expérience.

Commençons par la manière de frapper les médailles (t conio. — Il faut faire un châssis de fer ayant quatre doigts de largeur, deux doigts d'épaisseur et une demi-brasse de longueur, et présentant un vide intérieur d'une dimension exactement pareille à celle des carrés sur lesquels est gravée la médaille. — Ces carrés, comme nous l'avons dit, doivent être quadrangulaires, parfaitement égaux entre eux, et disposés de telle façon qu'ils s'ajustent exactement dans les châssis, afin qu'ils ne puissent se déranger pendant que l'on frappera la médaille, de quelque métal qu'elle soit.

Maintenant il faut noter que pour frapper les médailles


de cette manière, il est d'abord nécessaire de tirer une épreuve en plomb ayant une épaisseur égale à celle que l'on veut donner aux pièces d'or ou d'argent. On forme ensuite avec cette épreuve un moule dans la terre et les châssis qu'emploient, comme nous l'avons déjà dit, les fabricants d'ornements pour les harnais. Ce moule sert à couler en or, en argent ou en bronze, des médailles que l'on nettoie de leurs bavures avec une lime dont on fait soigneusement disparaître les traces en les grattant. —

Lorsque les médailles sont ainsi coulées » elles sont bien plus faciles à frapper, et les carrés entre lesquels on les met en sont bien moins fatigués. On pose ensuite les châssis à terre, et on place les carrés de manière que d'un côté ils touchent le fond du châssis, et que dans la partie su- périeure ils laissent un vide large de trois doigts, où l'on puisse introduire deux cales de fer moitié moins grosses d'un bout que de l'autre et longues une fois et demie comme le châssis, plus ou moins, suivant le besoin. — Après cela, lorsque l'on veut frapper hi médaille, on dispose sur les carrés les pointes des deux cales de façon que chaque pointe se trouve dans un sens opposé à l'autre. — Une fois que l'on a pris ces précautions, dont le but est d'em- pêcher le dérangement des empreintes et d'aider les carrés et le métal de la médaille à fonctionner, on pose les châssis sur une énorme pierre, puis on frappe sur la tête d'une des cales avec un gros marteau à deux mains que l'on nomme maillet. On doit frapper tour à tour deux coups sur chaque cale et répéter cette opération trois ou quatre fois au plus.

— Cela fait, on prend la médaille, et, si elle est de bronze, on la recuit et on la refrappe, parce que la dureté du métal ne permet pas de la terminer du premier coup. On recom- mence ainsi deux ou trois fois, jusqu'à ce que l'on obtienne une empreinte satisfaisante.


Voilà tout ce que j'ai à dire sur cette manière de frapper les médailles. Je laisse de côté une foule de détails que je juge inutiles, parce que je suppose toujours parler à des hommes auxquels l'art et ses procédés ne sont pas tout à fait inconnus. — Sans plus tarder, je passe donc à l'autre manière de frapper, dite à vis.


CHAPITRE X.

De la manière de frapper les médailles à vis. — Des écrous, des vis et des pas de vis.

On fait un châssis en fer, semblable en épaisseur et en largeur à celui dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, mais d'une longueur suffisante pour recevoir, outre les deux carrés de la médaille, l'écrou de bronze dans lequel entre la vis de fer qui doit être épaisse de trois doigts. Il faut que le pas de vis soit carré, parce qu'il a ainsi plus de force que sous l'autre forme que l'on a coutume de lui donner. — Il est à noter que la partie supérieure du châssis doit être percée d'un trou dans lequel se placent les carrés, et entre ceux-ci le métal que l'on veut frapper. — Il est nécessaire que l'écrou de bronze soit assez grand pour ne pas branler dans le,châssis, et comme les carrés sont un peu plus petits, on les cale avec des coins de fer assez solidement pour qu'ils ne puissent bouger. — On prend ensuite une poutre bien rabottée, longue de deux brasses et même plus, que l'on enterre jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une demi-brasse hors du sol. L'extrémité inférieure de cette poutre s'encastre dans une traverse vigoureuse, également longue de deux brasses.

- Puis, à l'extrémité supérieure de la même poutre on pratique une entaille destinée à recevoir exactement le châssis de fer et à le fixer. — Il est encore important de


garnir d'ailerons en fer l'endroit la vis s'appuie sur la poutre, afin que celle-ci ne risque point de se fendre. —

La tète de la vis doit être aplatie et munie d'un gros anneau de fer, à double queue percée de trous dans lesquels puisse passer un levier long de six brasses au moins. —

Après cela, en tenant droits les carrés et le métal que l'on veut frapper, quatre hommes su ffisent pour obtenir des pièces parfaites.

A l'aide de ce procédé, j'ai exécuté pour le pape Clément VII plus de cent médailles, toutes en bronze, sans avoir besoin de les fondre d'abord, comme cela aurait été nécessaire si j'eusse voulu les frapper a conio. — Enfin, la force de la vis est telle que, si l'on y réfléchit mûrement, bien qu'elle nécessite une plus grande dépense première, elle offre plus d'économie que tout autre procédé, attendu qu'elle fatigue moins les carrés, sans compter qu'elle donne des empreintes plus belles. — Quant aux médailles d'or et d'argent, j'en ai frappé un nombre énorme, sans jamais avoir été forcé d'en recuire une seule.

— En résumé, deux pressions de vis suffiront toujours pour frapper une médaille, tandis que cent coups de coins donneront à grand'peine le même résultat. — Mais en voilà assez sur ce sujet: — parlons maintenant de la grosserie d'or et d'argent.


CHAPITRE XI.

De la grosserie d'or et d'argent. — Des figures et des vases. — De la fonte au soufflet, a mortaio et a tazza. — De la manière de faire les châssis pour couler le métal en feuilles.

Nous n'avons plus maintenant à nous occuper que de l'art de travailler la grosserie d'or et d'argent. — J'ai appris cet art à Rome, mais les procédés dont on se sert dans cette ville diffèrent un peu de ceux que j'ai vu employer à Paris, où il s'exécute une énorme quantité d'ouvrages de ce genre. — Je décrirai l'une et l'autre méthode, mais il est nécessaire d'expliquer auparavant comment on fond l'argent pour tous les travaux qui peuvent se présenter.

Je dis donc qu'il y a trois manières de faire fondre l'argent sans qu'il brûle, Dans la première manière, on opère la fonte en alimentant le feu à l'aide du vent que donne un soufflet, dont on ajuste la bouche à un petit fourneau de briques, qui doit s'élever de quatre doigts audessus du creuset et le recouvrir parfaitement. — Ce n'est qu'après avoir enduit, extérieurement et intérieurement, d'huile d'olive et rempli d'argent le creuset, qu'on le met dans le fourneau dont le fond doit être garni de quelques petits charbons allumés ; je dis quelques charbons seulement, afin que la chaleur ne soit pas de suite assez forte pour faire rompre le creuset. — Il faut donc débuter par une chaleur tempérée et bien se garder de toucher le soufflet


avant que le creuset soit devenu rouge. — Quand celui-ci en est arrivé à ce point, alors seulement on commence à souffler doucement et on continue jusqu'à ce que l'argent se montre liquide comme de l'eau. - On jette une poignée de tartre dans le creuset sur l'argent fondu. — Au bout de quelques minutes, on enlève les charbons qui entourent le creuset, on le couvre avec un morceau de toile bien imbibé d'huile et plié en quatre ou cinq doubles, et on le saisit avec une paire de tenailles, que l'on appelle embrassoires, parce qu'elles embrassent effectivement le creuset.

Elles sont faites de telle façon qu'elles le soutiennent sans danger de le rompre, bien qu'il soit en terre, tandis qu'il se briserait immédiatement si on le saisissait de la même manière qu'un creuset de fer. — Après cela, pour couler l'argent, il faut avoir ses moules tout prêts à le recevoir.

— Ceux-ci se composent de deux plaques de fer, grandes suivant le besoin, entre lesquelles on met certains petits bâtons carrés de la grosseur du petit doigt, plus ou moins, suivant l'épaisseur que l'on veut donner à la feuille de métal. On serre les deux plaques de fer tout autour avec des pinces un peu fortes, munies d'un coulant que l'on pousse en avant, à l'aide d'un marteau, de façon qu'elles exercent partout une égale pression. — Ces pinces s'emploient au nombre de six ou huit, selon la dimension du moule, que l'on enduit ensuite d'un peu de terre liquide, afin que l'argent que l'on y coule ne s'échappe pas.

— Il faut encore avoir soin que le moule soit bien chaud.

— Enfin on le fixe dans un catin de cendre éteinte ou entre quatre briques en terre, et, après avoir jeté dedans un peu d'huile, on peut y verser l'argent. - Telle est la première manière de fondre, Venons maintenant à la seconde, qui est bien préférable. — A Florence, les batteurs d'or ont coutume de fondre par un procédé que l'on appelle a mortaio du nom


du fourneau dont ils se servent pour cette opération. —

Voici comment se fait ce fourneau : on prend plusieurs lames de fer grosses comme la moitié d'un doigt et larges du double, avec lesquelles on forme un appareil à calotte ronde, haut d'une brasse et un tiers, plus ou moins, selon la quantité d'argent que l'on veut fondre. Cet appareil repose sur quatre pieds en fer plus gros que les lames dont on s'est servi pour le construire. — Ces pieds s'attachent à peu près à la moitié de la hauteur de l'appareil et supportent une grille dont les barreaux sont éloignés l'un de l'autre de façon à laisser passer entre eux un doigt et demi, et non plus. Cette grille sert de fond au fourneau que l'on recouvre de terre mêlée avec de la bourre. — Cette terre doit être semblable à celle que l'on emploie pour les fours des verriers. — Une fois toutes ces dispositions terminées, on place au fond du fourneau une brique de terre cuite; sur cette brique, un peu de cendre, et sur la cendre, le creuset rempli d'argent jusqu'au bord.

On observe ensuite les mêmes précautions que nous avons recommandées pour l'autre manière de fondre; - puis, on couvre le creuset de petits charbons allumés et on le laisse devenir rouge sans lui venir en aide, car l'air joue naturellement si bien dans cet appareil, que la fonte s'opère mieux qu'avec le vent du soufflet. — Comme les creusets de terre se brisent souvent, on en fabrique parfois en fer; mais il faut couvrir ces derniers d'un lut de cendre pure : c'est ce que l'on appelle faire une cendrée. Ce lut s'applique de l'épaisseur de la moitié d'un doigt à l'intérieur et à l'extérieur du creuset dans lequel on ne met l'argent que lorsque l'enduit est bien sec. — On fait encore un autre lut avec de la terre et de la bourre, mais tous les deux sont également bons, pourvu que l'on suive pour le reste toutes les prescriptions que nous avons indiquées.

Maintenant voici la troisième manière de fondre; elle


me réussit parfaitement. La nécessité me la fit trouver du temps du sac de Rome, lorsque j'étais renfermé dans le château Sant'-Angelo, où, n'ayant aucune des facilités que réclame un tel travail, j'eus recours aux expédients que me suggéra mon esprit. — Je commençai par décarreler une chambre, puis avec les briques je construisis un fourneau ayant la forme d'un angle obtus. — J'établis mes briques bout à bout, en ménageant des joints larges de deux doigts, et en rétrécissant progressivement mon ouvrage. — Quand j'eus obtenu dans l'intérieur de ma construction un palme de hauteur, je disposai dessus une grille que je fis avec des manches de pelles à feu et des broches que je brisai. - Je continuai ensuite à élever mon fourneau en le rétrécissant de plus d'un palme et un quart; — puis, je pris une grande cuiller que je trouvai par hasard dans une cuisine, et, après l'avoir couverte d'un lut composé de cendre et de terre, je la remplis d'autant d'or qu'elle put en contenir. — Je la soumis du premier coup à un feu violent, car je n'avais point à craindre qu'elle se brisât comme un creuset de terre. — Je fondis ainsi, en différentes reprises, jusqu'à cent livres d'or. —

Ce procédé est facile et parfait. Comme j'en suis l'inventeur, qu'il me soit permis de l'appeler, en badinant, la fonte à la cuiller. — On pensera peut-être qu'un dessin serait nécessaire pour bien faire comprendre cet appareil ; mais, comme je n'ai rien épargné pour en donner une description suffisamment claire, je me dispense d'entrer dans de plus amples explications, et je vais, sans plus tarder, parler de la manière dont on procède dans l'art de la grosserie.


CHAPITRE XII.

De l'art d'exécuter les vases d'or et d'argent, et des différents procédés employés pour fondre leurs anses et leurs pieds. — Du grattoir. — De la manière de dégrosair et de battre les feuilles de métal. — De la forme des ciseaux, des enclumes et des bigornes.

Lorsque l'on a coulé l'argent entre les plaques de fer dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, on le laisse refroidir sans le sortir du moule, afin qu'il se raffermisse et se solidifie mieux. — Dès qu'il est froid, on enlève les bavures qui l'entourent, puis on le dégrossit avec un grattoir large de plus de deux doigts et demi, recourbé de trois doigts et muni d'un manche ayant une double poignée à la distance d'une demi-brasse environ de la pointe.

Ce grattoir doit être ajusté de façon à pouvoir mordre la plaque d'or ou d'argent que l'on veut dégrossir. Après avoir fait rougir au feu le métal, on le cloue sur une des plaques de fer dont on s'est servi pour le couler, on se pose sur l'épaule le manche du grattoir, on saisit avec les deux mains la double poignée qui forme une espèce de croix, et on racle vigoureusement la plaque d'or ou d'argent, jusqu'à ce qu'elle se montre nette et brillante.

Je ne saurais me dispenser de consigner ici certaines observations que je recueillis en travaillant à Paris, où j'exécutai en argent les ouvrages les plus grands et les plus difficiles que l'on puisse faire dans l'art de la grosserie. — Pendant que je préparais mes plaques d'argent


de la façon que je viens d'indiquer, un de mes ouvriers, Flamand de nation, nommé Claude, jeune homme plein d'intelligence et de talent, me dit modestement que ma manière de dégrossir les plaques était fort belle, mais qu'il se servait d'une autre méthode qui épargnait beaucoup de temps et n'exigeait point l'emploi du grattoir.— Curieux d'apprendre son procédé, je lui donnai à faire, d'après mes modèles, deux vases d'argent pesant chacun vingt livres. — Voici comment il les mit en œuvre : — Après avoir fondu et jeté son argent dans le moule de fer, puis enlevé les bavures, il battit la plaque au marteau sans la dégrossir avec le grattoir; — après quoi il commença à lui donner la forme voulue, comme je le dirai plus loin. — Cette manière d'opérer me semble mériter d'être imitée. — J'appris encore quelques autres beaux procédés dont j'attribuai d'abord la réussite à la finesse de l'argent que l'on emploie à Paris, mais je me convainquis plus tard qu'il fallait en faire honneur uniquement à la grande pratique des artistes parisiens, car ils travaillent l'argent du plus bas aloi avec la même facilité et la même perfection que le plus pur. — Ils exécutaient donc leurs ouvrages, ainsi que je l'ai dit, sans perdre leur temps à dégrossir la plaque avec le grattoir, mais aussi sans négliger aucune précaution, comme, par exemple, celle d'enlever les battitures à mesure qu'il s'en montrait. —

Tout froidement pesé néanmoins, je préfère la première méthode à la seconde, c'est-à-dire le grattoir au marteau, car je m'en suis mieux trouvé.

Maintenant nous allons expliquer comment on fait un vase ovoïde.

Parmi les vases nombreux que je fis à Rome, il y en eut deux de cette forme, hauts de plus d'une brasse, à col étroit et à anses. — L'un appartenait à l'évêque de Salamanque; l'autre, au cardinal Cibo. — Ces sortes de vases


se nomment aiguières, et servent à décorer les crédences.

— Je les avais ornés de feuillages et de divers animaux.

J'en fis pour le roi François 1er beaucoup d'autres infiniment plus grands que les précédents et ciselés avec un soin extrême. — Mais parlons de la manière de les exécuter.

Après avoir enlevé les bavures de la plaque, on coupe un peu ses angles, et on la dégrossit des deux côtés avec le grattoir. — Ensuite, la plaque, comme la plupart de celles que l'on coule, étant un peu plus longue que large, on lui donne une forme ronde en procédant de la façon suivante : — On la fait rougir au feu, mais sans excès, de peur de la briser, puis on la pose sur l'enclume et on la bat vigoureusement d'un angle à l'autre avec la panne du marteau, jusqu'à ce que les quatre coins viennent à se rencontrer en croix. On les rabaisse ensuite avec la panne du marteau, et on recommence à chauffer et à battre la plaque, qui devient ronde après avoir subi quatre fois cette opération. — Lorsqu'on l'a amenée à cette forme, il faut la conduire de façon qu'elle offre un diamètre de trois doigts plus large que celui du corps du vase que l'on veut exécuter, et on doit avoir soin de lui ménager vers le milieu autant d'épaisseur que possible. — Pour lui donner cette largeur que nous venons d'indiquer, on dresse sur l'enclume une barre de fer, grosse comme le pouce, longue comme six doigts et se terminant par une pointe émoussée, sur laquelle on pose la plaque d'argent. - Lorsque celle-ci est bien en équilibre, on charge un ouvrier adroit de frapper avec le marteau juste au-dessus de la pointe de la barre de fer, de façon que le point central que l'on a trouvé ainsi reste bien marqué sur la plaque. — Il y a des artistes qui exécutent cette opération sans l'aide d'un ouvrier, surtout quand il s'agit d'une petite pièce ; toutefois pour une grande on ne peut guère s'en dispenser. - Quand le point central de la plaque est ainsi indiqué, on le rend


plus apparent en retournant la plaque sur l'enclume et en la frappant de nouveau avec le marteau et la même barre de fer. Ce point devient le centre d'un cercle que l'on décrit avec le compas, afin de déterminer régulièrement la forme de la plaque; — puis on la recuit, et, avec le marteau, on répartit l'argent dans les endroits où il peut manquer, en ayant soin de ne pas effacer le point. — Lorsque la plaque a la grandeur voulue, c'est-à-dire trois doigts de plus que le corps du vase ne doit avoir, on prend de nouveau le compas et on indique exactement la plus grande circonférence de la panse du vase par un cercle dans lequel on inscrit ensuite plusieurs autres cercles concentriques distants l'un de l'autre d'un demi-doigt environ, et que l'on répète jusqu'à ce que l'on arrive au point central. — Alors, avec un marteau à double panne arrondie, d'un côté grosse comme un doigt, et de l'autre côté moitié plus grosse, on bat la plaque en partant du point du centre que l'on se garde toujours d'effacer, et que l'on marque de nouveau, au besoin, avec le même poinçon. On continue ensuite à battre avec le marteau en suivant les cercles tracés par le compas. — De cette manière, la plaque, qu'en même temps on recuit souvent, prend la forme d'une coupe. — Nous ne saurions trop répéter qu'il faut maintenir le point au milieu et répartir l'argent partout bien également; car, s'il s'en trouvait plus d'un côté que d'un autre, on n'obtiendrait qu'un ouvrage détestable.

— On bat donc la plaque de la façon que nous venons d'indiquer, jusqu'à ce qu'elle offre une profondeur égale à celle du corps du modèle; puis on achève de lui donner la configuration voulue en continuant de la battre tantôt avec la tête et tantôt avec la panne du marteau, sur diverses enclumes appropriées à la forme du vase, et que l'on nomme langues de vache. — L'orle qui détermine les proportions du corps du vase s'exécute aussi sur une en-


clume recourbée faite exprès. On commence par le battre à petits coups en le soutenant un peu plus que la panse, jusqu'à ce qu'il resserre complètement le col du vase. Pendant cette opération il faut toujours avoir soin d'enlever les battitures qui se lèvent sous le marteau.

Une fois le col du vase achevé conformément au modèle, si l'on veut orner la panse de bas-reliefs, il faut l'emplir de poix noire, ensuite esquisser avec un stylet d'acier bruni les figurines, les feuillages ou les animaux que l'on veut représenter ; on repasse entièrement ce dessin à la plume, puis au ciseau avec toute la netteté possible.

Les ciseaux dont on se sert pour ce travail sont longs d'un doigt. Les plus faibles ont le volume d'une plume d'oie; les plus forts ont le double de cette grosseur. —

Leurs formes sont très-variées : les uns sont faits comme la lettre C, d'autres sont plus ou moins contournés, enfin il y en a qui sont complétement droits. De chaque forme il faut avoir six calibres différents allant en diminuant graduellement jusqu'à la dimension de l'ongle du pouce.

— On se sert de ces ciseaux pour profiler le dessin en les frappant adroitement avec un petit marteau pesant trois ou quatre onces.

Après cela on entoure le vase d'un feu modéré, afin d'en faire sortir la poix dont il est rempli ; — puis on le recuit et on le blanchit en le faisant bouillir dans deux parties égales de tartre et de sel.

Cette opération terminée, on prend certaines enclumes en fer pur et à cornes plus ou moins longues, suivant le besoin. Ces enclumes se nomment bigornes et se fixent dans un billot de bois, comme les enclumes ordinaires. —

On introduit dans le vase une de leurs cornes, recourbée et ronde comme l'extrémité du petit doigt ; puis, en frappant à petits coups avec le marteau sur la corne qui est en dehors, on fait subir à la première des contre-coups


qui forcent l'argent à prendre le relief que l'on désire. —

Quand on a relevé de cette façon les figures, les animaux ou les feuillages qui composent la décoration du vase, il faut recuire celui-ci, le reblanchir, le remettre en poix et le travailler avec une autre sorte de ciseaux qui toutefois ne diffèrent des précédents qu'en ce que leurs pointes doivent avoir, dans leurs divers calibres, la forme d'un haricot petit ou gros. Cette forme, du reste, varie suivant les habitudes des artistes, ainsi que je l'ai remarqué chez beaucoup d'entre eux; — cela, au surplus, est de peu d'importance ; il suffit de savoir que ces ciseaux doivent non pas tailler mais écacher l'argent.

Pour retourner à notre sujet, je dis que le vase doit être retiré de la poix et recuit deux ou trois fois, selon le besoin. — Enfin, lorsque les figures et les feuillages seront presque terminés avec le ciseau, on ôtera définitivement la poix et on exécutera en cire, d'après le modèle préparé à l'avance, le bec et l'anse du vase, que d'ordinaire on couvre de nombreux et gracieux ornements.

Une fois la cire terminée, il faut la mouler. — Cette opération se fait au moyen de différents procédés que je vais décrire dans l'intérêt de l'art. — Nous commencerons par celui qui m'a semblé le plus facile et que j'ai employé pour les vases du roi François Ier.

On prend de cette terre dont se servent les fondeurs de pièces d'artillerie, et, lorsqu'elle est bien sèche, on la pulvérise et on la mêle avec de la bourre de drap fin et un pen de bouse de vache passée au tamis ; puis on bat soigneusement toutes ces choses ensemble. On broie ensuite du tripoli, et, après l'avoir détrempé comme une couleur à l'huile, on en étend une couche sur la cire. — Il faut avoir fait préalablement avec la même cire la bouche et les évents du mou le. Ces derniers, ainsi que je l'ai toujours pratiqué, doivent partir de dessous le moule pour monter


à la hauteur de la bouche, dont on les tient un peu éloignés, de peur que le métal en fusion n'y entre et ne les empêche de fonctionner. — Quand la couche de tripoli est sèche, on la couvre du mélange de terre, de bourre et de bouse de vache dont nous avons parlé plus haut, et auquel on donne, en le laissant sécher, l'épaisseur d'un doigt.

— Après cela on lie le moule avec du fil de fer et on applique sur cette espèce d'armature une seconde couche du même mélange de terre, de bourre de drap et de bouse de vache, mais moins épaisse que la première, que toutes ces précautions servent à maintenir plus solidement. — On soumet ensuite le moule au feu, et on fait écouler peu à peu la cire, en tenant la bouche du jet penchée sur un petit bassin. — Il faut avoir soin que la chaleur ne soit point trop forte, parce que, si la cire venait à bouillir, elle gâte- rait le moule. — Aussitôt après l'extraction de la cire, le moule se détachera de lui-même du vase. — On le laissera bien se ressuyer, puis on clora avec la même cire la partie qui était adhérente au vase. — On le reliera ensuite avec du fil de fer, on l'enduira de nouveau avec le lut dont nous avons parlé plus haut, et on le mettra dans un petit fourneau de briques rempli de charbons que l'on allumera au même instant. On ne retirera le moule du fourneau que lorsqu'il sera bien cuit ; le lut dont il est formé pouvant supporter le feu le plus ardent du premier coup, ce qui n'aurait pas lieu avec d'autres terres non préparées et non mélangées comme celle-ci.

Lorsque le moule est bien cuit, on le place, pendant que l'argent est en train de fondre, dans un bassin assez grand pour le contenir aisément et dont on remplit les vides avec du sable humide, afin de solidifier le moule, comme cela se pratique dans les fosses des pièces d'artillerie. — Dès que l'argent est fondu, on le rafraîchit avec du tartre bien pulvérisé et on couvre l'ouverture du creuset


avec un linge plié en trois ou quatre doubles et soigneusement enduit de graisse ou d'huile. — On saisit ensuite le creuset avec les embrassoires et on verse l'argent dans le moule. — On doit avoir des embrassoires de diverses sortes, c'est-à-dire grandes, moyennes et petites, selon la dimension des creusets et la quantité d'argent que l'on veut fondre. Ces embrassoires maintiennent le creuset et s'opposent à ce qu'il se brise, accident auquel on n'est que trop exposé et qui en un instant entraîne la perte de tout le travail. — Cette opération réclame donc beaucoup d'adresse et un soin extrême. — Pendant que l'on verse l'argent dans le moule, il est nécessaire qu'un ouvrier, à l'aide d'une paire de pinces, empêche de se déranger le linge enduit de graisse dont on a couvert le creuset. On a recours à cette précaution pour conserver au métal sa chaleur et pour qu'il ne tombe point dans le moule de charbons ou quelque autre matière étrangère.

On notera encore que, si l'on veut, ainsi que cela se fait communément, orner un vase de mascarons, il faut, après avoir détaché la cire du vase, mouler les mascarons et appliquer bien uniformément dans le creux une couche de cire épaisse comme une lame de couteau, voire même plus ou moins, suivant que l'on désire que les masques soient fournis d'argent. En terme de l'art, cette cire s'appelle lasagna, à cause de la ressemblance qui existe entre elle et la pâte mince et plate qui porte ce nom (1). - Lorsque le moule a été, exactement comme le précédent, garni de ses évents et de sa bouche, couvert avec de la terre mêlée de bourre de drap et de bouse de vache et entouré de fil de fer, on opère la fonte sans rien changer à ce que nous avons indiqué. — Les anses et le pied du vase se coulent de la même façon, à moins que l'on ne préfère les exécuter

(1) La lasagne est un espèce de venniccHp plat.


au marteau; mais je conseillerai toujours d'employer la fonte pour les grands vases, parce qu'autrement leurs pieds ne pourraient avoir la force de les supporter.

Je vais décrire une autre manière de couler que l'on sera libre d'adopter si l'on veut, car elle est également bonne. — On pulvérise et on tamise du plâtre neuf et une brique de terre cuite, que l'on mêle ensuite par parties égales et que l'on détrempe avec de l'eau, en y ajoutant un peu de plâtre brûlé. — On étend ce mélange sur le modèle en cire à l'aide d'un pinceau de soies de porc, de la même manière que la terre mêlée de bourre dont j'ai parlé plus haut, avec cette différence néanmoins que le plâtre doit être employé sans interruption, car il prend si rapidement qu'on peut, après la première couche au pinceau, l'appliquer avec une petite palette de bois jusqu'à ce qu'il ait l'épaisseur d'un doigt. — On lie ensuite le moule avec du petit fil de fer bien recuit, puis on lui donne une couche de plâtre et de brique pulvérisés et détrempés mais non passés au tamis. — Cette couche doit parfaitement recouvrir le fil de fer et être épaisse suivant la dimension du moule. — Si l'artiste n'était point pressé de livrer son travail, ainsi que cela arrive souvent, il ferait bien de laisser le plâtre sécher de lui-même au soleil ou dans une chambre remplie de fumée, de laquelle il ne le sortirait point avant qu'il eût perdu toute son humidité. —

Après cela on extrait la cire à l'aide d'un feu tempéré que l'on augmente ensuite jusqu'à ce que le moule soit bien cuit, Je ne saurais trop recommander cette méthode, car elle se prête admirablement aux exigences de l'artiste, suivant qu'il se trouve plus ou moins pressé de terminer son travail.

Voici encore une autre manière de couler les mêmes objets. — On coupe le modèle de cire en plusieurs morceaux desquels on prend l'empreinte dans la terre et les


châssis dont nous avons déjà parlé. — Puis on les coule en plomb, lorsqu'on a obtenu la meilleure empreinte possible ; et si je m'exprime ainsi, ce n'est pas sans intention, car ils sont souvent d'une dépouille très-difficile. —

Ces jets de plomb se réparent ensuite et s'amincissent suivant la volonté de l'artiste ; — après quoi on les emploie à faire de nouvelles empreintes dans lesquelles on coule en argent. — Cette méthode est encore excellente, parce qu'elle permet à l'artiste de réparer et d'amincir à son gré les épreuves de plomb, et, en outre, de les conserver pour s'en servir à l'occasion.


CHAPITRE XIII.

Des statues d'argent plus grandes que nature. — De la manière de les mouler, de les souder et de les blanchir.

L'exécution d'une statue d'argent, grande comme nature ou de dimension colossale, présente d'énormes diffi- cultés. Bien que les procédés de fabrication soient les mêmes pour les grandes figures que pour les petites qui n'ont qu'une brasse et demie de hauteur, comme celles qui ornent l'autel de Saint-Pierre de Rome, les premières n'ont jamais pu être amenées à la perfection des secondes; en effet, on ne saurait les manœuvrer aussi facilement devant le feu, et, en outre, elles exigent l'emploi de feuilles de métal beaucoup plus épaisses. — Ces difficultés sont telles que, jusqu'à présent, je n'ai vu aucune grande statue d'argent digne d'être remarquée, tandis qu'il y a une multitude de figurines vraiment admirables.

Nous avons dit qu'à Paris on s'occupait de la grosserie plus qu'en toute autre partie du monde, et que le travail au marteau y était poussé à une perfection dont rien n'approchait ; - néanmoins, lorsque l'empereur CharlesQuint traversa la France, le roi François Ier ayant voulu offrir à ce prince, entre autres présents, un Hercule en argent avec deux colonnes de la hauteur de trois brasses et demie environ, les premiers maîtres de Paris auxquels il commanda cette statue ne purent jamais l'exécuter avec


cette perfection qui distinguait leurs autres ouvrages. Ils ne parvinrent jamais à souder au torse les jambes, les bras et la tête, à tel point qu'ils furent obligés, pour met- tre ces membres en place, de les lier avec des fils d'argent, — Plus tard, le roi m'ayant chargé de lui faire douze statues, d'une dimension semblable à celle dont nous venons de parler, se plaignit à moi de ces imperfections, et me demanda si l'art ne permettait pas de vaincre de pareilles difficultés. — Dès que je lui eus expliqué comment il fallait s'y prendre pour les surmonter et pour obtenir le résultat désiré, il m'ordonna de me mettre à I'oetivre sur-le-champ.

Pour exécuter de semblables ouvrages, il y a différentes méthodes ; les maîtres suivront l'une de préférence à l'autre, selon qu'ils auront plus ou moins d'expérience dans l'art de la grosserie.-Mais, quelle que soit la méthode que l'on adopte, il faut commencer par faire un modèle en terre exactement de la grandeur de la statue que l'on veut exécuter en argent. — Sur ce modèle, on forme un moule en plâtre composé de plusieurs morceaux, parmi lesquels on en distingue deux principaux : — l'un comprend tout le devant du torse depuis la naissance du cou jusqu'à l'enfourchure des cuisses, et s'étend à droite et à gauche jusqu'à la moitié des côtes, où il se réunit à l'autre morceau qui présente la partie postérieure du torse, depuis l'endroit où les épaules s'attachent au cou jusqu'au bas des fesses. Chaque bras et chaque jambe se divisent également en deux morceaux; — la tête se fait d'une seule pièce. — Il faut avoir soin de remplir de cire les parties creuses, afin qu'elles soient de dépouille facile. —

On prend ensuite toutes ces formes de plâtre et on les jette en bronze séparément. — Après cela on commence à battre des feuilles d'argent d'une épaisseur convenable sur les formes de bronze, avec un marteau de bois, et on


les soumet à plusieurs cuissons afin de les rendre ductiles.

En procédant ainsi, elles prennent parfaitement la forme du creux. Le maître expérimenté complétera son travail en donnant quelques coups de marteau, réclamés par la nécessité d'obtenir sur les différentes pièces de métal une marge suffisante pour les joindre ensemble et les souder.

— Dans chacune de ces marges, dont la largeur ne doit point excéder deux fois l'épaisseur d'une lame de couteau, on pratique, à l'aide de ciseaux, des entailles de deux doigts et disposées de façon qu'en superposant deux morceaux de métal ils puissent entrer l'un dans l'autre.

On les resserre adroitement au marteau en les soutenant intérieurement avec une enclume ronde, afin que le coup de marteau ne porte pas à faux. — Chaque pièce doit être préparée ainsi : on commence par le torse, puis on s'ocrupe des jambes, des bras et de la tête ; enfin on soude le tout soigneusement. Mais, avant d'arriver à cette dernière opération il faut emplir de poix toutes les pièces et les terminer complétement au ciseau et au marteau, en se guidant sur le modèle en terre.

Maintenant, voici comment j'exécutai les figures du roi François 1er : - Je préparai mes plaques d'argent par les procédés que j'ai déjà expliqués, et, après avoir fait un modèle en terre, je les réduisis à l'épaisseur que je jugeai convenable ; puis je leur donnai la forme voulue en les frappant avec patience et dextérité, tantôt au droit tantôt au revers. — Cette méthode me prit moins de temps que n'en aurait exigé celle que je viens de décrire; mais, d'un autre côté, si elle est plus. expéditive, elle exige aussi plus d'habitude et plus d'habileté.—Lorsque j'eus terminé les bras, les jambes et le torse, je fis la tête d'un seul morceau en opérant comme s'il se fût agi d'un vase. —

Je soudai ensuite tous ces membres ensemble en entaillant chaque pièce et en encastrant l'une avec l'autre. —


Les soudures que j'employais étaient au huitième, c'est-àdire que dans une once d'argent je mettais la huitième partie d'une once de cuivre. — Je commençai par souder le torse à l'aide d'un grand soufflet muni d'une douille, suffisamment longue, qui soufflait sous un lit de charbons que j'allumai au moment où je posai mon ouvrage dessus. — Je fis en sorte que le métal devînt rouge en même temps que les charbons.—Pendant que je soufflais doucement, la soudure se mit à couler et je la dirigeai facilement en avant et en arrière, suivant le besoin, jusqu'à ce qu'elle eût couru d'un bout à l'autre de l'ouvrage. — Si, au milieu de tout cela, je n'ai point parlé du borax, c'est que j'ai supposé m'adresser à des artistes déjà quelque peu initiés à l'art et sachant que rien ne peut se souder sans borax. — Souvent la soudure ne réussit pas partout, et alors il faut recommencer sur nouveaux frais. — Quand cela m'arrivait, je prenais au lieu d'eau un peu de suif de chandelle, afin de ne pas refroidir tout le morceau que je devais souder. Sur ce suif je mettais ma soudure et mon borax, et j'obtenais le même résultat que si je me fusse servi d'eau. — Je soudai donc ainsi tous les membres de ma figure, puis je les emplis de poix et je leur donnai la dernière main avec le ciseau. — Après cela, il fallut réunir toutes ces pièces et, en un mot, monter complète- ment ma figure ; cette opération est celle que nous avons montrée si difficile, et dont les artistes français chargés d'exécuter la statue d'Hercule n'avaient pu venir à bout.

Au milieu d'une grande salle où je travaillais, je construisis un petit mur en pierres ayant une brasse d'élévation, quatre de longueur et une et demie de largeur.

Après avoir ajusté les jambes de la statue au torse, je pris du fil d'argent au lieu de lil de fer, dont on se sert ordinairement, et je les liai de trois doigts en trois doigts, non sans de grandes difficultés. — Une fois ma statue


ainsi préparée, je la plaçai sur le petit mur près duquel j'avais allumé un bon feu ; puis je couvris les liens d'argent de soudure au cinquième, semblable, sauf la différence d'alliage, à celle au huitième dont nous avons parlé.

— J'avertis le lecteur que le cinquième de cuivre que l'on mèle à l'argent doit être en cuivre rouge et non en cuivre jaune. — En effet, le cuivre rouge se laisse mieux ciseler et tient plus solidement, quoiqu'il soit un peu moins facile à fondre ; toutefois, comme je travaillais de l'argent allié au onzième, je n'étais arrêté par aucune difficulté : si l'on entreprenait de semblables travaux avec de l'argent à bas litre, on ne pourrait les réussir.. — Mais revenons à notre sujet. — Lorsque j'eus donc disposé les jambes de ma statue, ainsi que je viens de le dire, je commençai à aviver le feu avec l'aide de quatre ouvriers armés d'éventails et de petits soufflets à main. — Au fur et à mesure que la soudure coulait, je jetais dessus de la cendre mouillée, et non de l'eau, qui m'aurait empêché ensuite de revenir sur les endroits où la soudure n'aurait point couru. — De cette façon je soudai les deux jambes, et, avant que ce travail ne fût refroidi, j'en eus fini, sans plus de malencontre, avec toutes les autres pièces.-Ainsi cette figure de quatre brasses de hauteur et du poids de trois cents livres se trouva parfaitement soudée en sortant du feu. — Cette manière d'opérer fut approuvée et très-admirée par tous les artistes de Paris. — Enfin, après avoir blanchi ma statue selon la méthode accoutumée, je la mis en poix et je la terminai au ciseau. — Je la posai sur un piédestal de bronze, haut de deux tiers de brasses environ et orné de quelques bas-reliefs dorés. — Elle représentait Jupiter tenant de la main gauche le globe du monde, et de la main droite une foudre arrangée de façon à recevoir une torche allumée.

Bicn que j'aie déjà enseigné le moyen de blanchir les


ouvrages d'argent, je ne laisserai pas de mentionner ici la manière dont je m'y pris pour le Jupiter, dont la dimen- sion présentait de nombreuses difficultés. Je montrerai ainsi aux artistes comment ils doivent se gouverner dans de semblables travaux.

Je fus obligé d'aller dans l'atelier d'un teinturier d'étoffes et d'emplir de blanchiment un de ses cuviers que j'eus soin de choisir assez vaste pour contenir ma statue. Je préparai ensuite quatre verges de fer longues de quatre brasses chacune, quatre leviers en bois de châtaignier plus longs que les verges de fer, et j'étendis à terre un grand lit de charbons sur lequel, à l'aide des quatre verges de fer, je posai ma statue, après avoir enlevé l'excédant des soudures et après l'avoir bien nettoyée, aplanie et poncée. Lorsque les charbons, à moitié consumés, eurent perdu une grande partie de leur ardeur, je les ramassai avec une pelle de fer et j'en couvris soigneusement ma statue ; — ce qui ne se fit point sans difficulté à cause de l'énormité du feu. Je laissai ma figure sous les charbons, en la couvrant et la découvrant suivant le besoin, jusqu'à ce qu'elle fût devenue partout également rouge. Après cela je l'enlevai du feu au moyen des quatre verges de fer, et j'attendis qu'elle fût refroidie pour la reprendre et la porter dans le cuvier à l'aide des quatre leviers de bois, dont l'emploi est ici nécessaire, parce que le blanchiment, composé d'eau de tartre et de sel dont la cuve est remplie, ne peut souffrir le contact du fer. — Quand ma statue fut dans le cuvier, je la retournai et la frottai en tous sens avec de grands pinceaux de soies de porc semblables à ceux dont on se sert pour badigeonner les murs. — Dès qu'elle fut bien blanche, je la mis dans une autre cuve pleine d'eau fraîche, puis je l'essuyai soigneusement et je la fis dorer en quelques endroits qui réclamaient cet ornement.

Ce travail de dorure présenta des difficultés incroyables;


néanmoins je n'en parlerai pas ici afin d'être bref.- Je me réserve d'ailleurs d'enseigner, dans les chapitres suivants, la manière de dorer. Cet art, non moins beau que merveilleux, ne doit point être ignoré des artistes qui désirent exceller dans toutes les parties de l'orfèvrerie, mais qu'ils se gardent bien de le pratiquer eux-mêmes. La prudence leur commande de l'abandonner aux gens qui s'en occupent exclusivement ; car le mercure, dont l'emploi est indispensable, exerce sur les gens forcés de le manipuler une action si terrible qu'il les énerve complètement, fait trembler leurs membres et rend leurs yeux louches et égarés.

Ici nous mettons fin à ce traité de l'orfèvrerie que nous avons entrepris en nous en rapportant toujours à l'intelligence et à la pratique des maîtres expérimentés. —

Toutefois, avant d'aborder le traité de la sculpture, nous joindrons à celui-ci la description de quelques procédés utiles et même indispensables aux orfèvres.


CHAPITRE XIV.

De quelques particularités relatives à l'art de l'orfèvrerie, — et d'abord de la manière de préparer l'or à dorer et d'exécuter la dorure.

Pour faire de l'or à dorer, il faut prendre de l'or soigneusement épuré à vingt-quatre carats et le battre avec un marteau sur une enclume d'une propreté extrême, jusqu'à ce qu'il n'offre plus que l'épaisseur d'une feuille de papier à écrire.—On le coupe ensuite en petits morceaux, avec une paire de ciseaux, pour le moudre.-Après cela, on met dans un creuset qui n'ait jamais servi autant de mercure que le comporte la quantité d'or que l'on veut moudre, c'est-à-dire une once pour le poids d'un écu, ou, autrement dit encore, huit parties de mercure environ pour une partie d'or. — Ici on notera que le mercure et l'or se mêlent dans une écuelle de bois ou de terre bien propre.

— Après cela, on pose le creuset sur le feu et on le couvre de charbons allumés. Dès qu'il est devenu rouge, on verse dedans le mercure et l'or mêlés ensemble, et on les remue avec un petit charbon allumé jusqu'à ce que l'œil et la main avertissent que l'or s'est uni au mercure. Il est trèsimportant d'aider l'or à s'allier au mercure : — on y parvient en le remuant vivement avec le charbon. Si l'on négligeait cette précaution, l'or, ou, pour mieux dire, la pâte produite par le mélange de l'or avec le mercure serait ou


trop ferme ou trop tendre, ainsi que l'enseigne l'expérience. — Lorsque l'on juge que l'or est convenablement moulu, mêlé et fondu, on le verse chaud dans un vase rempli d'eau fraîche et dont la dimension est déterminée par la quantité d'or que l'on a fondu. L'or, en tombant dans l'eau, produira un frémissement facile à entendre. On le lavera ensuite dans plusieurs eaux jusqu'à ce que la dernière reste claire et belle.

Après cela, on se met à dorer en procédant ainsi : On nettoie et on polit soigneusement avec des gratteboësse l'ouvrage que l'on veut dorer. Ces outils sont très-con- nus et se vendent chez les merciers, mais les marchands n'en fabriquent que d'une seule et même dimension, tandis que les artistes ne peuvent se passer d'en avoir de toutes grandeurs. Il faut donc en faire soi-même de grands et de petits avec du laiton mince comme du fil à coudre, dont on forme une brosse de la grosseur du doigt, plus ou moins, suivant le besoin. — Quand on a bien gratte-boëssé l'endroit que l'on veut dorer, on pose l'or dessus à l'aide d'un avivoir ; — on appelle ainsi une verge en cuivre, munie d'un manche en bois, grosse et longue comme une fourchette ordinaire. — Au lieu de se servir de cet outil, beaucoup de doreurs ont coutume de faire remplir son office par le mercure même sur lequel ils étendent l'or; mais il faut bien se garder de suivre cette méthode, car le mercure employé en trop grande quantité altère la couleur de l'or et diminue sa beauté. — D'autres mettent l'or en plusieurs fois ; mais l'expérience m'a démontré que, pour bien dorer, il faut mettre l'or tout d'une seule fois et ensuite faire évaporer le mercure en fumée à l'aide d'un feu doux. — Durant cette opération, si l'orfèvre voit que l'or n'est pas réparti partout bien également, il peut trèsaisément, pendant que sa pièce est chaude, remettre de l'or et rendre sa dorure égale.


Si l'or se refuse à s'attacher en certains endroits, on remédie au mal en les couvrant avec l'avivoir d'un peu d'eau à blanchir l'argent, dont nous avons fait mention ailleurs.

— Si cette eau ne réussissait pas bien, on obtiendrait infailliblement le résultat désiré en employant de l'eau-forte évaporée ayant perdu toute sa vigueur.


CHAPITRE XV.

Manière de faire une couleur pour les dorures.

Voici comment se fait la première couleur dont on se sert pour colorier les dorures faibles : On prend en égales portions et on mêle ensemble du soufre et du tartre bien broyés, auxquels on ajoute du sel et du safran pilé, dont la quantité est déterminée par la moitié de l'un des deux premiers ingrédients. - Après cela on nettoie et on gratte-boësse soigneusement la dorure, comme nous l'avons dit; - puis, avec de l'urine d'enfant encore chaude et une vergette en soies de porc, on enlève tous les corps gras ou sales qui auraient pu s'attacher à la dorure. — On remplit ensuite un chaudron en cuivre ou un vase en terre d'eau, que l'on fait bouillir et dans laquelle on jette le mélange de soufre, de tartre, de sel et de safran dont nous avons parlé plus haut. — Quand on a bien remué et délayé dans l'eau cette composition, on trempe dedans, suspendu à une corde assez forte pour le soutenir, l'ouvrage que l'on veut colorier, et on l'y laisse pendant un espace de temps équivalent à celui qu'il faudrait pour faire quatre pas en avant et en arrière. On le met ensuite dans de l'eau fraîche et claire. — On le laisse dans l'eau bouillante plus ou moins de temps, suivant le plus ou moins de couleur que l'on veut lui donner. On


notera toutefois que, si on l'y laissait trop longtemps, il deviendrait noir, et que la dorure se gâterait. — Cette dorure est la plus faible que l'on fasse, et la couleur ne peut servir qu'une fois.


CHAPITRE XVI.

D'une autre couleur pour les dorures.

On prend en égale quantité du vert-de-gris, du salpêtre, du vitriol, du sel ammoniaque et le double d'hématite rouge. — Chacun de ces ingrédients doit se piler séparément et avec soin. — On les délaye ensuite dans de l'eau, de façon à en former une espèce de sauce, et, tout en les délayant, on continue à les broyer jusqu'à ce qu'ils soient tous parfaitement incorporés ensemble. — On les renferme ensuite dans un vase vernissé un peu grand, parce que ce mélange tend à se gonfler : si l'on se servait d'un vase de verre pouvant se fermer, cela vaudrait encore mieux.

Cette couleur ne peut s'employer que sur des dorures solides, sinon elle a tant de force qu'elle les rendrait noires. - On l'étend sur la dorure avec un pinceau, en ayant soin de ne pas toucher à l'argent, attendu qu'il noircirait. — Lorsque l'on a ainsi colorié une pièce, on la met sur le feu, et, dès qu'elle fume un peu fort, on la jette dans de l'eau claire. - Il faut avoir soin de ne pas la laisser fumer trop longtemps, parce que l'or se mangerait, et la couleur ne pourrait prendre.


CHAPITRE XVII.

IV iino couleur pour los dorures abondamment cliarfjc'fs d'or,cl de III ri ri» à dorer.

Après avoir gratte-boëssé une pièce d'orfèvrerie, comme nous l'avons dit plus haut, on la dore, puis on la ressuie avec adresse. On peut même ne pas la ressuyer complète- ment et se borner à faire en sorte qu'elle reste sans mercure. - Après cela on la gratte-boësse de nouveau et on la chauffe sur un feu de braise, jusqu'à ce qu'elle arrive à fondre aisément une certaine cire dont on l'enduit et que tout à l'heure nous enseignerons à faire.

Lorsque cette cire est étendue sur la pièce dorée, on attend que celle-ci soit refroidie, et on la remet ensuite sur le feu, où on la laisse, en prenant bien garde qu'elle ne devienne rouge, jusqu'à ce que la cire ait brûlé et disparu. - Aussitôt après on plonge la pièce dans de l'eau où l'on a détrempé du tartre, et, quand elle est éteinte, on l'y laisse quelques instants. - Au sortir de là on la nettoie avec une vergette dans de l'eau froide, et on la rend de plus en plus brillante. - Si elle est bien dorée, on lui donnera la couleur dont nous allons indiquer la composition dans le chapitre suivant; —mais auparavant disons comment se fait la cire dont nous avons parlé plus haut.


On prend cinq onces de cire vierge, une demi-once d'hématite rouge, autant de vitriol romain, trois deniers de féret d'Espagne, c'est-à-dire le poids d'un ducat, et plutôt moins que plus; une demi-once de vert-de-gris, et trois deniers de borax. - On fait fondre tous ces ingrédients avec la cire, et on les emploie comme nous l'avons dit plus haut.

Dès que la pièce dorée sera débarrassée de cette cire on lui appliquera la couleur suivante.


CHAPITRE .XVII;L

D'une autre couleur pour les dorures.

On prend une demi-once de vitriol romain, autant de salpêtre, six deniers (1) de sel ammoniaque et une demi- once de vert-de-gris. - Il faut d'abord piler soigneusement le sel ammoniaque sur une pierre sans employer de fer, puis le broyer de nouveau en compagnie de tous les autres ingrédients. — Ce mélange se met dans un vase vernissé où on le délaye avec de l'eau comme si l'on voulait faire une sauce. - Dès que ce vase est sur le feu, il faut remuer continuellement la composition, et, sans la chauffer vivement, la faire bouillir pendant le temps que l'on mettrait à marcher cinq pas ; — autrement elle se gâterait. - On la laisse ensuite refroidir d'elle-même, et on l'emploie comme nous l'avons indiqué précédemment.

(1) Le denier est la vingt-qatrième partie de l'once.


CHAPITRE XIX.

J)'UIIB autre manière de colorier les dorures.

Après avoir essuyé avec un linge blanc la pièce dorée, on prend une ou deux plumes de poule et on la barbouille comme si on avait à la colorier avec le vert-de-gris. On la met ensuite sur le feu, et, dès qu'on la voit ressuyée et fumant fortement, on la jette dans de l'eau froide.Après cela on la nettoie, et on la fait bouillir de nouveau, mais pendant très-peu de temps, dans de l'eau où l'on a détrempé du tartre. —Enfin on la lave dans de l'eau pure et on la brunit où bon semble. - Cette dorure et cette couleur sont les plus belles que l'on puisse faire, sans compter qu'elles se conservent très-longtemps.


CHAPITRE XX.

De la nuUliude à suivre pour luisscr blanc Tarycul Cil quoique? emlruilb.

Après avoir poli les endroits où l'on veut que l'or tic s'attache pas, on prend cette fleur de farine que l'on recueille dans les moulins le long des murs ou sur les ressauts et les corniches des salles où on la renferme. On en forme une espèce de sauce; puis, avec un pinceau de petitjjris, on en étend une couche assez épaisse sur les endroits que l'on désire conserver blancs. On fait ensuite ressuyer à un feu lent la pièce ainsi préparée; après quoi on dore en toute sécurité.

Si l'on ne veut point employer de la fleur de farine, on peut avoir recours à cet autre moyen : On prend du plâtre en pain dont se servent les cordon- niers; on le broie soigneusement, puis on le délaye avec de la colle de poisson que l'on mêle avec beaucoup d'eau, afin de lui ôter de sa force.

Voilà tout ce que j'avais à dire sur l'art de la dorure; -mais le point important est de savoir exécuter avec talent les pièces d'orfèvrerie, car on peut laisser faire la dorure par les gens qui s'en occupent exclusivement, d'autant plus que l'on évite ainsi les terribles accidents auxquels sont exposés les doreurs, comme nous l'avons dit plus haut.


CHAPITRE XXI.

Moyen très-facile et très-beau pour faire nne eau propre à graver les planches de cuivre et à remplacer le burin.

On pulvérise une demi-once de sublimé, une once de vitriol, une demi-once d'alun de roche, autant de vert-de- gris ; on lie ensemble tous ces ingrédients avec le suc de six limons ou, à défaut de limons, avec du vinaigre fort, puis on les fait un peu bouillir dans un vase vernissé, en ayant soin de ne pas les laisser trop dessécher.

Après avoir bien plané la planche de cuivre, on prend du vernis ordinaire, c'est-à-dire de celui avec lequel on vernit les gardes d'épée, et on le fait fondre à un feu doux avec un peu de cire, afin de l'empêcher de s'écailler sous le stylet à dessiner. Avant de le mettre sur le cuivre, il faut bien regarder s'il n'est pas trop cuit.

Une fois le dessin tracé, l'on entoure la planche d'un rebord en cire destiné à retenir l'eau-forte, que l'on ne doit pas laisser sur le cuivre plus d'une demi-heure. — Si, après cela, on ne trouvait pas la gravure assez creuse, on la recouvrirait d'eau-forte ; puis on la nettoierait soigneusement avec une éponge.

On se sert d'un stylet d'acier trempé pour dessiner sur le vernis, et celui-ci s'enlève en le frottant doucement avec une éponge et de l'huile chaude, afin de ne pas altérer la gravure.


Ces planches peuvent se tirer comme celles qui sont burinées.

A la vérité, si ce procédé est facile, comme nous l'avons dit, d'un autre côté, il fournit moins d'épreuves que les gravures au burin.


CHAPITRE XXII.

Pour faire de IVau-forle.

Prenez huit livres d'alun de roche calciné, autant de très-bon salpêtre, quatre livres de vitriol romain, et mettez tout cela dans un matras avec un peu d'eau-forte qui ait déjà servi.

On fait un lut excellent pour le matras avec du crottin de cheval de la limaille de fer et de la terre à briques que l'on prend par portions égales et qu'on lie ensemble avec des jaunes dWs. On étend ce lut sur le matras en lui donnant autant d'épaisseur que le permet le fourneau, puis on le cuit à un feu doux de la manière accoutumée.


CHAPITRE XXIII.

Dr l'affinage.

On bat dextremcnt l'or que l'on veut affiner cl on le divise en morceaux de la dimension d'un écu. — Parfois même on prend tout simplement des écus et on les affine à vingt-quatre carats, en enlevant tout l'alliage sans ef- facer la frappe. — Mais disons comment il faut opérer : — On délaye dans un peu d'eau du tartre et de la brique pilée, puis on construit un fourneau rond dans les commissures duquel on étend ce lut. — On met ensuite dans le fourneau les morceaux d'or ou les écus battus, et on les couvre avec le même lut. — Après cela on leur donne un feu continu pendant vingt-quatre heures, au bont desquelles on les trouve à vingt-quatre carats.

Ici le lecteur notera que je n'entends pas en remontrer aux gens du métier, pas plus que je n'ai eu la prétention d'enseigner aux chimistes à faire de l'eau-forte. — J'ai voulu uniquement mettre les artistes à même de se servi r d'un procédé précieux dans les travaux d'orfèvrerie. —

En mille occasions, la connaissance de telles choses peut leur être de la plus grande utilité, ainsi que je l'ai expé- rimenté en exécutant à Paris pour le roi François I" quelques figurines d'or, hautes d'une brasse et demie. —

Au moment où elles étaient près d'être terminées , elles


prirent certaines vapeurs de plomb qui les auraient fait rompre comme du verre, si je ne leur eusse point donné un feu doux, après les avoir revêtues du lut dont j'ai parlé plus haut. Cette précaution les sauva du danger qu elles couraient. - Tout bon maître ne doit dédaigner de connaître rien de ce qui intéresse son art.

FIN DU TRAITÉ DE L'ORFÈVRERIE.


TRAITÉ DE LA SCULPTURE.

I

CHAPITRE PREMIER.

Des modèles en terre. — Des cires. — De la préparation des terres. — Quelle est la meilleure terre? — Des creux en plâtre. — Des armatures en fer. — Des i^ents. —■ De la manière de cuire les moules.

Pour tout le monde il est évident que la seule protection des princes éclairés fait progresser les arts et fleurir le génie. A l'appui de cette assertion, nous n'avons pas besoin d'aller chercher des exemples dans l'antiquité. Il nous suffit de dire comment plusieurs nobles arts, et particulièrement celui du dessin, s'épanouirent dans le siècle de Cosme de Médicis, dont la plus grande sollicitude fut de soutenir avec une royale libéralité tous les gens qui promettaient du talent. —N'est-ce pas de son temps, en effet, que Filippo, fils de Ser Brunellesco, tira des ténèbres la bonne architecture et que Donatello et Lorenzo Ghiberti prouvèrent, par leurs chefs-d'œuvre en marbre et en bronze, que les modernes pouvaient lutter avec les anciens? — A Cosme succéda Laurent, homme de même race et de même valeur, lequel aida et protégea ce merveilleux


Michel-Ange Buonarroti qui, plus tard, sous le pape Jules II, eut tant d'occasions de déployer son sublime génie. — N'est-ce pas aussi du temps de Jules Il que fleurit l'illustre Bramante? Le souverain pontife ayant reconnu que Bramante, quoique peintre médiocre, était admirablement doué pour l'architecture, lui offrit les moyens d'arriver à ce suprême talent qui distingue ses œuvres.— Notons que ce Bramante est véritablement celui qui mit en lumière l'immensité du génie de Michel-Ange, en con- seillant noblement à Jules II de l'employer à peindre la chapelle papale.

Mais laissons de côté, malgré leurs titres à être mentionnés, une foule de princes, magnifiques et passionnés protecteurs du talent, parmi lesquels resplendissent, semblables à deux diamants éclatants, le pape Léon X et le roi François Ier. — Contentons-nous de parler ici, comme se rattachant à notre sujet, du juste et magnanime Cosme de Médicis, prince de Florence et de Sienne, qui, non content de marcher sur les traces de ses ancêtres, les a de beaucoup dépassés en mettant dans sa noble patrie chacun à même de cultiver avec splendeur les arts qui erraient abandonnés, et de conquérir par ses travaux une gloire éternelle. — C'est ainsi que dernièrement ce généreux prince m'a donné la possibilité d'acquérir un renom immortel (en supposant que j'aie bien opéré), lorsque, par son ordre, j'exécutai en bronze la statue de Persée, qui se trouve aujourd'hui devant son royal palais en compagnie des œuvres de trois excellents artistes, MichelAnge, Donato et Bandinello. — Cette haute faveur et la signalée protection que Francesco, prince de Florence, et le cardinal Ernando, dignes fils du duc Cosme, ont constamment accordées à tous les gens de mérite, ont été cause que, méprisant le poids des années et mille autres empêchements, j'ai entrepris d'écrire le présent traité,


pour témoigner quelque peu ma reconnaissance des infinis bienfaits que je reçois à tout instant de la royale courtoisie de ces excellents seigneurs.

Les choses dont je vais parler sont certainement connues de beaucoup de gens. Néanmoins, je suis loin de penser que mon œuvre doive être réputée inutile par les hommes du métier et les savants; car, même sans tenir compte d'une foule de secrets que, grâce à une longue pratique, j'ai retrouvés, je suis le premier qui, obéissant à un certain amour que j'ai toujours ressenti pour les arts, aie cherché par un semblable travail à leur assurer une longue existence et à les placer à l'abri des innom- brables traverses auxquelles le temps soumet toutes les choses humaines.

Dans ce traité, je m'occuperai d'abord de l'art de jeter les statues en bronze. — Pour initier à la pratique que j'ai acquise par mes travaux, je dirai que j'eus occasion de faire à Paris, pour le roi François Ier, quelques ouvrages en bronze dont les uns furent menés à fin et les autres laissés inachevés par suite de divers empêchements.

— Entre autres choses, je terminai une statue de bronze, grande de sept brasses, renfermée dans un hémicycle également en bronze. — Cette statue représentait la nymphe de Fontainebleau, ravissante villa appartenant au roi. — Son bras gauche reposait sur des vases d'où s'échappaient des sources, pour rappeler les eaux qui arrosent cette contrée. — Son bras droit entourait une tête de cerf en ronde-bosse, par allusion à la race de ces animaux qui peuplent ce pays. — Cette composition était ornée, d'un côté, de chiens braques et de lévriers, et, de l'autre côté, de chevreuils et de sangliers. — Au-dessus de l'hémicycle j'avais encore placé deux petits anges te- nant chacun une torche, et différents ornements que je m'abstiens de décrire, afin d'être bref.


Maintenant, pour parler du mode que j'observai dans l'exécution de cet ouvrage, je dis que, suivant l'usage, je le fis en terre exactement de la dimension qu'il devait avoir. — Dès qu'il se fut opéré dans ce modèle un retrait de l'épaisseur d'un doigt, je le retouchai soigneusement, puis je le soumis à une cuisson vigoureuse. Je le revêtis ensuite partout également d'une couche de cire, et je le conduisis à fin en ajoutant de la cire où besoin était, et en ayant soin de ne retrancher rien ou du moins qu'aussi peu que possible de la première couche.

Après cela, je broyai de la moelle de corne de mouton calcinée, puis du plâtre et du tripoli dans une proportion de moitié, et enfin autant de battitures de fer. Lorsque ces choses eurent été parfaitement broyées, je les mêlai ensemble avec de l'eau que j'avais préalablement jetée sur un tamis très-fin couvert de fiente de bœuf ou de crottin de cheval. J'obtins, de cette façon, une mixture liquide que j'étendis également sur ma cire à l'aide d'un pinceau de soies de porc, en me servant du côté par lequel les poils adhéraient à la chair. Quand cette couche fut sèche, j'en mis successivement d'autres, que je laissai de même sécher, jusqu'à ce que j'eus l'épaisseur d'une lame de couteau ordinaire. — Je revêtis ensuite mon ouvrage d'une chape de terre épaisse d'un demi-doigt; puis, lorsque celle-ci fut sèche, d'une seconde chape épaisse d'un doigt, et enfin d'une troisième de même épaisseur.

Voici comment on doit préparer la terre avec laquelle on fait ces chapes : Prenez cette terre qu'emploient communément les fondeurs de pièces d'artillerie. On la tire de différents endroits. — Près des fleuves, elle est un peu sablonneuse; mais il ne faut pas qu'elle le soit trop : il suffit qu'elle soit maigre. La terre grasse et fine sert pour la poterie, et ne convient pas à la fonte. — La bonne se trouve dans


les montagnes et dans les grottes. — A Rome, à Florence, et particulièrement à Paris, elle est si parfaite, que nulle part je n'en ai vu de pareille. — La terre des grottes est préférable à celle que l'on extrait daus le voisinage des fleuves. — Pour la préparer, il faut d'abord la laisser sécher et ensuite la passer par un tamis un peu serré, afin de la débarrasser des petites pierres et des autres corps étrangers qui s'y rencontrent. - Après cela, on la mêlera avec de la bourre de drap, qui sera en proportion de moitié de la terre.

Maintenant, que les artistes fassent attention à ce qui suit, car je vais leur révéler un procédé que l'expérience, m'a fait retrouver et qui m'a parfaitement réussi : Lorsque la terre aura été mêlée avec la bourre, ou l'arrosera avec de l'eau, jusqu'à ce qu'elle devienne comme de la pâte à pain. — On la battra ensuite soigneusement avec une verge de fer grosse de deux doigts (en ceci consiste le secret), afin qu'elle se maintienne molle pendant quatre mois au moins. — Et plus elle restera dans cet état, mieux cela vaudra, parce que la bourre en pourrissant rend la terre moelleuse comme un onguent. — Les gens qui n'ont point mis ce procédé en usage n'en augureront rien de bon et jugeront cette terre trop grasse; mais ses qualités onctueuses, loin de nuire à la réception du métal, la favorisent incomparablement plus que ne le ferait une autre terre que l'on n'aurait point laissé pourrir ainsi : c'est ce que j'ai expérimenté dans différents travaux dont je parlerai plus loin.

Voici un autre procédé pour les statues grandes comme nature : Modelez votre figure avec la terre mêlée de bourre, que Bous avons recommandée comme la meilleure ; et lorsque vous l'aurez terminée soigneusement, partie pendant que


la terre est fraîche, partie après que la terre, a commencé à sécher, vous la recouvrirez de ces feuilles d'étain battues dont se servent les peintres, et que chacun connaît parfaitement. — Pour fixer ces feuilles d'étain sur la figure en terre, vous vous y prendrez ainsi : Faites fondre dans un chaudron autant de cire que de térébenthine, et quand ces matières seront bien liquéfiées, iotis les appliquerez bouillantes sur votre figure avec un pinceau de soies de porc, en ayant soin de procéder trèslégèrement et très-délicatement, afin de ne point gâter les muscles, les veines et les autres finesses de travail où se révèlent l'art et l'habileté du maître. — Vous placerez ensuite les feuilles d'étain. — Comme il faut faire un creux en plâtre sur la figure en terre, cette enveloppe d'étain est indispensable pour la défendre contre l'humidité et la force du plâtre.

Gràce à ce procédé, la besogne de l'artiste est très-simplifiée. En effet, lorsque la figure a été jetée en bronze, le modèle, étant resté intact, guide les auxiliaires de l'artiste dans la réparation de la statue. Si, au contraire, le modèle ne pouvait se trouver sous leurs yeux, il en résulterait, non-seulement une perte de temps, mais encore une moins grande exactitude dans le travail. — C'est ce qui m'advint lorsque j'eus jeté en bronzg le Persée dont j'ai parlé tout à l'heure. — Cette statue, haute de plus de cinq brasses, avait été exécutée par moi dans le premier mode que j'ai décrit, c'est-à-dire qu'après l'avoir modelée en terre, amaigrie de l'épaisseur d'un doigt, soumise à la cuisson, et revètue de cire, je l'avais jetée tout d'un morceau. Comme il fallait retirer le noyau, afin qu'elle restât plus légère, j'avais pratiqué dans les flancs, les épaules et les jambes, plusieurs trous, que je fus obligé de ménager également dans mon enveloppe de cire, pour tenir le noyau en équilibre exactement au milieu de


la chape, ce qui m'empêcha nécessairement de COll:Lervel'- entier le modèle.

Mais pour retourner à notre sujet, disons que l'on peut encore appliquer les feuilles d'étain sur le modèle, à l'aide d'un pinceau, avec de la pâte de fleur de farine semblable à celle dont se servent les cordonniers.

On doit ensuite faire le creux en plâtre. Cette opération s'exécute de différentes manières; mais, selon moi, la plus certaine et la meilleure est celle qui consiste à façonner autant de petites pièces que le comporte le modèle que l'on veut mouler. — Ces petites pièces exigent le plus grand soin. Dans chacune d'elles on fixe, pendant que le plâtre est frais, un fil de fer double, ressortant de façon à recevoir une ficelle, et formant, par conséquent, une espèce de petit anneau. — Dès qu'une pièce est terminée et que le plâtre a bien pris, il faut s'assurer que cette pièce peut s'enlever facilement de sa place sans rien gâter; puis on l'y remet en assemblant bien exactement les joints pour qu'il ne reste aucun vide : sans cette précaution , l'ouvrage viendrait défectueux. - Tout en formant successivement les différentes pièces de moule (tant celles qui sont à mortaise que beaucoup d'autres que réclament la tète, les mains et les pieds), il faut avoir soin de les dis- tribuer de manière qu'elles prennent la moitié de la statue en longueur, depuis la poitrine jusqu'aux talons. Notons cependant que l'on s'abstient de couvrir de petites pièces une grande partie de la poitrine, du ventre, des cuisses et des jambes. — Comme on doit ensuite jeter sur la statue une chape de plâtre liquide épaisse de deux doigts, il faut avoir soin, avant de procéder à cette opération, de revêtir d'un peu de terre les anneaux de fil de fer dont nous avous parlé plus haut, autrement on ne pourrait plus retirer la chape. — Après cela, on enduira soigneusement avec un pinceau trempé dans de l'huile d'olive toutes les parties


que doit embrasser la chape ; celle-ci alors sortira avec la plus grande facilité, dès que le plâtre aura acquis de la consistance. Quand on aura vu qu'elle sort sans difficulté, on la remettra en place, et l'on exécutera l'autre moitié du creux en procédant comme nous venons de l'indiquer. On agira de même pour la partie postérieure de la statue.

Une fois le creux entièrement terminé, on prendra une corde solide et assez grosse, avec laquelle on liera la statue du haut en bas, et si la corde n'est pas bien serrée on la resserrera avec une multitude de petits morceaux de bois.

Sans cela, le plâtre jouerait, et la statue serait manquée.

Il faut donc la tenir liée jusqu'à ce que le plâtre, ayant perdu une grande partie de son humidité, ne puisse plus travailler. — Dès qu'il sera sec, on enlèvera la corde et on ouvrira la chape.

Pour les petites figures, cette chape peut se faire en deux morceaux seulement. Par petites figures, j'entends celles qui sont de dimension naturelle et, à plus forte raison, celles qui sont moins grandes que nature. Mais dès qu'elles sont plus grandes que nature, il est nécessaire de diviser la chape en quatre morceaux, deux par devant et deux par derrière, les uns allant de la tête aux cuisses, et les autres des cuisses aux pieds. Ces morceaux doivent mordre de deux doigts l'un sur l'autre, afin de s'enclaver le mieux possible.

Après ces opérations, on ouvrira la chape et on la posera à terre en la tournant à l'envers, de façon que le creux se trouve en dessus. On prendra ensuite une à une toutes les pièces du moule de la statue, et on les rangera à leur place dans la chape. — Les anneaux de fil de fer scellés dans les pièces du moule seront débarrassés de la terre qui les recouvrait et garnis d'une ficelle solide, laquelle passera à travers un trou que l'on pratiquera dans la


chape avec une tarière. Cette ficelle s'attachera à un petit morceau de bois hors de la chape.

Quand toutes les pièces du moule auront été ainsi fixées dans la chape, on graissera légèrement avec du lard le creux tout entier, puis on y appliquera des gâteaux de cire, de terre ou de pâte, de l'épaisseur d'une lame de couteau. —

Ces gâteaux se font à l'aide d'un morceau de bois dans lequel a été creusé avec un ciseau un carré grand comme la paume de la main, et ayant en profondeur l'épaisseur d'une bonne lame de couteau, plus ou moins, suivant que l'on veut que la statue soit massive ou légère. — A mesure que les gâteaux sont façonnés, on les applique l'un près de l'autre dans les creux du moule.

On disposera ensuite une armature de fer, espèce de squelette dont les différentes pièces suivront toutes les directions données aux jambes, aux bras, au torse et à la tête de la statue.Après cela, on posera sur cette armature plusieurs couches de terre maigre battue avec de la bourre, en les faisant sécher successivement, soit naturellement avec le temps, soit à l'aide du feu. C'est ce qu'on appelle le noyau de la statue. On renouvellera ces couches jusq u'à ce qu'elles touchent exactement les gâteaux qui garnissent le creux, ce dont on s'assurera en présentant autant que de besoin le noyau dans le moule. — Lorsque le noyau touchera bien partout, on le retirera du moule, on le liera du haut en bas avec du fil de fer, et on le soumettra au feu. — Quand il sera bien cuit, on le recouvrira d'un lut très-léger composé de poudre d'os et de brique maigre pilée et mêlée il un peu de terre pétrie avec de la bourre. — On fera ensuite cuire ce lut à l'aide d'un feu modéré, puis on ôtera de l'intérieur du moule les gâteaux qui le garnissent. — Pour maintenir le noyau en place d'une manière invariable, il faut avoir soin de lier à l'armature, en quatre endroits au moins, des


barres de fer qui passeront à travers le moule de plâtre. —

Lorsque l'on aura enlevé les gâteaux, on frottera de nouveau le creux légèrement avec du lard que l'on aura un peu chauffé pour qu'il s'incorpore mieux dans le plâtre. —

Après avoir ensuite percé les trous pour verser la cire, on renfermera le noyau dans le moule, que l'on dressera sur une base et dans lequel on ménagera au moins quatre évents, deux aux pieds et deux aux mains. — Du reste, plus il y en aura, plus l'artiste sera certain que son moule s'emplira bien de cire. — Les deux premiers évents doivent se faire dans la partie la plus basse des pieds, et ils se feront plus facilement si la statue se trouve placée sur une base un peu élevée. — On pratiquera les ouvertures des évents avec une grosse tarière, et on veillera à ce qu'elles se trouvent dirigées vers le bas, attendu que, de cette façon, il ne restera rien dans le moule lorsque l'on voudra faire écouler la cire. — A chacune de ces ouvertures on ajustera un tube de canne qui remontera de bas en haut le long de la statue. On aura soin de bien garnir de terre un peu liquide l'endroit où on attachera le tube, afin que la cire ne puisse se perdre. — Une fois ces précautions prises, on peut verser hardiment la cire, pourvu qu'elle soit convenablement chaude : si contournée que soit l'attitude de la figure, le moule s'emplira facilement. — Quand il sera plein, on le laissera refroidir pendant un jour entier, et pendant deux, si l'.opération a lieu en été. — La cire refroidie, on débarrassera la chape de ses liens et on dénouera les ficelles qui retiennent les petites pièces du moule. Quand on en aura défait la moitié, on essaiera doucement, par-devant ou par-derrière, d'enlever la première enveloppe de la statue ; comme la cire, en refroidissant, se sera retirée au moins de l'épaisseur d'un crin de cheval, cette opération n'offrira aucune difficulté. On procédera de la même manière pour la seconde moitié de la


chape. On placera ensuite la statue sur deux chevalets de bois assez élevés pour pouvoir travailler dessous avec les mains. Alors on commencera à enlever une à une toutes les pièces du moule garnies d'anneaux de fil de fer et de ficelles; puis on effacera les coutures produites sur la cire par les pièces du moule, et on reverra toute la statue avec soin. Lorsque l'artiste aura décidé qu'il n'a plus rien à retoucher, il fera, avant de s'occuper de la chape de potée, tous les évents de cire nécessaires à sa statue. Il les dirigera tous par en bas, attendu que, plus tard, dans sa chape ou dernière enveloppe, il lui sera facile de les diriger en haut avec la terre. On les dispose ainsi pour extraire plus aisément la cire; si l'on opérait autrement, il faudrait tourner et retourner le moule, qui pourrait se gâter ou se briser. — On doit encore noter, comme une chose de trèshaute importance, que, dans l'opération de l'écoulement des cires, il faut n'employer qu'un feu assez modéré, pour que la cire ne bouille point dans le moule et sorte sans violence. — Quand la cire sera toute sortie, on soumettra une seconde fois le moule à un feu également modéré, jusqu'à ce que l'on soit bien certain que toute l'humidité de la cire a été chassée. — Alors on peut recuire vigoureusement le moule en l'enveloppant de briques placées à trois doigts de distance. — On ne se servira que de bois doux, comme l'aune, le pin, le hêtre, le sarment. — On se gardera surtout d'employer le chêne et les charbons : le feu qu'ils produisent ferait fondre la terre, qui alors deviendrait comme du verre, à moins qu'elle ne fût de la nature de ces terres qui ne fondent pas, et dont on se sert pour les fourneaux des verreries et des fonderies, ainsi que nous le dirons plus loin.

Outre le procédé que nous venons de décrire, il y en a un autre un peu plus expéditif, mais moins certain. Au lieu d'exécuter en terre le noyau de la statue, on peut le faire


avec du plâtre, mêlé avec des os brûlés et des briques cuites pilées. — Si le plâtre est de bonne qualité, ce procédé devient plus facile. On n'est plus obligé d'appliquer des couches successives de terre ; on coule dans l'intérieur du moule, sur les gâteaux, une composition liquide dans laquelle le plâtre entre pour une moitié et les os brûlés et les briques pilées pour l'autre moitié. Dès que cette composition est prise, on ouvre le moule et on entoure le noyau de fil de fer que l'on revêt légèrement d'une composition de même nature, mais un peu plus liquide que la première.

On cuit ensuite ce noyau comme celui de terre, et quand il est bien cuit, on jette la cire par-dessus avec tous les soins accoutumés. — Une fois le moule enlevé, la cire réparée et les évents disposés, on peut encore faire la chape avec cette même composition de plâtre, d'os et de briques. —

Cette chape doit avoir deux doigts et demi d'épaisseur et être armée de bandes de fer larges de deux doigts, que l'on revêt de plâtre. — Quand l'œuvre est arrivée à ce point, on met le moule dans un fourneau construit tout en briques et arrangé de façon qu'en allumant le feu toute la cire puisse couler par les évents dans une chaudière placée dans un trou creusé en terre. — Dès que la cire est sortie, on soumet le moule à un bon feu de bois de charbon, jusqu'à ce que la chape soit bien cuite ; mais on doit savoir que le plâtre exige moitié moins de feu que la terre.

Il n'est pas inutile de faire observer que, pour ces opérations, les plâtres de Toscane sont loin de valoir ceux de Mantoue, de Milan et de France, qui sont excellents. De vaillants artistes, ignorant la différence qui existe entre ces plâtres, ont été jetés dans l'erreur plus d'une fois par ceux de Toscane, dont l'emploi a empêché leurs ouvrages d'arriver à bon terme, sans qu'ils en soupçonnassent la cause : c'est pourquoi tout maître habile qui veut que l'on admire ses travaux doit avoir une connaissance parfaite


des terres, des plâtres et de toutes les choses qui se rattachent à son métier.

A ce propos, je noterai que j'ai remarqué que les chaux de Rome, de France et de quelques autres endroits sont d'autant meilleures, et prennent d'autant mieux, qu'on les conserve plus longtemps éteintes ; tandis qu'au contraire les chaux de Florence, ma patrie, veulent être mises en œuvre aussitôt qu'elles sont éteintes : ainsi employées, elles prennent très-bien et sont excellentes ; laissez-les attendre, elles perdront leur valeur pendant que les autres acquerront plus de force. — Ces exemples montrent combien l'artiste doit faire attention aux matières dont il se sert; car bien souvent, selon le pays d'où elles sortent, elles changent de nature et, par conséquent, produisent des effets différents.

Maintenant, nous allons nous occuper de ce qui concerne la fonte, de la construction des fosses et des four- neaux, de la préparation du bronze, et de plusieurs autres particularités fort importantes.


CHAPITRE II.

Des dimensions de la fosse. — De la manière de mettre le moule dans la fosse. — De la manière de placer les évents et de remplir la fosse. — De la pose des jets. — De la construction de l'écheno. — De la préparation du bronze, — De la manière de re- médier à divers accidents qui peuvent arriver pendant l'opération de la fonte.

Lorsque le moule de la statue aura été amené au point où nous l'avons laissé dans le chapitre précédent, on creusera une fosse près du fourneau, en face du trou du tampon. — Cette fosse doit être d'une demi-brasse plus profonde que le moule n'a de hauteur, afin que l'on puisse lui donner sa pente. — Le canal de la bouche du jet qui se trouve au-dessous de la tête doit avoir une pente d'un quart de brasse au moins. — La largeur de la fosse sera déterminée par une demi-hrasse de distance, ménagée tout autour du moule.

On retirera ensuite le moule de l'enveloppe de briques dans laquelle on l'avait mis à cuire, et, dès qu'il sera froid, on l'attachera à une corde solide passée dans un moufle fixé au plafond, puis on l'enlèvera au moyen d'un treuil.

A ce propos, je vais relater diverses choses qui m'ont été enseignées par l'expérience. — Ainsi je reconnus qu'à raison de sa dimension, ma statue de Persée exigeait pour être placée dans la fosse, l'emploi de deux treuils chargés l'un et l'autre d'un poids de plus de deux mille


livres. - Si la statue n'avait que trois brasses environ, un seul treuil suffirait, et même à la rigueur on pourrait s'en passer, mais, dans ce cas, il y aurait à craindre que le noyau ne vînt à vaciller et à endommager l'enveloppe extérieure, inconvénients que l'on évite en se servant du treuil. — Lors donc qu'à l'aide du treuil on aura enlevé et conduit tout doucement le moule au-dessus du plan du fourneau, on le laissera aller jusqu'à ce qu'il soit descendu au fond. — Dès qu'il sera bien solide et bien droit, et que l'on aura disposé la bouche du jet en face du canal de l'écheno, on ajustera aux deux évents qui se trouveront le plus bas placés de ces petits tuyaux en terre cuite dont on se sert ordinairement pour les éviers. Certains de ces tuyaux formant des courbes sont employés dans tous les endroits où les évents sont percés en dessous; on les emboîte les uns dans les autres et on les pose en contrehaut. — Quand les deux évents sont bien établis, on remplit la fosse avec la terre que l'on en avait tirée. Cette terre doit être passée à la claie et mêlée par portions égales avec du sable qui ne soit pas trop humide. — L'artiste notera qu'il suffit que cette terre mêlée de sable forme autour de son moule une enveloppe d'un quart de brasse d'épaisseur. Le reste de la fosse peut se remplir simplement avec de la terre non passée à la claie. — Du moment que la terre jetée dans la fosse s'élève environ à un tiers de brasse, on la bat avec des hies, espèces de masses en bois, longues de trois brasses et larges d'un quart de brasse. Il faut avoir bien soin de ne jamais frapper le moule; il suffit de battre la terre avec la hie à quatre doigts de distance du moule, et de fouler adroitement avec les pieds contre les parois la terre qui n'a pas été battue. A chaque couche de terre d'un tiers de brasse d'epaisseur, on opérera comme nous venons de l'indiquer. A mesure que la terre s'élève, et que l'on rencontre des évents, on


leur adapte des tuyaux de terre cuite, dont on bouche l'ouverture avec de l'étoupe, afin que, durant l'opération du remplissage de la fosse, il n'entre dans les évents aucune parcelle de terre qui puisse s'opposer à la réussite de la fonte. Pour tous les évents que l'on trouvera en remplissant la fosse, on n'épargnera aucun des soins que nous avons recommandés pour les premiers. — Après cela, on s'occupera de construire les canaux que doit parcourir le bronze pour arriver à l'ouverture des jets. — On saura qu'au moment où l'on met le moule dans la fosse, il faut que le fourneau soit plein de bronze. — On aura soin également de tenir le fourneau allumé pendant l'opération du remplissage de la fosse, afin que le moule ne prenne point trop d'humidité. — Ces précautions paraîtront peutêtre frivoles, mais si on les néglige, les artistes verront plus d'une fois leurs moules ne point s'emplir et leurs ouvrages manquer honteusement. — Lors donc que l'on a comblé la fosse jusqu'au niveau du jet en ménageant la pente nécessaire à l'écoulement du bronze à partir de l'entrée du fourneau, et que l'on a disposé de la manière indiquée et bien bouché avec de l'étoupe le jet et les évents, on doit établir sur la dernière couche des terres une maçonnerie en briques cuites, au-dessus de laquelle on laissera s'élever les évents. Si le moule avait plusieurs jets, on aurait soin de faire aboutir la maçonnerie bien exactement à leurs ouvertures. — Sur cette maçonnerie, on construira en briques crues et sèches, posées de plat avec la terre liquide mêlée de bourre, et larges de trois doigts ou plus suivant la pente que l'artiste voudra donner à l'écoulement du bronze, un canal qui s'étendra de l'entrée du fourneau jusqu'aux bouches des jets. On établira ensuite autour de ce canal, de niveau avec le dessus de ses parapets, un petit mur en briques crues ou cuites, reliées avec de la terre en guise de mortier.


Lorsque les choses en sont venues à ce point, on remplace l'étoupe qui couvre les bouches des jets par de petits tampons de terre fraîche arrangés de telle façon qu'on puisse les retirer à volonté. Aussitôt après on garnit de charbons allumés le canal et tous les endroits maçonnés avec de la terre fraîche, afin de les amener à un état de siccité parfait; on renouvelle même le feu plusieurs fois, car il importe que la terre soit non-seulement sèche, mais encore complétement cuite. Pendant ce temps le métal étant entré en fusion, on chasse à l'aide d'un soufflet les cendres, les charbons et tous les corps étrangers qui pourraient s'opposer à la sortie du métal. — On enlève ensuite les étoupes qui couvrent les évents et les bouchons de terre qui garnissent les ouvertures des jets. — En outre, on doit mettre dans le canal deux ou trois chandelles de suif ne pesant pas plus d'une livre, et rafraîchir la bouche du fourneau avec une certaine quantité d'étain dans la proportion d'une demi-livre pour cent de l'alliage ordinaire.

— Après cela, tout en alimentant le feu du fourneau avec de nouveau bois, on frappe vigoureusement le tampon avec le périer dont on laisse la pointe dans le trou du tampon jusqu'à ce qu'une certaine quantité de métal soit sortie. On agit ainsi pour modérer l'impétuosité du métal, qui parfois fait prendre vent à l'entrée du moule. Dès que la première furie du métal est passée, on peut retirer le périer et laisser couler le bronze jusqu'à ce que le fourneau soit vide. Pour cela il est nécessaire d'avoir à chaque bouche du fourneau un homme qui, avec un râble, chasse le bronze du côté des jets. — Lorsque le moule est plein, on arrête le métal surabondant en jetant dessus, avec une pelle, partie de la terre que l'on a extraite de la fosse. C'est ainsi que se remplissent les moules.

Mais comme dans ces opérations il peut advenir divers accidents qui fassent perdre aux artistes toutes leurs peines,


je relaterai ici plusieurs choses que j'ai apprises à mes dépens, et qui ne sont pas de nature à être méprisées par les hommes qui s'intéressent à l'art. — Je commencerai par conseiller de ne point confier ces travaux aux fondeurs de pièces d'artillerie. Il y a dans la fonte d'une statue une multitude de choses dont ils ne se doutent pas le moins du monde et pour lesquelles, par conséquent, on ne doit point se fier à eux : ils sont loin, en effet, de réussir toujours dans la fonte des statues comme dans celle de leurs pièces d'artillerie. Un habile sculpteur, tout en tenant compte des avis de chacun, doit donc être assez initié à l'art de la fonte pour n'être point obligé de se mettre entièrement entre leurs mains : il faut qu'il sache lui-même prévoir les difficultés et y remédier. Je parle ainsi non pour faire injure aux fondeurs d'artillerie, mais pour avertir qu'il y a dans l'art de la fonte des statues une foule de cas dont ils ne sauraient se tirer : c'est ce que l'expérience me prouva. Lorsque je fondis mon Persée, un accident imprévu, les laissant à court et consternés, leur fit prétendre que mon moule était gâté irrémédiablement. — Cette fonte était très-difficile, tant à cause de la dimension que de l'attitude du Persée. Il tenait de la main gauche la tête de Méduse, son bras droit était en arrière du corps, et sa jambe gauche était fortement pliée : — tout cela, on le comprend, rendait l'opération de la fonte très-difficile. — J'avais établi un grand nombre d'évents, et, de mon gros jet qui partait de la tête pour aller parderrière la statue aboutir aux talons, j'avais fait sortir plusieurs branches dont les unes étaient entées sur les mollets, suivant toutes les exigences de l'art. En somme, j'avais apporté un soin extrême à ce travail, car c'était le premier que j'exécutais en ce genre dans ma noble patrie.

Comme j'avais voulu tout faire de mes propres mains, lorsque j'arrivai au moment où le bronze était presque en


fusion, je me trouvai tellement brisé de fatigue que, no pouvant plus rester près du feu du fourneau, je priai mes fondeurs de pièces d'artillerie de faire le reste en suivant bien exactement les instructions que je leur donnai. Ainsi que je l'ai déjà dit, le bronze était presque entièrement fondu, de telle sorte qu'il pouvait se maintenir en cet état pendant six heures. Par malheur, mes fondeurs, soit qu'ils ne fussent point accoutumés à tous ces jets et à tous ces évents dont ils ne se servent point dans leurs moules, soit qu'ils eussent négligé d'alimenter le fourneau, laissèrent le métal se coaguler, ce qu'en termes de l'art on appelle venir en gâteau. — Le fourneau était construit en cul-de-four, le feu frappait le métal pardessus, de sorte qu'il était très-difficile de remédier à cet accident; il en aurait été autrement si l'on avait pu chauf- fer le métal par-dessous. — Dès qu'on m'eut appris ce qui était arrivé, je sautai hors de mon lit et je demandai si le mal était réparable. Mes gens me répondirent qu'il n'y avait point d'autre remède que de défaire le fourneau, mais que, le moule étant à plus de six brasses en terre, ils ne voyaient pas comment on s'y prendrait pour ne point gâter le moule en retirant la terre qui était foulée autour des évents et des jets. A ces mots, je leur recommandai de ne rien craindre et de m'obéir ponctuellement, attendu que je me faisais fort de remettre le métal en bon état. Et sans plus tarder, je distribuai mes ordres aux uns et aux autres. — Je commençai par me faire apporter une pile de bois de chêne bien sec qui était à peu de distance de mon fourneau. — J'ai dit plus haut que les bois forts comme le chêne ne sont pas bons pour la fonte ; mais le lecteur remarquera que, dans cette occasion, il était absolument nécessaire d'avoir un feu vigoureux comme celui que donne le chêne.— Aux premiers morceaux de bois que je jetai dans le fourneau, le métal commença à se liquéfier.


Aussitôt j'ordonnai à deux de mes auxiliaires de le remuer et de le frapper avec des barrès de fer. Je nettoyai ensuite le canal par où devait couler le bronze, et je découvris tous mes évents et tous mes jets. Je me voyais donc près de la fin de mes peines, lorsque tout à coup la violence de mon feu de bois de chêne souleva le couvercle de la fournaise et fit sortir le métal de tous côtés. — Cet accident consterna de nouveau mes auxiliaires, qui n'avaient pu voir sans une profonde admiration le gâteau de bronze redevenir liquide. — Quant à moi, je ne me laissai point décourager. — Comme la violence du feu avait consumé tout mon alliage, j'ordonnai de jeter dans le fourneau un gros pain d'étain; mais, ayant reconnu aussitôt que cela ne pouvait se faire, attendu que le métal débordait et coulait tout autour du fourneau, j'adoptai un nouveau parti.

— J'ordonnai à deux de mes auxiliaires de m'apporter environ deux cents livres de plats d'étain qui se trouvaient dans ma maison. J'en jetai une partie dans le fourneau, et je fis frapper avec le périer les tampons qui fermaient les deux trous de sortie que j'avais pratiqués dans le fourneau. A mesure que le métal coulait dans mes canaux, j'y jetais quelques plats d'étain qui-, en fondant aussitôt, facilitaient sa course. — Je ne tardai pas à voir mes évents travailler, et le bronze s'introduire rapidement et sans difficulté dans le moule, qui s'emplit parfaitement à ma grande joie et au profond étonnement des auxiliaires qui m'entouraient.

Les mêmes accidents m'étaient arrivés en France dans la fonte des figures que j'exécutai pour le roi François Ier.

J'avais appelé à mon aide les premiers fondeurs; mais une fois sortis de la routine du métier, je ne rencontrai en eux que des gens inexpérimentés et irrésolus. C'est pourquoi j'ai voulu mettre les artistes sur leurs gardes et leur enseigner ce qu'une longue pratique m'a appris, afin qu'à


l'occasion ils se trouvent prêts il prendre un parti. — Cette habileté, je l'ai déjà dit, ne peut être que le fruit de la pratique et de l'expérience.

Maintenant nous allons traiter de la manière de construire les fourneaux.


CHAPITRE III.

DPS fourneaux et de leurs dimensions. — Des terres dont il faut se servir pour les maçonner et les crépir. — De la manière de fondre le bronze.

Les fourneaux que l'on consacre à la fonte du bronze doivent être édifiés suivant les exigences de l'ouvrage que l'on veut exécuter. -Je vais exposer la méthode que j'ai observée dans la construction de ceux dont je me suis servi.— Ce fut à Paris que j'élevai mon premier fourneau; il était destiné à fondre les figures qui entraient dans cet hémicycle que j'avais fait pour le roi François 1er, ainsi que je l'ai dit plus haut. - Ce fourneau, de forme hémisphérique, avait pour plan de base un cercle de neuf brasses florentines de diamètre, ce qui donnait neuf brasses à sa circonférence.

Parlons maintenant du fond du fourneau sur lequel on place le bronze. Ce fond doit se faire en pente, et, si le fourneau a la dimension de celui dont nous venons de parler, cette pente doit être d'un sixième de brasse.— Notons encore qu'il faut donner à ce fond la forme des rues dont le milieu est occupé par le ruisseau. - Cette rigole doit aboutir droit à la bouche du tampon par laquelle sortira le métal. Les chaussées iront doucement en montant d'un tiers de brasse jusqu'aux deux portes réservées à l'introduction du bronze. Ces chaussées seront plus ou moins rapides, selon que l'on voudra que le fourneau


ait plus ou moins de fond, soit un peu plus ou un peu moins qu'un seizième de brasse, -Il n'est pas nécessaire de dépenser de tels soins pour la troisième porte, par laquelle entrent les flammes ; comme elle n'est point faliguée par le bronze, il suffit de lui faire une petite chaussée de trois doigts de hauteur.

On garnira le fond du fourneau de petites briques faites exprès, plus larges d'un côté que de l'autre et épaisses d'un sixième de brasse. Si ces briques avaient la même épaisseur en tous sens, elles seraient bien meilleures que celles dont on se sert pour les fourneaux de verriers. On a coutume de les poser de plat; mais moi, qui ai expérimenté l'une et l'autre méthode, j'ai reconnu que, si les briques ont la même épaisseur en tous sens, elles sont mieux posées de champ que de toute autre manière.

La terre que l'on emploie pour faire ces briques doit être choisie avec soin, car il faut qu'elle soit de telle nature que le feu ne puisse la vitrifier. — A Florence, les verriers se servent d'une terre blanche qui est très-bonne et qui vient de Monte-Carlo; mais à Paris j'en ai trouvé une qui est infiniment meilleure. — Les briques que font les ouvriers de ce pays ont un quart de brasse de longueur et un sixième de brasse d'épaisseur. La multitude d'ouvrages en argent et en cuivre que l'on exécute en France exige un nombre incalculable de creusets, et, dès que ceux-ci ont servi, on en fait des briques après les avoir brisés et pilés. - Mais chacun sait que les artistes sont forcés d'employer les matériaux qui se trouvent dans le pays où ils travaillent. Nous dirons donc que, lorsqu'ils se seront procuré la meilleure terre possible, qu'ils auront fait faire leurs briques et vu qu'elles sont bien sèches, ils devront, avec des ciseaux préparés tout exprès, les polir de façon à ce qu'elles puissent s'assembler parfaitement.

— On garnira successivement de ces briques le fond du


fourneau. - Ce fond doit être en pierres élevées à une demi-brasse de terre, soigneusement assemblées et grosses d'un tiers de brasse au moins, -Ce premier fond, en admettant que le fourneau ait la dimension que nous avons indiquée plus haut, doit avoir deux tiers de brasse de plus que l'intérieur du fourneau. On le maçonnera avec de la chaux ordinaire, pourvu qu'elle soit de bonne qualité et bien à point. - C'est sur ce premier fond que l'on assied les briques; mais pour les maçonner, au lieu de chaux on prend de la terre semblable à celle dont elles sont formées, et que l'on a soin de passer au sas et de bien nettoyer. - Tout le second fond de briques s'établit avec cette terre, que l'on gâche comme du plâtre; mais il faut la poser délicatement, car, si on l'employait grossièrement, la nature de la terre étant de se retirer un peu, elle se gercerait en séchant et produirait de légères crevasses qui, si petites qu'elles fussent, occasionneraient les plus grands désastres. En effet, lorsque le bronze est liquéfié, telle est sa force qu'il pénètre par ces fissures, soulève le fond et fait éclater le fourneau. L'artiste, en donnant une légère couche de terre, évitera ces désordres et ne permettra pas à l'enduit de former des gerçures. — Quand le second fond est achevé, on construit la voûte avec des briques semblables aux premières et maçonnées de la même manière.

On doit pratiquer dans cette voûte deux ouvertures latérales par lesquelles on jettera le bronze dans le fourneau ; — et, si on leur donne deux tiers de brasse de largeur et trois quarts de brasse de hauteur, ce sera suffisant.

Une troisième ouverture, par laquelle doivent entrer les flammes, sera large de deux tiers de brasse et haute d'une brasse. — On donne à cette ouverture plus d'élévation qu'aux deux autres, parce que, le feu tendant naturellement à s'élever, les flammes entrent avec une vivacité


extrême sous la voûte en tourbillonnant jusqu'au sommet, d'où elles retombent sur le métal avec une telle violence que quelques heures suffisent pour le liquéfier. — On fait ensuite quatre évents à l'endroit où la voûte commence.

Ces évents doivent être assez larges pour que deux doigts de la main puissent y entrer.

Le trou par lequel sortira le bronze sera percé dans une brique, afin qu'aucune partie de sa circonférence ne présente le moindre obstacle à l'écoulement du métal. —

Cette ouverture s'appelle le trou du tampon. -Sa largeur à l'intérieur doit être d'un demi-doigt plus grande qu'à l'extérieur, à cause du tampon de fer que l'on y place avec un peu de cendre bien tamisée et convenablement détrempée. - La brique où ce trou est percé se maçonne avec les autres briques, que l'on pose successivement jusqu'à ce que la voûte soit complétement terminée.

On prend ensuite une pierre ayant une demi-brasse de dimension en tous sens, au milieu de laquelle on perce un trou exactement de la grandeur de celui que l'on a pratiqué dans la brique. La bouche extérieure de ce trou doit être six fois plus .large que celle qui s'appuie contre la brique. Cette pierre se lie ensuite à la brique du fourneau avec de la terre de la manière que nous avons indiquée plus haut. Quant à la partie qui repose sur les fondements du fourneau, on la maçonnera avec de bon mortier. On scellera de même les autres pierres qui seront de la grosseur du premier bloc et iront à une hauteur égale à celle de la voûte. Elles s'élèveront droit, afin que, s'il survient quelque accident à la voûte, on puisse y porter remède.

Lorsque l'artiste aura disposé son fourneau de cette façon et qu'il sera arrivé à la grande ouverture où entre la flamme, il établira à côté une chauffe à laquelle il donnera deux tiers de brasse de dimension en tous sens et deux brasses de profondeur au-dessous du plan de l'ou-


verture. - On placera au fond de cette chauffe six ou sept tirants de fer gros de deux doigts, et assez longs pour dépasser de quatre doigts leurs supports. Ces tirants de fer se posent sur des pierres dures à trois doigts de distance l'un de l'autre, de sorte qu'ils forment une espèce de gril.

-La voûte qui s'élève sur ces tirants de fer doit être bâtie avec des briques et de la terre, ainsi que nous avons dit que devait être fait l'intérieur du fourneau. Parvenu à ce point, on resserrera sa partie supérieure d'un huitième de brasse en tous sens, lorsqu'elle sera parvenue à la moitié du trou du fourneau par lequel doivent entrer les flammes.

Sous la grille de fer dont nous avons parlé, on disposera une fosse large d'une brasse et demie et profonde de deux brasses. Cette fosse prendra cinq ou six brasses de largeur à l'endroit où la galerie souterraine introduit l'air extérieur dans la chauffe. - Il faut remarquer que cet air ne doit entrer que d'un côté en remontant le long de la fosse placée sous la grille. — Cette fusse est ordinairement appelée le braisier (braciaiuola). Comme il arrive parfois que le sculpteur, par une excellente précaution, allume son feu cinq ou six heures à l'avance, les braises s'amoncèlent sous la grille à tel point qu'elles empêchent l'air d'arriver jusqu'à la chauffe, qui alors cesse de fonctionner régulièrement. Il faut donc avoir tout prêt un instrument de fer long d'une demi-brasse et large d'un huitième de brasse, muni au milieu d'un des côtés de sa largeur d'une verge de fer grosse de deux doigts et longue de deux brasses, terminée par une virole à laquelle s'adapte un manche long de quatre brasses. Cet instrument, que l'on nomme vulgairement râteau, sert à retirer les braises qui s'accumulent peu à peu.

Lorsque la chauffe a été construite avec tous les soins que nous avons recommandés, il faut l'armer de bonnes bandes de fer, au nombre de deux au moins. L'une se


place à la naissance de la chauffe, l'autre à un tiers <h' brasse au-dessus. Plus ces bandes de fer seront grosses et larges, plus la chauffe sera solide.

Le trou de la chauffe par lequel on jette le bois doit se tenir fermé avec un couvercle en fer ayant la forme d'une pelle. On munit ce couvercle d'un manche assez long pour qu'il puisse se manœuvrer sans danger.

Il faut encore savoir que le métal doit être arrangé dans le fourneau de telle façon qu'un morceau soit soulevé par un autre, afin que les flammes entrent plus facilement.

Grâce à cette disposition, le fourneau accomplit son office, et le bronze opère sa fusion avec bien plus de promptitude.

Mais il importe surtout de savoir qu'avant de mettre le métal dans le fourneau, il faut recuire ce dernier en le soumettant au feu pendant vingt-quatre heures, c'est-àdire pendant un jour et une nuit. — Si on ne recuisait pas bien le fourneau, le métal ne pourrait se fondre; il se figerait et prendrait certaines fumées de terre que jettent les fourneaux, et qui l'aigriraient de telle sorte que, même en lui donnant le feu durant huit jours successifs, on ne réussirait pas à le liquéfier. - C'est ce qui m'advint à Paris pour divers ouvrages que j'avais entrepris de jeter en bronze avec l'aide d'un vieil ouvrier fort expérimenté. Nous n'aurions jamais fondu notre métal, si je n'eusse point découvert la cause de ce désordre. Dès que j'eus recuit le fourneau, deux heures nous suffirent pour fondre quinze cents livres de métal.

On doit encore garnir les ouvertures par où l'on met le métal dans le fourneau de deux petites portes en pierre, dans chacune desquelles on pratique deux trous larges d'un doigt et demi, éloignés l'un de l'autre de quatre doigts. Ces trous reçoivent une petite fourche de fer avec laquelle, suivant le besoin, on enlève ou on remet en place les petites portes de pierre.


Si l'on veut introduire dans le fourneau de nouveau métal, il faut d'abord le placer sur les portes de pierre, et l'y tenir jusqu'à ce qu'il soit rouge et sur le point de fondre.

Lorsqu'il est en cet état, on peut le jeter au milieu de celui qui est fondu. Si l'on négligeait cette précaution, on courrait risque de refroidir le premier métal et de produire ce qu'on appelle le gâteau.

Il est donc nécessaire que les sculpteurs connaissent toutes ces particularités et soient parfaitement renseignés sur la nature des métaux et sur une multitude d'autres choses que la théorie et la pratique enseignent. -Il m'est, en effet, arrivé plus d'une fois de voir des hommes trèsexpérimentés dans notre art, qui, après avoir exécuté des fontes merveilleuses, ont trouvé leurs travaux gâtés par un petit accident dont ils n'avaient pu deviner la cause.

Maintenant que nous avons exposé avec la plus grande concision possible tout ce que nous avions à dire sur l'art de jeter les statues en bronze et de faire les fourneaux, nous allons brièvement discourir sur l'art de sculpter et de tailler le marbre. — Avertissons ici le lecteur que nous avons donné à ces matières toute l'extension qui nous a semblé nécessaire à l'instruction des sculpteurs et des fondeurs de statues.


CHAPITRE IV.

Des qualités de differents marbres statuaires. — Des modèles eu terre. — De la mani ère de travailler le marbre avec les outils.

Quand je me suis mis à écrire ce traité, ma principale intention a été de dire sur les arts que j'ai exercés tout ce qu'une longue étude m'a enseigné. Je ne manquerai donc pas de relater brièvement tout ce que j'ai observé sur les qualités des marbres statuaires et sur la manière de les travailler; — car j'ai cherché avec une application et un soin extrêmes à imiter tous les ouvrages anciens et modernes que les connaisseurs ont jugé les meilleurs, et, en outre, j'ai été étroitement lie avec les plus grands maîtres de notre siècle, par exemple, avec le merveilleux MichelAnge Buonarroti, qui, de l'avis de tout le monde, n'a été inférieur à aucun artiste de l'antiquité, particulièrement dans l'art de sculpter le marbre.

Maintenant, pour arriver à parler des qualités des marbres, je passe sous silence leur génération, comme chose appartenant à gens de plus haut savoir que n'est le mien. — En effet, il importe peu à notre sujet qu'ils proviennent d'une terre forte, onctueuse, qui, après avoir été réduite en limon par le mélange de l'eau , s'est trouvée transformée en pierre, par la vertu des rayons du soleil.

— Il me suffit de dire que j'ai principalement observé


qu'il existe cinq espèces de marbres ayant chacun un grain différent.

La première espèce se distingue par un très-gros grain et certains luisants placés uniformément l'un à côté de l'autre. — Ce marbre est le plus dur à travailler, et on y taille difficilement des choses fines sans que le fer n'y produise des escarres. — Cependant, avec du soin et de la patience on évite ces accidents, et les statues faites avec ce marbre ont un très-bel aspect.

J'ai remarqué que dans les autres marbres le grain allait toujours en s'affinant et en perdant de sa dureté jusqu'à la cinquième espèce, laquelle tire plus en quelque sorte sur l'incarnat que sur le blanc. L'expérience m'a démontré que cette dernière sorte de marbre est la plus égale, la plus douce et la plus belle que l'on puisse travailler. — On la désigne sous le nom de marbre de Paros.

Ces mêmes grains se trouvent quelquefois entremêlés de fils et tachés de noir dans différents marbres, qui alors sont très-difficiles à travailler.— Les ciseaux de tout genre s'émoussent sur les fils et même sur les taches qui trompent facilement l'artiste, car une écorce très-blanche recouvre toujours ces défauts qui rendent un ouvrage laid et disgracieux.

C'est pourquoi l'artiste doit aller lui-même aux carrières pour choisir ses marbres et tâcher de les avoir aussi beaux et aussi parfaits que possible. — Précaution à laquelle le Buonarroti attachait la plus haute importance. — En effet, il choisit avec un soin particulier, dans les montagnes de Carrare, une carrière d'où il tira ensuite tous les marbres dont il se servit pour les ornements et les figures qu'il fit dans la sacristie de San-Lorenzo à Florence, par l'ordre du pape Clément VII.

Il y a un nombre infini de pierres propres à faire des statues, mais aucune n'égale le marbre quand il est bien


net, et celui-ci, en outre, est plus ou moins beau, suivant le pays d'où il provient. — Chacun sait que plus la région est voisine de l'Orient et du Midi, comme l'Inde et l'Ethio- pie, plus les pierres que l'on y rencontre sont fines et précieuses; et qu'au contraire, plus on s'éloigne du soleil, moins elles sont brillantes et pures.

En France, près de Paris, on trouve une pierre d'un blanc un peu trouble qui n'approche pas de la blancheur du marbre ; mais elle est si douce et si agréable, que, quand on la tire de la carrière, elle se laisse tailler avec les outils dont on se sert pour sculpter le bois. — A la vérité, on fait à ses outils quelques dentelures avec lesquelles on dégrossit l'ouvrage, que l'on mène ensuite à fin avec des gouges et des ciseaux de toute espèce. — Avec le temps, cette pierre acquiert une dureté presque égale à celle du marbre, et surtout à sa superficie, c'est-à-dire là où se terminent les linéaments de l'ouvrage.

On voit, de plus, certaines pierres verdâtres communément désignées aujourd'hui sous le nom de brèches. — Leur dureté, semblable à celle de l'agate et de la calcédoine, est telle que, jusqu'à présent, on n'a point trouvé le moyen de les sculpter, bien qu'il existe de très-grandes figures taillées dans ces pierres par les anciens. On s'en sert pour les pavements, en les travaillant avec le plomb et l'émcri.

Il y a encore les serpentins et les porphyres, pierres très-connues pour leur beauté et leur dureté. Les anciens se sont servis des uns et des autres pour sculpter des figures de très-grande dimension. Mais ils ont surtout employé le porphyre, attendu qu'il est un peu moins rude et un peu moins rebelle que le serpentin.

Jusqu'à ce jour, personne n'a su mieux tailler le por- phyre que Francesco del Tadda, de Florence. Entre autres ouvrages, ce maître a sculpté quantité de bustes aussi bien finis que ceux des anciens. — Cet éloge lui est véritable-


ment dû, car, depuis les anciens, il est le premier qui ait trouvé le moyen de vaincre la dureté du porphyre avec la trempe de ses outils.

Le granit est un peu plus tendre que le porphyre. On en trouve deux sortes : l'une est rouge, l'autre est blanche et noire. — Le très-beau rouge vient de l'Orient ; le blanc et noir se rencontre en assez grande quantité, particulièrement dans l'île d'Elbe. — Ces pierres sont belles et durables ; mais aujourd'hui on s'en sert seulement pour faire des colonnes et des ornements, et non des statues.

Dans les montagnes de Fiesole et à Settignano, endroits situés très-près de Florence, on trouve des pierres bleues appelées serene (1), que leur beauté et la facilité que l'on a à les travailler font souvent employer pour des colonnes, des ornements et des figures ; mais, comme elles ne résistent ni à l'eau ni à l'air, il faut les placer à couvert : — inconvénients que ne présente point une autre sorte de pierre de couleur tannée, que l'on désigne sous le nom de morta, et que l'on rencontre dans les mêmes pays. —

Celle-ci, quoiqu'elle soit douce à travailler, est bonne pour les figures et les ornements, car elle résiste à la pluie, au vent et à toutes les injures du temps. —Il en est de même de la pierre forte, qui est de la même couleur et que l'on tire des mêmes carrières : elle convient beaucoup pour faire des figures, des armoiries et des mascarons au-dessus des portes.

Bien que ces trois sortes de pierres ne rentrent point dans la catégorie des marbres, je les ai citées parce qu'on s'en sert pour faire des figures. — Et quoiqu'il y ait dans les Etats de Florence des marbres mixtes, durs et tendres que nous devons à la royale munificence de notre duc, je n'en dirai rien, attendu qu'ils ne sont point propres

(1) Espèce de calcédoine.


à la sculpture dont nous nous occupons principalement ici.

Mais nous avons suffisamment parlé des pierres, discourons maintenant rapidement sur la manière de les travailler.

J'ai fait plusieurs statues de marbre; néanmoins, pour être bref, je n'en veux mentionner qu'une seule, où se trouvaient réunies les plus grandes difficultés de l'art. Elle représentait notre Seigneur Jésus-Christ étendu sur la croix. J'apportai à cet ouvrage tout le soin et toute l'application qu'il méritait, et avec d'autant plus de plaisir que je savais être le premier qui eût exécuté un crucifix en marbre. Je conduisis donc à fin ce travail à la trèsgrande satisfaction de tous ceux qui le virent chez le duc de Florence, mon glorieux bienfaiteur. - Je plaçai le corps de Notre-Sauveur sur une croix de marbre noir de Carrare, pierre excessivement difficile à travailler, à cause de son extrême dureté et de son excessive facilité à s'éclater.

Enfin, arrivant à la manière de sculpter, je crois devoir d'abord avertir le lecteur que j'ai observé que les maîtres les plus habiles eurent coutume d'exécuter leurs ouvrages d'après nature.

Comme il est rare de rencontrer un corps qui ait tous les membres bien proportionnés et d'une beauté parfaite, il faut que l'artiste connaisse à fond les mesures et les proportions du corps humain, et que, partant de là, il choisisse avec un goût exquis dans la nature les parties les plus belles et les mieux proportionnées, pour chercher ensuite à les mettre en harmonie avec l'ensemble de sa statue. Selon moi, il n'y a point d'autre moyen de conduire une figure à bonne fin. - Ainsi guidé par la nature, l'artiste pour exécuter sa statue doit principalement faire un petit modèle de deux palmes environ, où il arrêtera sa composition et l'attitude de sa figure. —II fera ensuite un


autre modèle en terre de la dimension de la statue de marbre, et s'il désire exécuter celle-ci avec soin, il tâchera de finir son grand modèle mieux que le petit. Si, selon l'habitude, cela lui est impossible faute de temps, il ébauchera du moins son grand modèle d'une manière convenable. De cette façon il gagnera beaucoup de temps pour sculpter sa figure en marbre.

Bien que maints vaillants artistes aient attaqué le marbre avec autant d'aisance que de hardiesse aussitôt après avoir achevé leur petit modèle, il n'est pas moins à croire qu'ils auraient été infiniment plus satisfaits de leurs ouvrages s'ils eussent opéré différemment. En effet, pour parler des maîtres modernes les plus habiles, nous savons que Donatello n'a jamais agi autrement, et que le Buonarroti, après avoir expérimenté les deux modes, adopta le second; c'est ce que je vis de mes propres yeux à Florence, pendant qu'il travaillait dans la sacristie de San-Lorenzo.

Il observait cette méthode non-seulement pour les statues, mais encore pour les ouvrages d'architecture. Bien souvent il se rendait compte des ornements de ses fabriques au moyen de modèles qu'il faisait exactement de la grandeur que devaient avoir ses sculptures.

Lorsque l'artiste sera satisfait de son modèle, il prendra un charbon et dessinera avec soin sa statue sous son principal aspect. Faute de cette précaution il pourrait ensuite se trouver facilement trompé par son ciseau.

Jusqu'à présent la meilleure méthode est celle qui a été trouvée par le Buonarroti ; la voici : Après avoir dessiné son modèle sous son principal aspect, on doit commencer à reproduire ce dessin avec le ciseau, en procédant de la même façon que si l'on sculptait une figure en demi-relief, c'est ainsi que ce merveilleux artiste arrivait peu à peu à dégrossir ses figures dans le marbre.

Les meilleurs outils à dégrossir sont de petites pointes


affûtées de court et très-fines, mais du bout seulement et non de la hampe, laquelle doit être de la grosseur d'un doigt de la main. On opère avec cette pointe jusqu'à ce qu'on arrive à un demi-doigt de ce qu'on appelle la penultième peau. On prend ensuite un ciseau entaillé au milieu, dont on se sert jusqu'à ce que l'on vienne à employer la lime connue sous le nom de râpe. Il y a plusieurs sortes .de râpes. Les unes sont demi-rondes, les autres ont la forme du gros doigt de la main. — Celles-ci se font au nombre de cinq ou six et vont en diminuant graduellemen t depuis la première qui a deux doigts de largeur jusqu'à la dernière qui est de la grosseur d'une plume à écrire. —

On emploie ensuite tantôt les trépans, tantôt les râpes; mais il faut se servir uniquement de gros trépans si l'on a à fouiller profondément les draperies ou les membres de la statue. Il y a deux sortes de trépans. L'un tourne au moyen d'une petite courroie passée à travers un manche.

— L'autre trépan est plus gros et se nomme trépan à poitrine. C'est une branche de fer de la grosseur d'un doigt et de la longueur d'une demi-brasse, se courbant au milieu en hémicycle et terminée d'un côté par un fuseau de bois que l'on s'appuie contre la poitrine, et de l'autre côté par une mèche agencée dans une virole faite exprès. On se sert de ce trépan dans les endroits où le premier ne peut opérer.

Quand on a terminé sa figure avec les ciseaux, les râpes et les trépans, il ne reste plus qu'à la polir, ce qui se fait à l'aide d'une pierre ponce qui doit être blanche et d'un grain doux et égal.

Avertissons les artistes peu habitués au marbre qu'il est très-important de mener aussi loin que possible une statue à l'aide seulement d'un ciseau affûté de court, attendu que sa pointe étant très-fine il ne peut gâter le marbre. — En avant soin de ne point l'enfoncer droit


dans le bloc, on ne détache que ce que l'on veut. Après cela, avec le ciseau entaillé au milieu, on nettoie son travail en faisant des hachures comme si l'on dessinait. C'est ainsi que le Buonarroti exécuta ses merveilleuses sta tues. Quelques artistes croient aller plus vite en attaquant le marbre tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et en finis- sant un morceau par-ci et un morceau par-là ; mais bientôt ils s'aperçoivent de leur erreur. Ils dépensent plus de temps et parfois sont obligés de rapiéceter leur figure : ou s'ils évitent ces fautes, ce n'est que pour en commettre d'autres tout à fait irrémédiables. Je ne louerai donc que l'artiste qui, fidèle à la bonne méthode, procédera avec une extrême patience et cherchera à faire peu, mais en toute perfection, pour n'être point tenu en mince estime.

Je n'aurais point manqué de décrire ici la forme de tous les ciseaux et de tous les marteaux qui sont nécessaires aux sculpteurs, si je n'avais point jugé un tel soin superflu; car il n'y a guère personne qui ne connaisse parfaitement ces outils. — Nous allons donc aller outre et parler des statues colossales.


CHAPITRE V.

Des statues colossales. — Nouveau procédé pour exécuter en grand les modèles faits sur une petite échelle.

Pour ne passer sous silence aucun des différents genres de travaux auxquels je me suis exercé, je vais maintenant parler des statues colossales. — Les anciens se sont plu à en faire d'une dimension incroyable, comme le témoignent les fragments de celle que l'on voit encore aujourd'hui à Rome. La tête de ce colosse, le cou non compris, mesurée par moi avec soin, a en hauteur plus de deux brasses et demie florentines; de façon que la statue entière avait vingt brasses environ.

L'exécution de semblables ouvrages, ainsi que chacun peut aisément l'imaginer, présente d'énormes difficultés.

Aussi, pendant que j'étais en France au service du roi, comme je cherchais continuellement à faire des choses dignes de ce prince héroïque, n'hésitai-je pas à entreprendre un colosse de quarante brasses de hauteur, accompagné de plusieurs figures.

Je fis d'abord un modèle de fontaine, car ce monument devait être placé à Fontainebleau. — Ce modèle était de forme carrée et surmonté d'un massif également carré qui s'élevait de quatre brasses au-dessus du bassin. De nombreux emblèmes couvraient cette base sur laquelle se dressait le dieu Mars, et de plus à chaque angle était assise


une figure représentant un des arts que le roi aimait particulièrement, comme les armes, les lettres, la sculpture, la peinture et l'architecture. — Une fois ce modèle transporté sur une grande échelle, la figure principale, ainsi que je l'ai déjà dit, devait avoir quarante brasses. — Je le montrai au roi en lui expliquant mes projets. — Sa Majesté, après avoir bien examiné le mode que je voulais suivre pour exécuter une si vaste machine, m'encouragea à la mener bon train et ordonna qu'on ne me laissât manquer de rien.

J'avais fait mon petit modèle avec un soin extrême, mais j'en voulais un autre qui fût exactement de la dimension que devait avoir le colosse. Comme il me parut impossible, en partant d'une si petite échelle, de donner à ce dernier les belles proportions qui distinguaient le premier, je me déterminai à faire d'abord un modèle de trois brasses. — Je le moulai en plâtre, afin qu'il pût mieux résister à la fatigue que devaient lui imposer les continuelles mesures que l'on avait à prendre sur lui. —

Je m'appliquai à terminer ce second modèle avec plus de soin et d'étude que je n'en avais consacré au premier. —

Après cela je songeai à porter mon travail sur une échelle de quarante brasses. — Voici comment j'opérai : Je divisai d'abord mon modèle de trois brasses en quarante petites brasses, et chacune de ces petites brasses en vingt-quatre parties. Puis, ayant reconnu que pour arriver à la dimension que je désirais, ce procédé seul était insuffisant, je lui en adjoignis un autre dont je puis vérilablement me dire l'inventeur.

Je pris quatre morceaux de bois carrés, bien droits et bien travaillés, de la grosseur de trois doigts de chaque côté, et de la hauteur exacte de ma figure. — Je les plantai en terre avec le plomb à niveler, assez loin de la figure pour qu'un homme pût se mouvoir autour, et je les garnis


de planches bien droites, de telle sorte que cela formait une chambrette dans laquelle je ménageai une petite porte d'entrée. — Je mesurai ensuite sur le pavé de la chambre où j'étais un profil des quarante brasses, et ayant vu que mon procédé était juste, je me mis à faire une armature de trois brasses d'après mon modèle. — Celle armature était tout entière composée de morceaux de bois s'entrelaçant autour d'un bâton droit qui s'emmanchait dans la jambe gauche sur laquelle reposait ma figure. — Je fabriquai cette armature en prenant mes mesures des parois de la chambrette au corps de ma figure et en préparant mon ossature comme je l'entendais. — Cela terminé, je fis dresser au milieu d'une cour où je devais exécuter mon travail un grand arbre qui s'élevait de quarante brasses au-dessus de sa base. Je l'entourai de quatre autres arbres que je distribuai à chacun de ses angles et que je garnis soigneusement de planches, ainsi que je l'avais fait pour le petit modèle. Je commençai ensuite mon ossature en suivant les mêmes règles, c'est-à-dire en transformant, d'après mon modèle, les petites brasses en grandes, et en mesurant toujours par-devant et par-derrière la distance qui se trouvait-entre les parois de la chambrette et le corps de ma figure. — Je fis les mêmes vérifications tout autour de mon travail et je reconnus que, si je me fusse borné il transformer les petites brasses en grandes, j'aurais commis de graves erreurs, tandis qu'en me gouvernant ainsi je reproduisis parfaitement les proportions du petit modèle. — Cette figure reposant sur son pied gauche, comme je l'ai déjà dit, son pied droit était un peu élevé et s'appuyait sur un casque. Je profitai de cela pour arranger l'ossature de telle façon que l'on pouvait entrer dans le casque et monter facilement jusque dans l'intérieur de la tête.

Dès que mon ossature fut terminée, je la revêtis d'un


enduit de plâtre, et, toujours en observant la même méthode, je la conduisis promptement jusqu'à son avantdernière enveloppe. — Lorsque ma figure fut arrivée à ce point, j'ouvris la partie antérieure de la chambrette dans laquelle je l'avais renfermée ; puis, me reculant de quarante brasses (ce que me permettait la cour où elle était), je vis avec de nombreux connaisseurs que mon procédé ne m'a- vait point trompé. — En effet, la confrontation des deux modèles nous montra que le moindre détail qui se trouvait dans le petit modèle était reproduit dans le grand, à sa place et parfaitement en proportion.

Je fus aidé dans ce travail principalement par des ma- nœuvres étrangers à l'art, mais cela n'offrait aucun inconvénient, car les muscles étant d'une dimension démesurée, ces gens faisaient ce qu'aurait fait tout artiste en observant ma méthode. - La dimension des muscles, je le répète, suffit pour expliquer cela. Le sculpteur, en les exécutant, peut tout au plus s'en éloigner de deux fois la taille d'un homme, pour se rendre compte s'il opère bien ou mal. Il applique sa terre à la longueur du bras, puis se reculant, il voit bien quelque chose, mais ce n'est jamais assez pour découvrir les graves erreurs qu'il est exposé à commettre. Grâce à mon procédé, il peut se servir de maçons et d'hommes complétement ignorants. - Selon moi, il est impossible d'exécuter pne statue bien proportionnée sans le secours de ma méthode ou de quelque autre semblable.

lorsque j'eus donc achevé ce modèle, je le montrai au roi, qui manifesta le plus vif désir de voir mener à fin cette entreprise. Il me demanda quel était le mode le plup prompt pour y arriver. — Je lui répondis qu'il fallait que je formasse ma statue de plus de cent morceaux que j'assemblerais à queue d'aronde, chose qui ne me serait point difficile, pourvu que je fisse d'abord une ossature de fer,


sur laquelle je poserais ces morceaux, en commençant par les pieds et en montant successivement jusqu'à la tête. —

J'ajoutai que j'entrevoyais bien quelques difficultés pour assembler l'armature de fer, mais que je me faisais fort de les vaincre, en observant les procédés que j'avais suivis pour exécuter ma première armature en bois. — Après avoir entendu ces explications, le roi m'ordonna de continuer mon travail. — J'avais déjà commencé mon armature à Fontainebleau, lorsque (ainsi le veut l'instabilité des choses humaines) de terribles guerres et d'autres événements qui troublèrent le royaume me contraignirent à laisser inachevée une si grande entreprise.

Nous allons maintenant parler brièvement du mode que l'on doit suivre pour dessiner. — Ces choses paraissent bien vulgaires, mais elles ne déplairont pas aux amis de l'art et aux hommes qui étudient avec bienveillance les travaux d'autrui, à l'exemple des industrieuses abeilles qui vont récoltant sur différentes fleurs les matériaux nécessaires pour composer leur œuvre précieuse.


CHAPITRE VI.

Bref dUcoui s sur l'art du dessin , où l'un conclut que lu sculpture l'emporte sur la pdu.

ture, et que les meilleurs sculpteurs deviendront les meilleurs architectes.

On a coutume de dessiner de différentes manières et avec différents matériaux, c'est-à-dire avec le crayon noir, avec le crayon blanc et avec la plume.

On dessine avec la plume en entrecroisant des lignes que l'on multiplie pour exprimer les ombres et que l'on diminue pour rendre les demi-teintes. — On laisse le papier blanc pour obtenir les lumières.

Cette manière de dessiner présente d'énormes difficultés.

— Il y a peu d'artistes qui aient excellé à dessiner à la plume. — C'est à ce genre de dessin que l'on doit la découverte de la gravure sur cuivre au burin. — De tous les maîtres qui ont cultivé cet art, le plus habile, tant pour la délicatesse du burin que pour la vigueur et la finesse du dessin, a été Albrecht Durer, homme vraiment merveilleux.

On dessine encore d'une autre façon que voici : Après avoir tracé ses contours avec la plume, on prend un pinceau que l'on trempe dans de l'encre étendue d'eau et on ombre son dessin plus ou moins vigoureusement, suivant le besoin. — Cela s'appelle dessiner A l'aquarelle.

On se sert aussi pour dessiner de feuilles de papier teintes de différentes couleurs. Les ombres se font alors


avec le crayon noir et les lumières avec le crayon blanc.

— Ce crayon blanc s'emploie souvent en pastels gros comme un tuyau de plume et fabriqués avec de la céruse mêlée d'un peu de gomme arabique.

On dessine en outre avec le crayon noir et avec la sanguine.

— Ces crayons donnent au dessin un charme vraiment extraordinaire. Aussi ce mode de dessiner est-il bien préférable à ceux dont nous avons parlé plus haut. — Tous les bons dessinateurs se servent de ces crayons pour étudier d'après nature. — S'ils veulent changer de place un bras ou une jambe, les mettre plus haut ou plus bas, plus en avant ou plus en arrière, cela leur est facile. A l'aide d'un peu de mie de pain, ils effacent en un clin d'œil le trait qu'a fait le crayon rouge ou noir. — Cette manière de dessiner est réputée la meilleure.

Maintenant, arrivant à parler du dessin, je dis que selon moi le véritable dessin n'est autre chose que l'ombre du relief, et, par suite, que le relief est le père du dessin et que la peinture est purement un dessin couvert des couleurs que donne la nature.

On peint de deux manières : l'une est celle qui imite avec toutes les couleurs ce que nous montre la nature; l'autre est la grisaille. Ce genre de peinture a été ressuscité de nos jours à Rome par Polidoro et Maturino, très- habile dessinateurs, qui, se souciant peu de peindre avec des couleurs, ont exécuté un nombre infini d'ouvrages en grisaille, sous les pontificats de Léon X, d'Adrien et de Clément VII.

Mais revenons à la manière de dessiner et disons ce que nous avons observé dans nos études de raccourcis. —

Nous nous réunissions souvent plusieurs artistes pour travailler ensemble. Nous placions dans une chambre dont les murs étaient blanchis un homme de belle stature, assis ou debout, et dans les attitudes qui offraient les rac-


courcis les plus difficiles. Nous mettions derrière lui une lumière, ni trop haut, ni trop bas, ni trop loin , de telle façon, en un mot, qu'elle nous donnât les véritables lignes de notre modèle. Puis, dès que l'ombre de celui-ci se montrait sur le mur, nous la profilions prestement. Il nous était ensuite facile de tracer différentes lignes que l'ombre ne pouvait nous fournir, ainsi que quelques plis se trouvant dans la grosseur du bras, dans le coude, dans les épaules et différentes parties de la tête, du torse, des jambes, des pieds et des mains, qu'il était impossible de voir. — Voilà la véritable méthode de dessiner, par laquelle on arrive à être excellent peintre, comme l'a été notre merveilleux Michel-Ange Buonarroti, qui, je le tiens pour certain, n'est arrivé si haut dans l'art de la peinture que parce qu'il a été le plus parfait sculpteur. —

Dire d'une belle peinture qu'elle se détache de telle façon qu'elle semble être en relief, n'est-ce pas le plus grand éloge que l'on puisse en faire? — D'où il faut conclure que le relief est le véritable père de la peinture, et que la peinture est la charmante et gracieuse fille du relief.

La peinture est une partie des huit principaux points de vue auxquels est obligée la sculpture. Quand un sculpteur veut modeler une figure nue ou même drapée, il prend de la terre ou de la cire et commence par le devant de la figure, qu'il n'arrête qu'après avoir maintes fois levé, baissé, avancé, reculé, tourné et retourné chaque membre.

Lorsqu'enfin il est satisfait de ce premier point de vue, il s'occupe d'un des côtés de sa maquette: mais alors bien souvent il arrive que sa figure lui paraît moins gracieuse.

- Il se trouve donc forcé, pour accorder son nouveau point de vue avec l'ancien, de modifier celui-ci qu'il avait pourtant déjà arrêté. — Et chaque fois qu'il changera de point de vue, il rencontrera les mêmes difficultés. — Ces points de vue sont non-seulement au nombre de huit,


mais encore de plus de quarante; car, pour peu que l'on tourne la figure, un muscle se montre trop ou trop peu, et les aspects varient à l'infini. — Ainsi donc, je le répète, l'artiste est souvent obligé d'apporter à son premier point de vue de nombreuses modifications pour que toutes les parties de sa figure s'harmonisent entre elles. Ces difficultés sont telles que jamais on n'a vu une figure faisant également bien de tous les côtés.

Par l'exemple de Miçhel-Ange on peut juger quelle difficulté présente la sculpture. — Sept jours lui suffi- saient pour peindre une figure nue, grande comme nature, avec toute la conscience qu'il apportait à ses travaux. Quelquefois même je l'ai vu terminer le soir, avec tout le soin que l'art réclame, une figure nue commencée le matin; mais je laisse cela de côté, car souvent il était entraîné par de certaines fureurs admirables qui lui venaient en travaillant : je m'en tiens au terme de sept jours dont j'ai parlé plus haut. — Une statue de marbre de même dimension, à cause des difficultés des points de vue et de la matière, ne lui demandait pas moins de six mois d'un travail assidu, comme plusieurs fois je l'ai observé.

— Il en fut de même pour Donatello, artiste de suprême mérite, lequel peignit bien par la seule raison qu'il était bon sculpteur. Le dénombrement des ouvrages de MichelAnge pourrait encore fournir une preuve des difficultés de la sculpture. En effet, pour chaque statue de marbre qu'il sculpta il peignit cent figures, uniquement parce que la peinture n'est point obligée de se préoccuper des points de vue de la sculpture, ainsi que nous l'avons déjà dit : on peut donc en conclure que ces difficultés présentées par la sculpture proviennent non-seulement de la matière, mais encore des plus grandes études qu'exige cet art et des nombreuses règles qu'il faut observer; ce qui n'est point nécessaire pour la peinture. C'est pourquoi


j'affirme (toujours en parlant modestement) que la sculpture l'emporte de beaucoup sur la peinture.

Cette considération m'a conduit à faire une observation de même ordre, que, par conséquent, il me semble bon d'exposer. La voici donc : selon moi, tous les artistes qui, en vertu' de la sculpture, s'entendront le mieux à faire un corps humain avec ses proportions et ses mesures, ceux-là seront en même temps les meilleurs architectes, pourvu toutefois qu'ils ne soient pas étrangers aux éléments constitutifs de cet art aussi noble que nécessaire. Et je suis amené à parler ainsi non-seulement à cause des rapports généraux qui existent entre les édifices et le corps humain, mais encore parce que les proportions des colonnes et des autres ornements architecturaux tirent leur origine des proportions du corps humain. Ainsi donc, je le répète, tous les artistes qui excelleront à faire une statue avec harmonie dans toutes ses mesures et ses parties, ceux-là, j'en suis certain, deviendront les plus habiles dans l'architecture; car tout sculpteur consommé, comme je l'ai démontré , en luttant contre des difficultés et en observant des règles auxquelles le peintre n'est point accoutumé, acquiert un jugement qui lui est d'une ressource toute particulière pour l'architecture.

Ce n'est pas à dire pour cela cependant que je veuille affirmer que l'on ne puisse être bon architecte si l'on n'est pas habile sculpteur. On voit, en effet, que Bramante, Raphaël et plusieurs autres peintres ont exercé l'architecture d'une manière judicieuse et pleine de charmes, sans toutefois jamais arriver dans cet art à la supériorité que possédait notre Buonarroti et dont il était redevable à ce qu'il savait mieux que tout autre faire parfaitement une statue. A cela tient véritablement que ses ouvrages d'architecture sont si harmonieux et si gracieux que nos yeux ne peuvent se lasser de les contempler.


S'il m'a semblé bon d'exposer ces choses, c'est encore moins pour marquer la différence qui existe entre la sculpture et la peinture que parce qu'il y a beaucoup d'ignorants qui, avec de maigres notions de dessin, osent exercer l'architecture sans posséder les véritables fondements de cet art. C'est ce que fit, par exemple, messer Terzo, mercier ferrarais, qui, se fiant à un certain goût naturel pour l'architecture, et s'appuyant sur quelques livres qui traitaient de cette matière, persuada à de hauts personnages de lui confier l'exécution de nombreux édifi- ces. Il en devint si présomptueux qu'il abandonna son premier métier et ne s'occupa plus que d'architecture. —

Il disait que Bramante et Antonio da San-Gallo étaient les plus habiles architectes qui eussent existé, mais qu'après ces deux maîtres il n'en connaissait aucun qui l'emportât sur lui. De là lui vint le surnom de messer Terzo (monsieur Troisième). Ainsi il ne savait pas même que Filippo Brunelleschi était le premier qui, avec un merveilleux génie, eût ressuscité l'architecture étouffée depuis tant de siècles par les Barbares. —Depuis Brunelleschi, cet ait, reconnaissons-le, a accompli de notables progrès du temps de Bramante, d'Antonio da San-Gallo et de Baldassare Pe- ruzzi ; mais dernièrement il est arrivé au plus haut degré d'excellence, grâce à Michel-Ange, qui, avec la vigueur indicible de son dessin, acquise dans l'exercice de la sculpture, a fait à Saint-Pierre de Rome, où les maîtres que nous venons de nommer avaient été employés, une foule de travaux qui, de l'avis universel, s'accordent manifestement avec les bonnes règles de l'architecture, bien mieux que ceux de ses prédécesseurs.

Mais je me réserve de parler ailleurs de ces choses et particulièrement de la perspective. — Outre ce que j'entends traiter moi-même, je mettrai au jour, dans ce nouveau livre, de nombreuses observations de Léonard de


Vinci sur la perspective, que j'ai extraites d'un admirable discours qu'il avait composé et qui m'a été enlevé avec d'autres écrits qui m'appartenaient. — Je m'arrêterai donc ici, m'en rapportant toujours, pour ce que j'ai dit jusqu'à présent, aux hommes qui sauront parler sans passion et plus doctement des choses dont nous nous sommes occupés.

FIN DU TRAITE DE LA SCULPTURE.


DISCOURS

SUR

LES PRINCIPES DE L'ART DU DESSIN(1).

(FRAGMENT.}

Parmi les nobles arts que notre ville de Florence a cultivés et dans lesquels elle a non-seulement égalé, mais encore surpassé les anciens, il faut certes compter la sculpture, la peinture et l'architecture. — C'est une vérité qui se démontrera clairement en temps et lieu. — Quant à présent je ne veux parler que de l'art du dessin, de ses principes et de la meilleure manière de l'étudier. — Mes prédécesseurs ont grandement songé à cette tâche, mais ils ne se sont jamais décidés à l'accomplir. — Quoique je sois bien infime auprès de ces sublimes génies, l'utilité qui

(1) De même que le Traité de la Sculpture ce Discours sur le Dessin n'avait point encore été traduit en français. — Nous le recommandons spécialement à l'attention de nos académiciens et de nos professeurs. Ils y tl'O!lvel'ont de précieux enseignements pour ters élèves et poqi eux-mêmes.


doit résulter de ce travail me détermine aisément à l'exécuter malgré les excessives difficultés qu'il offre. Je me promets seulement de faire de mon mieux pour mener à bonne fin une si glorieuse entreprise.

Pour commencer une œuvre de cette importance, beaucoup de gens débuteraient par faire un grand discours, sous prétexte qu'on ne peut mouvoir une grande machine sans employer d'énormes outils. Mais, comme souvent la vue de tant de préparatifs est plus ennuyeuse qu'agréable, nous suivrons un autre mode qui nous semble préférable, c'est-à-dire que nous traiterons de l'art tout simplement en exprimant nos idées suivant l'ordre qu'elles exigeront, de façon qu'elles se logeront dans la mémoire bien mieux que si elles étaient disposées systématiquement. — Sans plus tarder entrons donc en matière.

Vous, princes et seigneurs dont les arts font les délices, vous maîtres consommés et vous jeunes gens qui aspirez à vous instruire, vous savez sans aucun doute que l'animal le plus beau créé par la nature est l' homme; que la plus belle partie de l'homme est la tête, et enfin que dans la tète il n'y a rien de plus beau et de plus merveilleux que les yeux. — Si les yeux sont tels que nous le disons, leur représentation exige donc beaucoup plus de peine que toute autre partie du corps; d'où je conclus que jusqu'à présent les maîtres ont eu grandement tort de faire commencer leurs pauvres jeunes élèves par imiter et dessiner un œil humain. On a agi de la sorte avec moi dans mon enfance, ce qui me donne à penser qu'il en a été, qu'il en est et qu'il en sera de même pour les autres.

En vertu des motifs que je viens d'exposer, je tiens pour certain que cette méthode est mauvaise et qu'il vaudrait infiniment mieux faire copier par les débutants des choses qui seraient non-seulement plus faciles, mais encore plus utiles qu'un œiL


Je sais parfaitement que quelque mauvais pédant et quelque gâte-métier ne manqueront pas d'argumenter contre moi en disant qu'un bon maître d'escrime met aux premières leçons entre les mains de ses élèves les armes les plus lourdes, afin que les véritables épées de combat leur paraissent ensuite plus légères. — J'aurais large champ pour faire un beau discours en ma défense; mais comme ce serait autant de paroles jetées au vent et que j'aime arriver vite au but, je me contente d'avoir coupé le chemin à ces radoteurs et je vais démontrer que ma bonne méthode présente plus de facilité et infiniment plus d'utilité que la copie de l'œil.

Comme le point important dans l'art du dessin est de bien faire un homme et une femme nus, il faut penser que pour y arriver il est indispensable de connaitre parfaitement la base fondamentale du nu, c'est-à-dire le squelette humain. — Une fois que tu te seras bien gravé dans la mémoire une ossature, tu ne pourras jamais te tromper en faisant une figure nue ou drapée; ce qui n'est pas peu de chose. — Je ne prétends pas néanmoins que tu seras assuré de faire tes figures plus ou moins gracieuses, je veux dire seulement que tu les feras sans erreurs; quant à cela, je te l'affirme.

Maintenant considère s'il est plus facile au débutant de dessiner un os seul ou un œil humain.

Je veux que tu commences par copier le premier os de la jambe, lequel s'appelle tibia. — Il est très-certain que si tu donnes ce modèle à un enfant, il croira n'avoir X dessiner qu'un petit bâton. — Or, comme pour progresser dans les arts, il importe surtout de ne pas se laisser décourager, où trouvera-t-on un enfant assez pusillanime pour ne pas se promettre de copier parfaitement ce'petit bâton d'os, sinon du premier coup, au moins du second?


— Et certes, il en serait autrement, si tu le mettais à copier un œil.

Au tibia, tu ajouteras ensuite le péroné, qui est un os infiniment plus petit que le premier.

Après cela tu placeras au-dessus du tibia et du péroné, l'os de la cuisse. Il est seul et beaucoup plus gros que chaque os dé la jambe. On l'appelle fémur.

Enfin tu mettras la rotule entre les os de la jambe et le fémur.

Tu auras soin de bien graver dans la mémoire de ton élève ces quatre os réunis en les lui faisant dessiner en tous sens, c'est-à-dire de face, de derrière et de chaque profil.

Puis tu lui développeras peu à peu une certaine partie des os du pied, de façon qu'il s'en rende bien compte et ne puisse plus les oublier.

Dès que ton élève, homme ou enfant, se sera rendu familière cette ossature de la jambe, avant d'arriver à la tête, tous les autres os lui paraîtront faciles. — Tu construiras ainsi peu à peu ce superbe instrument qui est la base fondamentale de notre art.

Aussitôt après, tu lui feras copier un de ces magnifiques os des hanches qui ont la forme d'un bassin et qui s'articulent si admirablement avec l'os de la cuisse, lequel ressemble à une boule plantée sur un bâton. - Dans l'os de la hanche est pratiquée une case où le fémur tourne en tous sens, sans néanmoins dépasser certaines limites dans lesquelles le retient la nature au moyen de nerfs et de différents liens, dont nous nous occuperons en temps et lieu.

Quant tu auras dessiné et bien gravé dans ta mémoire ces os, tu commenceras à dessiner celui qui est placé entre les deux hanches. Il est très-beau et se nomme croupion ou autrement sacrum. Cet os est percé de huit trous par lesquels sortent les nerfs à l'aide desquels la nature sou-


veraine relie toute cette ossature de l'homme.—A l'extrémité inférieure du sacrum est une espèce de petite queue composée de cinq os et que l'on nomme coccyx. — Dessine toutes ces choses maintes et maintes fois, d'e façon que tu puisses t'en rappeler facilement au besoin. — Il est bon que tu saches que dans les pays chauds comme le nôtre, le coccyx tend à se ramener en devant, et qu'au contraire dans les pays très-froids, du côté du pôle arctique, il se jette en arrière. Je l'ai vu long de quatre doigts chez ces hommes que l'on désigne sous le nom d'Hiberniens. Cette queue semble monstrueuse, mais ce n'est pas autre chose que le coccyx qui chez nous se porte en avant, et que le grand froid pousse chez eux en arrière

Tu étudieras ensuite la merveilleuse épine du dos que l'on nomme colonne vertébrale. Elle s'appuie sur le sacrum et elle est composée de vingt-quatre os qui s'appellent vertèbres. Seize de ces vertèbres montent du sacrum à l'angle supérieur des omoplates; les huit autres se joignent à cette partie de la tête que l'on nomme la nuque.

La dernière vertèbre, appelée atlas, est ronde comme le haut du fémur, de façon que la tête peut se tourner facilement. — Tu devras avoir plaisir à dessiner ces os, car ils sont magnifiques. Chaque vertèbre est percée d'un grand trou dans lequel est renfermée la moelle épinière et d'où partent les ligaments de la colonne vertébrale.

A cette ossature de l'épine dorsale tiennent les côtes.

Elles sont au nombre de vingt-quatre, douze de chaque

(1) Comme plusieurs personnes pourraient être tentées de placer au nombre des er- reurs anatomiques qui avaient cours au seizième siècle ces dernières remarques de Cellini, nous croyons bon de leur mettre sous les yeux les ligues suivantes que nous extrayons de VAnatorrrie chirurgicale de Palfin — « Il arrive quelquefois que dans » l'homme le coccyx se prolonge de façon à former une queue. Diemerbroek rapporte » avoir vu un enfant qui avait une queue d'une demi-aune de long , et Harvée raconte » qu'il y a dans les Indes orientales des hommes qui ont des queues de la longueur ft d'un pied. » -


côté, et ressemblent à la carcasse d'un navire. — Dessine souvent et rends-toi bien familière cette partie du squelette autant de profil que de face. — Tu trouveras que les côtes commencent au-dessus du sacrum et de la cinquième vertèbre. — Elles s'unissent à l'épine du dos à partir de la sixième vertèbre. — Les quatre premières côtes infé- rieures ne sont pas articulées en devant au sternum. —

La première est très-petite, mais la seconde l'est bien moins que la première. — La troisième est munie à son extrémité d'un cartilage qui est beaucoup plus développé que celui de la quatrième. — Ces quatre premières côtes s'appellent les fausses côtes, de même que la cinquième.

Celle-ci ne s'articule pas non plus à l'os de la poitrine qui est composé de trois morceaux et long d'un pied environ. Il est poreux comme une pierre ponce et s'appelle sternum. — Quant aux sept dernières côtes-, chacune est munie d'un cartilage dont les uns ont le quart et les autres le tiers de la longueur de la côte. — On peut dire que ces cartilages ne sont point autre chose qu'un os tendre, dépourvu de moelle. En effet, ils ressemblent plus à un os qu'à un nerf, car les os sont cassants, tandis que les cartilages et les nerfs ne le sont pas.

Maintenant fais bien attention.

Quand tu connaîtras à fond la structure des côtes, si tu les couvres de leur chair et de leur peau, sache que les cinq fausses côtes forment autour du nombril, lorsque le torse se penche en avant ou en arrière, une foule de reliefs et de creux que l'on peut ranger parmi les principales beautés qu'offre à nos yeux le corps humain. — Les gens qui ne possèdent pas bien cette ossature font les plus diaboliques choses du monde, ainsi que je l'ai vu chez certains peintres, présomptueux barbouilleurs qui, se fiant à leur courte mémoire et sans autres études que celles de leur détestable apprentissage, courent mettre la main à


l'œuvre et ne produisent jamais rien de bon. — Ils pren- nent alors une manière telle que, lors même qu'ils le voudraient, ils ne pourraient bien faire. — Puis avec leur mauvaise pratique, accompagnée de leur âpreté au gain, ils causent un tort considérable aux artistes qui marchent dans la bonne voie, el en même temps ils couvrent de honte les princes qui, ébahis de leur rapidité d'exécution, les chargent de travaux et montrent ainsi qu'ils n'entendent rien aux arts. — Les sculpteurs et les peintres de talent veulent que leurs ouvrages traversent les siècles et soient la gloire de leurs princes et l'ornement de leur patrie. — Pourquoi donc, ô valeureux et digne souverain de Florence! n'as-tu pas la patience d'attendre que nos œuvres s'achèvent comme il convient, puisqu'elles sont destinées à une si longue existence et à former la plus grande partie de ta gloire? Qu'importent deux ou trois années de plus lorsque de là dépend de faire bien ou mal une œuvre qui doit vivre si longtemps (1) !

Mais je me suis un peu éloigné de mon sujet; voici que j'y retourne.

Au-dessus des côtes sont deux os qui s'appuient sur le sternum et vont en serpentant se poser sur les omoplates.

—Il faut dessiner ces os non pas séparés comme plusieurs des autres os, mais unis aux côtes. C'est ainsi que tu dois les fixer dans ta mémoire. On les désigne sous le nom de clavicules.

Deux autres os, semblables à des palettes, se joignent par-derrière aux clavicules. Ils sont très-beaux et ont certaines saillies qui se montrent sous la peau. — Au lieu d'un œil, donne-les à copier à ton élève et il s'en souviendra parfaitement, ce qui est très-important. — Ces os,

(1) Cette apostrophe, adressée par Cellini à Cosme de Médicis, nous semble indiquer qu'il écrivait ce discours vers l'an 1554 , c'est-à-dire à l'époque où il exécutait son Persée.


quand le bras fait un effort, affectent des formes variées qui sont d'un magnifique effet pour qui les comprend bien , car ils s'accentuent vigoureusement sur les muscles du dos. On les nomme omoplates.

Aux omoplates s'unissent les os des bras qui ont la même disposition que ceux des jambes, bien qu'ils soient beaucoup plus petits que ces derniers. — On doit également se graver bien profondément dans la mémoire cette ossature des bras. — Je ne te recommande pas d'observer pour les bras exactement la même méthode que tu as suivie pour les jambes; car, à coup sûr, quand tu seras arrivé aux bras par la roule que je t'ai enseignée, tu pourras hardiment dessiner l'ossature d'un bras avec celle de la main, qui est une chose d'une rare beauté. — Toutefois, il faudra que tu dessines souvent et en tous sens, aussi bien la main droite que la main gauche. - Pendant que tu étudieras ainsi les bras et les mains, tu pourras parfois, en guise de délassement, commencer à essayer de copier les admirables os du crâne. —• Tu t'occuperas exclusivement de ces derniers, quand tu auras fait une étude approfondie et assidue de l'ossature inférieure. —

Chaque fois que tu auras dessiné, n'importe dans quel sens, un crâne dont tu seras satisfait, tu t'appliqueras à l'unir aux os inférieurs. — Le crâne doit être dessiné sous tous les sens imaginables, afin qu'il ne puisse sortir du souvenir; car, sois bien certain que l'artiste qui n'a pas les os du crâne bien gravés dans la mémoire ne saura jamais faire une tête qui ait la moindre grâce.

Il serait bon que, pendant que tu étudieras le squelette humain, tu ne dessinasses aucune autre chose, afin de ne pas te surcharger la mémoire.

Maintenant, avant de quitter cette base fondamentale de l'art pour aborder un autre sujet, je veux que tu te mettes dans la tête toutes les mesures de l'ossature humaine, afin


que tu puisses ensuite la revêtir plus sûrement de sa chair, de ses muscles et des nerfs dont la divine nature se sert pour assembler et lier cette belle machine.

Tout en prenant ces mesures, tu dessineras le squelette exactement comme si c'était un homme vivant, c'est-àdire que tu le feras poser de façon à voir, par exemple, comment et quand la jambe s'articule à la hanche et de quelle manière elle se meut. — Ainsi, pose ton squelette dans une attitude hardie, les deux jambes ouvertes, la tête tournée et les bras en action. Place-le ensuite assis, tantôt droit, tantôt courbé et contourné de diverses façons.— En agissant ainsi, tu acquerras une force merveilleuse qui te rendra faciles toutes les grandes difficultés de notre art divin. — A l'appui de ce que j'avance, je t'alléguerai l'exemple de notre plus grand maître, Michel-Ange Buonarroti. -Sa sublime manière, si différente de toutes celles qui l'ont précédée, n'a obtenu un si éclatant succès que parce qu'il avait poussé à ses dernières limites l'étude du squelette humain. Pour te convaincre de cette vérité, regarde tous ses ouvrages tant en sculpture qu'en peinture, et tu verras qu'ils brillent encore plus par la science de l'ossature que par la savante disposition des muscles.



DISCOURS

»

SUR L'ARCHITECTURE.

(EXTRAIT D'UN MANUSCRIT DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE. DE L'FN'ISK.)

L'architecture, cet art si beau et si admirable, est de première nécessité pour l'homme, non moins que les vê- tements et les armes.

L'architecture est fille de la sculpture : aussi les grands sculpteurs peuvent-ils mieux que personne devenir grands architectes. — A la vérité, l'architecture est plus facile que la peinture, autant que celle-ci l'est plus que la sculpture. Pour prouver combien elle est facile, il suffit de dire que l'on a vu des gens tout à fait étrangers au dessin qui, poussés par un goût naturel pour l'architecture, se sont mis à l'exercer et ont été assez heureux pour être employés par de grands seigneurs. — Voici un exemple a l'appui de cette assertion : — l'an 1535, un mercier fer- rarais, dont la véritable occupation était de faire des boutons moresques et autres obj ets de mercerie, se sentant de


l'inclination pour l'architecture, réussit, après avoir lu et dessiné quelque peu, à intéresser en sa faveur Ercole, duc de Fcrrarc, au point que ce prince lui prodigua les plus grands encouragements et le mit à même d'exécuter de nombreux travaux. — Notre homme en devint si présomptueux, qu'il se donna le surnom de maestro Terzo (maître Troisième), et voulut qu'on ne l'appelât jamais autrement. Quand Oltlui demandait pourquoi il se faisait appeler ainsi, il répondait que parmi les modernes maestro Bramante était le premier architecte, maestro Antonio da San-Gallo le second et lui le troisième. — J'ai connu, du reste, beaucoup d'autres hommes de basse profession qui se sont consacrés à l'architecture non sans y montrer quelque talent.

Lorsque le beau style des nobles et admirables sculpteurs de l'antiquité eut cessé d'être en honneur, il courut le monde, comme on peut le voir en Italie, en France, en Espagne et en Allemagne, une certaine manière tudesque à laquelle appartient, à Florence, notre grand temple de Santa-Reparata, dont la construction coûta près de deux millions d'or. - Plus tard, quand il fallut édifier la grande tribune de ce temple, il se trouva heureusement dans notre ville quelques gens éclairés qui abhorraient cette sèche manière tudesque. - Le premier qui osa élever courageusement la voix fut un sculpteur excellent dont le nom était Filippo Brunelleschi. Il prouva aux directeurs des travaux de cette immense machine que cette manière, non-seulement ne rappelait en rien le beau style des anciens, mais que de plus elle était barbare et contraire à toutes les bonnes règles. — Ces braves et dignes citoyens approuvèrent Brunelleschi, l'encouragèrent et le mirent à l'œuvre dès qu'il leur eut montré ses admirables modèles.

Après avoir terminé cette magnifique tribune telle qu'on la voit aujourd'hui, Brunelleschi construisit, d'après ses


modèles, l'église de San-Lorenzo-e-Santo-Spirito et le merveilleux temple de Pippo Spana, qui malheureusement est resté inachevé.

Brunelleschi est donc le premier architecte des temps modernes, mais on notera que, comme je l'ai dit, il était aussi excellent sculpteur.

Après lui parut Bramante, qui était un peintre trèsdistingué. Il fut employé l'an 1500 par le pape Jules II, qui lui donna une grande et magnifique occasion de se distinguer en le chargeant de commencer un immense édifice que l'on voit aujourd'hui au belvédère de Rome. —

Bramante mit aussi la main à la basilique de San-Pietro, dans laquelle il introduisit la manière des auciens, tant parce qu'il était peintre que parce qu'il connaissait et appréciait les merveilleux monuments de l'antiquité qui sont parvenus jusqu'à nous. — Cet homme est vraiment le second qui comprit la véritable beauté de l'architecture.

— Il mourut sans avoir pu terminer sa belle tribune de San-Pietro, dont cependant il avait élevé tous les arcs.

La continuation de son œuvre fut confiée à un de ses disciples, notre compatriote, qui était devenu très-habile et qui se nommait maestro Antonio da San-Gallo. Mais, - comme maestro Antonio n'était ni peintre ni statuaire, mais avait été seulement sculpteur en bois, on ne vit jamais dans ses ouvrages d'architecture cette noblesse et cette grandeur que possédait au plus haut point MichelAnge Buonarroti qui, pour n'être venu que le troisième, peut certes à bon droit être appelé le premier de tous.

Lorsque Michel-Ange eut été chargé de faire la tribune de San-Pietro, il accomplit cette tâche avec toute la force qu'il tenait de la divine sculpture. — Les travaux que Bramante et maestro Antonio avaient laissés furent modifiés et arrangés par lui avec tant de génie que, bien que l'architecture ne vienne dans les arts qu'au troisième


rang, il sut la remuer si merveilleusement et en tirer un tel parti, qu'il surpassa non-seulement les grands hommes que je viens de nommer, mais encore les anciens.

Trois conditions essentielles sont imposées à tout monument d'architecture. — D'abord il faut que, par sa beauté, il appelle et même contraigne les yeux à le regarder ; - ensuite il doit annoncer clairement de luimême sa destination sans que l'on soit forcé de demander si l'on voit un temple ou un palais, un amphithéâtre, une forteresse ou tout autre édifice; — enfin, il faut qu'il soit fait avec art et conformément aux règles des trois principaux ordres que les anciens nous ont légués, en y ajoutant le composite, qui participe du dorique, de l'ionique et du corinthien. — Notre Michel-Ange dans tous ses ouvrages s'est presque toujours servi de ce quatrième ordre, mais en le modifiant complétement et en le rendant aussi bon, aussi commode et aussi utile qu'on peut l'imaginer.C'est pourquoi nous n'hésitons pas à le proclamer le plus grand architecte qui ait jamais existé, et cela s'explique parce qu'il a été en même temps le plus grand de tous les sculpteurs et de tous les peintres.

Notre compatriote Leon-Battista Alberti a écrit avec beaucoup de talent et de goût sur les ordres de l'architecture qui nous ont été transmis par l'admirable et studieux Vitruve. Sans les altérer en rien, il a su y ajouter une foule de choses vraiment belles et utiles : — aussi tous les gens qui se destinent à l'architecture ne peuvent-ils se dispenser de lire ce livre.

Ensuite est venu le magnifique messer Daniello Bar- baro, patriarche d'Aquilée. Ce noble et savant gentilhomme a expliqué et commenté Vitruve avec tant de lucidité et de talent, qu'il a rendu clair et facile tout ce qui pour beaucoup de gens était obscur et difficile. — En un mot, il a cherché, purement à commenter Vitruve et


a exposer dans notre idiome ses admirables travaux.

Baldassare Peruzzi, excellent peintre siennois, se livra a la recherche de la belle architecture; et, afin de pouvoir décider en connaissance de cause quel est le meilleur style, il s'assujettit à copier non-seulement tous les monuments antiques qui se trouvaient à Rome, mais encore tous cenx qu'il rencontrait dans d'autres pays. Lorsqu'il eut ainsi rassemblé une foule d'études et de documents précieux, il dit qu'il était évident pour lui que Vitruve, faute d'avoir été peintre ou sculpteur, n'avait point su discerner et signaler le plus beau style d'architecture.

Baldassare avait pour intime ami un Bolonais, sculpteur en bois, nommé Bastiano Serlio, qui presque toujours prenait part à ses études. — Dans les fréquents entretiens que Baldassare avait avec Bastiano, il lui démontra que Vitruve n'avait pas donné les lois des plus belles parties de l'architecture antique. Il entreprit d'accomplir lui-même cette tâche en s'appuyant sur les dessins qu'il avait réunis et en se laissant guider par le goùt parfait qu'il devait à la pratique de la peinture. — Ce travail était complètement préparé, lorsque la mort vint frapper le pauvre artiste ; - ce qui fut une grande perte pour le monde.

Les écrits de Baldassare restèrent entre les mains de Bastiano, qui les fit imprimer, mais sans les agencer avec cet ordre exquis auquel Baldassare voulait les soumettre.

Néanmoins ils sont précieux, surtoul pour les hommes déjà initiés à l'art.

Bastiano avait promis cinq livres sur les ordres de l'architecture et sur les règles de la perspective. Il en fit un entre autres, l'an 1542, pendant qu'il était avec moi au service du roi Francois Ier.

A cette époque j'avais acheté à un pauvre gentilhomme, moyennant quinze écus d'or, une copie manuscrite d'un


livre de Léonard de Vinci sur la sculpture, la peinture et l'architecture. Dans ce livre brillait tout l'admirable génie de cet homme, le plus grand, selon moi, qui ait jamais paru sur cette terre. — Sa science universelle l'avait rendu bien cher au roi François Ier. Ce prince avait tant de plaisir à l'entendre qu'il laissait passer peu de jours de l'année sans l'avoir près de lui.—Malheureusement cela fut cause que Léonard ne put trouver le temps de mettre en œuvre ses merveilleuses conceptions. Un jour François Ie* me dit en présence du cardinal de Ferrare, du cardinal de Lorraine et du roi de Navarre, qu'il croyait que jamais il ne s'était trouvé au monde un homme aussi profondément versé que Léonard, non-seulement en peinture, en sculpture et en architecture, mais encore en philosophie. -

Maintenant revenons à son livre. J'y trouvai entre autres choses le plus beau discours sur la perspective qui ait jamais été conçu. En effet, les règles de la perspective, jusqu'à présent si incomplètes et si obscures, y étaient tracées et expliquées avec tant d'ordre et de clarté que chacun pouvait les comprendre facilement.

Comme je l'ai dit plus haut, pendant que j'étais au service du roi François Ier, Bastiano Serlio, voulant publier ses livres de perspective, me pria de lui montrer l'admirable discours du grand Léonard de Vinci; j'y consentis, et il en mit au jour le peu que son esprit put saisir.

Alors j'étais loin de penser, au milieu des travaux dont j'étais accablé, que plus tard j'aurais la fantaisie et le loisir d'écrire. Aujourd'hui, après avoir achevé mon Persée et mon crucifix de marbre, n'ayant pu réussir à obtenir de Son Excellence illustrissime les grands travaux qui m'avaient été promis, j'ai résolu, afin de ne point rester tout à fait oisif, de discourir quelque peu, sur les arts. —

Ainsi, j'espère mettre en lumière un traité de perspective suivant le plan du grand Léonard de Vinci; mais je me


propose d'en faire un livre à part pour ne pas mèler ici tant de choses ensemble.

Je ne terminerai pas sans ajouter quelques mots qui pourront servir d'encouragement aux travailleurs : Lorsque j'eus terminé mon Persée avec tout le soin imaginable, je n'eus point de plus vif désir et je n'ambitionnai point de plus glorieuse récompense que de plaire à l'incomparable école florentine. Mon Persée ayant été placé entre les chefs-d'œuvre de l'admirable Donatello et du divin Michel-Ange, je m'attendais non à ce que l'école me déchirât le visage, comme elle l'avait fait à l'Hercule et au Cacus du Bandinelli, mais au moins à ce qu'elle me lançât quelques piqûres, selon la coutume des grandes écoles, qui ne manquent jamais de trouver à redire même aux œuvres qui approchent le plus de la perfection. —

Cependant tout le contraire m'advint. — Non-seulement les meilleurs poètes couvrirent de vers latins et italiens le piédestal de ma statue, mais encore les artistes les plus distingués, peintres et sculpteurs, célébrèrent mon œuvre dans leurs écrits d'une manière si honorable que je me trouvai récompensé autant que je l'avais désiré.

FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME.



TABLE DES MATIÈRES.

MÉMOIRES DE BENVENUTO CELLINI.

(SUITE.)

LIVRE SIXIÈME.

CH\PITR&.r. (1543.) - Lettres de naturalisation. - Cellini seigneur dn PetitNesle. - Le Piédestal da Jupiter. — l/enlèvement de Ganymède. — Léda.

Travaux divers. — François Ier et madame d'Étampes chez Benvenuto.

Modèle de 1& porte du château de Fontainebleau. ■— Un projet de fontaine.

Origine de l'inimitié de madame d'Étampes contre Cellini. — Le jeu de paume.

— Guido Guidi. — L'imprimeur. — Le fabricant de salpêtre. - Moyen eipéditif de se débarrasser d'un locataire * « * 1 CHAPITRF' II. ( 1543.) — Intrigues de madame d'Étampes et du Primaliceio.

Escamotage d'une statue colossale. — Administration de la justice en Fiance aD seizième siècle. — Vente des procès, — Les témoins normauds. — Paii !

pais ! Satan ! Allez paix! — Méthode de Cellini pour terminer un procès.

Aventure de Pagolo Micceri et de la Catherine, — Le flagrant délit. — Accusillion infâme. — Découragement. — Inspiration divine. — Trinmphe. 13 CIUI'ITHK III. ( 1543. ) — Voyage à Fontainebleau. — Querelle de Cellini avec Primaticcio. — Encore Pagolo et la Catherine. -Le mariage forcé. — Réconciliation de Cellini et du Primaticcio. — Un modèle à deux flus. — La double vengeance. — Description de la salière (l'or. — Le Primaticcio mouleur d'antiques. — Amours de Cellini et de Jeanne Casse-Cou. - Naissance d'une fille. — Nouvelles visites de François Icr à Cellini , 24 CHAPITRE IV. ( 1544. ) - Un distillateur assiégé. — Le Jupiter à Fontainebleau.

- Mine et contremine. — Grand succès. - La tête du colosse. — Le revenant. — Les fortiiications de Paris. — Monseigneur Ane-Bmif. — Nouvelles manœuvres de madame d'Etampes. — Un plaidoyer. — Le comte de SaintPol. 39 CHAPITBK V. (1544-1545.) — La guerre. — Inaction. — Licenciement des IIUvriers de Cellini. — Voyage à Argenlon. — Demande de congé. — Colère du roi. — Intervention du cardinal de Ferrare. —Départ pour l'Italie. — Ascanio.

— Un orage. - Conseils da comte della Miraudola. — Irrésolutinn. — Arrivée ;', Plaisance. - Rencontre du fine Pier Lnifli. —• Arrivée à Floi-piire I


LIVRE SEPTIÈME.

CHAPITRE 1. (154t.) - Vitlte M due GMM de KHieil.- Ceaunaaü du Ptnw.

— La miilon de la fia délit Pergola. — Le paytnr Lattamio Ooriui. - Le charpentier Ttuo. — Le majordome Pier-Francesco Riccio de Prato 63 CHAPITRE Il. ( 1545.) — Nouvelles de France. — Trahison d'Ascanio et de Pagolo. — La Médaae. — Perfidies de Baccio Bandinelli. — Mort do beau-frère de Cellini. - Bernardino Manellino de Mosello. — Lei Poggini. — Travaux d'orfèvrerie, - Le modèle du boite do doc Cosme. — Réclamatiool de François Ier. — Redditions de compte. — Le courtier Bernardino Baldini et le diamant de vingt-cinq mille écus..- Ignoble complot du majordome Riccio et de la Gambetta, — Faite de Cellini à Veulae. , , , 73 CHAPITRE III. ( 1546. ) — Arrivée à Veniie. — Viiite an Titien et an Sansovino.

— Loremino de Médicis. — Le prieur Leone Strolli. — Retour à Florence.

— Le boite de Cosme Ier. — Fonte de la Médnie. — Manœuvres du Bandinelli. — Travaux d'orfèvrerie. — Benvenoto-Malvenuto. — Explicationl.

Tribolatious. , , , , , , , 84 CHAPITRE IV. (m6-t647.) - Lattamio Oorlol. — Veyagt à Fimle. — Le filt naturel. — Rencontre de Bandinelli. —• Tentation de masrtr*. — Le bloc de marbre. — Un annlla. — Le tianymida. — Violente dispute de Cellini et de Bandinelli. — Suite de l'affaire do bloo de marbre. — Le groupe d'Apollon et d'Hyacinthe. — Le Narcisse. — Accident. — Ouérllon. — L'teil d'or. 94 CHAPITRE V. (1348 - 1549.) — Tracasseries. — Discussion Scientifique. — Préparatifs pour la fonte du Pertée. — DétaUI de la fonte da Pertée. — Aeeldenll, — Fièvre. — Tribolatioal, — Réduite. — Voyage à PItf. , 106

LIVRE HUITIÈME.

CHAPITRE I. (1552.) — Le buste de Biudo Altoviti. — Lettre du Boonarroti.

Arrivée à Rome. — Placement d'argent. - Entrevue de Cellini et de MichelAnge. — Urbino. — Retour à Florence. - Affaire du collier de pertfa. - L.

courtier Bernardino. — Ce qu'on gagne à être honnête homme.,. 119 CHAPITRE II. (1552-1554.) — Les portel de Florence. — Cellini, ingénieur.

Le capitaine lombard. — La chimère. - Restauration de figurines antique*.

— La duchesse Leonora. — Vexations. - Les fils du due. — Le piédestal du Persée. — Les quatre pets de Bernardino. — Quatrain. — Exposition dn Per.

sée. — Immense succès 131 CHAPITRE III. (1554-1556.) — Pèlerinage. — Le passage de Camaldoli. — Estimation du Persée. — Intervention de la duchesse Leonora. — Arbitrage de Girolamo degli Albizi. — Cruel désappointement. — Antonio de' Nobili. Querelle dn doc Cosme et de Cellini. — Projeta de travaux : le ehour, la porte et les chaires de Santa-Maria-del-Fiore.. , , , , , 146 CHAPITRE IV. (1559-1560.) — Le bloc de marbre. — Diplomatie. — Le crucifix.

— Les modèles du Neptune. — Concours. — Le Sbietta. — Le domaine della Fonte. — Le souper du prêtre Filippo. — EmpoiMnnement. 168


CHAPITRE V. (1660-1562.) — Le prince don Franoosco. — Encouragements.

Procès. - Injustice. — Voyage a Livourne. - A quelque chose malheur est bon. — Retour à Florence. — Friponneries. - Le duc et la duchesse de Florence dans l'atelier de Cellini. — Messer liaccio del Dene. — Projet de retour en Frauce. — Mort du cardinal de Médicis. — Voyage à Pise 11S Api,BNDicE 185

TRAITÉS DE L'ORFÈVRERIE ET DE LA SCULPTURE.

JTRODUCTIQN. , , , , , ., 227

TRAITÉ DE L'ORFÈVRERIE.

CHAPITRE I. — De l'art de la joaillerie. — De la nature des pierres fines et des pierres fausses ; de leurs sertissures et des feuilles dont on se sert pour les monter. — De la teintnre des diamants. — De la manière de fuirê le specchiello, et de plusieurs autres particularités relatives aux pierres précieuses. 233 CHAPITRE II. - De l'art de nieller et de la manière de faire le nielle 256 CHAPITRE III. - De l'art de travailler le filigraue. — De la manière de faire la grenaille et la soudure 260 CHAPITRE IV. — De l'art d'émailler sur or et sur argent, et de la nature de quelques émaux "-00 CHAPITRE V. — De l'arl de ciseler, d'emboutir, de souder, de polir, de matir, de brunir, de sgraffier et de colorier les ouvrages d'or et d'argent. , 274 CHAPITRE VI. — De l'art de graver en creux l'or, l'argent et le cuivre, el de la manière de faire les sceaux des cardinaux et des pi-luceg 293 CHAPITRE VII. — De l'art d'exécuter en creux, sur acier, les empreintes de monnaies. — De la manière de faire les piles et les trousseaux, les matrices et les poinçons. — Des difficultés que durent rencontrer dans la pratique de cet art les anciens, faute d'avoir connu les procédés trouvés par les modernes. 301 CHAPITRE VIII. — De la méthode suivie par les anciens, et des procédés employés par les modernes pour graver les médailles. — De la manière de faire les coins des médailles 308 CHAPITRE IX. — De la manière de frapper les médailles a conio. — Des dimensions des châssis et des coins 313 CHAPITRE X. — De la manière de frapper les médailles à vis. — Des écrouR, des vis et des pas de vis 310 CHAPITRE XI. — De la grosserie d'or et d'argent. — Des figures et des vases.

De la fonte an. soufflet, a mortaio et a tazza. — De la manière de faire les châssis pour couler le métal en feuilles 318 CHAPITRE XII. — De l'art d'exécuter les vases d'or et d'argent, et des différents procédés employés pour fondre leurs anses et leurs pieds. — Du grattoir.

De la manière de dégrossir et de battre les feuilles de métal. — De la forme Ms-çjsaux, des enclumes et des biloi-nes 322


nière de les mouler, de les sonder et de les blanchir CmviTRE XIV. — De quelques particularités relatives à l'art de l'orfhrelie.

et d'abord de la manière de préparer l'or à dorer et d'exécuter la dorure. 3:10 Cmi-iTiiK XV. — Manière de faire une couleur pour les dorures :!4> CU \ITI\E XVI. - D'une autre couleur pour les doi-ures :\ H ClMriTÏ.K XVII. - n'une coulel/T pour les nurl/res abondamment ehar«(ées d'or, — et de la cire à dorer :{4"> CKUITnF. XIII. - Des statoes d'arsent plus sraDdes que llatDre. - De la ma- :i;)2 CIIU'ITI'.K XVIII. — D'une autre couleur pour les dorures Vi7 CH M'ITl'.K XIX. — D'une autre manière <i«• colorier les dorures li'iX CjlMi'iTi'.K XX. - De la méthode à suivre pour laisseï blanc l'araelll en quelques endroits CHU'iTI'.K XXI. — Moi en très-facile et très-beau pour faire nne eau propre a flTa.

ver les planches de cuivre et à remplacer le but iii.

CIUPITHK XXII. — Pour faire de l'eau-forte 1.V2 CIIII'ITI\E XXlIl. - De l'affinage :\:.::

TRAIT K I)K LA SCULPTL RK.

CHAPITRE 1. — Des modèles en terre. — Des cires. — De la préparation des terres. — Quelle est la meilleure terre. — Des ci-eux en plàtre. — Des armatures en fer. — Des éventa. — De la manière de cuire les mouleo :\;,:, CHAPITHK Il. — Des dimensions de la fosse. — De la manière de mettre le moul" dans la fosse. — De la manière de placer les évents et de remplir la fosse.

De la pose des jets. - De la construction de l'écheno. - De la préparation du bronze. — 1 >*» la manière de remédier à divers accidents qui peuvent aniler pendant l'opération de la foule IliS (ImrmtK III. - Des fourneaux et de leurs dimension*. - Des leires 010111 il faut e sen ir pour le, maçonner et les crépir. - De Lt maniéré d" fondre le bronze. :¡jfi CH\PITP.K IV. - Des qualités de différents marbres statuaires. - Des modèles en terre. — De la manière de travailler l" marbre avec les outils 38.1 CHAPITRK V. - Des statues colossales. — Nouveau procédé pour exécuter eu gralld les modèles faits sur une petite échelle. 101 CHAPITRK VI. - Bref discours sur l'art du dessin , où l'on conclut que la sculpture l'emporte sur Iii peinture , et que les meilleurs sculpteurs deviendront les meilleurs architectes

DISCOUHS SI II LE DESSIN KT LWHCHITECTI KK.

Drsi.oi us Slll ES l'r.ivcii'F.s oK i.'Anr nu DESSIN ',(!:[ DîSCOI Ils SI i; l.'AllCHITKCTl IIK 4 | )i

KI\ DE I.A TABLE.