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Titre : Voyage en Egypte : 1869 / Eugène Fromentin ; journal publié d'après le carnet manuscrit avec introduction et notes par Jean-Marie Carré,...

Auteur : Fromentin, Eugène (1820-1876). Auteur du texte

Éditeur : Fernand Aubier (Paris)

Date d'édition : 1935

Contributeur : Carré, Jean-Marie (1887-1958). Éditeur scientifique

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31910289d

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. (159 p.) : pl. ; in-16

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Format : application/epub+zip

Description : Collection : Collection des textes rares ou inédits

Description : Collection numérique : Bibliothèques d'Orient

Description : Appartient à l’ensemble documentaire : CentSev001

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6573266q

Source : Bibliothèque de l'INHA / coll. J. Doucet, 2013-405160

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 28/01/2014

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COLLECTION DES TEXTES RARES OU INÉDITS

EUGÈNE FROMENTIN

VOYAGE EN ÉGYPTE (1869)

Journal publié d'après le carnet manuscrit avec introduction et notes par JEAN-MARIE CARRÉ Maître de Conférences à la Faculté des Lettres de Paris

M CM XXXV

FERNAND AUBIER ÉDITIONS MONTAIGNE, QUAI CONTI, 13, PARIS



VOYAGE EN ÉGYPTE (1869)



COLLECTION DES TEXTES RARES OU INÉDITS

EUGÈNE FROMENTIN

VOYAGE EN ÉGYPTE (1869)

Journal publié d'après le carnet manuscrit avec introduction et notes par JEAN-MARIE CARRÉ Professeur à la Faculté des lettres de Paris

M CMXXXV

ÉDITIONS MONTAIGNE FERNAND AUBIER, ÉDITEUR, PARIS


DE CET OUVRAGE IL A ÉTÉ TIRÉ EN SUS DE L'ÉDITION ORDINAIRE 6 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE NUMÉROTÉS DE I A VI ET 30 EXEM- PLAIRES SUR PUR FIL NUMÉROTÉS DE 7 A 36.


EUGÈNE FROMENTIN.



AVERTISSEMENT

Au moment où l'œuvre de Fromentin vient de tomber dans le domaine public, il m'a paru intéressant de tirer de l'ombre le journal de son Voyage en Egypte (1869).

Ce journal a été jadis imprimé par Louis Gonse, à la fin de son ouvrage : Eugène Fromentin, peintre et écrivain (Quantin, 1881), volume édité à tirage limité, depuis longtemps épuisé et aujourd'hui pratiquement introuvable.

De nombreux termes historiques et géographiques, des noms de localités et de personnalités égyptiennes, des mots arabes mal écrits par l'auteur ou mal lus par son éditeur, ont été rectifiés ici.

La publication est, pour la première fois, intégrale et rigoureuse. J'ai replacé dans le texte plusieurs pages omises par Louis Gonse et j'ai pu élucider de nombreux points douteux, rétablir l'ordre de passages intervertis, grâce au concours autorisé de M. Pierre Blanchon, le biographe de Fromentin. Celui-ci s'est en effet imposé, à ma requête, une comparaison minutieuse entre le manuscrit du carnet original et le texte de 1881, et je ne saurais trop le remercier de son aide désintéressée.

D'autre part, comme Fromentin n'accomplit point seul ce voyage, mais fit partie de la délégation française invitée aux fêtes de l'inauguration du canal de Suez, il m'a semblé utile de replacer ces notes dans l'ensemble des circonstances qui les expliquent, et de les entourer des éclaircissements biographiques ou historiques indispensables1.

J.-M. C.

1. Une bibliographie sommaire a été ajoutée au journal, et l'on trouvera, à la page 8, une carte schématique de l'Egypte indiquant les étapes quotidiennes du voyage.

Pour permettre de suivre plus aisément l'itinéraire de Fromentin, les noms géographiques sont, dans le texte, imprimés en italiques et uniformisés conformément à l'orthographe adoptée aujourd'hui. Certains mots importants soulignés dans le manuscrit sont mis ici entre guillemets ou en italiques.


OUVRAGES DE JEAN-MARIE CARRÉ

Histoire d'une Division de couverture (Paris, La Renaissance du Livre, 1920.

Gœthe en Angleterre. Etude de littérature comparée (Paris, Plon, 1920). 2e édition.

Gœthe en Angleterre. Bibliographie critique et analytique (Paris, Plon, 1920).

Denyse Carré. In memorian. Dessins de Léon Carré (Paris, Fischbacher, 1919). Epuisé.

Les Ardennes et leurs écrivains : Michelet et Taine, Verlaine et Rimbaud (Charleville, Ruben, 1922). Epuisé.

La vie aventureuse de Jean-Arthur Rimbaud (Paris, Plon, 1926), 20e mille. Ouvrage couronné par l'Académie Française.

Michelet et son temps. Avec de nombreux documents inédits (Paris, Perrin, 1926). 2e édition. Ouvrage couronné par l'Académie Française.

Images d'Amérique. Bois de Ph. Burnot (Lyon, Lardanchet, 1927).

La vie de Gœthe (Paris, N. R. F., 1927), 31e édition. Ouvrage couronné par l'Académie Française.

Les deux Rimbaud : l'Ardennais, l'Ethiopien. Avec documents inédits (Paris, Edition des Cahiers Libres, 1928).

Epuisé.

La vie de Robert Louis Stevenson (Paris, N. R. F., 1929), 14e édition. Ouvrage couronné par l'Académie Française.

Les Lettres de la vie littéraire d'Arthur Rimbaud (Paris, N. R. F., 1931), 6e édition.

Voyageurs et écrivains français en Egypte. 2 volumes inoctavo illustrés. Tome I : Du début à la fin de la domination turque (1517-1840). Tome II : De la fin de la domination turque à l'inauguration du Canal de Suez (1840-1869) (Editions de l'Institut français d'Archéologie orientale, Le Caire, 1933). Ouvrage couronné par l'Académie française (Grand Prix Gobert, 1933).

Promenades dans trois continents, Collection du Temps Présent, Paris, 1935.

EN COLLABORATION

« Les Compagnons ». L'Université Nouvelle. Tome I : Les principes. Tome II : Les applications de la doctrine (Paris, Fischbacher, 1918 et 1919).


BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE

I. — Sur Eugène Fromentin.

OUIS GONSE : Eugène Fromentin, peintre et écrivain, Paris, A. Quantin, 1881.

IERRE BLANCHON : Eugène Fromentin, correspondance et fragments inédits, biographie et notes, Paris, Plon, 1912.

IERRE MARTINO : Eugène Fromentin, Essai de bibliographie critique, dans la Revue Africaine, 2e trimestre 1914, n° 293.

Le centenaire de Fromentin, dans la Revue Africaine, 1er et 2e trimestres 1921. (Cette étude contient p. 4, en note, un supplément à la bibliographie établie en 1914.)

II. — Sur les fêtes égyptiennes de 1869.

MARIETTE : Itinéraire des invités aux fêtes d'inauguration du canal de Suez. Le Caire, Alexandrie, Mou- rès, 1869.

H. TAGLIONI : Deux mois en Egypte. Journal d'un invité du Khédive, Paris, Amyot, 1870.

LORIAN-PHARAON : Le Caire et la Haute-Egypte. Dessins de Darjou, grand in-folio, Paris, Dentu, 1872.

OUISE COLET : Les pays lumineux. Voyage en Orient, Paris, Dentu, 1879.

HARLES BLANC : Voyage de la Haute-Egypte. Observations sur les arts égyptien et arabe, Paris, Renouard, 1876.

HÉOPHILE GAUTIER : L'Orient, 1893, vol. II, p. 122-228 et 333-372. (Œuvres, Paris, Charpentier.) L'isthme de Suez. Journal de l'union des deux mers, n° 322, 2e supplément. (15 et 18 octobre 1869.) Contient une abondante Revue de la presse et reproduit des extraits des principaux articles relatifs aux fêtes de Suez envoyés par les correspondants qui y avaient été invités, entre autres Lambert de la Croix, Florian-Pharaon, E. Yung, X. Feyrnet, Victor Fournel, Camille Pelletan, François Lenormant, etc.

Le Nil, journal politique, littéraire, commercial et finan- cier. Alexandrie, octobre-décembre 1869.

EAN-MARIE CARRÉ : Voyageurs et écrivains français en Egypte (1517-1869), 2 vol. Le Caire, Editions de l'Institut français d'archéologie orientale, 1933. (Cf. tome 11, 3e partie, Le percement de l'isthme de Suez.) MARGUERITE LICHTENBERGER : Ecrivains français en Egypte contemporaine (de 1870 à nos jours), Paris, Presses Universitaires, 1934. Ch. III.


voyage de Fromentin en Egypte 15 Octobre - 28 Novembre 1869


INTRODUCTION

I

« J'ai tant rêvé, moi aussi, de ce pays que vous ha- bitez, je l'ai si souvent visité en compagnie des voyageurs qui l'ont décrit; j'en ai, d'ailleurs, par mon récent voyage1, un si délicieux avant-goût que j'en ai eu pour vingt-quatre heures à déraisonner tout seul en pensant à vous et aux lieux où vous êtes. Courage, mon ami, courage! Je suis persuadé, comme vous pouvez l'être, — je m'en suis convaincu sur nature et dans un pays qui, m'a-t-on dit, rappelle assez fidèlement les villages de la Haute-Egypte, — que Marilhat est un incomparable maître; mais j'estime aussi comme vous qu'il y a quelquechose à faire encore après lui. Je sens surtout que ce qui manque aux peintres voyageurs, c'est cette double qualité, rare apparemment, de patience et de sincérité devant la nature. Vous avez le temps d'être patient, et vous avez déjà prouvé que vous savez rester naïf sans abdiquer pourtant devant le modèle2. » Telle est la lettre qu'Eugène Fromentin, âgé de vingt-neuf ans, envoyait le 25 janvier 1849 à Narcisse Berchère qui venait de partir pour l'Egypte. Ce

1. Second voyage en Algérie (1847-1848).

2. E. Fromentin. Correspondance et fragments inédits, publiés par Pierre BLANCHON. Plon, 1912, p. 2.


compliment qu'il adresse à son camarade d'atelier, on pourrait le lui retourner facilement à lui-même.

La nature le trouve devant elle plein de patience et de sincérité.

Lassé de la timidité du paysage académique à la manière de son maître Rémond, — qui fut aussi celui de Berchère, — il salue en Marilhat un libérateur. Combien de fois sa pensée ne s'est-elle pas reportée vers le Salon de 1844? Ce fut pour lui une révélation. Comment oublier le Village près de Rosette, la Ville d'Egypte au crépuscule, le Souvenir des bords du Nil? Et maintenant, ce probe et sûr artiste, son aîné à peine de quelques années, vient de mourir à trente-six ans, avant d'avoir pu donner sa mesure, imposer son exemple et sa loi. Fromentin nous apparaît un moment désorienté. Dans cette période d'incertitude douloureuse où il se débat, cette crise de sensibilité dont nous percevons l'écho à travers sa correspondance, ne trouvera-t-il donc plus de maître vers qui puisse se tourner son inquiétude?

Au cours de ses deux premiers voyages en Algérie, l'Orient se révèle à lui, et c'est dans l'Orient qu'il cherche à s'évader, à oublier ses mélancolies et à transposer ses exaltations, à se perdre et à se retrouver tout ensemble, à se fuir et à s'exprimer. Mais comment ? Hélas! Il manie mieux la plume que le pinceau et il est, au fond, plus poète que peintre.

Suivra-t-il l'une ou l'autre des avenues glorieuses ouvertes par Decamps ou par Delacroix? Pourra-t-il même échapper à leur influence? se soustraire au rayonnement de leur célébrité? Oui, c'est le souvenir de Marilhat, ce jeune maître, plus calme et plus modeste, plein de ferme pondération, de sobre élégance et de recherche harmonieuse, qui va, par delà la mort, le diriger, le soutenir, l'encourager.

Dans une des pages les plus suggestives de son Année dans le Sahel (1858), il compare, sans les nom- mer, les trois grands orientalistes de l'époque, le peintre d'histoire (Delacroix), le peintre de genre


(Decamps) et le peintre de paysage (Marilhat), et il n'est pas malaisé de deviner où vont ses préférences.

« Son œuvre, dit-il de Marilhat, est l'exquise et parfaite illustration d'un voyage dont il aurait pu luimême écrire le texte, car il apportait, en écrivant comme en peignant, la même exactitude de coup d'œil, la même vivacité de style et d'expression. Le paysagiste, par je ne sais quelle prédestination sin- gulière, était né peintre de l'Orient. » Pour reprendre l'expression de sa lettre à Berchère, Marilhat « l'Egyptien » est pour lui le type même du « peintre voyageur » — son modèle.

C'est qu'en effet Fromentin s'éloigne de plus en plus du romantisme, de ses effets déclamatoires, de ses outrances et de ses contrastes. Il va du rouge au gris, des tons d'or aux tons d'argent, de la gamme d'un Decamps ou d'un Delacroix à celle d'un Corot.

Au cours de ses séjours en Algérie, il a appris à saisir les grandes monochromies du désert et la délicatesse changeante de ses horizons1. L'Orient brutal et clinquant n'est plus le sien : le temps est passé où Edmond About pouvait lui reprocher de se mettre à la remorque de Ziem, de tirer des « feux d'artifice » dans le désert, et le rangeait, avec son « faire gratiné », parmi « les victimes de M. Decamps2 ».

Voyez plutôt comment Théophile Gautier apprécie sa Chasse au héron du Salon de 1865 : « Dans les nuages blancs, les eaux égratignées de lumière, les croupes satinées des chevaux, les plis soyeux des haïks et des burnous, il y a quelque chose de la manière limpide, argentée et transparente de Boning-

1. « Par une singularité remarquable, écrit son rival « Ch. Blanc, ce qu'il aimait le mieux dans cette nature « (africaine), ce n'étaient pas les accidents pittoresques, les « villages ombragés d'arbres, les forêts de palmiers, les « rares fontaines. c'était la solitude la plus âpre, c'était le désert sans fin et sans ombre sous un ciel sans « nuages. »

2. Salon de 1857 : Moniteur universel, 5 septembre 1857.


toni1. » Eloge sans doute, mais où perce un regret Le bon Théo préfère l'Orient romantique, ses pou- droiements de lumière dorée, ses chocs de couleurs, ses scintillements, ses clairs-obscurs, et dans son Salon suivant, en 1866, devant l'Etang dans les Oasis la Tribu nomade en marche vers le Tell, il ne peut s'empêcher de signaler cet adoucissement progressf du caractère des paysages africains enveloppés par Fromentin de vapeurs bleuâtres et rosées, presque teintés de vert normand2. Comme il est loin, à pré- sent, même d'un Marilhat, de sa touche solide, de ses tons d'émail. C'est qu'il place l'harmonie au-des sus du coloris.

Rien n'est plus caractéristique à cet égard que les tableaux inspirés par l'Egypte3. Harmonie, justesse équilibre, douceur, tels sont les mots qui se pressent sous la plume quand on essaie de définir le charme des Canges sur le Nil, ou de ces Bords du Nil, aujourd'hui au musée du Louvre, où il a réussi comme il le disait, à « se tenir dans la mesure des choses ». Ce n'est pas qu'il soit insensible aux jeux de la lumière, et il lui arrivera, dans son carnet, de décrire admirablement un rutilant coucher de soleil su le fleuve près de Minieh, mais il préfère, en général, à leurs luttes fulgurantes leurs alliances subtiles leurs nuances et leurs dégradés. Sa manière flexible se complaît dans les demi-teintes, il a horreur du « coloriage », et certaines de ses toiles égyptiennes font songer aux symphonies argentées, à la fois lé-

1. Moniteur universel, 22 juillet 1865.

2. Moniteur universel, 17 juillet 1866.

3. Sakyeh au bord du Nil; Ville au bord du Nil; Bac sur le Nil (1871); Le Nil (1876); Souvenir d'Esneh (1876). Cf. Catalogue de l'exposition Fromentin à l'Ecole des Beaux-Artsi en mars 1877, avec une notice de L. GONSE. Un vol. in-16 Paris, 1877.

Dans son étude sur Fromentin, Paris 1881, L. GONSE reproduit le tableau : Les bords du Nil, d'après une eau-forte de Milius, et deux croquis d'Egypte : Le chadouf et La récolte des cannes à sucré.


PAYSAGE D'EGYPTE, par Berchère.



ères et assourdies, d'un Corot. Ce romantique est evenu un classique. D'autre part, a la suite de ses séjours répétés en lgérie, il arrive à mieux comprendre l'Afrique. Il e se laisse plus accrocher uniquement, comme le oyageur qui passe, par ses aspects éblouissants et perficiels, mais, à force d'y vivre, il en dégage peu peu les caractères permanents. Ce que l'Arabe a humain, de général, d'éternel, dans ses grandes attides guerrières ou pastorales, et non plus le pittoesque accidentel et papillotant du souk ou du maré, voilà ce qui finit par retenir son pinceau et sa lume. En cela, il se trouve d'accord avec un de ses mpagnons de voyage en Egypte qui pourtant ne imait point beaucoup. « L'ethnographie, écrit harles Blanc dans la Gazette des Beaux-Arts en 66, peut avoir du bon, pourvu qu'on n'en abuse int jusqu'à remplacer le nu par le costume, et la aperie par la friperie. Aujourd'hui les excursions Orient ont créé une spécialité qui dispense de fors études quantité d'artistes et dans laquelle triomphe e peinture facile, qui trouve ses tableaux tout comsés1.» Lorsqu'il s'apprête à partir pour l'Egypte, omentin est sorti depuis quelque temps déjà des certitudes et des malaises où il s'est jadis débattu.

n esthétique est celle qui s'affirmera dans les Maîes d'autrefois. Il s'efforce de « dégager le beau du zarre », et, comme il est devenu antiromantique, il vient antipittoresque.

Quand il s'agit de sa peinture (c'est peut-être plus i de lui que de tout autre artiste), on peut opposes différentes manières. Mais ces variations de rtiste s'expliquent par l'instabilité foncière de omme. « Jamais, nous dit Maxime du Camp, corps as chétif ne contint de plus vibrantes qualités.

était un nerveux, une sensitive qui recevait des im-

Gazette des Beaux-Arts 1886, tome II p. 11.


pressions de toute part et semblait les mettre en réserve pour féconder son œuvre. Il y avait en lui un idéal de perfection qui ne lui permit jamais d'être satisfait. Sa santé y était pour quelque chose; il était débile, parfois souffrant, son inquiétude natu- relle s'en augmentait. Il se décourageait, ne se re- mettait à la besogne qu'avec peine et, comme l'on dit, avait besoin de s'entraîner1. »

Autre raison : il n'était pas sûr de son pinceau, Lui-même nous l'avoue dans la préface à la troisième édition de l'Eté dans le Sahara. « C'est alors que l'in- suffisance de mon métier me conseilla comme expédient d'en chercher un autre, et que la difficulté de peindre avec le pinceau me fit essayer de la plume2.

Là, par contre, aucun tâtonnement. C'est la maîtrise instantanée, la réussite immédiate. Se serait-il donc trompé sur sa propre vocation? Le jeune homme qui écrivait des vers dans les petits journaux de La Ro chelle, qui suivait plus tard à Paris les cours de Mi chelet et de Quinet, aurait-il fait fausse route en fré quentant les ateliers de Rémond et de Cabat? N serait-il pas un écrivain de race fourvoyé dans l peinture ?

Nous n'irons pas aussi loin. D'un Théophile Gau tier, médiocre rapin de la bohême romantique, o peut, sans hésitation, affirmer qu'il s'était d'abor égaré, et qu'il trouva sa vraie voie dans la carrière de lettres. Mais le cas de Fromentin est tout différent Comme l'écrit Sainte-Beuve, « il a deux muses, il est peintre en deux langues, il n'est pas amateur, mai artiste consciencieux, sévère et fin dans les deux Il a le regard et la mémoire d'un peintre, personne ne sait mieux voir et mieux retenir que lui. Quant l'expression, elle s'offre a lui sous deux formes à l fois. Heureux mortel qui a le choix!

Si l'on a pu dire : « Gautier est un peintre qui e

1. Souvenirs littéraires, vol. II, p. 276.

2. Un été dans le Sahara, éd. 1874, p. XI.


devenu écrivain et a eu raison », on ne peut donc ajouter avec certains critiques d'art : « Fromentin est un écrivain qui est devenu peintre et a eu tort », car sa valeur de peintre est infiniment supérieure à celle de Gautier, sa carrière de peintre est aussi beaucoup plus ample et plus fructueuse. S'il n'a pas écrit plus de quatre volumes en tout1, il a exposé pendant trente ans, dans tous les Salons, des œuvres importantes et toujours remarquées. Il n'en est pas moin vrai qu'il est et restera surtout un écrivain de grande lignée. C'est en qualité de prosateur qu'il résiste aux attaques du temps. Ses tableaux n'ont plus guère pour nous qu'un intérêt historique : leur exécution harmonieuse et distinguée lui assigne, dans la série des peintres orientalistes, une place à part, et à une époque où Félix Ziem, Théodore Frère, Tournemine recher- chaient les effets faciles et le pittoresque clinquant sa sobriété, sa mesure, son goût, la finesse de sa palette et la rareté de ses valeurs lui confèrent une originalité d'excellent aloi2. Mais sa Curée, son Fauconnier et ses Centaures seront sans doute plus vite oubliés que son Eté dans le Sahara (1856) et son Année dans le Sahel (1858).

Dans ces deux ouvrages, qu'il publie avant la qua- rantaine, il apparaît brusquement comme un des maîtres de la prose française. Pas une expression vague, pas une épithète creuse, pas un mot abstrait, aucune recherche, aucune affectation, une propriété de termes, une simplicité de forme, une justesse de ton incomparables. Gautier lui-même est par endroits dépassé. « Le Sahara, écrit Louis Gonse, c'est l'été africain avec ses violences de lumière et de couleur, ses calmes implacables, ses mornes accablements, ses rudesses et ses poésies étranges; le Sahel, c'est l'Algé-

1. Un été dans le Sahara; Une année dans le Sahel; Dominique; Les maîtres d'autrefois.

2. Cf. Jean ALAZARD, L'Orient et la peinture française au XIXe. siècle. Plon, 1930.


rie riante et verdoyante, ce sont les ciels changeants et vaporeux, les tons variés, les accidents de lumière, les montagnes arcadiennes, les horizons enveloppés et fuyants1. » Et maintenant, qu'est l'Egypte? On conçoit l'intérêt de cette question. Le triptyque de Fromentin est incomplet. A ses deux panneaux de l'Afrique du Nord il avait l'intention d'en ajouter un troisième : la pastorale aux bords du Nil.

Pour s'y préparer, il avait tenu minutieusement son journal, et ce journal nous reste. Nous regrettons que l'œuvre n'ait pu être terminée, mais, quoique cela ne puisse être une consolation, nous saisirons cette occasion de pénétrer dans les secrets de son métier, aussi bien de sa technique d'écrivain que de son esthétique de peintre. N'oublions pas que les deux volumes sur le Sahara et le Sahel ont eu pour point de départ une série de notes, écrites sur place, qu'ils ont été rédigés, plus tard, à tête reposée, comme d'ailleurs ont été peints tous ses tableaux. Il fixe au vol, sur son carnet, ses sensations, puis il a l'air de les oublier. Mais ce n'est qu'une apparence. Il les laisse descendre lentement dans les profondeurs cristallines de sa mémoire, s'épurer et s'iriser tout ensemble, et c'est en rappelant à lui le flot de ses souvenirs qu'il compose, après coup, souvent en plusieurs fois2, le récit définitif. On conçoit dès lors combien peuvent être suggestives ses notes du voyage en Egypte.

1. Louis GONSE, E. Fromentin, peintre et écrivain. Paris, Quantin, 1881, p. 136.

2. Dans la Revue africaine, 1910, p. 5 et suiv., M. Pierre MARTINO a comparé le texte primitif d'une Année dans le Sahel, paru dans l'Artiste, en 1857, celui de la Revue des Deux Mondes, de 1858, et celui de la 1re édition (1859). Dans la même revue, 1910, p. 343-392, le même auteur a publié une étude sur Les descriptions de Fromentin (choix, conservation, élaboration des souvenirs, éléments de la description et de la composition du tableau, rédactions successives, corrections et retouches, travail du style).


A côté de leur valeur psychologique et littéraire, elles ont d'ailleurs un intérêt le prix d'un témoignage. Elles viennent à leur heure compléter ce que nous s avons déjà par d'autres de l'Egypte de 1869. nous permettent d'achever le tableau des céré- monies qui ont accompagné l'inauguration du canal de Suez. C'est sous ce double aspect que nous allons les considérer.

II

En partant pour l'Egypte, muni de l'invitation khédiviale aux fêtes d'Ismaïlia. Fromentin n'emporte pas sa palette et ses pinceaux : il se contente d'un carnet. C'est surtout avec les préoccupations d'un écrivain, non d'un peintre, qu'il aborde ce voyage.

« Nous n'y ferons rien; nous renonçons même aux boîtes à couleur, comme devant être tout à fait inutiles. J'emporte seulement un peu d'aquarelle, quelques crayons et de quoi écrire. J'écrirai plus que je ne dessinera1. » Il sait que le programme dressé par Nubar pacha, le ministre des Affaires étrangères égyptien, ne lui permettra pas de peindre, mais il ne peut prévoir les difficultés qu'il trouvera même à écrire : le rythme accéléré du voyage qui dégénère en bousculade, la promiscuité bruyante qui interdit tout recueillement, le désordre de la caravane qui confine à la cohue, la trépidation des machines qui l'empêche d'écrire sur le pont, la chaleur qui l'accable, et les essaims de mouches qui l'assaillent en Haute-Egypte. « Le jour et pendant que le bateau marche, écrit-il à sa femme, de Minieh, le 24 octobre2, je m'assieds à l'ombre qui est rare, recherchée et par

1. Lettre à Ch. Busson, 6 octobre 1869. Correspondance et fragments inédits, publiés par Pierre BLANCHON. Plon, 1912, p. 223.

2. Correspondance et fragments inédits, p. 230.


conséquent fort encombrée. Je note rapidement et par écrit tout ce qui se passe, tout ce que j'observe, et faute de croquis impossible à faire, à cause de la mobilité dont je te parle, j'aurai du moins des indi- cations de peinture bien incomplètes, mais de quelque utilité pour mes souvenirs. Si j'avais un peu de la forme qui m'échappe, pour joindre aux impressions de lumière et de couleurs dont je fais provision, ce rapide, beaucoup trop rapide défilé devant des merveilles ne serait cependant pas sans profit. » Quel profit? Ici nous enregistrons une demi-confidence.

Fromentin emmagasine ses souvenirs avec le secret désir d'en tirer un livre — le pendant du Sahara et du Sahel.

Mais quelques jours plus tard, à Louxor, il appa- raît découragé. « Je ne vois pas, écrit-il à sa femme le 29 octobre , qu'il puisse en sortir un livre. Cependant nous verrons cela plus tard : ce qui m'ennuie, c'est qu'on l'attend de moi et que tout le bateau y compte comme sur une chose en train de se faire.

Cette série de croquis rapides, de peintures inachevées, faites en courant, ne seront pas un livre et n'en sauraient avoir l'unité. L'élément humain en sera fatalement absent. J'aurai entendu tout ce qui se dit et se crie dans le tumulte des villes égyptiennes sans en comprendre l'idée ni le sens. Il est trop tard, je suis trop vieux, on va trop vite. » Sans doute sa femme essaie-t-elle de chasser ses doutes et de le remonter; car dans la dernière lettre qu'il lui écrit du Caire, le 25 novembre, pour annoncer son retour, il revient encore une fois sur le sujet. « Quant au livre, nous en causerons aussi2. » Voilà donc qui est net.

Il prend des notes à double fin. Des deux hommes en lui, qui utilisera ces souvenirs? L'artiste ou l'écrivain? L'un et l'autre peut-être, il n'en sait rien, il attend.

1. Ibid., p. 233.

2. Correspondance et fragments inédits, p. 237.


Ne lui demandons rien sur les temples ou sur les tombeaux. L'archéologie, il la laisse à son rival Char les Blanc, et, dès le début du voyage en Haute-Egypte.

s'effraie un peu de l'itinéraire tracé par Mariette à l'usage des invités. « Tout ce qui est monument, débris historiques, nous allons nous y arrêter, le voir et le bien voir. Mais le paysage, les habitudes, les habitants, ces délicieuses marines à tous les tournants du fleuve, on a jugé naturellement que cela n'entrait pas dans un programme d'exploration qui pût intéresser tout le monde. Et nous autres peintres, on nous fait impitoyablement passer à toute vapeur devant nos véritables sujets d'étude1. » D'ailleurs, libre aux autres de se repaître du passé! ces pierres sont indi- gestes pour ce délicat. Il donnerait tout un temple nour son reflet dans l'eau. Feuilletez son carnet, une signe sur Philœ, deux sur Dendérah, trois sur Esneh et sur Edfou, une page sur Thèbes (mais il faut dire qu'il a la fièvre). Il ne descend pas à Abydos, car il « redoute huit ou dix heures de baudet », et — fatigue ou désinvolture, je ne sais? — s'acquitte envers les pyramides avec un seul mot : « magnifique ».

Par contre — et cela nous éclaire sur le fond de sa pensée — il compare sans cesse l'Egypte pastorale ou désertique avec le Sahel ou le Sahara. L'aspect des villes de Haute-Egypte et la qualité de la lumière lui suggèrent, à chaque instant, des rapprochements ou des contrastes avec l'Afrique du Nord. Voici par exemple Assiout, cernée par la crue, ses maisons en pylônes, ses murs de boue, ses rues étroites et poudreuses traversées au galop des ânes au milieu d'un « tumulte et d'une confusion inexprimables ». Il en brosse une description aussi vivement enlevée que réussie, puis il s'arrête, médite, s'interroge : « Je m'en étais fait une idée étrange; ce n'est pas cela, c'est tout autre chose, plus capitale, moins sauvage, moins africaine, plus asiatique, ce que nous avons vu de plus

1. Ibid., p. 231.


oriental. » Plus loin, se rappelant le coucher de soleil un peu théâtral qui tendait, derrière la silhouette de la ville « hérissée de ses minarets, noire sur le ciel d'or rouge », comme une toile de fond d'opéra, il regrette le fondu du paysage africain. « Les liens manquaient pour passer d'un plan à l'autre. Chaque haute division de ce beau tableau y semblait apportée comme une coulisse. Différence capitale avec les aspects sahariens. » Au contraire, Keneh. enveloppée d'une vague de khamsîn, réveille en lui le souvenir des villes du Sud. « Caractère extraordinaire de Ke- neh, voilà comment j'imaginais Siout. Ce que je n'ai pas trouvé là-bas, le voici. Ville absolument saharienne ou africaine. Me rappelle beaucoup L'Aghouat.

Rues tortueuses, étroites; maisons à étages, bazars longs, entièrement voûtés ou plafonnés de djerid. Une ombre épaisse, odorante, odeurs subtiles, etc. » Toujours la même comparaison persiste dans son esprit.

« Se souvenir, à propos d'Esneh, de Keneh, de Louqsor et de tout ce que je connais, des villages sahariens. C'est toujours le ksour développé, modifié, avec le Nil en plus. » « Je reconnais le désert que j'ai vu entre L'Aghouat et Ain-Madhi; celui-ci, plus uniformément sablonneux. »

Grâce à son expérience africaine, Fromentin se trouvait donc admirablement préparé à comprendre l'Egypte, et à une époque où sévissait un orientalisme facile et décoratif, fait de bric-à-brac exotique, d'il- luminations aveuglantes, d'éclats brusques et contrastés, d'anecdotes et de détails, il eut le mérite de nous donner une image juste et nuancée de l'Egypte, d'une vérité profonde et d'une valeur éternelle. Aucun écrivain ne l'a égalé dans cette évocation de la vallée du Nil à l'automne, avec ses grandes lignes étirées, son paysage élargi par la crue, sa tendre lumière, son humide douceur. Cette vision le touche et l'émeut, elle provoque l'adhésion de toute sa sensibilité, car elle correspond précisément à ses préférences artistiques les plus intimes. Celui qu'on a appelé, non pas


un coloriste, mais un harmoniste, celui qui revient aux « maîtres d'autrefois » et à leur grand style paisible, est bien fait pour comprendre la subtilité changeante et la permanente simplicité du paysage égyptien. A travers ses notes de voyage, rien n'est si frap- pant que cette double recherche, en apparence con- tradictoire : « l'esclave du ton » — comme l'appelait son ami Armand du Mesnil — ne se lasse point de faire vibrer la gamme des couleurs éphémères, le classique s'attarde à dégager les caractères généraux et durables, Personne n'a su, mieux que lui, dire la magie fugitive des soirs d'octobre sur le Nil, ou des- siner les traits immuables de la campagne et du désert. L'Egypte à la fin de l'été, l'Egypte de tous les temps, voilà ce qu'a magnifiquement fixé la plume de Fromentin.

Quelques exemples suffiront. Voici le Nil au dépar t du Caire, le 22 octobre. « Rives plates. Une première zone de douras vert frais. Collines au delà jaune clair.

Arête extrême de rochers gris violâtre à peine modelée. Buffles et bœufs au bord du flot. De place en place, à fleur d'eau, petits villages limoneux, quatre ou cinq palmiers. Le ciel est incomparablement pur, moelleux et tendre. Le Nil plus bourbeux que jamais. Chocolat clair. La dahabieh et le chaland qui nous suivent labourent cette boue grasse et écumeuse. » Puis voici, après Béni-Souef, le tableau des deux rives : d'un côté la falaise arabique. « Sa couleur violâtre appuie la couleur ardente du premier plan et ménage un accord de toute délicatesse entre ce jaune brutal et le ciel bleu »; de l'autre, la rite libyque, basse et verdoyante, avec « un soupçon » de montagne lointaine « qui se confondrait presque avec le ciel, dont la couleur tendre s'y dissoudrait, sans les petites ombres fermes et bleuâtres qui en affirment la fine arête ». Comme ces accords vont au cœur de Fromentin! Rien ici de cet Orient brutal et strident qu'ont popularisé les peintres à la mode. « Pas un seul coloriage nulle part, note-t-il le 24 octobre en


face de Minieh. Du vert nuancé, du gris, le fauve azuré du fleuve, le bleu tendre du ciel. Tous les fellahs habillés de noir ou de brun. » Devant Manfalout, le lendemain, même impression : « Au-dessus, le ciel blanc, au-dessous, le Nil immobile, semblable à des plaques d'étain. Pas un roux, pas un rougeâtre, la blancheur et l'ardeur pâle des heures méridionales.

Une barque noire dont la voile seule tamise une sorte de lumière plus chaude, passe entre le village et nous.

Des accents d'un vague et lointain soleil modèlent et dessinent à peine le bord supérieur du talus, l'angle des toits en terrasse, le sommet pointu et la galerie dentelée des minarets. Un liseré de lumière plus vive et couleur d'argent est posé sur la vergue noire de la cange. » Enfin, plus caractéristique encore, voici, le 27 novembre, l'évocation du matin à Louxor, d'une étonnante, d'une incomparable justesse de ton. « Le Nil comme une glace, toute rose et bleu pâle. La plus grande pâleur possible. Une seule petite voile de cange éclate en blanc dans l'immensité de la lumière blonde. Aussi fort qu'on veut, pourvu que ce soit blond, limpide, net, plat, de toute pureté. Faire pur!

Jamais trop! ne pas craindre la sécheresse, l'éviter par le modelé des objets, le choix des valeurs, l'épaisseur du ton. Eviter les rouges. Il n'y en a pas. Mesu- rer les distances par les valeurs, l'intensité des tons par une ou deux taches dominantes qui ne seront que des noirs, des bruns, des bleus; comme note claire, un peu blanchâtre, un blanc de coton. Cela sur un fleuve pâle. Montagnes cendrées ou roses, modelées ou non suivant l'heure. Voilà toute l'Egypte. »

On pourrait multiplier les citations. Oui, c'est bien toute l'Egypte, mais il faut ajouter : avec sa lumière d'automne, avec cette robe argent et rose qui aurait séduit Corot et que préfère à toutes les autres son disciple récent, le Fromentin de 1865.

Toute l'Egypte — c'est-à-dire encore l'Egypte de tous les temps. Elle apparaît, en effet, sous la nota-


tion hâtive du carnet, dans ses aspects éternels. Au pittoresque anecdotique et accidentel, encore assez fréquent dans le Sahara et le Sahel, Fromentin préfère maintenant une vision synthétique et dépouillée.

Voilà pourquoi ses notes n'ont pas vieilli : rien ne se démode plus vite que des impressions de voyage, et ses récits algériens n'ont pas échappé à cette loi.

C'est qu'aussi l'Algérie a bien changé depuis 1850 : celle de la conquête a été effacée par celle de la colonisation. C'était alors, écrit justement Pierre Martino, « une Algérie tout aristocratique et militaire où, avec d'immenses perspectives incultes comme fond, se groupaient des cortèges de chefs arabes et d'officiers de France, soucieux les uns et les autres de leurs attitudes et de leurs costumes : on tenait à distance la canaille indigène, et il n' y avait point de colons1 ».

Aujourd'hui la ruée méditerranéenne a bousculé cette composition décorative, les rouliers de Louis Bertrand sont eux-mêmes remplacés par les autos et les camions, et l'Année dans Je Sahel n'a plus guère, en dehors de sa valeur littéraire, qu'un intérêt histo- rique et rétrospectif. Mais il en va tout autrement de l'Egypte, ce pays sans routes, où le Nil est resté la seule grande voie de communication, et dont la campagne n'a point changé d'aspect depuis quatre mille ans. Le Sahara et le Sahel sont, à certains égards, tombés en désuétude. Certain caractère épisodique et pittoresque les rattache à une époque disparue, et cela frappe d'autant plus que l'Afrique du Nord s'est prodigieusement transformée. Au contraire, les notes de Fromentin ne saisissent de l'Egypte que ses traits essentiels, et ces traits sont restés immuables comme le profil des pyramides ou l'arête du Mokattam. Si les villes — Alexandrie, Le Caire, Port-Saïd, Suez — ont changé de figure, rien n'a bougé dans la bourgade du fellah posée au bord du Nil. Avec ses maisons de

1. « Le centenaire de Fromentin », Revue africaine, 1921, p. 9.


boue séchée, ses ruelles débouchant sur le fleuve, ses pigeonniers retentissant de vols et de cris, son minaret blanchi à la chaux, sa berge croulante, ses roseaux panachés d'argent, les roues plaintives de ses sakiehs ou les balanciers de ses hauts chadoufs manœuvrés par des hommes de bronze, elle allonge aujourd'hui dans le miroir du Nil la même image qu'autrefois.

Fromentin s'est rendu compte qu'il touchait à quelque chose de typique et de permanent qui plaisait à son classicisme. Un mot apparaît fréquemment sous sa plume : définir. L'écrivain vient au secours du peintre et lui trace sa tâche, son devoir du lendemain.

A Assouan, en sortant du bazar et des rues qui aboutissent au Nil, il note : « On sent le voisinage de lieux, de choses étranges. Odeurs. Développer, en faire un tableau écrit, résumer les villes frontières du désert. Keneh, Siout, Esneh, Assouan, Thèbes, voilà les grandes étapes. Définir chacune. Toute l'Egypte est là, avec tous ses caractères, communs aux pays africains ou propres à la vallée du Nil. » Deux jours plus tard, le 8 novembre, sur la voie du retour, avant de mouiller à Guirgueh, il revient sur la question.

« Bien rendre et bien faire comprendre l'aspect d'une de ces petites villes riveraines, vues du fleuve, leurs berges escarpées, leurs maisons empilées et bâties à pic, leur ceinture de verdure, leur couleur uniforme, leurs teintes sourdes, et ces fourmilières humaines, se pressant au débouché des rues plongeantes. » Même préoccupation, le 10 novembre, en face d'Akmim.

Ce qui l'obsède, c'est la différence entre « l'autre Afrique » et celle qui se déroule sous ses yeux. La différence? que dis-je! la parenté, ou plus exactement le rapport. Il n'y a qu'à faire quelques pas au delà des décombres du temple d'Edfou, du côté du désert, pour retrouver le Sahara. « Pays malingre et consumé, tandis que l'Egypte est ardente et fertile. Noter ces traits à mesure qu'ils se produisent. Ils importent. Les accentuer une fois pour toutes. Tout ce qui échappe au fleuve rentre, avec la dure empreinte de


sa haute latitude, dans le caractère saharien. Tout ce que le fleuve atteint et fertilise, est autre. »

Ainsi pense et parle un classique. « Je voudrais, écrira-t-il vers la fin de son journal, donner des choses que je vois une idée simple, claire et vraie, émouvoir avec le souvenir de ce qui m'a ému, laisser le lecteur' indifférent pour ce qui ne m'a pas intéressé moi- même, ne rien grandir à plaisir. » Ce n'est pas qu'il soit incapable d'enthousiasme, et quand s'offre à ses regards un grand spectacle, personne n'en ressent plus profondément la beauté. Il laisse les choses venir à lui, ne s'impose pas à elles, ne les provoque point, ne les arrange point pour en tirer des morceaux de bravoure, mais, dès que sa sensibilité d'artiste est ébranlée, alors il trouve naturellement, pour exprimer son émotion, des accents d'une poésie incomparable. De ce calepin de notes sans apprêt, griffonné d'un jet sur une chaise de pont, il ne serait pas malaisé d'extraire des pages d'anthologie. Voici un coucher de soleil sur le Nil, le 23 octobre, avant l'arrivée à Minieh. « Jusqu'à la hauteur de Vénus, ce n'était qu'or et feu, dans une limpidité sans pareille. Le Nil reproduisait exactement, en presque aussi clair, quelquefois en plus clair, cette prodigieuse irradiation. L'inépuisable lumière jaillissait, jaillissait, pendant qu'à l'op- posé la nuit grise et fumeuse avançait pour lui dis- puter le ciel. Toute la mythologie, toutes les adora- tions asiatiques, toutes les terreurs inspirées par la nuit, l'amour du soleil, roi du monde, la douleur de le voir mourir, l'espoir de le voir renaître demain dans Horus, la lutte éternelle et chaque jour renouvelée d'Osiris contre Typhon : nous avons eu tout cela sous les yeux. Enfin la nuit a triomphé, mais la lutte avait été longue. L'or en s éteignant s'est changé en jeu, puis en rouge, puis en pourpre sombre. Le cercle flamboyant s'est rétréci. Trois quarts d'heure après.

ce n'était plus qu'un disque étroit de tous côtés pressé

1. Il songe donc à la publication de son journal.


par les ténèbres, et comme un souvenir lointain du jour. La nuit, la vraie nuit a fini par atteindre l'Occi- dent lui-même. En levant les yeux, je me suis aperçu que Vénus n'était plus seule. Toutes les constellations étaient allumées. Une ou deux barques sans voiles, car l'air était mort, battaient au loin le Nil de leurs lourds avirons. Des pélicans rasaient le fleuve d'un vol lent. » A côté d'une page comme celle-ci, toute gonflée d'un lyrisme qui se domine, com bien de fines aquarelles comme la vue de Guirgueh, avec ses pigeonniers enveloppés de vols blancs et lilas, com bien de solides croquis, comme la description des tombeaux des Mamlouks! Il y a même des peintures de genre, d'une touche vive et réaliste, telles que la visite du village de Rhôda, le portrait du santon de Hôu, la présenta-

tion des almées de Keneh ou des guerriers Ababdehs sur la berge d'Edfou. La plupart de ces petits tableaux se retrouvent, sous une forme plus polie, dans le livre de Charles Blanc1, mais l'esquisse de Fromentin, à peine appuyée, renferme plus de rythme et de vie que les souvenirs académiques de son compagnon.

« Fromentin, écrit celui-ci, était venu là comme peintre. Encore paraissait-il résolu à ne faire sa palette que dans son esprit2. » Ne nous fions pas aux apparences. Ce petit homme chétif, fatigué par le voyage, presque toujours grippé, fiévreux, accablé de nostalgie, disposait déjà ses couleurs sur son carnet.

et c'est ainsi qu'il écrivait, selon le mot de Louis Gonse, « les plus belles notes de peintre que l'on connaisse3 ».

Ce qui manque peut-être à son évocation de l'Egypte, c'est (il le sentait et l'avouait lui-même) « l'élément humain ». Sans doute sa modestie le rendelle trop sévère lorsqu'il écrit : « J'aurai entendu tout

1. Voyage de la Haute-Egypte, p. 117, 118, 136, 246.

2. Id., p. 8.

3. L. GONSE, op. cit., p. 8.


ce qui se dit et se crie dans les villes d'Egypte sans en comprendre le sens », et l'on trouve sous sa plume une appréciation à la fois juste et fine du peuple égyptien. Il caractérise avec humour le fellah de Haute-Egypte, le mendiant ou le petit ânier du Caire1.

Mais il n'en est pas moins vrai que la rapidité de son voyage et la fragilité de sa santé ne lui ont pas permis de pénétrer bien avant dans la vie du pays. S'il a si bien rendu le Sahara et le Sahel, c'est qu'il y a longtemps séjourné. Nul n'en avait plus conscience que lui, nul ne ressentait donc plus vivement les limites et les lacunes de son expérience égyptienne.

III

Le journal de Fromentin nous renseigne, non seulement sur lui-même et sur le pays, mais encore sur les grandioses manifestations auxquelles l'Egypte khédiviale convia l'Europe contemporaine. Sous sa forme elliptique, c'est un témoignage précieux par sa spontanéité et sa sincérité. Aucun arrangement convention.

nel, aucun enjolivement protocolaire. Ce carnet n'est qu'un aide-mémoire, et sa valeur n'en est que plus grande pour le chroniqueur des fêtes de Suez.

C'est à Charles Edmond2 — cet ami des Concourt qui avait vécu en Egypte — que Fromentin dut son invitation, et vraiment le spectacle qui s'annonçait n'était pas à dédaigner pour un peintre. Sous les yeux de l'Europe entière, la France allait, après bien des tribulations, voir couronner l'entreprise d'un de ses fils les plus glorieux. Suivie de l'empereur d'Autriche, du prince royal de Prusse, du prince et de la princesse des Pays-Bas, du prince de Hanovre, de l'émir

1. Cf. surtout son journal du 8 novembre (Sur le Nil) et du 24 novembre (l'Ezbékieh).

2. Auteur du roman à clé : Zéphyrin Cazavan en Egypte (1879).


Abd-el-Kader, de tout un cortège d'Altesses et d'Excellences, Sa Majesté l'I mpératrice des Français devait traverser la première, sur son yacht pavoisé, l'Aigle, le canal des Deux-Mers, apporter à Ferdinand de Lesseps le tribut de la reconnaissance et de l'admiration du monde. Les représentants les plus émi- nents des nations euro péennes avaient été choisis pour l'entourer, l'Allemagne envoyait ses égyptologues Lepsius et Dümichen, son sculpteur Drake, la Norvège son illustre Ibsen, la Suisse son savant Na- ville, l'Espagne son dramaturge Eusebio Blasco, mais aucune délégation n'était plus brillante que la nôtre.

Outre de nombreux savants dont six membres de l'Académie des Sciences, les chimistes Balard, Wurtz et Berthelot, le naturaliste de Quatrefages, le physiologiste Marey, le physicien Jamin, il y avait là des membres de l'Académie de Médecine comme Broca et Hamy, des philologues comme Miller et François Lenormant, des professeurs comme Victor Duruy, des poètes comme Théophile Gautier, des critiques d'art comme Charles Blanc, surtout des peintres comme Gérome, Berchère1, Tournemine, P. Lenoir, des sculpteurs comme Guillaume. Mais ces personnages officiels étaient eux-mêmes flanqués d'un bon nombre de journalistes, Florian-Pharaon, rédacteur en chef de la France, Marc, directeur de l'Illustration, Pierre Pichot, le fils d'Amédée de la Revue britannique, les correspondants de journaux suivants : Feyrnet, du Temps, Yung, des Débats, Lambert de la Croix, du Moniteur universel, Tarbé, du Gaulois, de Laleu.

de l'Universel, Boulanger, du Journal de Paris, Ap- pleton, de la Presse. Louise Colet, Jean Macé et le jeune Camille Pelletan, collaborateurs des journaux de l'opposition, tels que le Siècle et le Rappel,

1. Camarade d'atelier et grand ami de Fromentin, Berchère (1819-1891) était venu à plusieurs reprises en Egypte et a publié ses lettres à Fromentin sous le titre : Le désert de Suez. Cinq mois dans l'isthme. (1863).


s'étaient glissés dans la délégation grâce à des relations personnelles.

Le khédive.Ismaïl avait lancé un millier d'invitations en Europe. Neuf cents invités firent uniquement le voyage de Suez. Un centaine d'hôtes de marque y ajoutèrent celui de la Haute-Egypte. A ces derniers, Nubar pacha avait fixé le programme que voici : départ de Marseille, le 9 octobre 1869, sur trois paquebots des Messageries Impériales, le Saïd, le Mœris et l'Aréthuse, arrivée au Caire le 16, départ pour Assouan le 22 octobre, retour au Caire le 13 novembre et participation aux fêtes du canal. tant à Port-Saïd qu'à Ismaïlia, du 16 au 20 novembre. Une commission spéciale, composée de trois hauts fonctionnaires, Colucci bey, préfet d'Alexandrie, Emin bey et Tonino bey, maîtres de cérémonies du khédive, était exclusivement chargée d'organiser le séjour des visiteurs, de veiller sur leur confort et leur sécurité, et Mariette lui-même avait établi, à l'usage des privilégiés, un Itinéraire commenté de la Haute-Egypte qui leur fut distribué avant leur embarquement pour Louxor.

Parmi les relations de voyage de ces invités, il n'y a guère à retenir, au point de vue littéraire, que celles de Louise Colet et de Charles Blanc. On sait que Théophile Gautier se brisa l'humérus pendant la traversée à bord du Mœris. Ce malencontreux accident l'immobilisa au Caire sur la terrasse de l'hôtel Shepheard's, et l'on ne peut guère recourir à lui que pour reconstituer la physionomie générale de la délégation à l'arrivée en Egypte1. Les souvenirs de Louise Colet nous dévoilent plutôt les aspects anecdotiques de la fête, disons : les petits côtés, les dessous : ils nous font pénétrer dans les coulisses

1. Cf. l'Orient (vol. II, p. 149), où se trouve une évocation savoureuse de la troupe des délégués sur le quai de la gare d'Alexandrie. J'ai dressé la liste nominative des Français invités à l'inauguration du canal de Suez dans mon ouvrage: Voyageurs et écrivains français en Egypte, vol. II, p. 349357.


et il ne faut leur attribuer qu'un crédit assez limité, car ils reflètent la mauvaise humeur d'une voyageuse trop exigeante que rien ne satisfait, que tout irrite et fatigue. L'ouvrage de Charles Blanc1 est plutôt un manuel, une histoire de l'art pharaonique et de l'art arabe : sous la plume de ce grand vulgarisateur, les impressions s'organisent spontanément en résumés, le récit devient un traité. la notation spon- tanée et primesautière du journal fait place à une narration didactique. C'est assez dire tout l'intérêt que peut offrir le carnet de route de Fromentin, rela- tion aussi brillante que concise et naturelle, pleine de sincérité, de finesse et de couleur.

Malheureusement elle est incomplète. Le surme- nage, la fatigue et la fièvre ont empêché le voyageur de tenir son journal aussi fidèlement qu'il l'eût dé- siré. Il y a des lacunes regrettables dans ses souvenirs du premier séjour au Caire (16-21 octobre) et de l'es- cale de Louxor (30-31 octobre). En ce qui concerne spécialement son récit des fêtes de Suez, il y manque la description de la première journée. celle du 16 novembre. En effet, la caravane dont Fromentin faisait partie devait, à son retour de Haute-Egypte.

s'embarquer à Alexandrie pour Port-Saïd. où allait être inaugurée solennellement l'entrée des navires européens dans le canal. Mais il ne se trouva pas de place à bord pour tous les invités, et huit d'entre eux, Charles Blanc, les peintres Fromentin, Berchère et Tournemine, le physicien d'Almeida. les journalistes Lambert de la Croix, de Laleu et Florian Pharaon, durent se rabattre sur le chemin de fer du Delta.

Train bondé de Tcherkesses à pelisses et caftans, de bachibouzouks à bonnets à poil, de femmes, de vieillards, d'infirmes, d'aveugles, encombré de matelas, de couvertures, de cafetières et d'aiguières, con-

1. Auteur de l'Histoire des peintres français au XIXe siècle et, en partie, de l'Histoire des peintres de toutes les écoles (14 volumes).


oi alourdi qui ne peut se traîner et qui met plus de ouze heures pour gagner Ismaïlia, par Kafr-el-Zayat et Zagazig. Pendant ce temps, sur la plage de PortSaïd, où se dressent face à face les autels de la Croix et du Croissant, le Te Deum catholique et les actions de grâces musulmanes montent vers le ciel d'Egypte, En présence du khédive, de l'impératrice et des souverains invités, Mgr Bauer l'aumônier des Tuileries, exalte « la grande voie des nations » et iette aux quatre vents du monde le nom glorieux de Ferdinand le Lesseps.

Mais le lendemain matin, à Ismaïlia, le souci asombrit les fronts. « Des nouvelles sinistres circulent, écrit Fromentin. Le Latif bateau égyptien, s'est engravé. Il obstrue le canal, on a fait cette nuit des efforts énormes pour le pousser de côté, trois cents ommes ont travaillé à ce travail d'importance capitale. Le vice-roi, Nubar pacha, M. de Lesseps ont passé a nuit sur les lieux. Le vice-roi, dit-on, a menacé l'empaler quelques officiers. L'Aigle1 passera-t-il?

Si oui, le canal est ouvert; si non, c'est un désastre. »

Enfin, dès le début de l'après-midi, Fromentin et es camarades parviennent à se faire transporter, sur ne mouche à vapéur, auprès du chalet élevé pour e vice-roi. C'est un excellent poste d'observation, à endroit même où le canal du Nord débouche dans e lac Timsa. « Foule énorme. Batteries d'artillerie, égiments de lanciers égyptiens en bataille sut la plage. Il est quatre heures. Trois grands vapeurs tout avoisés débouchent par le canal de Suez et viennent nouiller dans le bassin. Hurrah! le passage du Sud est libre. A cina heures et demie, une légère fumée et l'extrémité d'une haute mâture apparaissent au- dessus des hautes berges sablonneuses du canal du Vord. Le grand mât du navire encore caché porte le pavillon impérial de France. C'est l'Aigle. Il passe à nos pieds lentement, ses roues tournant à peine,

1. Yacht de l'impératrice.


avec une prudence, des précautions qui a joutent à la gravité du moment. Il débouche enfin dans le bassin. Salves d'artillerie, toutes les batteries saluent, l'immense foule applaudit. C'est vraiment admirable.

L'impératrice, sur sa haute dunette, agite son mouchoir. Elle a près d'elle M. de Lesseps; elle oublie de lui serrer la main devant ce grand public, venu de tous les points de l'Europe et dont l'émotion est extrême. Le problème est résolu, l'entreprise est sauvée. » Dès lors, pendant deux jours, c'est un déchaînement de joie. Salves, clameurs, danses, derviches, fan- tasias, fusées, dîners, bals, mais aussi bousculade, contre-ordres. va-et-vient et cohue inexprimables.

« Groupes disloqués, amis séparés, bagages perdus,.

dromadaires, baudets. calèches anglaises, chevaux arabes, chevaux anglais, amazones, cavaliers, troupes défilant », l'impératrice en toilette écrue descendant d'un chameau caparaçonné, derrière elle, une voiture de cour attelée de huit dromadaires blancs, l'empereur d'Autriche, coiffé d'un casque à voile bleu. passant devant les tentes, tout cela dans une confusion sans nom, « Le soir, illumination générale.

Feu d'artifice tiré devant le palais du vice-roi. Table ouverte partout. Grande tente de cinq cents couverts, autre de deux ou trois cents. La table du palais du gouverneur est la plus originale et la meilleure des toutes. Dîners extravagants. Grands vins, poissons ex- quis, perdreaux, canards sauvages. Sept ou huit milles personnes à nourrir ainsi en plein désert. Le méca- nisme de ce service, de ces approvisionnements est incompréhensible. Nous sommes en plein roman des Mille et une nuits. Tout cela en plein sable, les nattes sur le sable, on a du sable jusque dans son lit. Mé- lange fantastique du superflu et des somptuosités les plus extraordinaires avec le plus incroyable dé- nuement. »

C'est là surtout ce qui frappe Fromentin, et il y revient un peu plus loin : « Nulle part les deux élé


LA BÉNÉDICTION DU CANAL DE SUEZ, par Riou.



ment dont se compose le faste égyptien, l'inutile, le grandiose, l'excessif — et le dénuement ne se seront montrés dans des proportions plus extraordinaires.

Jamais non plus, le hasard, la magie qui dispose de tous depuis quarante jours, ne nous aura ménagé des surprises plus cocasses. Voilà le vrai point à saisir de ce fantasque voyage qui, comme deux gouttes d'eau, ressemble à un rêve. Nous sommes dans l'impossible, et tout se réalise. On projette et tout est déjoué. On abandonne, on attend, on dit : « Qui sait? Inscha Allah. » Et l'on s'en tire, bien ou mal, quelquefois très bien, nous en sommes la preuve. »

Un doux fatalisme finit par prendre possession du voyageur. L'Orient déteint sur lui. Le ton de ses notes est moins las, moins nerveux aussi. A d'autres les récriminations et les plaintes! Pour rien au nonde, en dépit des accrocs inévitables, il ne vouIrait avoir manqué un tel s pectacle1. Avec le fidèle Berchère, Lambert de la Croix et l'avocat Cléry, il se lébrouille pour gagner Suez en canot à vapeur. « Une petite bande fort unie, dont je fais partie, écrit-il à sa femme, a trouvé le moyen de filer droit d'Ismaïlia Suez sur un bateau de service et d'y arriver le même soir et, par une chance que beaucoup d'autres n'ont pas eue, d'être recueillie à bord d'un grand navire les Messageries Impériales2. » Le 20 novembre, il peut donc assister au couronnement des fêtes. Accueilli par les salves des navires de guerre qui mouil- ent dans la rade, par les vivats de tous les matelots lebout sur toutes les vergues, les cris de toutes les ribus massées sur les rives, suivi des soixante-sept bateaux pavoisés qui lui font depuis Port-Saïd une escorte intenationale, l'Aigle débouche dans la Mer Rouge.

Cinq jours après, Fromentin annonçait son retour

1. Correspondance et fragments inédits, p. 236.

2. Lettre à sa femme, 21 novembre. Correspondance et fragments inédits, p. 235. Ce navire est l'Impératrice.


a sa femme. Tandis que Berchère prolonge son séjour en Egypte, il écrit : « Quant à moi, je n'ai pas de raison de m'y attarder : je n'ai rien commencé qu'il me faille achever; je n'ai ni boîte, ni rien, et comme je ne me suis pas servi une fois de mon crayon, sinon pour écrire, ce n'est pas le moment que je choisirai pour le tailler. J'ai vu de l'Egypte et du Caire tout ce qu'il est permis d'en voir dans un voyage à tired'aile, comme celui que nous achevons. Je suis sûr d'en connaître tout ce qu'on en voit par les surfaces.

J'ai deviné, je crois, beaucoup de choses, j'en ai ressenti beaucoup très vivement. Pour ce qui est couleur, j'ai une mémoire dont je sais la fidélité, quand elle a été émue une fois et frappée vivement par des images. Pour le reste, formes, sujets, costumes, lignes, l'essentiel en un mot, je m'en tirerai comme je pourrai1. »

IV

Le peintre s'en tira. Mais l'écrivain? Il ne se décida point à composer le livre qu'on attendait de lui.

Comment l'eût-il fait? avec l'année 1870 fondent sur lui les soucis, les angoisses, les tristesses. Maladie de sa femme, maladie de sa mère, la défaite, la Commune. Quand il revint au travail, il se remit à peindre ou à philosopher. Ce fut vers la peinture — ou vers l'esthétique — qu'il se tourna. « Des voyages que j'ai faits depuis lors, écrit-ïl en 1874, j'ai résolu de ne rien dire. Il m'eût fallu parler de lieux nouveaux, à peu près comme j'avais parlé des anciens. Mais à quoi bon? Qu'importe que le spectacle change, si la manière de voir et de sentir est toujours la même2! »

1. Id., p. 236-237.

2. Préface à la 3e édition d'Un Eté au Sahara, 1874, p. XXII.


On eût dit qu'il redoutait la monotonie de l'impressionnisme descriptif. Inquiet comme il l'était toujours, impatient de se renouveler, ne craignait-il point de se répéter? Le moment était venu, pensait-il, de laisser là le monde chatoyant des images, d'affronter publiquement celui des idées et des théories, d'exposer sa doctrine. Selon la formule de Louis Gonse, à l'analyse des phénomènes pittoresques du Sahara, à l'analyse des phénomènes moraux de Dominique, allait succéder, avec les Maîtres d'autrefois, l'analyse des phénomènes esthétiques. Le récit de voyage cédait le pas à la critique d'art, ou plus exactement la critique pittoresque absorbait la littérature descrip- tive.

Pourtant, le souvenir de son voyage émergeait souvent encore du fond de sa mémoire. « L'Egypte, l'Egypte, confiait-il à Edmond de Goncourt, en mars 1875, au cours d'un dîner chez Brébant, je suis tourmenté de l'idée d'écrire quelques pages sur ce pays.

Une terre bourbeuse. Un ciel bleu tendre. Vous ne connaissez que l'Orient clair et découpé. Là, à tous les plans, d'imperceptibles voiles de vapeur, devenant plus intenses à mesure qu'ils s'éloignent. Là des bonshommes noirs ou bleus. il est très rare de rencontrer une note rouge. et quel joli ton fait là-dedans la cotonnade bleue2. »

Ainsi toujours la même note, modération, finesse, classicisme. L'esthétique de Fromentin est arrêtée : elle s'affirme en Egypte, elle demande à l'Egypte une confirmation de ses théories. Le peintre a fixé définitivement sa manière : c'est de plus en plus une syn- thèse du paysage et de l'épisode et — si l'on veut — une représentation de personnages à la Delacroix dans une nature de Corot. Mais est-il besoin d'ajouter qu'en peinture comme en littérature, c'est dans le paysage qu'il excelle. Son talent est plus nuancé que

1. L. GONSE, op. cit., p. 174.

2. Correspondance et fragments inédits, pp. 238-239.


plastique. L'anecdote paraît toujours plaquée sur la toile, surajoutée à la nature. Car il est plus analyste que créateur, et Dominique l'a bien montré. Aussi faut-il regretter qu'il n'ait pas repris son journal d'Egypte. Incapable de faire un second roman. il eût été susceptible — après le Sahara et le Sahel — de fixer magnifiquement un troisième aspect du décor africain.

« Moi, mon cher, disait-il à E. de Goncourt, si je n'avais pas de femme, si je n'avais pas d'enfants, si je n'étais pas grand-père, je ne peindrais plus1. Je me déferais de mon hôtel, je prendrais un petit logement dans un quartier lointain et tranquille. j'achè- terais de grandes bottes fourrées et, ayant ainsi bien chaud aux pieds, je passerais le reste de ma vie à noircir du papier2. » Comme il faut regretter qu'une mort rapide et prématurée, le frappant moins d'un an plus tard (27 août 1876), ait brutalement arraché la plume à ses mains fines et nerveuses! Il eût peutêtre — qui sait? — repris son carnet de notes sur l'Egypte, ne fût-ce que pour forcer les suffrages de l'Académie française qui venait de lui préférer son camarade de route Charles Blanc3.

Faut-il ajouter que, même sous sa forme inachevée, cette prose de Fromentin reste très supérieure à celle de son rival. Le dessin en est si pur et si net, le coloris si vif et si nuancé, qu'il eût suffi de peu de chose pour en faire un charmant volume d'impressions de voyage. Avec leur caractère hâtif et improvisé, ces notes donnent, en tous cas, l'idée la plus

1. La peinture de Fromentin, vers la fin de sa vie, était très goûtée et se vendait cher. « Le public court aux Fro« mentin, écrira E. About, comme un enfant aux confltu« res. »

2. Journal des Goncourt, décembre 1875.

3. 8 juin 1876. Sous la forme d'une lettre à Paul de SaintVictor, Ch. Blanc publia sur Fromentin, au lendemain de sa mort, un article injuste et fort déplacé, dans le Moniteur universel, 5 septembre 1876.


saisissante de son écriture naturellement pittoresque.

Mais sa vision et son métier de peintre le poussaient toujours à affiner, à corser ou à envelopper son expression, à enrichir son vocabulaire, et rien n'est plus suggestif à cet égard que ces pages à la fois précises et frémissantes, subtiles et solides, où la netteté du trait et la vivacité du dessin s'unissent à la fluidité vaporeuse et poétique de l'aquarelle. Rien n'est jamais trop concret, trop dense, trop plastique, trop sonore, pour définir une couleur : le Nil est tantôt « bourbeux », « chocolat clair », tantôt « gris comme de l'étain fondu », tantôt « bitume et bleu », tantôt « d'argent vert »; la lumière peut être « aigre », la verdure « criarde » ou « fade », le bleu « faux », la terre « sourde » et « livide », mais comme il sait jouer aussi avec toute la gamme des tons, depuis le jaune soufre jusqu'à l'ocre pâle, faire chatoyer les moires entre le violet, le gris-bleu, le lilas et le rose! A chaque instant on rencontre sous sa plume ces expressions comme : « se dégrader, se dissoudre », qu'expliquent son amour des demi-teintes et son souci de l'harmonie. Par l'étonnante propriété des termes, la variété du coloris, le sens aigu des valeurs, le journal du voyage en Egypte de Fromen- tin s'impose encore aujourd'hui à l'attention de la littérature. En dehors de tout intérêt biographique et historique, il reste un exemple de belle écriture fran- çaise, et à cet égard il n'a point semblé inopportun de le tirer de l'oubli.

Jean-Marie CARRÉ.



I

ALEXANDRIE — LE CAIRE

( Octobre-Novembre.)


De Paris à Assouan Départ de Paris le 7 octobre, jeudi.

Départ de Marseille le 9, à six heures du soir. Su le Mœris1.

Beau temps, mer douce, gaieté à bord, très grana navire, encombrement. Six dans la même cabine Nuit agitée, beaucoup de malades. Plaintes lamenta, bles de notre voisine, Mme L. Colet2, appelant vaine ment la femme de chambre. Personne ne dort.

Visages très sérieux au réveil.

Personnel exceptionnel. Outre les Français, les Prussiens avec le grand Lepsius, dit le « profana

1. Le Moeris, le Saïd, et l'Aréthuse des Messageries Impériales, emportaient en Egypte 102 invités qui devaient d'après le programme fixé par Nubar Pacha, ministre de Affaires Etrangères du khédive Ismaïl, remonter le Nil jusqu'à Assouan, avant les fêtes de Suez et d'Ismaïlia.

2. Louise Colet, la poétesse amie de Cousin et de Flaubert dont le récit de voyage parut sous le titre : Les pays lumi neux (1879). Elle se moqua des effets du mal de mer dans une complainte ironique en vers : « Abêtissant et ridicule — Ce mal qui ne respecte rien — Frappe Apollon, terrassa Hercule — et de Théo l'Olympien — Tord et brise la clavicule. » Mais Gautier protestait : « Ce n'est pas le mal dJ mer », disait-il, qui est cause de mon accident, c'est 11 vendredi ». On sait qu'il était superstitieux. Or le 9 était un vendredi.


teur » et le « ravageur », peut-être à tort1, des Espagnols2, des Suédois3, quelques femmes dont deux nous accompagneront sur le Nil4, Mme Nubar5 et sa fille, délicieuse femme asiatique de trente-cinq ans, vieillie, souffrante, amaigrie, charmante. Les de Lesseps fils et belle-fille6.

Dans le milieu du jour, on aperçoit la Corse (c'est le dimanche). Hautes montagnes de l'intérieur de l'île; la plus élevée dans les nuages. Nous approchons de l'île. Détroit de Bonifacio. Nous passons par les petites bouches entre une série d'îlots très rapprochés. La Maddalena, Caprera, on nous montre assez loin dans la petite île, sur des mamelons pelés, une maison de ferme blanche, qu'on dit être celle de Garibaldi. Troupeau de vaches près d'une sorte de poste de douaniers sur la grande île.

A ce point-là, nous touchons pour ainsi dire à la Sardaigne. Côtes élevées, grandes montagnes escarpées, déchirées, séparées par de larges vallées, et d'étage en étage et de plan en plan se rattachant à d'imposants sommets vers le centre de l'île. Aspect

1. Lepsius, égyptologue allemand, venu pour la première fois en Egypte en 1843-1844, et accusé d'avoir mutilé temples et nécropoles, en particulier le tombeau de Séti 1er, à la Vallée des Rois, pour enrichir les collections de Berlin.

Cf. Comtesse de GASPARIN, Voyage au Levant, 1848, II, 275; FLAUBERT, Voyage en Orient, éd. du Centenaire, p. 110, et M. DU CAMP, Le Nil, 1853, p. 251.

2. Dans la délégation espagnole se trouvaient le dramaturge Eusebio Blasco, le duc de Tétouan, et plusieurs membres des Cortès.

3. Parmi les Scandinaves on remarquait l'égyptologue Lieblein et l'illustre dramaturge norvégien Ibsen.

4. Mmes. Chabert, Franceschi, Mme et Mlle Mourgues, Mme Barillet.

5. Femme du ministre égyptien des Affaires Etrangères.

6. M. et Mme. Charles de Lesseps.


saUVage, désolé, désert. Le climat doit être dur. Le vent âpre; la mer bleu sombre, hérissée d'écume.

La quantité d'écueils qu'on voit, ceux qu'on devine, ajoutent à l'air terrible de ces côtes où tout échouage est la perte certaine. Au loin à gauche, dans les grandes bouches, on voit la passe où s'est perdue la Sémillante. A l'extrémité de l'île, énormes falaises perpendiculaires. Aucune côte, vue de la mer, ne m'a paru moins hospitalière et moins attirante. Le soleil tombe en arrière de nous, nous sortons des bouches, le Vent mollit, la nuit vient.

Le 11, lundi. — La mer. Vers trois heures, les premières Lipari à l'horizon. Cônes élevés sortant de la mer comme des écueils noirs et pointus. Vers cinq heures, à gauche, à toute distance, on nous montre le Stromboli; pas de fumée visible. Nous sommes en retard et n'entrerons à Messine qu'en pleine nuit.

Journée douce à bord, la meilleure, peu de tangage, pas de roulis, « on écrit ». Vers deux heures du matin, le bateau stoppe et lâche sa vapeur.

L'immobilité subite nous réveille. Nous sommes dans le port de Messine. Une longue ligne de quais, bordés de maisons régulières, éclairés au gaz. La ville monte en amphithéâtre, on y distingue quelques lumières. Ceinture de montagnes. La Calabre et la Sicile se touchent. Nous sommes enfermés entre deux terres comme dans un vaste bassin creusé de main d'homme. Des cloches d'église ou de couvent sonnent les heures. Une douzaine de canots s iciliens nous accostent et s'empilent au pied de l'échelle. Ce sont des marchands de coraux et de verroteries, on les


empêche de monter à bord du bateau. Aux lueurs des lanternes de papier qui les éclairent, nous les voyons s'agiter, offrir leurs marchandises, et manœuvrer pour se disputer le pied de l'échelle. Amas de coraux que je prends d'abord pour des oranges.

J' achète des raisins détestables, quatre pour trois francs. Nous partons à trois heures.

Le 12. — A cinq heures et demie, on est sur le pont.

La Sicile s'éloigne. Nous longeons d'assez près pour bien voir la côte italienne de Calabre; le soleil se lève, l'éclaire et la modèle.

Montagnes mamelonnées, pierreuses absolument arides, d'aspect africain. Toute une flottille de navires entrant à pleines voiles dans le canal.

L'Etna en vue, mais très enveloppé de nuages. A huit heures, il se découvre. Immense cône, chargé de neiges. Au centre, des sinuosités noirâtres; au sommet, en arrière, un bloc rocheux, de couleur sombre. A onze heures, on l'aperçoit encore.

Le cap « degli Anni », extrémité de la péninsule.

L'Italie disparaît, journée de pleine mer. Par le travers du golfe de Tarente, la mer augmente, le vent est à l'Est, parfois Sud-Est, vent debout, les courants nous retardent. Le navire tangue, mer forte, rencontre du paquebot Saïd. Ciel couvert, vent froid, un grain, quelques gouttes de pluie sur la tente. C'est triste, on dirait la Baltique.

Le 13. — En mer. Même vent froid, même ciel voilé, mer dure; encore des malades. Soirée encore plus triste, le vent saute au grand Nord-Est, il arrive droit de l'archipel, enfile le canal qui sépare Cerigo


de Candie, et nous prend en flanc. Gros roulis qui ferait des ravages à bord, si déjà on n'avait le pied marin.

La brise est si forte et de température si aigre, qu'on tend des toiles au-dessus des bastingages pour nous faire des abris.

Le séjour de la dunette est pénible le jour, impossible le soir. On se pelotonne aux portes du grand salon, autour du petit couple de Mme Nubar. Les Allemands et les savants sont pour la plupart intrépides.

Nous gagnons Candie, qui commence à nous abriter vers onze heures du soir. Le vent et la mer mollissent.

14. — En mer. La Crète en vue vers neuf heures.

Le temps est meilleur; et puis c'est la dernière journée de mer. Arriverons-nous le soir à Alexandrie? à quelle heure?

Aurons-nous à croiser devant le port jusqu'au lendemain matin?

Au point de midi la question n'est plus douteuse.

Nous avons encore de vingt-deux à vingt-quatre heures de route. L'air est plus tiède, plus de malades.

15. — Dès le matin sept heures et demie, sous un ciel clair, par un beau soleil, à l'horizon sud-est, on voit quelque chose au-dessus de la mer. On dit que ce sont des arbres, des palmiers bien entendu. Les taches se rapprochent, se précisent, une côte basse apparaît. Une heure après, toute la côte libyque et toute Alexandrie étaient en vue. Grands navires de guerre, une citadelle, le phare, au delà, colonne de Pompée.

A droite, une côte ardente, avec un fort pour la ter-


miner; on y voit des dromadaires. Les premiers points aperçus étaient la mâture et les vergues supérieures des vaisseaux.

Arrivée de M. de Lesseps dans un canot à vapeur.

Entrée dans le port. C'est très beau de mouvement, de vie, de couleur, d'éclat, de lumière. Agréable sensation de la marche sur des eaux calmes. Grande satisfaction mêlée du plaisir de voir et de se sentir en sûreté, d'atteindre au but payé par six jours d'ennui, de se savoir en Egypte.

Alexandrie.

Ville composite. Vrai lieu de transit, aspect de colonie, c'est-à-dire résidence d'étrangers au sol. Morceaux de remparts très beaux, très beaux.

« Boulevards » extérieurs. Première physionomie proprement égyptienne; les premiers fellahs qu'on voit frappent beaucoup, et le premier convoi de dromadaires avec qui je renouvelle connaissance me fait battre le cœur.

Nous sortons du quartier franc et visitons les quartiers arabes : c'est déjà très curieux; quand on a vu le Caire, ce n'est plus rien. Dispute au marché aux fruits. Une femme, vraie lionne en colère. Rien de plus fauve, de plus rauque, de plus terrible. Mâchoire effrayante, flamme des yeux, gestes formidables, et toujours la même exaspération et les mêmes imprécations pendant un quart d'heure, toujours sans fatigue, avec des redoublements à ne pas y croire. Sa compagne, longue, mince, muette, strictement voilée, habillée de crêpe sombre, coiffée de noir, et le crâne tout enveloppé des chaînettes d'argent qui moulaient


sa jolie tête (était-elle jolie?). Par un geste de son bras gauche nu, orné d'argent, et de sa main à paume orangée, sans dire un mot, sans bouger, elle appuyait son menton et attendait que son enragée amie eût épuisé sa colère. Enfants ventrus mangés aux mouches.

Le 16. — Départ par le chemin de fer à huit heures.

Premier aspect de la Basse-Egypte. A droite, un désert de terre nue, coupé de grandes lagunes, incroyablement plat et rejoignant la mer. Mirages au loin. A gauche, cultures : cotons, ricins, douras, toute une activité agricole : charrues, enfants, femmes fellahs, très curieuses avant qu'on ne s'y habitue. Oiseaux en quantité : hérons blancs (garde-bœufs), vanneaux armés, grands hérons gris, oiseaux de proie innombrables, moineaux, pigeons.

Premiers villages légèrement relevés sur l'horizon de la plaine. Constructions basses, trapues, de mode égyptien. Palmiers en bouquets, pigeonniers.

Le Caire.

Un quart d'heure avant d'arriver, à un tournant de la voie ferrée (il est deux heures, le soleil est en pleine ardeur, l'air en pleine incandescence), dans une brume grisâtre, on aperçoit les cônes rigides et de couleur tendre des deux grandes pyramides par-dessus de vastes étendues de verdure, au milieu des quelles, de place en place, on voit miroiter le Nil A gauche et plus près, des minarets en flèches et des coupoles, dont la base est perdue dans la brume c'est la citadelle. Plus à gauche encore, un immense


espace embrumé, où pointent des minarets en grand nombre : c'est la ville. A gauche encore, des verdures, une ou deux échappées sur des collines fauves. La ligne enflammée du désert arabique ferme l'horizon de l'Est, se perd, se retrouve, se rattache à la chaîne escarpée du Mokattam qui domine tout le centre de ce vaste tableau, et vient mourir dans les lointains azurés du désert libyque, sans qu'on puisse, à pareille distance, s'apercevoir qu'une large vallée sépare les deux chaînes et que le grand fleuve passe au milieu1.

1. Eugène Fromentin, absorbé et fatigué par la visite de la ville, ne nous donne aucun détail sur ce premier séjour au Caire (16-21 octobre), et il faut compléter son journal par les récits de Th. Gautier, Charles Blanc, Louise Colet, Taglioni, etc. Il fut logé, avec les membres de l'Institut et les personnages les plus importants de la délégation, à l'hôtel Shepheard's, présenté le 18 octobre au khédive Ismaïl, au palais de Kasr-el-Nil (aujourd'hui démoli et dont le mur d'enceinte se voit encore place Ismaïlia), invité à une grande soirée donnée au même palais par le khédive, en l'honneur du duc et de la duchesse d'Aoste. (Cf.

Th. GAUTIER, l'Orient, vol. II, p. 140-230; Ch. BLANC, Voyage de la Haute-Egypte, 1876, p. 28, 43; Louise COLET, Les pays lumineux, 1879, p. 107 et 117; TAGLIONI, Deux mois en Egypte, 1870; FLORIAN-PHARAON, Le Caire et la HauteEgypte, 1872, p. 8.) Il assista aussi avec Gautier et Charles Blanc à une exhibition de danses d'almées organisée par Enani Bey, fermier général des pêcheries d'Egypte (Cf. Ch.

BLANC, op. cit., p. 51), visita le palais de Ghézireh, réservé à l'impératrice, « qui donne la plus étrange idée de l'opu« lence inutile et du mauvais goût des Orientaux qui se civilisent », fut convié à dîner avec huit de ses compagnons chez Nubar Pacha, fit le pélerinage de l'Arbre de la Vierge à Matarieh et de la crypte de l'église St-Serge. (Correspondance et fragments inédits, Plon, 1912, p. 226.) En ce qui concerne la visite même des monuments du Caire, il est à présumer qu'il suivit l'emploi du temps établi par Mariette à l'usage des invités (voir bibliographie) et divisant le programme en 5 journées : 1re journée, promenade à travers la ville et bazars; 2° journée, mosquées; 3e journée, Héliopolis, Matarich et musée d'antiquités de Boulak; 4e journée, Vieux-Caire, Khalig et tombeaux des Mamlouks; 5e journée, Mokattam et forêt pétrifiée.



CARAVANE ÉGYPTIENNE, par Berchère.



II

HAUTE ÉGYPTE

(Du 22 octobre au 13 novembre.)


Embarqués le 21, jeudi, à 9 heures du soir. Parti de l'arsenal du Caire, le vendredi 22, à 6 heures e demie du matin.

A bord du Béhéra.

Quatre vapeurs, un chaland, trois canges1. Nous occupons avec les Espagnols le plus grand, dit le vaisseau amiral, parce qu'il porte le commissaire du vice-roi2, chef de l'expédition.

1. Les quatre vapeurs amarrés à Boulak étaient : le Béhéra (id. est : la Basse-Egypte), le Férouss, le Ghiseh, le Béni-Souef.

A bord du Béhéra, avec Fromentin, se trouvaient les membres de l'Institut, Wurtz, Balard, Berthelot, de Qua- trefages, Jamin, de l'Académie des Sciences; Miller, de l'Académie des Inscriptions; le physicien d'Almeida, le critique d'art Charles Blanc, les peintres Gérome, Berchère, Tournemine, le dessinateur Darjou, les Drs Broca, Hamy et Ma- rey; les avocats Coulon, Cléry et Lechevalier; le marquis de Chenevières, directeur des musées de Paris ; le sculpteur Guillaume, les journalistes Yung, Kaempfen, de Laleu, Lambert de la Croix, Appleton; l'ingénieur Teynard, enfin François Lenormant, secrétaire de l'Institut, et Daninos, égyptologue adjoint de Mariette. — A bord du Ghizeh, et très mécontents de leur installation, étaient Louise Colet, Camille Pelletan, les photographes Gaston Braun et Mouilleron. — Le Férouss transportait Lepsius, son collègue Dümi- chen, Lieblein et Ibsen. — Le Béni-Souef hébergeait le journaliste Florian-Pharaon, des officiers et membres du Jockey-Club, comme le comte de Sancy-Parabère, le vicomte d'Hédouville, le vicomte de Pajol, enfin l'architecte H. Horeau et le magistrat Raoul Duval.

2. Tonino Bey.


Nuit magnifique. Moustiques, presque pas de sommeil. Le pont littéralement trempé de rosée.

Village de Ghiseh, en face du Vieux-Caire.

Sur le Nil, 22 octobre, vendredi. — Levé l'ancre à 6 heures et demie. Temps couvert après une nuit extrêmement humide. Air tiède, pas l'ombre de vent; le Nil fauve, glacé de gris. Village de Ghezir1. Nous prenons le grand bras du fleuve en dehors de l'île de Rhoda. On aperçoit les pyramides. Le Vieux-Caire à gauche avec sa multitude de canges. A droite, à 2.000 mètres environ (le Nil est immense) 2, la longue et épaisse forêt de Bedrechein. Au-dessus du vert sombre, les cônes éclairés de rose des deux grandes pyramides.

A gauche, longue chaîne aride surmontée de moulins. L'inondation s'étend jusqu'au pied. Ilots de verdure, sycomores, palmiers à base submergée.

Canges chargées de buffles, toutes noires dans des eaux agitées et sombres. Vagues rousses. Le fleuve se dégrade de l'ocre au brun douteux, violet, roussâtre, pris-bleu; il rejoint l'horizon dans la brume. Au milieu du fleuve, un îlot couvert de roseaux jaune et vert blanchâtre.

Le Nil s'élargit encore.

Les trois pyramides sont visibles depuis la base.

Le désert autour et au delà. La trépidation du bateau est insupportable. Autre îlot étroit et long chargé de « canouchs » verts, frais. Nous remorquons d'abord une cange de provision. Derrière, la grande « daha-

1. Ghézireh.

2. La crue du Nil dure de juin à octobre.


hieh » de Mme Chabert1, elle est verte à tente grise, vergues vertes, bas du mât rouge, rouf ocre pur.

Le soleil paraît. Le Nil du côté du Caire, au NordOuest, est ocre de rue. Magnifique morceau de collines calcaires. Le bateau des Allemands2 marche en avant. Nous le rejoignons. Il remorque une grande cange. Toujours sur la rive droite, à l'horizon une ligne épaisse de dattiers, rideau dentelé de vapeurs grisâtres. Les canouchs au soleil du vert le plus vif.

Dernière et magnifique vue du Caire. La citadelle au fond, le désert, les tombeaux des Mamlouks, la haute chaîne des calcaires. Distance 12 kilomètres; tout cela, cendre chaude, cendre pâle, cendre bleue.

Les nuages se dissipent. Il en reste un rideau sans épaisseur au Nord. Au levant, de légers flocons; au Sud, pas une trace. Le brouillard des horizons se dissipe à mesure. Les collines se nuancent de gris, de jaune clair, de violet, de gris bleuâtre, arêtes vives.

Au-dessous du soleil, bande ferme de dessin, de couleur neutre. Le large miroitement du Nil, sous le soleil, est éblouissant. Villages de fellahs, isolés sur des îlots, avec quelques palmiers, des sycomores.

A droite, un rideau de palmiers très voisin de nous.

Troncs tout gris, sommets inclinés vers le Sud, vert fade.

Grande force de tous les tons. Une voile de cange enlevée sur les fonds. Dans un espace libre entre le rideau de palmiers, petites pyramides d'Abou-Sir po-

1. Mme Chabert, nièce du comte Sala, présentée au khédive pendant son séjour à Paris, et sœur de Mme Mourgues.

Cf. plus haut, p. 41.

2. Le Férouss.


sées sur les mamelons du désert. Très loin dans la brume grise et rose, je les vois de ma cabine. Le rideau vert recommence. Neuf heures. Charmant village fellah inondé. Palmiers dans l'eau, nous les longeons à les toucher.

A gauche, nouvelle chaîne rocheuse plus voisine, très abrupte, très déchirée. Au-dessous, village bas d ans des arbres noirs.

Encore la citadelle à l'extrémité de l'horizon Nord-Ouest. L'horizon du Sud est de toute lumière.

A droite, rive toute voisine plantée de petits mimosas. Nouveau morceau du Mokkatam. Carrière d'extraction des pyramides. Village de Tourah. nouveau village inondé. Dans l'Est, au fond, sous la plus vive lumière, la ligne du désert. Ciel splendide, le Nil remué étincelant.

A droite, neuf heures trois quarts, village de Mitrainieh. Memphis. On commence à découvrir la pyramide de Sakkara, au-dessus des dattiers, comme une tache grisâtre. Cône tronqué. Grande pyramide de Sakkara très visible.

Pyramides de Dachour, nombreuses, au-dessus d'un premier plan de roseaux et d'un rideau de fond de dattiers.

Le Nil, élargi de nouveau, coule entre le Mokkatam qui continue et le rideau des dattiers. Toutes les pyramides sont en vue. Celles de Ghiseh vont disparaître. La vieille pyramide de Sakkara, droit à la hauteur du bateau; celles de Dachour se rapprochent.

On ne voit plus rien du Caire.

Une heure. Toujours la longue fine et blonde chaîne des collines arabiques à gauche. A droite, la


ligne verte se dégage et les trois dernières pyramides de Dachour sont en vue, à petite distance, pleinement éclairées.

Pas un nuage. Le ciel bleu tendre. Les eaux comme un champ labouré de glèbe fauve et roussâtre. Entre ces deux contrastes, soit la chaîne arabique marquant en jaune clair, soit la ligne verdâtre de dattiers. Làdessus tout objet clair éclate en lumière, tout objet sombre et de premier plan prend un relief de couleur extraordinaire.

Notre flottille se compose de 4 vapeurs, 3 canges remorquées, 1 chaland.

Deux heures et demie. Rives plates. Une première zone de douras1 vert frais. Collines au delà jaune clair. Arête extrême de rochers gris-viol âtre à peine modelée. Buffles et bœufs au bord du flot. De place en place à fleur d'eau, petits villages limoneux, quatre ou cinq palmiers. Voilà pour la gauche.

Le ciel est incomparablement pur et moelleux, et tendre. Le Nil plus bourbeux que jamais. Chocolat clair. La dahahieh et le chaland, qui nous suivent, labourent cette boue grasse et écumeuse. Je n'ai jamais vu d'eau plus riche en fertilité, plus épaisse. Le long panache de nos fumées, rabattues par le vent d'Ouest, court sur cette immensité, mobile et plate, et y fait des ombres. Les eaux au loin au Nord, comme un champ labouré.

La chaîne arabique est plus plate, plus horizontale, et plus lumineuse, à mesure que le soleil descend à

1. Espèce de sorgho.


l'Ouest. Figures sur la rive basse, habillées de noir et de blanc. Nouvel aspect de la Basse-Egypte, avec un encadrement lointain plus sévère.

Allons voir à gauche.

Encore des villages. Vastes cultures de douras nondés. Bœufs, buffles, fellahs à moitié cachés dans cette verdure éclatante. Petites bandes de hérons garde-bœufs. Peu d'oiseaux du reste, beaucoup moins que dans la Haute-Egypte.

Quatre heures. Base des verdures plus claire que les eaux. « Oser » cette couleur du fleuve; du chocolat modelé par des ombres bleuâtres; reflet du ciel plus clair que le ton local. Multitude de petites vagues cumeuses. Ecume blanche, bitume et vert, très chaude.

La chaîne arabique, mince, plus claire que tout, se colore en rose aux approches du soir. Le ciel fauve à l'horizon. La chaîne libyque, plus plate encore et plus éloignée, éclairée à revers, gris lavande.

Ligne intermédiaire et très basse; de petits villages à jardins de dattiers. Couleur sombre et neutre, se dégradant du verdâtre au gris.

Jamais je n'ai mieux observé la loi des couleurs complémentaires. Partout où la végétation des roseaux tourne au jaune, les eaux voisines tournent au bleu.

Il est quatre heures, le soleil baisse; l'orangé va entrer dans la composition des couleurs; les objets en contact deviennent violets. Se souvenir du soleil couchant admirable d'hier, au-dessus du village à moitié inondé de Boulaq. Roseaux à panaches argentés. Pas d'oiseaux.


J'aurai dans l'esprit des lambeaux singuliers; beaucoup de leurs apparences, leur couleur, leur lumière, rien ou presque rien de leur forme, réalités inconsistantes, phénomèmes sans corps; des rêves bien habillés.

Dromadaires gris clair dans des masses de roseaux argentés; au delà le village en pleine lagune.

Une île bordée de mimosas. Les fellahs, montés sur les terrasses, nous regardent passer. Une barque nous croise, vent arrière, emportée par le courant. Sa grande aile blanche. Matelots tous en chemise brune de poil de chèvre, en turban blanc.

Dans sa largeur totale le Nil a plus d'une lieue; une mer. De plus en plus brun, surtout dans son contact immédiat avec le ciel. L'écart entre les deux est extrême. Un morceau de cette eau aperçue du bateau est invraisemblable. L' « oser »!

Beau village au bord du flot : Tolga, plus sourd, plus sombre. Mince trait de verdure au pied. Derrière, la ligne arabique à mi-hauteur des dattiers.

Splendeur de la lumière. Quatre heures et demie.

L'heure est admirable.

Le soleil se couche. Au Sud-Ouest, pyramide tronquée de Meydoum, pas étudiée. Plus mer que jamais, immenses lagunes semées d'îlots verts. Rares palmiers à l'extrême horizon. Longues volées d'oies sauvages.

Le Nil tout gris. De l'étain fondu qu'on agiterait.

Chaîne arabique violet pâle.

La dahabieh se remorque toute pâle et grise.

Le soleil disparaît derrière un village. Délicieuse silhouette obscure. Vol d'oies sur la pourpre du


soleil couchant; rouge et or sans excès, comme au Sahara.

Lever de la lune à sept heures et quart, en pleine nuit close, précédée par l'apparition brillante de toutes les étoiles. Extraordinaire éclat de Vénus. Large reflet de sa lumière dans le Nil.

Huit heures et demie. Nuit très peu humide. Presque tout le monde sur la dunette. Nous côtoyons un îlot de palmiers. Sur la rive opposée, dans la lointaine obscurité , parmi des palmiers qu'on devine, quatre ou cinq feux à fleur d'eau qu'on dit être les fanaux de vapeurs.

Nous devions mouiller à Béni-Souef, notre première station de charbon, au coucher du soleil. Nous en sommes encore loin, car le courant est dur, et nous traînons deux choses lourdes, la dahabieh et le chaland.

A quelle heure y serons-nous? Tard sans doute si, contre les habitudes du fleuve, nous continuons de marcher de nuit. Les règlements l'interdisent. Il y a à cela de graves dangers. D'abord risque d'échouage, ce qui n'est rien sur ces fonds de boue; mais le risque beaucoup plus grave est de couler des barques ou des chalands de fellahs. Ils n'ont pas de fanaux, se laissent aller au courant, s'endorment; un vapeur qui ne les voit, ni ne les réveille, les accoste, et passe dessus.

Un voyage de nuit fait par M. de L.1, avec l'autorisation spéciale du vice-roi a, me dit-on, coûté la vie à pas mal de pauvres gens.

1. Lesseps.


1 23 octobre, samedi. — Nuit en marche. A une heure une petite alerte. La dahabieh de Mmes Mourgues1 et le chaland se heurtent et menacent de se fracasser.

Cris d'appel. Le vapeur stoppe. On remédie à l'accident.

A trois heures et demie, nous mouillons devant Béni-Souef. Je suis réveillé par la voix des chiens fel- lahs. Dans le silence on entend les cris d'oiseaux aquatiques.

Levé à cinq heures et demie; nous touchons au rivage. Bordure de mimosas. Matinée douce et charmante, pas une nuée. Visite à Beni-Souef, pendant qu'on répare un accident de la machine. Jolie petite ville posée sur le Nil même. Une chaussée de deux mètres l'empêche d'être inondée. Maisons basses, rues étroite, bazars. Beaux « lebaks2 » entourant ce côté de la ville; large espace avant d'y arriver, de terrains limoneux, brun foncés, semés de flaques d'eau. Arbres arrondis et noirs. Population vêtue de couleurs sombres. Canges le long de la chaussée.

Chevaux de cavalerie qu'on embarque. Joli groupe et joli motif de petit tableau. Alouettes huppées. Bergeronnettes voletant du fleuve à la chaussée, en grand nombre. Jardins plantés de bananiers, palmiers, une maisonnette au fond regardant le Nil; on serait bien là.

Huit heures, nous partons.

1. Mme et Mlle Mourgues, nièces du comte Sala et amies de Lesseps.

2. Arbres au feuillage épais appelés vulgairement barbes de pachas.


La rive opposée très éloignée, plate, basse, plantée irrégulièrement de palmiers.

Nous défilons devant Beni-Souef. Très joli dévelop- pement de maisons basses, en mer à fleur d'eau, les autres légèrement relevées sur des falaises de limon, le tout compact, bien dessiné par les ombres. Gris uniforme doré par la lumière du matin. Quelques taches fauve clair ou blanc, comme une porte cintrée, ou encadrement de fenêtre, etc. Deux mosquées avec leurs minarets blanchâtres. Çà et là de gros sycomores ou des lebaks, vert sombre, s'arrondissant en boule, mariés aux constructions ou les dominant. Quelques palmiers.

Le Nil tourne au Sud-Est. Les vapeurs qui nous précèdent y sont déjà engagés. Le vent est à l'Ouest.

Neuf heures et demie. Temps magnifique, presque pas de vent.

Rives insignifiantes, basses, monotones. Rares villages.

La végétation diminue; une dune onduleuse jaunâtre vient mourir dans le fleuve à gauche.

Que de peine pour écrire! Comme en chemin de fer, impossible de dessiner.

Le Nil beaucoup plus calme qu'hier, même couleur, seu lement plus chargé de reflets du ciel, avec moins d'ombre, donc plus clair.

La cange et son chaland sont toujours charmants de coloris et de richesse dans le sillage écumeux de notre grand vapeur.

Je continue d'écrire sur mes genoux, c'est encore ce qu'il y a de moins incommode.

La vie à bord est réglée ainsi : déjeuner à onze


heures, dîner à six heures et demie, après le soleil tout à fait couché, les dernières rougeurs éteintes, quand le ciel a déjà toutes ses étoiles. Un moment de veillée sur la plate-forme du rouf. On se couche de bonne heure. Mmes Mourgues passent à l'heure du déjeuner de leur cange à notre bord; elles y restent jusqu'au soir et ne rentrent chez elles que pour s'y coucher.

Une heure et demie. Aspect étrange des côtes de l'Est. Falaises mamelonnées de calcaire jaunâtre ou de terre calcinée plongeant dans le Nil, huttes en forme de pylônes. Tombeaux sur un mamelon. Quelques chèvres immobiles. Quelques Arabes accroupis sous un soleil de plomb. De maigres palmiers au bord du flot. Vraie Thébaïde, ce qu'on a vu jusqu'à présent de plus désolé. Un grand vautour posé sur la rive. On lui envoie deux coups de fusil sans résultat.

Au delà de ces premières collines ravinées, qui me rappellent l'entrée du désert par Boghari, une seconde chaîne irrégulière, dentelée, fort en désordre.

Sa couleur violâtre appuie la couleur ardente du premier plan et ménage un accord de toute délicatesse entre ce jaune brutal et le ciel bleu.

La rive libyque est différente, toujours basse, parfaitement régulière et formée de trois lignes minces.

Une ombre noirâtre au rivage, une zone de douras vert émeraude, un soupçon de la chaîne libyque, qui se confondrait presque avec le ciel, dont la couleur tendre s'y dissoudrait, sans les petites ombres fermes et bleuâtres qui en affirment la fine arête.

Le Nil, roux, mais très calme. Cinq ou six canges dans nos eaux.


La chaîne arabique continue de serrer le fleuve de très près.

Bois de mimosas et de petits palmiers, inondés.

Vastes parties plates, d'un jaune soufre, entre le fleuve et la chaîne arabique. Deux ou trois figures et un troupeau noir, perdus dans ce désert.

Trois heures. Admirable morceau de la chaîne arabique. Pentes relevées jusqu'à un long plateau horizontal, finement dessiné par des ombres bleues.

La suite est un morceau extraordinaire. Carrières.

Température à trois heures et demie, 27°1, à l'ombre, au vent.

Buffles. Travailleurs dans les carrières. Un village au pied de cet effrayant pays. La falaise continue, tourne à l'Est. La vallée du Nil s'élargit tout à coup démesurément. Longue langue de terre, hérissée de joncs, sur laquelle il y a des Arabes campés. Tentes noires, buffles, moutons, chevaux. Fellahs, juchés sur les éminences de l'îlot, nous regardent passer. Derrière, le magnifique et haut horizon de la falaise rose. Entre les deux, un petit bras du Nil, tout bleu, apparaît par intervalles. On y voit des canges à la voile.

Nous venons de raser la rive libyque à la toucher; cultures de douras; dromadaires, troupeaux, enfants au bord du flot. Un village avec une grande usine. Le soleil direct inonde en plein la rive orientale. Le Nil devient bleu, moiré de rousseurs très tendres. La lumière qui envahit l'espace est inexprimable. C'est admirable et accablant.

Quatre heures et demie. Le Nil est comme de l'huile, bleu blanc, d'une pâleur exquise; la base


du ciel, gris rose (au Nord-Ouest). Le plus beau ciel asiatique que nous ayons vu. Quelques nuages brillent sur le désert arabique. Nouveau village avec usine, reflété dans le Nil, tant il est calme (chose rare). A l'Est, il est d'argent vert. Une moire. De moment en moment, l'eau s'aplanit. La voilà morte et immo- bile, plus claire que le ciel. Plus que l'horizon vapo reux.

Coucher du soleil et soirée uniques, à ne jamais oublier. Le lieu semblait choisi pour un pareil spectacle. Le Nil immense et calme, comme on le voil rarement, un vrai miroir de trois ou quatre mille mètres, la côte libyque à peine visible au-dessus du fleuve, un petit village empanaché de dattiers, derrière lequel le soleil tombait. Point rouge ardent. A droite et à gauche, base violâtre. Palmiers bleus outre-mer noirâtre, ligne insaisissable d'horizon outre-mer cendré. Eaux bitumineuses blanches, un argent sali. Les reflets très nets. Bitume et bleu. Sil houettes précises.

L'illumination qui a suivi le départ du soleil a été extraordinaire et pendant un quart d'heure, elle rempli juste la moitié de l'horizon céleste, du Nond au Sud. Jusqu'à la hauteur de Vénus, ce n'était qu'on et feu, dans une limpidité sans pareille. Le Nil reproduisait exactement en presque aussi clair, quelque fois en plus clair, cette prodigieuse irradiation. L'im- puisable lumière jaillissait, jaillissait, pendant qu l'opposé, la nuit grise et fumeuse avançait pour lui disputer le ciel. Toute la mythologie, toutes les adorations asiatiques, toutes les terreurs inspirées par nuit, l'amour du soleil, roi du monde, la douleur de


le voir mourir, l'espoir de le voir renaître demain dans Horus, la lutte éternelle, et chaque jour renouvelée d'Osiris contre Typhon : nous avons eu tout cela sous les yeux. Enfin la nuit a triomphé, mais la lutte avait été longue. L'or en s'éteignant s'est changé en feu, puis en rouge, puis en pourpre sombre. Le cercle flamboyant s'est rétréci. Trois quarts d'heure après, ce n'était plus qu'un disque étroit de tous les côtés pressé par les ténèbres, et comme un souvenir lointain du jour. La nuit, la vraie nuit, a fini par atteindre l'Occident lui-même. En levant les yeux, je me suis aperçu que Vénus n'était plus seule. Toutes les constellations étaient allumées.

Il y avait de longues lignes minces et sombres, des îlots pas tout à fait submergés, qui se dessinaient en noir profond sur le champ des eaux ardentes; une ou deux barques sans voile, car l'air était mort, battaient au loin le Nil de leurs lourds avirons. Des pélicans rasaient le fleuve d'un vol lent. Une seule lumière à fleur d'eau dans cet immense horizon, vert comme un bras de mer.

Lever de la lune à sept heures et demie, déjà diminuée, rouge et plus orangée, puis comme un demiglobe d'or. Nuit très humide. Couché à neuf heures.

Minieh.

24 octobre. — Dimanche, jour anniversaire de ma naissance. Marché une partie de la nuit et mouillé vers trois heures au pied de Minieh.

Levé à cinq heures, couru dans toute la ville. Elle est jolie, ressemble tout à fait aux ksours sahariens, et


tout à fait me rappelle L'Aghouat. Propreté relative, bazars, aspects bourgeois, nombreuses canges amarrées. Mosquées. Des bergeronnettes au bord du fleuve, des hirondelles sous la toiture des bazars, ciel entièrement couvert, vent frais du Nord. Un palais du viceroi. Beaucoup de soldats arnautes dans les rues. Population infime, misérable et criblée d'ophtalmies.

Un bon nombre de gens aisés, propres. Somme toute, une petite province. Pas de ruines antiques. Il est dix heures, et nous attendons encore le départ annoncé pour sept heures; voilà l'exactitude égyptienne!

Une heure. Toujours la chaîne arabique, à gauche, baignant dans le Nil, ses premières pentes de sable jaune ou de terre ocreuse. Ses gradins supérieurs rocheux sont revêtus de cette belle couleur gris lilas que je saurais peindre, mais que je voudrais rendre par un mot juste sans le pouvoir. A droite, la campagne verte a reconquis sur le fleuve en décroissance sa vraie rive, exhaussée de terre brune. Hautes plantations de douras, mille détails charmants de la vie agricole. Nous passons à une toute petite portée de pierre du rivage.

Village avec palmiers. Partout des cultures, ce qui manque absolument sur la rive opposée.

Depuis le Caire et le Mokattam, c'est toujours le désert plat ou montueux de sable, la terre nue ou la pierre qui bordent immédiatement le Nil. La fertilité n'existe que sur la rive libyque; l'autre, dès le départ, confine au désert.

Nous sommes à quinze mètres de la rive, pas davantage. Des petites canges toutes noires, c'est charmant.


Des chadoufs1, arrosant déjà les cultures, d'où le Nil se retire à peine. Une vingtaine de canges autour de nous. Enfants sur la rive, buffles, petits bœufs roux.

Troupeau de moutons le long des douras. Campagne couverte de blés verts, comme au commencement de juin en France. Les douras ont près de dix pieds, nous les mesurons, en voyant des hommes au bord du c hamp, hommes sombres, noirs ou bleu foncé, se détachant sur le vert transparent des douras.

Toujours des champs en fête. Les palmiers au delà ne montrent que leurs éventails, éclairés d'en haut, sombres et sans modelé. Ane noir. Tout bleu violet sur la terre bitumineuse.

Chadoufs. Travailleurs tout le long du rivage. Enfants et jeunes gens tout nus couleur de terre.

Le Nil tournant, la chaîne arabique pierreuse, et la rive opposée verdoyante, viennent se rejoindre derrière nous et ferment l'horizon comme un rideau, moitié riant, moitié désolé. Trois ou quatre palmiers tout à coup sur un banc de grève nue. Pas un seul coloriage nulle part. Du vert nuancé, du gris, le fauve azuré du fleuve, le bleu tendre du ciel. Tous les fellahs, habillés de noir ou de brun.

La vergue verte de la dahabieh qui nous suit et son extrémité inférieure peinte en rouge forment un accident unique dans ce tableau dont la richesse est dans les nuances, dans la puissance et l'épaisseur du ton, et d'où sont exclues toutes les couleurs exprimant une

1. Appareils à balancier rustique actionnes a la main et employés pour puiser l'eau du Nil et la déverser dans les champs du rivage.


teinture. De rouge, d'orange, de laque, de bleu vif, pas de traces.

Tout à l'heure, on a tiré deux pélicans couchés sur un banc de sable, à une centaine de mètres. On a tiré trop bas, ou à gauche, les balles ont ricoché bien au delà. Le bateau des Suédois et des Prussiens passant près de nous, nous avons échangé des saluts de mousqueterie.

Ce matin, on a déposé à Minieh M. Boulanger1, du Journal de Paris, et le gros Tarbé2, du Gaulois, souf- frants, mais surtout découragés, et plus frappés que malades. On les renverra au Caire comme on pourra.

Ils sont confiés au gouverneur. Ce n'est pas gai. De leur côté, les quatre ou six personnes qui représentent le Jockey3 — et sont traînées à la remorque dans, une dahabieh, — commencent, dit-on, à s'ennuyer cruellement de leur solitude.

Deux heures. Voici, à mi-côte de la chaîne arabi- que, les tombeaux de Béni-Hassan (XIIe Dynastie).

Avec une lunette, on aperçoit l'entrée haute et carrée des hypogées. On les visitera au retour. Au pied, un peu au delà, le village arabe de Béni-Hassan, âpre, désolé, sans autre verdure qu'une trentaine de palmiers en ligne au bord du fleuve.

Les voici devant moi, ils s'ouvrent juste à mi-hauteur de la montagne, au point où finit la pente incli-

1. Boulanger. Cf. p. 28.

2. Eugène Tarbé, id.

3. Jockey-Club. — Ici, quelques lignes d'allure toute personnelle où Fromentin s'exprime sans ménagements sur certains de ses compagnons de voyage, en particulier sur Louise Colet dont les excentricités l'agaçaient, dont on ne savait que faire et que tout le monde fuyait.


née, où commence la muraille verticale, creusée dans la roche vive. Tombeaux de grands fonctionnaires.

On voit très bien sur les pentes le sentier battu qui y conduit. Montagnes stratifiées horizontalement avec une régularité parfaite.

L'aridité de cette chaîne, creusée de sépulcres et dont les petits villages ont l'air de nécropoles, est complète et terrible. A peine au bord du flot une étroite lisière verte de céréales (blés en vert) et de douras.

Deux villages abandonnés. Longue oasis au milieu de laquelle est le vrai village de Béni-Hassan. Les champs cultivés sur la rive gauche, au-dessus par moments la chaîne libyque, perdue dans la distance et noyée dans la lumière. Jolie plantation de palmiers, beaucoup de jeunes, un fellah y laboure, complètement nu. Buffles couchés, corbeaux posés sur leur échine. Un âne gris, deux femmes fellahs sur la berge.

Une grande et belle cange remonte à côté de nous, rouf vert, bordage avec ornement noir sur bois brut, forme dentelée, coque noire. Les dattes sont cueillies.

Massifs de mimosas dans le fond de l'oasis, au pied des dunes soleilleuses. L'oasis est interminable.

Aujourd'hui le Nil est bien sale et bien roux, et la lumière un peu aigre. Température : 26°.

Autre grand village au bout de l'oasis. Rien sous les palmiers, ni jardins, ni légumes, de la tourbe; on voit que le Nil vient à peine de se retirer.

Petit cimetière au pied des dunes. Coupoles blanches. Quelques dromadaires à côté. Troupeau noir sur la berge du Nil. Belles formes du village. Douras en avant.


Voici Rhoda en vue. Une grande cheminée d'usine1.

On s'y arrête une heure.

Encore des hypogées dans la montagne.

Deux tentes noires, sur les pentes grises. Souvenirs du Sahara. Canges arrêtées contre la berge, voile en lambeaux. Femmes noires. Mamelons magnifiques qui plongent dans le fleuve. Un canal passe dans l'oasis. Un tombeau à coupole tout petit, tout seul entre deux mamelons désolés. Pierre cuite en scorie, recouverte de terre calcinée. Mamelons à pic. Une cange passe au pied. Très sauvage et très africain. Vautours chauves. On les tire à balles.

La falaise de Béni-Hassan s'abaisse auprès de Rhoda. Dunes aplaties. Vrai désert.

Nous arrivons à Rhoda, oasis, l'ancienne Antinoë en face2. Visite à Rhoda, extrêmement curieux : je parle de la ville arabe. Ville est beaucoup dire. Une rue large à maisons basses où sont les bazars. Au delà une place déserte plantée de palmiers où nichent des tourterelles, au-dessus desquels volent des milans.

Rue sans habitants, murailles noires. Toute la vie est au bord du fleuve. Là un terrain en désordre, de couleur sombre, montueux, raviné, inextricable, avec des fours à cuire la brique, qui ressemblent à des masures et des huttes informes qui n'ont pas plus de hauteur ni de plus larges ouvertures que les fours. Débris et scories partout, ce qui donne aux décombres le fond

1. Sucrerie construite par Méhémet-Ali avec les pierres d'Antinoë.

2. Les ruines de la cité élevée par Adrien, encore imposantes à l'époque de l'expédition Bonaparte, ont servi à construire la sucrerie et ont disparu presque totalement.


rougeâtre d'un terrain qui a passé par le feu. Incroyables logements pour des êtres humains. Une grande mare en cuvette dans une déclivité du sol; là dedans toute une population grouillante, sombre de costumes, noire de peau, enfants nus, femmes en crêpe sombre, almées sur le seuil des lupanars. Deux en blanc rosâtre se signalent de loin au milieu de cette population morne. D'autres en bleu foncé, riches colliers, cheveux coupés courts et collés sur le front par des graisses. Larges et longs sourcils peints.

Sur les pentes, dans les espaces plus larges, des femmes nombreuses vont et viennent, graves, hâves, sinistres. Les petites filles descendent à la mare portant leurs larges amphores à gros ventres, en grès luisant.

Des palmiers au delà avec une étendue de jardin. Une mosquée avec son long minaret blanchi domine tout ce tableau, le plus africain, le plus sauvage que nous ayons encore vu.

Longue femme en bleu noir, vautrée dans la poussière. Une femme plus âgée, debout, au seuil d'un bouge, soulevait un lambeau de haïk bleu, souriait, montrait largement ses dents blanches et nous invitait en arabe rauque à des choses que le français ne saurait traduire.

Coucher de soleil tout vert, à base rose. Beau rideau de palmiers, plutôt noirs que verts. Un feu flambant derrière des douras. Encore un spectacle admirable.

Le soleil est couché. Le capitaine du bateau, debout sur le plat-bord à côté du tambour, regarde le couchant, cherche l'Orient de la Mecque et se met en prière.


Mouillé vers huit heures à Gerf-Sahran.

On amarre les bateaux, nous sautons à terre. La nuit est magnifique. Pas un souffle dans l'air. Il fait chaud. La lune échancrée, mais singulièrement belle et brillante, étale un large sillon d'or dans le fleuve.

Le petit village dort parmi des palmiers et des mimosas. Confusion de huttes basses, au milieu desquelles il est malaisé de distinguer même une ruelle. Deux petits cafés sur la rive, où des Arabes fument dans le plus grand silence. Des femmes accroupies et sommeillant dans des encoignures pleines d'ombres.

Nous longeons la rive, sur une étroite chaussée raboteuse, humide encore et spongieuse des eaux récentes. Nous en suivons la crête aiguë et nous éloignons du mouillage.

Champs de canne à sucre, gardés par des veilleurs de nuit, accroupis à l'angle des champs, un long bâton entre les genoux. Au loin des chiens aboient, on s'appelle d'un vapeur à l'autre. Les dahabiehs montrent toutes leurs fenêtres éclairées. Quelle paix! Pas un bruit. Le flot dort. Les palmiers ne remuent pas, c'est admirable et délicieux. Comme on est loin de France, loin de tout, et cependant comme il semble naturel de se trouver là!

— Je n'ai pas choisi cette façon de voyager. Je n'espérais pas voir l'Egypte : un hasard m'y conduit. Je la traverse au galop. Ce que je vois m'échappe, sans qu'il me soit possible de le fixer. Ce que j'admire le plus souvent est précisément ce qui fuit le plus vite. Je n'ai pas le loisir de m'arrêter, d'étudier les choses de près, ni de me pénétrer de leur


esprit, ni de connaître leurs habitudes. Le climat lui-même me frappera sans doute par des phénomènes qui peuvent tromper et qui peut-être ne seront que des accidents. Etranger à l'histoire, à la science, quelle chance ai-je donc d'emporter de cette course hâtive à travers un pays sans pareil, quelle chance ai-je donc d'en emporter quoi que ce soit d'intéressant pour les autres?

Essayons cependant. Prenons des empreintes instantanées : elles n'auront que plus d'imprévu1.

25 octobre, lundi. — Nous avons quitté le mouillage à trois heures et demie.

Huit heures. Nous longeons à la toucher la longue et haute chaîne du Djebel-Abou-Fêdah. Anciennes carrières de calcaires et d'albâtre. Excavations visibles du fleuve. A toutes les hauteurs on aperçoit les entrées taillées carrément, en forme, soit de portes étroites, soit de portes très écrasées.

Tout à coup, dans une étroite et profonde coupure de la montagne de pierre, un petit palmier tout seul, avec un cimetière au pied. C'est un cimetière chrétien. Nous apercevons des croix noires, peintes sur les tombes blanches. Au-dessus du cimetière, sur la gauc he, dans la montagne même, l'enceinte fortifiée d'un

1. Passage omis par L. GONSE, non daté, qui appartient sans doute ici, si l'on en juge par comparaison avec la lettre écrite par Fromentin à sa femme le 24 octobre. (Cf. P. Blanchon, Corresp., p. 229.) Le manuscrit de Fromentin contient 13 croquis sommaires, simples notes de peintre, mise en place des lignes principales du paysage.


couvent copte, presque entièrement excavé « dans la roche », dit la carte de Linant Bey2.

La rive opposée est de plus en plus plate et monotone. Rien que des champs de douras. De loin en loin des bois de dattiers dont on ne voit pas les villages.

A l'horizon, l'imperceptible chaîne libyque dans l'azur.

Le Djebel-Abou-Fêdah est partout creusé de trous faits de main d'homme. Il y a des portes et des fenêtres. Des sentiers battus, visiblement dessinés sur les pentes abruptes, y conduisent. Sont-ce des hypogées?

sont-ce des habitations? on dirait des ruches. Un marabout arabe. Plusieurs étages de trous. D'ailleurs pas d'habitants.

Voici Manfalout au Sud, à l'angle d'un large détour du fleuve.

Neuf heures. Pas l'ombre de vent. Le Nil est parfait, calme, huileux et presque blanc. La journée promet d'être la plus chaude que nous ayons eue encore.

Déjà 27°.

Le reflet des objets dans le fleuve est complet.

Le Nil s'élargit. Nous tournons le dos au DjebelAbou-Fêdah, reprenons notre marche au Sud, et nous rapprochons de la rive libyque. Vastes plantations de cannes à sucre. Grands troupeaux de buffles. Un pélican tiré à toute distance. Le Djebel-Abou-Fêdah, éclairé de face, est tout rose, avec des ombres blanches et des marbrures blanchâtres.

1. Linant de Bellefonds (1799-1883), ingénieur, directeur des travaux publics en Egypte, collaborateur des Saint-Simoniens au barrage du delta et auteur du projet de canal direct entre deux mers qui fut adopté par Ferdinand de Lesseps. Il avait reçu Gérard de Nerval et Flaubert.


Il est dix heures. Nous passons devant Manfalout, eau village posé sur de hauts talus ravinés; à droite t à gauche, jardins.

Au-dessus du village quelques palmiers plus rares nariés à quatre ou cinq minarets de toute élégance.

Le soleil haut éclaire à revers la silhouette uniforné ment teintée d'un gris sombre tournant au violet.

Au-dessus, le ciel blanc, au-dessous le Nil immobile, semblable à des plaques d'étain. Pas un roux, pas un rougeâtre, la blancheur et l'ardeur pâle des heures méridiennes. Une barque noire, dont la voile seule amise une sorte de lumière plus chaude, passe entre le village et nous. Des accents d'un vague et lointain soleil modèlent et dessinent à peine le bord supérieur les talus, l'angle des toits en terrasse, le sommet pointu et la galerie dentelée des minarets. Un liseré de lumière plus vive et couleur d'argent est posé sur la vergue noire de la cange.

Grand îlot. Des limons déjà desséchés, semés de joncs verdâtres. Un troupeau de buffles descend au Nil et vient y boire. Une barque noire échouée.

Champs de cannes à sucre. Des sables. Au delà se montre la rive libyque, avec ses palmiers. Une volée de milans décrit des cercles au-dessus d'une dune sablonneuse. Autre troupeau de huffles paissant tranquillement à une encablure de nous. Deux sont couchés dans le fleuve. Plus d'arbres en vue. La campagne plate. Des plantations de cannes alternant avec des terrains vagues. Du vert, du limoneux, du blanchâtre; quand le terrain ondule, là où s'interrompt la haie haute et épaisse des plantations, on revoit la ligne cendrée de la chaîne libyque, ferme, droite, tou-


jours prête à s'évaporer dans l'azur, toujours retenue par l'indicible précision des contours.

Un mimosa tout seul au milieu d'une plaine inon- dée il y a quelques jours, et que le fleuve commence à abandonner. Ce n'est rien, c'est délicieux.

Pas d'oiseaux. Manfalout, au Nord-Ouest, reparaît à l'extrémité des lagunes. Deux chèvres noires se promènent dans cette lande encore mouillée. Un troupeau noir, gardé par deux enfants vêtus de noir.

Lande, terre verte et bitume noyé d'ocre pâle. Des moutons espacés. Le village est là-bas dans les dat- tiers. Une barque avec sa voile arrêtée près de terre.

Onze heures. Grand village avec son minaret comme une fine aiguille, pointant au milieu des dat- tiers. La chaîne libyque se rapproche. La chaîne ara- bique commence à nous serrer de près. Depuis le départ, le grand espace libre et fertile a toujours été du côté de la Libye (Voir la carte). La douceur du ciel, celle des eaux.

Midi et demie : 30° à l'ombre au Nord.

Nous voici par un long détour emmenés très loin de la chaîne arabique. Nous contournons un vaste îlot cultivé, avec des troupeaux, pendant qu'un nou- veau village passe à droite sur la rive libyque.

Les deux chaînes se rapprochent au fond de l'horizon; entre elles, reste un espace libre, où passe le Nil. C'est là que doit être Siout où nous serons dans une heure.

Le Nil, miroitant, tout blanc, rose et puis violâtre au contact des côtes.


Siout.

On s'arrête au port de débarquement. Nous enourchons les baudets sous 30° de chaleur à l'ombre combien au soleil, en route?). Une longue chaussée inueuse, en lacets, large au plus de 10 ou 12 mères, circule pendant trois grands quarts de lieue enre des étangs. De beaux mimosas, de grands sycomoes inégalement plantés aux deux bords de la route.

A droite, à gauche, des eaux marécageuses ou des eaux profondes, des îlots de jardins, puis encore des étangs uccédant à des étangs. Siout au loin fait jaillir d'un ardin immense la flèche extraordinairement aiguë le ses minarets en aiguilles. A mesure qu'on approhe, sa silhouette grandit et se précise à l'heure où nous l'apercevons.

Deux heures. Le soleil déjà très haut prend Siout revers. Toute la ville se développe en gris violet sombre et baigne ses pieds dans une immense étendue l'eau d'un lilas clair. Derrière, la haute et rigide silnouette d'une montagne éclairée de même et noyée tout entière, tout entière estompée dans le gris violâtre le plus égal et le plus tendre. On sent, à la distance qui sépare la ville de la montagne, au brusque changement des tons, qu'une large étendue les sépare. On voit en effet que l'eau tourne autour de la ville. A droite, à gauche, un double lac immense. Un pont fait communiquer les deux bras. On entre tout à coup dans une ombre bleue et profonde. C'est une place ombragée de sycomores. Soldats arnautes1, foule

1. Mercenaires albanais au service du khédive d'Egypte.

Siout ou Assiout est aujourd'hui la ville la plus importante de Haute-Egypte (60.000 habitants).


avertie de notre venue qui se presse debout, curieuse et assiste à notre défilé.

Grande ville, très grande, avec des murs de boue, mais de construction monumentale; maisons toutes en pylônes, propres, régulières, avec l'air neuf; rues poudreuses, mais nettes de toute ordure. On arrose. Popu- lation peu mêlée, mais le fond d'apparence aisée, surtout dans les bazars. Beaucoup de Juifs, je crois. En- fants charmants, quelques jolies filles. Almées entre- vues. Beaucoup d'enfants nus, beaucoup d'hommes nus se baignaient ou pêchaient dans les étangs. Des bergeronnettes, des hirondelles, des corbeaux, des m lans.

Course rapide, folle à travers tout cela, un cawas1 en tête. Tumulte et confusion inexprimable dans des rues étroites. Tout le monde crie, hurle, se bouscule.

Blasphèmes. Au fond, ce n'est que gaieté, bonne humeur, éclats de rire.

On débouche à l'extrémité de la ville, sur d'inévitables décombres. On donne à pic sur quelque chose qui ressemble à la mer. On avance encore, deux lacs im- menses, une chaussée les coupant en deux, au delà un pont, par où l'écoulement se fait de l'un dans l'autre. La chaussée aboutit à la montagne où sont les hypogées. De l'eau partout autour de cette ville sin- gulière. Du premier coup d'oeil, je ne sais pourquoi j'ai songé à l'Inde, et jusqu'au soir cette chimérique analogie m'a poursuivi. L'esprit insatiable a besoin de comparer des merveilles à d'autres merveilles, soit pour les compléter l'une par l'autre, soit pour en

1. Cawas, garde ou gendarme turc à l'origine, aujourd'hui attaché aux Consulats et aux Légations en Egypte.


er mieux la physionomie par des ressemblances.

voilà une des villes que j'avais le plus souhaité ir. Je m'en étais fait une idée étrange; ce n'est as cela, c'est tout autre chose : plus capitale, moins uvage, moins africaine, plus asiatique, ce que nous ons vu de plus oriental.

Nouvelle course à travers la ville.

Retour au soleil couchant. Infaisable, un peu décor e théâtre, extraordinaire. Un spectacle, un tableau, e toile de fond, veux-je dire, pour un opéra de allah-Roukh1. Tout y concourait, un air insensible, s odeurs subtiles, pas une nauséabonde, une tempéture aimable comme un bain — on écrirait, comme baiser.

Six heures. Journée admirable et inutile, comme nt d'autres, plus regrettable peut-être que pas une tre. De l'éblouissement qui m'en reste, sortira-t-il mais une vision bien nette? Qu'en reproduire?

omment le fixer? Etait-ce exprimable par la plume l'heure où je mis pied à terre, exténué et confondu?

as un croquis possible, pas une ligne.

Tâcher de se rappeler la fine, élégante et ferme silouette de la ville, hérissée de ses minarets, noire sur ciel d'or rougi, toute noire avec ses murailles, ses rdins, et ne se révélant que par ses dentelures supéeures et ses reflets.

Le soir, à huit heures, fête sur la chaussée du port.

randes torches, sortes de hautes lanternes, formées e cercles de fer où brûlent, avec beaucoup de

1. Sujet du poème de Thomas MOORE, mis en musique r Félicien David qui vint au Caire avec les Saint-Simoens, en 1833.


flamme, de fumée et une pluie constante d'étincelles des morceaux d'un bois très inflammable et odorant Almées1. Il y en a cinq : deux en robes de dama rouge et or, une en bleu, une en soie rayée, une en blanc soutaché de noir, cheveux courts et plats; Ion gues queues flottantes composées d'une quantité de fines tresses, plaques d'or sur le front; double collie d'or, l'un cachant le cou, l'autre flottant sur les seins long chapelet de sequins, cousus sur un lacet de drap et tombant jusqu'au-dessous de la ceinture. Les tres ses flottantes de la chevelure, toutes constellées de se quins. Cette orfèvrerie flamboyante, ce luxe barbaro qui représente une fortune pour des êtres de pareille condition, tel est, au reste, le seul attrait de ces créa tures sans beauté, sans élégance et sans charme. Leu danse est stupide et abjecte; toujours la même pan tomime; on sait laquelle. Rien des rythmes sévères e: des incantations amoureuses des almées nayliettes rien non plus des danseuses mauresques2.

26 octobre. Huit heures. — Départ du mouillag à trois heures du matin. Même temps qu'hier, ven insensible, venant du Sud-Est. Ciel sans une nuée Le Nil, traquille et uni, se prépare à recevoir à mid une nouvelle douche de feu. La vallée s'est rétrécie

1. Pendant l'escale de Siout, les jeunes gens de l'expédii tion s'amusaient à pousser les almées dans les bras de savants pour les embarrasser; l'égyptologue allemand Dümi chen se laissa si longtemps retarder par les charmes de danseuses, méprisés par Fromentin, qu'il rata le départ d bateau et ne rejoignit ses compagnons qu'à Louxor (et Taglioni, op. cit., p. 85-118 et Louise Colet, op. cit., p. 290) 2. TROMENTIN compare les danses mauresques et les dan ses des Ouled-Nayls, dans Un été dans le Sahara. C 24e édition, Plon, pp. 32 et 33.


e Nil coule à présent entre les deux chaînes, à égale istance l'une de l'autre, toujours des villages raprochés, des cultures de cannes, de petites oasis rianes et d'un vert printanier.

Grands troupeaux sur les deux rives. Buffles et outons noirs et roux. Un fellah tout nu fait baigner n buffle dont on ne voit que le mufle et l'échine, e reste de la bête est dans l'eau. Rives monotones.

andes récemment émergées, çà et là des bouquets ompacts, arrondis, de mimosas et de sycomores.

Nous avons vu à Siout le premier doum1.

Le Nil est calme et blanchâtre sous le soleil. De oin on y voit courir un sillon de paillettes éblouisantes, ou quelques étincelles d'un éclat aussi fatigant pour les yeux que le soleil lui-même. La base u ciel au Sud est ce que la palette peut donner de lus lumineux sans être blanc, et de plus décoloré ans être froid. Les montagnes cendrées ou rosâtres suivant leur direction par rapport au soleil.

A dix heures et demie, température à 29°; à midi, 1°. Chaleur cependant plus supportable qu'hier.

Une heure et demie, rien de nouveau. La chaîne rabique nous serre encore de près, tantôt avec une )ande étroite et cultivée entre elle et le Nil, le plus ouvent immédiatement au bord du fleuve, et y plongeant sa base. La construction de ce haut rempart, qui arrête net l'invasion du Nil et la fait d'autant lus s'étendre du côté opposé, ne varie guère. Des entes très raides, sur lesquelles ou de la terre ou de longues coulées de sable; et puis un plan perpendi-

1. Palmier-doum, palmier d'Egypte et d'Arabie à tige ramifiée.


cul aire rayé de stratifications horizontales et très régulières, le sommet légèrement émoussé par les bords.

La rive libyque dans son uniformité continue d'être charmante. Toujours des plantations de cannes, et puis des bandes encore humides, on le devine à leur couleur. Tout le travail et la vie agricole en pleine activité. Grands troupeaux de buffles au bord du fleuve. Travailleurs nus. Les chadoufs en mouvement.

Buffles dans l'eau. Rappels de la Basse-Egypte.

Il fait très chaud à bord sous les tentes. Nos cabines sont des étuves. L'air manque partout. Il va sans dire que, passé huit ou neuf heures du matin, la dunette supérieure est évacuée jusqu'au soir. Le vapeur le Ghizeh nous accompagne toujours d'assez près et marche dans nos eaux1. Les deux autres sont loin en avant.

Joli petit hameau de quelques maisons.

Autre village. Un autre encore dans l'espace de quelque cent mètres. Des femmes fellahs sur un rentier tout le long du fleuve.

Je me suis réfugié à l'avant avec les matelots, on y recueille un peu d'air et l'horizon du Sud est sous mes yeux. Les deux chaînes s'y terminent brusquement en forme de double promontoire. Entre elles un immense espace où le ciel et l'eau sont en contact.

Tout à fait à l'horizon, la légère fumée des vapeurs qui nous précèdent. Grandes volées de pigeons allant d'un rivage à l'autre.

Tâcher de rendre cette lumière de deux heures, en

1. Vapeur à bord duquel se trouvaient Louise Colet et Camille Pelletan. (Cf. Louise COLET, Les pays lumineux.

Voyage en Orient, Paris, Dentu, 1879.)


LE TEMPLE DE KOM-OMBO, photographié par Maxime Du Camp.



egardant le couchant, la plus belle heure pour l'éclat, absence totale de jaune. Des palmiers sans lunière. Des eaux grises à peine bleues, ridées de nielures insensibles; le ciel sans couleur, presque jusqu'au sommet du cadre, et derrière les palmiers, un zur finement bordé qui sent les montagnes libyques.

marquer trois ou quatre coulées d'un sable clair, u de très, très loin. La ligne la plus sombre est le lan coupé de la berge. La surface de la lande ou des cultures, très soutenue de valeur et de ton. Rien n'est ssez précis, rien n'est assez moelleux, pour rendre a mesure admirable du dessin dans l'atmosphère.

Tenir un grand compte du brouillard, de l'humidité lui reste en suspension dans l'air, se dépose le soir, y remonte le jour, et qui donne à la lumière et aux couleurs du pays une qualité moelleuse, adoucie, toute particulière. De là des différences de plan si subtiles et si tranchées. Se souvenir de Siout. C'était un peu le défaut de ce magnifique paysage. Les liens manquaient pour passer d'un plan à un autre. Le ton s'effaçait de distance en distance, et plus vite qu'ailleurs diminuait pour se perdre à l'horizon. Chaque haute division de ce beau tableau y semblait apportée comme une coulisse. La grandeur des choses y tenait souvent à l'exagération des distances. Faux air de grand dessin admirablement approprié à des keepsakes anglais. Différence capitale avec les aspects sahariens.

Deux heures et demie, 33° ; 34° de l'autre côté du navire (observation d'Alméida1)

1. D'Almeida, physicien, fondateur du Journal de Physique, à bord du Béhéra.


Toujours des reflets dans le Nil, je parle des re flets des canges. Encore une heure et demie pour at teindre notre station de Sohag. Grand détour pou l'atteindre. Ilot au milieu du fleuve. Très larges es paces où se déploie la lumière. Grande oasis loin taine. Le ciel entre les troncs des palmiers.

Eau du Nil à 24°. 35° dans les cabines. Journé moins intéressante.

27 octobre, mercredi. — Arrivés trop tard à Sohag Le soleil était couché. Petite oasis, dont nous n'avon vu que la lisière. Jardins clos de murs bas. Massif de mimosas. Clairière de palmiers charmante au cré puscule. Un canal nous sépare du reste de l'oasis e du village. Un bac chargé le traverse dans l'ombre Plus loin, dans les eaux encore rougies des dernière lueurs du jour, des enfants se baignent; on les enten plus qu'on ne les voit. Des bataillons de corbeau viennent se coucher dans les hauts palmiers; ils e.

agitent les palmes. Un coup de fusil les fait envole avec des cris tumultueux. L'alerte apaisée, on le voit s'abattre de nouveau et disparaître dans les c: mes.

Des silhouettes sur un ciel rouge, des odeurs d feuillage et de sol humide en transpiration; des bruit d'eaux remuées; des jardins confusément aperçu dont la nuit accroît le silence; des gens dont je n'au rai pas même entrevu le visage; Sohag, un nom ins gnifiant sur la carte, voilà tout ce que je connaîtra de ce pays, ignoré du monde entier, où j'ai posé ] pied par hasard, où je ne reviendrai certes jamais.

Levé l'ancre à neuf heures. Marche de nuit. Nu magnifique, chaude et sans un souffle.


Ce matin toujours le beau fixe. Le Nil plus calme, plus laiteux que jamais. Une incomparable lumière emplit l'orbe immense de l'horizon Sud.

Sept heures et demie. Un cadavre d'enfant d'une douzaine d'années passe à côté du navire; emporté par le courant du fleuve. Il flotte à fleur d'eau, renversé sur le dos, les bras en croix, avec une blessure saignante à la poitrine.

Nous défilons devant Balianeh1, gros village à pic sur le Nil. Hautes berges presque perpendiculaires.

Toute la ville couronnée de pigeonniers en forme de tours quadrangulaires. Air de forteresse. Les palmiers dunes de sable blanchâtre, mamelonnées jusqu'à au delà. Population bigarrée sur la berge. Costumes noirs, coiffures blanches. Une ou deux figures en bleu clair, incroyablement vives sur ces terrains d'ocre sombre. Beaucoup de gens nus. Un dromadaire blanc, près d'une cange, qui reçoit son chargement.

Toute la journée nous suivons le grand coude du Nil et marchons dans l'Est. La chaîne libyque très près de nous. Une première rive élevée de terre nue, verdâtre et sourde, derrière laquelle passe un canal.

Encore onze heures pour atteindre Keneh, ce qui, avec le retard probable, nous y mettra en pleine nuit. Enfants, jeunes garçons nus ou demi-nus, au bord du fleuve, le long d'un champ de cannes.

Température à neuf heures trois quarts : 29°.

Ne pas craindre d'exagérer la clarté des eaux du Nil. Bleu azur étendu largement de blanc, les premiers plans plus forts bien entendu. Les soutenir par

1. Balianeh, station d'Abydos.


un modelé onduleux, nuancé de fauve et de bleu, un peu plus violet. Température à midi : 32°.

Le climat change insensiblement. La végétation se modifie et aussi l'aspect de la rive occidentale. Cultures presque continues de douras et de cannes. Doums en abondance mêlés aux dattiers, formant de véritables bois.

La côte arabique est terrible, toute de pierres vives et de sable, enflammée par le soleil direct. Pas lai plus petite ombre pour y reposer les yeux, pas un refuge contre la lumière sans merci. Quelques points noirs perdus au milieu de cette fournaise et qu'on y voit se mouvoir comme des fourmis. Ils se dirigent à mi-côte, vers un point où l'on extrait de la pierre.

et où la roche vive est éblouissante de blancheur. Au pied, deux canges. Tout autour et à toute distance, le soleil de midi rongeant le désert. A l'opposé, des verdures, des terres grasses, un sol en sueur, des cultures gorgées d'eau. Grand troupeau pêle-mêle de moutons, de buffles. Un groupe d'enfants grimpés debout sur l'échafaudage d'un chadouf. Cris confus des ga- mins. Hier, on a tué à bord deux scorpions. Nous commençons à visiter nos cabines.

Une heure et demie. Nous passons devant Abou Hammadi1. Rien que des pigeonniers, bordant le fleuve comme une ligne continue de petits forts. Trois heures. Le santon d'Hâû2.

Le village d'abord nu, desséché; la terre onduleuse non pas brûlée, mais sourde, triste et plutôt livide porte une ligne sinueuse de masures, que leurs om

1. Nag-Hammadi.

2. Heou, Hoû, à proximité des ruines de l'ancienne Dios polis Parva.


bres seules empêchent de confondre avec le sol, dont le limon les a formées. Deux mosquées d'un style abrupt, ave leurs coupoles jaunâtres et leurs minarets rustiques, couronnent l'extrémité des mamelons et lui donnent une sorte d'architecture élégante, sans laquelle ce serait l'horreur. Les palmiers sont éloignés et rares, le village affronte à découvert le terrible soleil de ces latitudes et ne reçoit de fraîcheur que du fleuve et de la nuit. Derrière et mariant ses lignes avec celle du village, appuyant de ses lueurs nacrées l'âpre coloris de ce tableau, la chaîne libyque file de l'Ouest à l'Est, avec ses cimes ombrées, sa crête horizontale et ses sables. Une zone intermédiaire de désert fauve. Très beau.

A 1.500 mètres au delà habite le santon. C'est au bout d'un petit promontoire, à quelques mètres du flot. Il est assis sur la terre nue, les genoux au menton, et supportant ses deux bras tendus machinalement. Les mains ballantes, la paume ouverte. Il est complètement nu1. Sa stature est élevée, le torse est bouffi, ses jambes sont d'un vieillard, — en fuseau.

Peau rouge sombre, lépreuse, squammeuse, une vieille écorce. Grosse tête, une torsion de cheveux laineux, jaunâtres. Un peu de laine au-dessous des lèvres, un peu de laine au menton. Un groupe de fellahs entoure l'horrible créature. Nos matelots lui bai-

1. Gérome en fit un croquis. On en trouve également un dessin par Darjou dans l'album de FLORIAN-PHARAON: Le Caire et la Haute-Egypte, Paris, Dentu, 1872. Charles BLANC ie décrit dans son Voyage de la Haute-Egypte, Paris, Renouard, 1876 (p. 117). E. ABOUT de même dans Le fellah, p. 232. Cf. aussi plus loin, 8 novembre. RENAN dépeint un santo, analogue à Tell-el-Kébir en 1864 (Nouvelles études d'histoire religieuses, p. 330).


sent la main. Il est là depuis trente ans1. Une sorte de masure à côté.

Il s'appelle Scheik Sélim. Il a des secrétaires, on lui a offert des vêtements. Il accepte une chemise neuve pour son écrivain, son secrétaire, de la viande pour lui. La nuit on allume des feux qui le rôtissent; sa

peau en est toute excoriée.

28 octobre, jeudi. — Interrompu hier par un accès de fièvre. La chaleur de la journée m'avait tué.

Nous avons abordé cette nuit près d'un bois de tamarins et de doums, en face de Dendérah. Ce matin, course au temple2, route charmante, chaussée dans des terrains inondés récemment, encore mouillés partout. Le temple fait face au Nord. Très peu d'aspect de loin, très imposant quand on y pénètre. Ves- tibule admirable. On achève de le déblayer; une succession de villages avait été construite tout autour et jusque par-dessus. Immenses décombres. Merveilleuses montagnes libyques leur faisant fond. Oiseaux de toute espèce. Hérons blancs, corneilles, milans, alouettes et bergeronnettes en quantité. Je suis fatigué et triste.

Keneh.

Mouillés à midi. Journée accablante, je suis dans

le feu.

1. Le cheikh Sélim est mort seulement en 1891 (Baedeker, Egypt, 1929, p. 239).

2. Temple de l'époque gréco-romaine consacré à la déesse Hathor (Tentyris), déjà décrit par Vivant Denon et la « Commission des Lettres et Arts » de l'expédition Bonaparte, identifié et daté sur place par Champollion en 1829 et étudié par C. BLANC, op cit., pp. 120-136. C'est de Dendérah que vient le Zodiaque ptolémaïque du Louvre.


29 octobre, vendredi. — Beaucoup de fatigue et encore de la fièvre hier au soir. La journée a été brûante. 35° au milieu du jour et sur le bateau. A sept heures, 31° et demi. Pas l'ombre d'air. La plus norte, la plus immobile, la plus irrespirable journée que nous ayons eue. Courses dans Keneh, de midi heure absurde) jusqu'au soir. On y cuisait, mais comment oser rentrer au bateau? Le peu d'air qui régnait dans cette atmosphère toute de lumière venait du plein Sud. Depuis trois jours, hier surtout, il y avait donc un peu de khamsin1 insensible, mais l'influence écrasante.

Caractère extraordinaire de Keneh, voilà comment j'imaginais Siout. Ce que je n'ai pas trouvé là-bas, le voici. Ville absolument saharienne ou africaine. Me rappelle beaucoup L'Aghouat. Rues tortueuses, étroites; maisons à étages, bazars longs, entièrement voûtés ou plafonnés de djerid2. Une ombre épaisse, odorante; odeurs subtiles; on dirait que toutes les inf ections sont dévorées par le soleil, et que, là où le feu de ce terrible soleil a passé, toute pourriture est purifiée. On peut dire que dans cette ville qui n'est pas un modèle de propreté, il ne reste que l'étrange senteur particulière aux pays arabes et sans mélange.

Marché aux grains immédiatement après les bazars.

Toute une population sombre d'habits, sombre de peau, agglomérée dans cette fournaise. Femmes en tas sous des loques noires. Les visages plus foncés que les vêtements. Il était deux heures. Pas d'ombre

1. Vent brûlant du Sud, simoun.

2. Branches de palmiers.


ou si peu. Réverbération terrible. Le soleil direct transperce.

Aimées. Tout un quartier occupé par elles, celui qui touche au Nil. Magnifiques de costumes et de bijouteries, propres dans leurs simarres rouges et or, ou dans leurs simples chemises noires soutachées , bl anches et bleues. Petites Nubiennes de douze ans délicieuses de formes. Une longue, fine, en bleu clair, est charmante. Sourire, dents blanches, flamme douce et bizarre de ses grands yeux bons. Les rues en sont pleines. On circule au milieu de ces créatures faciles, invitantes, rieuses, avides de backchich1 plus que de plaisir; c'est inconnu [sic], ingénument impudique, à peine choquant pour l'esprit, charmant pour les yeux.

La rive est incomparable.

Maison du consul Bichara2. Fantasque maison, peinte, sculptée, blanche et bleue, un petit palais qui est un délice architectural face au fleuve, sous le soleil sempiternel de ce climat. Voilà qui mesure la distance où nous sommes, et le chemin que le goût français a dû faire, pour en arriver là. (On me dirait: Zanzibar, je le croirais.) Si j'avais à donner à quelqu'un l'idée forte et com- plète d'un pays africain, où les relations européennes expirent, où l'on entre dans le rêve, dans les excès du climat, dans l'étrangeté des mœurs, je le conduirais à Keneh; je lui ferais faire le tour de la ville par les quartiers déserts, au bord des canaux, où des buffles assoupis par la chaleur se pelotonnent dans l'ombre étroite des masures, où passent de rares figu-

1. Pourboire, aumône.

2. Agent consulaire de France pour la Haute-Egypte.


res, ayant l'air de statues en terre cuite, où l'oasis sommeille en pleine lumière; et puis je le ramènerais sur la rive à quatre heures.

Merveilleuse montagne libyque (celle de Dendérah).

Nous nous réfugions dans un café au bord du Nil.

Soirée admirable et douloureuse. Le Nil est mort. Pas une haleine. Nos bateaux, mouillés au pied des talus, avaient reçu tout le jour, d'aplomb, cette averse de feu. Le bateau des Allemands avait jeté sa planche dans le café.

Le soir, fête et danse d'almées chez le consul Bichara. Quinze danseuses, deux charmantes; la Bédaouia (la Bédouine1) a un grand talent; le joueur de rebecq est un vrai artiste. A la bonne heure! Jolie soirée, grand succès.

Quoique avec la fièvre, je me relève pour y assister. Singulière nuit. (Les domestiques avec les gouverneurs de provinces.) Levé l'ancre à trois heures. Il est dix heures moins un quart. Nous venons pendant une heure de côtoyer à la toucher une vraie, riche, féconde et verdoyante oasis.

Charmantes figures de femmes et d'enfants. Chadoufs en activité. Petites statuettes d'enfants nus perchés partout où il y a une éminence; un pieu debout.

Nous approchons de Thèbes. J'y arrive sans battement de cœur; est-ce malaise, fatigue, habitude?

1. La danse des sabres, exécutée par la Bédaouia, est dé- crite en détail par Ch. BLANC, op. cit., pp. 136-138, et dessinée par Riou et par Darjou. Cf. aussi E. ABOUT, dans Le fellah, p. 256.


Le vent a remonté. Le Nil est troublé, roux, comme au départ du Caire. Béni soit le vent du Nord-Est.

S'il pouvait durer!

La température moyenne des étés de Keneh est de 40°, et monte à 45° et 48°.

Toujours des plantations de cannes. Elles bordent le fleuve.

Midi et demi. Nous mouillons devant les temples de Louqsor.

30 octobre, samedi. — Journée de grande fatigue et de malaise. Je reste à bord. Le soir, à la tombée du jour, je cours à Karnak. J'y vois coucher le soleil et la nuit venir sur le grand temple de Séti1, et sur cette vaste campagne incomparable. Plaine onduleuse, encore mouillée, chaussée sinueuse, à travers des marécages et des limons, où les buffles enfoncent jusqu'aux genoux. Petits villages. Cultures en grand désordre où fourragent des animaux. Bouquets de palmiers. Lignes espacées, clairs rideaux de tamaris. Au delà dans le Sud est la chaîne libyque, fuyante, azurée, exquise. Des souffles chauds viennent du Nord-Est; ils errent plutôt qu'ils ne soufflent; on dirait une respiration inégale plutôt que du vent.

Arrivée à Karnak, par la grande avenue de sphinx mutilés et le pylône de l'Ouest. Admirable entrée. A droite on aperçoit un pylône intact du côté Nord, écroulé du côté Sud. Le grand temple. Spectacle extraordinaire. Dimensions énormes. Il faut une échelle pour les mesurer. Rien de plus gigantesque

1. Salle hypostyle du grand temple d'Amon.


et de plus solennel. Tout autour un écroulement général, un immense amas de décombres dont chaque parcelle est un bloc monstrueux. Trous pleins d'eau encore, où baignent des tronçons de colonnes. Quatre obélisques dont deux seuls debout. Admirable, celui d'Hatasou1, le plus grand obélisque égyptien. Le temple à la nuit; magnifique allée principale, aboutis- sant à la porte du Nord.

L'obélisque encore rose au bout, est juste dans l'axe de cette nef sans pareille. Nous y sommes presque seuls. On s'appelle encore et l'on se rallie dans ce chaos, que la nuit rend inextricable. Eperviers sifflant.

Belle colonne à chapiteau de lotus, seule intacte2.

Retour à la nuit, plus chaud peut-être. On ne voit plus rien que la rougeur persistante du ciel. Silhouettes de dattiers. Etangs qui miroitent.

Rentrée par le quartier des aimées, fantômes blancs errant dans l'obscurité. Bouges sans nom. Poussière épaisse. Nul bruit ne s'entend quand on y marche.

Je suis trop souffrant pour en bien jouir.

Le soir, nouvel accès de fièvre. Nuit mauvaise.

Encore à l'infirmerie ce matin. Toute l'expédition est partie à cinq heures et demie pour Thèbes, en face de nous.

Mon bien cher et dévoué ami [Berchère] seul me tient compagnie. Tout en me gorgeant d'eau tiède et en pleines nausées, je regarde la rose et admirable montagne de Thèbes, dont un morceau s'encadre dans

1. Reine de la 18e dynastie (1500 av. J.-C.), appelée au- jourd'hui Hatshepsout. Elle construisit le fameux temple de Deir-el-Bahri.

2. Colonne de la première cour, dite de Taharka, monarque éthiopien de la 25e dynastie (660 av. J.-C.).


la porte de ma cabine. Merveilleux au soleil levant.

De mon lit, je vois, au bord du Nil, les points gris des colosses1, et, à gauche, parmi les débris de villages coptes, le grand temple de Medinet-Abou2; à droite et plus au Nord le Ramesseum3. Toute la montagne est criblée d'hypogées, visibles d'ici comme des trous de frelons.

Je me lève à dix heures épuisé. Je me traîne au petit temple de Louqsor, à cent mètres du bateau4. Curieuse plage. Pourquoi? Presque rien. Des choses disparates : nos vapeurs et nos chalands amarrés, une escouade de fellahs tout nus construisent avec des troncs de palmiers, de la boue, des djerids (des palmes), le débarcadère où demain après-midi l'impératrice, qui nous suit, doit atterrir. A côté, on dresse une vaste tente, pour notre dîner international de demain. Le consulat de Prusse bâti entre deux colonnes du temple de Touthmès, et les pavillons anglais, américain et turc flottent sur le sommet.

31 octobre, dimanche. — Course matinale à Kar- nak. Journée de désœuvrement complet. Nous attendons l'impératrice et nos lettres.

L'impératrice arrive à cinq heures, mais pas de let-

1. Colosses de Memnon.

2. Grand temple de Ramsès III, 20e dynastie (1200 av.

J.-C.).

3. Temple de Ramsés II, 19e dynastie (1250 av. J.-C.), connu dans l'antiquité sous le nom de « tombeau d'Osymandias » ou de Sésostris (Diodore de Sicile) et identifié par Champollion en 1829.

4. Le temple de Louqsor a été construit par Aménophis III (18e dynastie, 1400 av. J.-C.), et Ramsès II y ajouta une cour monumentale dans laquelle fut enclavé le petit temple, plus ancien, de Touthmès III, frère de la reine Hatshepsout (1500 av. J.-C.).


tres. Déception cruelle. J'en ai fini avec les voyages qui sont l'oubli complet. L'impératrice met pied à terre; quelques présentations sur la plage. Les six vapeurs de son escadre couverts de feux. Dîner de tous les invités sous la tente, triste pour moi. Je pense au 31 octobre, à Saint-Maurice1, à tous ceux que j'y ai laissés vivants ou morts. Invité le soir au thé de l'impératrice2. Nuit préoccupée et sans sommeil.

Lundi, 1er novembre, jour de la Toussaint. — Levé l'ancre à sept heures et demie. Je n'ai pas quitté ma cabine et n'ai revu, ni Louqsor, ni les bateaux impériaux, ni rien de cet admirable pays, où j'ai eu le cœur navré et où j'aurai passé la plus triste soirée de mon voyage.

Le Nil est laid, le ciel sale, balayé de nuées blanchâtres. On dirait que le vent menace de tourner au Sud. Ce serait tant pis.

Il neige à Paris. L'impératrice venait de l'apprendre par dépêche, pendant que nous avons trente-six degrés dans nos cabines.

Au fond je m'ennuie et j'ai l'esprit très chagrin. Il me semble que je suis déporté à Assouan. Et, comme

1. Saint-Maurice, propriété familiale de Fromentin, près de La Rochelle, où il avait laissé sa femme et sa fille. On trouvera les lettres pleines de tendresse et de nostalgie que Fromentin adressa d'Egypte à sa femme dans le volume : Correspondance et fragments inédits, publié par Pierre BLANCHON, Plon, 1912, pp. 224-237. (Le Caire, 20 octobre; Minieh, 24 octobre; Louqsor, 29 octobre; Le Caire, 25 novembre.) 2. Au dîner de Louxor, Lepsius porta le toast au khédive Ismaïl, Tonino répondit et s'adressa à l'impératrice, Raoul Duval, premier Président de la Cour impériale de Bordeaux, remercia au nom de tous les délégués pour l'accueil reçu en Haute-Egypte.


je suis peintre et curieux des pays qu'on me fait tra- verser, je ne puis m'empêcher, quand même, de pren- dre intérêt aux accidents de ce voyage plein de ri- gueurs; mais l'œil est distrait, le cœur est ailleurs.

Je vais mieux, sauf un mal de gorge qui persiste.

Toujours des scènes agricoles; les mêmes sujets constamment variés. Pas de doums; des mimosas, des cultures, des chadoufs, des sakiehs1. Des bœufs roux, moins de buffles. Tous les travailleurs nus, avec le simple pagne. Buttes de terre au coin des champs de cannes pour les petits frondeurs. Tamaris et mimosas. Longue allée de mimosas bordant la plage, unie comme un sable de jardin. Aspect de promenade publique. Usine à sucre. Le supplice des mouches est horrible.

Dix heures. Station pour des vivres à Erment2, grand centre industriel. Maisons européennes, usines, cheminées. Nous apercevons des becs de gaz. On embarque des mandarines, des citrons.

Arrivée à Esneh à quatre heures. Trop tard. Une heure et demie de jour tout au plus. Insuffisant pour une pareille ville; curieuse et charmante, grande, populeuse. Longue ligne bordant le fleuve à pic. Joli morceau d'oasis à droite. Au centre une partie de la ville. A gauche, c'est-à-dire au Sud, des cafés bâtis sur le Nil même, couverts, face au levant. La ville en fête, toute la population sur les places, dans les rues.

1. Espèces de norias mises en mouvement par des bœufs qui font tourner la roue garnie de godets remplis d'eau du Nil.

2. Erment, ou Armant, ancien Hermonthis, où se trouvait encore, au début du xixe siècle, un temple gréco-romain dessiné par les savants de l'expédition Bonaparte et démoli sous le règne de Méhémet-Ali pour construire une sucrerie.


Les maisons drapées. Beaux minarets. Très sahariens.

Maisons basses, trapues. On doit y cuire. Belles portes en briques, sombres, polies par le frottement, peintes, ouvragées. Okels1 charmants. Maisons, repaires d'ombres. Population fort habillée. Beaucoup en turbans.

Les extrémités de la ville reprennent leur caractère ordinaire, rustique, en désordre, calciné. Très beau.

Demanderait des jours d'études. La nuit venant, vi- site au quartier des almées2, à l'écart, conduisant au fleuve. Sous les palmiers, riant désert, un café au bord du Nil, délicieux. Le sycomore. Les canges amarrées. Le Nil agité, clapotant, la côte lointaine.

On dirait la mer, un coin de mer en Orient. Un vent d'Ouest, faible et chaud, venant par la rue des filles, chargé d'odeurs. Mouvement des palmes comme de longues plumes. Poussière au fond, mêlée à la poudre d'or du couchant. Fonctionnaire fort affable. Il fait venir des almées de choix. Drôles de filles. Retour par la ville à la nuit. Nous redescendons vers le bateau. La nuit vient, c'est fini, c'est tout ce que je connaîtrai d'Esneh et jamais plus je ne le verrai. Le soir, danses devant la maison du gouverneur. Grande place ou cour, esplanade en terrasse sur le fleuve, plantée de sycomores, bancs autour. Au centre, grande table chargée d'immenses lanternes. Très joli aspect. Danseuses médiocres. Retour au bateau à dix heures par la haute chaussée sous les dattiers. Nom-

1. Auberges.

2. C'est à Esneh que Flaubert rencontra l'aimée Koutchouk-Hanem en 1850. Cf. Journal de Voyage et Correspondance (Voyage en Orient, éd. du Centenaire, p. 60 et Correspondance, éd. du Centenaire, t. I, p. 307-309; aussi M. DU CAMP, Le Nil, p. 116-118.) Darjou a fait un dessin de cette rue des almées dans l'album de Florian-Pharaon déjà cité.


breuses canges au-dessous. Une cange de voyage, sous pavillon hollandais, celle aperçue dans la journée.

Halte dans la nuit admirable. Regrets. Quelles

nuits !

Mardi, 2 novembre, 9 heures, « jour des morts ».

— Levé l'ancre à trois heures. Nous arriverons tout à l'heure à Edfou. Passé devant les hypogées d'El-Kab.

Belles montagnes, hérissées, déchirées, de couleur fade.

Le vent au Sud. Pas un nuage, mais le soleil lou- che; le Nil trouble et jaune. Il fera chaud. Alerte tout à l'heure à propos d'un crocodile. On stoppe, on tire un coup de fusil : c'était un buffle dans l'eau, dont on ne voyait que l'échine.

J'oubliais un beau temple, enfoui dans Esneh, qui date de Caracalla. Vue du haut escalier pratiqué dans les déblais; on y descend comme dans une cave.

Très mystérieux, très noble aspect. La ville est au niveau des chapiteaux en lotus.

Jolis pigeonniers d'Esneh, peints transversalement en rouge brique et blanc, sur leur base de pisé brun clair. Très monumental. Odeurs exquises des bazars (le Caire est une infection). (Les teinturiers de Siout aux bras bleus). Toujours des cannes, des douras, des cotons. Hier, à Erment, provisions de mandarines.

Se souvenir, à propos d'Esneh, de Keneh, de Louqsor et de tout ce que je connais, des villages sahariens.

C'est toujours le Ksour développé, modifié, avec le Nil en plus.


RUE DU CAIRE, par Crapelet.



Trois heures. — Température : 34° Vent d'Est.

Nil agité et bourbeux. Mouillé à onze heures devant Edfou.

Bande de gens étranges nous attendant sur la rive, une centaine. Habitants du désert de la mer Rouge, de l'autre côté de la chaîne arabique, de la grande tribu des Ababdehl1; servent de conducteurs aux caravanes de Koceir à la mer Rouge; nomades, du moins campés sous la tente, pas de maisons, se nourrissent de lait, de douras, ne montent que des dromadaires légers, de premier choix. Venus à l'intention de l'impératrice; vêtus diversement, les uns habillés dans deux pièces d'étoffe, dont ils se font une sorte de caleçon et de corsage, à plis croisés sur la poitrine.

Un pan de l'étoffe tombe assez pittoresquement de la ceinture. Jambes nues, tête coiffée d'un étroit turban blanc. D'autres sans coiffure, avec les cheveux tressés, fins et taillés sur les oreilles à la nubienne. D'autres, et la plupart, nus jusqu'à la ceinture. Pour armes une lance ou bien un sabre à lame large et droite, à deux tranchants, à poignée d'argent ouvragé en forme de croix, un bouclier circulaire à cône central, en peau de rhinocéros? d'hippopotame? de girafe?

Un joueur d'instrument qui est le Tyrtée de la bande.

Danses de guerre, simulacres de combats. Escrime à la lance, à l'épée. Cris de chacals. C'est tout ce qu'il v a de plus sauvage.

Visite au temple. Ils nous y suivent. Nouvelle représentation de leurs jeux dans la grande enceinte. Pas à sa place, mais spectacle étrange. Au reste, le temple

1. Cette danse des Ababdeh et Bicharis dans la cour du temple d'Edfou a fait également l'objet d'un dessin de Darjou et d'une description de Charles Blanc, op. cit., p. 246.

Cf. aussi E. ABOUT, Le fellah, p. 281.


a dû voir leurs aïeux pareils, pareillement armés.

Deux vieillards combattent l'un contre l'autre.

Le temple, de la décadence des Ptolémées, très im- posant par son ensemble, très curieux par son extraordinaire conservation. Il est intact jusqu'au dallage.

Figures des dieux seulement mutilées. Quel dommage!

Belle gravure; — le plus instructif pour des yeux qui n'y cherchent pas la science, et d'ailleurs précieux au point de vue de la mythologie égyptienne.

On y va par un chemin planté de douras, très verts.

énormes, odorants. Des moineaux partout, des pi- geons dans l'air, une chaleur intense, humide. Le ciel d'un bleu faux, des verdures criardes, c'est très drôle et c'est bien l'Afrique qui mène au Soudan. Bœufs à bosses. Une ou deux fillettes nues avec des colliers en verroterie, et le petit tablier de laine. (Est-ce de laine?) Nous levons l'ancre à trois heures. Chaud, moite, trouble, monotone. Des lignes plates; des eaux clapoteuses et boueuses, de maigres collines en bosses, cou- leur de terre livide ; c'est la fin de l'Egypte avant les granits de la Nubie.

Le panorama du pays, de la ville et du Nil, vu du sommet d'un des pylônes (243 marches), me donne une idée (est-elle exacte?) de quelque chose comme Gondokoro 1.

Des trombes de sable au loin, très loin, montaient en spirales, et se promenaient au pied des collines désertes. Les cultures très circonscrites. Peu de palmiers, amaigris, chétifs. La ville agglomérée sur des

1. Soudan anglo-égyptien.


lentes onduleuses, maisons écrasées, toitures en douas séchés ou en cannes, ou en terre battue. Au delà, 'énorme amas de décombres poudreux, roux, mêlés le débris, de poteries, qui enfouissaient le temple 1 y a quelques années, d'où l'on vient de l'exhumer complètement, et qui forment encore tout autour une mmense ceinture de vieilleries pulvérisées. Pays nalingre et consumé, tandis que l'Egypte est ardente et fertile. chaude et riante. Noter ces traits à mesure qu'ils se produisent. Ils importent. Les accentuer une fois pour toutes. Tout ce qui échappe au fleuve rentre avec la dure empreinte de sa haute latitude, dans le caractère saharien. Tout ce que le fleuve atteint et fertilise, est autre.

Cinq heures. Le soleil se couche. L'air est brûlant.

Je monte sur la dunette.

Mouillé à huit heures du soir devant Djebel-Sil- Sileh. Nuit aride et brûlante. 32° sur la haute du- nette. Khamsin.

3 novembre, mercredi, sept heures et demie. — Nous levons l'ancre. Carrières de grès de Sil-Sileh.

Le temple de Karnak et celui d'Edfou sont en grès.

Spéos1. Petits temples, autels votifs taillés dans la masse de la montagne. Lieu désert, formes étranges des blocs de grès, leur couleur grise et saumonée. Un mince liséré de limon au bord de l'eau. Traces nombreuses de crocodiles.

Ne pas oublier le sanctuaire d'Edfou et le taber-

1. Djebel-Silsilé, défilé du Nil, célèbre par ses carrières de grès et ses chapelles creusées dans le roc ou spéos, dessiné par les savants de l'expédition Bonaparte et peint plus tard par Marilhat. (Collection Kamel Bey Chaleb, Le Caire.)


nacle « l'Arche sainte » en granit, où probablement était déposé l'Epervier sacré.

Collines de sable et de grès. Longue ligne ondu- leuse et molle de terre, de sable et de grès.

Onze heures. — Station d'une demi-heure au pied du petit temple d'Ombosl au sommet d'un piton de grès, à moitié, ou aux deux tiers enfoui dans le sable Grand pylône précipité dans le fleuve. Rive sinistre dunes de sable blanchâtres, mamelonnées jusqu'à l'horizon. Euphorbes pâles, fleuris, et celphas.

Les deux rives pareilles, presque sans cultures, sablonneuses, viennent le plus souvent expirer dans le fleuve.

Six heures. Mouillés à Assouan. Petit vent brûlant Vrai khamsin. Assouan

4 novembre. — Chaleur abominable à bord. 35°.

Impossible de prendre même une note.

Le matin, visite aux bazars (L'Aghouat avec ses deux rues Bab-el-Chergui et Gharbi2), Assez vastes, poudreux. Maisons basses, population de peau très sombre, beaucoup de costumes blancs et de turbans dont un pan enveloppe le cou ou retombe en écharpe La veille, feu d'artifice, feux de Bengale, bateaux couverts de feux, toute la ville éclairée de fanaux, torches, mangals. Curieux, absurde. Le thé de l'impératrice.

A trois heures, course à Philae. Nubiennes, enfante,

1. Kôm-Ombo.

2. La rue Bab-el-Gharbi a inspiré à Fromentin une des cription pittoresque d'Un été dans le Sahara (pp. 155-160) et un tableau exposé au Salon de 1859.


ous des petits sauvages. Village dans d'immenses déombres. Champs de sorghos, rigoles, négrillonnes ues, cachées dans la verdure des hautes cannes.

Magnifique encadrement d'Assouan. Le Nil comme me rade, deux écueils défendant l'entrée. Les deux haînes se rejoignent presque. Belle montagne poinue avec son marabout, sable et granit (montagne de L'Aghouat).

Le désert sur la rive arabique; montagnes de gralit. Des marabouts ruinés. Cimetière arabe abandonné, tout en ruines. Décombres, poussières de poteries. Tour hérissée. Est-ce tombe? Est-ce morceau de granit?

L'obélisque des carrières de Syène1.

Moineaux, éperviers, tourterelles lilas, à collier, bergeronnettes.

5 novembre, vendredi. — Départ à cinq heures pour Philae, en pleine nuit. L'aube dans le désert, magnifique. Il fait presque froid (souvenirs de Boghari2).

Deux heures de désert; étroite vallée de sable, entre des amoncellements de granit noir, gris, rose, saumon.

Sable gris jaunâtre. Belles formes, aspect très particulier, connu pour moi.

Philae charmant. Chapiteaux peints. Crocodiles.

Tentes et bateaux de l'impératrice. Son départ.

Nous la saluons des parapets du petit temple. Déjeuner. Retour par les rapides. Température, on dit 39°.

Temps couvert, sans vent et étouffant.

1. Obélisque inachevé, encore engagé dans la carrière de granit, dans le désert entre Assouan et Shellal.

2. Boghari est un village arabe sur la route de Médéah à L'Aghouat, décrit par Fromentin dans Un été dans le Sahara, p. 25.


Demain nous retournons au Caire.

Nous sommes à dix lieues du tropique du Cancer Se bien souvenir d'Assouan. (Grande paresse d'es prit. )

.Au boir1, dernière promenade dans Assouan. A quatre heures, temps complètement couvert, ni soleil ni vent. Un jour gris sombre, mais immobile e chaud. La poussière lourde suspendue dans l'air. L bazars dans un nuage grisâtre. Je vais dans des quartiers déserts, vastes espaces poudreux, incolores, ou les maisons, le sol, les décombres se confondent. Deux éperviers traversent le ciel triste et doux. Presque personne, des enfants, des femmes noires, habillées d noir. Bakchich. Je suis entouré, harcelé, Kétir, kétir2.

intonation plaintive d'une douceur infinie. On ne voi distinctement que des dents, des yeux. Un sourire il lumine et transforme, humanise ces faces sauvages Je pars demain, et je n'ai aucune raison d'être ga Sentiment vif de notre éloignement de France. Toute les petites rues plongent au Nil. Dépôt de grains, dromadaires, marchands. On sent le voisinage de lieux de choses étranges. Odeurs. (Développer, en faire un tableau écrit, résumer les villes frontières du désert.

Keneh, Siout, Esneh, Assouan, Thèbes, voilà le grandes étapes. Définir chacune. Toute l'Egypte es là, avec tous ses caractères, communs aux pays afri cains ou propres à la vallée du Nil.

1. Ce passage, isolé dans le manuscrit, et placé entre cro.

chets, semble bien appartenir ici. C'est une addition de Fro mentin, écrite sans doute sur le bateau à la fin de la jour née du 5 novembre.

2. « Beaucoup, grand. »


III

RETOUR AU CAIRE


6 novembre, samedi, huit heures. — Départ d'As- souan à six heures. Temps couvert, nuées grises de peu d'épaisseur. Minces couches ouatées à travers lesquelles une sorte de soleil d'hiver. Air tiède. Nous allons très vite. Assouan, avec ses sables, ses granits, ses grès, est déjà loin. Les deux chaînes ont fui et se sont écartées à de longues distances du fleuve.

Voici Ombos (déjà!) charmant, vu du fleuve, dans ses sables jaunes. Un grand pylône, le petit temple avec ses entre-colonnements noirâtres. Dune à droite, pan perpendiculaire à gauche, brun foncé. Morceau de la rive arabique, plat. Rien que du sable. Sous le ciel gris ce n'est plus reconnaissable.

Figures sombres cheminant dans le désert. Nous rentrons en Egypte. Cela se voit.

Hier matin dans le désert'. Mur de Justinien pour arrêter les incursions des Arabes, corps de garde, blockhaus sur ses sommets. Pas d'oiseaux, quelques alouettes.

Quel joli temps en arrivant hier, à huit heures à

1. Fromentin revient ici en arrière et intercale, le 6 no- vembre, entre Kôm-Ombo et Djebel-Silsilé, quelques notes et réminiscences supplémentaires sur sa journée du 5, à Assouan. Ce passage est isolé entre crochets dans le manus.

crit jusqu'à « crocodiles ».


Philae. Gaieté de la rive, sycomores. En face de soi, les deux îles, dont l'une porte si élégamment sa couronne de temples. Berges limoneuses. Les parapets romains, les escaliers mêlés aux herbes sauvages, aux débris. Quelques arbres, des palmiers, berges escarpées. Au bord du flot paisible, jaunâtre, silencieux, dans la chaude humidité du rivage, sous le soleil qui mord, dans cette terre qui sue, des empreintes larges, profondes, du pied des crocodiles.

Des dunes de sables gris, jusqu'à l'horizon. Voilà les euphorbes. Femmes au Nil avec leurs cruches.

Petits joncs acérés, aiguisés. Maigres cultures.

Berges croulantes de terre sablonneuse et de grès.

Aujourd'hui tout est blanchâtre. Le désert est d'une pâleur singulière. Nous allons aujourd'hui revoir SilSileh, Edfou, Esneh et mouiller à Louqsor.

Dix heures. — Nous passons devant les spéos de Sil-Sileh. Onze heures et demie, Edfou. Deux heures et demie, Esneh. Température : 32° et demi.

Quatre heures et demie. Erment. Belle montagne en face. Le ciel est nuageux, brumeux, les montagnes éclairées obliquement, beaucoup plus pittoresques qu'on ne les avait vues en montant. Ombres profondes, vallées, déchirures, sommets aigus, une foule de plans qu'on ne soupçonnait pas.

Soirée charmante. Montagnes, toutes roses, rive brune en lumière. (Sommets pointus qu'on voit de la plaine de Karnak.) Eaux gris verdâtre et lilas. Très belle oasis. Beau soleil couchant dans les nuages. Le Nil au couchant entièrement rose.

Cinq heures et demie, Louqsor. Brouillard au pied


de la montagne de Thèbes. Pas un arbre dans tout Louqsor. Aspect grandiose des temples.

Nous avons fait aujourd'hui cinquante lieues.

La soirée à Louqsor. Promenade à la nuit du côté de Karnak. Les temples au crépuscule. L'obélisque.

Le croissant de la lune nouvelle.

Café d'arnautes. Grande solitude aux abords de la ville. Le quartier des aimées. Fantômes blancs, chuchotements. Rien de visible, aboiements des chiens dans la campagne, au loin.

7 novembre, dimanche. — Départ de Louqsor à cinq heures et demie. Beau temps, légère brume.

Au pied des montagnes, pas un nuage. Vent de Nord-Est.

Nous a llons enfin trouver nos lettres à Keneh.

Huit heures et demie. — Très près de la chaîne libyque, haute, rose, fauve, éclairée en plein par le soleil du matin, magnifique de forme. Le Nil a sensiblement baissé. Il a recouvré ses grandes berges, reflets complets.

Un pélican à petite portée. Quatre coups à balles.

Il est manqué. Le Nil comme une glace, tout rose et bleu pâle. La plus grande pâleur possible. Berge ocre de rhue1, bitume, pourvu que ce soit en lumière. Une seule petite voile de cange éclate en blanc dans l'immensité de cette lumière blonde. Aussi fort qu'on le veut, pourvu que ce soit blond, limpide, net, plat, de toute pureté. Faire pur! jamais trop! ne pas craindre

1. Ocre de rû, brun, résidu composé d'oxyde de fer hydraté, presque pur, qui se dépose dans les ruisseaux d'écoulement des eaux de lavage des minerais de fer.


la sécheresse, l'éviter par le modelé des objets, le choix des valeurs, l'épaisseur du ton. Eviter les rouges.

Il n'y en a pas. Mesurer les distances par les valeurs, l'intensité des tons par une ou deux taches dominantes qui ne seront que des noirs, des bruns, des bleus; comme note claire, un bleu blanchâtre, un blanc de coton. Cela sur un fleuve pâle. Montagnes cendrées ou roses, modelées ou non suivant l'heure. Un ciel doux, voilà toute l'Egypte.

Mouillé à dix heures à Keneh. Pas de lettres. Nouveau découragement.

Où sont-elles? Il y a lieu de croire qu'elles sont perdues.

Courses dans Keneh. Les bazars. Quelques achats.

Revu les aimées. Toutes sur le seuil des portes. Les deux petites Nubiennes en rouge sang. La grande Nubienne, la fleur du pays, en blanc. J'achète deux de ses chemises, le plus clair de sa garde-robe.

Zenab, l'Egyptienne, aussi tout en blanc, avec une partie de ses somptueux bijoux. La grande et triste Bedaouïa dans son bouge. Nous obtenons la danse de l'abeille, purement inepte1! C'est amusant de revoir, On se connaît. Des sourires, des sollicitations, des demandes de bakchich à tous les pas.

Mais la lumière n'est plus la même. Le Nil est moins miroitant, la ville moins accablée, moins écrasée de chaleur. Le soleil aiguisé par le vent du Nord

1. Au cours de cette danse, décrite par Flaubert (Voyage en Orient et Correspondance), Maxime du Camp (Le Nil), E. About (Le fellah), Louise Colet (Les pays lumineux), l'aimée feint d'être attaquée et piquée par une abeille qui s'est glissée dans ses vêtements et elle se dénude progressivement pour se débarrasser de l'importune.


ne baigne plus aussi largement l'horizon. Les drapeaux consulaires frissonnent au-dessus de la maison du seigneur Bichara. Les palmiers s'inclinent sous la brise du Nord-Ouest. Il y a des bruits, un mouvement, une agitation dans les choses qui n'est plus le muet, le morne incendie de l'autre jour.

Beaux sycomores à côté de Keneh, côté du Nord. A l'extrémité opposée, palmiers, cela donne à la vue, sur le Nil, une gaieté que je n'avais pas remarquée.

— Bien rendre et bien faire comprendre l'aspect d'une de ces petites villes riveraines, vues du fleuve, leurs berges escarpées, leurs maisons empilées et bâ- ties à pic, leur ceinture de verdure, leur couleur uniforme, leurs teintes sourdes, et ces fourmilières humaines, se pressant au débouché des rues plongeantes.

Départ à quatre heures et demie. Toute la haute berge en échelons couverte de curieux.

Soirée fraîche. On mouille à sept heures et demie.

La lune nouvelle suffit à éclairer la nuit.

8 novembre, lundi. — Départ à cinq heures et de.

mie. Matinée très fraîche. Grand vent de Nord. Le Nil a des vagues. Ciel un peu aigre. Les montagnes laides. Hâû et le Santon vers 6 heures et demie. On avait allumé des feux autour de lui.

[Nous avons aperçu le santon au retour. C'était le matin, par une bise du Nord passablement aigre, après une nuit d'extrême humidité.

Les feux qui l'avaient réchauffé jusqu'au jour brû-


laient encore. Il y avait un groupe d'Arabes autour de lui et des poules picoraient en liberté autour de ce groupe d'idolâtres1.

La méchante masure, sans toiture, près de laquelle il achève sa vie de maniaque ou de cénobite, ou de croyant, ou de cynique, ne lui sert décidément pas d'abri. Les pèlerins qui viennent le visiter y trouvent un gîte. Les dévots que la fatigue prend ou l'ennui de regarder ce monstre abject peuvent s'asseoir sur la banquette extérieure en pisé.

Le scheik Sélim ne quitte jamais sa place, ne change jamais de posture. Ses genoux ankylosés se refuseraient à tout mouvement. Il a écrasé, battu, limé le sol sous la masse de son corps, toujours accroupi. A ce contact sordide de trente années, on peut imaginer ce que sont devenus les muscles qui seuls ont supporté son poids. On dit que, dans certains cas, on le fait glisser jusqu'au fleuve, après quoi les mêmes mains de lévites le ramènent à sa foulée.

J'ai dit qu'il est complètement nu et, chose singulière, cet état de nudité, si fréquent dans ce pays, propice à tant de gens, filles, garçons, hommes faits, devient hideux dans ce vieillard.]

Ce peuple est doux, soumis, d'humeur facile, aisé à conduire, incroyablement gai dans sa misère et son asservissement. Il rit de tout. Jamais en colère. Il élève la voix, ou crie, ou gesticule, on les croit furieux, ils rient. Leurs masques mobiles, leurs yeux bridés, leurs narines émues, leur bouche toujours

1. Ce passage entre crochets a été rajouté par Fromentin, à Alexandrie, le 28 novembre.


entr'ouverte, large, fendue, leurs dents magnifiques, sont faits, on dirait, pour exprimer tous les mouvements de la gaieté, de l'insouciance, de la joie tranquille. Forcément et naturellement mendiants, le mot de bakchich résume tout leur vocabulaire usuel, et le geste de tendre la main presque toute leur pan- tomime. Demander, insister, vous poursuivre en répétant bakchich, bakchich, kétir, attendre qu'on leur donne, demander de nouveau quand on a donné, rien ne leur coûte. Leur patience est extraordinaire, leur indiscrétion n'a pas de bornes, aucun scrupule, nul respect humain. Passe encore pour les enfants, mais de grands garçons, des désœuvrés, un flâneur passe : bakchich. Les vieillards jamais, à moins que ce ne soient visiblement des infirmes, des aveugles, des mendiants. Les filles ont au suprême degré l'instinct de la mendicité. On refuse, on les chasse. Survient un cawas qui les bâtonne, elles se sauvent à toutes jambes et se mettent à rire. A propos de rien, un cawas bouscule un nègre, grand garçon de vingt ans passés, ce- lui-ci regimbe. Une claque, le nègre reste coi; deux gifles terribles, il tourne sur lui-même, ne sachant s'il doit rire ou se révolter. Il prend le parti de rire; < on lui jette un fardeau sur le dos, il l'empoigne, fait sa corvée; le cawas n'y pense plus, le nègre non plus.

Son noir visage n'a pas gardé trace du soufflet, et tout

est dit.

Ces cawas sont d'ignobles drôles.

Le peuple est-il laborieux? je ne le crois pas. Il n'y a que des désœuvrés partout, dans la campagne, Comme dans les villes.

Style proprement égyptien de toutes les maisons.


Pigeonniers en forme de double pylône. Longues brindilles extérieures, servant de perchoirs aux pigeons. La plupart ont le sommet badigeonné de b lanc.

— Dix heures et demie, Guirgeh. Nous mouillons.

Jolie ville importante, de dix à douze mille âmes; autrefois, dit-on, cent minarets. Chiffre invraisemblable qui veut dire qu'elle eut sa splendeur. Aujourd'hui huit minarets de beau caractère, gris blanchâtre vers les cônes; matériaux grossiers, briques cuites ou crues, jolis ornements sarrasins découpés dans de la boue.

La mosquée de la rive est en ruines, et ce qui manque s'est écroulé dans le fleuve. Le Nil dévore Guirgeh. A l'extrémité opposée, vastes ruines de mosquées à arceaux, de physionomie persane. Dans l'intérieur, mosquées petites, toutes grises, en petites briques, de la meilleure époque. Belles portes ouvragées. Moitié ville et moitié campagne. Le centre rappelle le Vieux-Caire. Les extrémités finissent comme partout dans les décombres. Murs d'enceinte.

Des portes ferment la ville et semblent aussi la diviser en quartiers. Portes carrées comme j'en ai vu partout. Grande propreté dans les rues, grand nombre de maisons à deux étages, construites avec soin. Moucharabiéhs1 joliment découpés à jour. Nouveaux bazars. Population de citadins, on est loin du désert.

9 novembre, mardi. — Encore à Guirgeh. On fait

1. Grillages en bois sculpté plaqués contre les fenêtres à l'extérieur du balcon donnant sur la rue.


1 une expédition à Abydos1. Je redoute huit ou dix heures de baudet et je reste à Guirgeh.

Matinée très fraîche avec vent de Nord, lumière aigre, le Nil agité. Guirgeh occupe un tournant du fleuve. Elle est orientée Sud-Est, et collée pour ainsi dire face à la chaîne arabique, qui plonge sa haute falaise de pierre dans le Nil, assez étroit sur ce point.

Promenade autour de la ville, par l'enceinte exté- rieure, presque déserte. Des chiens errants dans de grands espaces abandonnés. Des oiseaux en multitude, éperviers, corneilles, héros blancs filant vers les étangs. Les grands pigeonniers blancs avec leurs per- choirs chargés de pigeons, blancs, lilas, ardoisés, à gorge azurée, irisée, verte. Des tourbillons s'échappent des perchoirs, font un ou deux vols éperdus dans le ciel bleu, s'épanouissent en gerbes autour des palmiers voisins; on les voit de loin, comme un essaim de moucherons. Les éperviers continuent leur ronde avec leurs piaulements très doux. Les routes sont sans poussière; la terre, encore humectée de la rosée de la nuit, est plus brune. Les bergeronnettes s'y promènent avec leur fin corsage argenté, leur marche sautillante, leur petit cri, que j'ai tant écouté ailleurs.

Les oiseaux voyageurs ont ceci de charmant. Ils transportent avec eux les souvenirs vivants de bien

1. Temple de Séti 1er, 19e dynastie (1300 av. J.-C.), célèbre par sa Table des rois et par ses bas-reliefs qui comptent parmi les plus beaux exemples de la sculpture égyptienne, déblayé par Mariette en 1865. Charles Blanc a donné, dans son Voyage de la Haute-Egypte, une description très réussie — sans doute la première sous une plume française — des grands panneaux sculptés de la salle hypostyle (op. cit., pp. 264-266). Cette description est accompagnée d'un dessin. Cf. Jean-Marie Carré, Voyageurs et écrivains français en Egypte, vol. II, p. 312.


LE PETIT BRAS DU NIL AU CAIRE, par Fromentin.



des pays divers. Je les retrouve ici, où je n'imaginais pas les voir : c'est notre Occident, nos automnes, les guérets, les prés sous la gelée blanche, toutes les matinées d'octobre. Plus tard, là-bas, ce sera Guirgeh, Thèbes, Assouan, tout le cours du Nil. Un fellah expatrié leur dirait : Soyez les bienvenues. A mille lieues de mon pays, je leur dis : Bonjour, soyez les bienvenues1.

Quatre heures. Journée de grand désœuvrement.

J'essaie une aquarelle. Rien ne me tente, quoique tout soit intéressant, et qu'il y ait matière à beaucoup d'études. Il fait grand vent. L'air est aigre, le soleil dur, on a les nerfs malades. Somme toute, station improductive et triste. Nous dînons à bord de la dahabieh. On revient d'Abydos à huit heures2. Il y a quelques éclopés. Soirée froide.

10 novembre, mercredi. — Nuit froide, matinée brumeuse. Des nuées sur les montagnes, une bise aigre. Le Nil agité, couvert d'écume, quelque chose comme la Seine à Villequier ou Tancarville; c'est laid, tumultueux. On se met à l'abri, on cherche le soleil qui est pâle et sans chaleur.

Neuf heures. — Le soleil parvient à dissoudre les nuages; le ciel se nettoie. Le Nil se calme un peu.

1. Fromentin éprouve et exprime le même sentiment, sur la route de L'Aghouat, en voyant des alouettes et des rouges-gorges, sans doute venus de France. (Un été dans le Sahara, 24e édition, p. 54.) 2. Louise Colet, épuisée par l'excursion, ne put rentrer au bateau que portée dans un sac par des fellahs, pour la plus grande joie de ses compagnons. (Cf. TAGLIONI, Deux mois en Egypte, 1870, p. 185.)


L'impératrice qui s'est arrêtée à Korosco1, et revient à toute vapeur, nous rejoindra dans la journée. Les bateaux de suite nous ont déjà dépassés. Je suis complètement éteint, et n'ose plus rien regarder, de peur de nuire aux sensations vives, justes et vraies du premier trajet. Les ennuis du bord, l'incommodité de la vie en commun, l'absence cruelle de toute nouvelle de France, l'impossibilité de travailler.

Neuf heures et demie. Nous passons devant Achmim (Chemnis) sur la rive arabique, ville importante, régulièrement et bien construite. Maison consulaire, avec le pavillon français. La façade également pavoisée, probablement en l'honneur de l'im- pératrice. Longue masse d'un gris brun, ponctuée d'ombres et de quelques taches blanchâtres. Un minaret, toujours élégant, quelques palmiers clairsemés dans la ville.

Il faudra une fois pour toutes peindre une de ces petites villes, vues du fleuve, dans leur forme la plus ordinaire, par leur silhouette toujours la même, dans leur couleur invariable.

La rive avec les canges, les berges, l'épaisseur de la ville, où les maisons s'entassent; les enceintes où les masures se dispersent, se mêlent aux décombres, s'y effondrent et meurent dans les jardins. Je n'aperçois plus les doums. Somme toute ils sont rares.

Quatre heures, Siout. Nous y mouillons pour la nuit.

1. Korosco, en Nubie, sur le Nil, à mi-chemin entre la première et la deuxième cataracte.


11 novembre, jeudi. — Hier soir, visite à Siout au coucher du soleil. Ce matin partis à l'aube.

A midi, courses aux hypogées de Béni-Hassan1. Accès de fièvre violent.

Nuit très pénible au mouillage de Minieh.

12 novembre, vendredi. — Départ à l'aube. Nous arriverons ce soir il Ghizeh. Il est temps !

13 novembre. — A l'aube, départ pour les Pyramides. Magnifique.

Rentrés à dix heures. Arrivée au Caire (Boulaq) à midi.

Le voyage est fini.

1. Célèbres tombeaux patriciens de la 12e dynastie (2000 ans av. J.-C.), dont les peintures sont caractéristiques par leur inspiration champêtre, leur style réaliste et vivant, leur belle exécution. Elles ont été étudiées, datées et déchiffrées pour la première fois par Champollion en 1829, et Renan leur a consacré quelques pages suggestives dans la Revue des Deux Mondes (1865). Charles Blanc s'en est souvenu d'ailleurs dans l'intéressante description qu'il en donne (op. cit., pp. 272-284). Voir plus haut, 24 octobre, Fromentin ne s'y était pas arrêté à l'aller.



IV

LE CAIRE - SUEZ - ISMAILIA


14 novembre, dimanche. — Séjour au Caire. Journée mal employée. Bazars, visites.

15 novembre, lundi. — Départ pour Alexandrie.

Malles perdues.

Incidents. Nous restons à Alexandrie (avec Berchère)

Notes prises en rade de Suez1, à bord du bateau des Messageries impériales : l'Impératrice.

Ligne de l'Indochine.

Mardi 16. — Départ pour Ismaïlia. Une partie de notre expédition s'embarque pour Port-Saïd sur un bateau supplémentaire. Une autre dont je fais partie prend la voie de terre; nous voici donc encore une fois sur le chemin de fer de la Basse-Egypte.

Train énorme. Nous emportons un immense convoi de pèlerins asiatiques. Gens de l'Asie mineure, Tcherkesses, Boukhariens, gens à pelisses ou kaftan de fourrure. Types turcs. Quelques physionomies tartares. Des chérifs à turbans verts, femmes, enfants, vieillards, infirmes, aveugles, paralytiques. Il y a des

1. Notes prises en réalité le 2 novembre, à bord du paquebot l'Impératrice, où Fromentin avait trouvé un refug e après les fatigantes journées des fêtes d'Ismaïlia (16-18 novembre)


vieillards sur le dos des jeunes gens. Beaucoup plus de vieillards que de jeunes gens. Matelas, couvertures, ustensiles de ménage, aiguières, caf etières (où va-t-on les loger?), bachibouzouks, avec leurs hauts bonnets, leur ceinture qui les sangle depuis le menton jusqu'au bas-ventre, leur arsenal passé dedans, leurs guêtres sur de méchants souliers éculés1. Ils vont se dandinant d'une marche lourde, comme des matelots mis à terre, ou des cavaliers mis à pied; on sent qu'ils ne sont pas dans leurs habitudes. Airs de sacripants, de bandits farouches : les reîtres de toutes les époques et de tous les pays. Quelques femmes voilées et vêtues de blanc, dont les yeux plus ronds et moins bridés, les sourcils plus relevés et plus mo- biles ne rappellent pas le regard égyptien. Ce sont des Turques. Parmi elles, quelques fellahines, jolies sous leur voile, riant et se cachant. Convoi des plus curieux.

Nous partons, toujours sans Antoine2 et sans bagages. Ennuyeuse traversée du Delta qui nous avait ravis, un mois avant. Nous sommes las, fatigués des déplacements, blasés sur les choses qui fuient devant nous, et sur ces tableaux vus de loin, qui n'ont plus rien à apprendre quand on continue de les effleurer.

Déjeuner à Kafr-el-Zaiât3, avec deux ou trois heures de retard. Le convoi trop lourd, la machine mau-

1. Cf. le tableau de Gérome : Le Bachibouzouk. Ces bachibouzouks, d'origine turque, étaient, comme les arnautes d'origine albanaise, des mercenaires au service du vice-roi d'Egypte et avaient, comme eux, mauvaise réputation.

2. Le drogman affecté à la petite troupe.

3 Kafr-el-Zaiât, dans le Delta, sur la ligne d'Alexandrie, entre Damanhour et Tanta, et sur le bras occidental du Nil (Nil de Rosette).


vaise, nous nous traînons. Il devient évident que nous arriverons tard à Ismaïlia.

Une dépêche, expédiée la veille, demandait à M. de Lesseps de nous envoyer un bateau qui nous ramenât dans la nuit à Port-Saïd. Le bateau sera-t-il à Ismaïlia? Et d'ailleurs les fêtes de Port-Saïd n'ont-elles pas eu lieu ce matin?

Station à Zagazig1. La nuit vient. Nous mangeons dans le wagon. Le désert. Quel dommage de ne pas y passer de jour! La lune est levée. La nuit lumineuse est si claire que les dunes gardent la couleur rosée des sables et qu'à toute distance nous apercevons des montagnes ou des collines. Je reconnais le désert que j'ai vu entre L'Aghouat et Aïn-Mahdi; celui-ci, plue uniformément sablonneux. Le train s'arrête à chaque instant. Nous descendons, on se promène dans le sable, on monte sur les dunes, on y marche difficilement. La lumière répandue par la lune est incomparable de douceur, d'éclat, et pour ainsi dire de chaleur. C'est très beau.

Il est dix heures. Douze heures de route pour un trajet de cinq ou six heures. Toujours le désert et la pleine lune, une solitude absolue.

A dix heures et demie, on s'arrête. Nous sommes à Ismaïlia. Descente des plus tumultueuses. Les Prussiens, très avisés, filent les premiers, attendus, dit-on, par un bateau réservé pour eux. Notre commissaireadjoint les accompagne et nous lâche.

Nous voici à onze heures, tout débandés, à Ismaïlia.

Etrange lieu quand on y débarque pour la première

1. L'ancienne Bubaste. dans la partie orientale du Delta, à l'entrée du Ouadi-Toumilat qui conduit à Ismaïlia.


fois à pareille heure. Six de nous1 vont ensemble, où?

dans la nuit. Et le bateau promis? Bien entendu, pas de bateau. Comme quoi M. G. David2, un avocat du barreau de Paris, nous recueille à minuit dans une salle à manger et nous emmène, Berchère et moi, dans sa dahabieh. Nos amis ont leur tente. Punaises. Ils s'en échappent, errent jusqu'à quatre heures du matin au bord du canal, et finalement sont recueillis, à leur tour, par des agents de l'administration.

Mercredi, 17 au matin. — Nos malles et Antoine sont enfin retrouvés. Ils sont à bord du Béhéra. Arrivés après des péripéties sans fin. Quelques compagnons nous reviennent on ne sait plus comment. Chacun a son histoire, ses aventures.

Ismaïlia. La ville européenne. Les campements arabes et les campements des invités. Une immense ville de tentes, rien de plus curi eux.

La fête de Port-Saïd a eu lieu hier. De toutes façons nous devions la manquer. Ce soir entreront les escadres. Rien encore dans le grand bassin du lac Timsa, qu'un ou deux bateaux égyptiens. Des nouvelles sinistres circulent. Le Latif, bateau égyptien, s'est engravé. Il obstrue le canal, on a fait cette nuit des efforts énormes pour le pousser de côté; trois cents hommes ont travaillé à ce travail d'importance capitale. Le vice-roi, Nubar pacha, M. de Lesseps ont passé la nuit sur les lieux. Le vice-roi, dit-on, a me-

1. Charles Blanc, les peintres Berchère et Tournemine, le physicien d'Almeida, les journalistes Lambert de la Croix et Florian-Pharaon.

2. David, membre du Conseil d'administration de la Compagnie du Canal.


nacé d'empaler quelques officiers. L'accident vient d'une distraction, d'une fausse manœuvre (?) du capitaine anglais.

L'Aigle1 passera-t-il?

Si oui, le canal est ouvert; si non, c'est un désastre dont il est aisé de mesurer la gravité, sans être ni dans la politique, ni dans les finances de cette immense entreprise.

Visite à travers les tentes. Musiques partout, grands préparatifs d'éclairage et d'illuminations publiques ou privées, officielles ou volontaires pour ce soir.

Drapeaux, pavillons, banderoles : les couleurs françaises partout.

Un hasard (le hasard se sera chargé de nous jusqu'au bout) nous met à bord d'une mouche à vapeur.

Nous y rencontrons M. Ritte, qui, toute la nuit, nous a vainement cherchés. Nous faisons le tour du lac Timsa. On nous débarque à l'entrée du canal de PortSaïd, auprès du chalet du vice-roi. Foule énorme.

Batteries d'artillerie, régiments de lanciers égyptiens en bataille sur la plage.

Il est quatre heures. Trois grands vapeurs, tout pavoisés, débouchent par le Canal de Suez et viennent mouiller dans le bassin. Hourrah! le passage du Sud est libre.

A cinq heures et demie, une légère fumée et l'extrémité d'une haute mâture apparaissent au-dessus des hautes berges sablonneuses du canal du Nord. Le grand mât du navire encore caché porte le pavillon impérial de France : c'est l'Aigle.

1. Yacht de l'impératrice Eugénie.


Il passe à nos pieds lentement, ses roues tournant à peine, avec une prudence, des précautions qui ajou- tent à la gravité du moment. Il débouche enfin dans le bassin. Salves d'artillerie, toutes les batteries saluent, l'immense foule applaudit, c'est vraiment admi rable. L'impératrice sur sa haute dunette agite son mouchoir. Elle a près d'elle M. de Lesseps, elle oublie de lui serrer la main devant ce grand public, venu de tous les points de l'Europe, et dont l'émotion est extrême1.

L'Aigle continue sa marche dans le lac avec la même lenteur.

Le problème est résolu, l'entreprise est sauvée, la fête a eu lieu. Les transports venus de Suez, l'Aigle venu de France, vont mouiller côte à côte, au point de jonction des mers de l'Inde et des eaux d'Europe.

A cinq cents mètres derrière le bateau français, arrive l'autrichien portant l'empereur François-Joseph. Nouveaux cris, nouvelles salves. L'empereur, en veste de voyage, en chapeau couvert de mousseline flottante, est debout sur le tambour et salue.

Puis viennent le prince de Prusse, le prince des Pays-Bas. Le défilé continue dans la nuit.

1. Florian-Pharaon écrit au contraire dans La France : « Elle se tourne, tout émue, vers M. Ferdinand de Lesseps, le prend par la main et le présente à la foule. Cet acte simplement accompli est salué par les hourras les plus frénétiques. » Lambert de la Croix, voisin de Fromentin, note son émotion dans le Moniteur Universel : « Les chapeaux volent en l'air, on s'embrasse. Fromentin, Chenevières et moi, nous regardions; de grosses larmes sillonnent notre joue, et nous nous serrons la main en silence. » (L'isthme de Suez. Journal de l'Union des deux mers. « Revue de la presse française» publiée dans le 2e supplément du n° 322, 15 et 18 décembre 1869, pp. 448 et 450.)


Le soir, illumination générale. Feu d'artifice tiré devant le palais du vice-roi. Table ouverte partout.

Grande tente de cinq cents couverts, autre de deux ou trois cents. La table du palais du gouverneur est la plus originale et la meilleure de toutes. Dîners extravagants. Grands vins, poissons exquis, perdreaux, canards sauvages. Sept ou huit mille personnes à nourrir ainsi en plein désert1. Le mécanisme de ce service, de ces approvisionnements est incompréhensible. Nous sommes en plein roman des Mille et une Nuits.

Luxe inouï. Tout cela en plein sable. Ismaïlia est posée sur la dune elle-même, on n'y trouverait pas, je crois, un caillou; on couche dans le sable, les nattes sur le sable, on a du sable jusque dans son lit.

Mélange fantastique du superflu et des somptuosités les plus extraordinaires avec le plus incroyable dénuement.

Dans ma dahabieh, je suis comme un roi : j'ai des draps et pas de vermine.

Soirée bien curieuse. Hospitalité partout dans les grandes tentes.

Derviches hurleurs et tourneurs. Le chanteur au maigre visage d'Indien. Sa voix de tête, si douce, si frêle, modulations très étranges. Il n'en peut plus et se tient les tempes à deux mains, tout en renversant sa pâle tête en arrière, et en poursuivant sa mélopée maladive. Affreux hoquets des derviches.

1. J'ai reproduit le pantagruélique Menu de la soirée du 18 novembre dans mon ouvrage : Voyageurs et écrivains français en Egypte, vol. II, p. 359-360.


Comme ensemble, une vaste foire, où la musique enragée des fifres aigus et des tambourins remplace les fanfares des bateleurs. On se rencontre sur le front des tentes. Voici quelques-uns de nos compagnons attardés. On se perd après quelques pas faits ensemble. Se retrouvera-t-on? Où? Jamais peut-être.

Et Antoine? Le Béhéra porte le n° 38 et n'entrera que demain1

Nuit dans ma dahabieh. Le bruit de la fête, les lueurs lointaines, l'explosion des fusées. L'immense clameur d'une foule arabe en jubilation berce mon médiocre sommeil.

Jeudi 18. — Le Béhéra arrive à midi. Nous avons nos bagages. Grand soulagement.

Débarquement de l'impératrice avant déjeuner.

Elle fait une longue course à dromadaires. Voiture de suite, attelée de huit dromadaires blancs. Très original. Elle met pied à terre un moment au pavillon de Lesseps et remonte en selle au milieu d'une confusion sans nom. Elle monte bien; elle a l'air fatiguée; toilette écrue.

Débarquement de l'empereur d'Autriche. Casque d'homme à voile bleu. Il passe en calèche, l'impératrice à sa droite, suivi du vice-roi, du prince de Prusse, etc. Il passe devant ma tente. Ma toilette non terminée ne me permet pas de me montrer au seuil, et je les vois par l'entre-bâillement de ma toile.

Course rapide à l'extrémité du campement bédouin.

Fantasia de cavaliers et de dromadaires2. Spectacle

1. Les 68 bateaux étaient numérotés par ordre d'entrée dans le canal.

2. Dessinée par Riou.


médiocre. Le sol est du sable mouvant, l'espace manque, les chevaux galopent mal, n'ont pas de quoi prendre du champ, les cavaliers sont mal armés, et, sauf quelques scheiks, assez pauvrement montés et équipés. Cela n'approche pas du luxe militaire, de l'ampleur et de la beauté d'ensemble des fantasias sahariennes. Ils galopent assis. Cependant il y a d'admirables morceaux. Les plus beaux cavaliers, ce sont pour la plupart des Sinaïtes.

Gandouras rouges pour les chefs, blanches pour les cavaliers. Par-dessus, un burnous, sans capuchon, de laine noire. Sur la tête, une simple chéchia, fez rouge à gland bleu ou un turban blanc. Quelques-uns ont la kuffieh, jaune, rayée, des Syriens. La coiffure simple est maigre. Le costume, dépouillé du burnous noir, manque absolument de noblesse.

Joli petit jeune homme, montant un fort beau cheval noir à selle de drap sombre, toute bosselée d'or.

Quelques belles brides d'or fané. Pas d'œillères.

Quelques jolis plastrons, à glands de soie mêlés d'or.

Tout cela moins cossu, moins riche, moins nourri de métal que l'équipement saharien. Pas de bottes éperonnées, des sandales jaunes dans d'énormes étriers, de dimension ridicule, et qui ressemblent à des patins. Il y a bien à dire sur tout cela.

Le soir, nouveau feu d'artifice; nouvelle fête dans tout le campement. Bal au pavillon du vice-roi. On s'y rend comme on peut : en calèches à quatre chevaux anglais, en calèches attelées de rosses, à baudet, à pied. On est prié de ne pas emporter de paletot, pour éviter l'encombrement des vestiaires. Or la nuit est très fraîche.


Je n'y vais pas, et je regagne ma cabine d'où j'entends vaguement les bruits de la fête.

Cependant on a causé du départ de demain; il s'agit de gagner Suez. Comment? à quelle heure? par quelle voie? Personne n'en sait rien, ni le ministre Nubar. à qui j'ai parlé, ni M. de Lesseps qui n'en peut mais, ni aucun de nous, bien entendu.

Beaucoup de nos compagnons ont apparu, quelques-uns après des désastres. Il y en a que des navires ont ballottés depuis trois jours et qui n'ont rien vu de Port-Saïd ni d'Ismaïlia. D'autres ont été déposés sur la plage et forcés de coucher dans le sable; d'autres sont arrivés par des mouches, des canots de poste, lâchant tout, bagages, etc. On a manqué de vivres, on ne s'est pas couché. Il y a des malades, des découragés, des exaspérés. On prend des résolutions extrêmes, on se plaint, on proteste, on réclame, on se prépare à filer droit en France. C'est bien, mais par où? Sans le canal, ce n'est guère possible. Par le chemin de fer, c'est extrêmement hasardeux.

Rien de plus drôle que le futur boulevard, planté d'arbres, qui porte le nom de « quai Méhémet-Ali » et regarde le lac.

On retrouve là des gens qu'on n'a pas vus depuis vingt ans; à chaque pas, des têtes de Paris. On y cherche vainement des compagnons de voyage. Ils sont échoués quelque part, égarés, introuvables. Le va-et-vient est inexprimable. Dromadaires, baudets, calèches anglaises, chevaux arabes, chevaux anglais, amazones, cavaliers, troupes défilant, femmes de Paris, de Vienne, de Londres, de Milan, de Madrid. Les tables sont encore plus étranges.


A mesure qu'on en use, qu'on en découvre les res- sources, qu'on en aperçoit les abus, cette hospitalité orientale, sans exemple dans les temps modernes, sans analogie possible en Europe, devient vraiment prodigieuse, et tient du miracle. Ce ne sera pas le souvenir le moins curieux de ce fantastique voyage.1 Nulle part les deux éléments dont se compose le faste égyptien, l'inutile, le grandiose, l'excessif et le dénue- ment, ne se seront montrés dans des proportions plus extraordinaires. Jamais non plus le hasard, la magie qui dispose de nous depuis quarante jours, ne nous; aura ménagé des surprises plus cocasses. Voilà le vrai point à saisir de ce fantasque voyage qui, comme deux gouttes d'eau, ressemble à un rêve.

Nous sommes dans l'impossible et tout se réalise.

On projette, tout est déjoué; on s'abandonne, on attend, on dit : Qui sait? Inscha Allah! Et l'on s'en tire, bien ou mal, quelquefois très bien, nous en sommes la preuve.

Vendredi, 19. — Rien de prévu, rien de certain pour le départ. A huit heures et demie, six ou huit des inséparables s'en vont à l'appontement, c'est-à dire à l'embarcadère avec leurs bagages.

Une grande mouche à vapeur y chauffait. M. Guichard et son grand cheval blanc. Grande foule, bousculade. Beaucoup de nos tristes compagnons nous croisent : « Où allez-vous? à l'embarcadère? Impossible. Il n'y a pas de bateau? c'est à n'y pas tenir, nous nous en allons. Où? en France, tout droit. » Et les voilà qui s'éloignent.

C'est la déroute. « Un tel, où est-il? — Parti hier.

— Un tel? — Il part. — Un tel? — On ne sait pas. »


FEMMES ARABES AU BORD DU NIL, par Fromentin.



Les groupes sont rompus. L'Institut, coupé en morceaux, erre de droite et de gauche, on ne sait où.

La mouche nous prend. Elle s'emplit. Nous partons directement pour Suez.

Nous traversons donc le canal vite et sans accident, à un échouage près. Le désert à gauche; à droite, les lacs amers, magnifiques. Personne. Un désert d'eau, couvrant un désert de sable. Au fond, dans le Sud, sous une lumière plus aiguë que celle du Nil, la haute dentelure du Djebel-Attaka au pied duquel est Suez.

Le soir vient. Il fait frais. L'Attaka se noie dans le blanc. Les berges élevées du canal ne sont que sable.

Par-dessus celle de gauche, on aperçoit la chaîne basse et finement allongée des montagnes de Syrie.

La nuit tombe au moment où nous débouchons dans le golfe de Suez. De grands navires dans l'ombre, si gnalés seulement par la silhouette de leurs mâtures et leurs feux.

Pas de place à bord de l'Alphée1. L'Erymanthe2 se remplit et nous refuse. Le trop-plein se rend à l'Im- pératrice; on nous y reçoit.

Grand et magnifique transport des Messageries, faisant les voyages de l'Indochine. C'est superbe.

Nous voilà donc sur la mer Rouge, dans les flancs d'un navire qui va de Suez à l'extrême Asie.

Equipage arabe, indien, chinois, malais. L'Inde,

1. Alphée, vapeur français des Messageries impériales.

2. Erymanthe, id.

Ces deux vapeurs fermaient la marche des 67 navires qui s'étaient engagés, à la suite de l'Aigle, dans le canal, et ils étaient donc arrivés les derniers à Suez. L'Impératrice venait au contraire de la mer Rouge.


la Chine et le Japon sont pour ainsi dire à bord avec nous. Lune splendide. Première soirée, nouvelle et charmante.

Samedi, 20 novembre. — En rade de Suez, au mouillage.

Le Djehel-Attaka superbe au soleil levant. La rade déjà peuplée de grands navires. Deux péninsulaires1.

Frégates turques. Frégate et transport de guerre anglais. Navires de toutes nations, excepté de la France, dont la marine de guerre n'a rien sur rade.

A huit heures, tout se pavoise. A dix heures et demie, tous les matelots sur les vergues. La frégate turque donne le signal par un coup de canon. Tous les navires de guerre se couvrent de fumée, les batteries font feu, l'Aigle débouche du canal. Défilé de tous les vaisseaux, dans l'ordre observé depuis PortSaïd. C'est magnifique. Nous sommes aux premières loges, et de notre vaste dunette nous assistons à un spectacle unique, certainement unique en ces parages.

Journée passée à bord, sous la tente, à voir les allées et venues des yachts, ou canots impériaux princiers. Le soir, illumination sur tous les navires et feux d'artifice tirés à terre.

Nous entrons en relations avec les officiers du bord; hospitalité charmante. Le comte Sologub2.

Dimanche, 21 novembre. — Toujours à bord du transport l'Impératrice, rade de Suez.

1. Paquebots de la Cie P. & O. (Peninsular and Oriental).

2. Le comte Vladimir Michaïlovitch Sologub, écrivain russe (1814-1882), auteur de Nouvelles et récits (1842), Tarantass (1846), La douleur d'un cœur (1850). Ses œuvres complètes en 8 volumes parurent en 1878.


Il était dit que les inséparables eux-mêmes devaient se séparer. Nous restons quatre à bord de l'Impératrice1. Petit à petit, notre expédition désorganisée et dissoute a fondu sur les chemins que nous avons si étrangement parcourus depuis le Caire. Déjà fort dis- loquée au Caire, elle est réduite à l'heure qu'il est à de petits groupes isolés, ignorés les uns des autres, et sans communication possible. Qu'en reste-t-il dans la rade? en reste-t-il? je l'ignore.

Ce matin, conformément aux renseignements pris hier, les passagers temporaires de l'Impératrice ont quitté le bord, en détail, sur de petits bateaux arabes, gagnant Suez (où je n'irai pas) et ont dû être versés dans un train qui a dû les emmener au Caire. Que sera-t-il advenu d'eux?. Qui le sait?

Nous craignons les retards et les caprices du chemin de fer de Suez, un jour de fête et d'encombrement; et nous avons prudemment (est-ce prudent?) remis notre départ à demain. Ce soir nous tâcherons d'aller coucher à Suez; demain à huit heures nous tenterons de partir par le train réglementaire; demain soir nous avons l'espoir de coucher au Caire.

Le hasard interviendra-t-il encore? et dans quel sens?

Journée charmante au mouillage, temps admirable.

A deux heures, l'impératrice traverse la rade, et se rend sur la côte d'Asie, aux fontaines de Moïse2.

Avec des lunettes, nous la voyons monter à droma-

1. Berchère, Lambert de la Croix, Cléry et Fromentin.

2. Petite oasis située sur la rive asiatique de la mer Rouge, à une vingtaine de kilomètres de Suez. Bonaparte s'y était rendu en 1799 avec une escorte, mais l'excursion était considérée comme peu sûre à l'époque, si on en juge par le commentaire de Charles Blanc (op. cit., pp. 352-353).


claire et s'éloigner sur la plage aride, sablonneuse, enflammée.

Température très douce, plutôt fraîche. Je supporte un paletot.

Voilà les premiers moments de repos, de posses- sion de nous-mêmes, de bien-être que nous ayons goûtés depuis un mois et plus. L'air de la mer Rouge est meilleur à respirer que celui du Nil, et le séjour de l'Impératrice plus agréable que celui du Béhéra, de douce et sinistre mémoire. Présents ici : Berchère, Lambert de la Croix, Cléry et moi.

Dimanche soir.

Eh bien! nous ne partons pas ce soir. Nous avons expédié le drogman Antoine avec nos gros bagages.

Il couchera à Suez et nous attendra demain à sept heures au train du Caire. Quant à nous, nous passons encore la nuit à bord. Dîner de six avec le commandant. Conversation sur toutes choses : l'Inde, la Chine, la mer Rouge, la France, Paris. Beaucoup de lieux communs.

Notre cinquième compagnon est un journaliste de Maurice, expédié par la colonie pour assister aux fêtes et visiter l'Europe qu'il ne connaît pas. Il tra- versera l'Egypte en courant, mais ne poussera pas jusqu'en Europe. Il a deux petits enfants qui l'attendent dans son île et dont il parle les larmes aux yeux.

Il est Français de langue, de cœur, d'opinions, avec cela très en retard sur nous et ignorant beaucoup de choses de ce pays qu'il adore.

Le navire est désert. Nous occupons une petite fable, à l'entrée de la vaste salle à manger, faite pour deux cents couverts. Le reste est dans l'obscurité, les


longs corridors muets, la machine au repos, le pont à l'arrière à peine animé par le va-et-vient de quelques officiers désœuvrés. La mer onduleuse murmure doucement autour du vaste navire. Les mouches à vapeur sillonnent la rade et y font leur bruit haletant, en filant dans l'obscurité. Singulière fin de voyage.

L'Aigle est toujours à l'ancre.

Lundi 22 novembre. — Départ de l'Impératrice à l'aube (cinq heures et demie). Le commandant fait armer la baleinière et nous conduit directement à Suez. Matelots chinois. Une grande heure de trajet, par une matinée belle, calme et froide. Soleil levant sur les montagnes de Syrie.

Je n'ai pas vu Suez. Ce qu'on en aperçoit de la marine est affreux. Tous Maltais, Italiens, Calabrais, des bonnets rouges, horrible rebut.

Le train, encombré, part à neuf heures. Voyage interminable et très pénible par un pays dont la première moitié est admirable.

Nous longeons le Djebel-Attaka. Le désert est plat, sablonneux, parfaitement nu. La haute et magnifique montagne est toute modelée dans les violets ou les azurs les plus vaporeux. Le sable envahit le désert de plus en plus; il n'y reste par place que des végétations courtes, par petites boules sombres; je connais cela, c'est le désert moucheté comme la peau d'un léopard. (Le sable abonde aux environs d'Ismaï- lia). On se rend compte, en approchant de cette étrange ville en formation, qu'elle est bâtie dans une dune, et que si la pierre est dessous, la terre n'est


nulle part. A peine y voit-on une enveloppe, une sorte de croûte, dure, grisâtre, calcinée, qui s'écorche sous les pas et met à nu le sable mouvant le plus pur.

Nous traversons l'Ouady1, une Normandie. Le soir, au soleil tombant, avec ses campagnes plates et cultivées, vertes ou fauves, ses douras fauchés, de petits sentiers humides circulant à travers les champs, des bœufs qu'on y voit gagnant les fermes, et ses lignes d'arbres lointaines, où quelquefois il n'y a pas un palmier, c'est à se croire en France, et l'apparition d'un campagnard en costume arabe, d'une femme fellah habillée de sombre, semble une surprise en pareil lieu. Quand reviennent les palmiers, on retrouve l'Egypte. Zagazig. Grand pays d'usines, d'industries cotonnières, riche, étendu, mêlé d'habitations arabes et de grandes maisons, de fabriques ou de villas européennes. Cheminées fumant. Toutes les maisons, même celles des fellahs, ont une fumée blanchâtre qui les couronne. Le pays tout entier avec ses poussières, ses vapeurs, est noyé dans la poudre d'or du couchant; c'est admirable. Et toutes ces fumées odorantes envoient des odeurs d'Orient qui me vont au cœur. Comme l'Orient sent bon!

Nous arrivons enfin à neuf heures et demie2.

Le Caire.

J'entre avec joie dans cette ville sans pareille; nous gagnons l'hôtel à pied. La lune est sur l'horizon, la nuit splendide. Le canal miroite, l'air est plus doux,

1. Ouadi-Toumilat.

2. Au Caire.


plus moite, plus savoureux qu'ailleurs. Les grands beaux arbres de l'avenue. Charpentes, arcs de triomphe, illuminations partout. La ville est en fête pour l'empereur d'Autriche1.

L'Esbékieh2 sillonné de voitures avec leurs fanaux, leurs coureurs, leurs porteurs, tout cela au grand trot.

Il est dix heures et demie. Je monte à baudet, et me lance par le Mouski à travers les illuminations des bazars. C'est extraordinaire. Toutes les maisons drapées, tendues, couvertes de lumières, foule énorme, des musiques partout, toutes les femmes en blanc.

Voitures pleines des femmes de harem. Femmes chantant derrière les balcons, voilés de rideaux. Immense feule écoutant et marquant le refrain par une clameur.

Le Khan Khalil est fantastique. Khan des tapis.

Toutes leurs étoffes dehors, disposées en chapelles.

Richesses qu'on ne soupçonne pas; c'est éblouissant.

A minuit, le Caire est bruyant, vivant, remuant en plein jour, plus qu'à midi, heure où le commerce fait la sieste.

Tâcher de donner une idée de ces spectacles. Ces gens-là adorent la lumière. Immenses lustres de verres.

Lanternes par milliers. Lampions avec veilleuses.

Ce système barbare est admirablement ingénieux, et le mieux fait pour briller, refléter, miroiter, multiplier les feux. Il est encombrant, mais pittoresque dans son désordre et éblouissant.

1. Le khédive donnait un bal en l'honneur de FrançoisJoseph au palais de Kasr-el-Nil.

2. Place du Caire, au centre de la ville, plantée d'un beau jardin qui avait naguère inspiré à Marilhat un paysage célèbre (Salon de 1835).


Charpentes énormes. On est tout étonné de voir improviser de pareilles décorations, et jamais bourgeois, boutiquiers, petits ou gros commerçants d'Europe, ne voudraient se mettre en pareils frais. Fêtentils quelque chose ou quelqu'un? ou se donnent-ils tout simplement à eux-mêmes le spectacle de choses qui les amusent et les égaient? C'est plus probable. Drôle de peuple.

Mardi, 23 novembre. — Au Caire. Courses dans les bazars.

Mercredi, 24 novembre1. — Course aux tombeaux des Mamlouks, par le Vieux-Caire. Matinée charmante, plus pure, plus nette, ciel plus doux qu'au mois d'octobre. Le Vieux-Caire est très particulier.

On y sent la campagne, le voisinage du fleuve, le faubourg; on y va par des jardins. La grande route qui y conduit ressemble à Choubrah , moins régulière, moins belle d'ombrages, plus pittoresque et beaucoup plus riante. Pas de maisons de campagne, pas de villas; à gauche, des massifs de palmiers, de lebaks et de sycomores au-dessus desquels, de place en place, on aperçoit le Caire. C'est le matin, il est dans la brume lilas des premières heures. Silhouettes exquises de précision élégante, exquises de douceur. Des minarets, des coupoles. Au loin, très loin, la mosquée de Méhémet-Ali et la citadelle, suspendue, pour ainsi dire, dans la lumière. Plus loin encore, le plan extrême du Mokattam encadre et ferme tout. A droite, jardins, cultures surtout, entremêlés de bouquets de verdure.

Tout cela sombre, d'un vert froid, grisâtre et se lavant

1. Ecrit à Alexandrie le 28 novembre.


des azurs du ciel, à mesure que les plans s'éloignent.

La dégradation des couleurs est des plus rapides. On coupe les douras et les cannes. Joli sujet de travailleurs avec des chameaux dans ces verdures en désordre.

Les aqueducs, terrains vagues et décombres. On est au Vieux-Caire. Le Nil, qui, le mois dernier, avait inondé toutes les petites rues riveraines et en avait fait des cloaques impraticables, s'est retiré, n'y laissant plus qu'un peu de boue et quelques masures écroulées.

Rues silencieuses, maisons basses, habitations de pachas, de ministres, de gens riches1. Des jardins derrière donnant sur le fleuve. Au bout, le bazar. Une longue avenue étroite, des boutiques basses, avec un plafond continu de bois, de toiles, de cannes séchées.

Le soleil crible cette tenture en loques d'une multitude de trous de lumière. Le sol est boueux, constamment humide, dans cette saison. Les échoppes des petits marchands nagent dans le bitume et le bistre, c'est-à-dire, en réalité (au naturel), dans la fumée des fourneaux, la friture des rôtisseurs, la suie, les graisses, les huiles, la malpropreté noirâtre. Au demeurant, des odeurs indéfinissables, très mélangées de parfums et de puanteurs, qu'on peut trouver nauséabondes et que justement on peut savourer avec quelque plaisir, car c'est la façon particulière et presque délicate en-

1. Quartier aujourd'hui abandonné par l'aristocratie où se trouvent encore quelques anciens palais comme celui de Soliman Pacha (le colonel Sève), fréquenté jadis par les Saint-Simoniens et décrit par Flaubert, J.-J. Ampère, Charles Edmond, etc.


1 core dont l'Orient sent mauvais, quand il ne sent pas tout à fait bon.

Les rues transversales plongent dans le Nil. Au bas de ces couloirs un peu plus fangeux, dans l'intervalle des boutiques ou par les trous de leurs toitures délabrées, on voit pointer les fines et longues vergues des canges.

Il y en a des quantités amarrées derrière le bazar, c'est là l'embarcadère du Caire, après celui de Boulaq.

Quand on descend au fleuve sur la berge encombrée de pailles hachées, de marchandises, de ballots, de gens qui vont passer le Nil, de gens qui en débarquent, on a devant soi l'île de Rhoda, couverte de jardins et portant à sa pointe la tour ronde, massive et rose du Nilomètre, le « Mètre-Nil », comme disent les petits âniers. Au delà apparaît le grand et vrai bras du Nil dans toute sa largeur, où pour la première fois se révèle Bahr-el-Nil, la mer Nil, le fleuve roi de l'Orient. Ghizeh est en face. Joli village à moitié caché dans les palmiers; au-dessus les deux pyramides roses, et dans le fond du ciel, au midi, les trois cônes successifs des pyramides de Sakkara, séparés du fleuve par la grande forêt de dattiers de Bedrechein. C'est admirable. Le Nil file et se perd au Sud dans une gloire de lumière constante, nuancée des couleurs variables du matin, du midi ou du soir, mais toujours égale et toujours inexprimable ou par son abondance ou par sa beauté.

Le Vieux-Caire confine au désert1. En deux pas, on a quitté l'ombre de ses ruelles pour déboucher dans

1. Ce paragraphe et le suivant ont été omis dans la publication de Louis Gonse en 1881.


le soleil et dans la poussière des décombres. Pas de transition : quelques masures ruinées, quelques vieux fours à briques, et puis les mamelons désolés, sans une herbe, sans autres cailloux que des débris bien ou mal pulvérisés succédant l'un à l'autre, des sentiers battus par le pas des animaux ou des voyageurs, incessamment piétinés, aussi recouverts et nivelés par la poussière en mouvement. On circule à travers ces mornes monticules; on a devant soi, beaucoup audessus, la chaîne escarpée du Mokattam qui continue vers le Midi, et on soupçonne, entre ce dernier rempart lointain et la zone torride qu'on escalade, une assez large vallée : c'est la vallée des Mamlouks.

On y arrive par un chemin plus large, dur au pas, une légère couche de sable ou de terre sablonneuse sur de la pierre. La couche sonore est à fleur du sol.

Très bel aspect de la vallée. C'est autre chose que la vallée des Khalifes à laquelle elle fait suite.

Peu de monuments saillants, sauf une mosquée isolée, à l'extrémité de la nécropole, et en marquant l'entrée du côté du désert; mais le Mokattam est superbe. L'étendue de l'horizon est immense, et la dernière, l'extrême ligne cendrée, filée comme à la règle, à la base du ciel, et si finement lavée d'une teinte d'opale, donne une première idée charmante de cette chose grave, solennelle, monotone souvent, redoutable quelquefois, jamais ennuyeuse, qu'on appelle le désert. — C'est ainsi que je l'ai vu partout apparaître, de très loin, entre des collines de sable fauve, ou de terre très claire, aplati, infini et n'ayant d'autre couleur que la couleur idéale de la distance, de la solitude et de la lumière.


Les tombeaux des Mamlouks sont un immense cimetière ou plutôt une grande ville funéraire, avec ses ruelles sinueuses, compliquées, d'un nombre indéfini, et ses maisons basses, sans fenêtres, et avec une seule porte de bois brut, qui ne sont pas autre chose que des sépultures de famille. Quelques-unes ont des coupoles; un petit nombre, beaucoup plus monumentales, ont la forme et l'importance d'une chapelle.

Tous les espaces non construits sont occupés par des tombes sans enceintes. De loin on dirait une ville construite irrégulièrement parmi des tombeaux.

Quand on s'approche, on comprend que tout ce qui est là appartient aux morts, que cette grande vallée est pour tous, grands ou petits, le champ du repos, et qu'il n'y a, comme dans notre Occident, que des différences de rang et de fortune entre ceux qui l'ha- bitent.

Personne dans cette singulière ville. A peine quelques maçons qui construisent le mur d'une enceinte nouvelle, ou la famille de quelques gardiens : — un enf ant, une femme accroupie, par hasard , au beau milieu des routes vides, et où ne passent que des enterrements. Un silence extraordinaire emplit d'un bout à l'autre cette vallée, où les bruits du Caire ne parviennent même pas; la lumière qui ruisselle à travers ces rues sans ombre rejaillit sur les murs dont beaucoup sont crépis, sur les coupoles blanchâtres, sur les tombes toujours passées au lait de chaux. Cette lumière égale, sans brisure, sans obstacle à sa diffus ion, forme peut-être le morceau le plus éclatant dans sa douceur qu'il y ait dans le panorama du Caire.

Du reste, le tableau, comme vue d'ensemble, est merveilleux.


On rentre vers le Caire, laissant le désert derrière soi. En face, à l'extrémité du cimetière, on a le haut rocher grisâtre qui porte à son sommet l'amas architectural de la citadelle, et de la mosquée de MéhémetAli.

L'œuvre est médiocre. Le style en est turc plutôt qu'arabe; mais avec ses vastes et puissants remparts, jamais lavés, toujours chauffés par le soleil du Midi, toujours poudreux, et très exactement de la couleur du rocher qui leur sert de base, avec ses constructions de calcaire très blanc, ses coupoles d'une blan- cheur d'argent, ses minarets démesurés en forme de stylet, cela compose à l'immense ville couchée à ses pieds une sorte de sommet aérien, et, pour ainsi dire, de couronne orientale d'un effet magnifique.

Au delà, la masse énorme et plus sombre de Sultan-Hassan1. Aurès quoi, dans la brume, la poussière aérienne, la lumière grisâtre, une forêt de minarets et de coupoles fait comprendre qu'on a le Caire devant soi et qu'on va rentrer dans le bruit et le fouillis d'une grande capitale.

C'est au milieu de la nécropole que se trouve la sépulture des membres de la famille de Méhémet-Ali.

La végétation égyptienne est abondante, plantureuse; jamais touffue; elle est verte, peu nuancée.

Tout y est correct, dessiné, limité, défini. Il y aurait sécheresse sans le moelleux de la lumière, découpure et bariolage sans la monochromie qui supprime les couleurs au lieu de les fondre.

1. Une des plus belles et des plus grandes mosquées du Caire, construite au XIVe siècle par le dernier des Sultans mamlouks Bahrites.


Lebaks de l'Esbékieh. Vastes feuillages symétriques, réguliers posés sur de beaux troncs propres et distincts qui n'ont pas l'air de les avoir produits. Les choses se juxtaposent, ne se mêlent pas. Masures posées dans la poussière. Cours d'eau bordant des chaussées (souvenir de Siout). Tout cela, noble, élégant, correct, distinct. Le fouillis, l'inextricable, la circulation de la lumière et de la vie à travers toute une forêt, toute une campagne, l'incertitude, l'indistinct, c'est-à-dire la richesse, sont propres à l'Occident.

A étudier, à développer. Il y a là des lois ingénieuses et positives.

La nécropole de Méhémet-Ali1 vaut qu'on la visite.

Chapelle royale, comme à Saint-Denis. Abbas2 est là sous un tombeau de mauvais goût. Il y a des enfants dans leur tombe, plus petite et moins ornée. Celle d'Ibrahim pacha3 seule est belle et rend très sérieux, peut-être à cause du nom du mort. Elle a la forme consacrée, élevée sur des degrés ou des paliers successifs, en forme d'autel, tout en marbre, finement, curieusement, très fortement travaillée au ciseau en haut relief. Tout ce qui est fond est peint d'un bleu indigo foncé. La dentelle des arabesques, des chiffres, des caractères arabes dont elle est chargée du haut en bas, est dorée d'un or très épais. On dirait du bois sculpté sans grand goût, mais d'une main très habile.

1. Nécropole de la famille royale près de la mosquée de l'Iman Chafei, au Sud des tombeaux des Mamlouks.

2. Abbas, petit-fils et successeur de Méhémet-Ali (18481854).

3. Ibrahim Pacha, fils de Méhémet-Ali, général en chef de l'armée égyptienne et vainqueur des Turcs à Nézib (mort en 1848).


Un rideau vert, relevé par les angles, lui sert de dais, et deux grands étendards de guerre, en soie cramoisie et verte, bordée et brodée d'or fané, forment de chaque côté une noble et martiale tenture. Il règne dans cette chapelle, subdivisée par cloisons de bois à jour et doré, un grand silence et beaucoup de recueillement. Des dévots y prient toute la journée, quelques-uns seulement de classe relevée, des gens bien mis à pelisse de soie, à visage grave; des lettrés ayant sur un pupitre de main un volume du Coran, sur lequel ils méditent gravement ou qu'ils lisent à demi-voix; il y en a qui murmurent des litanies. Tout cela est sérieux, propre, de convenance parfaite, et empreint d'une sincérité que n'ont pas toujours les exercices religieux des musulmans. Un petit jardinet précède le tombeau, on y laisse ses baudets, et quand on arrive au seuil de la chapelle, une sorte d'huissier (un Arabe préposé à cette surveillance) vous passe par-dessus vos chaussures des sandales en sparterie. C'est avec ces pantoufles incommodes qu'on se traîne assez maladroitement sur les tapis du sanctuaire.

Retour au Caire par Sultan-Hassan. Monument admirable, unique ici, le digne pendant conservé des plus belles constructions des grandes époques. On démolit tout autour, c'est un immense abatis, qui rappelle avec plus de désordre la démolition des vieux quartiers de Paris. La place de Roumélie, qui s' étend au pied de la citadelle et sur laquelle s'ouvre la mosquée d'Hassan, n'est elle-même qu'un vaste chantier. On y prépare des fontaines, on y dessine une sorte de square. Ce sera très laid. Au reste, les


embellissements du Caire sont désastreux. Témoin les belles mosquées déjà rebadigeonnées à neuf au lait de chaux et à l'ocre rouge. C'est hideux.

Tout de suite après on est dans les bazars. Bazar des armes, le premier. Leur interminable succession vous ramène au Mouski, puis à l'Esbékieh. C'est là le cœur du Caire. Toute la vie de la grande ville est concentrée là, dans une activité, dans un va-et-vient, dans un remue-ménage indescriptibles : piétons, acheteurs, marchands, âniers, baudets, voitures, voya- geurs, flâneurs, hommes, femmes voilées, fellahs; marchandes, femmes turques à larges pelisses, femmes de harems en carrosse, tout cela fourmillant, grouillant, causant, s'appelant, hurlant.

La rumeur de cette foule en mouvement, le retentissement des voix et le bruit uniquement composé de sons gutturaux, couvrent tous les autres bruits des boutiques, de l'industrie, des métiers, et s'accroissent encore du silence absolu du sol, de l'absence totale du bruit des pas. Le sol est spongieux, toujours humecté par l'eau qu'on y verse ou simplement par la fraîcheur des ombres bien ménagées dans ces lieux étroits. Il est doux à la marche, souple sous les pieds; on n'y enfonce pas, il est élastique comme la tourbe dont il a la couleur. On n'y entend rien, ni le soulier des Européens, ni le pied des baudets, ni le sabot des chevaux, ni les roues des voitures. Les Saïs (les décrire). Les cris des âniers : Minek, schmalek, reglek ou ahreglek; « à droite, à gauche, prends garde à tes jambes, holà, oh! les jambes1 ».

1. Yeminak, schemalak, reglak ou ouordak.


Les petits âniers (leur portrait). Portrait des enfants en général. Charmants, gais, bons enfants, malpropres au possible, yeux admirables, dents magnifiques. Perpétuel sourire. Notre protégé s'appelle Mahmoud. Il baise les sous que je lui donne. Il baise le museau de mon âne. Il fait l'aumône à une pauvresse. Toujours à ma porte, avec une patience d'ange, il attend qu'on sorte. Pas trop mendiant, notre générosité allant au delà de ses espérances peut-être. Je ne sais quel scrupule inusité l'empêche apparemment de demander davantage.

Tous mendiants dans l'âme. Bakchich. kétir, kétir.

Ils ont une façon de dire ce kétir (beaucoup), de le moduler, de le soupirer, de l'insinuer, de le faire parvenir jusqu'à notre bon cœur qui est à la fois comique et délicieuse, pleine de rouerie et attendrissante. Si vous les satisfaites, ce qui est difficile, ils disent : taieb, baisent le bakchich, enfourchent leur baudet et s'en vont dessus au grand galop.

Dans le cas contraire, ils insistent; on refuse, ils insistent; on se fâche, ils s'acharnent; on leur tourne le dos, ils vous tournent le leur et n'y pensent plus.

Jeudi, 25. — Journée fastidieuse, employée tout entière à des emballages. Le soir, promenade au pont de Boulaq, au soleil couchant. A part un peu de brume très légère et une sorte de fraîcheur dans l'air du soir, c'est un crépuscule de plein été. Belle silhouette des lebaks et des palmiers. Le Nil et ses reflets. Les pyramides lointaines, dessinées en triangle et peintes en violet sur la pourpre claire de l'Occident.


Avec mon ami Berchère, nous causons de la difficulté de rendre de pareils spectacles, et de leur beauté.

Je vais partir, je n'ai rien fait. Le moment est venu de se demander si ce voyage est perdu ou s'il produira quelques fruits. Lesquels? Projets. Je m'attache tristement, amèrement, aux lieux que je vais quitter, et cependant la France et le chez moi m'attirent invinciblement, à ce point que, libre de prolonger mon séjour, je le précipite, et que volontairement je dis adieu à tout cela, pour jamais, bien sûr, pour jamais.

Vendredi, 26 novembre. — Le matin, promenade à Boulaq. Le musée que je me proposais de voir étant fermé pour cause de vendredi1, je me rabats sur le faubourg de Boulaq; c'est un lieu pittoresque entre tous, et des plus riches en éléments d'études qu'il y ait aux environs du Caire. Boulaq a deux faces également curieuses, celle qui regarde le Nil, où ce populeux faubourg a les pieds dans l'eau; celle qui regarde le Caire. De ce côté, le matin, c'est charmant; les arbres des jardins, des palmiers clairsemés se mêlent aux maisons, les maisons s'étagent, nuancées de gris fauve et de blanc; en avant des terrains vagues encore mouillés, la grande chaussée qui relie Boulaq au Caire.

Un va-et-vient continuel. On peut se poster au pied d'un lebak, et voir défiler devant soi tout ce que la vie orientale a d'accidents intéressants, de costumes, d'attitudes, de types, de physionomies. Une série de cro-

1. Premier musée d'archéologie et de sculpture égyptiennes fondé par Mariette et alors installé au faubourg de Boulaq. Les musées sont fermés en Egypte le vendredi qui est le dimanche des musulmans.


quis ou d'études recueillis en ce lieu d'observation résumerait tout le Caire et beaucoup de l'Egypte.

Nous rentrons par le palais d'Abdin1.

Qu'est-ce que le palais d'Abdin? Où est le palais?

Il y a là une caserne, des hangars, des écuries. De palais, on n'en voit pas. Il s'agissait de trouver un certain Sacchi bey et le registre du vice-roi. Intérieurs extravagants de désordre, d'incurie, de dénuement, de malpropreté. Des antichambres sans nom, avec des bains de pieds pleins d'eau savonneuse, des bouteilles vides dans des caisses, à terre des pelures de fruits et des débris de repas. La chambre du seigneur Sacchi bey est un chef-d'œuvre. Un divan de cotonnade rayée fort usée, deux chaises, un déjeuner servi sur un guéridon. Quel déjeuner! Une couche de poussière accumulée sur tout cela. Des bougies ont ruisselé partout.

Les bains français. Une petite cour de restaurant de banlieue. Deux ou trois arbres maigres. Une cible en carton, piquée sur un des troncs; voilà ce que c'est que les chancelleries ! sur l'autre un thermomètre, une ligne de cabanons en bois. Au mur, des vitrines, où moisissent de vieux insectes, des scarabées, des araignées énormes, des scorpions et des petits reptiles, le tout tombant en poussière.

Une femme sauvage dans un peignoir nankin, ayant pour coiffure une forêt de cheveux taillés comme ceux d'un homme, hérissés et rarement peignés, des bagues au doigt. Des jeunes gens en tarbouche, au

1. Le khédive Ismaïl, délaissant le palais d'Abdine, habitait plus volontiers le palais de Kasr-el-Nil, aujourd'hui disparu. Le palais d'Abdine, somptueusement restauré, est la résidence actuelle du roi Fouad Ier.


visage levantin, parlant un dialecte qui n'a pas de nom et ne comprenant pas un mot de français. Ce singulier établissement, unique au Caire, est caché dans le fond d'un cul-de-sac obscur, sinueux. Ad augusta per angusta.

Les bains du nouvel hôtel anglais : Pompe cassée.

Mafisch1 bain.

Le soir, je vais seul à la vallée des Khalifes, je sors par Sultan-Hassan et reviens par Bab-el-Nasr2.

J'avais, il y a six semaines, le matin, par une journée très chaude, fait la même course en sens contraire.

La saison n'est plus ce qu'elle était. Il fait tiède, l'air est net, le ciel très fin; un vent faible qui vient du Nord enfile doucement la vallée, entraîne un moment la poussière soulevée et fait sentir les approches du soir en même temps que la fin de l'été.

La vallée des Khalifes répète au Nord-Est du Caire la vallée des Mamlouks; c'est le commencement de la même vallée qui fait un coude au tournant du Mokattam et contourne ainsi tout le côté de la ville opposé au fleuve. En réalité, le Caire est situé entre le désert et le fleuve, entre un vaste cimetière et des jardins.

Je voudrais donner des choses que je vois une idée simple, claire et vraie, émouvoir avec le souvenir de ce qui m'a ému, laisser le lecteur indifférent pour ce qui ne m'a pas intéressé moi-même, ne rien grandir à plaisir, et, me tenant toujours dans la mesure des

1. « Pas de bain. »

2. Porte de la Victoire, construite par les Fatimides et fortifiée par Bonaparte.


choses, les rappeler à ceux qui les connaissent, les rendre sensibles et pour ainsi dire les faire revivre à l'esprit comme aux yeux de ceux qui les ignorent.

Cette série de croquis rapides, de peintures inachevées, faits en courant, ne seront pas un livre, et n'en sauraient avoir l'unité. L'élément humain en sera fatalement absent. J'aurai entendu tout ce qui se dit et se crie dans le tumulte des villes égyptiennes sans en comprendre l'idée ni le sens.

Il est trop tard, je suis trop vieux, on va trop vite.

Ici seulement, les sépultures historiques sont plus monumentales, en soi beaucoup plus belles et d'un autre âge. Ce sont les Khalifes et les Sultans, au lieu des Mamlouks. Voici les monuments funéraires contemporains des plus anciennes et des plus admirables mosquées du Caire.

La solitude de cette vallée mortuaire égale celle des Mamlouks. Rien que des décombres pulvérisés et amoncelés en montagne. A droite la chaîne tourmentée, pierreuse du Mokattam; au milieu, les grands monuments muets, déserts, tombant en ruines, un peu plus dorés que le sol, plus sombres quand le soleil y multiplie les ombres, plus clairs quand la lumière oblique les frappe en plein, à quelque heure que ce soit. Ces admirables morceaux du goût le plus pur, avec leurs murailles rayées d'un rouge passé, leurs coupoles damasquinées, leurs quelques minarets ébréchés et si finement découpés sur le ciel , sont peut-être le plus beau témoignage du génie arabe en sa fleur. Les matériaux sont médiocres, et le soin dans


la construction est loin du goût des architectes. Ils tombent de vétusté et disparaîtront.

L'art égyptien, plus âgé de cinq à six mille ans, les aura donc précédés à une distance incommensurable, et leur survivra. Les Arabes n'ont pas la préoccupa- tion de la durée. Ils ont l'éclat, la richesse, le luxe et le style inouïs dans la décoration; ils ont eu à des époques rares le sentiment grandiose des proportions et du beau dans le simple. En somme, ils n'auront construit et orné que des œuvres fragiles; et faute de soins pour bâtir, de précautions pour restaurer, tout ce qu'ils auront laissé périra bientôt entre les mains des Turcs.

Viste à la mosquée du Khalife Akem1.

Retour par les bazars et le Mouski.

Une circoncision, comme toujours, suivie d'un mariage. Trois petits enfants éblouissants de calottes et de robes d'or, dans une calèche illuminée. Les chevaux eux-mêmes, avec des lanternes aux têtières, au garrot, sur la croupe, dessinant les harnais. La voiture tout enguirlandée de girandoles de feux : c'était fantastique. Derrière à pied, une fillette, une enfant marchait accompagnée de matrones, solennelle et toute raidie dans sa dalmatique en forme de gaine et sous sa mitre de couleur écarlate.

Samedi, 27 novembre. — Ce matin, visite au musée de Boulaq2. Il y faudrait passer des heures

1. Mosquée en ruines peinte par Marilhat (Musée du Louvre).

2. Encore dirigé par Mariette.


avec un savant. La statue de Chephren1. Les deux statues de bois, surtout celle de l'homme gras aux yeux sertis de bronze2. Bijoux de la reine A Hotep3.

Petits bas-reliefs d'animaux, lions, oiseaux, béliers, bœufs admirables. Le petit Nectanebo avec la vache Athor et les deux figures d'Osiris et d'Isis qui l'accompagnent : morceaux uniques pour la finesse, le poli, la conservation inouïe; d'ailleurs de l'extrême décadence, à la veille d'Alexandre. L'art des Hyksos. Les deux colosses de basalte. Autre tête, fragment mutilé d'une figure colossale.

Le jardin du musée. Vue du fleuve. Le temps est gris, sans soleil, très doux, sans vent.

— Retour à travers Boulaq, beaucoup plus grand que je ne l'imaginais, très pittoresque.

Vieille rue bordée de hautes maisons pur style arabe, magnifiques moucharabiehs. Je n'en connais pas au Caire de plus riches et de plus intacts. L'intact est ce qu'il y a de plus rare. Le grand ennemi des belles choses ici est l'incurie, c'est-à-dire l'ignorance aveugle de ce qui exigerait des soins. Nulle dif- férence entre le beau et l'horrible. Les Levantins ont ravagé l'Orient. Les Turcs ont permis tous les outrages.

Marché de Boulaq. Une cohue, une mer de têtes, où les ânes et ceux qui sont dessus circulent par des miracles d'adresse, de patience, de tranquillité. C'est ici que l'ânier fait ses preuves.

1. Belle statue en diorite de la 5e dynastie, trouvée à Ghizeh, qui avait figuré à l'exposition universelle de 1867.

2. C'est le fameux Cheikh-el-Beled trouvé à Sakkara.

3. Bijoux d'une reine de la 17e dynastie, trouvés à Thèbes.


Le saltimbanque, horrible bête, nue jusqu'à la ceinture, borgne, hideux. Carageuz lui-même, jouant avec ses deux acolytes les farces obscènes. Sublime de houffonnerie sauvage, quand il se fourre son flageolet dans une narine et joue une fantaisie avec son nez.

Je lui donne un franc, il l'applique sur son œil crevé, l'y maintient par une affreuse contraction de l'orbite et fait le tour de l'assemblée avec cette rondelle d'argent pour prunelle. Impossible d'ailleurs à décrire.

Le soir, visite d'adieu aux Khalifes.

Vu la citadelle et la mosquée de Méhémet-Ali1.

D'un goût baroque (XVIIe ou XVIIIe siècle italien), mais d'un grand luxe. L'immense cour en arcades, tout entière en albâtre oriental, la fontaine aux ablutions en albâtre, le grand dallage en marbre blanc. L'intérieur du temple, en albâtre aussi, d'une extrême somptuosité. Tapis admirables, coupoles peintes et dorées. A le prendre comme un Saint-Roch quelconque et comme un vrai « Jésuite », c'est vraiment très beau.

Il y avait eu conseil au divan. Les ministres, une foule de personnages politiques descendaient, en calèches découvertes, la rampe sinueuse de la citadelle.

A notre sortie, nous croisons la chiourme qui y rentrait. Prisonniers, forçats, accouplés deux à deux par de lourdes chaînes.

Le Caire et la campagne vus des remparts. Les pyramides, Sakkara; le Nil perdu, retrouvé, miroitant. Tout l'horizon sans bornes dans une brume

1. Mosquée construite en 1827 par Méhémet-Ali sur l'emplacement de l'ancien palais de Saladin et achevée par Saïd en 1857.


chaude. Le Caire, dans son plein développement, déployé à nos pieds. Vue à vol d'oiseau sans pareille.

Il faut la rendre.

La vallée. Pas de soleil, pas d'ombre. La lumière diffuse la plus mystérieuse et la plus claire. Les mosquées, les tombeaux de même couleur que le sol, que les décombres, que les rochers du Mokattam.

Sultan-Barkouk1. Nous y entrons. Le cloître, la chapelle, où est le tombeau [de] Caïd-Ali. C'est là que sont les restes de ces beaux plafonds, pareils à des coffrets persans.

Retour par Bab-el-Nasr. Un enterrement juif. Le cimetière continue jusque-là. Gravité, recueillement des litanies funèbres, psalmodiées à demi-voix. Le jour décroît, l'air est singulièrement doux, l'heure triste. Vrai jour d'automne. On sent le changement de saison, même en ces latitudes. Je me souviens d'Alger, le jour où les premières pluies commencèrent.

Restes des anciens remparts. La porte de la victoire (de l'époque des croisades) ? Vrai style sarrasin du Moyen âge.

Dernière visite au « Khalife Akem ». Incomparable.

La nuit tombe. Personne dans ces ruines, nous y pénétrons avec nos baudets. Des fumées odorantes s'élèvent derrière les hautes enceintes. Un brouillard bleu enveloppe déjà les immenses minarets, et les lucarnes sombres y disparaissent dans la noirceur des pierres.

Volées de pigeons qui vont se coucher. Piaulement des éperviers. Un cordier seul tordant son long fil.

C'est bien un adieu. Les bruits du Caire, apportés

1. Mosquée funéraire et tombeau du Sultan Barkouk (fin du XIVe siècle), situés à la lisière nord de la Cité des Califes.


vaguement par l'air du soir. Nous y rentrons. Brouillard dans les rues sombres. Le pavé boueux. Les boutiques se ferment ou déjà sont fermées. Toute la foule grouille et se meut dans l'obscurité.

C'est fini, nous rentrons à l'Esbékieh.

Dimanche, 28. — Départ pour Alexandrie en pleine brume de novembre. Le Caire entièrement caché derrière un rideau blanchâtre. Nous passons au milieu du marché de Choubrah, sans en rien voir. Des fantômes d'animaux, de palmiers, de sycomores à tra- vers la brume. Il fait frais.

Voilà nos adieux au Caire.

Le brouillard se dissipe entre neuf et dix heures.

La campagne est humide. Buissons avec larges toiles d'araignée chargées de rosée; on dirait des gazes d'argent.

Le ciel nuageux, menaces de pluie. Aspect du Nord.

Alexandrie dans la poussière et le vent de mer.

Lundi, 29. — Aujourd'hui, 29 novembre, à trois heures, nous partons pour la France. A une heure, nous serons à bord du Saïd.

En mer, 30-31 novembre. — Traversée triste, s'annonce mal. De la houle, du vent. La mer grise avec des écumes. Par moments, un peu de bleu et de so- leil pâle au-dessus de nos têtes. Un cercle de nuées pluvieuses autour de l'horizon, des grains, un peu de pluie. Le vent variable. Peu de monde à bord. Les journées sont longues. Les nuits plus longues encore.

Installation commode. Officiers de marine revenant


de la Cochinchine et du Japon, l'amiral Pâris1, vieux marin manchot, alerte, gai, bonhomme, riant de tout, grand amateur de dessins, fait des panoramas, travaille à bord comme dans son cabinet.

L'île de Crête en vue à dix-huit ou vingt milles, très haute, brumeuse, perdue dans des couleurs froides. On ne voit pas l'Ida. Elle nous abrite même à si longue distance.

Ier décembre. — Pleine mer, tangage très fort; après quoi immense roulis, vent violent. C'est d'abord très beau à voir de la dunette. Le vent et l'extrême inclinaison du navire en rendent le séjour incommode, puis difficile, puis dangereux, puis impossible. Chutes nombreuses. On s'y briserait contre les cordages; il faut descendre et habiter le pont.

2 décembre. — Journée pénible. Le roulis plus fort que jamais. La mer est démontée. Nous traversons l'Adriatique à toute vitesse, grâce au vent du Sud-Ouest. Le Péluse, parti de Port-Saïd, nous accompagne à tribord; on l'aperçoit à la lunette, roulant sur des montagnes d'écume. Navires voiliers en panne, se balançant sur leurs basses voiles. Des paquets de mer couvrent le pont. Il faut y renoncer et descendre dans les carrés.

La nuit vient, noire comme un four (pas une étoile),

1. Amiral (François-Edmond) Pâris (1806-1893); il fit trois voyages de circumnavigation, le premier avec Dumont d'Urville sur l'Astrolabe en 1826. Membre de l'Académie des Sciences depuis 1862, il devint conservateur du musée de la marine, au Louvre, en 1871. Auteur de nombreux ou- vrages sur la marine et l'art naval.


on aperçoit le feu du Spartivento, extrémité de la Calabre.

Impossible de dormir. A minuit, nous gagnons Messine à toute petite vapeur. La mer s'adoucit. Entrée lente et pleine de précautions. Un repos de trois heures dans le port. Il pleut, le temps est affreux.

Les marchands de coraux ne viennent point à bord. Nous débarquons des passagers, les uns pour l'Italie, d'autres pour Constantinople. Nous nous demandons si nous n'accompagnerons pas les premiers, mais impossible d'aller de Reggio à Naples. Et pour atteindre Naples par la mer, il faut douze heures de bateau italien. Autant rester sur le Saïd. Nous apprenons que le temps est détestable de l'autre côté du canal, que des vents violents règnent sur la Sicile depuis trois jours, que le Nil, en route pour Alexandrie, a dû rester mouillé sur rade depuis vingt-quatre heures, faute de pouvoir sortir par le côté d'où nous venons, la mer et le vent qui nous emportaient étant contre lui.

Départ à trois heures du matin.

Le roulis recommence aussitôt, très violent.

3 décembre. — La Sicile derrière nous. Des neiges sur les montagnes; à dix heures, le Stromboli à un mille et demi seulement. On le peindrait dans ses menus détails.

Coulées de lave. Petites maisons au pied dans des jardins. Cône parfait, sombre, d'arêtes rigides, plongeant dans la mer, avec l'inclinaison d'une pyramide aiguë. Les écueils noirs et pointus des Lipari.

La grande mer au delà devient encore plus dure.


Il pleut. Le vent est glacé. Nous habitons les entreponts, le fumoir autour de la machine. On fait cercle devant nos cabines. Le mouvement du bateau rend la marche impossible. Je suis, pour la troisième fois, jeté à bas et précipité de l'escalier dans le carré. Le continuel raidissement des muscles et la tension des nerfs fatiguent beaucoup. La mer embarque et ruisselle dans la machine. Nous changeons de route, et le commandant se décide à prendre par le cap Corse. Nuit détestable.

4 décembre. — Mer plus douce, grâce aux terres lointaines qui malgré tout nous protègent. Le vent tourne à l'Est. Nous marchons bien. Pas un coin de bleu. Il pleut, l'air est glacé. Nous ne quittons guère les cabines ou le carré de la machine.

Journées lentes à passer. L'île de Monte-Cristo noire, abrupte, conique, volcanique comme le Stromboli; à un mille au plus, l'île d'Elbe.

Nous approchons. Ce soir, à huit heures, nous doublerons le cap Corse.

Le cap doublé vers huit heures et demie. La mer augmente. Nuit absolument sans sommeil. Le roulis, plus dur, plus court, plus saccadé, est insupportable.

Le bruit de la mer assourdissant. L'eau ruisselle sur le pont et du pont dans les carrés par les panneaux laissés entr'ouverts. Tout roule, tout est bousculé dans les cabines, on entend dans les couloirs des portes qui s'ouvrent d'elles-mêmes et battent avec fracas, des choses qui se cassent. J'erre dans les corridors déserts, autour de la machine, solidement arc-bouté


contre les parois. On ne se plaint pas trop dans les cabines.

La salle à manger était déserte depuis trois jours.

Singuliers dîners. Surprenante agilité des gens de service.

5 décembre. — Au jour, la mer s'adoucit; d'ailleurs nous approchons.

A gauche, les îles d'Hyères; à droite, la côte de Pro- vence. Salut! Mouillage d'Hyères. Le vaisseau canonnier, le Louis-XIV. Toute la côte dans la pluie, les nuages bas.

Je viens de faire un rêve étrange et très fatigant.

J'ai rêvé que je visitais l'Egypte.

Un voyage en Egypte est chose ordinaire, quand on le fait dans des conditions ordinaires; mais le nôtre !

Toulon dans la brume. Cette côte serait admirable à voir sous le soleil qui lui convient.

La pluie a cessé, le ciel se dégage un peu.

La Ciotat. Premières montagnes voisines de Marseille, à midi et demi. Marseille en vue, sous un ciel grisâtre, doux, clair. Côte, panorama, style des montagnes, développement de cette ville de toute beauté, nous paraîtrait prodigieux sur une terre étrangère.

Entre une heure et une heure et demie, le bateau s'arrête au quai de la Joliette.

Nous sommes en France. Dieu soit loué!

Marseille, 6 décembre 1869.

E. F.


TABLE DES MATIERES

PAGES

Avertissement 5 Bibliographie 6 Carte du voyage de Fromentin. 8 Introduction. 9

I. Alexandrie — Le Caire 40 II. Haute-Egype 50 III. Retour au Caire 104 IV. Le Caire — Suez — ismaïlia 118




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