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Titre : Rubens, sa technique : analyse des tableaux de la Galerie de Médicis au Louvre / par Louis Anquetin

Auteur : Anquetin, Louis (1861-1932). Auteur du texte

Éditeur : Nilsson (Paris)

Date d'édition : 1924

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb317236831

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (143 p.) : pl. ; in-12

Format : Nombre total de vues : 172

Description : Collection : Maîtres anciens et modernes

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6572261b

Source : Bibliothèque de l'INHA / coll. J. Doucet, 2013-408993

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 03/02/2014

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MAITRES ANCIENS et MODERNES SOUS LA DIRECTION de GUSTAVE GEFFROY DE L'ACADÉMIE CONCOURT

RUBENS

PAR

ANQUETIN

EDITIONS NILSSON-PARIS



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PORTRAIT DE P. P. RUBENS PAR LUI-MÊME (Windsor) 1623


MAITRES ANCIENS ET MODERNES SOUS LA DIRECTION DE

GUSTAVE GEFFROY, DE L'ACADÉMIE GONCOURT

RUBENS

SA TECHNIQUE ANALYSE DES TABLEAUX DE LA GALERIE DE MÉDICIS AU LOUVRE

PAR

Louis ANQUETIN

ÉDITIONS NILSSON 8, RUE HALÉVY, 8 PARIS


Tous droits de traduction, de reproduction et d' adaptation réservés pour tous pays.

Copyright by Editions Nilsson 1924


PRÉFACE



PRÉFACE

Louis Anquetin a été assez souvent incriminé pour son culte de Rubens, pour que lui soit donnée l'occasion d'une explication, voire d'une défense, et même d'une attaque. Je l'ai donc prié de nous écrire en toute liberté une étude sur le grand artiste de la peinture qu'il considère comme son maître, et que tant d'autres, des plus grands, s'honoraient d'avoir pour initiateur. Tous ceux de sa Flandre, d'abord, qui furent ses élèves et ses collaborateurs, Van Dyck et Jordaëns en tête, deux admirables peintres, sans conteste.

Tout le XVIIIe siècle français, Watteau le premier, et tous les autres, de Troy, les Coypel, Lemoyne, Vanloo, Chardin, Boucher, Fragonard, et les petits-maîtres qui savaient aussi leur métier.

« Tous — disent les Goncourt dans l'Art du XVIIIe siècle — descendent de ce père et de ce


large initiateur, Watteau comme Boucher, Boucher comme Chardin. Pendant cent ans, il semble que la peinture de la France n'ait d'autre berceau, d'autre école, d'autre patrie que la Galerie du Luxembourg, la Vie de Marie de Médicis : le dieu est là. »

L'École anglaise aussi, tout entière, se réclame de Rubens et de Van Dyck, chevalier de Rubens en Angleterre. Au xixe siècle, en France, l'influence continue avec Géricault, avec Delacroix, que Louis Anquetin proclame avec raison les tenants de l'art appuyés sur le métier, sur la connaissance des lois de la lumière, du clair-obscur, du modelé, de la couleur. Anquetin leur oppose Ingres, nous somme de choisir entre l'exemple de Rubens et l'exemple d'Ingres. Il est certain que celui-ci, surtout dans l'œuvre choisie par Anquetin pour son réquisitoire, VApothéose d'Homère, s'en est tenu à une disposition du sujet par des à-plats qui s'opposent à toute manifestation de la lumière, du relief et de la couleur. Il est encore d'autres œuvres qui pourraient être inscrites au passif de M. Ingres — car on finit toujours par l'appeler Monsieur Ingres! Mais d'autres œuvres, représentations de la femme, nue ou vêtue, le montrent ému devant la nature et concevant la représentation des formes dans l'air lumineux. Le seul portrait de Mme de Senones au musée de Nantes ne trouverait-il pas grâce devant Anquetin? Je n'ai


pas à entreprendre de démonstration à ce sujet.

Ingres devait attirer des représailles, lui qui niait violemment Rubens, qui ouvrait son parapluie devant la Vie de Marie de Médicis, qui s'écriait : « Ça sent le soufre, ici » en entrant dans une salle où était exposée une œuvre de Delacroix. Lequel, à son tour, revenant d'une visite à l'atelier d'Ingres : « Je l'ai trouvé — disait-il — dans le froid de la composition. »

* * *

Mais c'est de Rubens qu'il s'agit, et nul peintre ne dépasse celui-ci pour l'établissement et la force de la composition, pour la plénitude de la lumière où s'épanouissent les formes, pour la beauté des carnations, pour la richesse savante des couleurs.

Il a l'esthétique et l'expression qu'il devait avoir.

Il a fait de la peinture une fête des yeux et et de l'esprit. C'est un grand génie qui se meut à l'aise dans l'Olympe terrestre qu'il a créé. Et j'admire le panégyrique d'Anquetin, établi avec une sûreté mathématique, une autorité basée sur la connaissance exacte de la matière picturale dont il traite. On peut l'accompagner au Louvre, et, pour ma part, c'est ce que j'ai fait, en vérifiant sur les épreuves de son livre l'explication qu'il fournit devant le Débarquement de Marie de Méedicis, le


Couronnement de Marie de Médicis, la Naissance de Louis XIII, la Félicité de la Régence, la Majo- rité de Louis XIII, l'Apothéose de Henri IV.

Cette preuve d'un peintre par un peintre est probante et admirable. Les mots deviennent transparents, donnent à voir le travail accompli par le maître d'Anvers, on suit l'œuvre depuis les premières préparations sur la toile blanche, la distribution des fonds et des valeurs, jusqu'à l'apparition des formes équilibrées présentes en relief ou fuyantes dans les profondeurs, jusqu'à la conclusion du spectacle par la couleur qui vient achever le rôle déjà assumé par la lumière et les ombres. Je ne crois pas que jamais exemple plus savant de compréhension ait été donné par un technicien élaborant, d'après le plus illustre des exemples, les lois mêmes de la technique picturale. Anquetin nous donne ici ce que Fromentin a réclamé.

* * *

Ce livre d'Anquetin, qui est un manifeste de haute raison, de violente probité, sera lu avec passion. Anquetin est un peintre moderne, qui a conçu et exécuté de belles pages modernes aujourd'hui recherchées, et que l'on retrouvera. Anquetin est un des compositeurs les plus savants d'une peinture orchestrée avec une plénitude devenue


rare. Je l'ai vu exécuter, pour les Gobelins, le carton de la Bourgogne sans une faute, sans un manque, avec un souci de la nature vivante et une mémoire extraordinaire des objets employés à l'ornementation de son sujet. On commence à admirer cet art qui est un émerveillement par la souplesse et la puissance. On admirera autant, quand le jour sera venu, le , tapis des Cygnes, et la composition de la tapisserie de la Normandie.

Anquetin, qui a peint aussi, pour Gémier, au théâtre Antoine, l'étonnant rideau de théâtre consacré à l'œuvre de Shakespeare, Anquetin, qui est un des quelques artistes de ce temps pouvant peindre des compositions murales et plafonnantes, Anquetin nous devait cet acte de foi en Rubens, son initiateur et son maître. Et il faut l'écouter jusqu'à son dernier chapitre, où il dénonce, avec une éloquence simple, venue du profond de son être, l'abandon du métier, l'acceptation de l'à peu près, le hasard rencontré mis à la place de la science apprise. Avec quel accent désespéré il implore la jeunesse, lui affirmant que l'apprentissage du métier n'empêche en rien l'originalité de la vision, le choix des spectacles, les manifestations de la sensibilité ! Toute l'histoire de l'art, et l'histoire de chaque école, ne sont-elles pas présentes pour démontrer les différences essentielles et perpétuelles entre les individus? Cette conclu-


sion a la beauté de la sincérité et de l'émotion, et l'on ne peut qu'admirer l'artiste qui s'est fait écrivain pour défendre et servir l'art qu'il glorifie comme une divinité.

Gustave GEFFROY.


LE DÉBARQUEMENT DE MARIE DE MÉDICIS



RUBENS (PIERRE PAUL) (1577-1640)

I. - Enfance et Jeunesse.

Les Pays-Bas sont aux mains des Espagnols, les Espagnols aux mains de rois très chrétiens qui s'acharnent au salut des âmes par le fer et par le feu, pour l'amour de Dieu. Recommandé à la sollicitude du noble duc d'Albe, le pays est ravagé, villes et villages sont décimés, le sang ruisselle sous les haches, les bûchers flamboient. A Anvers, dans les rues désertes, des chevaux errent, broutant l'herbe.

En 1568, un échevin de la ville, soupçonné d'hérésie, s'enfuit avec sa femme et ses quatre enfants pour aller chercher refuge à Cologne, où le prince d'Orange, Guillaume le Taciturne, l'attache à sa personne. Cette famille est la famille de Rubens, l'échevin est Jean Rubens, son père, la femme est Marie Pypelincx qui, neuf ans plus tard, mettra au monde le grand Rubens.

Anne de Saxe, épouse du Taciturne, ayant besoin de conseils juridiques, s'adresse à l'échevin d'Anvers, docteur en droit, qui la satisfait si bien qu'elle en fait son amant. Le Taciturne guerroie, et pendant deux ans nul accident ne vient troubler leurs relations. Mais


une grossesse confirme les soupçons. Le prince d'Orange est averti, le docteur arrêté et jeté dans la citadelle de Dillenburg. C'est la mort, selon la loi. Mais le scandale retomberait sur le prince et sur sa noble famille, le coupable vivra.

En attendant, il subit deux ans d'emprisonnement, sans qu'il soit permis à sa femme de le voir, sans qu'elle puisse rien obtenir de ses supplications réitérées. Désespérée, elle menace alors de divulguer la mésaventure de Guillaume d'Orange, et elle obtient enfin la faveur de demeurer avec son mari dans une ville du duché. Elle quitte Cologne, et la famille va habiter à Siegen, sous la surveillance des policiers.

En 1574, Marie Pypelincx y accouche de son cinquième enfant, et trois ans après, le 29 juin 1577, du sixième, qui est Pierre-Paul, celui qui nous intéresse.

Guillaume d'Orange étant divorcé depuis plusieurs années, et Anne de Saxe étant morte (dans l'ivrognerie), le père de Rubens est remis en liberté.

Il retourne à Cologne avec sa famille, redevient catholique et, en 1584, sa femme obtient l'autorisation d'aller à Anvers régler des affaires de famille; mais il n'ose pas la suivre sans permission. Épuisé, il meurt en 1587 sans revoir sa patrie et laissant sept enfants, dont Rubens, âgé de dix ans.

A Anvers, un calme relatif s'est rétabli.

Un an après la mort de son mari et après vingt ans d'exil, la mère de Rubens y revient avec ses enfants, et parvient, malgré les troubles passés, à rentrer en possession de presque tous ses biens.


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NAISSANCE DE LOUIS XIII



Rubens reprend ses études — commencées avec tant de succès chez les Jésuites de Cologne — dans l'établissement laïque de Rombout-Verdouck, où il achève ses humanités. Il connaît déjà le flamand et l'allemand, il apprend l'espagnol et le français et complète ses études de latin. Sa famille le destine à la magistrature. Et sa mère, pour achever son éducation, le fait entrer comme page chez Marguerite de Ligne, veuve du comte de Lalaing, ancien gouverneur d'Anvers.

Mais ce milieu frivole ne lui convient pas. Il commence à dessiner et prend conscience de ses aptitudes, le démon l'envahit, sa vocation lui est révélée; désormais, il appartient à l'art.

Après plusieurs réunions de famille, on le laisse libre de suivre son penchant, et il entre chez un de ses parents, Tobie Veraeght, adonné surtout au paysage, et dans l'atelier duquel il ne fait que passer pour aller chez Adam Van Noort, dont la brutalité le rebute rapidement.

C'est alors qu'un de ses camarades l'entraîne chez Otho Van Veen, dit Otho Vénius. Nous sommes en 1596.

Rubens a dix-neuf ans.

Otho Vénius est considéré à son époque comme un bon peintre, un grand érudit, une haute intelligence.

Il est nommé ingénieur en chef et peintre de la cour par le duc de Parme, gouverneur des Pays-Bas, à la mort duquel, en 1592, il se transporte de Bruxelles à Anvers, où Rubens entre chez lui en 1596. Il est chargé de diriger l'érection des arcs de triomphe et les décorations lors de l'entrée solennelle, à Anvers, de l'archiduc Albert, nouveau gouverneur, qui le rappelle bientôt à Bruxelles et le nomme surintendant des Monnaies. Il mourra en 1634 et Van Noort en 1641, un an après Rubens. Tous


deux auront donc pu assister au complet développement de celui dont ils avaient commencé l'éducation, et le voir dans toute sa gloire.

Rubens, entré chez Otho Vénius en 1596, est reçu en 1598 franc-maître dans la Corporation de Saint-Luc, et deux ans après il n'a plus rien à apprendre à Anvers (1).

Pour lui il n'est plus qu'une leçon, celle des maîtres.

L'Italie l'appelle. Elle va lui montrer le génie dans sa variété, dans sa richesse, dans sa toute-puissance — le mettre face à face avec l'art tout entier — là il pourra en scruter toutes les faces, en analyser tous les éléments, pénétrer la vision de chacun, sonder les moyens d'expression. Il plongera en eux jusqu'aux moelles, et bientôt enfin il sera à même de comparer, de juger, de choisir.

Le 9 mai 1600, il fait ses adieux à son maître, embrasse sa mère qu'il ne reverra plus, et saute à cheval.

(1) On a cru pouvoir attribuer à cette époque La Trinité du musée d'Anvers. Si cela était, il serait certain que Rubens, alors, était déjà lui-même, d'après mes souvenirs un peu lointains peut-être. Le corps du Christ est d'une hardiesse de raccourci, d'une ampleur, d'une connaissance de la forme et d'une maîtrise du métier, qui prouveraient que, à peine à la fin de ses études, il est non seulement en possession de toutes les connaissances et des moyens techniques que réclame son art, mais encore que l'éducation qu'il a reçue n'a nullement entravé son génie qui essaie déjà, en toute liberté, l'envergure de ses ailes.

Il ne manque en cette toile que l'à propos dans le travail, qu'il possédera plus tard, et avec quelle maîtrise! Ici, le travail est partout un peu égal - ce qui est fatalement le fait de la jeunesse — car, si l'art exige une action constante de la sensibilité, il faut être très savant, et avoir acquis une très grande expérience, pour savoir ne toucher qu'aux endroits nécessaires.


II. — Italie et Espagne.

Isabelle Brandt.

Nous voici devant un jeune homme de vingt-trois ans.

De quelle armure est-il revêtu ? Il parle sept langues, est doté d'une instruction complète, et possède son métier à fond.

Peut-on ne pas demeurer stupéfait devant un tel prodige ? Comment a-t-il donc fait, et comment ont fait tous ceux du xve et du XVIe siècles ? Où apprenaientils, comment apprenaient-ils, pour pouvoir engranger de si riches moissons ? Le contraste de cette opulence dans le savoir avec notre pauvreté n'est certainement pas sans cause. Aujourd'hui on instruit sur le papier, on croit avoir tout fait quand on y a accumulé des listes interminables de connaissances que l'élève est dans l'impossibilité de pouvoir approfondir. Contraint d'abréger devant un tel amoncellement, on ne s'adresse plus qu'à la mémoire. Or, ce n'est pas en effleurant mille choses qu'on apprend, c'est en pénétrant, en approfondissant, — n'en approfondirait-on qu'une seule — car partout la loi se retrouve. Et cette voltige superficielle, ne pouvant rien pénétrer, ne peut rien apprendre.

D'ailleurs, apprendre, c'est en réalité développer, et on ne peut développer que ce qui existe déjà, c'est-àdire que lorsque le sens, le don nécessaires sont présents. Et ce sont là choses qui ne se donnent pas — c'est la semence que la nature ne dépose que là où bon lui semble. A ces époques passées, peut-être jugeait-on préfé-


rable de s'adresser directement à l'entendement, aux facultés actives, au lieu de condamner l'élève à une passivité mortelle.

Et peut-être, en conséquence, recherchait-on avant tout la direction de son esprit, ses facultés dominantes, ses dons particuliers, puis alors on ouvrait la fenêtre.

par une leçon orale, je l'imaginerais volontiers, en lui révélant de façon vivante la genèse lumineuse de ce qui pouvait être accessible à son entendement. Après quoi le livre, où il devait retrouver tout au long la question qu'on venait de lui présenter, lui étant indiqué, il pouvait la reprendre lui-même à loisir et se l'assimiler complètement.

Le 9 mai 1600, Rubens franchit donc les portes d'Anvers pour se diriger vers l'Italie. Il court tout droit à Venise. Pendant qu'il s'absorbe dans ses études, un gentilhomme, étonné de ses travaux, parle chaleureusement de lui au duc de Mantoue, Vincent Gonzague Ier, qui, après avoir vu Rubens, lui fait faire des propositions avantageuses et l'emmène avec lui à Mantoue comme peintre officiel et gentilhomme de sa cour.

Malgré ce beau début, le duc ne le juge pas à sa valeur comme peintre et ne lui demande guère que des copies pour compléter sa collection. Et pendant les neuf années qu'il l'aura à son service, il l'autorisera à séjourner dans diverses villes d'Italie, avec, il est vrai, « la liberté de choisir lui-même les toiles à copier », mais sans lui adresser la moindre demande de travaux originaux, et de plus, en ne lui versant qu'assez irrégulièrement sa pension.


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LE COURONNEMENT DE MARIE DE MÉDICIS



Cependant, en dehors de la peinture, il doit avoir pour Rubens une estime particulière, car il lui confie la direction d'un convoi de riches présents qu'il adresse au roi d'Espagne Philippe III, et à son ministre le duc de Lerme. Chevaux et carrosse pour le roi, peintures pour le ministre qui est amateur. Malgré mille obstacles, Rubens, en cette occasion, montre son habileté, et comme ambassadeur, et comme peintre, car les toiles ont été fortement endommagées, plusieurs ont été détruites; et tout est réparé, les toiles qui manquent sont remplacées par de nouvelles qu'il vient de brosser lui-même, malgré les intrigues dont on l'entoure — le tout à la plus grande satisfaction du ministre à qui elles sont offertes.

Rentré en Italie, une lettre l'avertit, à la fin de 1608, que sa mère est gravement malade. Il part aussitôt, mais pendant le voyage il apprend sa mort. Il parviendra donc à Anvers beaucoup trop tard, en janvier 1609.

Après quelque temps de repos, il songe alors, au grand désespoir des amis qu'il a retrouvés, à repartir pour l'Italie. Mais Vénius l'appelle à Bruxelles, l'archiduc Albert et l'archiduchesse Isabelle le convient à la cour, témoignent à sa personne le plus vif intérêt, font à l'élégant cavalier un accueil des plus chaleureux, lui commandent leurs portraits, une Sainte Famille pour la chapelle du palais, et le nomment aussitôt leur peintre officiel avec les appointements voulus. Toute la cour suit le mouvement. Rubens, touché, renonce à ses projets, mais il demande à se retirer à Anvers pour travailler dans le calme. Il s'y installe auprès de son frère, qui est secrétaire de la ville, et à la fin de l'année il épouse Isabelle Brandt, sa belle-sœur. Il a alors trentedeux ans.


III. — Anvers, Paris, Madrid.

La prospérité est revenue dans la ville et tous tiennent à honorer le peintre dont la renommée grandit chaque jour. Les commandes affluent et aussi les élèves. Entre autres ouvrages, il exécute pour l'église de Sainte-Walburge L'Érection de la Croix, aujourd'hui dans le bras gauche du transept, à Notre-Dame d'Anvers (1610).

Il achète une habitation qu'il fait démolir et reconstruire à son goût, où il édifie une vaste rotonde pour y déposer sa collection de tableaux, statues, basreliefs, médailles, etc., un portique à trois voûtes, de vastes ateliers. La construction d'un mur entre son jardin et celui des arquebusiers, ses voisins, ayant soulevé un différend entre eux, ils convinrent de le régler à l'amiable, et les arquebusiers lui demandent, pour leur chapelle dans la cathédrale, un triptyque ayant rapport à la vie de saint Christophe, leur patron. Le sujet ne plaît pas à Rubens, mais il donnera satisfaction à ses voisins en transformant le sujet. L'histoire de saint Christophe (qui porte le Christ) sera remplacée par La Descente de Croix sur le panneau du milieu, par La Visitation sur celui de gauche, et sur celui de droite par La Présentation au Temple. Saint Christophe se trouve relégué sur les volets. C'est La Descente de Croix qui est maintenant dans le transept de la cathédrale, à droite et faisant pendant à l'Érection de la Croix, 1612.

Sa production prodigieuse est commencée. Voici Persée et Andromède, Les Chasses, Chute des Damnés, Jugement


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FÉLICITÉ DE LA RÉGENCE (Musée du Louvre) — 1625



dernier, La Madone aux Anges, du Louvre, La Pêche miraculeuse, exécutée en dix jours pour l'autel des poissonniers de Malines, qui la paient mille florins, Rubens estimant son travail à la journée, qu'il évalue à cent florins.

Puis les peintures pour l'église des Jésuites, à Anvers (39 toiles), exécutées avec le concours de Van Dyck, ainsi que l'Histoire de Decius Mus (cartons de tapisseries) — Communion de saint François, Le Coup de Lance, Saint Ambroise et Théodose, Bataille des Amazones, Chasse au Sanglier, Le Chapeau de poil.

Pour se débarrasser des besognes de préparation, des manœuvres matérielles qui ne sont qu'une fatigue inutile et lui prennent un temps précieux qu'il emploiera mieux ailleurs, il a recours à ses élèves nombreux et habiles, ce qui sera d'ailleurs pour eux un exercice des plus profitables. Rubens trace les esquisses, ses élèves les transportent sur la toile et les ébauchent. Puis, il retouche et achève.

Son travail est si méthodique, sa méthode si claire, sa technique si arrêtée, qu'il sait les entraîner tous comme un merveilleux chef d'orchestre, mettant chacun à sa place, confiant à chacun ce qui convient à ses aptitudes, si bien que tout revient à lui, que partout il est présent, et que généralement il est impossible de distinguer dans ses ouvrages la présence de mains étrangères. Pour lui ont travaillé Van Dyck, Jordaens, Snyders, Breughel, Van Egmont, Van Thulden, Wildens, Lucas Van Uden, Daniel Zeghers, Pierre Soutman, Erasme Quellyn, Jean Van Hoeck, etc.

En 1620, Marie de Médicis, s'étant réconciliée avec son fils Louis XIII, conçoit le projet d'orner de pein-


tures le palais du Luxembourg qu'elle vient de se faire construire, de 1615 à 1620, par Salomon Debrosse.

Elle en parle au baron de Vicq, ambassadeur de l'archiduc Albert à la cour de France, qui lui recommande Rubens.

Celui-ci vient à Paris et la reine lui commande vingt et un grands tableaux qui représenteront son histoire. Il demande à les exécuter chez lui, à Anvers, où il termine complètement dix-neuf de ces toiles. Puis il les apporte à Paris, où il voulait exécuter les deux plus grandes, disent les uns — Le Débarquement à Marseille et La Félicité de la Régence, disent les autres. Quand tout fut achevé, la reine lui demanda quatre ouvrages supplémentaires : son propre portrait en Pallas, qui devait orner la cheminée de la galerie, et les portraits du grandduc de Toscane, son père, et de la grande-duchesse sa mère; le portrait de Rubens devant clore l'entreprise.

L'exécution de ces vingt-quatre toiles lui demanda deux ans et demi.

La galerie fut inaugurée le 8 mai 1625, à l'occasion des fiançailles d'Henriette de France, sœur de Louis XIII, avec Charles Ier, roi d'Angleterre. La Fuite de Loth, qui est au Louvre, est datée de cette même année.

Marie de Médicis demanda ensuite à Rubens une seconde collection de vingt et une toiles qui devaient représenter l'histoire de Henri IV. Des difficultés diverses et finalement l'exil de la reine firent que l'entreprise fut abandonnée, il n'en reste que des esquisses.

En même temps que Marie de Médicis lui faisait la commande des vingt-quatre tableaux du Luxembourg, Louis XIII lui demandait douze cartons de tapisseries sur l'histoire de Constantin.


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MAJORITÉ DE LOUIS XIII



S'étant rencontré avec le duc de Buckingham, à Paris, celui-ci lui demanda de le peindre, et pendant les poses l'entretint de la tristesse que lui faisaient éprouver les hostilités de l'Espagne et de l'Angleterre en le priant d'en parler à l'archiduchesse Isabelle, gouvernant seule les Pays-Bas depuis la mort de son mari. Et, peu de temps après, Buckingham alla voir Rubens chez lui, à Anvers, et lui acheta une partie de sa collection pour 100.000 florins.

A la fin de juin 1626 il est frappé douloureusement par la mort de sa femme Isabelle Brandt. La secousse est violente. Voilà dix-sept ans qu'il travaille en pleine gloire, et il a près de cinquante ans. « Il n'attend plus de secours que du temps et du voyage qui pourra seul le soustraire à tant d'objets qui renouvellent sans cesse son affliction. »

Alors, il part pour la Hollande, y rend visite à divers artistes auxquels il achète nombre de leurs œuvres, et rentre à Anvers.

L'année suivante, l'infante Isabelle le charge d'une mission : il s'agissait d'un traité de paix entre l'Espagne et l'Angleterre. Mais il trouve Richelieu en travers de son chemin. Pour déjouer celui-ci, Philippe IV appelle à Madrid, en 1628, Rubens qu'il avait anobli quatre ans auparavant en même temps qu'Isabelle l'avait créé gentilhomme de sa chambre. Pour s'entretenir plus librement des affaires de l'État avec Philippe IV, il peint divers portraits de celui-ci, puis ceux de la reine Élisabeth de Bourbon, du duc d'Olivarès et d'autres personnages. Et pour occuper ses loisirs, il exécute des copies d'après le Titien, et huit grandes toiles.

Après l'avoir nommé secrétaire de son conseil privé,


Philippe IV l'envoie en Angleterre pour continuer sa mission auprès de Charles Ier. Celui-ci, pour s'isoler des importuns, le prie, lui aussi, d'exécuter son portrait, et pendant le travail Rubens lui expose les projets du roi d'Espagne. Charles Ier les approuve, et les négociations aboutissent à la paix signée en 1629. Charles Ier le crée chevalier de l'Éperon d'Or, lui donne son épée et de nombreux cadeaux.

A son retour, Isabelle l'envoie de nouveau en Espagne pour rendre compte de ses négociations. Et le roi et le duc d'Olivarès fêtent splendidement sa présence et le comblent de présents magnifiques. Sa mission étant enfin terminée, il rentre définitivement à Anvers, où l'attendent de nombreux travaux.

IV. — Hélène Fourment. — Dernières œuvres. —

Dernières années.

C'est alors que, en 1630, à l'âge de cinquante-trois ans, il épouse Hélène Fourment, sa nièce, âgée de seize ans, et il reprend ses pinceaux. Portraits d'Hélène Fourment, Promenade au Jardin, La Pelisse, Marche du Silène, Le Croc-en-Jambe, Montée au Calvaire, Martyre de saint Liévin, Massacre des Innocents, Enlèvement des Sabines, Thomyris et Cyrus et une suite de peintures ayant pour sujet l'histoire allégorique de Jacques Ier, pour la salle des banquets de Witehall à Londres.

En 1633, l'archiduchesse Isabelle meurt. Cette mort met fin à la carrière politique de Rubens. Il s'enferme


dans le calme de sa maison pour peindre, entouré de sa jeune femme et de ses enfants.

A l'occasion de l'entrée solennelle, à Anvers, de l'archiduc Ferdinand, frère de Philippe IV, nommé gouverneur des Pays-Bas, il esquisse onze compositions pour des arcs de triomphe. Atteint de la goutte, il se faisait traîner dans un fauteuil roulant pour surveiller les travaux. Et comme il n'avait pu assister aux fêtes, c'est l'archiduc qui vient lui-même le voir dans sa propre demeure, lui commande son portrait et une série de tableaux pour son frère : vingt pièces à décorer, pour lesquels Rubens donne des esquisses à ses élèves, mais en leur laissant toute liberté pour l'exécution, car ses forces s'affaiblissent — plus dix-huit toiles de sa main, parmi lesquelles Le Jugement de Pâris, Les Trois Grâces, qui scandalisèrent si fort Ferdinand, auquel Rubens essaya de faire comprendre « que c'était au nu que se voyait le mérite de la peinture ». De cette époque datent La Ronde, du Prado, La Kermesse du Louvre, Le saint Georges, Le Jardin d'Amour, Les Horreurs de la Guerre et son œuvre dernière : Le Crucifiement de saint Pierre, pour Jabach, célèbre amateur de Cologne.

Il ne peut ni livrer cette peinture, ni achever toutes celles du roi d'Espagne ; les accès de goutte se précipitent. La nature, qui jusqu'alors l'avait comblé de caresses, vient le torturer sur son lit de mort pour lui rappeler qu'elle est aveugle et qu'elle fait le mal sans raison. Enfin, le 30 mai 1640, la vie qui, pendant près de quarante ans, a débordé de sa poitrine comme un torrent resplendissant au soleil, cette vie qu'il a magnifiée de toutes les forces de son être, en un instant et pour toujours s'échappe de sa dépouille mortelle. Pour tou-


jours ses yeux se ferment, jamais plus ils ne reverront la lumière, la douce lumière du jour qui n'avait pas de secret pour eux !

Vie de gloire et de bonheur. Son existence est un chef-d'œuvre, comme sa peinture, comme sa personne.

Il fut aimé des dieux, qui lui permirent même de renouveler son génie au contact d'une seconde femme rayonnante de jeunesse et de beauté, et qui, d'un zèle infatigable, ceignirent son front des joies olympiennes de la création !

On lui fit des funérailles somptueuses dans l'église Saint-Jacques, où est son tombeau, surmonté du Saint Georges.

La vente de sa galerie fut effectuée en 1642, au Soucid'Or, une auberge d'Anvers. Elle se composait de 319 peintures, dont 93 de sa main. On y voyait, en outre, 10 toiles du Titien, 6 de Véronèse, 6 du Tintoret, 12 de Breughel le Vieux, 10 de Van Dyck, 17 d'Adrien Brauwer, et 20 copies faites par lui de portraits du Titien (1).

La production générale de Rubens atteint un chiffre considérable. On évalue à 3.000 le nombre des toiles sorties de son atelier. Un morceau ordinaire ne lui demandait que quelques jours de travail : La Pêche miraculeuse, de Malin es avec trois autres petites toiles, dix jours ; L'Adoration des Mages, du musée d'Anvers, treize jours; La Kermesse, du Louvre, une journée, dit-on, ce qui est impossible, à mon avis, à moins qu'on n'entende par là

(1) Lors de la vente qu'il fit au duc de Buckingham, on n'y comptait pas moins, en dehors des tableaux de lui, de 19 peintures de Titien, 21 de Bassan, 13 de Véronèse, 8 de Palma, 17 du Tintoret, 3 de Léonard de Vinci, 3 de Raphaël.


Photo Alinnri.

APOTHÉOSE DE HENRI IV



le travail de la couleur exclusivement, les dessous étant déjà préparés.

Il a tout peint.

Je ne puis faire ici le dénombrement de ses œuvres, ni de ses mérites, ni de ses connaissances. Si je devais envisager sa personnalité dans son ensemble, c'est l'art tout entier qu'il faudrait évoquer. Dans l'espoir d'être plus immédiatement utile, je voudrais essayer de mettre en lumière l'enseignement qui se dégage, pour un peintre, de l'œuvre de Rubens.

V. — Analyse de la Peinture de Rubens.

Mettant donc de côté tout point de vue littéraire, et laissant le champ libre aux faiseurs d'esthétique, ne cherchons ici à voir chez ce grand homme que le peintre, uniquement, le manieur prodigieux du pinceau, la façon foudroyante de simplicité et de clarté avec laquelle il sait faire jaillir les apparences de la réalité. Essayons de pénétrer son écriture, ses moyens d'expression.

Toute œuvre d'art étant régie par la raison ne peut être qu'une convention établie sur elle. Et lorsqu'on regarde une œuvre d'art sans être en possession des principes que la raison sait dégager de l'expérience, on n'a plus aucune base pour en peser la qualité. On n'est donc capable de juger que lorsque la connaissance


des difficultés permet d'apprécier comment elles ont été vaincues, par quels moyens, avec quel succès.

Cependant, la conviction générale est, au contraire, qu'on n'a pas à savoir comment une chose est faite, sous prétexte qu'il y aurait là comme une atteinte à l'indépendance nécessaire à la sensation, à la faculté que chacun a de juger, qui doivent, affirme-t-on, rester libres de toute préoccupation de métier, d'exécution, choses sans intérêt sinon pour des manœuvres, mais n'ayant aucun rapport avec l'art.

Erreur profonde. La beauté du métier, la puissance des moyens d'expression, le noble langage ne peuvent être l'apanage que du génie. L'examen des ouvrages de Rubens va nous le prouver en nous montrant l'éloquence avec laquelle sa méthode picturale SUIT LES LOIS NATURELLES, comment, portant son regard de la nature sur sa palette qui doit la transposer de toute nécessité, il sait faire suivre à son pinceau les chemins mêmes que suit la nature.

Lois naturelles. — Quels sont donc ces chemins que suit la nature ?

Le spectacle naturel ne nous est rendu complètement visible que grâce au « relief ». Sans l'intervention de la troisième dimension, l'épaisseur, les objets ne nous montreraient plus que leur hauteur et leur largeur, et tout s'inscrirait alors sur un même plan, tout relief serait supprimé, comme toute distance, toute profondeur.

Le relief est créé par l'ondulation de la lumière sur la saillie des corps. Elle détermine ainsi à l'endroit


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MARIAGE DE MARIE DE MÉDICIS ET DE HENRI IV



qu'elle frappe une clarté dominant ce qui l'entoure.

La saillie, en accrochant la lumière sur un de ses côtés, projette sur l'autre côté l'ombre, qui est son complément nécessaire, car sans celle-ci la lumière n'apparaîtrait pas. Et l'ombre et la lumière de cette saillie seront plus puissantes que le fond sur lequel elles s'appuient, sous peine de ne pas s'en détacher et par conséquent de perdre toute visibilité.

Ce jeu de la lumière et de l'ombre constitue le « clairobscur ».

En poursuivant nos observations sur la nature, nous constaterons en outre : 1° Que la lumière exprimant la saillie est solide, opaque, tandis que l'ombre est, par contraste, fluide et transparente — fumée, sfumato, disaient les Italiens ; 2° Que saillies et ombres apparaissent dans la nature avec des qualités particulières d'opacité ou de légèreté résultant des qualités diverses de la matière propre des objets ; 3° Que les objets se rapprochent ou s'éloignent suivant la vigueur des saillies et des ombres qui vont diminuant de plus en plus dans l'éloignement ; 4° Que, dans un jour propice, les couleurs dont ces corps sont revêtus se distinguent nettement les unes des autres dans la lumière, tandis qu'au contraire elles vont s'atténuant dans l'ombre, où elles s'évanouiront parfois jusqu'à devenir mystérieuses — et que si l'effet, c'est-à-dire le contraste de la lumière et de l'ombre, est assez puissant, on voit s'affirmer de plus en plus la parenté des ombres, à côté de la variété de couleur des lumières. Il est évident que dans l'ombre même et plus elle sera légère, plus la couleur de l'objet persis-


tera, mais déjà elle ne sera plus égale à celle qui est dans la lumière. Plus l'ombre augmentera de puissance, plus celle de la couleur propre des objets, qu'on a appelée « couleur locale », disparaîtra pour faire place à l'ombre qui a une teinte et une qualité particulières.

Voilà ce que nous montre la nature, voilà les chemins qu'elle suit pour nous apparaître.

Comment l'artiste pourra-t-il rappeler ces sensations ressenties devant la nature ?

Lois picturales. — Qu'emploie-t-on pour peindre ?

Des poudres broyées avec de l'huile qui sert d'agglutinant. On obtient ainsi des « pâtes » plus ou moins épaisses qui servent à « couvrir », à « donner du corps », du relief, grâce à des empâtements variés.

Par addition de liquide, ces pâtes peuvent être modifiées en pâtes plus légères ou « demi-pâtes », et en de véritables liquides colorés qu'on appelle les « glacis » qui laissent transparaître le dessous à travers leur couche mince.

Le judicieux emploi de ces états différents des poudres broyées permettra de satisfaire, sur la surface peinte, aux quatre lois naturelles signalées ci-dessus : 1° Le relief des parties lumineuses, opaques, par les empâtements, contrairement aux parties d'ombre qui, réclamant la fluidité, la transparence, appellent les couleurs liquides ; 2° Les différences correspondantes de légèreté ou d'opacité que les objets, en leurs qualités diverses de matière, présentent dans la nature ; 30 Le rapprochement ou l'éloignement relatif des


L'ADORATION DES MAGES



objets, par la vigueur ou la diminution des empâtements et des ombres ; 4° Leur coloration ,qui, en venant recouvrir, avec un jeu de nuances également, ces premiers éléments de clair-obscur, achèvera la réalisation.

Le tout conformément aux indications de la nature.

D'où il suit, pour le peintre, que la lumière appelle la pâte et la couleur, et que l'ombre les repousse. Aussi Rubens recommande-t-il expressément de bannir tout blanc (qui est la couleur opaque par excellence) de l'ombre, qui doit rester transparente, sous peine de tout avilir, de tout aplatir.

La lumière est donc figurée par le blanc, matière opaque et froide. Pour en faire valoir l'effet, l'ombre sera d'un ton chaud et neutre, sans couleur réelle, sinon elle deviendrait l'égale des couleurs en lumière.

Lumière froide et opaque.

Ombre transparente et chaude.

Il s'agit là d'un ton chaud et neutre qu'il ne faudrait pas confondre avec les tons chauds dont parlent cerrains peintres actuels, qui classent parmi ceux-ci les « couleurs » jaunes et rouges, et parmi les tons froids les « couleurs » bleues et vertes. Ce sont là des couleurs proprement dites, et pour nous il s'agit d'un ton chaud de l'ombre qui doit faire opposition au ton froid du blanc et du gris de la saillie.

Clair-obscur, matière, couleur. — Les lois naturelles étant connues, puis les lois picturales qui en découlent, il ne reste plus qu'à savoir comment il faut opérer pour être assuré du succès.


Rubens va nous le dire.

L'art s'appuie sur la nature, mais réalité et art sont deux choses distinctes.

Dans la nature, tout entre en vibration sous l'action de la lumière, tout ondule (1), lignes, tons (2) et couleurs.

L'artiste, en se servant de la nature, la transporte donc de son domaine essentiellement mobile dans le domaine immobile de l'art, ce qui n'est pas sans exiger quelques opérations réclamant elles-mêmes des connaissances spéciales, et qui constituent LA TRANSPOSITION, matériellement inévitable.

Sur la surface plane qu'est la toile, le peintre ne peut logiquement simuler l'apparence des objets divers qui composent le spectacle naturel qu'en ayant recours au principe même qui régit leur visibilité : le relief, dont l'expression variée établira dans son ouvrage le jeu de la saillie et de la profondeur que montre son modèle.

La peinture est l'expression de la lumière par la conjugaison du clair-obscur et de la couleur.

En conséquence, c'est aux jeux du clair-obscur qu'il

(1) Dans la nature tout ondule. Les corrections apportées par les Grecs dans la construction de leurs temples pour rétablir le jeu rythmique des lignes qu'est venu troubler l'action de la lumière, prouve que cette loi ne date pas d'aujourd'hui. Je veux parler : de la surélévation, en son milieu, de la base du fronton; du rapprochement des chapitaux vers le centre de l'édifice; du renforcement des colonnes d'angle; du relèvement des dallages et des marches en leur centre ; et dans les statues, de l'allongement des jambes, du genou au sol.

Les causes des modifications, des déformations apportées par l'apparence et qui ont nécessité ces corrections, trouveront leur explication ailleurs.

(2) Le ton, c'est la puissance de clair-obscur, du noir au blanc, travail de grisaille.


lui faut demander tout d'abord les moyens de rappeler la vérité naturelle. Mais pratiquement, pour que lumières et ombres apparaissent nettement et dans leurs justes rapports, elles devront être posées sur un champ favorable, un ton moyen, sur lequel leur variété permettra de fixer les saillies et les ombres, dans toutes leurs nuances, à toutes leurs distances.

Cependant il est un autre facteur : en plus du jeu du clair et de l'obscur et du jeu de la couleur qui vient se poser dessus, ce n'est, en outre, que par le jeu constant des épaisseurs lumineuses et des ombres transparentes que l'artiste, au lieu de revenir fatalement (par l'uniformité des matières) à la surface plane, peut au contraire faire entrer l'air de toutes parts, et que, traduisant ainsi le jeu complet de l'ombre et de la lumière, il donnera une illusion vraiment puissante de la nature, car alors il exprimera totalement la vibration lumineuse créatrice du relief, par lequel le monde visible nous est lui-même rendu sensible.

Le travail nécessite par conséquent deux opérations : un travail de dessous, pâtes et transparences pour établir les lumières et les ombres, ce que le Titien appelait « le lit de la peinture », sur lequel, seconde opération, vient se « coucher » le travail final des couleurs (ces couleurs peuvent parfois être posées directement sur le champ de la toile, ou au contraire nécessiter une préparation de dessous, suivant le rôle qu'elles doivent jouer et leur puissance colorante particulière).

Ne jamais maçonner, mais poursuivre dans leur ondulation les jeux du clair-obscur, de la matière et de la couleur. La peinture est là tout entière, et c'est par ce jeu constant que Rubens est vainqueur. Nul mieux


que lui n'a su faire voltiger l'air et la lumière. Aucun effort, aucun renforcement ne lui sont nécessaires. Il pourvoit à tout dans la gamme naturelle et sait trouver dans cette mesure la puissance totale.

Ses ouvrages, d'une exécution si directe, si pure de tout artifice, vont nous offrir le moyen de vérifier les observations ci-dessus. Nous y verrons si ces observations sont justes d'abord, et par conséquent si elles étaient vraies pour lui également, et en outre comment il a su satisfaire aux nécessités qu'elles imposent au peintre, quels moyens il a employés à cet effet, et quelle méthode il s'était constituée pour le faire avec l'aisance et la sûreté qui le distinguent entre tous.

VI. — La Technique de Rubens étudiée au Louvre.

Débarquement de Marie de Médicis.

Entrons au Louvre, pénétrons dans la salle où se trouvent dix-huit des vingt-quatre décorations qu'il a peintes pour le palais du Luxembourg, sur les ordres de Marie de Médicis. Elles sont exécutées sur des toiles préparées en gris. Sur ce ton gris, de fond, Rubens attaque son travail par un tracé des contours, à la craie, au fusain ou au bistre, et une indication des ombres à l'aide d'une teinte bistrée et transparente.

Mais pour opérer de façon plus précise, plaçons-nous devant Le Débarquement de Marie de Médicis au port de Marseille, le deuxième panneau sur le grand côté, à gauche en descendant dans la salle, car c'est un des


LA KERMESSE



plus explicites au point de vue de la construction du tableau qui nous intéresse, la couleur venant s'ajouter avec une telle aisance sur un premier travail de préparation si solide et si réalisé déjà, qu'elle semble en vérité avoir été ajoutée comme « par-dessus le marché ». Et il apparaît clairement que l'assemblage des couleurs choisies pour achever le tableau pourrait être tout autre qu'il n'est sans que rien fût changé à la substance même de l'ouvrage.

Étudions d'abord le travail du bistre sur le ton gris du fond : 1° Travail du bistre. — Nous le trouvons très visible, posé directement sur la toile tel qu'il l'a été dès le début du travail, dans les parties les plus proches et les plus ombrées, dans le torse du vieux triton, au premier plan, qui, à partir de l'épaule, se trouve dans l'ombre, et où l'on voit apparaître le fond gris à travers les teintes variées du bistre, au-dessus et à droite des deux sirènes du centre, dans les parties ombrées de celle de droite et dans le pieu autour duquel elle enroule le cordage qui vient de l'embarcation.

Derrière, au deuxième plan, dans certaines parties de la galère, de la draperie rouge qui la recouvre et du tapis rouge étendu sur la passerelle de débarquement.

2° Travail de la grisaille. — A ces bistres variés d'intensité, posés directement sur la toile grise et réservés aux parties proches qui sont dans l'ombre, vont s'opposer les pâtes lumineuses.

Dans le ciel, Rubens se tient dans des gris qui vont s'éclaircissant dans la partie inférieure.

Pour les objets moins lumineux, plus solides que le ciel, l'architecture qui est à droite, le mât du vais-


seau, sa vergue, le drapeau, une des ailes de la renommée qui est dans le ciel, il a recours à des gris beaucoup plus soutenus.

Dans les figures du deuxième plan qui entourent la reine sur la passerelle, il aborde des lumières plus fortes, des pâtes plus pleines, plus écrites et plus claires. Pour attirer l'importance sur la reine, non seulement il la place au centre et lui fait dominer les autres par sa stature, mais il recourt à une écriture plus accentuée par des gris plus vigoureux dans les plis de sa robe qui donneront à cette robe le pas sur celle de la dame placée à sa droite et en avant d'elle. La jupe de cette dernière est plus claire dans sa masse, il est vrai, mais elle est plus veule étant privée d'accents, d'oppositions d'ombre et de lumière.

Dans la figure de la France et dans celles qui lui sont associées à droite, même jeu nuancé de gris et de blanc, ainsi que sous le bleu du manteau aux fleurs de lys.

Dans le revers de ce manteau, relevé avec intention, nous voyons, comme dans la robe de la reine, la solidité d'exécution et la lumière augmenter, pour favoriser le relief de ces parties sur le ciel qui est lui-même vigoureux à cet endroit.

Enfin, dans la figure du capitaine qui se montre à l'avant du bateau et dans celle qui se trouve entre la reine et la France, les gris atteignent leur maximum d'intensité, puisqu'il s'agit ici de costumes noirs. Mais le costume du capitaine me paraît être de grisaille pleine, tandis que la robe de la dame qui est à côté de la reine est fait en frottis pour être moins solide.

Et dans tout ce que nous venons d'examiner au point de vue de la grisaille, se distingue nettement le jeu des


l'Imta Giiutudon

LE TOURNO!



matières diverses : ciel, pierre, étoffes, chairs, en même temps que l'autorité progressive qu'elles prennent en avançant vers le devant du tableau.

Descendons au premier plan où se développent les figures nues des trois sirènes. Ici nous trouvons le travail des pâtes pleines avec toute la solidité, mais aussi avec toute la souplesse, la morbidesse, que réclament des chairs de femmes et dont est capable la maîtrise d'un Rubens.

Sirène du milieu. La partie supérieure de sa cuisse gauche, éclairée, est couleur chair ; la partie inférieure est grise. Ici c'est le fond de la toile avec quelques touches seulement de gris plus clair ou plus foncé et de bistre léger se liant avec l'ombre qui souligne la cuisse dans toute sa longueur d'un bistre très vigoureux. La queue de poisson, qui remplace la jambe, est obtenue sur le fond même de la toile par des touches claires ou des empâtements fermes comme des rehauts posés par places et que complètent quelques glacis bleus par endroits. Sous le pli de la fesse droite, de façon non moins précise, on retrouve le gris qu'on peut suivre partout sous les luisants de l'eau, et nous le revoyons encore à la naissance du bras gauche, près de l'aisselle, sous le menton, auprès des seins.

Sirène de gauche. Le gris apparaît sous le menton, au-dessus du sein gauche, au ventre, au bas de la cuisse à gauche, à la partie inférieure de la jambe.

Sous le sein gauche des deux sirènes blondes, le fond gris est recouvert d'ombres assez vigoureuses de bistre et de reflets colorés.

Sirène de droite, vue de dos. Sa cuisse droite plonge dans l'eau et nous montre le gris de la toile très légère-


ment chauffé de bistre. L'ombre de la fesse gauche : gris de la toile avec bistre vigoureux, puis reflet coloré superposé ; plus bas, dans la cuisse, au contraire, l'ombre, un peu moins vaillante, est de bistre seulement sur le gris, et le reflet léger est fait par le fond même de la toile. Ce qui prouve la préoccupation constante du « jeu » qu'a Rubens. Au flanc droit, introduction de reflet dans le bistre. A l'avant-bras gauche, la partie qui est dans l'ombre est sans couleur, alors que le coude et la main sont couleur chair, parce qu'ils reçoivent la lumière.

Remarquer dans la queue arrondie de cette sirène, tout au bord du cadre, le travail en grisaille, ajouté, et, dans tout le bas du tableau, la désinvolture et la sécurité avec lesquelles l'eau est traitée. On y voit partout le fond de la toile sous les traînées de pinceau qui accrochent les luisants.

Nous venons d'examiner le travail du dessous dans ses quatre parties : lumière, demi-teinte, ombre et reflet. L'ombre est de bistre. Pour les demi-teintes, c'est le gris de la toile. Les reflets sont obtenus par un gris moyen, plus clair que le gris de la toile, et introduit dans la teinte bistrée de l'ombre. Et dans les lumières nous arrivons au travail des pâtes pleines, qui se nourrissent en raison de la saillie et de la lumière et s'assouplissent dans les « passages » ou « tournants ».

Ce travail, qui constitue la première des deux opérations nécessaires à la réalisation complète du tableau — travail des pâtes pour les lumières, des gris pour les demi-teintes et les reflets, et transparences bistrées


Photo Cinntdou.

LA FUITE DE LOTH



pour les ombres — procède donc tout entier du bistre et de la grisaille que, pour cette raison, nous avons retrouvés tous deux si nettement visibles en nombre d'endroits.

Si à ce moment on considère cet ouvrage en cherchant à le voir tel qu'il serait en faisant abstraction totale de la couleur, et en ne voulant voir que le seul travail du bistre et de la grisaille qui vient d'être décrit, on peut concevoir facilement l'aspect que pouvait avoir le tableau à cet instant précis. Et on sent alors très nettement qu'il était déjà presque complet. Je veux dire que si, à ce moment, une épreuve photographique avait pu en être faite, cette épreuve donnerait (grâce à la seule réalisation du clair-obscur qu'elle reproduirait) une épreuve assez rapprochée de celle qui serait obtenue après son entier achèvement par la mise en couleur.

3° La couleur. — Sur une préparation semblable, la couleur doit venir se poser toute seule ; tel est le sentiment qu'on éprouve. Et, en effet, ce fut un jeu pour Rubens — mais c'était Rubens, il est vrai. Et dans ce premier travail tout a été par lui préparé sciemment pour recevoir les couleurs qu'il destinait à l'orchestration colorée de son tableau.

Pour l'introduction de cette couleur, il va même trouver dans ses dessous des appuis si puissants qu'il lui suffira de trois couleurs sonores pour donner à sa composition toute la richesse qu'elle réclame : un seul rouge pour les deux draperies qui recouvrent le bateau et la passerelle; le bleu du manteau aux fleurs de lys; les dorures de la galère. Les noirs de l'armure et de la chasuble décorée d'une croix de Malte qui revêtent le capitaine, ainsi que ceux de la robe de l'une des suivantes de la reine, sont là pour rehausser, pour faire valoir


la sonorité de ces couleurs véritables. Je mets à part les carnations qui ne sont pas des couleurs puissantes.

Et l'ouvrage s'achève en un tour de main, sans effort : un glacis dore l'embarcation, un canon crache sa flamme, quelques tritons et quelques matelots animent les espaces vides de leurs peaux cuivrées pendant que des trompettes sonnent leurs fanfares.

La galère est colorée par glacis dorés sur le premier travail de bistre, de gris, et de rehauts de blanc pour les brillants des parties sculptées.

Les draperies rouges, préparées par un travail de bistre pour les ombres, le gris de la toile servant aux demi-teintes, et les arêtes et plis lumineux en gris clair ou empâtements de blanc, sont revêtues ensuite d'un glacis rouge, nuancé lui-même, bien entendu.

Les chairs : pour les sirènes, qui sont en pleine lumière, un glacis pur serait trop maigre, trop vitreux, dépourvu de corps et de moelleux. Ici, il faut habiller la grisaille plus grassement et avoir recours aux demipâtes colorées qui, se liant merveilleusement au dessous qui les soutient, le renforcent lui-même à leur tour et lui donnent toute la plénitude et toute la souplesse voulues — ce qui me paraît lisible surtout dans la sirène de dos qui est plus colorée.

Le triton du premier plan, Nous avons parlé de la partie de son torse qui est dans l'ombre. Dans les parties éclairées, sa peau bronzée ne réclame pas — par rapport aux carnations éclatantes des sirènes — un dessous aussi chargé de lumière. Rubens ne mettra donc de pâtes et de blancs qu'aux parties saillantes des muscles et tiendra le reste dans le gris. Puis il habillera le tout d'une demi-pâte cuivrée.


Sur le triton qui est derrière et pousse l'embarcation, observer la dégradation de la coloration cuivrée, par rapport à celle du premier : moins de couleur, et, dessous, moins de blanc, moins de pâte, partout on voit apparaître le gris.

Sur l'épaule du triton du premier plan, même dégradation de couleur : la puissance de coloration se trouve sur les parties antérieures qui reçoivent la pleine lumière, et elle disparaît sur l'omoplate qui tourne vers l'ombre.

Chevelures des quatre figures du premier plan : Celle du triton : noir et blanc, avec très légères teintes par dessus.

Les deux blondes : grisaille recouverte de couleur plus chaude pour celle de gauche.

La brune : bistre et luisants recouverts d'un ton un peu roux.

Quant aux carnations des personnages du deuxième plan, il est facile d'en déduire l'exécution d'après ce que nous venons de voir dans les sirènes. Plus éloignées, elles ont un moindre besoin de plénitude, de demipâtes colorées, par conséquent. Remarquer la coloration de la figure ailée, par parties seulement.

Telle est dans son ensemble la marche suivie par Rubens, ainsi que je crois le voir sans le secours d'aucun escabeau, par conséquent d'un peu loin, malheureusement. Pour aller jusqu'au fond, que de choses il resterait à dire !

Ai-je été fidèle ? Malgré la difficulté de donner par écrit des explications si détaillées, malgré mon insuffisance surtout et la fatigue qu'elle doit provoquer et


dont je m'excuse, me suis-je fait comprendre quand même — ou plutôt ai-je fait comprendre la progression raisonnée du travail de Rubens, son éclatante logique, sa lumineuse simplicité, sources de sa toutepuissance par la clarté incomparable qu'elles ont assurée à son langage ? — Si oui, la vérité est apparue, et j'ai réussi.

Mais quitterons-nous cette salle sans bénéficier de quelques-unes des leçons magistrales que Rubens nous offre avec prodigalité dans les ouvrages réunis ici à la gloire de Marie de Médicis, et surtout à la sienne ?

VII. — Naissance de Louis XIII.

Le travail de grisaille est facile à voir : dans le ciel, dans les chairs de la reine, dans le linge du corsage et de la jupe, dans l'hermine, dans le coussin sur lequel elle appuie le bras gauche, dans l'étoffe qui enveloppe ses jambes d'un drapé si opulent (sous la coloration violette qui la recouvre).

Les pieds de la reine, devant lesquels tous les connaisseurs se sont extasiés, doivent leur charme au jeu de quatre couleurs : 1° l'ivoire de la lumière ; 2° les roses du talon gauche et des orteils du pied droit ; 3° un gris à la partie antérieure de la jambe gauche et sous la cheville, sensible également dans plusieurs parties du pied droit, gris qui fait tout chanter, en même temps qu'à la jambe gauche il sert de passage entre la


LA DESCENTE DE CROIX



lumière et 4° le bistre blond qui silhouette le bord antérieur de cette jambe, descend sur le coup de pied et borde avec douceur le contour interne de la jambe et du pied droits ; couleurs en demi-pâte posées sur un clair-obscur des plus fins, d'une demi-teinte générale, dans laquelle se distinguent deux ou trois lumières dominantes.

Regarder le travail du socle sur lequel reposent ces pieds. L'autorité est à gauche — blanc, pâte, couleur forte sont donc de ce côté — tandis qu'à droite le blanc est moins fort, la touche moins nourrie, la couleur plus faible. Nous retrouverons un exemple analogue dans La Félicité de la Régence, pour l'exécution d'une trompette, au bas de la toile, avec des différences que je détaillerai quand nous serons devant cette toile.

Notons ici que, afin que ce socle qui se présente de face demeure sur un même plan dans toute sa largeur — bien que le côté gauche soit plus éclairé que le droit — si lumière, pâte et couleur sont plus faibles à droite à cet effet, en revanche, à droite le ton local de l'objet conserve l'autorité nécessaire pour que ce côté soit maintenu sur le même plan que l'autre.

Les deux socques de la reine sont soulignés par un trait gris plus foncé que le fond de la toile et que nous retrouvons également entre le coin gauche du socle et l'extrémité inférieure de la corne d'abondance, et qui, à cet endroit, serait comme le prolongement du tapis dont l'exécution aurait été arrêtée là.

Ce qui prouverait que, ayant besoin de plus de solidité pour le socle, pour les pieds du lit, et peut-être aussi pour l'étoffe violette, le gris du fond aurait été


sur toute cette surface renforcé d'un gris plus foncé.

Nous retrouverons en effet tout à l'heure, dans Le Mariage à Lyon, un travail semblable pour le dessous des lions. Partant d'un gris moyen qui est suffisant le plus généralement, Rubens augmenterait donc l'intensité de ce fond gris dans les endroits où il aurait besoin d'un ton plus fort.

Dans la grande figure d'homme, à droite, de haut en bas, ombres en bistre transparent (quelques touches de demi-teinte au flanc). Ce vide des ombres contraste avec la plénitude du reste du corps qui est en pleine lumière. Elles sont traitées comme celles du premier triton dans Le Débarquement, parce qu'un travail plus complet serait tout à fait inutile en raison de la proximité du cadre, et que cette ombre maigre contribue, en outre, à faire « avancer » les masses lumineuses de cette figure.

L'étoffe bleue qui recouvre la hanche de cette figure, ainsi que le corsage de la Ville de Florence, derrière la reine, comme à l'aquarelle, sur indications légères de lumières et d'ombres, en dessous. Nous verrons beaucoup d'étoffes ainsi traitées.

Le petit chien, à pleine pâte. Travail du poil. Les taches jaunes, par-dessus, en glacis très visibles.

La figure de la Fécondité, debout, à gauche, est vêtue d'une robe d'or dont l'éclat me paraît d'une puissance incomparable.

Les lumières cassantes de cette soie ont le brillant même de la nature au plein soleil, et on reste confondu quand on constate la simplicité des moyens employés.

Après avoir, sur le fond gris de la toile, tracé cette robe, bistré les ombres fortes et éclairé les parties plus lumi-


l'h'itn flmifsf/ini'/t.

LA CHASSE AUX LIONS



neuses, tous les éclats de cette étoffe cassante sont exécutés par un premier travail d'empâtements blancs.

Après quoi, lorsque le tout est sec, Rubens passe à la coloration et teinte sa robe de jaune comme avec de l'aquarelle, en faisant jouer la couleur par le plus ou moins d'épaisseur, tout en restant toujours dans la transparence. Examiner à ce sujet les parties de la robe qui avoisinent le cadre et qui sont glacées sur le travail du terrain qui sépare cette robe du cadre et qu'on perçoit très facilement à travers le glacis. En outre, pour satisfaire aux lois de la vibration, il nuance par endroits la teinte jaune qu'il a choisie, d'une teinte plus colorée. Si cette teinte générale est de terre d'Italie, par exemple, il introduit par places une pointe de Sienne brûlée.

La robe est maintenant de la couleur jaune qui convient. Le jeu est complet, lumières, demi-teintes et ombres sont en place. Mais les brillants n'ont pas l'éclat de ceux de la soie, ils manquent de puissance. C'est alors que d'une pâte ferme et d'un pinceau rude les cassures éclatantes de l'étoffe sont âprement reprises, en épaisseur de vigoureux rehauts (blanc pur qui sera légèrement glacé de jaune ensuite), par-dessus les premiers blancs qu'on aperçoit souvent en dessous. Pour éviter l'égalité, ces premiers blancs ont été conservés en plusieurs endroits, sans qu'il leur soit apposé de rehauts, ce qui est facile à constater dans le bas de la robe par exemple, où le premier rehaut n'apparaît qu'au tiers inférieur de la jambe gauche. Et c'est par le contraste de la minceur des matières qui ont servi à la coloration de la robe avec la fermeté de ces rehauts blancs que le tour de force est réalisé.


Puissance et simplicité sont ici réunies. Si dans cette minceur des matières colorantes on s'aventurait à introduire des couleurs pleines, empâtées, dans l'espoir d'obtenir plus de solidité et plus de couleur, tout s'affaisserait immédiatement (1).

Cette robe est une merveille de sonorité, un miracle que Rubens accomplit constamment sans le moindre effort, grâce à sa méthode impeccable.

Le reste du tableau est facile à lire.

VIII. — Couronnement de Marie de Médicis.

Le bleu occupe le tiers du tableau. Il colore le tapis, les robes et les manteaux de cour de la reine et de ses suivantes. Mais c'est une couleur froide, et il serait à craindre que, répandue sur des surfaces si grandes, elle ne déterminât une uniformité glaciale et une lourdeur inacceptable. Il va falloir en jouer, en l'aérant pour ainsi dire, afin d'éviter le « placage ». Le problème consiste donc à donner partout la sensation du bleu eu évitant une coloration pesante.

A cet effet, Rubens a soin d'abord de placer la plus grande partie de ces masses bleues dans la demi-teinte et dans l'ombre, de sorte que l'autorité sera reportée

(1) C'est ce que prouvent clairement les trois touches de couleurs en pleine pâte qu'un copiste osa poser un jour sur une autre robe d'or de Rubens, pour échantillonner les trois jaunes de la lumière, de la demi-teinte et de l'ombre. Ces trois touches font l'effet de pains à cacheter, d'un placage, elles ne sont plus dans l'atmosphère où baignent les couleurs de Rubens.


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sur les chairs, les collerettes et les revers en hermine qui accompagnent chaque manteau, et dont les gris et les blancs activeront en même temps la sonorité des bleus. Ces gris et ces blancs sont en pleines pâtes, alors que la plus grande partie des bleus est en glacis légers sur le fond de la toile.

De cette masse générale occupée par le bleu émergent quelques notes plus sonores, d'un bleu plus ardent, et ainsi progressivement échelonnées : D'abord, le manteau de la dame de dos, au premier phn, à gauche, où se trouve le bleu le plus strident sur l'épaule, les hanches, la traîne.

Puis, la manche de la reine, le bas de son manteau, le cordon du dauphin.

Ensuite, les deux dames du centre, plus en arrière, d'un bleu plus léger.

Quant au tapis, il est d'un bleu plus doux, mais de pâte très solide, très vaillante par-dessous, parce qu'il est très épais, très pesant, et que, de plus, il reçoit largement la lumière d'en haut.

Finalement, dans la masse générale des robes et des manteaux, tout paraît réellement bleu à distance.

Mais, approchez-vous pour examiner le travail de plus près ; alors, là où vous vous attendiez à trouver du bleu, c'est le bistre de l'ombre ou le gris du fond qui vous apparaissent. Rubens donne donc ici la sensation du bleu sans en mettre aucunement, ou si peu, en maints endroits.

Travail de dessous connu : tracé et massage des ombres en bistre sur le fond gris, puis les lumières nécessaires en gris plus clairs, et empâtées suivant leur force, comme dans le tapis et dans le costume de la dame de


dos au premier plan, etc. Quant à la coloration, elle est obtenue par des teintes liquides recouvrant surtout les lumières et les demi-teintes, mais cédant la place au bistre dans les ombres et parfois même au gris.

Considérer les modifications du travail dans les costumes des deux dames du premier plan à gauche. Celle de dos est en avant et son manteau est en lumière, il est donc teinté du bleu le plus strident, et les parties en lumière sont, dessous, d'une pâte solide en gris clair.

Au contraire, la jupe de sa voisine, qui est contre le cadre, est dans l'ombre ; elle est donc faite de simples frottis, avec indication légère des dessins qui l'ornent, et partout on perçoit le fond de la toile à peine couvert.

Mais voyez au-dessus, en haut de cette jupe, le coude qui se montre en lumière; immédiatement, solidité et couleur réapparaissent en contraste avec le vide de la jupe qui, de ce fait, est plongée dans l'ombre. Et la dame de dos, encadrée ainsi à gauche par cette jupe à vide, l'est également à droite par un travail semblable, ce qui donne à toute la figure la puissance de relief qu'elle réclame.

Les deux cardinaux en robes rouges. La simarre du deuxième cardinal est plus claire que celle du premier.

Dans le travail de dessous, des lumières ont été préparées en assez grand nombre, et le rouge qui les recouvre est de couleur plus claire que celui du premier cardinal.

Chez celui-ci, point ou peu de lumières en dessous, mais les ombres sont plus fortes que celles du second, et, pour achever de mettre cette première robe en avant de l'autre, Rubens a recours à la puissance colorante.

Ici, le rouge est plus foncé que l'autre, mais il est plus pur, plus nourri, plus « timbré » que l'autre. Ainsi, par


sa sonorité, la robe du premier cardinal, quoique plus foncée, se trouve à sa place, en avant de celle du second.

En revanche, des deux revers blancs qui recouvrent les épaules de ces deux cardinaux, c'est le premier qui prend le pas sur l'autre en étant deux fois plus blanc que lui.

IX. — Félicité de la Régence.

Une trompette, un cahier de musique, des papiers enroulés, un compas : leçon magnifique.

A une époque qui n'est pas très lointaine, on s'est fiévreusement préoccupé des « valeurs » — qui ne sont autre chose que le clair-obscur — mais sans soupçonner alors les moyens picturaux qui en permettent véritablement la réalisation. Nous allons voir ici comment Rubens, qui connaissait à fond la question, a su la résoudre.

La trompette est placée obliquement, en raccourci.

Il s'agit donc de la mettre « en valeur », c'est-à-dire de faire fuir l'extrémité supérieure qui est en arrière et de faire venir en avant le pavillon. L'opération est des plus simples. Le pavillon sera exécuté avec une pâte grise assez pleine, dont le ton (1) et l'épaisseur vont en diminuant jusqu'à l'embouchure de l'instrument, qui est plus éloignée. De même, la lumière ou le luisant de l'instrument remontera vers l'embouchure en s'amin-

(1) Le ton, c'est la force de grisaille, claire ou foncée, nous l'avons dit déjà.


cissant et en s'affaiblissant. Sur le bord du pavillon, quelques touches claires dentelées perpendiculairement en accentueront le relief. Voilà pour le travail de dessous.

Par-dessus, même opération pour la coloration. La couleur posée sur le pavillon va se dégrader en s'éloignant, comme il a été fait tout à l'heure pour le gris et pour le blanc. Et la « perspective aérienne » est réalisée, les valeurs sont justes, l'objet fuit, s'enfonce dans le tableau. Le raccourci est complet, accord parfait du tracé, du clair-obscur, de la matière, de la couleur.

Notons ici les différences d'exécution qui existent entre celle de cette trompette, dont j'ai annoncé le détail plus haut, et celle du socle, dans la Naissance de Louis XIII. L'objet qui nous occupe ici se présente en perspective. Quant il s'agissait du socle, l'objet, au contraire, se présentait de face dans toute sa largeur.

Nous avons vu alors que si lumière, pâte et couleur s'affaiblissaient du côté droit, moins éclairé, en revanche, la puissance du ton local, du gris, était maintenue de ce côté de façon à le garder sur le même plan que l'autre.

Pour la trompette, qui est en raccourci, il devra en être autrement, et le ton, au lieu de conserver, comme dans le socle, la même autorité depuis le pavillon jusqu'à l'embouchure qui est plus éloignée (ce qui remettrait tout sur un même plan), le ton local s'affaiblit en même temps que lumière, pâte et couleur. C'est-à-dire que, en partant du pavillon avec un gris donné, ce ton va en s'affaiblissant, en s'éclaircissant, vers l'extrémité plus éloignée.

Même travail dans le cahier de musique, les papiers enroulés, le compas gris fer. La pâte gonfle et s'éclaire


Fhutu (xiraurtùii.

LE COUP DE LANCE



dans les lumières, s'amincit et fonce dans les demiteintes et dans les ombres, et tout y est : cassures, tournants, lumières, ombres, reflets, transparences.

Maniement des pâtes à remarquer, toujours le jeu des matières.

Est-il une leçon plus simple et plus frappante, éclairant plus nettement le triple principe de la méthode : ton, matière, couleur, réunissant leur vigueur aux points de force de l'objet.

La jambe du satyre, au bord du cadre, en bas.

Il est un autre mot dont on n'a pas fait un moindre abus, « les sacrifices ». On entendait par là une exécution négligée volontairement, dans les parties moins importantes, pour donner plus de force aux autres.

Expression et compréhension assez inexactes, car elles pourraient laisser supposer qu'il s'agit d'escamotage.

La vérité est dans ce que nous montre cette jambe de satyre : exécution appropriée à la place occupée par l'objet et au rôle qu'il joue. Ce qu'il faut, comme il faut, quand il faut.

Il y a deux raisons au travail mince adopté ici par Rubens : 1° Cette jambe est exécutée presque entièrement par demi-pâtes colorées sur le fond de la toile, et sur quelques lumières ménagées avec soin — parce que Rubens cherche autre chose que le trompe-l'œil ; 2° Dans ce travail relativement mince, la réalisation est complète, mais elle l'est au degré de puissance qui lui convient ici, parce que la carnation du satyre ne comporte pas un dessous aussi lumineux que les carnations étincelantes des enfants et des femmes qui sont au-dessus.

Et Rubens, fidèle à son principe, répète ici ce qu'il a


fait pour le triton et les sirènes du Débarquement, il subordonne la luminosité du satyre à celle des corps plus lumineux qui l'entourent ; donc, moins de pâtes, moins de blancs.

Son principe est toujours, non pas de maçonner un morceau, mais de faire sortir la lumière et le relief relativement, et par les seules touches indispensables. Et c'est pourquoi, à cette occasion, il nous est permis de constater que le pied de la France, qui sort du cadre, en bas, à gauche, ne peut pas être de lui, parce qu'il est «bourré».

X. — Majorité de Louis XIII et Apothéose de Henri IV.

La Majorité de Louis XIII.

L'eau, le dauphin, deux poissons rouges.

Le dauphin : grisaille pleine, puis glacis bleu-vert léger par places, la joue, le dos; rehauts vigoureux des luisants sur la queue, le dos, la joue, le front, resté en grisaille. Plénitude du daupbin à côté de la légèreté et de la transparence de l'eau.

Poisson rouge : du coup sur un ton moyen, par demipâtes rouges et accrochage de pâtes dans les lumières.

Un deuxième poisson rouge, sommairement indiqué par quelques touches de couleur.

L'Apothéose de Henri IV.

Groupe de seigneurs à droite. Composé de cinq figures, il reçoit la lumière de droite. Les masses lumineuses


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s'étagent de droite à gauche et s'accentuent sur les deux premières figures de droite.

1° Lumière capitale sur la deuxième figure en partant du cadre, celle au manteau rouge, qui est en pleine lumière — notons-le pour la suite — sur son pourpoint gris clair, avec rappel de cette lumière capitale (en sautant par-dessus le manteau rouge) sur la jambe gauche chaussée d'un bas blanc ; 20 Seconde masse de lumière, subordonnée à la précédente et à laquelle elle sert de développement, sur la première figure à droite, sur la tunique, ainsi que sur le haut-de-chausses et le manteau recouverts de bleu (1) ; 30 Troisième masse de lumière sur la troisième figure agenouillée, sur la manche du pourpoint, le mantelet et la botte éperonnée.

Les autres échos de lumière sont faciles à suivre.

Mais arrêtons-nous à ces trois figures de droite, et serrons le travail de plus près.

Comment ces trois masses de lumière indiquées ci-dessus ont-elles été réalisées ?

Le cavalier au manteau rouge. A la première impression, on croit voir dans son pourpoint clair un travail complet de grisaille en pleine pâte, tellement le relief est vigoureux. Mais si on observe davantage, on découvre, je crois, une opération beaucoup simple encore.

Chez Rubens, il n'y a jamais de temps de perdu, jamais de travail inutile. Son savoir lui permet de toujours toucher le but par le chemin le plus court. Et il me semble bien retrouver dans les parties foncées de

(1) Petite curiosité. L'extrémité inférieure de l'épée qui devrait sortir de ce manteau, à droite, contre le cadre, manque.


ce pourpoint le gris du fond, tout simplement, sur lequel les lumières sont écrites avec âpreté, sans liaison avec le fond presque, comme avec un morceau de craie. Ce qui donne à ce morceau une certaine sécheresse de tissu justement conforme à la réalité.

Alors que, si on porte les yeux sur le bas blanc qui sort du manteau rouge, on est frappé par la différence des deux matières : le pourpoint, étoffe un peu dure, épaisse et cassante ; le bas, tissu souple, de qualité toute autre, modelant complètement la forme. A ce moment, on comprend que si l'exécution fruste du pourpoint (simple apport de blancs pour les lumières, nettement posés sur le fond gris sans rien de plus) est d'accord avec la matière même du tissu, pour le bas l'exécution a changé complètement. En effet, ici, pour satisfaire au moelleux, à la souplesse du nouveau tissu, le dessous a été habillé en grande partie de pâtes et demi-pâtes qui enveloppent la forme de tout près, elles sont liées étroitement à la jambe sur toute sa surface au lieu d'en être écartées comme le sont les lumières du pourpoint, le tout est très souplement fondu, et l'ensemble du bas paraît de qualité plus blanche que le pourpoint. Grâce à ces deux factures différentes, Rubens a donc mis en valeur la luminosité et la matière spéciales à ces deux objets.

Maintenant, si dans ce qui précède nous avons vu juste au sujet de l'utilisation du fond gris de la toile, nous pouvons, en parcourant les parties avoisinantes, retrouver encore ce fond gris comme base dans la colonne torse et son piédestal, dans tout le costume du premier cavalier à droite, dans la manche du troisième cavalier agenouillé, son mantelet, parties de sa botte,


l'Ilnlu Ihoifstainu/l.

ENLÈVEMENT DES FILLES DE LEUCIPPE



et même le bout de la plume qui pend à son chapeau, ainsi que dans les chevelures de ces trois cavaliers, celle du premier grisonnante, celle du second blonde, celle du troisième châtain, etc., etc.

Dans le mantelet du troisième cavalier agenouillé, le fond de la toile sert pour les lumières moyennes, les parties plus lumineuses sont touchées d'un gris plus clair et, par-dessus, frottis de bistre pour la coloration bise de l'étoffe. Bordure et revers en peluche du mantelet, gris plus foncés avec picotés blancs pour les lumières.

Voilà le travail du dessous.

Au point où nous sommes, si nous faisions abstraction totale de la couleur, à côté des parties travaillées que nous venons de parcourir, nous trouverions, sous le rouge du manteau, le fond de la toile restée vierge de tout travail. Sur ce fond, le bistre va intervenir pour l'écriture des ombres plus ou moins vigoureuses, en même temps que, par une teinte générale très légère, il chauffera le gris du dessous, afin de « porter », de favoriser la sonorité du rouge qui va venir s'y superposer.

Passons à la coloration. La deuxième figure est en pleine lumière, ne l'oublions pas. Pour colorer son manteau, Rubens va s'adresser au rouge, matière colorante par excellence — qui vient très en avant — quand elle est couchée à l'épaisseur voulue.

Pour associer ce rouge du manteau aux lumières capitales du pourpoint et du bas qui sont de blanc pur, et pour que ce rouge soit dans la même lumière qu'eux, pour qu'il se tienne sur le même plan, il va lui donner toute sa puissance en le couchant avec plénitude, couvrant des épaisseurs les plus fortes les parties les plus claires. En associant ainsi dans la lumière, à des forces


non colorées (les blancs du pourpoint et du bas), une force de couleur, il fait appel à deux instruments de timbre différent qui lui donnent deux sonorités différentes : Le pourpoint et le bas : maximum de blanc et de pâte, matière froide, force de lumière par excellence.

Le drap, rouge : maximum de couleur, matière ardente, force de couleur par excellence.

Les matières si différentes, d'une part, du pourpoint épais et du bas mince, tous deux de blanc, c'est-à-dire sans coloration, et d'autre part, du drap moelleux et de couleur pure et pleine, outre qu'elles expriment chacune les qualités particulières des objets, sont de plus savamment réunies ici dans une même puissance de luminosité. Si différents que soient les moyens, l'accord est complet.

C'est là la grande orchestration qui décuple les moyens et la puissance de réalisation de la peinture.

C'est par l'emploi de ces éloquentes ressources que se distinguent les plus grands coloristes, et, ici, nul ne dépasse Rubens. Bordure et revers de peluche, glacés de rouge laqué sur le fond et sur picotés blancs pour les lumières.

Et voici un nouvel exemple de variété d'exécution qui n'est pas à dédaigner. Le haut-de-chausses du troisième cavalier agenouillé est dans l'ombre et entouré de parties très actives, d'un travail prononcé : le manteau et la botte de cette figure d'abord, puis le manteau rouge et le bas blanc de la figure voisine. Pour faire contraste avec ces parties fortement réalisées et leur laisser toute leur autorité, le haut-de-chausses se contentera des indications premières du bistre courant, liquide,


au bout de la brosse, sur le fond gris. Il y a peu de chose sur la toile : quelques bistres, quelques touches noires pour les nœuds à ferrets. Cependant, tout est complet : le haut-de-chausses est à sa place, réalisé comme il convient, puisque les parties vaillantes d'alentour en tirent plus de force.

Deux épées. Les fourreaux étant noirs, travail mince.

Les cuivres dorés du bout, en rehauts, surtout dans les brillants.

Un éperon et sa molette, parties supérieures recevant plus de lumière, en rehauts très vigoureux.

XI. — Mariage à Lyon.

Eclat des lumières. — Groupe du premier plan, deux amours portés par des lions. Ici comme pour les deux cardinaux du Couronnement, la puissance lumineuse se trouve au deuxième plan et non pas au premier. La poitrine et la tête du deuxième bambin sont d'un éclat incomparable, et sans le secours d'aucun repoussoir, sans que rien de ce qui l'environne ait été renforcé. Avec les moyens naturels, Rubens obtient la lumière la plus éclatante à laquelle puisse prétendre la peinture. C'est sur un ciel clair que s'enlève ce bambin, clair également est son compagnon; nous ne trouvons de parties foncées que plus bas, dans les lions.

Comment, dans un entourage aussi calme et aussi clair, un tel rayonnement de lumière a-t-il pu être obtenu ?

Par quels moyens ?

Comme toujours, c'est grâce au clair-obscur tel que


le comprend Rubens, c'est grâce à l'opposition des empâtements et des minceurs, dont la force d'opposition vient s'ajouter au premier contraste des clairs et des foncés.

Le ciel, qui est lumineux, l'est cependant moins que le bambin du premier plan; en conséquence, selon son principe, il sera moins empâté en même temps que moins clair. A son tour, ce premier bambin, qui est à la fois plus clair et plus empâté que le ciel, le sera moins que le second puisqu'il doit être moins lumineux.

Enfin, ce dernier, sur lequel doivent se concentrer dans leur maximum tous les rayons lumineux, sera nourri des pâtes les plus brillantes et les plus fermes. C'est' donc le bambin du fond qui est le plus empâté. Pour tous ceux qui ignorent le principe de Rubens, c'est assurément le contraire de ce qui devrait être.

En opposition avec le travail des lumières ci-dessus, nous trouvons le travail en minceur recommandé pour les ombres, dans les lions, qui représentent la partie foncée du groupe que nous étudions.

Premier travail de dessous. Sur sa toile grise de fond, Rubens a introduit un gris mince, mais plus foncé dans son ensemble que le gris de sa toile (ce gris plus foncé est visible en plusieurs endroits et surtout au bord antérieur de la patte droite de devant du premier lion). Il établit donc à l'occasion (nous l'avons vu dans le socle de la Naissance de Louis XIII) les masses plus vigoureuses de ton dont il a besoin, sur lequel il pose ensuite demi-teintes et lumières. Ici, c'est pour monter « le ton », pour obtenir « la valeur » du dessous nécessaire au ton local des lions et de leur ombre portée sur le sol. Ce ton local est plus foncé que celui du char, où se retrouve le gris du fond. Sur ce gris plus foncé,


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LA CHASSE AU SANGLIER



il écrit les lumières variées des pattes, du poitrail et des têtes des deux animaux, jusqu'à atteindre le blanc pur sur le museau du premier. Et de même il repique en clairs assez minces les parties lumineuses du terrain qui se voient entre les pattes des lions.

En dessous, par conséquent, à part le museau blanc et quelques lumières, travail mince dans l'ensemble.

En dessus, la couleur jaune (la couleur locale) en glacis. On perçoit le fond gris à travers la teinte jaune du pelage.

Remarque : il se passe ici ce que nous avons vu dans Le Couronnement pour les robes et les revers blancs des cardinaux; le plus clair des deux revers étant en avant, par inversement la plus claire des deux robes est en arrière. De même ici, celui des deux lions qui a les lumières les plus fortes étant en avant, c'est en arrière que sera le plus clair des deux bambins.

Ce sont là des moyens pour donner du jeu, de la variété, de la vie.

Quant à la puissance lumineuse, il est impossible de dépasser ce que Rubens a obtenu sur les chairs de cet enfant. Nul artifice, mais avec quel art n'a-t-il pas su accroître encore leur éclat, en retournant la tête du premier lion et en lui levant le nez de façon à opposer à l'éclat des chairs le trou noir de sa gueule béante !

On peut chercher dans toute la peinture, chez ceux qui ont le plus poursuivi la concentration de la lumière, chez Rembrandt lui-même avec tous ses renforts de clair-obscur, on ne trouvera rien qui puisse égaler le rayonnement lumineux de ce morceau.


XII. — Études d'autres œuvres de Rubens.

Toutes les toiles que nous avons consultées jusqu'ici partent du fond gris. Mais Rubens opérait aussi sur fond blanc. Jetons un coup d'œil sur sa seconde manière d'opérer, toujours au point de vue technique.

Le principe ne change en rien. Quelques modifications seulement dans l'application.

Nous savons qu'un champ neutre s'impose tout d'abord, car sans lui les lumières se confondraient avec le fond blanc et ne seraient pas visibles. De plus, il sert de lien entre les lumières et les ombres. Pour satisfaire à cette nécessité première, Rubens teinte donc son panneau blanc. Mais, cette fois, ce n'est plus au gris qu'il va s'adresser. Partant du principe de « l'ombre chaude, la lumière froide », c'est d'un ton chaud qu'il recouvrira le blanc du panneau. Et, toujours soucieux de ne rien perdre de la lumière, il tient dès le début à tirer profit du blanc qu'il va cependant lui falloir recouvrir. Ce n'est donc pas un ton plein qu'il couchera ici, puisqu'il recouvrirait complètement son blanc. Il a recours à un jus doré, un glacis de bistre léger qui, par transparence, dore son panneau d'un rayon de soleil.

Sur ce fond couleur de paille plus ou moins chaude, il reprend aussitôt sa progression méthodique du clairobscur, source de tout relief, et comme nous l'avons vu faire sur le fond gris, il attaque d'abord ses contours et masse ses ombres, avec du bistre, mais plus nourri,


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LA GUERRE ET LA PAIX



plus foncé, évidemment, que le jus doré dont il vient de recouvrir son panneau. Après quoi, fixé sur ce premier travail de disposition, il introduit lumières et demiteintes : blancs et gris.

Voir ses esquisses au Louvre.

A moins d'amener du gris dans toutes les demi-teintes de lumière, l'or du fond va garder beaucoup de terrain.

Rubens ne songe nullement à le faire disparaître comDlètement et, dans beaucoup de cas, il s'en sert comme de demi-teinte et y trouve entière satisfaction. C'est ainsi que la gamme générale de son ouvrage devient dorée alors que, sur le fond gris, elle était argentée.

Le seul changement de fond suffit pour provoquer cette transformation. Recherchant la transparence, il ne recouvre jamais complètement sa toile, jamais il ne maçonne, il utilise son dessous, qu'on retrouve par conséquent dans le tableau terminé. Et c'est ce ton du fond qui influence la gamme du tableau : fond gris, gamme argentée ; fond bistré, gamme dorée.

De là est venu « la lumière blonde de Rubens », ce qu'on appelle sa « gamme dorée », en l'attribuant à une transformation dans sa vision. La vérité est que Rubens ne veut rien perdre des avantages que lui apporte le glacis bistré sur fond blanc : appel de lumière ensoleillée par sa vibration sur le blanc qui transperce et qui illumine les ombres elles-mêmes, qu'il fait plus transparentes et plus chaudes encore.

Cette histoire remonte bien loin, à la découverte même de la peinture à l'huile dans les Flandres, où ces avantages ont toujours été hautement appréciés et la méthode religieusement respectée tant que dans les Flandres et les Pays-Bas la peinture fut florissante


En général, c'est ce mode d'exécution qu'il emploie dans ses esquisses et ses petits tableaux. Cependant, il s'en est servi dans des ouvrages de grande dimension — et avec quelle maestria — dans L'Adoration des Mages, par exemple, qui est à Anvers, et qui mesure quatre mètres et demi de haut sur trois mètres et demi de large, et sur bois.

Dans cette œuvre merveilleuse, tout ce qui n'est pas de la lumière proprement dite s'évanouit dans le jus doré. Les touches de gris et de blanc ne se montrent que dans les lumières véritables et les demi-teintes solides, le bistre donnant l'ombre dans toutes ses souplesses et ses fermetés, de sorte que, à part les vigoureux empâtements des saillies, tout baigne dans la transparence, et que cette œuvre présente un jeu d'air et de lumière d'une puissance inouïe. De plus, le travail, ramené pour ainsi dire au strict nécessaire, délivré de toute surcharge, de tout retard, court avec l'aisance d'une improvisation, chaque coup porte comme un résumé, avec la justesse et l'audace que le génie seul, et le génie le plus rare, peut tenir en son pouvoir.

Tous les ouvrages, de quelque dimension qu'ils soient, où il a appliqué cette technique, frappent par les mêmes particularités. Et nous les retrouvons dans : La Kermesse, où le fond doré transparaît dans de nombreuses parties du terrain, dans les bottes de paille, le sabot du gosse qu'empiffre la vieille, le tronc d'arbre sur lequel elle est assise, la table, plus haut à gauche, les maisons, les arbres, les figures. Renforcements de bistres puissants pour toutes les ombres fortes, les ombres portées des groupes, etc. Dans le ciel demi-pâtes colorées sur le fond bistré.


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LA PELISSE



Le Tournoi. Voir le jeu du panneau doré dans les premiers plans. Dans le sol, il est réservé intact à gauche, où il sert de lumière, tandis que, à droite, il est renforcé d'ombres fortes. Travail de bistre et introduction de gris faciles à suivre dans les deux petits personnages de gauche, les lances, le terrain. Toute la vigueur des pâtes — à part quelques lumières au premier plan — est dans le ciel et dans l'horizon. Le vernis a beaucoup roussi, et des taches détériorent le ciel.

Hélène Fourment et ses enfants. Travail du bistre sur le jus doré du fond très visible dans les pieds du siège, dans le dossier recouvert de rouges glacés. Robe en grisaille. On voit sur cette robe que le vernis a beaucoup jauni. Au bas du tableau, au milieu et au-dessous de la robe, introduction de gris foncé pour le terrain, sur une partie, autour de laquelle on retrouve à gauche comme à droite le panneau doré intact.

Et dans La Fuite de Loth, nous trouvons la peinture toute entière, Rubens y ayant rassemblé toutes les ressources : travail de bistre sur le fond, dans certaines parties de l'âne chargé d'orfèvreries, dans les ombres qui l'avoisinent, dans les ombres portées des personnages sur le sol. La grisaille, dans l'architecture, le ciel et les démons qui s'y agitent, sous la couleur du paysage, dans le terrain, dans les chairs et une partie des étoffes sous la coloration. Orchestration des plus riches, avec le jeu, la limpidité et l'éclat dans leur maximum.

Ouvrage des plus soignés, signé et daté 1625, l'année où était inaugurée la galerie de Marie de Médicis, un des plus beaux tableaux du monde. Inutile d'en souligner les beautés. Que les yeux rencontrent l'ange flamboyant de rayons célestes qui dirige Loth, et ils entrent


en contact avec toutes les somptuosités que l'art peut revêtir.

Dans le terrain, par un détail des plus simples, Rubens nous montre la maîtrise qu'il apporte dans les moindres choses. Ici, c'est dans l'emploi des éléments naturels les plus modestes : quelques herbes, quelques plantes à larges feuilles, posées avec autant de vérité que d'aisance et d'à-propos, à l'endroit où elles sont nécessaires.

Qu'on parle donc d'études d'après nature comme on l'entend depuis un siècle ! Il y a ici une toute autre manière, combien différente et combien autrement puissante 1 L'art doit construire une nature nouvelle, sortie de la réalité, et adaptée au sujet, comme le montre Rubens en ce modeste détail.

XIII. — Résumé de la méthode de Rubens.

En prenant congé de cette grande figure, je voudrais essayer de résumer sa méthode.

En quoi consiste-t-elle ?

Sur quoi est-elle basée ?

Quel progrès réalise-t-elle ?

Elle consiste à régler le travail sur la marche naturelle des trois éléments qui le composent : lumière, ombre, couleur, ainsi qu'elle a été précédemment décrite.

Elle est basée sur la luminosité, qui régit cette marche, c'est-à-dire sur le jeu que la lumière imprime aux apparences des corps : 1° Dans les parties éclairées comme dans celles qui ne le sont pas ;


20 D'après la place qu'ils occupent dans l'espace ; 3° Suivant leur substance propre.

Dans la nature, le miracle de la visibilité est opéré par la lumière. Pour en donner l'illusion, le peintre n'a pas à construire des reliefs réels. Sa toile est et reste plane. Sous son pinceau, elle va jouer le rôle d'une vitre qui, au travers de sa surface, livrerait passage au monde aérien qu'il y trace. Mais s'il ne doit pas singer le relief véritable, il doit, tout en restant sur la surface unie de sa toile, avoir recours aux pleins et aux déliés de son écriture, qui correspondent aux plénitudes apparentes des surfaces éclairées et aux déliés des ombres.

Aussi, les toiles de Rubens ne présentent-elles jamais d'empâtements surchargés. Nul maçonnage, juste ce qu'il faut pour pouvoir opposer ses pleins à ses déliés.

Il place les pâtes les plus claires où doivent être les lumières les plus vives, subordonnant leur épaisseur à la matière propre des objets.

Quant à la couleur, qui est l'irradiation de la lumière diversement réfléchie par les corps, elle semble leur - être superposée comme une enveloppe supplémentaire.

La forme existe dessous, et demeure sans elle. Les couleurs sont donc posées en transparence. Le travail de dessous prépare leur venue. Si elles le couvraient complètement, celui-ci deviendrait inutile.

Cependant, ce travail en transparence devra subir des modifications dans l'emploi du vermillon, en certains cas. Souvent, il est employé comme les autres couleurs. Mais nous l'avons vu appliqué avec une certaine opacité dans la robe de l'un des deux cardinaux du Couronnement, ainsi que dans le manteau du deuxième cavalier de L'Apothéose. Pourquoi ?


Le vermillon est la couleur la plus puissante de la palette. De plus, il est lumineux par lui-même, il a presque la consistance du blanc et il « vient en avant ».

Quand Rubens veut lui conserver toutes ces qualités pour s'en servir dans son orchestration comme de l'instrument le plus sonore, il respecte l'intégralité de sa puissance colorante, ne l'altère en rien, et l'appuie par des ombres fortes et décolorées, c'est-à-dire tirant sur le noir. Ombres fortes pour lui donner plus de lumière, décolorées pour lui laisser toute sa sonorité. Dans ce cas, il l'emploie donc comme une pâte, et, en conséquence, il supprime le travail de dessous pour faire jouer le vermillon directement, par des épaisseurs variées, gardant les minceurs pour les demi-teintes, et, dans les lumières, le posant plus épais de façon à bien « couvrir », pour qu'il donne sa sonorité dans tout son plein.

Nous retrouvons ce même travail dans le manteau du premier mage, Adoration des Mages, au Louvre. Le rouge, épais dans les lumières, s'amincit dans les demiteintes, jusqu'à disparaître presque par endroits pour faire place au fond de la toile, ou céder le pas à l'ombre.

Remarquer la différence du travail dans ce manteau et dans la robe de rouge laqué de la Vierge, lequel est posé en glacis sur grisaille de dessous, comme est glacé également le bleu de son manteau, et non plus en épaisseur couvrante se substituant au dessous.

Dans la coloration de son tableau, Rubens reporte toute l'autorité lumineuse sur les chairs et sur les clairs importants, en posant en transparence les couleurs les plus vives de ses étoffes, qui sont ce qu'il y a de plus


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LA CHASSE D'ATALANTE



coloré. Quand il y veut des lumières, il les obtient par des clairs en dessous. Pour les étoffes luisantes comme la soie et le satin, il ajoute des rehauts vigoureux, ainsi que nous l'avons constaté dans les éclats de la robe d'or. Quand il a recours au rouge dans des étoffes sans éclats, c'est le vermillon lui-même qui donne la lu- mière.

Tout est donc ramené par lui rationnellement à la luminosité. C'est la lumière qui vivifie la nature, et c'est la lumière qui le dirige sûrement, dans le travail de dessous et dans l'emploi des couleurs. Répétons que par la variété dans l'épaisseur, dans la touche et dans la clarté de ses pâtes, il peut mettre de la lumière où il veut, dans le fond aussi bien qu'au premier plan.

Dans L'Echange des deux princesses, il nous montre, à travers les jambes de personnages qui sont en pleine lumière et au premier plan, un horizon et un ciel qui sont plus lumineux encore, et qui cependant demeurent à leur distance.

Sûr des principes qui régissent la visibilité, Rubens les applique en sa technique avec autant de fidélité que de maîtrise, et aux mêmes causes répondent les mêmes effets. Leur vérité rend toute trahison impossible, et jamais il n'a été trahi. Dans toute son œuvre, il n'y a pas une erreur de clair-obscur ni de couleur.

Il édifie les mondes qu'il crée comme la nature le fait elle-même, avec le même ordre invariable, la même sûreté. Et c'est pourquoi il n'a jamais cherché en dehors de la gamme naturelle, c'est pourquoi il n'a jamais eu besoin d'aucun renforcement, trouvant dans le jeu constant de ses matières, conforme à celui de la nature, la totalité de la puissance. Il connaît la route lumineuse


et ne s'en écarte pas. Il sait que c'est ainsi et pourquoi, il n'a pas à dévier, et jamais il n'a dévié.

Toutes ses qualités, la richesse des ressources qui illuminent ses peintures sont les fruits de cette méthode, logique, savante et sûre, puisqu'elle est basée sur la vérité naturelle.

Un mot encore sur la couleur.

L'introduction de la couleur est chose si difficile que beaucoup d'artistes y ont renoncé, ne la considérant plus que comme un ornement facultatif, de peu d'importance, et sans autre règle que celle du bon plaisir.

Grâce à son savoir et à sa méthode, Rubens, au contraire, l'introduit comme il veut et conformément aux lois de la nature et de la raison.

La nature jouit de l'espace et de la mobilité. Nous savons que, privée de l'un et de l'autre, la peinture ne peut poursuivre que l'illusion de la réalité. Mais cette illusion ne sera obtenue que si l'artiste vivifie son travail par la compréhension et par un usage judicieux de ses moyens d'expression. Ce ne sera donc pas par une image stricte, comme celle que présente le miroir par exemple, qu'il y parviendra, mais seulement en ayant recours à « la transposition », grâce à laquelle rien ne l'empêchera plus alors de pouvoir donner le sentiment du réel dans toute sa vérité, de donner, selon l'expression, « une image plus vraie que nature ». Le contraire de la transposition, c'est le moulage ou la photographie, qui ne donnent qu'une réédition de la nature, comme le miroir, et non une œuvre d'art.

C'est que la transposition met l'artiste dans l'obligation d'être autre chose qu'un miroir ou un appareil, qui reflètent une image sans en avoir notion. Il doit


l'hutu HaiifïUthinjt.

LE CROC-EN-JAMBE



savoir comment est la nature, comment elle opère, et trouver dans les moyens dont il dispose des équivalents qui lui permettent de toucher le même but par un chemin parallèle.

C'est grâce à la compréhension des lois naturelles et à la connaissance des moyens techniques que l'artiste peut marcher du même pas que la nature, que, capable de pénétrer tous les éléments qu'il recueille chez elle, il peut les faire siens et, sous leurs dehors connus, se substituer à elle et parler par sa bouche.

Sans ces connaissances, l'art n'est rien. Par elles, il devient la chose suprême. Par elles, il peut à son tour édifier un monde à lui. Nous ne pouvons, il est vrai, rien créer véritablement — il nous est interdit de créer aucune forme vivante, et il nous est permis seulement de disposer, combiner, ordonner dans un rythme ou un assemblage nouveaux celles que nous présente la nature — mais si la nature fait la forêt, c'est l'art qui trace l'avenue, et c'est par lui que l'homme a fait les dieux à son image.

La peinture trouve un secours puissant dans la consistance des pâtes lumineuses, opposée à la transparence des ombres. Ce registre s'étend de la minceur du glacis à l'empâtement renforcé du rehaut. La différence de niveau est bien restreinte, les écarts sont bien minimes assurément, il suffisent néanmoins à assurer un jeu dont les nuances concourent puissamment à la réalisation, en venant renforcer les autres nuances apportées déjà par les changements de ton, et auxquels viendront s'ajouter les changements de couleur. Alors l'instru-


ment est complet : dans la courte étendue de son registre, il possède les intervalles suffisants pour rappeler distinctement ceux que nous percevons dans la nature.

Cependant, il ne faudrait pas croire qu'il fut nécessaire pour cela de recourir à une maçonnerie de basrelief. Loin de là. Rubens peint, et il peint dans la limpidité de la lumière, sa peinture coule comme l'atmosphère. Comme il sait ne demander à son art que ce qu'il peut permettre, il sait en obtenir tout ce qu'il peut donner.

Si les empâtements surchargés peuvent offrir des ressources dans les ouvrages de dimension restreinte, sur les grandes surfaces ils restent sans effet. Mais la mode a fait bien des fois succéder la peinture lisse à la peinture heurtée et réciproquement, et sans plus de raison. Qui ne se rappelle le conseil simplificateur qui courut longtemps les ateliers et qui ramenait la peinture, l'art de peindre dont Rubens nous montre l'éloquence et la richesse des ressources, à « tracer un contour, et à cracher dedans ensuite ». « Cligne de l'œil et empâte ferme », disait un autre !.

De son côté, la couleur, seule, reste sans action. Séparée du ton, du clair-obscur, elle n'a plus aucune signification. Ce n'est plus qu'un costume d'arlequin dont les losanges peuvent s'accorder plus ou moins, mais ces losanges ne sont que des à-plats, des échantillons de couleur, et nullement de la couleur. Rien de ce qui n'est pas modelé (car le modelé est l'expression du clair-obscur) ne peut trouver place dans la peinture, et plus exactement dans l'art plastique. L'à-plat va rejoindre la ligne droite, qui n'est qu'une conception de l'esprit ; car, dès qu'elle devient visible, elle est aussi-


tôt ébranlée par les autres lignes avec lesquelles elle entre en contact, ainsi que nous l'a rappelé le temple grec. A-plat, ligne droite n'existent pas en art. Plastiquement, c'est l'immobilité, la mort.

Autant que le changement de ton et le changement de couleur, le changement de matière est donc une nécessité. Et Rubens nous apprend que par son étendue, qui va du rehaut à la transparence, il offre des ressources si efficaces qu'elles peuvent, par un emploi judicieux, mener l'artiste jusqu'au rapprochement complet de la nature.

Variété de matière (ou d'épaisseur), en même temps que variété de ton (clair ou foncé), dans le travail de dessous qui assure le clair-obscur dans sa plus grande partie, et variété de couleur dans le travail de dessus de coloration, sont donc les conditions sine qua non d'un succès complet.

Colorer ne consiste pas à accoler de belles couleurs, comme sur des cartes à jouer. La couleur, comme tout ce qui se présente à la vue, subit la loi implacable de la vibration, de la nuance du clair-obscur, puisque l'à-plat ne peut pas plus trouver place en peinture qu'il n'en trouve dans la nature.

Quand on dit d'une couleur, ou d'un tableau, qu'ils « sentent la palette », cela veut dire que les couleurs ne sont pas incorporées dans l'atmosphère du tableau; que, étant en désaccord avec le clair-obscur, elles font tache, en restant à l'état de placage comme sur la palette.

L'artiste qui sait peindre les met en action, les fait entrer en vibration, les illumine. Plaquées, mal employées,


elles ne sont sur la toile que ce qu'elles sont sur la palette — si belles qu'elles puissent être — des échantillons, des couleurs mortes.

Généralement, les couleurs perdent sur la toile la beauté qu'elles présentaient sur la palette — elles sont tuées — la palette est plus riche que le tableau.

Chez le coloriste, c'est le contraire ; c'est sur la toile qu'elles sont plus belles. Avec peu, le coloriste fait de la couleur. Avec les couleurs les plus riches, les plus brillantes, il est facile à l'ignorant de faire de la boue.

J'ai essayé de présenter la méthode de Rubens.

Telle en est la théorie, du moins, ainsi que j'ai cru le comprendre. Mais par-dessus tout il y a l'exécution, la façon de s'y prendre, car en tout il y a la manière, à laquelle doivent aboutir principes et théorie, et sans laquelle la méthode la plus lumineuse reste sans effet.

Il serait donc indispensable d'y joindre la pratique, la réalisation probante, d'apporter des preuves peintes.

A cette fin, il faudrait exécuter, au Louvre, des copies de morceaux dans lesquelles seraient décomposés les temps successifs du travail, garder intacte la copie du premier temps, et en exécuter une seconde épreuve sur laquelle serait réalisé le deuxième temps, etc.

Et, finalement, sur la seconde épreuve de la copie où se trouveraient superposés les temps successifs du dessous, amener la couleur pour l'achèvement complet du travail.

En opérant ainsi sur nombre de morceaux bien choisis chez tous les maîtres, on reconstituerait la véritable grammaire de l'art de peindre. Jadis, cet art était transmis directement dans 1 atelier. Aujourd'hui, tout en


l'hi'iii Aintt'rsoil.

LE JUGEMEKT DE PARIS



est perdu. Fromentin l'a dit avant moi. Ces copies ressusciteraient, et pour toujours, les leçons qui nous manquent. Mais je ne puis accomplir une pareille besogne à moi seul. Il me faudrait le secours d'hommes suffisamment éduqués déjà. Aussi me suis-je adressé à l'École des Beaux-Arts, un jour qu'il fut question d'y créer un cours de technique, ce qui n'est pas sans paraître tout d'abord quelque peu étrange, car on serait en droit de demander à ces messieurs ce qu'ils peuvent bien enseigner s'ils n'enseignent pas avant toute chose cette technique, base même de l'art !

Je dois avouer que l'un des personnages les plus importants de cette école nationale m'a affirmé qu'il n'était nullement utile de posséder la pratique de la technique picturale (qui est cependant essentiellement une chose de pratique) pour pouvoir l'enseigner. Ce qui prouve que ce maître éminent ne sait même pas ce qu'est la technique dont il ose réclamer l'enseignement. Je n'omettrai pas davantage qu'à cette première affirmation, qui ne manque pas de saveur, il en a ajouté une autre non moins foudroyante, à savoir que « si on ne sait plus peindre aujourd'hui, c'est la faute de Géricault et de Delacroix », alors que ce sont en réalité les deux champions qui ont le plus lutté pour le rétablissement de cette technique perdue.

Malgré l'utilité plus pressante que jamais d'une telle entreprise, malgré les services incommensurables qu'elle rendrait, sans aucun doute possible sur son succès, ma proposition, bien entendu, est demeurée sans écho.

J'ai transcrit ici ce que les ouvrages de Rubens révéleront à toute personne capable de quelque attention, et


je l'ai fait dans l'espoir d'être fidèle à la mémoire d'un homme qui est une des gloires de l'humanité.

J'ai tout ramené à la technique, au métier, parce que ce sont choses ridiculisées aujourd'hui, et qu'il serait temps de les réhabiliter ; parce que c'est par là qu'il faut commencer, et qu'ont commencé tous les maîtres ; parce que c'est le ciment du génie sans lequel rien ne peut être édifié. Si on n'a pas pris possession de ce premier terrain, toute marche en avant est interdite et les mots eux-mêmes perdent toute signification.

Et des générations d'artistes ont passé les yeux clos devant ces toiles de Rubens qui récèlent le grand secret de la peinture, de la peinture cristallisée, pourrait-on dire, par ce grand homme qui a su passer au crible tout ce qui l'avait précédé, dont l'esprit lucide a su recueillir partout, et partout mettre l'ordre, qui a vu le problème dans toute son ampleur, et l'a résolu de façon si claire que, de son vivant même, comme depuis sa mort, tous ceux qui ont été doués de quelque génie se sont adressés à lui comme à la source lumineuse : le XVIIe siècle avec Velasquez ; Watteau et le XVIIIe, l'École anglaise, etc. Car sa méthode permet tout, par elle tous les tempéraments, toutes les visions sont assurés de trouver leurs moyens d'expression ; il ne reste plus à chacun qu'à l'adapter à sa nature. Il a posé des principes de technique qui garantissent infailliblement une exécution magistrale, sans contraindre en rien à imiter sa propre façon de s'en servir, témoin Van Dyck, Suyders, Jordaens, Téniers, etc., etc. Voilà ce qu'il faudrait comprendre.

Quant à nier le métier, il faut être bien jeune pour l'oser. Car le génie n'existe jamais sans lui, et c'est la


maîtrise qu'il en possède qui lui permet d'exprimer tout ce qu'il veut, au lieu d'être réduit à lui demander en chaque occasion à quoi il voudra bien l'autoriser.

Scrutez ces toiles devant lesquelles nous venons de passer : pas une erreur, pas un manque, pas un repentir. Tout est à sa place, du coup, parce que tout y est amené avec méthode. Avant de prendre la brosse, le choix est fait, et de la brosse et de la pâte ou de la couleur, et de la façon de les poser à l'endroit voulu.

C'est cette sûreté, cette franchise dans la pose des matières qui leur ont garanti depuis trois cents ans déjà tout leur éclat, toute leur fraîcheur première.

Fromentin, dans ses Maîtres d'autrefois, a dit, sur la nécessité du métier, des paroles qu'il ne sera pas inutile de rappeler : « La vérité qui nous mettrait tous d'accord reste à démontrer; elle consisterait à établir : qu'il y a dans la peinture un métier qui s'apprend et par conséquent peut et doit être enseigné, une méthode élémentaire qui également peut et doit être transmise; que ce métier et cette méthode sont aussi nécessaires en peinture que l'art de bien dire et de bien écrire pour ceux qui se servent de la parole ou de la plume; qu'il n'y a nul inconvénient à ce que ces éléments nous soient communs ; que prétendre se distinguer par l'habit quand on ne se distingue en rien par la personne est une pauvre et vaine façon de prouver qu'on est quelqu'un. Jadis, c'était tout le contraire, et la preuve en est dans la parfaite unité des écoles, où le même air de famille appartenait à des personnalités si distinctes et si hautes. Eh bien, cet air de famille leur venait d'une éducation simple, uniforme, bien entendue, et comme on le voit, grandement salutaire. Or, cette


éducation, dont nous n'avons pas conservé une seule trace, quelle était-elle ?

« Voilà ce que je voudrais qu'on enseignât et ce que je n'ai jamais entendu dire ni dans une chaire, ni dans un livre, ni dans un cours d'esthétique, ni dans les leçons orales. Ce serait un enseignement professionnel de plus à une époque où presque tous les enseignements professionnels nous sont donnés, excepté celui-là. » (p. 231).

Rubens lui-même nous donne son opinion à ce suj et dans le catalogue qu'il dressa lors de la vente de ses œuvres qu'il fit à lord Carleton. « Un Christ sur la croix, grand comme nature, peut-être la meilleure peinture que j'aie jamais faite. » Pour un homme si abondant dans la composition, peut-il s'agir là d'autre chose que de métier ?

XIV. — La faillite de l'Art.

Hélas, est-il permis d'espérer que ces vérités puissent être comprises à l'époque de démence que nous traversons, et dont le bon sens le plus élémentaire aurait dû nous garantir ?

La faillite est totale !

Tout le mal vient de l'ignorance qui a ouvert les portes à tous les germes de destruction. La jeunesse égarée fait inconsciemment le jeu des métèques et des théories destructrices, aux applaudissements des malins d'avant-garde. Les mercantis, profitant du désordre, ont achevé la débâcle. Et le vautrement général dans la sottise a faussé toutes les aptitudes,


troublé les cervelles les plus raisonnables et découragé les meilleures volontés.

Comme un moyen commode de supprimer toute difficulté, toute nécessité — don, connaissances infinies, règles et méthode résultant de l'expérience — la mode a été substituée à l'art. Et la mode étant dans son essence chose changeante et sans raison, tout va à la dérive. Pourtant, si cette jeunesse avait appris quelque chose, elle ne serait pas une proie si facile. Que ne lui montre-t-on ce qu'elle perd à suivre les braillards au lieu de s'instruire ; comment elle souscrit ainsi à sa propre déchéance en détruisant tout espoir de succès, en fermant tout avenir devant elle ; comment, enfin, au lieu de se préparer une vie de joie et de grandeur, elle se suicide à son entrée dans la carrière.

L'état d'ignorance dans lequel sombrent toutes nos qualités a été signalé également par Fromentin : « Notre ignorance est donc extrême. On dirait que l'art de peindre est depuis longtemps un secret perdu et que les derniers maîtres tout à fait expérimentés qui le pratiquèrent en ont emporté la clef avec eux. Il nous la faudrait, on la demande, personne ne l'a plus ; on la cherche, elle est introuvable. » (p. 235.) Or, en recherchant chez Rubens la méthode qu'il a suivie, sa façon d'opérer, la progression observée dans son travail qui est un résumé lumineux de toutes les acquisitions du passé, peut-être nous sera-t-il accordé, et en tous cas c'en est le seul moyen, de retrouver enfin cette clef perdue sans laquelle le génie lui-même ne pourrait désormais s'exprimer.


Mais le désordre est partout. Et il est mille raisons qui font obstacle à ce retour à la vérité. Nous en trouvons une ici même, au Louvre, où nous venons de recueillir une leçon si salutaire. Suffira-t-il donc éternellement des deux mots du bateleur : « Il n'y a que les imbéciles qui ne verront jamais ces beautés. », pour que la foule s'incline et que les légendes les plus erronées puissent endormir sa crédulité ?

Ce n'est pas sans étonnement que, dans une salle de l'École française, le visiteur remarque, présentée à part sur une paroi isolée, l'Apothéose d'Homère de M. Ingres. Cet isolement au milieu d'une salle est-il voulu pour l'imposer comme un drapeau, pour l'entourer des honneurs dûs à un prodige, à une merveille unique ?

Est-ce par dérision qu'on l'a mise à l'écart, pour bien marquer qu'elle n'est plus ni de l'art ni de la peinture ?

Ce qu'enseignent les maîtres, à quelque époque, à quelque école qu'ils aient appartenu, ce que montre la nature, ce que réclame la plus élémentaire éducation, rien de tout cela se retrouve-t-il en ce pensum, l'erreur la plus misérable qui se puisse concevoir ? Un peu de loyauté ; Ne parlons ni de l'arrangement en dessus de pendule, ni de la destination de l'ouvrage, qui devait figurer en plafond, mais où est le relief, où sont la lumière et l'ombre, l'effet, le caractère, le mouvement, l'expression, la forme ? De tout cela il n'y a rien de visible, la réalisation est restée dans les limbes. avec la couleur! Est-il des yeux qui puissent ne pas souffrir de cette pauvreté ?

Il faut choisir. Adorer les faux dieux, c'est méconnaître les vrais. Il faut choisir, la raison l'exige, et


M. Ingres lui-même ouvrait son parapluie, si on en croit l'Histoire, pour passer devant ces peintures desquelles nous venons de tant apprendre. Il faut choisir, sous peine de s'avouer incapable de distinguer le jour de la nuit ; et par ce que c'est l'un ou l'autre, quoique puissent penser les éclectiques, ou c'est M. Ingres qui est dans la vérité, ou ce sont les maîtres. Et si c'est M. Ingres, eh bien, tous les autres doivent être chassés du temple. Mais si ce sont eux qui détiennent la vérité, alors il serait temps de déraciner cette erreur, si on ne veut pas entretenir le désordre qui n'a jamais rien pu enfanter.

Et voilà une des raisons pour lesquelles la leçon si lumineuse de Rubens sur les ressources de la peinture, dont l'absence est absolue dans la toile de M. Ingres, ne peut pas être comprise à l'heure actuelle.

Cette erreur, pourtant, nous atteint tous. Elle est née de l'anarchie qui règne depuis plus d'un siècle et qui touche tous ceux qui chercheront à peindre, et, pauvre bougre que je suis, me touche moi-même jusqu'en mes fibres les plus profondes, puisque, victime moi aussi de l'incurie de ceux qui m'ont précédé, il s'agit de ma vie entière irrémédiablement perdue et aussi de la vie de tant d'autres, en même temps que d'intérêts bien autrement puissants qu'on ne le soupçonne 1 Aussi, ne puis-je retenir le cri d'indignation qui gonfle ma poitrine et, porte-parole de tous ceux qui ont été faussés ou étouffés par cette désorganisation


scandaleuse due à l'incompétence, à l'irresponsabilité, et d'autant plus néfaste qu'elle jouit effrontément de toutes les protections, j'accuse ici publiquement les dirigeants d'être responsables du désastre qui est en train d'engloutir l'art tout entier, d'être incapables — nulle garantie, nulle preuve de savoir n'étant exigées d'eux pourvu qu'ils soient de la confrérie — d'être incapables d'enseigner quoi que ce soit, d'égarer criminellement, pour la seule satisfaction de leur petite vanité personnelle, la jeunesse qui se livre à eux, en la cadenassant dans une ignorance favorable à leur tactique, et de lui dérober ainsi à tout jamais les joies de la victoire, perte irréparable et pour elle, et pour la patrie, et pour l'art 1 Puisse ce cri de détresse rallumer les énergies éteintes 1


BIBLIOGRAPHIE

FÉLIBIEN. - Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus fameux peintres, 1666-68.

Roger de PILES. — Dissertations sur les ouvrages des plus fameux peintres, avec la vie de Rubens (1681).

DESCAMPS. — Vies des Peintres flamands et hollandais.

A. MICHIELS. — Rubens et École d'Anvers.

Eugène DELACROIX. — Journal.

Eugène FROMENTIN. — Les Maîtres d'autrefois.

Émile MICHEL. — Rubens, sa vie, son œuvre, son temps.

Camille LEMONNIER. — Les peintres flamands à Munich : Rubens (Revue indépendante, no 16, février 1888).

Gustave GEFFROY. — Rubens.



TABLE DES ILLUSTRATIONS



TABLE DES ILLUSTRATIONS

Pages 1. PORTRAIT DE RUBENS. 8 (Windsor, 1623.) 2. DÉBARQUEMENT DE MARIE DE MÉDICIS. 19 (Musée du Louvre, 1625.) 3. NAISSANCE DE LoUIS XIII. 23 (Musée du Louvre, 1625.) 4. COURONNEMENT DE MARIE DE MÉDICIS. 29 (Musée du Louvre, 1625.) 5. FÉLICITÉ DE LA RÉGENCE 33 (Musée du Louvre, 1625.) 6. MAJORITÉ DE LOUIS XIII. 37 (Musée du Louvre, 1625.) 7. APOTHÉOSE DE HENRI IV 43 (Musée du Louvre, 1625.) 8. MARIAGE de MARIE DE MÉDICIS ET DE HENRI IV. 47 (Musée du Louvre, 1625.) 9. L'ADORATION DES MAGES 51 (Anvers, 1624.) 10. LA KEnMEssE. 57 (Musée du Louvre, 1636.) 11. LE TOURNOI 61 (Musée du Louvre, 1637.)


Pages 12. LA FUITE DE LOTH. 65 (l'lusée du Louvre, 1625.) 13. LA DESCENTE DE CROIX 71 (Anvers, 1612.) 14. LA CHASSE AUX LIONS. 75 (Munich, 1615.) 15. DECIUS MUS CONSULTANT L'OnACLE. 79 (Vienne, 1620.) 16. LE COUP DE LANCE. 85 (Anvers, 1620.) 17. LA MARCHE DE SILÈNE. 89 (Berlin, 1620.) 18. L'ENLÈVEMENT DES FILLES DE LEUCIPPE. 93 (Munich, 1620.) 19. LA CHASSE AU SANGLIE11. 99 (Dresde, 1620.) 20. LA GUERRE ET LA PAIX. 103 (Londres, 1626.) 21. LA PELISSE. 107 (Vienne, 1631.) 22. LA CHASSE D'AT AJ.ANTE. 113 (Madrid, 1638.) 23. LE CROC-EN-jAMBES. 117 (Munich, 1638.) 24. LE JUGEMENT DE PARIS 123 (Madrid, 1639.)


TABLE DES CHAPITRES



TABLE DES CHAPITRES

Pages PRÉFACE 13 I. - Enfance et Jeunesse. 19 II. — Italie et Espagne. 27 III. — Anvers, Paris, Madrid. 32 IV. — Hélène Fourment. — Dernières œuvres. — Dernières années. 40 V. — Analyse de la Peinture de Rubens. 45 VI. — La Technique de Rubens étudiée au Louvre.

Débarquement de Marie de Médicis. 56 VII. — NaissancedeLouisXIII. 70 VIII. — Couronnement de Marie de Médicis. 78 IX. — Félicité de la Régence. 83 X. — Majorité de Louis XIII et Apothéose de Henri IV. 88 XI. — Mariage à Lyon. 97 XII. — Etude d'autres œuvres de Rubens. 102 XIII. — Résumé de la méthode de Rubens. 110 XIV. — La faillite de l'Art. 128 BIBLIOGRAPHIE. 133 TABLE DES ILLUSTRATIONS. 137



ORLÉANS. — IMPRIMERIE ORLÉAAISE (FRANCE)




a- -cf .jj ( —— ~6- ——— —~ Il MAITRES ANCIENS ET MODERNES Sous la direction de GUSTAVE GEFFROY Président de l'Académie Goncourt. Administrateur de la Mauufacture Nationale des Gobelins.

La série de monographies des Maîtres anciens et modernes, dont la direction a été confiée à l'éminent auteur de la Vie artistique et des Musées d'Europe, s'adresse à la fois au grand public et aux amateurs.

1. CAMILLE MAUCLAIR : 15. GEORGES LECOMTE: - LÉONARD DE VINCI - - - - A. BESNARD 2. J.-H. ROSNY jeune : 16. J.-H. ROSNY aîné : 000 FRANS HALS -0- <> <> <> <> TURNER 3. Louis ANQUETIN : 17. HENRI FOCILLON : - - - - - RUBENS 00000 RAPHAËL 4. GUSTAVE GEFFROY : 18. MAURICE FENAILLE : 000000 COROT <*<»<- F. BOUCHER 5. OCTAVE UZANNE : 19. CHARLES LEGER: J <- PIETRO LONGHI <> COURBET TE T 6. MAXIMILIEN GAUTHIER: 20. LOCIS GILLET: (, 6. MAXIMILIEN GAUTHIER: <> NICOLAS POUSSIN; - - O O - A. DURER 7. ÉDOUARD CONTE : 21. JUDITH CLADEL : - - - REMBRANDT Î DIDCB, 22. HENRY CÉARD : 8. LEON RBNOMCQTUTUET: - - - - - GAVARNI o o DAVID TÉNIERS 2, MARIUS-ARY LEBLOND : 9. TRISTAN KLINGSOR : -0- <> ODILON REDON - - - - - CHARDIN 24. HENRI PÉRAUD : 10. MARCELLE VIOUX : O FRA ANGELICO <> <> <> <> ME ML 1 N G 25. PAUL LÉON : 11. TH. HARLOR: - <> O O MANSART BENVENUTO CELLINI 26. YVANHOÊ RAMBOSSON : 12. NICOLETTE HENNIQUE : 0000 REYNOLDS <> <> <> <> <> <> OUDRY 27. THIEBAULT-SISSON : 13. ALICE MEUNIER: 0000 WATTEAU - - - - - GIOTTO 25. PIERRE DE NOLHAC: 14. Mme STANISLAS MEUNIER: 0000 FRAGONARD PH. DE CHAMPAIGNE ETC., ETC.^ Chaque volume orné de 24 illustrations hors texte, et sous couverture illustrée d'un portrait de l'auteur (format 4 X 1 8) IO francs.

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