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Titre : Monspeliensia : mémoires et documents relatifs à Montpellier et à la région montpelliéraine publiés par la Société archéologique de Montpellier

Auteur : Société archéologique de Montpellier. Auteur du texte

Auteur : Fondation Joseph Pouchet. Auteur du texte

Éditeur : [s.n.] (Montpellier)

Date d'édition : 1928

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb328196978

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb328196978/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 756

Description : 1928

Description : 1928 (T1,FASC3)-1940.

Description : Collection numérique : Fonds régional : Languedoc-Roussillon

Description : Collection numérique : Collections de Montpellier Méditerranée Métropole

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k65641294

Source : Montpellier Méditerranée Métropole, 2013-355923

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 18/11/2013

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FONDATION JOSEPH porCHET

MONSPELIENSIA

MÉMOIRES ET DOCUMENTS RELATIFS A MONTPELLIER ET A LA RÉGION MONTPELLIÉRAINE PUBLIÉS PAR LA SOCIÉTÉ ARCHÊOLOGIQUE DE MONTPELLIER

TOME PREMIER

Kasctgulk HI

MONTPELLIER IMPRIMERIE DE LA MANUFACTURE DE LA CHARITÉ (Pieirp-Ronge)



MONTPELLIER EN 1851

Le coup d'Etat du 2 décembre

INTRODUCTION

On a beaucoup écrit et publié, ces derniers temps, sur le Second Empire. Bien des livres nouveaux provoquent nos réflexions ou tentent notre curiosité sur cette période, si proche de nous et encore si peu connue, de l'histoire de la France. Or, quel que soit l'objet particulier de chacun de ces ouvrages, tous présentent ce trait commun : que, limités dans le temps aux vingt années de 1851 à 1870, ils sont limités dans l'espace au seul territoire de Paris. Tel le plus récent, et d'ailleurs tout à fait remarquable, auquel André Bellessort a donné ce titre : La société française au temps de Napoléon III, alors qu'il ne décrit que la société parisienne. Et certes, Paris est l'essentiel de la France ; mais il n'est pas toute la France.

Si complète et achevée que fût déjà, au temps de Napoléon III, la centralisation sous toutes ses formes, il y avait encore il y a peut-être encore aujourd'hui une « vie de province » et une « société de province » ; même une vie et une société de chacune des provinces de France, avec les diversités de leurs tempéraments, de leurs opinions et de leurs intérêts ; avec des réactions diverses devant les événements, les modes, les exemples et les commandements de Paris. -

A côté de la grande histoire de Paris, la petite histoire d'une province, ou d'une ville, toute médiocre qu'elle apparaisse, mérite d'être étudiée, si l'on veut vraiment connaître l'histoire de la France.


C'est donc une contribution, modeste mais utile, à l'histoire générale de la France, que je me propose d'apporter, par cet essai sur La société française au temps du Second Empire, à 840 kilomètres de Paris, à Montpellier, dans une ville située dans ces lointains étranges qu'un journaliste parisien de 1860 appelait « les déserts du sud » et dont un journaliste montpelliérain du même temps s'excusait d'entretenir ses lecteurs montpelliérains, en donnant à sa chronique des événements montpelliérains cet humble titre : « Nouvelles de Lilliput ».

* * *

Le règne de Napoléon III commence, en réalité, avec le coup d'Etat du 2 décembre 1851. C'est donc par le récit du coup d'Etat que l'on commence toujours l'histoire du Second Empire. Mais la préparation, l'exécution et les conséquences de cette « opération de police un peu rude » doivent d'abord être éclairées par l'étude des circonstances et des conditions dans lesquelles elle a été tentée et poursuivie. C'est donc par une sorte de chronique montpelliéraine de l'année 1851 qu'il convient de, commencer l'histoire du coup d'Etat du 2 décembre tel qu'il fut exécuté, accepté ou subi à Montpellier.

Le caractère distinctif et, si l'on veut, l'originalité de cette histoire est d'être l'histoire du seul chef-lieu de département qui répondit au plébiscite des 20 et 21 décembre 1851 par une majorité de non.


1

MONTPELLIER EN 1851

i. Les renseignements contenus dans l'Annuaire administratif, statistique et commercial du département de l'Hérault pour l'année 1851, œuvre de l'archiviste départemental Eugène Thomas, trente-quatrième volume d'une précieuse collection commencée en 1818, nous montrent que Montpellier est une grande ville.

Montpellier est peuplé de 45.811 habitants, dont près de la huitième partie est constituée par cette population flottante qui est un des caractères particuliers des grandes villes : 2.862 soldats de la garnison ; 620 prisonniers ; 203 détenues à la Solitude de Nazareth ; 327 aliénés et 545 malades hospitalisés ; 1.065 élèves des établissements d'instruction, et 7 « réfugiés ».

Montpellier, chef-lieu du département de l'Hérault, n'est pas seulement le siège de tous les grands services publics d'un département vaste, très peuplé, riche et prospère. C'est aussi le chef-lieu de la 8e Division Militaire, et depuis le mois de mars 1850 le général de Rostolan, qui commande en chef les 7e, 8e et ge Divisions Militaires, a établi son quartier-général à Montpellier. Montpellier est le siège d'une Cour d'Appel, dont le ressort comprend les quatre départements de l'Hérault, de l'Aveyron, de l'Aude et des Pyrénées-Orientales. Si le Recteur de l'Académie de Montpellier n'a autorité que sur les collèges et les écoles du seul département de l'Hérault, le prestige de sa fonction est singulièrement rehaussé par l'existence à Montpellier de quelques grands établissements d'enseignement supérieur : l'une des trois Facultés de Médecine qui existent en France (les autres sont à Paris et Strasbourg), et la plus ancienne, illustre depuis près de sept cents ans ; une


Faculté des Sciences et une Faculté des Lettres récemment créées, mais qui continuent dignement la Faculté des Arts de l'ancienne Université de Montpellier ; enfin la première Ecole supérieure de Pharmacie qui ait été fondée en France. Montpellier est aussi le siège d'un Evêché catholique et d'un Consistoire protestant.

Montpellier est une capitale administrative. Mais la richesse et l'activité de son commerce et de ses industries, dans la ville même et à Sète, qui est le port maritime de Montpellier, lui gardent, en même temps, cette qualité de « ville marchande » qui est, depuis ses origines, son caractère dominant. De plus Montpellier est au centre d'une campagne fertile, dans laquelle les progrès récents du vignoble entretiennent une croissante prospérité.

L'Annuaire nous apprend aussi comment le centre administratif et la place commerciale de Montpellier sont en relations commodes avec les autres régions de la France et avec Paris.

Le télégraphe à signaux, érigé depuis 1832 sur la tour de la Babote, assure les communications rapides avec Paris par deux lignes : l'une passant par la vallée du Rhône et Lyon, l'autre passant par Toulouse et Bordeaux. Quatre trains quotidiens sur le chemin de fer de Montpellier à Sète, ouvert, l'un des premiers en France, dès 1839 ; quatre trains quotidiens sur le chemin de fer de Montpellier à Nimes, ouvert en 1844 et relié au chemin de fer de Nimes à Beaucaire qui existe depuis 1839, joignent Montpellier, d'une part aux bateaux-poste du canal du Midi vers Toulouse, d'autre part à la batellerie du Rhône vers Lyon. Les « Messageries et diligences générales du Midi » de Bimar, Glaize, Laval et Cie, assurent deux départs quotidiens vers Perpignan, et autant vers Toulouse, alternativement par Castres et par Narbonne. Les « Messageries générales de Languedoc et de Provence » établissent des relations quotidiennes avec Marseille. Les « Messageries du Midi et de l'Auvergne » conduisent chaque jour, par Lodève et par Alès, à Clermont-Ferrand, où l'on trouve, avec les « Messageries Nationales », la correspondance vers Paris. - Et de nombreux


services de voitures relient Montpellier aux villes voisines de Languedoc et de Rouergue.

2. Le poète allemand Moritz Hartmann, qui avait pris une part très active à la révolution de 1848 à Prague et à Vienne, et qui s'était réfugié en France après la dissolution du Parlement de Francfort où il était député de la Bohême, a séjourné à Montpellier pendant les mois d'avril et mai 1851 : rue de la Merci, maison Salze, chez Saint-René Taillandier, professeur à la Faculté des Lettres, qui avait traduit en français quelques-uns de ses poèmes. Après un voyage en Provence et en Vaunage, il est revenu à Montpellier et y est demeuré pendant les mois de septembre et d'octobre 1851. Les correspondances que Moritz Hartmann adressait, de Languedoc et de Provence, au Deutsches Muséum, et qu'il a réunies en deux volumes publiés à Darmstadt en 1853, contiennent sur Montpellier et les Montpelliérains de 1851 des impressions curieuses et des observations intéressantes que gâtent parfois son imagination romantique et ses préjugés de protestant.

La ville lui plaît et le séduit, surtout par la magnificence de la promenade du Peyrou, par le merveilleux horizon qu'on y découvre : « On peut voir, dit-il, en même temps que les Cévennes et les Pyrénées, les Alpes représentées par le mont Ventoux, et embrasser ainsi d'un seul regard l'Espagne, la Suisse, la belle France, et à travers la Méditerranée la fabuleuse Afrique. » Il aime aussi, bien qu'il s'y égare parfois, l'entrelacement des petites rues étroites et sinueuses : et il admire la sagesse de ceux qui les ont ainsi tracées contre le soleil et contre le vent.

D'ailleurs il souffre, à Montpellier, et il a le cœur serré à la vue de la Citadelle, « bâtie sous Louis XIII comme une menace pour la ville », et plus encore au Peyrou, devant la statue équestre de Louis XIV : car il songe aux martyrs protestants qui furent ici les victimes de ce roi : « Ni l'aqueduc amenant toutes les eaux des montagnes, ni la mer aux flots riants et sacrés ne laveront le sang qui couvre ce magnifique


coin de terre pour l'éternité. » Pourtant « la beauté du site et la douceur du soir lui font oublier l'histoire ». Et quand, ayant écouté, parmi la foule montpelliéraine, un concert de musique militaire sur cette promenade du Peyrou, il voit cette foule s'écouler en hâte dès les derniers accords, malgré « la beauté du site et la douceur du soir », il ne cherche pas à connaître la raison de ce départ précipité : que la tradition montpelliéraine attribue au souvenir d'autres martyrs, prêtres catholiques pour la plupart, qui moururent au Peyrou dans ce temps où la guillotine y avait remplacé « le Cheval de Bronze ».

On trouve une agréable description de Montpellier dans le Parcours général de la Méditerranée à Lyon, sorte de guide du voyageur en chemin de fer publié en 1856 par Joseph Bard : « Cette capitale du Bas-Languedoc, ornée de fontaines publiques. possède un Musée hors ligne, des cercles choisis, de superbes promenades. Elle réunit tout ce qui rend une ville intéressante, toutes les ressources pour la société, la science, l'étude, les aimables distractions. C'est, sous le rapport du climat, de la beauté des environs, de la salubrité toute hippocratique de l'air, de la politesse et du goût, du bon ton et de la bonne compagnie, une des reines les plus brillantes du midi de la France. C'est l'Athènes de cette vaste région, par l'exquise urbanité de ses mœurs, sa tenue, ses habitudes savantes. »

L'imprimeur montpelliérain J.A. Dumas, dans le guide qu'il publie en 1851 sous ce titre : Le conducteur du voyageur dans Montpellier, dépeint ainsi ses compatriotes : « En général l'habitant de Montpellier est inconstant, vif, spirituel, intelligent, gai, et par trop impressionnable. Il est avide de spectacles. Il assiste partout, respecte tout, et se montre tour à tour avide et indifférent pour tout, même en politique. La classe riche, opulente, abonde dans notre ville, mais elle vit très retirée et trop médiocrement dans de vastes hôtels.

La classe ouvrière, la plus nombreuse, y est très heureuse en comparaison de la grande majorité des ouvriers de France.

Elle vit assez bien, est convenablement vêtue ; les filles, même celles du rang le plus médiocre, sont élégantes ; presque toutes


possèdent des bijoux en or. Ils dépensent tout et font aller le commerce mieux que les riches. »

3. - La crise économique qui précéda et suivit la révolution de 1848 avait été vivement ressentie à Montpellier. Le plus gros industriel de la ville, Zoé Granier, fabricant de couvertures, avait dû renoncer à son mandat de député de l'Hérault pour venir rétablir ses affaires. La maison de commerce la plus importante de Montpellier, « François Durand et fils », avait été un moment ébranlée par les prêts trop considérables qu'elle avait consentis, pendant la crise, aux autres maisons de la place.

Aussi demeurait-on inquiet et nerveux. « L'habitant de Montpellier, écrit J.A. Dumas, attend paisiblement ce que lui apportent les saisons. Mais le moindre accident lui fait crier : Tout est perdu ! Tout est tué ! Nous n'aurons plus de vin (ou de blé, ou d'huile.). Le peuple court aux églises, le spéculateur augmente ses prix. Peu de jours après tout rentre dans l'ordre : la récolte est abondante, le propriétaire ne sait où la mettre et crie : Tout est perdu ! Il faudra tout donner pour rien. »

Il semble, pourtant, qu'en 1851 le calme et la confiance renaissent. Une preuve en quelque sorte matérielle en est fournie par l'arrêté municipal qui prescrit aux malles-poste d'aller au pas dans la traversée de la ville. Un autre indice est la vogue croissante des bains de mer : des trains de plaisir portent la foule des baigneurs à Sète, « la Dieppe du Midi » ; des « omnibus » conduisent à la plage plus proche et plus modeste de Palavas, dont l'humble village de pêcheurs vient d'être érigé en paroisse et en commune.

Au mois de juin 1851, l'ouverture du chemin de fer de Paris à Dijon permet de recevoir désormais une demi-journée plus tôt les nouvelles de la capitale. La poste, abandonnant la route par l'Auvergne, emprunte maintenant le chemin de fer de Paris à Châlon, le bateau de Châlon à Lyon, la diligence de


Lyon à Avignon, et de nouveau le chemin de fer d'Avignon à Montpellier, où le courrier arrive ainsi à 2 heures 40 après midi. Du coup, les trois journaux de Montpellier, pour mieux servir leurs lecteurs, paraissent le soir, avec la date du lendemain.

Tout irait bien, donc, n'était l'agitation politique.


II

LA VIE POLITIQUE A MONTPELLIER EN 1851

i. Les Montpelliérains, en 1851, sont passionnés pour la politique, mais en sens divers et opposés. L'enthousiasme en faveur de la liberté, qui s'était unanimement manifesté au lendemain du 24 février 1848, était vite tombé, à cause de la crise économique et des craintes suscitées par les journées de juin. Les arbres de la liberté avaient disparu. Même on les chansonnait, dans un refrain où se traduisait l'attente d'un changement de régime politique : L'an plantat L'aubre de la libertat.

Se mouris, Es tant pis : lé mettren la flou de lys !

Ainsi chantaient les royalistes. Ceux qui, sans mettre leur espoir dans le comte de Chambord, souhaitaient, pourtant, un régime autoritaire, remplaçaient le dernier vers du refrain antilibéral par cet autre : La barra toujours servis.

On suivait de loin, mais avec une attention passionnée, le débat engagé entre le Président de la République et la majorité monarchiste de l'Assemblée législative sur la révision de la Constitution, les projets de fusion entre légitimistes et orléanistes, l'agitation créée par la découverte du « complot du Sud-Est » tramé par les « Montagnards », dans lequel le montpelliérain Louis Auriol était compromis. On se préparait pour 1852, l'année décisive qui devait amener à la fois l'élection présidentielle et les élections législatives. On craignait ou


l'on espérait une décision plus prompte et moins constitutionnelle ; et dans l'attente un peu inquiète d'un « coup », les partis opposés s'observaient, et se heurtaient, même, assez rudement.

Le poète Moritz Hartmann, dans une de ses lettres au Deutsches Muséum, datée de Montpellier en septembre 1851, se fait sûrement l'écho des opinions qu'il a recueillies dans le milieu bourgeois, commerçant et protestant où il est reçu, quand il écrit : « Le catholicisme se laisse dominer par la politique. Le pays des pénitents blancs, bleus, etc., des moines et des religieuses innombrables, ne peut être que légitimiste. »

Et sans doute il se trompe absolument quand il donne pour origine au « cléricalisme » montpelliérain « le voisinage d'Avignon, l'influence du légat pontifical qui y résidait encore il y a soixante ans, (qui) ont implanté ici l'esprit du Moyen-Age. »

Mais il est un écho plus fidèle de ses informateurs quand il dit : « Louis Napoléon, s'il réussit son coup d'Etat, ne rencontrera pas grande résistance dans ce pays. On l'acceptera comme envoyé de Dieu : car en France le fait accompli est toutpuissant. S'il veut profiter aussi des avantages que lui ont faits les gouvernements précédents en négligeant les intérêts du Midi, il promettra à ce pays qui étouffe dans sa prospérité le free trade pour son commerce à l'étranger et à l'intérieur. Alors ce pays, qui à l'occasion pourrait être une Vendée, chantera ses louanges et verra en lui un sauveur. »

Il ajoute : « Il y a une minorité républicaine très active.

Elle comprend les ouvriers, et presque tous les protestants des villes et de la campagne. Il y a un petit parti orléaniste, fait de protestants riches, des banquiers que la spéculation du temps de Louis-Philippe a enrichis, et qui ne peuvent oublier que Guizot, malgré tous ses accords avec les Jésuites, était un des leurs. Mais si Louis Napoléon sert leurs intérêts, donne des débouchés aux vins de leurs grandes plantations, ils seront vite au nombre des satisfaits. »

A ces notes si curieuses, et dont quelques-unes, quand on


connaît les événements qui ont suivi et l'évolution de certains notables montpelliérains, ressemblent à des prophéties, il convient d'ajouter un tableau plus complet et plus nuancé des trois partis entre lesquels étaient divisés les Montpelliérains : les légitimistes, les républicains, les modérés.

2. Les légitimistes sont, de beaucoup, les plus nombreux : dans l'aristocratie et dans la bourgeoisie des propriétaires et des professions libérales, et aussi dans le clergé ; mais surtout parmi le menu peuple des boutiquiers, des artisans et des ouvriers : et c'est là un des traits les plus remarquables, et peut-être le plus caractéristique, de la société montpelliéraine.

Le maire, Parmentier, et ses trois adjoints, de Calvière, Maxime et Rey, sont légitimistes, ainsi que tous les membres du Conseil municipal, élu en 1849. Des propagandistes venus du département du Gard, où l'opinion légitimiste est très répandue et très ardente, ont introduit dans Montpellier la société secrète de « la Montagne blanche ». L'autorité préfectorale avait supprimé et dissous le club légitimiste connu sous le nom de « Club de l'Urne » ; mais il s'était reconstitué, sous le nom de « la Petite Loge », par analogie respectueuse avec le nom de « la Grande Loge », qui est le cercle le plus aristocratique et le plus fermé de Montpellier, et où les légitimistes passent pour être en ma j orité.

Le 15 juillet, fête de la Saint-Henri, des messes solennelles sont célébrées dans toutes les églises, et l'on y assiste en foule.

A la chapelle des Pénitents blancs, on distribue du pain bénit décoré de fleurs de lys. Le soir, dans des banquets populaires, on boit à la santé du Roi. On se pare, ce jour-là, de vêtements ou de rubans dont les couleurs blanches et vertes intentionnellement associées rappellent les volontaires de la Palud, la fidélité au Roi et au duc d'Angoulême aux mois de mars et avril 1815. La police a saisi des pains d'épices qui reproduisent les traits du comte de Chambord, et des gravures où il est représenté sous ce titre : H enricus V, rex Francorum.

Les légitimistes disposent d'un journal, l'Echo du Midi, qui


paraît tous les jours sauf le lundi, car il n'imprime pas le dimanche. L'Echo du Midi a pour gérant son imprimeur Pierre Grollier, et pour rédacteur en chef Escande, bossu plein d'esprit et de talent, dont la plume est souvent piquante.

3. Les républicains sont beaucoup moins nombreux, mais aussi passionnés. D'ailleurs ils sont divisés entre eux. Les bourgeois riches ou aisés sont « démocrates » ; ils se rencontrent au « Club du Jeu-de-Paume ». Les ouvriers et les jeunes gens des professions libérales, hommes de lettres, artistes, avocats, se proclament « montagnards » ou « socialistes » et ont pour centre d'action et de propagande le « Club de l'Ormeau ».

Les uns et les autres se réunissent mais à part dans des banquets démocratiques, où l'on boit à la République.

La société secrète des Montagnards a recruté parmi eux, surtout parmi les « socialistes », plusieurs de ses décuries et centuries ; elle en dissimule quelques-unes derrière des sociétés de secours mutuels. Le nouvel adhérent, à genoux, les yeux bandés, reçoit du mystérieux décurion le mot de passe : « L'heure a sonné, droit au travail. » Il prête serment d'être fidèle à la voix de ses chefs, d'obéir et de ne point trahir, sous peine de mort.

C'est ainsi qu'il est « sacré » montagnard.

Les républicains de Montpellier tirent une partie importante de leurs forces des adhérents, assez nombreux, que compte leur parti dans les campagnes, parmi les paysans « fils de blancs », petits propriétaires qu'une prospérité récente mais précaire oppose de plus en plus aux « Messieurs ».

Les républicains avaient eu d'abord pour organe le Montagnard, fondé par Louis Auriol au mois de mai 1848, et dont l'existence fut courte ; puis l'Hérault Socialiste ; puis l'Indépendant, qui succomba bientôt sous les procès et les amendes.

Ils l'avaient remplacé, depuis le 17 novembre 1850, par le Suffrage Universel, qui paraissait les mardi, jeudi et samedi de chaque semaine, imprimé par J.A. Dumas. Comme ils voulaient tenter d'en faire un organe d'union, ils avaient décidé d'en choisir le rédacteur, non seulement en dehors de leurs


organisations, mais en dehors du département. C'est pourquoi ils avaient fait venir d'Arles Charles Dupuy, dont les articles politiques, assez modérés de ton, alternaient avec de violentes déclarations anticléricales, et même antireligieuses. Charles Dupuy s'étant retiré au début de 1851, le député Jacques Brive avait envoyé de Paris pour lui succéder Aristide Ollivier, fils du constituant Démosthène Ollivier et frère d'Emile Ollivier.

Aristide Ollivier arrivait à Montpellier tout plein de la fougue, de l'ardeur et de l'enthousiasme de ses vingt-deux ans, paré d'une jeune gloire que lui valaient sa participation aux manifestations du 13 juin 1849 contre l'expédition de Rome, sa courte détention à Mazas en 1850 comme membre du « Comité démocratique-socialiste », et sa collaboration remarquée au journal parisien le Peuple. Son premier article, au Suffrage Universel du 25 mars 1851, fit sensation. « D'esprit, de cœur et de corps, écrivait-il, je suis dévoué à la sainte cause du Peuple. En dehors de la République, rien pour moi n'est légitime ni possible. » Puis il évoquait « les despotes du Nord rêvant un nouvel envahissement de notre belle patrie, peutêtre son partage » ; il s'apitoyait sur les peuples vaincus et les nations opprimées : « la Pologne qui ne peut sortir de son sépulcre. la pauvre Italie desséchée et meurtrie. la savante Allemagne. les cadavres des braves Hongrois. » Enfin il rappelait éloquemment « les paroles du Christ, qui nous a enseigné la loi fraternelle dont nous cherchons par le Socialisme la réalisation ».

Bien qu'Aristide Ollivier inclinât ainsi le journal vers le socialisme, les bourgeois républicains lui gardaient leur confiance, leur appui et leur collaboration. Ronzier- Joly lui donnait des articles littéraires. Albert Castelnau lui envoyait des « Lettres de Paris ». Le bâtonnier Stanislas Digeon, l'un des chefs les plus écoutés du parti, « le considérait comme son fils ».

4. Entre les « rouges » et les « blancs », les « bleus » les modérés formaient une masse amorphe et sans organisation. A peine républicains, très peu bonapartistes, sincèrement


catholiques, ils étaient surtout amis de l'ordre et enclins à lui sacrifier la liberté. Dans son journal le Messager du Midi le mieux informé, le mieux écrit et le plus répandu des trois journaux de Montpellier, un journaliste de premier ordre, Félix Danjou, s'efforçait de les instruire et de les entraîner.

Curieux homme que ce Félix Danjou, dont l'attachante et sympathique figure mériterait d'être mise en vive lumière. C'était un Parisien, né en 1802, qui s'était dès sa jeunesse passionné pour l'histoire et pour la musique. Simple attaché à la Bibliothèque de l'Arsenal, il avait entrepris, et publia de 1834 à 1840, sous ce titre : Archives curieuses de l'Histoire de France, une collection en vingt-sept volumes de documents inédits et peu connus, que l'on consulte encore aujourd'hui avec fruit. Organiste aux Blancs-Manteaux et à Saint-Eustache, puis à Notre-Dame, il s'applique à la réforme du chant d'église et de la musique religieuse ; écrit des messes et des motets dont un Tantum ergo demeuré longtemps célèbre ; perfectionne les orgues par d'ingénieuses inventions qu'il réalise en association avec de grands facteurs parisiens.

Au retour d'un voyage en Italie, où il était allé à la recherche d'anciens livres liturgiques, il vint à Montpellier et eut la bonne fortune d'y découvrir un manuscrit du XIe siècle contenant la liturgie romaine en notation double. Il entreprit aussitôt de publier ce document. Mais il eut des déboires : on lui contestait à la fois la réalité et la valeur de sa découverte ; ses associés les facteurs d'orgues avaient fait des opérations imprudentes, et il se trouvait ruiné. C'est alors qu'il se fit journaliste, d'abord à Marseille, puis à Montpellier, où.

il rédigeait le Messager du Midi depuis sa fondation en 1848.

Félix Danjou, dans ses articles du Messager du Midi, ne faisait pas de polémique politique : la politique pure et les oppositions des partis ne l'intéressaient pas. Assez indifférent à la forme du gouvernement, il attachait plus de prix au fond, à la doctrine, aux idées directrices. Adepte convaincu de l'école de l'Avenir, menaisien sans partager les erreurs de Lamennais, Félix Danjou demandait aux enseignements du


catholicisme les moyens de guérir une société en proie aux révolutions, et de la guider vers le progrès. « Vers un ordre social chrétien » : ce titre, sous lequel le marquis de la Tourdu-Pin devait publier plus tard de si remarquables études, aurait pu déjà, en 1851, servir de programme à l'enseignement que Félix Danjou répandait par ses articles du Messager du Midi, qui permettent de reconnaître en lui l'un des précurseurs du « catholicisme social ».

S'il détournait ses concitoyens des luttes proprement politiques, c'était pour montrer comme champ à leur activité civique l'administration de leurs propres affaires dans le cadre, limité, mais qu'ils connaissaient bien, de leur métier, de leur commune, de leur département, de leur province. Seul des journaux de Montpellier, le Messager du Midi contenait des informations d'ordre économique, et suivait, au printemps de 1851, l'importante discussion de la « loi sur les sucres », qui mettait aux prises les intérêts opposés des producteurs de betteraves du Nord et des vignerons du Midi.

En même temps il avait pris parti, avec une belle ardeur, pour les thèses que soutenait alors Mgr Gaume ; il dénonçait comme lui les méfaits de l'emploi exclusif des auteurs païens, grecs et latins, dans l'enseignement classique. Blâmé, presque menacé de condamnation par un mandement de Mgr Dupanloup, dont il avait discuté l'opinion favorable aux classiques païens, Félix Danjou avait répondu à l'évêque d'Orléans par une série d'articles, réunis en brochure sous ce titre : Du paganisme dans la société et dans l'éducation, dont le ton mesuré mais ferme, la richesse d'information, l'argumentation pressante et serrée, sont tout à fait remarquables. Il concluait par ces mots, où l'on trouve comme le résumé des opinions religieuses, politiques et sociales qu'il voulait faire partager à ses lecteurs : « Ce sont les partisans du paganisme qui veulent amarrer le vaisseau de la civilisation dans les parages malsains de l'antiquité. Nous voulons, au contraire, qu'il déploie ses voiles, qu'on le lance dans la pleine mer de la liberté et du progrès, en lui donnant pour boussole le sens chrétien, qui ne se trouve


pas dans les écrits des Romains et des Grecs, mais seulement dans la littérature et dans les arts que le christianisme a inspirés dans tous les temps, et plus spécialement au Moyen-Age. »

Moritz Hartmann a signalé à ses amis d'Allemagne ces articles de Félix Danjou. « Il faut, écrivait-il, lui rendre justice, car il voit plus loin et plus solide que ses compagnons ultramontains.

Il voit. que la Réforme et la Renaissance, sœurs jumelles, sont nées en même temps. A cause de cette profondeur de vues, dont certains sont enclins à sourire, M. Danjou et sa petite feuille peuvent devenir dangereux. »

Mais les Montpelliérains de 1851 appréciaient-ils à sa juste valeur le journaliste qui mettait tant de talent à leur service ?

Il semble qu'ils aient accordé plus d'importance à son activité de musicien, et plus de faveur aux « maîtrises » organisées par Félix Danjou à la paroisse Saint-Denis et à la Cathédrale.


III

LE DUEL ET LA MORT D'ARISTIDE OLLIVIER (21 juin 1851)

Tandis qu'au Messager du Midi Félix Danjou maintenait la discussion sur les hauteurs, Escande à l'Echo du Midi, mais surtout Aristide Ollivier au Suffrage Universel soutenaient de vives polémiques ; avec plus d'esprit chez Escande, avec plus de fougue chez Ollivier. Ils étaient l'un et l'autre ardents, passionnés, sincères, désintéressés, prêts à donner leur vie pour la cause qu'ils avaient reçu mission de défendre. Mais ni l'un ni l'autre, bien sûr, n'imaginait que cette bataille de plume pût aboutir un jour à deux poitrines trouées, à un cadavre sanglant. C'est, pourtant, ce que Montpellier vit, avec une stupeur douloureuse, par l'affreux événement du 21 juin 1851.

1. Aristide Ollivier, rédacteur du journal « rouge », n'invectivait pas seulement contre les « blancs » et leur journal. Il ne ménageait pas non plus les autorités, administratives et judiciaires qui d'ailleurs, à ce moment, n'étaient pas tendres pour les républicains « avancés » I,e 17 mai, en annonçant à ses lecteurs qu'il était cité en Cour d'Assises, sur la plainte du général de Rostolan, pour un article qui était considéré comme « injurieux » à l'égard de la garnison de Montpellier, Aristide Ollivier malmenait rudement le procureur de la République Alexandre Lacroix : l'accusant de ne pas pouvoir prendre la parole en public, et le sommant d'abandonner son siège à plus capable que lui. Cette note était imprimée en gros caractères ; Ollivier proclamait sa volonté de la répéter dans chaque numéro de son journal, jusqu'à ce qu'accusation et sommation aient produit leur effet.

Comment expliquer de telles violences verbales chez un


jeune bourgeois bien élevé, dont son frère Emile Ollivier a écrit qu'il était doux, modéré, ayant, avec « la virilité du héros la naïveté de l'enfant et la délicatesse de la femme ? »

Ce procès qui lui survenait le 17 mai, c'était le quatrième qu'on lui faisait depuis six semaines à peine qu'il rédigeait le Suffrage Universel. Ces coups répétés ne pouvaient qu'énerver un jeune journaliste plein de foi dans la justice de sa cause, plein de confiance dans un talent que Paris avait déjà consacré, aussi ardent à répandre ses doctrines qu'à se faire la place qu'il croyait mériter dans cette ville de province qui était devenue pour lui selon le langage du temps son « poste de combat ».

Escande crut devoir « désolidariser » l'Echo du Midi, journal d'opposition comme le Suffrage Universel et qui comme lui avait à se plaindre du Parquet, de cette attaque personnelle contre le Procureur de la République. Il l'avait fait sur un ton modéré mais ferme, celui d'un aîné, de sens plus rassis, s'adressant à son cadet trop impétueux. Mais Aristide Ollivier prit très mal la leçon, annonça qu'il révélerait bientôt au public « les motifs » de cette attitude de l'Echo, répéta, comme il l'avait promis, son article contre Alexandre Lacroix. Le Suffrage Universel du 24 mai, qui le contenait, fut saisi au sortir des presses, et une nouvelle assignation lancée contre Aristide Ollivier, son gérant et son imprimeur. Ollivier fit aussitôt un nouveau tirage, dans lequel, annonçant saisie et procès, il écrivait : « L'Echo du Midi doit être content ! ! » Il affectait de considérer les « réserves » exprimées par Escande comme « une dénonciation» dont le simple bon sens devait pourtant montrer que le Parquet n'avait eu nul besoin pour engager sa poursuite. Et désormais il ne nomme plus l'Echo du Midi, mais le journal-dénonciateur.

La réponse d'Escande, quoique déjà de ton plus monté, est, par comparaison, encore très modérée. Mais elle contient, sous l'apparence de conseils ou d'avertissements, quelques sousentendus dont les conséquences devaient être funestes. « Nous l'engageons, écrivait-il, avant de parler, lui si nouveau à


Montpellier, à prendre des renseignements ailleurs qu'auprès des mouches du coche qui bourdonnent autour de lui. » Puis, expliquant qu'il n'avait pas « dénoncé » l'article d'Aristide Ollivier, qu'il l'avait, seulement, trouvé « grossier et inconvenant » mais ne méritant pas de poursuites, il ajoutait : « Cette double opinion est celle de plusieurs coreligionnaires politiques du Suffrage Universel, son rédacteur ne doit pas l'ignorer. »

La riposte d'Aristide Ollivier fut un coup de foudre. Il n'était plus question seulement d'Escande et du « journal-dénonciateur ».

Sous ce titre : « Ce qui arriverait. » le Suffrage Universel du 29 mai publie, en première page, un long article contre le retour de la monarchie, où sont flétris en termes d'une violence presque frénétique Trestallion, le Parc-aux-Cerfs, la Saint-Barthélémy et la révocation de l'Edit de Nantes. Et ce n'est point polémique courante d'un républicain contre un régime détesté : cette diatribe est manifestement écrite pour amener, encadrer et souligner cette phrase qui adresse, volontairement, une injure grave à des hommes clairement désignés : « On disait, naguère : légitimistes ou socialistes ; nous disons : malhonnêtes gens ou honnêtes gens, cosaques ou français. »

Plus loin, dans la « Chronique locale », l'attaque se précisait : « Nous défions l'Echo du Midi de publier dans ses colonnes les noms vrais de ses protecteurs politiques, les noms vrais et honorables s'entend. Nous le défions de dire quels sont les hommes qui se cachent derrière lui. » Puis cette provocation à l'adresse d'un adversaire mieux bâti qu'Escande, qui avait le malheur d'être bossu : « Nous nous réjouirions personnellement de cette publication, car elle nous permettrait de choisir un contradicteur plus droit et plus sérieux que le rédacteur de l'Echo du Midi. »

2. Désormais la querelle dépasse les personnalités d'Escande et d'Aristide Ollivier ; ce ne sont plus deux journalistes qui s'affrontent, au risque accepté par la coutume de ce


temps de remplacer à la fin la plume par l'épée : le duel qui déjà s'engage est entre deux partis opposés.

On a dit qu'Aristide Ollivier, libre au Suffrage Universel et considéré comme un égal par ses actionnaires, voyait dans Escande un humble serviteur à gages, un vulgaire prête-nom.

On peut dire encore qu'Ollivier, fier de son père et de son frère, journaliste parisien déjà connu, ne pouvait accepter de leçon d'un pauvre journaliste de province. On peut penser aussi que ce jeune homme, beau, gracieux, alerte, élégant et svelte dans son habit bleu à boutons dorés, devait répugner à se mesurer avec un affreux bossu, et cherchait un autre adversaire à sa taille et à son image.

Il y avait autre chose. Aristide Ollivier, nouveau venu, ne connaissait pas Montpellier, ni la société montpelliéraine. Vainement Escande l'en avait charitablement averti. Qu'est-ce qui, disons plutôt : qui est-ce qui lui inspira de réclamer les noms vrais des actionnaires de l'Echo du Midi ? Entre « les mouches du coche » bourdonnant autour d'Ollivier, auxquelles Escande avait fait allusion, et ceux que, dans une cinglante riposte, on fit traiter par Ollivier de « malhonnêtes gens » et de « cosaques », il pouvait y avoir d'autres causes de dissentiment que des différences d'opinion politique. Puisqu'il y avait eu, au dire d'Escande, sûrement bien informé, des actionnaires du Suffrage Universel pour trouver « grossier et inconvenant » l'article d'Aristide Ollivier contre le Procureur de la République, on pouvait, il semble, essayer de le calmer, de le conseiller, de l'avertir. Il ne paraît pas qu'on l'ait fait ; bien au contraire.

«Tous ses amis, dira plus tard publiquement Stanislas Digeon, acceptaient volontiers la responsabilité de ses articles. » Alors qu'il regardait Escande comme un simple instrument, le porte-plume des légitimistes de l'Echo, Aristide Ollivier n'at-il pas été, sans le savoir, l'épée de certains actionnaires du Suffrage Universel ?

3. - Escande, d'ailleurs, prétend relever seul le défi d'Aristide Ollivier. Le 31 mai, affectant de trouver « bouffonne » la


demande des noms « vrais et honorables » de ses actionnaires, il provoque et même il injurie à son tour : « Sans doute nous serions charmé de lui procurer un adversaire plus droit que nous ; mais il nous permettra de croire qu'il est encore plus charmé d'avoir trouvé ce prétexte pour prendre chasse.

Le beau mérite d'être droit, quand on en fait pareil usage ! »

Mais Ollivier déclare ne plus vouloir discuter avec celui qu'il appelle « le Sancho Pancha royaliste. que jamais nous ne prendrons pour un don Quichotte. » Pendant toute la première quinzaine de juin, il redemande les noms « vrais et honorables », constate qu' « aucun n'a osé » se découvrir ; répète sous tous les prétextes : « journal-dénonciateur ». IJEcho du Midi ne répond pas ; Escande se borne à critiquer, vivement mais sur le mode ironique, des articles envoyés de Paris au Suffrage Universel par Eugène Guiter.

Il semblait que la querelle dût s'apaiser, sur deux phrases respectivement triomphantes : Ollivier constatant dans son journal comme il l'avait fait déjà en passant la « carence » des « patrons du journal dénonciateur » ; Escande constatant de son côté comme il l'avait déjà insinué la « carence » d'Aristide Ollivier, Mais Aristide Ollivier est résolu à se battre. Il l'a dit à son ami le docteur Rozière, en lui demandant de l'assister. Or il ne peut se battre contre un bossu. Et personne encore, sauf Escande, n'a relevé son défi. Mais il s'obstine à vouloir trouver le maître derrière le valet. Pourquoi cette volonté de se battre contre un légitimiste ? N'y a-t-il pas chez Ollivier, bourgeois et républicain, socialiste et romantique, comme un obscur désir d'accomplir une action héroïque, et de se montrer, lui, fils du peuple, grandi et devenu l'égal pour le moins de ces aristocrates, en se mesurant avec l'un d'eux ?

4. Mais comment les amener sur le terrain ? En tête de la chronique locale du Suffrage Universel, numéro du 17 juin, on peut lire ceci : « Le rédacteur de l'Echo du Midi insulte chaque jour le parti


socialiste et le rédacteur du Suffrage Universel. Cet homme sait que ses injures ne peuvent être relevées par aucun homme d'esprit et de cœur. Plusieurs fois nous avons prié l'Echo du Midi de donner les noms d'hommes honorables, acceptant la solidarité des attaques du journal-dénonciateur. L'Echo du Midi s'y est toujours refusé.

« Aujourd'hui nous faisons la même demande, et nous déclarons que le parti légitimiste de Montpellier est entièrement composé de LACHES, si aucun de ses membres ne retire les insultes de son Triboulet ou n'en prend pas la responsabilité.

Aristide OLLIVIER. »

Le 19 juin, il insiste : les « patrons trop prudents » du « journal dénonciateur » n'ont pas « le courage » de désavouer « le Triboulet du parti royaliste» ou de prendre la responsabilité de ses insultes. Alors il les accuse d'avoir, « mardi dernier » le jour où parut son article contenant le mot « lâches » fait prier le parquet de saisir le Suffrage Universel : mais le Procureur Général a refusé : « S'il est facile de trouver des Triboulet, il est moins aisé de rencontrer des Laubardemont. »

Escande réclame pour lui les coups : pourquoi aurait-il donné « des noms honorables » ? Est-ce qu'il ne vaut pas Aristide Ollivier ? Cette provocation délibérée à tout le parti légitimiste de Montpellier, c'est un appel à la guerre civile. Il y a des actionnaires du Suffrage Universel qui coudoient et saluent tous les jours des actionnaires de l'Echo dit Midi : que ne les regardent-ils en face ? Et employant, pour la première fois, un langage gravement injurieux, il affirme n'avoir trouvé qu'un «goujat » chez « ce journaliste provençal. » De ces deux injures, la dernière ne devait pas être pour Aristide Ollivier la moins cruelle.

Cette note volontairement injurieuse d'Escande parut le soir du 19 juin, dans le numéro de l'Echo du Midi portant la date du lendemain. Ce même numéro publiait, en tête de sa première page, une lettre qu'un groupe de légitimistes réuni la veille au cercle de la Grande Loge, avait adressée à Escande :


« Abonnés de l'Echo du Midi, nous nous faisons un devoir de vous donner un témoignage d'approbation pour la ligne de conduite que vous avez constamment tenue. Agréez, etc.

« Victor Anduze. Bouché. L. de Rodez-Bénavent, membre du conseil général et du conseil municipal. Félix Dupin, membre du conseil d'arrondissement. Constantin de Dax, membre du conseil municipal, ancien capitaine des dragons de la garde. Farjon. de Fernel, ancien commandant. Fernand de Ginestous. Grégoire, colonel en retraite, membre du conseil municipal. Grenier, capitaine retraité, membre du conseil municipal. J. de Saint-Juéry. A. de SaintJuéry. Achille Kuhnholtz, membre du conseil municipal. A. de Langlade. Gabriel de Paul, membre du conseil général et du conseil municipal. »

Le soir de ce 19 juin, Fernand Rouch, avocat, et Gustave Raymond, banquier, venaient au cercle de la Grande Loge remettre, de la part d'Aristide Ollivier, « un billet » à Fernand de Ginestous.

On a raconté plus tard et Jules Troubat le rapporte dans ses Souvenirs que Fernand de Ginestous avait été désigné par le sort, parmi les membres du cercle, pour être l'adversaire d'Aristide Ollivier. C'est Aristide Ollivier qui choisit lui-même son adversaire, parmi les quinze signataires de cette lettre, de ton volontairement modéré, dans laquelle il n'était ni nommé, ni désigné. Il n'en connaissait aucun personnellement ; venu depuis moins de trois mois à Montpellier, il ne savait rien d'eux, n'avait jamais eu affaire à aucun d'eux. Il aurait pu choisir sur leur liste le premier inscrit, Victor Anduze ; ou le dernier, Gabriel de Paul ; ou celui qui pouvait paraître le plus important dans le parti légitimiste, Léon de Rodez-Bénavent.

Il choisit Fernand de Ginestous, « parce qu'il était le plus jeune ». Par qui fut-il renseigné ?

5- Fernand de Ginestous avait 28 ans ; il avait fait ses classes d'officier de cavalerie à Saumur, mais à sa sortie de


l'école il n'avait pas pris de service. Il était marié de l'année précédente à Mlle de Brignac, qui venait de lui donner un enfant.

Il choisit pour ses témoins Léon de Rodez-Bénavent et Gabriel de Paul, tous deux anciens officiers de cavalerie. Ceux-ci lui observèrent qu'il n'était pas personnellement provoqué, qu'il avait été choisi sur une liste, qu'il avait donc le droit de demander à désigner son adversaire sur une liste analogue établie par les républicains. Il refusa de donner à la rencontre ce caractère odieux de bataille politique, disant qu'il ne se considérait nullement comme le champion d'Escande ou des légitismistes, mais comme personnellement offensé par le cartel d'Aristide Ollivier. Cette qualité d'offensé lui donnait le choix des armes : il demandait qu'on se battît au sabre.

Les quatre témoins se réunirent le soir même sur l'Esplanade, mais ne purent se mettre d'accord, Rouch et Raymond réclamant aussi pour leur client la qualité d'offensé, du fait des « injures graves » de l'Echo du llIidi. Les pourparlers reprirent dès le matin du 20 juin, dans une allée du Jardin des Plantes.

On ne s'entendait toujours pas : Gabriel de Paul finit par faire admettre que, s'agissant non d'une querelle personnelle, mais d'une lutte entre partis politiques, le recours aux armes était déplorable et ferait scandale. On crut donc pouvoir terminer l'affaire par un procès-verbal signé des quatre témoins, que publieraient les deux journaux.

Ce procès-verbal parut, le matin du samedi 21 juin, dans le Suffrage Universel ; il disait :

« M. Aristide Ollivier ayant fait demander par témoins à l'un des signataires de la lettre insérée dans le no 115 de l'Echo du Midi du vendredi 20 juin si l'intention de ces derniers était d'accepter la solidarité de la polémique personnelle élevée entre M. Escande et M. Ollivier, il lui a été répondu que les signataires de ladite lettre n'avaient nullement entendu accepter cette solidarité, ou se susbtituer à M. Escande. M. Aristide Ollivier déclare à son tour retirer le mot de lâches dont il s'est servi


dans le no 130 du Suffrage Universel du mardi 17 juin, parce que dès lors il ne saurait être appliqué à ces Messieurs.

« Montpellier, le 20 juin 1851.

Gabriel de Paul. Gustave Raymond.

L. de Rodez-Bénavent. Ferdinand Rouch.

Mais ce procès-verbal, dont l'intention était louable, ne terminait rien, car il n'engageait que ses signataires comme on le fit observer le soir même à Gabriel de Paul et à RodezBénavent dans leur cercle comme on le put mieux voir encore le lendemain par ce commentaire dont Aristide Ollivier en faisait suivre la publication : « Une telle déclaration fait justice des insultes de M. Escande. Si personne ne prend la responsabilité de ces insultes, je serai autorisé à conclure qu'aucun homme d'honneur, appartenant au parti légitimiste, ne veut être solidaire des provocations insolentes dont j'ai été l'objet. »

1/affaire reprit aussitôt ; Gabriel de Paul s'offrit à prendre la place de Fernand de Ginestous, que le procès-verbal mettait hors de cause. Mais Ginestous voulut poursuivre lui-même.

On débattit longuement sur le choix des armes. Rodez et de Paul insistaient pour le sabre de cavalerie, dont ils savaient, par leur expérience d'officiers, que les blessures, graves d'apparence, sont rarement dangereuses. Raymond et Rouch demandent le sabre d'officier d'infanterie. Du moins, sera-ce l'ancien modèle, qui est courbe comme un sabre de cavalier ? Non : ils préfèrent le modèle nouveau, qui est droit comme une épée.

On en cherche vainement chez le maître d'armes Jean-Louis ; on va en emprunter à la caserne du 35e. Rendez-vous est pris, à une heure après-midi, « à la porte du parc de Lavalette ».

Pendant que ces préparatifs s'achevaient, Aristide Ollivier écrivait à son père : « Mon cher père, Je pars pour me battre en duel avec M.

l'ernand de Ginestous. J'y vais, parce que j'ai été gravement msulté, et .que je ne peux laisser souiller le nom que tu nous a


donné. Ma dernière pensée sera pour toi et pour mes frères, pour ma pauvre sœur. Si je vais rejoindre ma bonne mère dans un monde différent, nous parlerons souvent de vous avec elle ; et si nous pouvons vous venir en aide par nos bénédictions, elles iront vers vous ardentes et passionnées.

« Dans tous les cas, la dernière de mes pensées, je te le répète, sera pour toi, et mes bons frères Emile, Ernest, Adolphe, Elysée, et pour Joséphine. Je vous demande pardon des peines que j'aurais pu vous occasionner, et de celle surtout que je vais te procurer, à mes frères et à ma sœur aussi.

« La meilleure de mes caresses à vous tous.

Aristide Ollivier.

« Samedi 21 juin 1851, 11 heures et demie. »

Cette lettre, pleine des plus sombres pressentiments, mais aussi du plus généreux esprit de sacrifice, a été publiée dans le Suffrage Universel du Ier juillet. Nous ne savons rien des adieux de Fernand de Ginestous à sa jeune femme et à son enfant.

6. A une heure cinquante, les témoins, ayant signé la déclaration d'honneur que Ginestous ni Ollivier ne connaissent l'escrime du sabre d'infanterie, les combattants sont placés face à face, le sabre en main, dans une allée du parc. Avant qu'une minute soit écoulée, Ginestous tombe, traversé de part en part ; Ollivier, dans son élan, s'est jeté sur le sabre de Ginestous qui le transperce, atteignant le cœur et ressortant près de l'omoplate ; il chancelle un moment, puis s'affaisse, mort.

Le docteur Rozière qui arrivait tout juste accourt, ne peut que constater la mort de son malheureux ami, s'empresse auprès de Ginestous qui respire encore, lui fait un pansement sommaire. Cependant un des cochers a couru au séminaire pour ramener un prêtre ; l'autre conduit Rodez-Bénavent à la recherche du docteur Batigne.

Bientôt arrivent le prêtre et le docteur ; puis le Parquet,


qu'on a prévenu, avec les professeurs Dumas et René qui procèdent aux constatations légales ; puis la foule, haletante et émue, car le bruit de la rencontre et de ses suites affreuses a été vite répandu ; puis un escadron de cavalerie pour contenir cette foule.

Ginestous est trop mal en point pour être reconduit chez lui : on le porte, avec d'infinies précautions, au château de Lavalette. Un corbillard, escorté de cavaliers, suivi de la foule en larmes, ramène le cadavre d'Aristide Ollivier au modeste logement qu'il avait loué dans la rue des Tondeurs.

Les quatre témoins se sont constitués prisonniers.

7. Le soir du samedi 21 juin et toute la journée du dimanche 22, ce fut, rue des Tondeurs, un interminable défilé.

La ville entière était plongée dans la stupeur et la désolation.

Les obsèques d'Aristide Ollivier eurent lieu le soir de ce dimanche. Elles furent simples et émouvantes. C'était le jour de la Fête-Dieu ; le matin avait eu lieu la procession générale, que son itinéraire amena tout près de la rue des Tondeurs : mais l'ordre ne fut pas troublé, ni davantage le soir au cortège funèbre. Le clergé fit la levée du corps ; douze draps d'honneur précédaient le corbillard, que plusieurs milliers de personnes suivirent jusqu'au cimetière Saint-Lazare. Il n'y eut pas de discours : le préfet n'en ayant voulu permettre qu'un, Stanislas Digeon, qui avait été désigné, refusa de prendre la parole.

Auguste Baussan avait pris l'empreinte du masque d'Aristide Ollivier, afin de sculpter un médaillon commémoratif. Une souscription fut ouverte pour élever un monument : ce fut la statue de bronze, œuvre de Préault, que l'on peut voir au cimetière Saint-Lazare, sur le tombeau d'Aristide Ollivier.

Fernand de Ginestous, arraché à la mort par la prompte et heureuse intervention du docteur Rozière, ne put être transporté qu'au milieu de juillet de Lavalette au château de Boutonnet, puis à son domicile à la fin de juillet. Il n'en sortit que le 12 août, pour comparaître, avec les quatre témoins du duel, devant la Cour d'Assises. Les cinq accusés furent acquittés


par le jury. L'émouvante et grave sérénité de l'audience ne fut qu'un moment troublée, lorsque Stanislas Digeon, défenseur des témoins d'Aristide Ollivier, essaya de faire dériver le débat vers la politique.

Car on ne laissait pas dormir en paix la malheureuse victime.

Sa mort tragique n'avait point apaisé les discordes. La première maladresse fut le fait de l'autorité judiciaire qui, dès le mardi 24 juin, frappa le Suffrage Universel d'une nouvelle saisie, « sous la prévention d'outrages envers la religion et ses ministres ».. Alors les amis d'Aristide Ollivier entreprennent d'utiliser les circonstances douloureuses de sa fin dans l'intérêt de leur propagande politique. Ils en font un martyr de la République et du Socialisme. La souscription à son monument funèbre, d'abord ouverte à Montpellier et aux environs, est étendue à tous les départements, jusqu'à Paris et à l'Assemblée Législative. On obtient, et on publie dans le Suffrage Universel une lettre de Démosthène Ollivier et un article d'Emile Ollivier, où l'expression de la plus sincère et de la plus respectable douleur est regrettablement mêlée de prédication socialiste.

Et les légitimistes, le 25 août, à l'ouverture de la session du Conseil général, font élire comme président Fernand de Ginestous. Le sage Félix Danjou regrette « cette manifestation imprudente et déplacée ». « D'un côté, dit-il, on a transformé en martyr ce malheureux jeune homme, victime volontaire des passions politiques ; e l'autre, on place le nom de M. de Ginestous sur un piédestal. Manifestations dont la convenance religieuse et dont l'esprit de conciliation conseillaient de s'abstenir. »

Mais où était l'esprit de conciliation ? Eugène Guiter, qui était venu prendre la place de son ami Ollivier au Suffrage Universel, tout en s'abstenant des polémiques personnelles qui lui avaient été funestes, continuait ses attaques violentes contre les légitimistes et contre le Pouvoir, attirait chaque jour au journal de nouveaux procès, et le voyait sombrer, enfin, faute d'imprimeur qui voulût courir avec lui tant de risques, lors-


qu'au milieu de novembre Gras, l'imprimeur du Messager du Midi, eut acheté et absorbé l'imprimerie de J.A. Dumas.

Si les républicains de Montpellier étaient désormais sans journal, l'Echo du Midi demeurait aux légitimistes. Mais pour combien de temps ? Moritz Hartman, témoin de leurs polémiques, écrivait de ces deux journaux, au mois de septembre 1851 : « Ils ne dureront pas : le Coup d'Etat devient une réalité. »


IV

LE COUP D'ÉTAT

i. Dans la deuxième quinzaine de novembre 1851, Montpellier était tranquille. La disparition du Suffrage Universel, journal des républicains, faute d'un imprimeur qui voulût courir le risque d'en assurer la composition et le tirage, était considérée comme une conséquence heureuse de cette « réhabilitation du principe d'autorité par les mœurs publiques » dont l'avocat général Louis Dufour avait fait, le 4 novembre, la matière de son discours pour l'audience solennelle de rentrée à la Cour d'Appel.

Le public éclairé s'intéressait à l'Histoire de la Commune de Montpellier, qu'Alexandre Germain, doyen de la Faculté des Lettres, venait de publier en trois volumes, et applaudissait au geste du Conseil municipal, qui avait acheté au nom de la ville cinquante exemplaires de ce savant ouvrage. La foule s'intéressait plutôt à l'abbé Paramelle, sourcier, auquel le Conseil municipal venait de confier des recherches autour de la source de Saint-Clément, qui baissait depuis quelque temps de façon inquiétante, dans l'espoir qu'il y trouverait le supplément d'eau nécessaire à la ville, et qu'on éviterait ainsi la coûteuse captation des eaux de la source du Lez. L'abbé Paramelle était allé, en compagnie du maire et des ingénieurs, à Saint-Clément le vendredi 28 novembre, et il avait reconnu, de sa baguette, plusieurs nappes d'eau importantes.

Ce même vendredi 28 novembre, à sept heures et demie du soir, le professeur Saint-René-Taillandier avait ouvert à la Faculté des Lettres son cours public de littérature française.

Cependant que dans la Grand'Rue s'ouvrait « la saison d'hiver » à la « maison de modes et de parures » de madame Oulif, de Paris, élève de Baudrand, et que le cabinet de lecture de


M. Leclère offrait à ses habitués les dernières nouveautés littéraires, œuvres de Théophile Gautier, Eugène Sue, Frédéric Soulié, Jules Sandeau.

2. En réalité on vivait, à Montpellier, pendant cette fin de novembre 1851, dans l'attente inquiète d'un événement.

L'inquiétude grandit lorsque, le soir du dimanche 30 novembre, on lut dans le Messager de Midi portant la date du lendemain Ier décembre le texte du décret, signé le 26 novembre, par lequel le président de la République déplaçait, révoquait et remplaçait un grand nombre de préfets, et parmi eux Balland, préfet de l'Hérault, « appelé à d'autres fonctions », c est-à-dire disgrâcié. Le Messager du Midi commentait ainsi cette mesure imprévue, non seulement du public, mais aussi de celui qu'elle atteignait : « Depuis longtemps le pouvoir central nous a habitués à ses caprices. La politique a ses exigences. Les nouveaux ministres ne se demandent pas si un préfet administre bien ou mal. Il s'agit de savoir si, politiquement, on peut compter sur son dévouement. » L'Echo du Midi, qui n'imprimait pas le dimanche, ne put donner son sentiment que dans son numéro du lendemain, portant la date du mardi 2 décembre ; il le fit en termes plus crus : « M.

Balland a été mis en disponibilité parce qu'il n'a pas réussi à rendre le département de l'Hérault bonapartiste. »

Sans doute le président Louis-Napoléon Bonaparte attendait-il un meilleur succès « bonapartiste » de Durand-SaintAmand, qu'il transférait de la préfecture de la Creuse à la préfecture de l'Hérault. C'était un avocat de Paris que le 24 février 1848 avait vu s'improviser gouverneur des Tuileries et traiter avec morgue et sévérité la famille royale. Cavaignac l'avait nommé préfet du Nord et il avait soutenu la candidature de son patron au 10 décembre ; l'échec de Cavaignac avait entraîné sa mise en disponibilité. Mais l'amitié de Baroche lui avait permis de rentrer en grâce : devenu préfet de la Creuse et chevalier de la Légion d'honneur, il était maintenant un ardent partisan de Louis-Napoléon Bonaparte.


3. Lundi soir, Ier décembre, les Montpelliérains trouvent dans le Messager du Midi portant la date du lendemain une lettre de Félix Danjou, qui est en ce moment à Paris, datée du vendredi 28 novembre, et dont voici le passage essentiel : « Tant crie-l'on Noël qu'il vient, dit un de nos anciens refrains. Tant crie-l'on l'Empire qu'à la fin il viendra, dirons-nous à notre tour, et plus tristement que le vieux chansonnier. C'est le cri de Paris : on n'y a pas d'autre crainte ou d'autre espérance. C'est depuis que Louis-Napoléon a prononcé le mot de République que tout le monde croit à l'Empire. »

Dans l'Echo du Midi du même soir, Escande, qui a reçu lui aussi des nouvelles de Paris, termine son article sur le remplacement du préfet Balland par ces mots : « Les légitimistes n'appuieront pas les prétentions bonapartistes, mais ils les combattront. Ils repousseront certainement tout coup d'Etat. »

La Préfecture avait reçu, à l heure 45 du soir, une dépêche de Paris, datée du 30 novembre à 11 heures du matin : « Le ministre de l'Intérieur à MM. les Préfets : Paris est parfaitement calme. » Deux heures après, à 3 heures 40 du soir, le directeur du télégraphe communiquait le texte d'une autre dépêche, datée de Paris, Ier décembre à 10 heures du matin : « Le ministre de l'Intérieur à MM. les Préfets : Toujours tranquillité parfaite. Point d'incident d'aucune sorte. »

Et l'on se demandait, ici, ce que pouvait bien cacher cette affirmation officiellement réitérée de la tranquillité de Paris.

4. Le mardi 2 décembre, à la nuit tombée, on lit dans le Messager du Midi portant la date du lendemain une autre lettre envoyée de Paris par Danjou le samedi 29 novembre : « Le flot qui porte le bonapartisme au rivage monte à vue d'œil. Louis Napoléon a parlé de République : il semble qu'en parlant de République il ait voulu la demander, et que tout le monde lui ait répondu : Prenez-la ! »

Il y a, le même soir, en tête de la chronique locale de l'Echo


du Midi, une note mal rassurante : « Des bruits étranges ont circulé dans la journée à Montpellier. Nous pouvons donner l'assurance qu'ils ne reposent sur aucun fondement. A.

Escande. »

Ces bruits, pourtant, étaient fondés. Ils venaient de la Préfecture, où Balland, qui malgré sa disgrâce assurait la marche des services en attendant l'arrivée de son successeur, avait reçu, à 2 heures 30 après midi, la dépêche télégraphique annonçant le coup d'Etat : « Paris, 2 décembre 1851, à 8 heures du matin. Le Ministre de l'Intérieur à MM. les Préfets. Le repos de la France était menacé par l'Assemblée : elle a été dissoute. Le Président de la République fait un appel à la Nation ; il maintient la République et remet loyalement au Pays le droit de décider de son sort. La population de Paris a accueilli avec enthousiasme cet événement indispensable. Le gouvernement vous donne tous les pouvoirs nécessaires pour assurer la tranquillité. »

5. La garnison de Montpellier, alertée dès la dépêche lue, avait passé sous les armes la nuit du 2 au 3 décembre. Pendant cette même nuit, on avait imprimé la dépêche en placards, que des estafettes avaient aussitôt emportés dans toutes les communes du département pour les y faire afficher. A 6 heures du matin du mercredi 3 décembre, on la pouvait lire sur les murs de Lunel, de Mauguio et de Sète. A 7 heures, comme le jour se levait, elle était sur tous les murs de Montpellier. En même temps tous les postes étaient doublés et placés chacun sous le commandement d'un capitaine.

L'émotion fut vive, bien que l'événement fût attendu. Il ne parut pas, tout d'abord, que cette émotion dût se traduire par des manifestations. La ville demeurait calme. Chacun était à son travail. Mais, en apprenant que l'Assemblée était dissoute, on se préoccupait du sort des huit députés de l'Hérault, dont la plupart étaient Montpelliérains. Un seul fut vraiment en danger : Charamaule. Après avoir représenté le dépar-


tement à la Chambre des Députés de 1831 à 1842, et organisé en 1847 les banquets réformistes, Charamaule avait proclamé la République à Montpellier le 24 février 1848, et présidé pendant quelques semaines l'administration provisoire du département. Les modérés l'avaient alors élu député à l'Assemblée Constituante, puis à l'Assemblée Législative, où il siégeait à côté de Montalembert. Le 2 décembre 1851, Charamaule descendit dans la rue, proposa à ses collègues d'aller deux par deux, ceints de leurs écharpes, sommer les soldats de défendre la Constitution. Ce mercredi 3 décembre, tandis qu'on tremblait pour lui à Montpellier, les Parisiens le pouvaient voir sur les barricades. Il parvint à s'éloigner sans accident, et le décret de bannissement qui le frappa le 9 janvier 1852 ne fit que sanctionner son exil volontaire. Quatre députés conservateurs de l'Hérault: le général de Saint-Priest, le marquis de Grasset, François de Girard et André Vernhette, furent arrêtés le 2 décembre. Le républicain Jacques Brive et les conservateurs Debès et Soult duc de Dalmatie ne se montrèrent pas et ne furent pas inquiétés.

Cependant la Préfecture était sans nouvelles de Paris depuis l'après-midi du 2 décembre. A 9 heures du matin, le directeur du télégraphe lui communiqua enfin ce fragment de dépêche : « Paris, 2 décembre 1851, 1 heure du soir. Le ministre de l'Intérieur à MM. les Préfets. Le président de la République vient de passer la revue. » La suite de la dépêche avait été arrêtée par le brouillard entre Bordeaux et Toulouse.

6. Si la matinée du 3 décembre avait été calme on lisait les affiches sans oser les commenter à haute voix l'après-midi fut gravement troublé. A 3 heures, deux à trois cents « démocrates » sont réunis, sans armes, au Club du Jeude-Paume, celui des républicains bourgeois, dans la salle du Manège, située à l'enclos Boussairolles. L'agitation est vive ; les esprits sont violemment surexcités. On élit pour président Pierre Brive, frère du député Jacques Brive ; on fait des motions ; on propose de saisir les autorités.


La répression fut rapide et décisive, sans effusion de sang.

Le général de Rostolan dirige en personne l'opération ; deux compagnies du 3e génie et un bataillon du 35e de ligne barrent les rues, cernent l'enclos, disposent des renforts sur la place de la Comédie. La police enfonce la porte de la salle du Manège : cent soixante-quatorze arrestations sont opérées, sans qu'il y ait de résistance. On raconta plus tard que Rostolan voulait faire fusiller incontinent ses prisonniers- contre les remparts voisins de la Citadelle, et qu'il se radoucit aux prières du maire Parmentier et de l'évêque Mgr Thibaut. Rostolan était rude, mais point inhumain ; il conservait tout son sang-froid. Ce n'est pas à lui qu'on aurait pu prêter cet ordre atroce et malencontreux : Fusillez-moi tous ces gens-là !

Les prisonniers, encadrés d'une double haie de soldats, furent conduits, à pied, par le boulevard de l'Esplanade et le boulevard de Bonnes-Nouvelles, jusqu'à la Maison Centrale de force et de détention, sur le boulevard de la Blanquerie. Du milieu de l'Esplanade, Rostolan, à cheval et entouré d'une escorte de hussards, surveillait l'émouvant défilé, tandis que la foule accourue au bruit demeurait muette et interdite. Quelques rares manifestants furent aussitôt saisis et joints à la masse des prisonniers.

A la Maison Centrale on ne les attendait pas, ni surtout en si grand nombre. Ils durent demeurer plusieurs heures, dans le froid de la nuit tombante, sur la haute terrasse et sur les degrés qui conduisent à la porte de la prison. Leurs parents, vite prévenus, s'empressaient, éplorés, apportant des vêtements chauds et des couvertures. Le plus grand nombre d'entr'eux appartenait à la bourgeoisie du commerce et des professions libérales (1). Cela peut s'expliquer par le lieu et l'heure de la

(1) Voici quelques noms, parmi les plus marquants: Pierre Brive, qui présidait la réunion du Manège. Stanislas Digeon, avocat, ancien bâtonnier. - Emile Digeon fils. Ronzier-Joly père, ancien juge de paix. - Ronzier-Joly fils, médecin. Eugène Lisbonne, avocat. Eugène Guiter, dernier rédacteur en chef du Suffrage Universel. Marcel Atger. Baumes, avoué. Alphonse Coulondre, propriétaire.

Caisso, étudiant en médecine. Murât, étudiant en médecine.


iéunion : au Club du Jeu-de-Paume, club bourgeois ; au milieu de l'après-midi d'un jour ouvrable. Mais cela montre, aussi, dans quel milieu l'opinion républicaine était plus répandue et plus « militante » à Montpellier.

7. A 5 heures du soir, tandis que les prisonniers sont peu à peu incarcérés à la Maison Centrale, la Préfecture reçoit enfin des nouvelles de Paris. C'est d'abord une dépêche datée de la veille, 2 décembre, 10 heures du matin, qui a mis ainsi plus de trente heures pour parvenir à Montpellier : « Le ministre de l'Intérieur à MM. les Préfets. Vous allez recevoir mes instructions. En attendant, prenez les mesures les plus promptes et les plus vigoureuses pour assurer la tranquillité publique. Ne manquez pas de répondre sur le champ à toutes mes communications. »

Arrive en même temps, après vingt-huit heures de transmission par Lyon et la vallée du Rhône, la suite de la dépêche du 2 décembre l heure du soir, que le brouillard avait interrompue le matin dès sa première ligne entre Bordeaux et Toulouse : « Le président de la République vient de passer en revue divers régiments qui se trouvaient échelonnés depuis l'Elysée jusqu'aux Tuileries. Partout sur son passage le Prince a été accueilli par les cris de : Vive Napoléon 1 Vive le Président !

Vive la République ! Vive le suffrage universel ! Le plus grand ordre règne partout. » La fin de la dépêche manquait, la communication en ayant été interrompue entre Valence et Avignon.

Erasmi, étudiant en médecine, de nationalité grecque. Antonin Cazelles. Jean Girardot, entrepreneur. Alexandre Guittard, marchand d'hommes. Ferdinand Rouch, avocat, et Gustave Raymond, banquier, qui avaient été les témoins d'Aristide Ollivier le 21 juin. Jean Bourrely, avocat. Frédéric Audibert, négociant. Louis Auriol, ancien rédacteur du Montagnard. Albert Castelnau. Oscar Gervais.

Charles Bouché-Doumenq. Dominique Lapeine, homme de lettres.

Isidore Roux, homme de lettres. Louis-Isidore Belin, journaliste.

Antoine Causse, instituteur. Pierre Anterrieu, avocat. Gustave Vidal-Naquet. Isidore Girard. etc., etc.


A 5 heures du soir, également, paraissent les journaux. Le Messager du Midi publie en tête de ses colonnes une proclamation du maire de Montpellier à ses concitoyens, qui reproduit la dépêche du 2 décembre affichée le matin, et ajoute : « Les autorités se sont concertées pour maintenir l'ordre ; la tranquillité est assurée. » Le journaliste joignait à la proclamation du maire ce conseil déjà désabusé, ou peut-être inspiré: « Attendons sans vaines terreurs, sur le terrain commun où ne tarderont pas à se rallier tous les honnêtes gens de tous les partis, l'expression de la volonté nationale. »

Le Messager du Midi ne dit rien des événements survenus ce jour même à Montpellier, car il mettait sous presse au moment où ils s'étaient produits. L'Echo du Midi, dont le tirage est moins élevé et demande moins de temps, a pu raconter les arrestations, et donner les noms de quelques prisonniers. Il donne aussi la dépêche de Paris telle qu'elle a été affichée. Escande la commente en ces termes : « Les graves événements que ces dépêches annoncent ne sont pas encore assez connus pour que nous puissions les juger. Attendons à demain ; quelque chose nous dit que la liberté et la légalité ne sont pas encore tout à fait frappées à mort. »

C'était ce 3 décembre que des barricades s'élevaient dans Paris ; Charamaule défendait celle de la rue Beaubourg ; Baudin était tué sur celle du Faubourg Saint-Antoine.

Dans le département de l'Hérault, la lecture de l'affiche annonçant le coup d'Etat avait provoqué partout l'émotion la plus vive. A l'est de Montpellier cette émotion ne durait pas, et l'on était porté à se résigner au fait accompli sauf toutefois à Marsillargues, où la majorité protestante regardait, comme en 1815, vers le Vaunage d'où elle attendait un mot d'ordre. Mais ailleurs, autour de Pézenas, de Clermont et surtout de Béziers, se manifestait une excitation qui pouvait devenir dangereuse.

8. La journée du jeudi 4 décembre est tranquille à Montpellier, On est sans nouvelles, et on attend les événements.


La Préfecture n'a reçu de Paris qu'une courte dépêche, qui a été expédiée le 2 décembre à 2 heures du soir : « Paris est toujours très tranquille, et l'acte du Président de la République est approuvé généralement. »

Le préfet Balland, serviteur obéissant et respectueux du pouvoir qui vient de prononcer sa disgrâce, écrit aux fonctionnaires du département une lettre-circulaire, dans laquelle il leur demande d'adhérer « à la grande mesure que le gouvernement vient de prendre ». Cinquante prisonniers du 3 décembre sont transférés de la Maison Centrale à la prison cellulaire.

Le soir, les journaux publient les actes du 2 décembre, que le Moniteur, arrivé par la poste, leur a fournis : les décrets qui prononcent la dissolution de l'Assemblée législative, l'abrogation de la loi du 31 mai 1850 et le rétablissement du suffrage universel ; la proclamation du Président au Peuple et à l'Armée ; - la liste des nouveaux ministres ; - la circulaire de Morny, ministre de l'Intérieur, aux préfets où l'on lit : « Les partis qui s'agitent dans l'Assemblée menaçaient la France de compromettre son repos. »

Le Messager du Midi contient une nouvelle lettre de Danjou, datée de Paris, 2 décembre, 5 heures du soir, qui donne de précieux détails sur cette importante journée : « M. Louis Napoléon est sorti lui-même et a parcouru plusieurs quartiers. L'accueil qu'il a reçu n'a été ni enthousiaste ni hostile. On criait en général : Vive la République ! Mais il faut ajouter que dans les groupes j'ai entendu beaucoup d'hommes du peuple considérer les événements de ce matin comme favorables à la République. Ce qu'il y a de nouveau, citoyen, c'est que le suffrage universel est rétabli. Ce n'est rien : c'est un représentant qu'on arrête.

« La physionomie de Paris n'a pas changé depuis ce matin.

C'est toujours une stupeur profonde qui est peinte sur tous les visages. Cette stupeur se changera-t-elle en colère ou en satisfaction ? C'est ce que le télégraphe vous apprendra avant moi.


« P.-S. - On chante sur les boulevards : « Ra-ta-poil » sur l'air des lampions. Voilà comment le Parisien prend les choses au sérieux. Du reste le théâtre s'apprête à jouer ; les boutiques sont ouvertes ; on circule avec facilité ; la police n'apparaît nulle part. On s'interroge, on cause, on juge avec liberté les actes de la journée. On les blâme beaucoup plus qu'on ne les approuve ; mais ceux qui sont les plus indignés reconnaissent que tout dépend de l'armée. L'armée de Paris tient en ses mains, en ce moment, l'avenir de la société française. Il y a longtemps que j'ai dit dans le Messager du Midi : Qui a l'armée a Paris ; qui a Paris a la France. »

L'Echo du Midi publie en tête de sa première page, l'article 45 de la Constitution : « Toute mesure par laquelle le Président de la République dissout ou proroge l'Assemblée ou met obstacle à l'exercice de son mandat est un crime de haute trahison.

Par ce seul fait le Président est déchu de ses fonctions ; les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance ; le pouvoir exécutif passe de droit à l'Assemblée nationale. » - A cette citation qu'on pourrait prendre pour une menace, ou au moins pour un avertissement, est joint un commentaire qui est un aveu de résignation : « Nous pouvons nous soumettre à la force, mais la force ne nous fera jamais renier le droit. »

9. Ce jeudi 4 décembre était, à Paris, la journée décisive : celle de l'enlèvement des barricades par l'armée et de la répression. Dans le département de l'Hérault, tandis que Montpellier demeurait calme sous l'œil vigilant du général de Rostolan, des troubles graves éclataient à Pézenas et à Clermont. A Bédarieux une violente émeute soulevait la population ouvrière, au cours de laquelle trois gendarmes étaient tués. A Béziers, Casimir Péret, avec les républicains de la ville et de nombreux paysans « descendus » des villages voisins en bandes armées et précédées de tambours, faisait le siège de la sous-préfecture ; il y avait commencement d'incendie, et de nombreux morts parmi les assaillants comme parmi les défenseurs.


Rostolan, dès qu'il est informé de ces événements, se concerte avec le maire, le préfet et le procureur général, met Montpellier et le département en état de siège, et donne l'ordre du départ aux colonnes mobiles dont il avait préparé depuis longtemps l'organisation.

10. Iye vendredi 5 décembre, à leur réveil, les Montpelliérains trouvent affichée dans la ville la proclamation du général de Rostolan : « Habitants de l'Hérault ! Les ennemis du repos public ont fait des tentatives contre vos personnes et vos propriétés en divers points du département. Partout elles ont été énergiquement réprimées. Partout elles le seront au besoin. Que les bons citoyens se rassurent ! La mesure que je viens de prendre, d'accord avec ceux de vos magistrats que j'ai réunis, vous est une garantie que la tranquillité publique sera maintenue ! »

A côté est affichée une proclamation, signée du maire et de ses adjoints, annonçant l'état de siège, faisant appel « à tous les honnêtes gens sans distinction d'opinion politique », et comptant sur « le bon esprit de la population » et « l'union de tous les bons citoyens pour maintenir la paix dans nos murs ».

On assiste avec angoisse au départ des colonnes mobiles : elles ont pour mission d'arrêter les « militants » et de désarmer les citoyens. On voit défiler, encadrés de soldats en armes, sur le boulevard de l'Hôpital et le boulevard Henri-IV, cinquante détenus de la Maison Centrale qui sont transférés à la prison du Palais. On apprend avec joie la libération des dix manifestants qui avaient été arrêtés sur l'Esplanade le 3 décembre. Mais on frémit d'indignation, de crainte, ou de pitié, aux terribles nouvelles qui arrivent de Pézenas, de Clermont, de Béziers.

Cependant M. de Boussairolles adresse au maire de Montpellier une protestation un peu vaine, et qu'on aurait pu souhaiter moins tardive et plus énergique, contre les violences


et les dégâts commis par la police dans son immeuble du Manège l'après-midi du 3 décembre : « Je compte toujours sur votre justice, quoique je craigne qu'en ce moment où tous les droits sont méconnus par les autorités supérieures une force majeure ne vous empêche de faire droit à ma requête. J'attendrai le jour du droit et de la justice. »

L'après-midi, la Préfecture reçoit, d'heure en heure, plusieurs dépêches de Paris ; la transmission est toujours lente et précaire ; l'ordre d'arrivée de ces dépêches n'est point celui dans lequel elles ont été expédiées ; l'impression qu'elles donnent des événements en demeure confuse : « Paris, le 3 décembre, 4 heures 30 du soir : Un commencement d'insurrection a été réprimé à l'instant. Paris est tran- quille. » Paris, le 4 décembre, 10 heures du matin : « Le ministre de la guerre affiche une proclamation, portant que tout individu qui sera pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, sera fusillé sur le champ.

Je vous recommande de faire prendre la même mesure dans votre département. » Paris, le 4 décembre, 8 heures du soir : « Les sociétés secrètes ont tenté aujourd'hui un nouveau mouvement. Des barricades ont été formées dans les 5e et 12e arrondissements. Elles ont été enlevées avec la plus grande vigueur par l'armée, qui est pleine d'enthousiasme. Le succès est complet. Rouen, Lille, Amiens, Bordeaux, Brest, Rennes, Poitiers, Chateauroux, Bourges, Blois, Caen et toutes les villes du territoire sont calmes. » Paris, 4 décembre, l heure du matin : « Paris est calme : les troupes sont dans leurs quartiers. »

Le soir, les journaux donnent quelques courtes nouvelles de Pézenas et de Béziers, et la proclamation de Rostolan qui établit l'état de siège. L'Echo du Midi la fait suivre de cette note : « A partir d'aujourd'hui nous nous bornerons au rôle d'historien des événements. »

En même temps sont promulguées dans les rues et sur les places les ordonnances de Rostolan. Vu l'état de siège, les portes des maisons seront fermées dès la retraite battue, et les cafés à 10 heures du soir ; - passée cette heure, la circulation


est interdite dans les rues ; les rassemblements sont interdits ; les citoyens doivent déposer leurs armes à la mairie : reçu leur en sera délivré ; sont immédiatement fermés les clubs de l'Ormeau et du Jeu-de-Paume et certains cafés de la rue de la Providence, de la rue En-Gondeau, de la rue de la Saunerie, de la rue des Etuves, de la rue d'Alger.

io. Ainsi le coup d'Etat a été accompli à Montpellier, sans rencontrer d'opposition ni de résistance. Les plus importants parmi les républicains, ceux qui par leur situation sociale et leur influence personnelle auraient pu être les chefs et les meneurs d'un mouvement dangereux s'étaient laissés prendre, au Club du Jeu-de-Paume, à cette réunion du 3 décembre à laquelle ils s'étaient rendus ouvertement, sans songer à se cacher. Les « montagnards », membres des décuries et centuries, étaient étroitement surveillés et ne bougèrent pas ; les ordres des centurions, s'ils en purent donner, furent interceptés aussitôt ; et c'est par là qu'on peut s'expliquer comment il n'arriva rien dans l'arrondissement de Montpellier, alors que dans celui de Béziers on put craindre un soulèvement général.

Les légitimistes, nombreux pourtant et organisés, bornèrent leurs manifestations à cette pauvre malice de la publication dans l'Echo du Midi de l'article 45 de la Constitution, et à la protestation discrète faite par lettre privée de M. de Boussairolles contre le bris de la porte de son Manège. Qu'étaient devenus l'esprit, l'audace et le courage de leurs pères de 1815, au temps des Cent Jours, des volontaires de la Palud et des soldats de M. de Montcalm ?

Les circonstances paraissaient, pourtant, favorables à la résistance : il n'y avait pas de préfet ; on tenait la mairie ; le départ des colonnes mobiles affaiblissait la garnison. Mais on n'avait pas, à Montpellier, le tempérament révolutionnaire.

Si ardent qu'on s'y montrât, en paroles, dans les assemblées et les réunions, on répugnait, généralement, à passer aux actes décisifs. Le bien-être et la prospérité dont on jouissait depuis trente ans inclinaient à la résignation et à la prudence.


Et même chez les « montagnards » enrôlés dans les centuries, même là où il y eut insurrection, était-on décidé à la pousser jusqu'au bout ? On raconte que dans un riche domaine des environs de Béziers les quatorze valets de charrue furent réveillés, pendant la nuit du 3 au 4 décembre, par le berger qui, « ayant vu le signal », était venu leur dire : Hâtez-vous, c'est demain qu'on pille Béziers. Vite habillés et armés, ils vont trouver le régisseur et lui disent : Nous partons, soignez les bêtes ; comme vous avez toujours été « brave » avec nous, quand nous reviendrons pour partager la propriété, vous aurez votre part. Ils marchent aussitôt vers Béziers : mais près de la ville, la fusillade qu'ils entendent les induit à réflexion ; ils s'en retournent et reprennent leur travail, disant au régisseur : Ce sera pour la prochaine fois.


V

APRÈS LE COUP D'ÉTAT

i. Durand-Saint-Amand, nommé préfet de l'Hérault le 26 novembre, est enfin arrivé à Montpellier dans la nuit du 5 au 6 décembre. Il prend aussitôt la direction des services, et rédige une proclamation à ses administrés : « Le président Louis-Napoléon Bonaparte vient de rendre l'ordre et la liberté à la Nation française menacée par les intrigues des partis.

La France, fatiguée des révolutions, veut le repos. »

La première dépêche que le nouveau préfet reçoit de Paris, le matin du samedi 6 décembre, est datée du 3 décembre à 6 heures et demie du soir : « Le gouvernement est maître de la situation », dit-elle ; mais on sait déjà par des dépêches reçues la veille que la journée du 4 a été fort troublée à Paris.

En même temps arrivent de Bédarieux les nouvelles les plus alarmantes : l'émeute fait rage, des incendies sont allumés, des gendarmes ont été poursuivis par la foule et mis à mort.

Le général de Rostolan redouble de précautions, ordonne des visites domiciliaires : trente arrestations sont opérées dans différents quartiers de Montpellier. La garnison, diminuée par l'envoi des colonnes mobiles, est surmenée par tant de postes à entretenir dans la ville. Le conseil municipal, sur la demande de Rostolan, vote un crédit extraordinaire de 3.000 francs, pour distribuer aux soldats des rations supplémentaires de pain et de vin, pour éclairer et chauffer les corps de garde, et pour payer leurs journées aux sapeurs-pompiers « qui depuis quatre jours défendent l'Hôtel-de-ville ».

Les journaux, le soir, reproduisent les ordonnances de Rostolan relatives à l'état de siège, et les dépêches de Paris communiquées par la Préfecture. Le Messager du Midi se risque à saluer à son départ l'ancien préfet Balland : « M. Balland


est resté à son poste malgré sa révocation. Notre population lui saura gré de son dévouement. »

Il y a quelque émoi, dans la nuit, à la Préfecture, quand on apprend que les républicains de Marsillargues ont passé le Vidourle en armes, et sont allés rejoindre les républicains de la Vaunage et de la Gardonnenque pour marcher sur Nimes.

2. Dans la matinée du dimanche 7 décembre, plusieurs dépêches sont reçues de Paris à la Préfecture. Elles sont, en général, rassurantes. La première, datée du 4 décembre, et dont la transmission a duré près de trois jours, prie le préfet de « faire connaître que les anciens représentants appartenant au parti modéré sont libres et rendus à leurs familles ». Une autre, datée du 5 décembre à 7 heures du matin, dit : « Paris est calme ; les adhésions arrivent de toutes parts. » Une autre, qui est du 5 décembre à 10 heures du soir, se donne l'allure d'un bulletin de victoire : « L,e combat a cessé, l'insurrection est anéantie ; les démagogues sont en pleine déroute. Ceux qui ont échappé à la juste indignation de nos soldats cherchent leur salut dans la fuite.

L'armée a été admirable de dévouement et d'enthousiasme.

Grâce à son courage, Paris est délivré des barbares et la France est sauvée de l'anarchie. »

Durand-Saint-Amand fait aussitôt imprimer et afficher dans Montpellier cette dépêche. Mais l'inquiétude que lui cause encore son département se traduit par le curieux lapsus qui lui échappe dans la minute, écrite de sa main, de la dépêche qu'il adresse au ministre pour rendre compte : « Montpellier, 7 décembre, 2 heures du soir. Préfet à Intérieur. La tranquillité de Paris (sic) n'a pas été troublée hier ni aujourd'hui. Votre dépêche de vendredi qui vient d'être affichée a rassuré toute la population. Je n'ai plus d'inquiétude que pour l'arrondissement de Béziers, qui est vivement agité, et qu'une colonne mobile parcourt en ce moment. »

Comment ne demeurerait-il pas en alerte, quand lui parvient, le soir de ce dimanche, cette autre dépêche de Paris, 5 décem-


bre : « Maintenez rigoureusement les Montagnards. N'hésitez pas à faire arrêter tous ceux dont vous auriez à redouter l'action factieuse. » Dès le matin du lundi 8 décembre, de nouvelles arrestations de républicains sont opérées à Montpellier.

Les prisonniers du 3 décembre qui demeuraient encore à la Maison Centrale sont conduits à la prison cellulaire du Palais.

3. Deux dépêches arrivées de Paris ce matin du 8 décembre, et vite répandues dans la ville vont, heureusement, dissiper les dernières craintes. L'une est du 6 décembre, à II heures du matin : « Je vous confirme les excellentes nouvelles d'hier soir. Paris a repris sa physionomie habituelle. » L'autre, du 6 décembre à 11 heures du soir, contient un renseignement dont l'opinion môntpelliéraine souligne aussitôt l'importance : « La hausse de 4 francs sur le cours des fonds publics à la Bourse d'aujourd'hui indique l'état de calme dont jouit Paris, et avec quelle promptitude s'est rétablie la confiance. »

Puisque Paris a confiance et s'est rallié au nouveau régime, pourquoi ne se rallierait-on pas à Montpellier ? Dans l'audience que le Préfet accorde, ce jour-là, aux autorités, le maire légitimiste Parmentier l'assure de son concours loyal « pour combattre l'anarchie ». Le soir, Félix Danjou, de retour à Montpellier, écrit dans le Messager du Midi : « J'arrive à l'instant de Paris, que j'ai quitté samedi à 8 heures du soir. Tout y est tranquille : chacun vaque comme à l'ordinaire à ses affaires et même à ses plaisirs. L'insurrection de jeudi (4 décembre) n'a pas eu de grandes proportions ; la population ouvrière y a pris très peu de part. Les précautions étaient si formidables que de longtemps personne n'osera bouger. » Dès lors il n'y a qu'à accepter le fait accompli : « Que les gens de bien s'unissent. Ce sont nos divisions qui ont fait tout le mal. Il ne s'agit Plus de savoir où est la légitimité, mais de défendre la société contre les Barbares. »

Danjou insistait encore dans le Messager du lendemain : « Il y a en France, depuis soixante ans, deux puissances auxquelles nous sommes habitués à nous soumettre, savoir : la


nécessité et la capitale. » Et il montrait comment « le salut de la société » commandait cette soumission à Paris et à la nécessité en décembre 1851, plus encore qu'en juillet 1830 et en février 1848.

Mais Durand-Saint-Amand se méfiait des légitimistes et de leurs avances ; il avait répondu à Parmentier : « Je veux être libre ; je ne serai l'homme ni d'un parti, ni d'une coterie. »

Et quant à la soumission des modérés, elle lui paraissait naturellement due. Il croyait pouvoir user à sa convenance de la collaboration et de l'influence de Félix Danjou : d'autant mieux que, par ordre supérieur, les articles des journaux devaient être désormais soumis sur épreuves à sa censure préalable. Mais Félix Danjou, s'il voulait servir, prétendait le faire librement : il refusa de soumettre au préfet ses articles, et il informa ses lecteurs que sa dignité lui commandait de cesser d'écrire.

Menus incidents, semblait-il, auxquels le préfet ne prêta, sur le moment, aucune attention : mais dont il put bientôt constater l'influence sur les résultats du plébiscite des 20 et 21 décembre.


VI

DEUX VICTIMES DU 2 DÉCEMBRE

i. L'affaire Cazelles.

La dépêche du ministre de l'Intérieur aux préfets du 6 décembre à II heures du soir, après avoir annoncé la hausse des fonds publics à la Bourse, ajoutait : « Ne soyez donc pas inquiet si vous ne recevez plus de dépêches télégraphiques aussi fréquemment. » Puisque l'ordre public était rétabli, on revenait aux usages ordinaires, qui réservaient l'emploi du télégraphe pour les affaires d'importance.

Or, le mercredi io décembre à 4 heures et demie du soir, Durand-Saint-Amand reçut cette dépêche, partie de Paris le 8 décembre à une heure du soir : « Le ministre de l'Intérieur à M. le Préfet de l'Hérault. Mettez en liberté M. Cazelles s'il n'y a pas d'inconvénient. Son frère se porte ici sa caution. »

Antonin Cazelles était des 174 républicains qui avaient été arrêtés le 3 décembre à la salle du Jeu-de-Paume, et l'un des plus notoires parmi eux, à cause de ses origines, de ses relations, de son influence, et de la part qu'il avait prise en 1848 à l'établissement de la République en qualité de colonel de la garde nationale de Montpellier. Il appartenait à une riche famille protestante de Montagnac. Son père, maire de Montagnac pendant le premier Empire, avait été, en 1815, à cause de sa fidélité à l'Empereur, mais plus encore à la Révolution, l'une des victimes de la « Terreur blanche » ; au cours d'une violente bagarre, il n'avait échappé à la mort qu'en s'enfuyant de Montagnac, tandis que les émeutiers faisaient subir à ses vignes d'affreux dégâts qui furent évalués à 200.000 francs.

Brutus Cazelles, frère d'Antonin, fougueux militant du bonapartisme pendant la Restauration et la monarchie de juillet,


s'était rallié à la République en 1848 et avait été élu député de l'Hérault à l'Assemblée Constituante. Mais au 10 décembre 1848 il se rapprocha du président Louis Napoléon Bonaparte et devint son ami. Il était à l'Elysée dans la nuit du Ier au 2 décembre, et se tint constamment aux côtés du Président de la République pendant les journées du coup d'Etat. C'est en rentrant chez lui, 21, rue Neuve-Bréda, au lendemain de la victoire, qu'il apprit la fâcheuse arrestation de son frère à Montpellier.

Il courut au ministère de l'Intérieur. Morny n'avait rien à refuser au fidèle aide-de-camp de Louis Napoléon : l'ordre télégraphique d'élargissement fut aussitôt expédié. Mais cette dépêche mit sans doute à cause des brouillards de décembre plus de temps pour atteindre le préfet de l'Hérault qu'une lettre qui annonçait à Cazelles père son envoi. C'est pourquoi Durand-Saint-Amand avait reçu dès le matin du 10 décembre une demande urgente d'audience de la part de l'ancien maire de Montagnac, puis la visite de Menoni-Cazelles, son gendre, qui lui apportait la lettre de Brutus.

Durand-Saint-Amand avait jadis rencontré Brutus Cazelles à l'Elysée. Il va aussitôt aux informations, convoque pour la première heure du lendemain jeudi le Procureur Général afin de se concerter avec lui. Le Procureur Général vient à la Préfecture dès la sortie de l'audience, et le il décembre à midi et demie le Préfet peut télégraphier à Morny : « La situation de M. Cazelles fait en ce moment l'objet de l'examen particulier de M. le Procureur Général. Il y sera statué demain au plus tard. Je vous en rendrai compte. »

Il y avait, en effet, une difficulté grave : vu l'état de siège, l'ordre d'élargissement ne pouvait être signé que par le général de Rostolan : or Rostolan était à Béziers, occupé à rétablir la paix et à surveiller les mouvements des colonnes mobiles.

On lui avait dépêché une estafette pour l'informer et demander sa décision.

Le soir, une lettre de Brutus Cazelles venait stimuler, s'il était besoin, le zèle de Durand-Saint-Amand. « Mon frère,


disait Brutus, a été confondu dans une réunion d'hommes sans cervelle. Il est ardent, sincère dans ses convictions républicaines, mais aussi éloigné que nous de la démagogie ; ayez ceci pour bien certain, et tenez-lui-en compte. Je viens faire appel aux courtes mais bonnes relations que nous avons eues ensemble, et à nos communes sympathies pour notre digne et intrépide Président, que je n'ai pas quitté une minute pendant les immortelles journées que nous venons de traverser. Mes relations avec notre cher Président sont toujours les mêmes ; à l'occasion n'oubliez pas que je suis ici tout à votre service. »

Mais n'ayant point la réponse de Rostolan, Durand-SaintAmand, le matin du 12 décembre, ne put que s'en excuser auprès de Brutus Cazelles : « Il m'en coûte beaucoup de ne pouvoir vous donner une satisfaction immédiate. Mais vous savez que l'état de siège concentre les pouvoirs aux mains de l'autorité militaire. Je n'ai pu que notifier au Général de Division les intentions du ministre de l'Intérieur. A lui seul il appartient de statuer. »

Rostolan rentra à Montpellier le soir du vendredi 12 décembre.

Il ne connaissait pas Brutus Cazelles. Il n'avait rien d'un courtisan. Il refusa d'élargir immédiatement le prisonnier cher aux amis de l'Elysée, mais promit de le libérer « avec plusieurs autres » dès le lendemain du plébiscite.

Cependant, à Paris, on s'impatientait : le samedi 13 décembre à 10 heures et demie du matin, Morny faisait transmettre à la fois par les deux lignes télégraphiques cette dépêche qui ne parvint que trois jours après, en double exemplaire, au préfet de l'Hérault : « Quels sont les motifs qui ont provoqué l'arrestation de M. Cazelles ? Les charges sont-elles graves ? »

Le 20 décembre, comme les opérations du plébiscite étaient commencées, Durand-Saint-Amand reçut de Paris une dépêche comminatoire, datée du 18 décembre à 6 heures et demie du matin : « Ne mettez en liberté aucun des inculpés dans les derniers événements avant que la justice n'ait statué sur eux. »

Mais cette injonction rigoureuse ne pouvait concerner le frère de Brutus Cazelles : le soir même du 20 décembre, l'ordre


d'élargissement était signé ; le lendemain, seul des prisonniers du 3 décembre, Antonin Cazelles était mis en liberté.

2. L'affaire Baptiste Arles.

Parmi les corps de garde supplémentaires qu'on avait établis dans Montpellier dès le matin du 3 décembre, s'en trouvait un dans le pavillon qui, sur la place d'Aviler, fait face à la promenade du Peyrou. Le mercredi 17 décembre, vers le milieu du jour, le chef du poste appartenant au 35e de ligne y avait fait enfermer un gamin qui, en passant, s'était moqué de la sentinelle.

Survient un détachement du 4e hussards, conduisant à la prison du Palais, toute proche, un groupe d'insurgés de Béziers.

A la vue des hussards, conformément au service des places, la sentinelle appelle « Aux armes » ; le poste sort pour rendre les honneurs, et le gamin profite de la circonstance pour s'esquiver. La sentinelle l'aperçoit qui court vers le boulevard Henri-IV, tire sur lui « pour l'effrayer », et la balle va frapper un pauvre homme qui « prenait le soleil », assis contre le parapet du Jardin-des-Plantes.

Le curé de Saint-Matthieu qui passait là par hasard s'empresse, le voit mourant et lui donne l'absolution. Le docteur Charles Dumars, qui était dans le jardin, accourt, essaie en vain de le ranimer, et le fait porter à l'hôpital Saint-Eloi, où il expire bientôt sans avoir repris connaissance.

C'était un ouvrier tanneur, Baptiste Arles, né à Saint-Affrique, et tout récemment rentré du service militaire avec d'excellents certificats et une pension pour blessure honorable reçue à la prise de Fatahna dans l'île Tahiti.

Le poste fut immédiatement relevé et la sentinelle incarcérée.

Le surlendemain on fit à la malheureuse victime des obsèques discrètes : seuls « quelques amis et compagnons de travail » y purent prendre part. Une souscription ouverte aussitôt


parmi les officiers, sous-officiers et soldats de la garnison, en tête de laquelle s'étaient inscrits Rostolan et le colonel de Berthier, du 35e, produisit 1248 francs 25 centimes, que le docteur Dumars se chargea de remettre à la mère de Baptiste Arles. Le ministre de l'Intérieur, informé, voulut bien y ajouter un secours de 300 francs.


VII

LE PLÉBISCITE DES 20 ET 21 DÉCEMBRE 1851.

i. L'appel à la Nation annoncé dans la proclamation du 2 décembre fut ordonné, par un décret du même jour, sous la forme plébiscitaire, et fixé au dimanche 14 décembre : tous les Français âgés de 21 ans étaient appelés à exprimer leur opinion sur le coup d'Etat, en écrivant : oui ou non en face de leur nom sur un registre ouvert à la mairie de leur commune. Un nouveau décret du 4 décembre, plus libéral, renvoya le plébiscite aux samedi 20 et dimanche 21 décembre, et décida que le vote aurait lieu à bulletins fermés, et par appels successifs des électeurs dans l'ordre alphabétique de leur inscription au registre.

Durand-Saint-Amand fit une proclamation à ses administrés le 12 décembre, lorsque Rostolan, revenu de Béziers, put lui donner l'assurance que les troubles étaient apaisés. « De graves désordres ont été commis, disait le Préfet. Dans quelques jours vous allez répondre à l'appel de Louis Napoléon Bonaparte.

Je sais quelles menaces vous sont faites au nom d'un parti qui, poussé à bout, espère encore retenir l'élan du peuple et lui dicter des suffrages insensés. Je connais ces menées, et je saurai en empêcher l'effet. Votez donc librement. Que le grand nom de Napoléon vous serve de ralliement, et la patrie sera sauvée ! »

En même temps le Préfet mettait « en interdit » et privait du droit de vote 19 communes « rebelles » qui tardaient à se soumettre. Seize appartenaient à l'arrondissement de Béziers, dont Bédarieux était la plus importante. Le sous-préfet de Béziers obtint leur pardon. Seules ne purent participer au plébiscite les trois communes de Saint-Chinian dans l'arron-


dissement de Saint-Pons, de Saint-Just et de Lansargues dans l'arrondissement de Montpellier.

Des dépêches stimulantes arrivaient de Paris : « Faites imprimer des bulletins de vote, répandez-les avec profusion. Quant à la dépense, le ministère avisera. » « Facilitez autant que possible les opérations électorales ; faites envoyer les cartes d'électeurs à domicile. »

Durand-Saint-Amand avait trouvé un moyen, qu'il croyait bon, d'avertir de leur devoir les électeurs de Montpellier : le samedi 20 décembre, au lever du jour, peu d'heures avant l'ouverture du scrutin, soixante prisonniers du 3 décembre furent extraits de la prison et conduits, entre une double haie de gendarmes et de soldats, à la gare, d'où un train spécial les transporta à Sète, pour y être internés au fort Saint-Pierre.

Le vote eut lieu partout dans le plus grand calme. A Gignac, toutefois, on saisit des bulletins où il était écrit: « Si vous voulez vous libérer d'un despote, votez non ! » 1 Le Préfet put télégraphier au ministre les premiers résultats dès le lundi 22 décembre après. midi ; les résultats définitifs ne furent connus que le 25 décembre.

2. Il y avait à Montpellier 13.644 électeurs inscrits. Plus de la moitié, 6.878, s'abstinrent de voter. Des 6.766 votants, 3.275 votèrent oui, et 3.356 votèrent non.

Montpellier fut le seul chef-lieu de département qui donna une majorité de non. Mais ce vote de défiance à l'égard du Président ne prend toute sa signification que si l'on joint au nombre des votes négatifs le nombre si remarquable des abstentions ; ces deux nombres réunis dénotent une opposition qui comprend les trois-quarts des électeurs.

Si l'ensemble du département donna une majorité de oui, égale à quatre fois la minorité des votes négatifs, il y eut pourtant environ 38 pour cent d'abstentions, avec une majorité de non, en dehors du chef-lieu, à Sète, Gigean, Frontignan, Pignan, Baillargues, Montagnac et Riols. A Béziers, où la répression avait été rude, et où les suspects hésitaient à aller


voter, par crainte d'être arrêtés à l'appel de leur nom, il y eut 50 pour cent d'abstentions ; la presque unanimité des 2.989 votants vota oui.

3. Louis Napoléon, d'ailleurs, ne mettait pas en doute le résultat favorable du plébiscite ; il avait donc fait préparer une cérémonie solennelle pour le Ier janvier 1852, dans laquelle les résultats seraient officiellement proclamés, et il prescrivit aux préfets, par dépêche du 22 décembre, d'y inviter les maires de tous les chefs-lieux d'arrondissements.

Le préfet de l'Hérault transmit l'invitation du Président dès qu'il l'eut reçue, l'après-midi du 24 décembre. Henri Lognos, maire de Béziers, accepta avec empressement et se mit en route vers Paris. Le conseil municipal de Lodève délégua Martin, un de ses membres. Saint-Pons reçut trop tard l'invitation pour pouvoir y répondre.

A Montpellier, le maire, Parmentier, était malade et ne pouvait aller à Paris. Le premier adjoint, Prosper de Calvière, réunit le conseil municipal en séance extraordinaire, pour-la désignation d'un délégué. Personne ne s'offrit spontanément. Calvière, alors, ayant interrogé l'un après l'autre les conseillers présents, ce fut à qui trouverait le meilleur prétexte pour éviter le voyage : état de santé, rigueur de l'hiver, affaires d'intérêt, trop court délai poui 1es préparatifs indispensables, réunions de famille, si nombreuses en cette saison, et pour lesquelles on était déjà engagé. Calvière rendit compte au Préfet de cette déconvenue, par une lettre dont le ton à la fois contrit et narquois soulignait, s'il était nécessaire, la signification du plébiscite.

Durand-Saint-Amand fut heureusement tiré de ce cruel embarras par la bonne volonté du docteur Chrestien, l'un des conseillers municipaux, qui n'avait pu assister à la séance, et qui écrivit au Préfet, dès qu'il en connut le résultat : « Craignant, disait le bon docteur, que cela ne produise un mauvais effet dans l'esprit du Président de la République, et que ma ville natale ne soit mal notée par lui, je me suis présenté en


toute hâte à votre hôtel pour vous dire que je suis à votre disposition si vous le jugez convenable. Mais ne faut-il pas une délibération du conseil ? Le temps presse. »

Le docteur Chrestien partit pour Paris, avec la lettre officielle d'introduction que lui avait remise le Préfet, et la délégation du conseil municipal ; mais Calvière ne la voulut donner que « de bouche seulement ».

4. Cependant l'Echo du Midi avait publié dans son numéro du 24 décembre une chronique théâtrale. Son auteur, Achille Kuhnholtz, conseiller municipal légitimiste, s'excusait d'abord de traiter un pareil sujet : « Eh quoi ! en ce moment ?

Alors que le théâtre est en pleine crise ? » Et après avoir démontré en quatre colonnes que le théâtre du jour était pitoyable et pervertissait le goût, il terminait ainsi : « Décidément, le théâtre est perdu. Encore, si ce n'était que le théâtre.

(Interrompu par les brouillards.) Achille Kuhnholtz. »

Ainsi se satisfaisait à peu de frais l'opposition légitimiste.

Plus gravement, et par des paroles qui sont encore aujourd'hui bonnes à méditer, Félix Danjou, dans le Messager du Midi du 29 décembre, commentait le résultat du plébiscite : « La France vient encore une fois, avec plus de décision, d'ensemble et de solennité que par le passé, de donner son adhésion et sa sanction presque unanime à un nouveau gouvernement. »

Si le peuple avait ainsi approuvé « l'auteur de ce terrible coup d'Etat » c'était par lassitude, après trente ans d'essai infructueux d'un régime représentatif, auquel avaient manqué à la fois la liberté civile et les mœurs chrétiennes. « Il faut remonter jusqu'au paganisme pour trouver une telle autorité si rapidement conquise. » Mais n'est-ce pas là le fruit de « cette restauration du paganisme où nous marchons depuis trois siècles ? » « Qu'importe la forme du gouvernement ? Il faut retrouver le sens chrétien. Le vote du 20 décembre est une abdication politique : ce n'est pas, ce ne peut pas être une abdication sociale. »


5. Le 5 janvier 1852, le conseil municipal de Montpellier, réuni sous la présidence de Rey, troisième adjoint, vota un crédit extraordinaire de 3.000 francs pour offrir, au nom de la ville, une épée d'honneur au général de Rostolan ; les armes de Montpellier devaient figurer en relief sur la coquille ; sur la lame serait gravée cette inscription : « Au général de Rostolan la ville de Montpellier reconnaissante. » Une délégation alla au Quartier Général communiquer à Rostolan cette délibération. Dès qu'il la connut, Bézard, maire de Lunel, fit voter par son conseil municipal un crédit de 300 francs, « pour ajouter une pierre précieuse à la garde de l'épée ».

Cette épée d'honneur fut remise au général de Rostolan, au milieu du mois de mars 1852, dans une cérémonie intime.

Au nom de la ville, Prosper de Calvière, premier adjoint faisant fonction de maire, remercia ainsi le général : « Lorsqu'au mois de décembre dernier une crise terrible vint ébranler la société jusque dans ses fondements, .vous ne restâtes pas sourd à l'appel des hommes de bien, ou plutôt vous l'avez devancé, en proclamant bien haut que vous vouliez faire de l'ordre et non de la politique. »

Puis il expliquait pourquoi l'on avait renoncé à faire publiquement cette manifestation : « Nous avons senti que lorsque tant de familles sont dans le deuil, fruit amer de nos discordes civiles, si la reconnaissance ne pouvait rester muette, son expression devait demeurer calme et sérieuse, afin d'éviter le contraste douloureux des joies publiques et des malheurs privés, auxquels tous les cœurs généreux, le vôtre surtout, général, doivent compatir. »

Louis-J. THOMAS.


DOCUMENTS 1. - DOCUMENTS D'ARCHIVES, INÉDITS.

Archives départementales de l'Hérault.

M3, II : Plébiscite des 20-21 décembre 1851.

M4, 63 : Sûreté générale, 1849-1857.

M4, 118 : Affaires confidentielles, rapports politiques, 18491869.

M4, 265 : Condamnés politiques, 1851-1852.

M4, 294 : Id.

M4, 296 : Affaires politiques, 1852-1855. (S'y trouvent les dépêches télégraphiques de décembre 1851.) Archives municipales de Montpellier.

Registre des délibérations du Conseil municipal, année 1851.

I, i/i : Affaires politiques.

M, 1/14: Monuments. Souscriptions.

2. JOURNAUX.

L'Echo du Midi, journal des intérêts politiques, industriels et vinicoles, publié à Montpellier du 2 avril 1843 au 3 mai 1852.

Le Messager du Midi, journal quotidien, publié à Montpellier du 20 juillet 1848 au 23 février 1892.

Le Suffrage Universel de l'Hérault, publié à Montpellier du 17 novembre 1850 au 15 novembre 1851.

3. OUVRAGES CONTEMPORAINS.

Eugène THOMAS : Annuaire administratif, statistique et commercial du département de l'Hérault. Année 1851.

Moritz HARTMANN : Tagebuch aus Languedoc und Provence. Darmstadt, 1853. 2 volumes in-i2.

J.A. DUMAS : Le conducteur du voyageur dans Montpellier. Guide indispensable à toutes les personnes qui désirent connaître tout ce que notre ville renferme de plus curieux. Montpellier, chez J.A. Dumas, éditeur, rue du Palais, 1851, in-12.

Joseph BARD : Parcours général de la Méditerranée (Marseille, Toulon, Cette) à Lyon. 1856, in-8°..

J.A. DUMAS : Annales de Montpellier et du département de l'Hérault (1834-1850). Montpellier, J.A. Dumas, 2 vol., in-12.

Jules TROUBAT : Souvenirs du dernier secrétaire de Sainte-Beuve.

Paris, 1890, in-12.

E. TENOT : La Province en décembre 1851. Paris, 1866, in-12.


HYPOTHÈSES SUR UN SCEAU DU XVIIe SIÈCLE

Pour sceller ses actes officiels, la Faculté de Pharmacie de Montpellier se sert maintenant d'un timbre humide portant une effigie de Galien d'un dessin vulgaire et sans beauté 1.

Désireux d'avoir une empreinte plus élégante, M. le Doyen a pensé à un sceau du XVIIe siècle, orné de l'image de saint Roch, qui se trouve dans les collections de la Société Archéologique de Montpellier. Il m'a demandé de rechercher l'origine de ce sceau ; voici le résultat de mes investigations.

Le tome I du Cartulaire de l'Université de Montpellier donne, à sa planche V, une excellente reproduction de l'empreinte sur cire obtenue au moyen de la matrice de ce cachet et l'accompagne de la description suivante : « Faculté de Pharmacie (1664). Sceau de forme elliptique, « dont le grand axe a o m. 052 mm. et le petit axe 0 m. 046 mm.

« de long, appartenant à la Société Archéologique de Mont« pellier. Dans le champ se trouve saint Roch, en costume de « pèlerin, pieds nus, laissant voir la plaie de sa jambe gauche, « tenant un bourdon de pèlerin de la main droite et une boîte « d'onguents de la main gauche ; à côté de saint Roch, on voit « un chien couché sur un livre et tenant un gâteau dans sa « gueule ; un phylactère sort de la bouche de saint Roch et « porte la légende suivante : NIHIL. PRGËTIOSIUS ; le livre porte « sur le côté le millésime 1664. Le champ est entouré d'une « double bordure ornée, entre laquelle court la légende.

1 L'empreinte de ce timbre est reproduite sur la planche ci-jointe, à gauche (1).


« Légende : SIGILLUM. FACULTATIS. pharmacie, MONSPEL« LIENSIS. Les mots sont séparés les uns des autres par des « fleurs à 5 pétales.

« Sceau en cuivre, muni d'un manche en bois tourné de « 0 m. 13 cent. de long. L'Armorial Général de d'Hozier en « donne la description héraldique 1. »

Il convient de noter qu'en classant ce sceau avec ceux de l'Université, le Cartulaire l'attribue à un organisme universitaire et, implicitement, à une Faculté de Pharmacie qui aurait existé à Montpellier en 1664.

Dans un rapport présenté à M. le Recteur lors de la rentrée des Facultés en 1920, commentant le décret du 14 mai de la même année qui a donné le titre de Facultés aux Ecoles Supérieures de Pharmacie, M. le Doyen Massol mentionnait en ces termes le sceau en question : « Il n'est pas sans intérêt de faire remarquer que le décret « du 14 mai 1920 rétablit un titre déjà ancien, car la commu« nauté des apothicaires de Montpellier se servait au XVIIe « siècle d'un sceau portant la légende « Sigillum Facultatis « Pharmacice Monspelliensis 2. »

A la même séance, dans son rapport général sur l'Université, M. le Doyen Mairet disait à son tour : « D'ailleurs, pour Montpellier, il semble, d'après un document « que me communique M. le Doyen Massol, que l'Ecole Supé« rieure de Pharmacie, en prenant le titre de Faculté, ne fasse « que reprendre un titre sous lequel au XVIIe siècle la commu« nauté des apothicaires de Montpellier enregistrait ses actes 3. »

L'attribution faite par les deux doyens diffère de celle du

1 Cartulaire de l'Université de Montpellier, tome I. Montpellier, Ricard, 1890 in-40, p. XXXIX.

Voir, à droite sur notre planche la reproduction de ce sceau (III).

2 Rentrée solennelle des Facultés (Université de Montpellier), année scolaire 1920-1921. Montpellier, Roumégous et Délian 1920, 1 plaquette in-Bo, p. 112.

3 Ibid. p. 6.


Cartulaire. Pour eux, le sceau en question serait celui de la corporation des apothicaires montpelliérains qui, sous l'Ancien Régime, aurait déjà porté le titre de Faculté de Pharmacie.

De quel côté se trouve la vérité ? Il est difficile de le savoir exactement. Les registres des délibérations du corps des apothicaires de Montpellier auraient pu nous donner, peut-être, une certitude à cet égard, malheureusement ces registres présentent une lacune qui s'étend de 1655 à 1722. Il faut donc se borner aux hypothèses.

Le Cartulaire et les doyens considèrent surtout la légende qui entoure le sceau, et, dans cette légende, c'est le mot « Facultas » qui retient toute leur attention.

Pour eux, il signifie un corps de professeurs dont les cours se rapportent à une même matière générale. C'est le sens donné par le Glossaire de Du Cange : « Collegium doctorum ejusdem artis in scholis medii ævi. » C'est une des significations du mot français « Faculté ». Cette acception est difficile à admettre pour le cas présent.

En 1664, l'Université de Montpellier comprenait quatre facultés : droit, théologie, arts, médecine. Cette dernière avait même la prétention, justifiée peu après par un édit de 1687, de former une Université à part en vertu de la bulle donnée en sa faveur en 1220 par le cardinal Conrad, légat d'Honorius III.

Le métier d'apothicaire qualifié d' « art mécanique » par les médecins ne pouvait prétendre, semble-t-il, au titre de « facultas » avec la signification de faculté, section d'Université.

Cela est si vrai qu'il existe un ouvrage contemporain du sceau de 1664, la Pharmacopée de Bauderon éditée en 1672 chez Girin et Barthélémy Rivière, à Lyon, avec remarques de François Verny, où celui-ci se qualifie de « maître apothicaire juré en la Faculté de Médecine de Montpellier ».

Cette qualification n'était pas nouvelle, elle existait alors depuis un siècle, depuis les statuts de 1572 qui avaient mis la corporation des apothicaires de Montpellier sous le contrôle de l'Université de Médecine sans faire de ce corps marchand


une faculté, en lui laissant, au contraire, son organisation corporative. Aussi, dans plusieurs actes de la fin du XVIe siècle, on trouve la mention « collège des apothicaires de l'Université de Médecine de Montpellier » où le mot collège, pris dans son sens étymologique, comme il était courant alors, signifie corporation, compagnie et non, comme il serait une erreur de le croire, institution d'enseignement.

Comme les autres corps de métiers montpelliérains, cette compagnie formait cependant des apprentis et des compagnons.

Ceux-ci, les compagnons apothicaires, étaient de véritables élèves bénéficiant de l'enseignement de l'Université de Médecine.

Depuis le Moyen-Age, ces compagnons apothicaires venaient à Montpellier, non seulement de toutes les régions de la France, mais encore des pays voisins, pour parfaire leur instruction.

Dans les boutiques, les maîtres du métier les perfectionnaient au point de vue pratique ; les notions théoriques leur étaient données par les docteurs en médecine. A dater de la fin du XVIe siècle, les docteurs chargés d'instruire ces compagnons étaient toujours des professeurs de l'Université de Médecine à cause de la création par Henri IV de chaires de pharmacie et de botanique à cette Université.

Le passage à Montpellier des compagnons apothicaires était constaté par une immatriculation faite à l'arrivée et par des lettres attestatoires données au départ. Ces lettres attestatoires étaient signées par le maître de la boutique où le compagnon avait fait son stage, par les consuls du corps des apothicaires, par le professeur de pharmacie et par le Chancelier de l'Université de Médecine en sa double qualité de titulaire de la chaire de botanique et de titulaire du cancellariat.

Une photogravure reproduisant des lettres attestatoires ainsi délivrées en 1669 à Jean Loret, de Bourges, a été publiée par M. le Dr Dorveaux, secrétaire perpétuel de la Société d'Histoire de la Pharmacie 1. Au bas des signatures, attachés par des lacs

1 Dr PAUl, DORVEAUX. Lettres testimoniales délivrées en 1669 à Jean Loret. Dijon 1903, 1 plaquette, 4 pp. avec une planche.


de soie, se trouvaient les sceaux pendants de chacun des signataires. la plupart ont disparu du bas des lettres attestatoires de Jean Loret ; pour les deux seuls qui restent, l'empreinte n'est pas visible au fac-similé du document.

Le sceau qui nous intéresse n'était-il point celui du professeur titulaire de la chaire de pharmacie à l'Université de Médecine et n'avait-il pas été créé pour accompagner sa signature et la rendre authentique ?

Cette hypothèse assez séduisante aurait le mérite de donner au mot « jacultas » le sens de branche d'enseignement, de discipline scolaire, traduction plus classique que celle de Du Cange et s'accorderait mieux avec la prétention de purisme cicéronien souvent affichée par les auteurs d'épigraphes du XVIIe siècle.

Elle a cependant un grave défaut ; elle ne tient pas compte de l'image gravée sur le champ du sigilJum qui est celle d'un saint montpelliérain, saint Roch, invoqué depuis le xve siècle contre la peste et les épidémies.

Cette image reproduit les principaux caractères iconographiques décrits par M. Emile Bonnet, président de la Société Archéologique de Montpellier, et par M. Fliche, professeur à l'Université de Montpellier, qui ont chacun consacré à ce saint une remarquable étude pleine d'érudition 1 : grand manteau à pèlerine, tunique serrée à la taille, large chapeau de feutre, bourdon de pèlerin, jambe nue montrant un ulcère, accompagnement d'un chien ou « roquet » tenant un pain dans sa gueule.

D'autres attributs qui ne figurent pas dans l'iconographie traditionnelle de saint Roch sont ajoutés ici : un vase à médicaments dans la main droite du saint, un phylactère avec inscription sortant de sa bouche, un livre sur lequel le chien est assis. Cette addition à l'image du patron des pestiférés autorise

1 EMILE BONNET. Esquisse d'une iconographie de Saint Roch, in Mémoires de la Société Archéologique de Montpellier, t. VIII, 1920, in-Bo, pp. 7-24.

AUGUSTIN FLICHE. Saint Roch, collection l'Art et les Saints. Paris Henri Laurens, 1930, 1 plaquette, petit in-Bo.


à émettre sur l'attribution du sceau une nouvelle hypothèse qui paraît, mieux que la première, s'accorder avec les faits

Suivant une coutume déjà qualifiée d'ancienne au xve siècle, les apothicaires de Montpellier préparaient en' public les compositions « cardinales », c'est-à-dire les fameux électuaires montpelliérains renommés depuis le Moyen-Age, compositions destinées à être vendues dans les grandes foires, comme celle de Beaucaire, pour être répandues ensuite dans toute la chrétienté.

Cet usage s'observait au XVIIe siècle où la préparation de la thériaque, du mithridat, de l'hyacinthe et de l'alkermès se faisait solennellement avec un concours considérable de personnes, en présence des professeurs de l'Université de Médecine suivant les prescriptions de l'article 19 des statuts de 1631 de la corporation des apothicaires de Montpellier, dûment approuvés par le Parlement de Toulouse.

A défaut des registres perdus pour cette période, un extrait de délibération du 20 juin 1662 précise à cet égard « qu'aucun « des susdits maîtres ny autre qui tienne boutique au nom de « vefve ou soubs quelque autre prétexte que se soit ne porteront « point [à la foire de Beaucaire] aucune composition de thé« riaque, mithridat, confection d'hyacinthe et alkermès si ce « n'est que lesdites confections cy dessus mentionnées fussent « attestées par messieurs les professeurs de l'Université et les « maîtres apoticaires et cachetées du sceau de ladite Université « et desdits maîtres conformément à nos statuts et arrêts de « la Cour de Parlement de Tholose 1. »

Il est plausible de dire que le sceau qui nous occupe a été fait pour sceller les vases contenant les électuaires destinés à l'exportation par les apothicaires de Montpellier.

La plus populaire de ces compositions, la thériaque, qui a joui si longtemps d'une très grande faveur, n'était autre chose qu'une modification du mithridat composé par le célèbre roi de Pont pour se prémunir contre les poisons. Cette modification

1 Archives Départementales de l'Hérault, série D, Apothicaires, liasse 4, no 62.


I. - Sceau actuel de la Faculté de Pharmacie de Montpellier.

II. Armoiries du Corps des Apothicaires de Montpellier (1696), d'après - une copie de l'Armorial Général communiquée par M. Dujol, pharmacien à Montpellier.

III. - Sceau du XVIIe s. à

l'image de saint Roch appartenant à la Société Archéologique.



était due à Andromaque, médecin de Néron, et, pendant de longs siècles, le célèbre électuaire fut la panacée contre les venins et les maladies contagieuses. Sa qualité et son action ne pouvaient avoir de garant plus sûr que le saint guérisseur de la peste, aussi celui-ci était-il représenté sur le sceau tendant de sa main ce que la description du Cartulaire appelle par erreur une boîte d'onguents mais qui, d'après sa forme et ses ornements, est assurément un vase à thériaque. Offrant le prestigieux médicament préparé suivant la « recette » de la pharmacopée montpelliéraine représentée par un livre, saint Roch, qualifié mieux que tout autre, affirmait de sa bouche que rien n'était plus précieux. Vraiment, les apothicaires de Montpellier ne pouvaient avoir auprès de leur clientèle lointaine de meilleur répondant, de meilleur ambassadeur.

L'image du saint adoptée pour sceller ainsi la thériaque et les autres compositions cardinales est devenue bientôt l'emblème distinctif de la corporation. Lorsque, en 1696, le corps des apothicaires de Montpellier a fait enregistrer des armoiries, il s'est borné à faire blasonner cet emblème suivant les règles héraldiques. Dans l'Armorial Général, ces armoiries se trouvent décrites comme il suit :

« D'azur à saint Roch de carnation, le manteau d'or, habillé « de gueules, le rochet de sable, le chapeau d'argent, tenant « en sa main dextre une coupe d'argent couverte de même « pleine de médicaments, en sa senestre un bourdon aussi « d'argent, un rouleau d'argent sortant de sa bouche avec ces « mots: NiHiiv PRECiosius, un chien assis sur ses pieds de derrière « et sur un livre, la tête contournée, tenant un pain en sa gueule, « le tout d'argent, enfermé d'un grainetis d'or, avec l'inscrip« tion SIGILUJM FACULTATIS PHARMAcrlE MONSPEUI, de sable « et un cordon de feuilles d'or 1. »

1 Voir : Les Chroniques de Languedoc, tome II, p. 190, Armorial des anciennes corporations et corps de métiers de Montpellier en 1696.


Je n'ai pu voir l'original de ce manuscrit, mais mon confrère, M. Dujol, pharmacien à Montpellier, en possède une expédition ornée d'armoiries enluminées à la gouache répondant exactement à la description que je viens de rapporter 1.

La représentation du saint n'est pas ici tout à fait semblable à celle du sceau. L'image est inversée, ce qui est à dextre est passé à senestre et réciproquement. De plus, la tunique du saint n'est pas relevée sur la cuisse pour montrer l'ulcère traditionnel, sans doute parce que le dessinateur Iparisien de l'armoriai ignorait les particularités exactes de l'iconographie de saint Roch. Chose curieuse, la légende entourant le champ du sceau passe toute entière avec le mot « sigillum » dans les armoiries.

Pareil fait s'est produit au même moment pour la communauté des maîtres chirurgiens de Montpellier, dont les armoiries ont une légende analogue mais rédigée en français : « Scel pour les maîtres chirurgiens de Montpellier et la sénéchaussée 2 ».

D'ailleurs, comme les chirurgiens, les apothicaires montpelliérains avaient, au point de vue professionnel, sous le contrôle de l'Université de Médecine, juridiction sur toute l'étendue de la sénéchaussée de Montpellier. Une addition à leurs statuts de 1631, approuvée par lettres patentes de Louis XIV données Gray en mai 1674, reconnaissait ce droit.

Les réceptions des maîtres-apothicaires se destinant à l'exercice de la pharmacie dans les lieux de la sénéchaussée où n'existait pas déjà de maîtrise-jurée pour cette profession, figurent sur un registre ouvert en 1698. Ce registre montre qu'un jury d'apothicaires de la ville de Montpellier, présidé par un professeur de l'Université de Médecine, a exercé cette prérogative jusqu'en 1791. En tête des actes de réception se trouve la formule des lettres expédiées aux impétrants, elle indique que

1 M. lJujol a bien voulu mettre à ma disposition ce document dont la partie supérieure, où sont figurées les armoiries, est reproduite au centre de la planche ci-jointe (II).

Je prie mon excellent confrère de trouver ici l'expression de mes meilleurs remerciements pour son obligeance.

2 Voir : Les Chroniques de Languedoc, loc. cit.


ces lettres étaient scellées du sceau de la Compagnie des Apothicaires de Montpellier C'était, à n'en pas douter, le sigillum à l'effigie de saint Roch qui servait à cet usage. Il servait aussi, il faut le croire, à authentiquer les lettres de maîtrise des apothicaires de la ville et se trouvait, par suite, apposé sur les diplômes des deux catégories de maîtres qui seront maintenues pendant tout le XIXe siècle par la loi de Germinal an XI sous le nom de pharmaciens de Ire et de 2e classe.

De la sorte le mot « facultas », tout en signifiant art ou profession, prenait un peu le sens de « compagnie d'enseignement ».

Une trouvaille heureuse révélera peut-être un jour le document certain qui permettra de faire un choix indiscutable parmi les hypothèses que je viens d'émettre, ou qui donnera une solution que je n'ai pas envisagée.

En attendant, que penser de l'adoption de la vieille empreinte du sceau de 1664 par notre Faculté de Pharmacie en 1933 ?

Sauf le changement de dénomination opéré par le décret du 14 mai 1920, la Faculté a conservé l'organisation qu'avait déjà l'Ecole de Pharmacie qu'elle continue. Mais celle-ci était-elle l'unique héritière de l'ancienne corporation des apothicaires ?

Il est certain que non.

Si, en entrant par les statuts de 1572 sous le contrôle de l'Université de Médecine, la corporation, uniquement marchande à l'origine, s'est peu à peu élevée à un niveau scientifique réputé à juste titre ; si la plupart de ses membres tout en continuant à tenir boutique - ont été pris comme professeurs de l'Ecole créée par la loi de Germinal, il n'en est pas moins vrai que le corps des apothicaires est toujours resté, sous l'Ancien Régime, un corps de boutiquiers et de marchands.

A l'heure actuelle, son activité commerciale est continuée par les pharmaciens groupés en syndicat, son activité scienti-

1 Archives Départementales de l'Hérault. Série D, Apothicaires, portef.

1698-1792. Registre 7. Livre des Maîtres-apothicaires delà campagne.


fique se poursuit, largement amplifiée, dans la Faculté de Pharmacie.

Comme le sceau de 1664 paraît avoir marqué ces deux activités réunies jadis dans le même corps, aujourd'hui exercées par des organismes distincts, le plus sage serait de le laisser parmi les reliques d'un passé dont l'organisation était loin de ressembler à celle du présent.

Louis IRISSOU.


L'ANCIEN IIOTEL DE JACQUES CŒUR A MONTPELLIER

La Société archéologique de Montpellier va, dans quelques mois, célébrer son centenaire, et la cérémonie, de par la parfaite bonne grâce de Mme de Lavèvre, aura lieu dans ce vieil hôtel, dont son frère, Henri de Lunaret, lui laissait en mourant la jouissance, et léguait, par une généreuse pensée et en souvenir de son père, la nue-propriété à votre Compagnie.

Léon de Lunaret, en effet, avait longtemps été des vôtres ; il suivait avec assiduité vos travaux et le goût des choses de l'esprit subsiste chez ceux, qu'ils soient du même sang que lui ou seulement ses alliés, qui représenteront à vos fêtes sa famille.

Il nous a paru, Messieurs, que ces fêtes devaient être pour nous l'occasion de faire revivre le passé d'un hôtel, qui ne se distingue pas seulement par la beauté de son architecture, par la richesse de ses décorations intérieures, mais que hante le souvenir de tant de personnages ayant marqué dans les fastes de notre vieux Languedoc. Madame de Monsoreau, qui fut, dit-on, la maîtresse du roi Charles VII, la belle Madame de Sauve qui fut aimée de deux rois, puis de cet Henri de Guise, un moment plus grand qu'un roi, ont animé ce logis de leur grâce, bien avant que les sévères Trésoriers de France y vinssent installer leur Bureau ; mais il convient de procéder avec ordre, de remonter à l'époque à laquelle, pour la première fois, le logis apparaît dans les compoix ; c'est dans la première moitié du quinzième siècle, peu d'années avant que Jacques Cœur en devienne le propriétaire.

Cette question de la possession de Jacques Cœur a fait couler déjà beaucoup d'encre. On savait que le grand

1 Communication faite à la Société archéologique dans sa séance du 8 juillet 1933.


argentier, venu dans notre ville aux environs de 1432, avait de suite créé chez nous un de ses principaux établissements ; on savait qu'il logeait dans la rue d'En Bocador, le nom alors s'appliquant, non seulement à l'actuelle rue d'Embouque-d'Or, mais à la rue dite aujourd'hui des Trésoriersde-France, qui en est le prolongement. La légende voulait que sa maison eût été celle qui est aujourd'hui la vôtre et l'on avait vécu dans cette foi jusqu'au jour où l'un des membres les plus érudits, le plus hautement estimés de votre Compagnie, entreprit de démontrer que la légende avait fait erreur, que la maison de Jacques Cœur n'était pas l'hôtel dit de nos jours de Lunaret, mais celui qui le confronte du levant, celui qui sur la rue Jacques-Cœur porte le nO II et sur la rue des Trésoriers-deFrance le n° 3.

C'est dans son livre « Recherches topo graphiques sur Montpellier au moyen âge », que Mlle Guiraud accumule les affirmations et ce qu'elle estime être des preuves. Nous avons lu soigneusement ce travail sans y rien trouver qui nous parut être bien probant, cependant que dans un autre livre du même auteur, livre postérieur au premier et intitulé « Jacques Cœur », nous trouvions la piste que nous vous demandons de suivre avec nous, piste qui nous fait aboutir à des conclusions diamétralement opposées à celles de Mlle Guiraud.

L'érudit écrivain, dans son premier livre, signalait tout simplement que, la maison du n° 3 étant pour elle celle de Jacques Cœur, la maison attenante, le nO 5, appartenait peu après à Jean Forestier, seigneur de Vauvert, puis bientôt à Mme de Monsoreau. Ces noms ne semblent pas plus que cela avoir impressionné notre auteur, qui cependant, dans l'ouvrage que, plus tard il est vrai, elle consacrait à Jacques Cœur, nous dit ce qu'étaient ceux qui, pour elle, sont seulement des voisins de l'argentier.

Jean Forestier, quand le roi, à Taillebourg, décide de faire arrêter Jacques Cœur, est, de Taillebourg même, envoyé dans diverses villes pour y saisir les biens de l'argentier. Mme de Monsoreau serait, aux yeux de Mlle Guiraud, la fille de Jean Forestier et cela expliquerait qu'elle eût après lui possédé


l'hôtel. P. Clément, dans son livre « Jacques Cœur et Charles VII », la fait figurer parmi les favorites du roi, parmi les bénéficiaires de ses largesses. Elle avait épousé Jean de Jambes, sire de Monsoreau, premier maître d'hôtel du roi et son conseiller.

Et ce Monsoreau lui aussi est mêlé à l'histoire de Jacques Cœur.

Quand sera, en 1457, révisé le procès de celui-ci, quand le roi rendra aux enfants de l'argentier ceux de ses biens qui n'ont pas été saisis et vendus, il sera de ces biens réservé pour 2.500 écus de créances, et ces créances seront allouées par le roi à Monsoreau, qui prétend que Jacques Cœur est son débiteur encore et qui déjà s'est vu adjuger les biens que l'argentier avait à Beaucaire.

Cette présence, dans la maison immédiatement attenante à celle de Jacques Cœur, d'hommes ayant servi le roi dans cette affaire, d'hommes qui jusque-là ne semblent avoir eu avec notre ville aucune espèce de lien, ne vous étonne-t-elle pas un peu ? Ces hommes ne sont-ils pas de ceux que Louis XI en 1463 écrit « avoir par des rapports haineux et malveillants fait dépouiller l'argentier et s'être enrichis de ses biens », de ceux qu'il dit « avoir reçu les dits biens sous couleur de confiscation ». Et ne verriez-vous pas plus facilement ces hommes dans la maison même de l'argentier, maison saisie par le roi, retirée par lui des enchères, restée sa propriété et qu'il leur aurait allouée en récompense de leurs services ?

Car nous voyons dans le livre de Mlle Guiraud et nous avons, avec le précieux concours de M. de Dainville, contrôlé le fait dans un dossier venu pour nous des Archives nationales 1 - s'effectuer la vente de trois maisons que Jacques Cœur possédait à Montpellier. Deux d'entre elles, le 3 août 1454, sont vendues l'une pour 389 livres, l'autre pour 110 seulement ; la troisième, la plus importante, sise rue En Bocador, est mise aux enchères à 825 livres ; le prix est énorme pour l'époque ; le procureur du roi cependant estime ce prix insuffisant. Il fait

1 Archives nationales KK 328, Journal de Dauvet, procureur général, commis par le roi à l'exécution de l'arrêt de confiscation,


retirer la maison de la vente et le 23 septembre la remet aux enchères à 1.000 livres. Personne naturellement ne se présente et la maison reste au roi ; n'est-ce pas ce que l'on avait voulu ?

Nous savons ainsi et de façon indiscutable comment le principal hôtel de Jacques Cœur est entré dans le domaine royal ; nous aurions voulu, de façon aussi indiscutable, savoir comment il en était sorti, comment, du domaine royal, il était allé à un tiers, à un tiers qui, selon nous, ne peut être que Jean Forestier, possesseur, peu de temps après ces événements et selon les compoix, de l'hôtel qui est aujourd'hui votre hôtel. Notre savant ami, M. de Dainville, nous avait dit dans quels registres devait se trouver à Paris cet acte; la direction des Archives nationales a bien voulu, à notre demande, faire effectuer des recherches, qu'elle nous a dit être restées sans résultat. La preuve absolue manque donc encore du bien fondé de notre hypothèse, mais les présomptions ne sont-elles pas écrasantes ?

Et ne trouvez-vous pas écrasant aussi ce fait que des trois maisons vendues en 1454, celle qui va à Philibert de Nèves, celle que Mlle Guiraud affirme être la maison de Jacques Cœur, celle qui, sur la rue des Trésoriers-de-France, porte le no 3, soit celle qui a été vendue seulement 110 livres ? Jacques Cœur, ne l'oubliez pas, possède avec cette maison deux autres maisons à Montpellier, adjugées l'une à 1.000, l'autre à 389 livres, et ce serait dans celle qui se vendra seulement 110 livres qu'il aurait personnellement établi sa résidence ! N'est-ce pas d'une invraisemblance criante ?

Passons maintenant à l'étude des compoix ; elle ne modifiera pas nos idées, bien au contraire. L'hôtel qui nous occupe, au compoix de 1429, peu avant que vienne à Montpellier l'argentier, est au nom de Madona Hurbana. Madona Hurbana est la petite nièce par alliance du pape Urbain V, la veuve de Urbain Grimoard de Senhoret, juge de la « part antique » de la ville et conseiller de nos consuls, et son manifeste se présente comme suit : « Primo un hostal en que demora, en lo seten de Santa Fé, en la isla de la tore d'en bilhon. Item, hun petit hostal de tras lo dich hostal gran, loqual es desrohit davant Santa Fé. »


Desrohit se traduit, nous dit-on, par : en mauvais état, en ruines.

Et dans le compoix, immédiatement après ce manifeste, figure celui relatif à l'actuel nO i ; il est au nom de Jean de Cazals Blanc. L'actuel n° 3 semble être passé sous silence ; mais dona Hurbana, remarquez-le, a déclaré deux hôtels qui se touchent et font face à Sainte-Foy. Entre le no i à Cazals Blanc et le n° 5, « grand hostal en que demore», ne voyez-vous pas le petit hôtel « desrohit » devenu aujourd'hui le no 3 ?

Au compoix de 1448, le 1 « qui fut de Cazal » est au nom de Jacques Proscida; il est dit confronter l'estable de l'argentier.

Cette estable, l'ancien petit hôtel de dona Hurbana selon nous, celui qui maintenant loge les équipages et les gens de l'argentier, ne figure pas au compoix. Celui-ci ne comprend, on le sait, que les immeubles assujettis à la taxe et les biens de l'argentier en sont exempts. Et, pas davantage, nous ne voyons en ce compoix de 1448 figurer le grand hôtel de dona Hurbana, celui dans lequel Jacques Cœur habite selon nous et qui de ce fait est franc. Mais un addendum est fait au compoix, après que en 1454 ont été vendus les biens de l'argentier ; l'estable alors, l'ancien petit hôtel, est mis au nom de Philibert de Nèves l'acquéreur ; « hostal que fo de Jacques Cuer argentier, se confronta an senher Jacme Proscida », dit en parlant de lui le compdix, et cette désignation montre que ce n'était pas une simple estable.

Le grand hôtel n'est l'objet, lui non plus, d'aucune inscription et, quoi qu'en ait pu dire Mlle Guiraud, ne figure en aucune façon ni nulle part au compoix de 1448, pas plus en addendum que dans le texte primitif. Il est après la vente de 1454 au roi, et de ce chef, exempt de taxes encore, comme il l'était en 1448, alors que l'habitait Jacques Cœur.

Il faut pour le retrouver arriver au compoix de 1470 ; il y figure au nom de Jehan Forestier seigneur de Vauvert, mais ce nom bientôt est rayé sur le registre et remplacé par celui de Mme de Monsoreau sans qu'il soit dit de quelle façon cette dernière est devenue propriétaire,


Nous verrons plus loin quels ont été les propriétaires ultérieurs.

Passons sur les preuves accessoires, que Mlle Guiraud veut être à l'appui de sa thèse, sur la tour, des fenêtres de laquelle Jacques Cœur aurait suivi sur la mer les évolutions de ses vaisseaux. Mlle Guiraud est montée dans une tour au n° 3, et d'une fenêtre, murée depuis sa visite, a parfaitement vu la mer jusqu'au large. L'aurait-elle moins bien vue, montant sur les toits du no 5 immédiatement attenant, et peut-on après cinq siècles affirmer que la tour actuelle du n° 3 existait à l'époque de Jacques Cœur, qu'une tour par contre n'existait pas au n° 5, dont l'étage supérieur a été si complètement, si malencontreusement refait, car nous y cherchons en vain le dôme avec la grande fleur de lys d'or, qui faisait reconnaître de si loin l'hôtel, au dire de d'Aigrefeuille. Et puis enfin, quelle preuve donnerait l'hypothèse même confirmée de Mlle Guiraud ? Au no 3 comme au no 5 Jacques Cœur était chez lui, nous l'avons vu ; l'accès de la tour du no 3 ne lui était pas interdit.

Laissons donc là ces preuves qui n'en sont pas et résumons les faits, tels qu'à notre avis ils résultent des documents que nous venons d'exposer. Jacques Cœur, venu à Montpellier aux environs de 1432, y achète les deux hôtels de dona Hurbana ; du grand il fait son logis ; dans le petit attenant il installe ses équipages et ses gens ; dans un troisième immeuble sis plus loin dans le même sixain mais dans une autre île, sont sans doute ses magasins et ses bureaux. Tout est saisi et vendu en 1454 et le petit hôtel alors, le n° 3, passe à Philibert de Nèves ; le le grand, le n° 5, est retiré des enchères par le roi ; il paiera les services de Jean Forestier. Tout n'est-il pas clair ainsi et n'estimez-vous pas, Messieurs, qu'on peut, qu'on doit rendre à votre hôtel ce titre d' « ancien hôtel de Jacques Cœur » qui avait été si longtemps le sien, que lui avaient enlevé et Mlle Guiraud et ceux qui après elle ont fait état de ses conclusions erronées ?

L'hôtel, après Jean Forestier, après Mme de Monsoreau, appartient aux hoirs de cette dernière, c'est à ce nom qu'il figure au compoix de 1525, à celui de 1544 encore, logeant


quelques jours en 1537 le roi François Ier, au dire de certains auteurs. Il est occupé par les Généraux aux aydes. « Franc tant que la cort dels générais y sera », dit un addendum au compoix de 1480. Et la Cour des comptes, dès 1523, y a remplacé les Généraux, passés sans doute alors au Palais. Nous lisons en effet au registre des trésoriers en 1606, que la Chambre des comptes, dès son institution et en 1523, a arrenté la maison appartenant au feu sieur de Monsoreau, qu'elle l'a occupée jusqu'au jour où la maison a été vendue au sieur de Sauve, secrétaire d'Etat, et que maintenant, chassée de son nouveau domicile, elle voudrait acquérir le dit immeuble, demandant pour ce le concours financier du roi.

Nous ignorons la date exacte à laquelle Simon de Fizes, sieur de Sauve, était devenu acquéreur de l'hôtel ; ce doit être entre 1550 et 1560, avant qu'il ait à cette dernière date été fait gouverneur de Montpellier.

C'est une intéressante figure que celle de Simon de Fizes.

D'une humble famille de Montagnac, nous dit le regretté Pierre Vialles dans son beau livre : « La Cour des Comptes de Montpellier », il s'était par son mérite élevé au poste de gouverneur de Montpellier ; puis bientôt avait été fait secrétaire d'Etat aux finances. Il avait acquis la seigneurie de Sauve et les Etats du Languedoc, siégeant alors à Beaucaire, l'avaient en novembre 1570 reçu baron des Etats « à cause du bien et soulagement que le pays peut ressentir par son moyen et faveur ».

M. de Sauve était-il un adepte de la Réforme ? Les fonctions qu'il occupait à la cour ne permettent guère de le croire, bien que nous voyons après lui tous les Fizes longtemps protestants.

Il était dans tous les cas le beau-frère de Jean des Ursières de Gaudète, seigneur de Castelnau, dont le père avait donné aux réformés le terrain nécessaire à l'établissement de leur premier cimetière. Et Jean des Ursières, au moment des massacres de la Saint-Barthélemy, se trouvait être gouverneur de Montpellier. Après les tueries de Paris il fut résolu, dit le chanoine d'Aigrefeuille, auquel nous empruntons cette histoire, de continuer ces cruelles exécutions. Charles IX en fit envoyer


l'ordre en province par son secrétaire d'Etat, mais celui-ci, en même temps que l'ordre officiel, envoyait à son beau-frère un avis grâce auquel les ministres et les membres du consistoire de Montpellier, prévenus en secret par le gouverneur, purent se cacher et échapper à la mort.

Nous avons au début de cette étude dit un mot de Madame de Sauve. Sa notoriété, pour être d'un autre ordre, n'est pas moins grande que celle de son mari. Née Charlotte de BeauneSemblançay, elle était la petite fille, croyons-nous, l'arrièrepetite fille peut-être du surintendant des finances de ce nom pendu en 1527 au gibet de Montfaucon, au mépris de toute justice si l'on en croit les vers bien connus de Clément Marot : Lorsque Maillart juge d'enfer menait A Montfaucon Semblançay l'âme rendre, A vostre avis lequel des deux tenait Meilleur maintien ? Pour vous le faire entendre, Maillart semblait homme que mort va prendre Et Semblançay fut si ferme vieillard Que l'on cuydait, pour vray, qu'il menast pendre A Montfaucon le lieutenant Maillart.

Madame de Sauve appartenait à ce fameux escadron volant dont Catherine de Médicis utilisa si souvent les charmes pour les besoins de sa politique. Est-ce pour suivre les instructions de la reine, est-ce par goût ou pour tout autre cause, elle semble bien avoir partagé ses faveurs entre le duc d'Anjou qui allait être bientôt Henri III, et cet Henri de Navarre qui sera plus tard Henri IV. La rivalité des deux princes occasionna, dit-on, maintes scènes à la Cour. Veuve en 1579 de Simon de Fizes, remariée en 1584 à François de la Trémouille, la belle Charlotte fut alors la maîtresse d'Henri de Guise et la légende veut qu'elle ait à Blois passé avec lui la nuit qui précéda l'attentat. Elle aurait eu vent de celui-ci et aurait averti le duc de ce qui se tramait contre lui, comme en 1572 elle avait, dit-on, avisé Henri de Navarre de ce qui se préparait contre ses coreligionnaires, l'engageant à se cacher quelque temps.


Le Béarnais avait suivi le conseil ; le duc de Guise l'aurait pour son malheur dédaigné.

Simon de Fizes avait-il mal pris l'inconduite conjugale ?

Sa femme, dans tous les cas, ne fut pas son héritière, et nous voyons après lui l'hôtel aux mains de sa sœur, Madeleine de Fizes, épouse et bientôt veuve de ce Jean des Ursières, seigneur de Castelnau, que nous avons vu tout à l'heure gouverneur de Montpellier. C'est de cette possession que l'hôtel « jadis appelé les Généraux», est-il dit dans plus d'un acte, tire le nom sous lequel il sera parfois désigné de « chastel de Castelnau ».

Madeleine de Fizes a trois filles. Violande l'aînée, a épousé Pierre de Dampmartin, gouverneur en 1585 de Montpellier, comme avant lui l'avaient été son beau-père et son oncle : Jean des Ursières et Simon de Fizes. Isabeau, la deuxième, est épouse de Jacques de Vignolles, président au parlement de Toulouse, puis à la Chambre de l'édit de Castres. Jeanne, la dernière, est la femme de Joachim de Mazeran, gentilhomme de la chambre du roi. Violande est devenue veuve de bonne heure ; elle vit avec ses fils et sa mère dans l'hôtel qui nous occupe et qui bientôt deviendra sa propriété.

Nous voyons, en effet, devant Duranc notaire et le Ir avril 1610, comparaître Madeleine de Fizes, veuve de Jean des Ursières, seigneur de Castelnau. « Pour les bons offices reçus de Violande, sa fille, veuve de messire Pierre de Dampmartin, conseiller du roi et gouverneur de la ville et gouvernement de Montpellier, de son plein gré, elle donne à la dite, acceptant et remerciant, la grande maison où elle habite à présent à Montpellier, à la rue dite Bouquedor, avec le jardin au derrière de la maison, confrontant le dit jardin, d'une part la rue Ste Foy, d'autre les murailles de la ville et d'autre encore le jardin de Mlle de la Roche. Se réserve ladite dame Fizes l'usufruit sa vie durant. La dame Dampmartin devra, à la fin de ses jours, ou quand bon lui semblera, rendre à Hercule son fils, docteur et avocat, avec, en cas de non descendance, substitution en faveur de Jacques et à défaut en faveur de Théophile, frères tous deux dudit Hercule. »


Madeleine de Fizes, très âgée quand elle fait à sa fille cette donation, meurt sans doute peu après et nous savons que dès 1614 l'hôtel est arrenté par les Trésoriers de France. Peut-être n'en occupent-ils pas la totalité, peut-être aussi sont-ils un temps, comme nous le verrons tout à l'heure, éloignés de Montpellier, puisque les vieilles chroniques nous entretiennent de la fête qui dans l'hôtel fut donnée le 31 janvier 1627 à l'occasion du mariage de Gaston d'Orléans, frère du roi, épousant Marie de Bourbon, duchesse de Montpensier. Le marquis de Valencé, gouverneur de la ville et citadelle de Montpellier, logeant dans ledit hôtel, y fit par 22 capitaines de la garnison danser le ballet : la tour de Babel. Et le succès de la représentation fut assez grand, pour que le ballet, peu de jours après, ait dû être dansé à nouveau rue Salle-l'Evêque, chez le président de Bocaud.

Les Trésoriers cependant songeaient à se mettre dans leurs meubles. Le roi, lisons-nous dans leur registre en 1632, leur avait un moment enjoint d'aller à Béziers d'abord, puis à Pézenas à cause de ceux de la R.P.R., puis un arrêt du 15 juillet 1629 leur avait donné l'ordre de revenir à Montpellier.

Les maladies contagieuses, régnant alors en la ville, avaient empêché ce retour. Mais ces maladies bientôt ont cessé et le 22 décembre 1631, de Metz où il est alors, le roi, derechef, ordonne aux Trésoriers de rentrer. Le bureau alors prend une délibération en ce sens et des négociations bientôt s'engagent avec Mme de Dampmartin ; elles aboutissent à l'acte que dans les registres de Pèlerin, notaire, nous trouvons à la date du 21 août 1632.

Nous y voyons comparaître Violande des Ursières, veuve de feu messire Pierre de Dampmartin, gouverneur de Montpellier, et noble Théophile de Dampmartin des Ursières de Gaudète, seigneur de la Salade, mère et fils, celui-ci héritier de feu messire Jean des Ursières, sieur de Castelnau, son aïeul maternel.

Ensemble ils vendent aux Trésoriers de France (énumération des dits) une maison sise à Montpellier rue Bouquedor, confrontant par devant ladite rue de Bouquedor, par derrière la


rue Ste Foy, d'un côté la maison de feu Jean Gaillard, qui a esté du sieur de Faulcon, de haut en bas, d'autre côté celle de M. Me François Clauzel, conseiller du roi en la Chambre des comptes, qui a été de Crapone, aussi de haut en bas, sauf un petit membre bas dépendant de ladite maison, de largeur de 5 pans environ, de 3 canes de longueur et de 22 pans de hauteur, vendu audit Clauzel par devant Buzens, notaire, le 5 juillet 1627. Il s'agit ici du petit membre qui au rez-dechaussée seulement et sous les deux étages du n° 5 appartient encore aujourd'hui au n° 3. Mlle Guiraud disait ne pouvoir par aucun document écrit justifier pareille bizarrerie ; elle se justifie, on le voit, par les deux actes dont nous donnons ici les dates et dont nous pourrions donner les textes. Ce membre bas avait été vendu 300 livres.

Les Dampmartin vendaient aux Trésoriers avec l'hôtel le jardin dont nous avons donné les confronts, jardin diminué de la partie que en 1625 ils avaient vendue à leur voisine Mlle de la Roche1. Le tout mouvait de la directe du roi.

Le prix était de 21.000 livres dont 1.000 livres seulement payées comptant, et versées d'ailleurs aux mains de Mmes des Vignolles et de Mazeran, 10.000 livres avec les intérêts dans deux ans, le solde « quand les vendeurs auront trouvé pour placer cette somme marchand ou personne solvable ». Parmi les Trésoriers de France, signataires de l'acte d'achat, nous relevons les noms bien connus de J.-B. de Girard, de Pierre de Grefeuille, de Jean de Mirman seigneur de Lavagnac, de François de Beaulac et de Jacques de Manse. Six d'entre eux sont absents ; MM. de Seigneuret, de Marion, de Ratte, ratifieront en marge de l'acte à la date du le r octobre, trois autres par un acte séparé le 26 novembre.

Les Trésoriers devenus propriétaires ont comme locataire

1 Cette vente avait été faite sous réserve, au profit de l'hôtel qui nous occupe, de la servitude « altius non tollendi », et cette servitude était encore, tout à la fin du siècle dernier, opposée par M. de Lunaret propriétaire de l'hôtel, à M. Alicot succédant après bien d'autres a Mlle de la Roche.


conservé ce marquis de Fossez, qui, dans l'hôtel comme au gouvernement de la ville, a remplacé M. de Valencé et c'est chez M. de Fossez que en septembre 1632 le roi Louis XIII établit son logement. Il y reste douze jours, occupant sans doute la chambre de l'ancienne maîtresse de son père, cette chambre qu'aujourd'hui encore on appelle « la chambre du roi ». On ne dit pas que l'ombre de Mme de Sauve ait troublé jamais le sommeil du vertueux monarque.

L'hôtel n'est pas, quand s'en effectue la vente, en bon état, semble-t-il, et nous pouvons lire au registre des trésoriers de 1634, au folio 88 : « Les présidents trésoriers, grands voyers de France, ayant par ordre de S. M., au mois d'août 1632, acquis la maison appelée hôtel de Castelnau, pour tenir leur bureau et y mettre en dépôt tous papiers et documents concernant les domaines du roi, ont fait étudier les réparations nécessaires pour que l'hôtel ne tombe pas en ruines, comme menaçait. » Le devis est de 9.000 livres. Ils en mandatent le paiement.

Mais d'autres dépenses, et de plus importantes, ont ultérieurement été faites. C'est de la possession par les Trésoriers, des environs de 1675 sans doute, que datent et le superbe escalier et les peintures ornant le plafond de sa cage. Nous ne saurions d'ailleurs mieux faire que de reproduire la description si précise

que dans leur beau livre : « Montpellier aux XVIIe et XVIIIe siècles », MM. Bonnet et Joubin ont faite de l'hôtel ainsi reconstruit. « Six colonnes d'ordre dorique, disposées de manière à réserver trois entrées, occupent toute la largeur du rez-dechaussée de cette façade. Une colonnade, semblablement disposée mais d'ordre corinthien, constitue le premier étage.

Au-dessus des chapiteaux très fouillés court une jolie frise, formée de volutes fleuries, que domine une corniche à consoles.

Au deuxième étage les colonnes sont remplacées par des pilastres de même ordre à l'entablement décoré d'une frise non moins élégante et d'une corniche denticulée. Une seule fenêtre est percée au centre ; elle est encadrée à droite et à gauche par un grand soleil sculpté au-dessus duquel flotte une banderole


HOTEL DE LUNARET ancien Hôtel des Trésoriers Généraux de France construit sur l'emplacement de l'Hôtel de Jacques Cœur.



portant la devise du grand roi : Nec pluribus impar. » Rappelons que le plafond de l'escalier, d'une fort belle ordonnance, est décoré d'une peinture de Jean de Troy symbolisant la découverte de la Vérité par la Justice.

Les Trésoriers, nous l'avons dit, n'occupent pas alors la totalité de l'hôtel. Le manuscrit anonyme, « Montpellier en 1768 », nous dit que leur bureau occupait deux grandes pièces au premier étage, que le doyen des trésoriers occupait le rez-dechaussée et le reste du premier et de fait nous voyons, quand en mai 1763 et par devant Auteract notaire est passé le contrat de mariage d'une demoiselle de Solas, épousant Daniel Hostalier, chevalier, baron de Saint-Jean de Gardonenque, autant qu'il nous en souvient, ledit contrat passé dans l'appartement de Louis de Solas, doyen de la Compagnie, en l'hôtel de messieurs les Trésoriers.

Les Trésoriers ainsi durant plus d'un siècle et demi possèdent l'hôtel ; ils le possèdent jusqu'à la révolution, qui supprime leur Compagnie et s'empare de leurs biens.

L'hôtel, déclaré bien national, est le 28 février 1791 mis aux enchères. François Tandon, agissant pour lui et sa compagnie, en est adjudicataire au prix de 61.600 livres.

Ce Tandon est à la tête d'une des grosses maisons de commerce de la ville. Il loge dans la rue des Etuves, près du boulevard, non loin de l'impasse qui porte aujourd'hui son nom.

Marié deux fois, il laisse, mourant en 1808, deux filles, Mme Prestreau et Mme Paul David Bazille, un fils aussi JeanJacques, auquel un testament, fait devant Caizergues notaire le 25 thermidor an VIII, attribue l'hôtel, qui dans l'île des Trésoriers de France porte alors le nO 252 avec tout son contenu : meubles, argenterie, linge, livres, etc. François Tandon, nous en avons ainsi la preuve, logeait donc rue des Trésoriersde-France ; Jean-Jacques, son fils, y a sans doute ses appartements après lui, mais une partie de l'hôtel est alors au dire d'Amelin occupée par la Direction des Postes.

Nous ignorons pour quelles raisons J.-J. Tandon en 1826 se décide à se défaire de l'hôtel ; par devant Caizergues notaire, le 16 janvier il le met en vente aux enchères sur la mise à prix


de 50.000 francs. Hippolyte de Roquefeuil de Saint-Etienne, David Levât, Etienne Marès participent aux enchères. L'hôtel finalement est pour 56.500 francs adjugé à Mme Rose Belmond, épouse de Jean-Mathieu-Aphrodise-François-Xavier de Lunaret, conseiller à la Cour royale de Montpellier.

Ces Lunaret sont originaires du Bitterois, y sont fixés depuis longtemps tout au moins. Un d'eux, Michel- J ean-Aphrodise, qualifié d'avocat au parlement, était le 17 juin 1776, avec dispense d'âge, car il avait 23 ans seulement, nommé conseiller au sénéchal et siège présidéal de Béziers. Epoux Delpon, il avait un fils, François-Xavier, dont nous venons de voir la femme acheter l'hôtel.

Rose Belmont, elle, était fille d'un Germain Belmont, greffier en chef puis conseiller à la Cour impériale, et d'une demoiselle de Ferrar dont les ancêtres depuis deux siècles déjà étaient conseillers aux comptes. Elle avait, devant Alicot notaire et le 16 mars 1813, passé contrat de mariage avec le conseiller de Lunaret et à cette occasion avait reçu en dot et avancement d'hoirie tous les immeubles et terrains que son père, par devant Baude et le 30 avril 1788, avait acquis de Joseph Durand au quartier des trois islets, sur la rive gauche du Merdanson. Ces vastes terrains, alors en pleine campagne, ont été vendus au cours du dernier siècle avec d'énormes plus-values ; les rues qui les traversent portent les noms des Lunaret, des Belmont et des Ferrar.

Le conseiller de Lunaret laisse en mourant deux enfants : une fille qui devient Mme Canton (c'est par les Canton qu'entre dans la famille le beau domaine de Rieucoulon), un fils : Léon, qui devait dans votre savante Compagnie tenir une très honorable place, mais qui à vos réunions préférait encore celles de la Société d'horticulture et cultivait à Rieucoulon les fleurs et les plantes les plus rares. Il avait épousé une demoiselle Vézian et d'elle il avait eu, avec Mme de Lavèvre que nous saluons respectueusement ici, cet Henri de Lunaret qui, mourant célibataire, laissait à la ville de Montpellier son domaine de la Valette, et à votre Compagnie le bel hôtel dont nous venons d'esquisser l'histoire.

Albert LEENHARDT.


TABLE DES MATIÈRES du tome premier

Extrait du testament de Mademoiselle Thérèse POUCHET IV Monspeliensia. Fondation Joseph POUCHET V Montpellier entre la France et l'Aragon pendant la première moitié du XIVE siècle, par Louis-J. THOMAS i La statue de Pépézuc. Solution d'une énigme archéologique, par Emile BONNET 57 Une station de l'âge du bronze à Castelnau-le-Lez, près de Montpellier, par le capitaine LOUIS 69 Sur une nouvelle brique pré-romaine découverte à Substantion, par Emile BONNET 79 La barçnnie de Caravètes, par Louis-J THOMAS 87 Documents montpelliérains, publiés par Emile BONNET : Une lettre inédite de Pierre de Fenouillet, évêque de Montpellier (1619) 159 Travaux exécutés par le peintre montpelliérain Antoine Ranc (1701-1710) 163 Montpellier en 1851. Le coup d'Etat du 2 décembre, par Louis-J.

THOMAS 167 Hypothèses sur un sceau du XVIIE siècle, par Louis IRISSOU 225 L'ancien hôtel de Jacques Cœur à Montpellier, par Albert LEENHARDT 235


TABLE DES PLANCHES IIORS-TEXTE

Portrait de M. Joseph POUCHET Frontispice Statue de Pépézuc (Musée lapidaire du cloître de la cathédrale de Béziers) 58 Dessin de Rulman (Bibliothèque Nationale, manuscrit français nO 8648) 66 Tête d'Auguste (Musée lapidaire de Vienne) 66 Bas-relief en terre cuite trouvé à Substantion 82 Lécythe proto-corinthien (Musée national d'Athènes) 82 Sceaux de la Faculté de Pharmacie et armoiries de la Corporation des apothicaires de Montpellier 230 Hôtel de Lunaret (ancien hôtel des Trésoriers de France). 246