MATTHIEU FONTANA
PRIX DE THÈSE eE L'UNIVERSITE DE MONTPELLIER (1907)
DOCTEUR EN DROIT ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE CAPITAINE DU GÉNIE
LA CONSTITUTION DU GÉNÉRALAT DE
PASCAL PAOLI EN CORSE
(1755-1769)
PARIS BONVALOT-JOUVE, ÉDITEUR 15, RUE RACINE, 15
1907
MATTHIEU FONTANA DOCTEUR EN DROIT ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE CAPITAINE DU GÉNIE
LA
CONSTITUTION DU GÉNÉRALAT
DE
PASCAL PAOLI EN CORSE
(1755-1769)
PARIS BONVALOT-JOUVE, ÉDITEUR 15, RUE RACINE, 15
1907
A LA MÉMOIRE DE MON PÈRE
A LA MÉMOIRE bE MA SOEUR
A MON PRÉSIDENT DE THÈSE : MONSIEUR LE PROFESSEUR MOYE
A MA MÈRE
A MES FRÈRES
BIBLIOGRAPHIE
Observations : B. N., Bibliothèque nationale; S. G., Bibliothèque Sainte-Geneviève
ARRIGHI. - Histoire de Paoli. B. N. Lk4 238.
BARTOLI. - Histoire de Paoli. B. N. Ln27 22901 A BARTOLI. - Histoire de la Corse. B. N. Lk4 2371.
BOELL. — Histoire de la Corse. B. N. Lk4 1742.
BONAPARTE (Pce. Roland). — Une excursion en Corse. B. N.
Lk4 2068.
BOSWELL (1). — Etat de la Corse. B. N. Lk4 173.
BUTTAFUOCO. — Fragments pour servir à l'histoire de la Corse.
B. N. Lk4 237.
CAMBIAGGI (2). — Istoria di Corsica (tome IV). B. N. Lk4 213.
CHEVRIER. — Histoire de l'île de Corse S. G. 8°k 1472.
(1) James Boswell. - Biographe écossais que Macaulay appelle le « premier biographe », vint visiter Paoli en Corse et fut son hôte pendant plusieurs mois. Son livre, Etat de la Corse (Londres 1769), fut traduit en français, italien, hollandais, allemand, et eut une énorme célébrité.
(2) 1770.
GALLETTI. — Histoire de la Corse. B. N. Lk* 1053.
GERMANES (de) (1). — Histoire des révolutions de la Corse.
B. N. Lk4 215.
JACOBI. — Histoire de la Corse. B. N. Lk4 225 A.
JAUSSIN (2). — Mémoires sur la Corse. B. N. Lk4 234.
Lettere italiane sopra la Corsica (3) B. N. Lk4 2369.
LIMPERANI (4). — Istoria di Corsica. B. N. Lk4 218.
POMPEI. — Etat actuel de la Corse. B. N. Li~279
POMMEREUL (5). - Histoire de l'île de Corse. B N. Lk4 217.
RENUCCI. - Istoria di Corsica. B. N. Lk4 221.
SALVINI. - Giustificazione della rivoluzione di Corsica. B. N.
Lk' 243.
Mémoire apologétique au sujet de la dernière révolution de lîle de Corse (6) B. N. Lk2 244.
La Clef ou Journal historique des matières du temps, B. N.
Lc2 61.
(Toutes les années à raison de 2 volumes par an).
Le Courrier d'Avignon (années 1755, 1756, 1757). B. N.
Lc2 65.
Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de la Corse (7). B. N. Lcio 5 (6).
(1) Paris 1776.
(2) Lausanne 1758.
(3) Lausanne 1770.
(4) Rome 1780.
(5) Paris 1779.
(6) Corte 1760.
(7) Cette publication est une mine inépuisable de renseignements relatifs à l'histoire de la Corse. Les tomes 12, 13, 16,31, 43 renferment les lettres de Paoli et quelques autres envoyées par le suprême conseil ou reçues par eux. Les tomes 60 et 62 renferment le récit détaillé de l'histoire de la Corse de 1752 à 1769.
AULARD. — Histoire politique de la Révolution française..
BARTHELEMY (Joseph). — Le rôle du Pouvoir exécutif dans les républiques modernes.
ESMEIN. — Droit constitutionnel.
LA VISSE et RAMBAUD.— Histoire générale en 12 volumes.
MARTENS (de). — Recueil des principaux traités.
Encyclopédie du xixe siècle des lettres, sciences et arts.
Nous avons aussi utilisé les manuscrits suivants :
4° Fonds italien :
Documents sur la Corse au XVIIIe siècle. B. N., 858.
Lettres de Paoli à Quenza. B. N., 2135.
2° Fonds français :
Notes historiques sur la Corse. B. N., 8965.
Pièces sur l'Histoire de Corse. B. N., 13424.
Pièces sur l'île de Corse. B. N., 3007.
Détails sur la révolution de Corse. B. N., 12069.
Ils contiennent en particulier les textes de presque toutes les résolutions des consultes nationales. Ils publient un manuscrit qui se trouve à la Bibliothèque nationale aux numéros 849 et 850, Fonds italien, et qui est intitulé: « Osservazione stoůche sopra la Corsica 9, par l'abbé Ambrogio Rossi.
INTRODUCTION
Avant de donner à la France et au monde le grand conquérant et le grand organisateur que fut Napoléon, la Corse, peu d'années auparavant, avait produit un héros national, dont la gloire, plus personnelle, pour ainsi dire, et moins mondiale se confondit, avec celle du pays qui lui avait donné le jour.
On connaît beaucoup Pascal Paoli, comme le chef des patriotes corses qui au milieu du XVIII" siècle chassèrent après une lutte ardente et continue, les Gênois, leurs maîtres, de l'antique terre de Cyrnos. On se le représente volontiers comme un de ces montagnards pleins d'énergie et de courage qui, animés par le souffle guerrier de l'indépendance nationale ont si souvent, au cours de l'histoire, rallié autour d'eux leurs compagnons d'esclavage, pour se dresser contre les maîtres ou les envahisseurs, et ont dans un élan de fierté et de dévouement patriotiques libéré leur pays du joug de l'étranger. Mais on sait beaucoup moins que Paoli fut plus un législateur et un homme d'Etat
qu'un guerrier et un général. Bien peu probablement se doutent qu'il a été pendant quatorze ans le chef d'une petite République, jalousée par quelques-uns, admirée par tous, parce qu'elle était quarante ans avant notre Grande Révolution, un modèle vivant et ressemblant de l'idéal vers lequel se tournaient les regards des novateurs les plus hardis. Il introduisit chez les bergers, les montagnards et les paysans corses, dont les sentiments d'égalité et de justice politiques étaient, il est vrai, plus développés peut-être que partout ailleurs, mais qui n'avaient encore subi aucun apprentissage de la vie publique, des institutions au libéralisme desquelles maintenant même, à cent cinquante ans de distance, ne sont point parvenus la plupart des Etats de l'Europe.
Nous nous proposons d'étudier ici la forme de Gouvernement que Paoli donna à la Corse et lui conserva de 1755 à 1769. Après avoir exposé dans des préliminaires un aperçu de l'histoire de la Corse, afin de mettre le lecteur mieux à même de comprendre l'esprit général des citoyens auxquels notre héros s'adressait, nous envisagerons successivement dans la constitution du généralat de Paoli, les trois Pouvoirs dont on reconnaît d'ordinaire la manisfestation dans les études de droit constitutionnel. Il ressortira de notre étude, nous l'espérons du moins, l'impression et même la conviction pour tous ceux qui nous feront l'honneur de nous lire, que Pascal Paoli doit être
compté parmi ceux qui se sont le plus efforcés de donner au Peuple la liberté dans l'Ordre public, et qui, par conséquent, ont le plus contribué à la marche en avant de la civilisation.
Heureux, si nous aurons contribué, ne serait-ce que pour une faible part, à la glorification de la Corse, notre petite patrie bien-aimée.
; PRÉLIMINAIRES
Aperçu de l'histoire de la Corse
1° Jusqu'à la Conquête romaine.— La Corse a de tous temps, par sa situation au milieu de la Méditerranée, excité les convoitises des peuples avoisinant cette mer. Placée au centre de la vaste nappe d'eau formée par la mer Tyrrhénienne, le golfe du Lion et la Méditerranée occidentale, elle offre en temps de paix, par ses rades abritées des vents, un asile sûr aux navires allant de France ou d'Italie dans l'Afrique septentrionale ou à ceux qui partis de France ou d'Espagne se dirigent vers l'Orient. En temps de guerre, sa possession assure aux flottes qui l'occupent un avantage stratégique fort important, car elle forme une menaçante avant-garde contre l'Afrique du Nord et les trois Etats latins. Aussi son histoire est-elle toute faite des luttes soutenues sur son sol entre les peuples qui se disputaient l'hégémonie du commerce
méditerranéen, et à la faveur desquelles elle essayait de conserver ou de conquérir son indépendance.
Elle parait avoir été colonisée par les Phéniciens, puis par les Phocéens qui s'y établirent avant de parcourir la Gaule méridionale et de trouver à l'est de l'embouchure du Rhône la gracieuse hospitalité de Gyptis. Après que les Etrusques y eurent détenu une courte domination, elle goûta une relative indépendance. Le commerce de Carthage s'étendait alors sur toutes les rives baignées par la Méditerranée : la Corse lui donnait des soldats et était son amie et son alliée. Cependant Rome convoitait déjà d'étendre son empire hors de l'Italie : de tous côtés, la puissance de Carthage lui barrait la route, et les alliés de sa rivale furent ses premières victimes. La conquête de la Corse fut néanmoins très pénible : trois consuls successivement furent chargés de la diriger ; elle paraissait accomplie en l'an 231 avant J.-C., mais un demisiècle plus tard, une insurrection éclata, immédiatement réprimée, bientôt suivie de deux autres, dont la dernière amena enfin la soumission définitive (1) de l'île. Les Corses y furent vaincus dans une bataille qui leur coûta plusieurs milliers de morts ; en revanche, le consul romain victorieux mourut de joie (2), en
(1) 164 av. J.-C.
(2) M. Turentius Talna, receptis litteris decretas ei a senatu supplicationes nuntiantibus, intento illas animo legens. caligine
apprenant que le Sénat avait décidé, à l'annonce de la soumission de l'île, d'offrir des actions de grâce aux Dieux du Capitole (1) ; tant on redoudait l'ardeur belliqueuse et la vaillance des insulaires 1 Alors commença pour la Corse une ère de tranquillité et de calme intérieur pendant laquelle, selon Pline et Ptolémée, elle ne cessa de prospérer et de s'enrichir; de nombreuses villes s'élevèrent, qui firent avec l'Italie et la Gaule Méridionale un important commerce de bois et de miel.
2° Jusqu'à la fin du moyen âge. — Avec les invasions des Barbares, la Corse suivit le sort de tout le monde civilisé de l'époque : elle connut aussi de nombreux et de tristes jours de dévastation et de pillages. Les Vandales les premiers la conquirent (457 après J.-C.); chassés parles Romains, ils reviennent à la charge et conservent l'île jusqu'au jour où les armées de Justinien essayèrent de relever le prestige du nom romain. Réunie à l'empire byzantin (534) elle eut à souffrir encore des invasions des Lombards et des débarquements des Sarrazins.
Charlemagne la comprit dans son empire, mais ses
orta ante foculum collapsus mortuus humi jacuit, quem quid aliud quam nimio gaudio eventum putemus. (Valère Maxime, liv. 9).
(1) Les supplications n'étaient accordées que très rarement ; c'était un honneur supérieur au Triomphe.
successeurs ne purent la préserver des fréquentes incursions des Maures d'Espagne et des Sarrasins.
Dans les siècles qui suivirent, en Corse, où comme ailleurs, plus peut-être qu'ailleurs à cause de sa pauvreté, le peuple sentait le besoin d'être protégé, où le sol âpre et rude offrait tant de positions inaccessibles, véritables nids d'aigles, une nombreuse féodalité se développa. C'est alors au XIe siècle que se leva en Corse le premier souffle de liberté dans la guerre de l'indépendance menée contre l'ambitieux et conquérant Comte de Cinarca, par le premier héros populaire corse, Sambucuccio d'Alando. Il refoula son adversaire dans sa seigneurie et donna à la partie cismontaine (1) septentrionale et orientale de l'île (moins le cap Corse), une organisation politique et sociale où les communes formaient entre elles une sorte de gouvernement fédératif librement élu par elles (1007). Cette région débarrassée du joug de la féodalité s'appela désormais « Terra del comune » ou « Terre du commun » (2).
(1) La ligne de partage des eaux de la Corse qui suit approx mativement une direction N.-N- 0—S.-S.-E. divise l'île en deux régions qu'on appelle généralement cismontaine (pour celle qui est au nord et à l'est) et transmontaine (pour celle qui est au sud et à l'ouest — ou bien encore l'en-deça des-monts et l'au-delà-desmonts.
(2) Nous ne croyons pas qu'il faille écrire « Terre des communes» ou « Terre de commune». La vraie dénomination « Terra del comune » signifie : « Terre où aucun n'est maitre, appartenant à tous ».
Une soixantaine d'années plus tard, sur les instances du pape qui excipait d'une donation que lui avait faite Charlemagne, les Corses se déclarèrent sujets de l'Eglise Romaine. Le Saint-Siège donna l'investiture de sa nouvelle possession aux évêques de Pise qui pendant près de trois siècles l'administrèrent sans parvenir à y empêcher les luttes intestines et à s'y opposer à l'accroissement constant de l'influence de la République de Gênes. En 1347, celle-ci acquit la domination de l'île, mais les querelles des seigneurs ne faisaient qu'y augmenter, excitées et favorisées par le gouvernement gênois: celui-ci inaugurait déjà la néfaste politique qui l'empêcha toujours de conserver la souveraineté dans l'île ; au lieu de s'attacher à guérir ce malheureux pays des terribles luttes fratricides que les barons et les comtes soutenaient entre eux et qui déchiraient les familles, il les attisait et les rendait plus violentes encore en prenant parti et en soutenant l'une ou l'autre cause. Aussi vers le milieu du xve siècle une notable partie de l'île était-elle perdue pour lui : plusieurs pieves (1) restaient fidèles à Gênes, mais d'autres ne reconnaissaient que certains seigneurs locaux, tandis que presque toute la région de l'au dela-des-monts se disait soumise au roi
(1) Les « pièves t étaient des circonscriptions territoriales de l'étendue moyenne de nos cantons en pays de montagne : les villages s'y groupaient entre eux suivant le relief du sol, le cours des vallées et les communications géographiques naturelles. 1
d'Aragon qui depuis de longues années avait de solides alliances dans le pays. En 1453 une assemblée d'habitants de la « Terre du Commun » résolut de déférer le gouvernement à la célèbre compagnie génoise de Saint-Georges.
3° La domination génoise jusqu'en 1729. - C'était une association commerciale et financière fondée au milieu du XI\ e siècle qui possédait des flottes, signait des traités avec les États de l'Europe, instituait des tribunaux, exerçait en un mot tous les attributs de la souveraineté. Plus puissante et plus indépendante aussi que ne le furent plus tard les compagnies coloniales des XVIie et XVIIIe siècles, la compagnie de Saint-Georges était un État dans l'État gênois, elle formait à côté du gouvernement des doges une république, mais sans ambitions politiques contraires aux siennes : les membres de la banque de Saint-Georges souvent en désaccord pour les affaires intérieures de la République de Gênes se retrouvaient cependant unis pour celles de leur association dans laquelle ils ne s'occupaient que du gain matériel et de la prospérité commerciale de leurs entreprises.
Il ne semble pas qu'ils en firent une excellente avec l'acquisition de la Corse.
Après quelques années de tranquillité, l'insurrection se levait de toutes parts, présentant les mêmes caractères qu'aux siècles précédents : des ambitions de seigneurs indigènes voulant régner en maîtres dans
l'île, des querelles armant l'une contre l'autre des régions entières, avec presque toujours un levain de haine contre l'étranger, un ferment de guerre pour l'indépendance qui augmentait encore l'âpreté de la lutte.
A la faveur de ces troubles, le duc de Milan,
François Sforza, en 1464, se fit reconnaître souverain d~ l'île, mais avec une autorité très atténuée et presqQ, purement nominale : il ne tenait que les places fortes r1 t V !
et les vrais chefs étaient les seigneurs insulaires. :'.: \: La Compagnie de Saint-Georges parvint cepen<|tf^t\
vingt ans après, à recouvrer sa domination poJ\(
perdre encore pendant les guerres que le roi de France, Henri II, soutenait contre l'Empereur et ses alliés ; la Corse fut française de 1554 jusqu'au traité de Cateau-Cambrésis (1559), et peu après, la Compagnie génoise cédait à son gouvernement ses droits sur l'île.
A la voix de Sampiero dont tous les Corses s'enorgueillissent comme de leur héros le plus pur et le plus vaillant peut-être, le pays se souleva ; il allait, malgré la répression terrible qui s'ensuivit, être délivré de ses oppresseurs lorsque son valeureux chef mourut de la main d'un traître (1568). La Corse était vaincue et pendant un siècle et demi elle allait gémir sous le joug de ses tyrans : on éloigna les Corses de tous les emplois administratifs, judiciaires ou militaires et en 1634 on décida que les vicaires et les curés eux-
mêmes devaient être gênois. La concussion était la règle et la justice n'existait plus ; les vengeances privées étaient favorisées par le gouvernement qui vendait des brevets d impunité ; il n'y avai.t aucune garantie ni pour les personnes ni pour les biens ; le commissaire délégué dans l'île condamnait à mort sur une information secrète sans interroger l'accusé, sans mettre la moindre formalité dans son jugement (1). Les impôts pesaient lourdement sur une population pauvre et misérable en qui on tuait toute initiative et chez qui on paralysait tout essor; enfin on enlevait à la Corse les moindres libertés que la banque de Saint-Georges d'abord, Gênes elle-même ensuite, lui avaient reconnues. « Les Corses, dit Vol« taire (2), avaient besoin d'être policés et on les « écrasait, il fallait les adoucir et on les rendait « encore plus farouches. Une haine atroce et indes« tructible s'invétéra entre eux et leurs maîtres et fut
(1) Cette procédure exceptionnelle qui était ouverte « ex informata conscientia » du gouverneur ne fut abolie qu'après l'insurrection de 1729, lorsque d'ailleurs les Corses ayant secoué le joug de Gènes étaient presque indépendants (1738). Montesquieu écrit à ce sujet « Une république d'Italie tenait des insulaires sous son obéissance, mais son droit politique à leur égard était vicieux. On se souvient de cet acte d'amnistie qui porte qu'on ne les condam nera plus à des peines afflictives sur la « conscience informée » du gouverneur. On a vu souvent des peuples demander des privi- lèges : ici le souverain accorde le droit de toutes les nations ».
Esprit des Lois, liv. X, Chap. VIII. ,
(2) Voltaire, Siècle de Louis XV, chap. 49.
« une seconde nature. Il y eu* douze soulèvements « que les Corses appelèrent efforts de liberté et les « Génois crimes de haute trahison. »
4° La guerre de l'indépendance. — Aussi un mécontentement terrible couvait-il dans l'île entière.
En 1729, les exigences des agents gênois à l'occasion de la perception d'une taille provoquèrent une émeute dans la piève de Bozio ; les premières troupes qu'on y envoie sont désarmées ; une compagnie est ensuite obligée de battre en retraite devant l'attitude menaçante des gens du village ; en quelques jours cinq mille insulaires venus de toutes les pièves avoisinantes sont armés et marchent sur Bastia. Les Génois sont battus et chassés de l'île malgré l'appui passager que leur apportent vingt mille Allemands envoyés par l'empereur Charles VI. La Corse va s'organiser en état indépendant lorsqu'apparait un nouvel acteur, un véritable aventurier de roman, Théodore baron de Neuhoff, originaire du comté de la Marck (Westphalie). Mêlé aux combinaisons, aux intrigues et aux déboires de Law, doué d'une audace peu commune, il débarque en Corse (12 mars 1736) précédé des recommandations qu'il avait obtenues auprès de plusieurs notables originaires de l'île et habitant Livourne. Il déploie un grand faste, persuade à tous qu'il a en Europe la protection et l'amitié des plus puissants monarques, en Afrique l'alliance du Bey de Tunis, et manœuvre tant et si bien qu'il est proclamé roi sous le nom de
Théodore Ier. Cette royauté dura quelques mois à peine et bientôt les Corses désillusionnés ne voulurent plus de ce singulier monarque (1).
Après les Allemands, c'est aux Français que Gênes vint demander secours ; l'armée du marquis de Maillebois défit les Corses (1739) mais ne les soumit point; dès son départ, en effet, l'autorité de la République était de nouveau ébranlée, et malgré les concessions qu'elle promettait, réduction des impôts, accession des indigènes aux emplois publics, respect de la liberté individuelle, la rébellion continuait et gagnait du terrain.
Gaffori, nommé généralissime par l'Assemblée d'Orezza, occupait Corte et les principales places de l'intérieur.
Son assassinat par une main armée par Gênes (1753), loin de décourager les patriotes, exaspéra leur enthousiasme : ils formèrent un gouvernement provisoire de quatre membres, chargé d'assurer l'indépendance de la nation, qui quelques mois plus tard, devait offrir le pouvoir à celui qui allait conquérir, devant ses compatriotes et devant l'histoire, l'insigne honneur de personnifier les aspirations séculaires de son pays vers la liberté et l'indépendance, à Pascal Paoli. Ainsi dans
(1) Sentant la confiance des Corses diminuer, Théodore quitta l'île en novembre 1736 pour essayer effectivement de se procurer des subsides sur le continent. Il revint en Corse à deux reprises, fut froidement accueilli et, sans avoir pu recouvrer sa royauté, quitta l'île en 1738 pour ne plus y revenir. Il mourut en 1756 et fut enterré à Londres à l'abbaye de Westminster.
leurs périodes de grandes crises nationales les peuples savent parfois trouver, par une sorte d'instinct infaillible, un chef dont l'âme est pour ainsi dire faite de tout ce qu'ont de commun celles de ses compatriotes, desquelles on aurait arraché toutes les tendances impures ou contradictoires.
TITRE 1
PASCAL PAOLI
Sa nomination au grade de Général de la Nation.
Sa Constitution.
Pascal Paoli.— Ses premières années. — Pascal Paoli était né en 1725 ou 1726 (1) à la Stretta, hameau de la commune de Rostino, canton de Morosaglia.
Il était fils de Hyacinthe Paoli qui s'était distingué dans les dernières guerres de l'indépendance, avait été nommé avec Giafferi, général de la Nation en 1735 et avait chassé les Génois de l'île avant l'arrivée du roi Théodore. Battu ensuite par les troupes françaises de Maillebois (1739), il dut quitter l'île, se retira à Naples où il fut nommé colonel et se consacra à l'éducation de son plus jeune fils Pascal qui avait accom-
(1) La grande Encyclopédie du me siècle donne le 25 avril 1725 comme date de sa naissance. Boswell ainsi que beaucoup d'autres historiens et biographes corses donnent 1726. Voltaire parait se rallier à cette opinion puisqu'il dit que Paoli avait 29 ans quand il débarqua en Corse (1755), appelé par ses concitoyens.
pagné son père dans l'exil. Pascal Paoli suivit avec fruit les cours de l'Académie royale de Naples où il écouta les leçons de Giannone (1), grand historien aux idées libérales, et de Genovesi (2), le créateur de l'Economie politique en Italie. Il fut plus qu'un élève intelligent et appliqué : plusieurs auteurs rapportent que Genovesi lui trouvant une portée d'esprit peu commune, annonça « que son élève étonnerait un jour l'Europe » (3). Il entra au service du roi de Naples, et se signala (4), dit-on, en qualité de lieutenant dans une expédition que fit son régiment en Calabre et en Sicile.
Cependant il ruminait en silence le dessein de rendre un jour sa patrie à la liberté. Dès sa pius tendre jeunesse, ainsi qu'il le disait à Boswell, Paoli s'était préparé au rôle pour lequel il se sentait prédestiné, Aussi quel bonheur le jour où il a connaissance de l'appel flatteur que ses concitoyens assemblés lui ont adressé (5) ! Avec quelle juvénile ardeur, avec quel pa-
(1) Giannone, historien napolitain, auteur de l'Histoire civile du Royaume de Naples, où il défend les droits de l'Etat contre l'Église.
(2) Genovesi, économiste napolitain, auteur des Éléments métaphysiques et surtout des Leçons de commerce et d'économie civile ».
(3) Michaud (Encyclopédie) ; Jacobi ; Arrighi, etc.
(4) Mêmes auteurs.
(5) Voir plus loin pages 48 et s. les circonstances qui ont amené e peuple corse à offrir le pouvoir à P. Paoli.
1
triotique dévouement court-il dans sa patrie bien-aimée qu'il a laissée, seize ans auparavant, courbée par laforce des armes françaises sous le joug de cette république de Gênes, symbole de la tyrannie abhorrée ! Lui, la sauver, la délivrer, la diriger et régler les élans parfois désordonnés mais toujours sincères de ses concitoyens vers la justice et la liberté ! Les actions célèbres des héros de l'antiquité, de ces fiers romains que la lecture assidue de Plutarqne lui a fait aimer, le soutiennent et l'aiguillonnent : ce sont les modèles qu'il rêve d'imiter et chez lesquels il puisera la confiance inaltérable dans le triomphe prochain de la bonne cause, le profond sentiment du devoir « quand même », malgré les embûches et les traîtres qu'un adversaire aux abois et d'ailleurs perfide soulèvera sur ses pas. — Oui, il mar chera tout droit sur la route lumineuse que lui tracent le devoir et le patriotisme et au bout de laquelle il entrevoit l'aurore splendide que l'indépendance fera un jour étinceler sur sa chère patrie. Voyez cette lettre écrite à son vieux père dont la tendresse redoute les périls pour son fils et qui hésite à donner son assentiment au départ de Pascal pour l'île. « Moi je regarde « mon départ comme une invitation à une fête et vous « comme une route de mort et de calamités ». Et plus loin : « Élevez votre cœur et emplissez-le de cette fierté que vous possédiez anciennement et qui vous a fait plus honneur que l'inaction où vous vivez. ». « Je
ne vous reconnais vraiment plus. L'air de Naples est trop vicié, trop fin est son poison, puisqu'il arrive à efféminer les plus austères caractères. Mais dites-moi donc : avec les dispositions d'esprit que vous avez actuellement, eussiez-vous pu jamais prendre les résolutions hardies que si souvent vous prîtes en Corse? Avec de telles craintes, eussiez-vous fait obstacle, jusqu'à être jeté dans les cachots, aux complots que l'on fomentait contre la patrie? auriez-vous vaincu l'ennemi à Mazza, à Saint-Antoine, à Venzolasca, à Corte, en Balagne? — Non, certainement. Allons, repoussez ces idées. En m'en allant je ferai une croix à tous les amusements ; mais j'espère aller là où j'aurai l'occasion de produire mon talent et de faire » connaître si je serai capable de vertu.
Lisez l'histoire romaine et contemplez une fois encore ces modèles qui furent autrefois les vôtres.
Après cette lecture je suis certain que vous me donnerez des conseils plus vigoureux.
Rappelez-vous cette phrase par laquelle vous terminiez votre Manifeste à la nation ;
« Melius est rriori in bello quam videre mala gentis nostræ » (1)
(1) Lo riguardo il passagio come l'invito ad ~una festa e voi lo prendete per un passo di morte e di sciagura. Sollevate lo spirito e ripigliate l'antica lierezza che vi ha fatto piu onore della languidezza in che vi siete posto. lo non vi conosco più. L'aria
Sa nomination au grade de général. — C'est dans de pareilles dispositions qu'il s'embarque pour la Corse ; il aborde à l'embouchure du Golo le 25 avril 1755 et quelques semaines après le Gouvernement provisoire fait connaître à la Nation son nouveau chef en ces termes : « Le suprême Conseil du royaume (1) de Corse aux « peuples aimés de sa nation.
« Le moyen le plus propre à obtenir le but louable
di Napoli e troppo pestilente, troppo fino e il suo veleno, quando arriva ad effeminare i caratteri più austeri ; ditemi, con tale disposizione. avreste mai potuto prendere le ardite resoluzioni che tante volte prendeste in Corsica ? Con tali timori, avreste fatto ostacolo. fin nelle carceri, alle cabale che contro la patria si commettevano ? Avreste disarmato alla Mazza, a S. Antonio, alla Venzolasca, a Corti, in Balagna, il partito nemico? No certamente. Via cambiate pensiero. Nel partire faro la croce a tutti i divertimenti, ma spero di andare in luogo dove avro campo di misurare il mio talento e far conoscere se saro capace di virtù.
Leggete istorie romane e contemplate un'altra volta quei modeli à quali cercaste untempo di conformarvi. Con tale lettura so certamento che mi darete consigli più arditi. e fate uso di quel passo che metteste in fine del vostro manifesto : Melius est mori in bello quam videre mala gentis nostrae.
Cette lettre du 17 octobre 1754, de Paoli à son père, est reproduite dans le Bulletin, p. 52, t. 13.
(1) Depuis longtemps les différents possesseurs de la Corse lui avaient reconnu le privilège d'être appelée « Royaume », en principe pour indiquer qu'on lui reconnaissait une certaine autonomie.
C'est probablement pour cela que lorsqu'elle fut indépendante elle se conserva cette appellation à laquelle il ne faut prêter aucune autre signification.
« que nous souhaitons a paru être l'élection d'un chef « « économique » et « politique » doué d'un esprit « éclairé, afin qu'il commande dans ce royaume avec « une entière puissance sauf dans les questions où il « s'agira de « matières d'État » (1) : celles-ci ne pour« ront être traitées par lui sans l'intervention des dé« putés et des représentants de chaque piève. D'un « consentement unanime cette charge a été confiée a « Pascal Paoli (2). »
En somme, sauf l'obligation de convoquer les représentants du peuple sur certaines questions dites « materie di Stato » on donnait a Paoli le pouvoir suprême.
Il aurait pu se l'attribuer sans conteste et se faire pro-
(1) Il faut entendre par « economico » tout ce qui a trait aux finances, aux travaux publics, au commerce, etc., par * politico s ce qui ressort du pouvoir central, des affaires extérieures et de la justice. Quant aux « materie di stato » elles comprendront la révision de la constitution, la confection des lois et l'orientation générale des affaires.
(2) Il Supremo e General Consiglio del Regno di Corsica agli amati popoli della sua nazione.
Il modo più proprio per ottenere il lodevole e desiato nostro fine si e creduto d'essere l'elezione di un capo générale. economico e politico, e di uno spirito illuminato, acciocché comandi in questo Regno con un intiera possanza, fuorchè nei casi nei quali si tratterà di materia di Stato, che non potrà trattare senza l'intervento dei deputati e rispettivi rappresentanti.
Di unanime consenso e di accordo si è tal carica confidata a Pasquale Paoli. etc.
Sant' Antonio della Casabianca il 15 luglio 1755. Osservazione storiche, t. 60, p. 124 et s. du Bulletin.
clamer roi. Il préféra asseoir les institutions de l'Etat sur la souveraineté du peuple et il pouvait écrire deux ans après, dans une circulaire : « Mon autorité, celle du Conseil d'État, du Parlement, enfin de tous les fonctionnaires depuis le premier jusqu'au dernier degré de notre hiérarchie sociale, n'est qu'une délégation de la souveraineté, qu'un mandat temporaire dont nous devons compte à nos commettants. C'est là que nous puisons notre force morale.
C'est au nom des collèges électoraux que nous remplissons les devoirs de notre charge. Le jour où ils nous retirent leur confiance, nous cédons notre place à ceux qui leur en inspirent davantage (1). »
Après avoir étudié le caractère et les aspirations du peuple, Paoli convoqua un Congrès populaire où il fit approuver la Constitution qu'il avait proposée (2). Elle fut maintenue dans ses grandes lignes jusqu'à l'occupation française; mais elle subit des modifications partielles que la coutume constitutionnelle transforma encore. Aussi, est-il nécessaire de suivre attentivement l'histoire des quatorze années du généralat de Paoli pour avoir une idée un peu nette de ce que fut son gouvernement. Les rouages d'un Etat doivent être jugés plus
(1) Circulaire manuscrite de Paoli rapportée par Arrighi (p. 67) et datée de 1757.
(2) Nous donnons en appendice le texte de cette constitution approuvée par la Consulte de Corte des 16, 17 et 18 novembre 1755.
encore d'après leur fonctionnement pratique que d'après la rigidité des textes qui les instituent.
Aperçu de sa Constitution.— Avant d'entrer dans l'étude détaillée de notre sujet il est nécessaire de donner un aperçu d'ensemble de ce que fut le gouvernement de la Corse indépendante.
Le général était président du Conseil d'État et détenait avec lui la puissance exécutive. Il avait cependant seul le droit de commander l'armée et de traiter les négociations diplomatiques.
La justice était rendue par deux ou trois degrés de juridiction dont le choix émanait en général du peuple, par un suffrage direct ou à deux ou plusieurs degrés.
Les juges étaient aussi pour la plupart les agents du Pouvoir Central.
Le Pouvoir Législatif résidait dans la Consulte ou Assemblée des représentants du peuple. Celle-ci avait en outre un pouvoir général de surveillance sur les fonctionnaires et un pouvoir de direction sur les affaires d'État : elle donnait à l'Exécutif la ligne de conduite à suivre pour les affaires tant intérieures qu'extérieures. Elle déléguait ses pouvoirs de surveillance au sindicat qui la représentait en dehors de ses sessions, fort courtes d'ailleurs.
Un organe temporaire et extraordinaire, la Junte, était chargé d'assurer la sécurité de la nation dans les circonstances critiques.
TITRE II
LE POUVOIR EXÉCUTIF
CHAPITRE PREMIER
Le Suprême Conseil d'Etat.
a) La Composition du Conseil d'Etat.
Nombre de Conseillers d'Etat. Durée de leurs fonctions.— Le Pouvoir Exécutif était dévolu au Suprême Conseil d'Etat : celui-ci était composé du Général président-né de ses délibérations, de plusieurs conseillers et du Grand Chancelier (1). Le général avait, en
(1) Dans tous les cantons suisses, à côté de l'organe législatif, se trouve un conseil peu nombreux (de cinq à neuf membres) chargé de gouverner et d'administrer. De même, le pouvoir exécutif de la Confédération helvétique est contié à un conseil fédéral ou Bundesrat de sept membres, analogue au Conseil d'Etat de la Constitution de Paoli, comme aussi son président a des pouvoirs se rapprochant de ceux du général en Corse. — Barthélémy, Le rôle du pouvoir exécutif dans les Républiques modernes.
p. 260 et s.
outre de ses attributions en qualité de conseiller d'Etat, des fonctions propres que nous étudierons plus loin.
Disons tout de suite que la Constitution de Corte de 1755 (Voy. appendice 1) distingue les Conseillers d'Etat en Présidents ou Conseillers du 1er ordre, et en Consulteurs ou Conseillers du second ordre ; cependant les délibérations des Consultes qui suivirent, ne parlèrent plus de Consulteurs, mais seulement de Conseillers d'Etat sans autre distinction entre eux.
Remarquons aussi que, de même, le Secrétaire d'Etat n'est mentionné que dans le texte de l'Assemblée de Corte de novembre 1755 : partout ailleurs il est question en son lieu et place du Chancelier qui était le Secrétaire du Conseil.
Le nombre des Conseillers d'Etat a beaucoup varié et il est assez difficile de préciser à chaque instant la composition exacte du Suprême Conseil.
La consulte de Corte (App. 1) décréta la nomination de 36 Présidents et 108 Consulteurs formant ensemble les trois Chambres de Justice, de Guerre et des Finances. Chaque président n'exerçait effectivement le pouvoir que pendant un mois par an, chaque consulteur pendant dix jours seulement, de sorte qu'à tout moment le pouvoir exécutif « actif » était représenté par le général, trois présidents, trois consulteurs et le secrétaire d'Etat dont la voix, de consultative qu'elle était d'ordinaire, devenait délibérative en cas de partage égal des opinions. Il est probable qu'on
s'aperçut vite de l'inconvénient qu'il y avait pour la bonne marche des affaires dans des changements aussi fréquents des détenteurs du pouvoir exécutif. Le Conseil d'Etat devait, à la vérité, se réunir au grand complet deux fois par an, pour délibérer sur les affaires importantes et donner l'impulsion d'ensemble à la marche des services publics : on avait jugé avec raison qu'un conseil nombreux et délibérant apporterait « quelque lenteur » dans les affaires. Mais on tomba, en voulant éviter cet écueil, dans une situation tout aussi désavantageuse. Le Général et le Chancelier étaient en effet les seuls organes permanents du pouvoir exécutif. Mais que pouvait faire de sérieux un consulteur qui restait 10 jours au pouvoir et même un conseiller d'Etat qui en restait trente? Assurément le gouvernement de la Corse n'avait pas encore les rouages si nombreux et si variés que la merveilleuse extension de l'activité sociale et industrielle a rendus indispensables dans nos états modernes ; mais il y avait tout de même des impôts à prélever, des jugements à faire exécuter, des ordres administratifs à donner ; et on préposait à ces fonctions délicates des citoyens qui y étaient en général peu préparés et qui les abandonnaient dès qu'ils commençaient à pouvoir rendre des services au pays (1)! On en serait arrivé
(1) Uuoi d'étonnant que Paoli écrive à son intime ami Salvini le 6 février 1756 :
fatalement soit à annihiler complètement la puissance exécutive et par suite à introduire l'anarchie dans l'Etat, soit à favoriser la dictature de celui qui seul était permanent dans ce conseil : le général. On comprit vite cette alternative, et comme nul en Corse, pas même Paoli, ne désirait la dictature, on prit des mesures pour faire que le Suprême Conseil fît autre chose qu'expédier les affaires courantes et pût avoir des vues plus étendues sur les intérêts de l'Etat.
Dès 1758 dans la consulte de San-Pietro-di-Nebbio (14-17 septembre 1758) le nombre des conseillers fut réduit à 18 (1) : élus à vie d'après la Constitution de 1755, ils l'étaient maintenant pour 6 mois ; et la consulte devait chaque année désigner ceux qui seraient en fonction l'année suivante, neuf pour chaque semestre. On leur imposait en même temps la résidence fixe à Corte choisie comme capitale.
Le Conseil d Etat s'était en effet au début présenté sous la forme d'une sorte de magistrature ambulante se transportant dans les diverses pièves où sa présence
« Ami, je n'ai personne sur qui je puisse me reposer, je fais tout par moi-même : hier au soir j'ai dû écrire deux pages chiffrées outre huit longues lettres, sans compter la correspondance journalière habituelle avec les provinces ».
Amico, non ho a chi voltar le spalle ; fo tutto da me ; ieri sera ho dovuto scrivere due fogli in cifra ; oltre otto lettere lunghe senza le ordinarie e giornalie per le provincie Bull., tome 12.
(1) Oss. Stor., Bull. t. 60, p. 248.
semblait nécessaire, soit pour en imposer aux perturbateurs de l'ordre et aux ennemis de la patrie, soit pour terminer la pacification et la soumission au gouvernement national des régions qui, successivement, se détachaient de la domination génoise. La Consulte du 26 décembre 1763 (1) de Corte réédite les mêmes prescriptions : elle spécifie que les membres du Conseil (sauf le général naturellement) seront élus pour 6 mois (1er janvier-30 juin ; 1er juillet-31 décembre).
Enfin, en 1764, leur nombre est réduit à 9 ; il n'est plus question de roulement entre eux ni de fonctions ne s'étendant que sur un laps de temps de un ou de 6 mois. Tous les historiens sont d'accord pour reconnaître cet état de choses à partir de 1764 (2).
Leur mode d'élection. Le régionalisme en Corse. Les Conseillers d'Etat étaient élus par la Diète générale des représentants du peuple et non par le peuple lui-même directement. La Diète n'avait pas toutefois pleins pouvoirs pour choisir à sa guise les membres du gouvernement, chacune des provinces de l'île gui avaient recouvré leur indépendance devait avoir sa quote part du nombre des conseillers (3). La Corse
(1) Oss. Stor., Bull. t. 68, p. 109. -,
(2) Oss. Stor., Bull. t. 68, Jacobi, Arrighi, Boswell. Grande Encyclopédie, Cambiaggi, etc.
- (3) En Suisse, de même, les membres du Bundesrat doivent être, d'après la loi, de cantons différents; de plus, la coutumè a
comprenait alors neuf provinces affranchies ; le chiffre est reconnu par les géographes, les historiens et les voyageurs de l'époque qui tous en citent six de l'en-deçà et trois de l'au-delà des monts. Ils diffèrent cependant un peu quant à la désignation des provinces (1).
imposé « d'attribuer dans l'exécutif un certain nombre de sièges à la Suisse française, italienne et à la Suisse grisonne.
« Les mêmes divisions se retrouvent dans l'intérieur même des cantons. » Barthélemy, Le Rôle du pouvoir exécutif dans les Républiques modernes, p. 294 et s.
(1) Cambiaggi cite pour le di qua (l'en-deça) p. 86, Nebbio, Casinca, Campoloro, Balagne, Orezza. Rogna.
Jacobi et Boell citent les mêmes.
Chevrier donne les noms de Bastia et Nebbio, Cap Corse, Aleria, Corte, Calvi, Balagne.
Bartoli (p. 66) et L'Encyclopédie du XIXe siècle divisent la Corse avant l'annexion à la France en : Bastia, Cap Corse, Aleria, Corte, Calvi, Balagne.
M. l'abbé Girolami de Cortona, dans sa très complète Géographie de l'île de Corse, dit que la Corse comprenait à cette époque les juridictions de Cap Corse, Nebbio, Casinca, Aleria, Corte, Balagne. C'est à cette dernière affirmation qu'il faut se ranger.
Les très nombreuses lettres de Paoli ainsi que les ordres émanés du Suprême Conseil que nous possédons (publiés dans les t. 12, 13, 16, 31, 43, 58, 61 du Bulletin) font mention de ces provinces et de celles-là seulement. Remarquons d'ailleurs que Bastia et Calvi n'ont pas appartenu aux insulaires pendant la période de 1755 à 1769.
Ajoutons enfin que le Recueil de pièces administratives sur l'île de Corse comprenant des rapports envoyés au gouvernement français par ses fonctionnaires en 1773 (pièces sur l'île de Corse, Bibl. nat. fonds français. Manuscrit 3007) nous apprend qu'après l'annexion la Corse comprenait sept provinces de l'en-deçà : Cap f
Ce fut très habile de la part de Paoli d'introduire ainsi dans sa constitution un semblant de fédéralisme ou même, comme nous le verrons plus loin, d'autonomie provinciale. En effet, si les Corses étaient unis contre les Gênois, de grandes rivalités qui avaient leur source dans l'ancienne féodalité, existaient encore entre les différentes provinces : en particulier, l'ancienne lutte de Sambucuccio soulevant la « Terre du Commun » contre le comte de Cinarca avait laissé entre les deux parties, de l'au-delà et de l'en-deçà des monts, des ferments de haine que Gênes, suivant sa politique de divisions et de discordes, avait naturellement cultivés et développés.
En septembre 1757, un des notables de l'au-delà, Antoine Colonna,après avoir lancé une proclamation parmi ses concitoyens, réunit une consulte des gens du Talavo, Ornano, Rocca et Istria et leur fit adopter les propositions suivàntes : « Que tous les peuples de l'au-delà des « monts affirment vouloir vivre et mourir en u nion avec « l'en-deçà en ce qui est de l'exécration du nom Gênois, « mais déclarent une séparation formelle pour ce qui
Corse, Nebbio, Bastia, Corte, Balagne, Calvi, Aleria. Ce sont bien celles que nous avons trouvées, auxquelles on a aj outé Calvi (Bastia représente la province de Casinca évidemment).
L'au-delà des monts comprenait trois provinces : Vico, Cauro (ou Ornano), la Rocca (ou Sartène). Cette fois tous les auteurs sont d'accord.
« regarde le gouvernement économique( 1), etc. qu'il « soit créé un Conseil d'Etat composé d'un président « et de 8 conseillers en qui résidera l'autorité suprême « en ce qui concerne le gouvernement politique (2) .» Paoli comprend le danger que ce schisme peut faire courir à la nation : il part aussitôt pour le delà-des-monts, visite Sari, Mezzana, Cauro, l'Ornano et l'Istria, réunit à Sari le 10 décembre 1757 une consulte pour les pays de Cinarca, Celavo, Cauro, y établit un tribunal provincial sur le modèle de ceux qui fonctionnaient de l'autre côté des monts. A Olmeto, il réunit une consulte des régions de l'Istria et de la Rocca, installe aussi une magistrature provinciale et en fait donner la présidence à Antoine Colonna. Ainsi au lieu d'essayer d'abattre celui qui se dressait contre lui dans une étroite conception de particularisme provincial et peut-être aussi de rivalité personnelle, au lieu de se lancer dans une lutte fratricide qui aurait déchiré les enfants de la patrie, il se montre au peuple, prêche aux chefs l'union contre l'ennemi commun, leur fait comprendre qu'il n'est pas leur maître, mais leur ami et les invite à collaborer avec lui dans la lutte pour la liberté. Peu après même, (juillet ou août 1758) il propose à Colonna de prendre, avec l'assentiment du peuple le titre de « Commandant de l'au-delà des
f :
(1) Voir la note 1 de la page 22.
(2) Oss. Stor., t. 60, p. 214.
monts », et Colonna est si bien gagné qu'il sera le plus ardent pionnier de la lutte contre l'influence génoise dans le fief d'Istria dont les seigneurs (1) ont récemment poussé les habitants à se proclamer indépendants du gouvernement de Paoli et fidèles à la République (19 mai 1758).
Le 24 décembre de l'année suivante, Paoli délègue son autorité à un notable de Levie, nommé Peretti, afin que celui-ci maintienne l'autorité de la nation dans la
province de la Rocca un peu éloignée du gouvernement central. Il lui écrit : « Jusqu'à ce que le gouvernement provincial soit « mieux établi dans la province de la Rocca, nous « avons cru utile en vertu des présentes, de vous conte céder toute faculté de pouvoir commander ses trou« pes et nous voulons que dans cette région vous et soyez obéi en notre place par les commissaires des « pièves, et les capitaines et lieutenants d'armes des « paroisses de cette province. etc. (2).» Ne fallait-il pas prouver à ces provinces lointaines,
(1) Voir sur la féodalité, p. 109 et s.
(2) Fino a che in codesta provincia della Rocca non sia meglio stabilito il governo provinciale rispettivo. noi abbiamo creduto espediente, in virtù delle presenti nostre lettere, concedervi ampla facoltà di poter comandare le armi della medesima, ed in questa parte, corne nostro luogotenente, vogliamo che da tutti i respettivi commissarii delle pievi, e capitani e tenenti d'armi delle parrochie della provincia, siate ubbidito esattamente. etc. Oss. Stor., t. 60, p. 285.
un peu portées à se croire abandonnées, la sollicitude constante du gouvernement ? Ne fallait-il pas ménager leur susceptibilité « pomontiche » et leur montrer qu'il n'y avait entre les citoyens corses d'autre distinction que celle basée sur leur plus ou moins grand attachement à la cause de la patrie ? Aussi le résultat ne se fait-il pas attendre ; le 23 août 1760 toute la Rocca se déclarait contre les Génois dans une assemblée où tous les chefs des communes signèrent un acte d'adhésion au gouvernement national.
Depuis cette époque il n'y eut plus en Corse de mouvement régionaliste. Paoli qui, le 3 septembre 1755, écrivait au Président Venturini : « Mon objet n'est que d'unir nos peuples afin « que tous, de concert, soutiennent les droits de la « Patrie (1) », avait enfin atteint son but : tous les Corses, sauf ceux des places encore maintenus par force sous Je joug de la République, collaboraient avec lui pour le bien de la patrie. La forme fédérale qu'Antoine Colonna aurait voulu donner à son pays eût été assurément une cause de faiblesse pour le parti de la Nation. Des rivalités seraient nées infailliblement, dont Gênes n'eût pas manqué de se servir.
Ce n'est pas à dire que la forme fédérale soit destructrice de l'unité nationale ; les Etats-Unis d'Amérique,
(1) Non tende la nostra mira che ad unire i popoli perchè tutti di concerto sostengono i diritti della Patria. Bull., t. 12, p. 14.
l'Empire d'Allemagne, nous montrent par quels liens puissants la communauté d'intérêts ou de race peut grouper en un faisceau compact des provinces régies par des institutions et même des lois différentes, pourvu qu'elles soient soumises à un pouvoir central émané du pays tout entier ; la Suisse nous offre un exemple plus frappant encore parce qu'il se propose depuis plus longtemps à l'attention de l'historien. —
Mais ce qui n'a aucun inconvénient, ce qui peut même être désirable dans un Etat où la paix extérieure fait régner l'ordre intérieur, et où le temps a assis fortement certaines habitudes constitutionnelles peut être dans une nation non encore formée une cause de divisions, de faiblesse et même de décomposition. La Corse n'était pas habituée à être indépendante : elle était unie contre Gênes mais il était à craindre que les tendances fédéralistes n'en arrivassent à faire renaître entre chefs de clans les compétitions qui si souvent avaient ensanglanté le pays. C'est pourquoi aussi dans la France de 1792 et 1793, toute rajeunie et revivifiée par le souffle révolutionnaire, le peuple sentait que le fédéralisme était, en présence de l'invasion étrangère, l'ennemi du patriotisme ; et le pire reproche que les Montagnards et les Girondins se faisaient réciproquement était de vouloir constituer des Etats-Unis de France.
C'était donc par une saine appréciation des choses que Paoli était l'ennemi du fédéralisme pour la Corse
de 1755. Mais il comprenait aussi qu'il fallait ménager les aspirations d'autonomie régionale tant qu'elles n'étaient pas un danger pour le bien de la patrie; il écrivait à Salvini le 4 janvier 1756 : « Celui qui goute verne doit écouter un chacun afin de connaître les « passions et de les utiliser pour le bien public : il ne « doit jamais les changer jusqu'à ce que, les passions « s'opposant directement à cette fin, il ne puisse plus « les diriger (1). » Il donna une satisfaction suffisante aux désirs d'indépendance régionale par le mode d'élection des Conseillers d'Etat.
,. Ceux-ci étaient nommés par les représentants à la Consulte des diverses provinces. A la fin de leur session annuelle les députés s'assemblaient séparément par province et choisissaient respectivement les membres du Conseil d'Etat de leur province. Les choix de ces neuf congrès particuliers étaient soumis à l'Assemblée générale qui approuvait toujours les désignations.
Mais celles-ci étaient censées faites par tous les repré, sentants de la nation.
b) Les pouvoirs du Conseil d'Etat.
La responsabilité des Conseillers d'Etat. - Avec un pareil mode de nomination les ministres ne formaient pas un véritable gouvernement homogène.et
(1) Bull., t. 12.
solidaire tel que le conçoivent aujourd'hui la plupart des démocraties ou des Etats constitutionnels. La solidarité ministérielle est actuellement une nécessité en présence des différentes conceptions politiques et sociales qu'ont créées la nature même des relations modernes : dans la Corse du XVIIIe siècle, il n'y avait pas intérêt à ce qu'il en fût ainsi. Ces ministres n'étaient que les délégués de la Consulte devant laquelle la Constitution de 1755 avait édicté leur responsabilité en disant (1) : « Les autres magistrats et « fonctionnaires de la nation (2) seront contrôlés par « un sindicat de 4 citoyens. >.. Mais la sanction de leur responsabilité n'était pas précisée. Il n'y en eut jamais d'autre que la non-réélection pour ceux que le pays ne jugeait pas dignes d'occuper cette haute charge. Il n'est d'ailleurs trace nulle part de remontrances ou observations que le sindicat ait adressées au gouvernement. C'est même plutôt le contraire qui se produisait car les membres du sindicat recevaient souvent des instructions du Conseil d'Etat à propos de certains points sur lesquels devait porter leur inspection dans les provinces. En fait donc, le suprême Conseil jouissait en dehors des sessions, c'est-à-dire pendant presque toute l'année, d'une indépendance à peu près complète vis-à-vis du pouvoir législatif. Mais
(1) Voy. App. I in fine.. v ;
(2) Autres que le général.
dès que celui-ci commence à fonctionner, dès que la Consulte ouvre sa session, ses pouvoirs cessent (1) : les ministres sont comme suspendus de leurs fonc tions ; il y avait un symbole très net de cela : l'assemblée nommait un chancelier à qui, pendant sa réunion, étaient transmis les sceaux détenus habituellement par le grand chancelier. C'était un hommage rendu à la souveraineté du peuple dont la Consulte avait la pleine représentation. Ainsi le désirait Rousseau qui écrit : « A l'instant que le peuple est légiti« mement assemblé en Corps souverain, toute juri« diction de gouvernement cesse ; la puissance exécu« tive est suspendue (2) ».
Cependant plusieurs circonstances tempéraient en fait cette subordination du Conseil d'État vis-à-vis de la Consulte : il nous faut citer les intervalles éloignés des réunions de l'Assemblée du peuple, l'autorité morale que le général, président du Conseil avait sur la nation tout entière, et l'attitude déférente que le sindicat garda toujours vis-à-vis du Suprême Conseil, toutes circonstances sur lesquelles nous reviendrons plus loin (3).
(1) Il en est de même en Suisse où la Landsgemeinde ou assemblée de tous les citoyens aptes à l'exercice des droits politiques, détient pendant ses courtes sessions la totalité de la puissance publique. Voy. Barthélemy, ouvrage déjà cité, p. 239.
(2) Contrat social, liv. III, chap. 14, p. 234.
(3) En Suisse, où les Conseils exécutifs des cantons ou de la
La convocation des Consultes annuelles. — C'était également le Suprême Conseil qui était chargé de la convocation des Consultes annuelles. La Constitution de 1755 avait donné au général le droit de convoquer des Consultes générales et partielles ; mais il semble qu'il ne s'agissait que de Consultes exceptionnelles et non pas de celle qui régulièrement était convoquée au printemps de chaque année. En tous cas, les convocations que nous possédons sont adressées par le « Suprême Conseil ». — Celui-ci lançait d'ordinaire à cette occasion un appel au pays dans lequel il exposait longuement l'état des affaires et les questions qui paraissaient urgentes à traiter. Presque toujours, c'étaient les relations extérieures, soit avec la République de Gênes, soit avec la France, qui faisaient l'objet de ces proclamations. L'une des plus remarquables, est celle du 7 septembre 1762, qui répond au manifeste que Matra, traître à la cause nationale, avait lancé dans l'île. Le Conseil d'Etat y rappelle au peuple en ces termes les avantages de son gouvernement (1) :
Confédération sont en principe subordonnés aux assemblées du peuple ou des délégués du peuple, il se trouve aussi qu'en fait ils arrivent à conserver une grande influence et à atténuer considérablement le principe de l'universalité de compétence du législatif. Voy. Barthélemy, p. 361 et s.
(1) « Non ignora il popolo il sistema e la costituzione del nostro Governo ; senza di esso, miuna grava risoluzione si prende;.
« Le peuple corse connaît le système constitutionnel de notre gouvernement : sans lui, aucune grave résolution n'est prise ; c'est lui qui constitue les Magistratures provinciales et le Suprême Conseil ; c'est lui qui, usant du droit que possède tout peuple libre, a voulu donner à notre général le titre de Chef et lui jurer fidélité et obéissance ; c'est à lui qu'il appartenait de l'élire. Le peuple a admiré, dans la Consulte de Corte, le zèle généreux de Paoli pour la liberté, lorsque, volontairement, il se soumit au sindicat. Tous savent combien il est détaché des intérêts matériels, combien il est rigide dans ses mœurs, combien clément et combien impartial dans l'exercice de l'autorité publique. ».
et plus loin : « Nos Magistratures provinciales, nos « Conseils sont composés des meilleurs de la Nation ; « si toutefois ils nous paraissent injustes, il est en « notre pouvoir d'en choisir d'autres, et même de les « punir. » (1).
egli è che costituisce i Magistrati e il Supremo Consiglio ; a lui servendosi di quel diritto che compete ad ogni libera nazione, piacque di dare al nostro generale il grado di Capo é di giurargli fedeltà ed ubbidienza, essendo che al popolo spettava di eleggerlo.
Il popolo stesso, nella consulta di Corti, ammirà il generoso suo zelo per là libertà allorchè si sottopose al sindicato. Tutti sanno quanto sia distaccato dall'interesse, quanto sobrio, quanto cle mente, e come imparziale si diporti nel far uso della pubblica autorità. » Oss. Stor. Bull., t. 68, p. 54.
(1) Questi Magistrati, questi Consigli sono occupati dai
- Les attributions législatives du Conseil d'État.
Le veto suspensif. — Dans ces proclamations, nous l'avons dit, le Conseil d'Etat indiquait toujours les questions qui lui paraissaient urgentes à examiner. Il avait aussi le droit de proposer des lois et des décisions à l'Assemblée. Il en remettait le texte au Président au début de la session, mais ne pouvait les discuter, puisqu'il n'avait pas le droit de prendre part aux délibérations de la Consulte, ni même d'y assister. En revanche, il avait sur les décisions de la Consulte une prérogative fort importante : le droit de veto ; les propositions émanées du peuple dans la Consulte et votées par elle pourraient avoir leur exécution suspendue par la volonté du gouvernement : celui-ci n'était pas tenu de donner immédiatement les motifs de sa décision, ce qui était une conséquence du fait qu'il n'assistait pas aux délibérations et n'en recevait officiellement le résultat que lorsque l'Assemblée se séparait. Mais il devait fournir ses motifs à la session suivante et, cette fois, si le peuple maintenait de nouveau sa décision, elle avait force de loi et rien ne pouvait plus en éviter la promulgation. Ces pouvoirs ne
furent pas accordés au gouvernement sans de très vives discussions : on fit valoir de part et d'autre les argu-
migliori della Nazione ; se sono ingiusti i Presidenti, i Consiglieri ;è in nostro arbitrio di mutarli, e castigarli ancora ». Oss. Stor.
1 1 : Bull , t. 68, p. 56. 1
ments habituels pour et contre le droit de veto de l'exécutif; d'un côté, on protestait qu'il annihilait le pouvoir législatif et était attentatoire à la souveraineté du peuple, puisque, dans l'espèce, la Consulté, qui avait la confection des lois, était déléguée directement par le peuple dans la plénitude de son pouvoir. De l'autre, on faisait remarquer qu'il n'était qu'une barrière mise volontairement par le peuple contre ses propres entraînements, contre les décisions irréfléchies qu'il pouvait prendre dans un moment d'agitation nationale ; que, d'ailleurs, ce veto n'était pas absolu, mais seulement suspensif, le peuple restant toujours libre de maintenir sa décision première (1). Il fallut toute l'éloquence et l'autorité morale de Paoli pour arriver à convaincre ses concitoyens ; il y tenait beaucoup, car il craignait les décisions trop brusques que le peuple eût pu prendre dans des moments de crise et d'énervement causés par les négociations avec les puissances et où le sort de la Patrie eût pu être joué (2).
(1) C'était un précédent très curieux du droit de veto donné à Louis XVI par la Constitution du 3 septembre 1791.
(2) Arrighi, Jacobi, Boswell, p. 211 et 212, t. 1. La constitution de 1755, que nous donnons en appendice, ne parle pas du droit de veto. Mais il est évident, d'après les Oss. St. même d'où nous l'avons tirée, qu'elle n'en renferme qu'une partie. D'ailleurs ce droit de veto peut avoir été établi à une des consultes suivantes, quoique nous n'en ayons pas trouvé trace. En tous cas, le témoignage de Boswell qui vécut six mois dans l'intimité de Paoli, dont il était l'hôte, nous parait devoir être pris en considération.
Attributions exécutives du Conseil d'État. — Le Conseil d'Etat était chargé de l'exécution des résolutions votées par la Consulte, de l'application des lois et de l'administration des finances. C'est lui qui correspondait avec les différents fonctionnaires auxquels il envoyait des instructions, soit de son propre mouvement, soit lorsque la Consulte l'en chargeait. Ainsi quand celle des 24-26 novembre 1762 créa dans chaque piève un sous-intendant des finances, elle confia en même temps au Suprême Conseil le soin d'envoyer à ces nouveaux fonctionnaires des instructions appropriées. Il avait le droit de promulguer les édits et de nommer à certains emplois tels que notaires, chanceliers, officiers de justice. Il donnait aussi des ordres à la Junte de guerre, en exécution des décisions de la Consulte et lui indiquait les mesures à concerter, les expéditions à entreprendre (1).
Fonctionnement du Conseil d'Etat. — 11 était d'après la Constitution de 1755 divisé en trois Chambres qui avaient pour objet essentiel, l'une les affaires intérieures et la justice, l'autre les affaires militaires, la troisième les finances. Ces trois Chambres étaient, au début, représentées chacune par deux de leurs membres, un président et un consulteur, qui seuls étaient à la fois en exercice. Plus tard quand le nombre
(1) Nombreuses lettres du Sup. Conseil à la Junte. Bull..
t. 12, 13, 16. etc. En particulier t. 16, p. 325, 329. 335, 340.
des membres du Conseil d'État fut réduit à neuf siégeant pendant six mois ou un an, il est probable qu'il y eut entre eux une autre répartition des services publics. Aucun des textes des Consultes que nous possédons ne l'indique, pas plus que ne permettent de le déduire les nombreuses lettres ou circulaires officielles émanant soit du Suprême Conseil, soit du général. A quelque autorité qu'elles soient adressées, Magistrats provinciaux, Commissaires des pièves, Membres de la Junte, Capitaines ou Lieutenants d'armes, Podestats et Pères du Commun, Intendants de finances, etc., elles portent comme en-tête : Général et Suprême Conseil d'Etat, ou seulement Suprême Conseil d'Etat et sont contresignées par le Chancelier.
Le Chancelier. — Le Chancelier avait le contreseing de tous les actes du Gouvernement; c'est probablement le fonctionnaire qu'on appelle Secrétaire d'Etat dans la Constitution de 1755. Nous n'avons pas de renseignement sur la façon dont il devait être nommé. En tout cas, le premier fut vraisemblablement élu par le peuple comme tous les hauts fonctionnaires du Gouvernement. Nul ne songea à le changer et à en nommer un autre, car, surtout au début, quand les membres du Conseil d'Etat restaient si peu en fonctions, le besoin s'est fait sûrement sentir d'un rouage (autre que le général), qui fut permanent et qui put maintenir un peu d'ordre et de suite dans la marche des affaires publiques. Le fait est que le même
personnage resta chancelier de 1755 à 1768, puisque tous les actes du Gouvernement depuis le début jusqu'au 29 août 1768 sont signés par Massessi, chancelier.
Après cette date, nous n'en possédons plus ni signées de Massessi ni d'ailleurs d'un autre.
Le Général Président. - Le Conseil d'Etat était -présidé par le Général. Celui-ci recevait à ce titre la correspondance des différents fonctionnaires de la Nation et répartissait les affaires au début entre les trois Chambres de guerre, finances et affaires intérieures, puis plus tard entre les Membres du Conseil, suivant les compétences qu'ils s'étaient attribuées.
L'affaire étudiée était rapportée au sein du Conseil et celui-ci décidait de la solution à lui donner ; les membres du Gouvernement avaient une voix chacun, le Général avait deux voix ; au cas de partage égal, la voix du chancelier secrétaire d'État, de consultative qu'elle était généralement devenait délibérative.
Le siège du Gouvernement était à Corte. Jusqu'en 1758, les Conseillers d'Etat en exercice se transportaient là où leur présence semblait nécessaire, soit pour calmer les esprits, soit pour rallier les hésitants au parti de la Nation Les moyens de communication étaient difficiles et les intrigues de Gênes, les fausses nouvelles qu'elle se plaisait à répandre rendaient utile en maints endroits la présence des premiers citoyens de la Nation. Ainsi le peuple voyait devant lui ceux que la République représentait comme une
bande de séditieux ; il assistait à leurs efforts pour ramener l'union dans les pièves, entendait leurs patriotiques conseils, et comprenait que le temps des luttes héroïques n'était pas fini. Mais ce qui avait paru nécessaire dans les premières années pour asseoir l'influence et l'autorité du nouveau pouvoir central ne convenait plus lorsque, la confiance d'en bas engendrant en haut la stabilité, les fonctions du nouvel état devinrent plus régulières et plus importantes à mesure que l'ordre se rétablissait. Aussi la Consulte du Nebbio de septembre 1758, décida-t-elle que désormais le siège du Gouvernement serait à Corte, centre de l'île, la plus grande des villes qui avaient secoué le joug des Gênois, l'antique capitale de cette Terre du Commun, d'où s'étaient répandus sur l'île entière, plusieurs siècles auparavant, les premiers rayons de la liberté.
CHAPITRE II
Le Général.
Le Général était le chef du pouvoir exécutif. Il présidait le Conseil d'Etat, commandait l'armée et dirigeait les opérations militaires (1), représentait devant l'Europe la nation et, à ce titre, avait la charge des relations extérieures et les négociations diplomatiques.
Nous allons étudier le rôle du Général dans ces différentes fonctions en nous rendant compte de la manière dont il les exerça.
a) Mode d'élection du Général.
L'élection de Paoli. Ses compétiteurs. — Le Géné-
(1) Voy. App. I. Voyez aussi la résolution de la Consulte du 24 mai 1762 qui affirme de nouveau qu'au général seul sont dévolus « le commandement et la direction des troupes de campagne et de celles qui tiennent garnison dans les places fortes, les tours et les postes fortifiés, et aussi la direction de toutes affaires se rattachant à la guerre. » Oss. Stor., t. 68, p. 26.
rai était nommé par la Consulte ou assemblée des délégués du peuple et des notables des différentes pièves (1). C'est ainsi qu'eut lieu en principe l'élection de Paoli et il n'y en eût pas d'autre sous l'empire de cette constitution. Celle de Paoli fut plutôt une désignation unanime qu'une véritable élection au sens précis qu'on attache aujourd'hui à ce mot. Après , l'assassinat du général Gaffori (2), les Corses cherchaient un chef qui leur donnât un régime politique répondant à leurs aspirations. Leurs regards se tournèrent vers ceux qui, vingt ans auparavant, avaient conduit les nationaux à la victoire contre la République : une députation fut envoyée aux généraux Hyacinthe Paoli et Giafferi qui, exilés de l'île depuis 1739, terminaient à Naples une existence glorieuse, entourés de l'estime et du respect universels (3). On devait leur demander de venir se mettre à la tête de la Nation et, dans le cas où ils invoqueraient leur grand âge, on avait mission de savoir d'eux si un de leurs fils ne pourrait pas prendre leur place. Les deux vieux patriotes indiquèrent Pascal Paoli comme digne de donner à leur patrie le bonheur dans la liberté.
(1) Voir p. 113 et s. la composition des Consultes.
(2) Les Français qui occupaient les places fortes de la Corse avaient quitté l'île en 1753 et quelques mois après, Gaffori qui avait chassé les Gênois d'une grande partie de l'île était assassiné.
(3) Ils avaient été faits colonels par le roi de Naples.
Giafferi donna au fils de son camarade la préférence sur le sien propre qui était lui aussi lieutenant dans l'armée napolitaine. Le gouvernement provisoire de la nation corse écrivit à Pascal Paoli de venir dans son pays où on avait l'intention de le choisir comme chef, et après que celui-ci eût déféré à cette invitation, l'Assemblée réunie à Sant-Antonio-della-Casabianca, le 15 juillet 1755, le proclama « Chef général de la Nation », d'un « consentement unanime » (1). Mais ce ne sont pas ces choix d'enthousiasme qui sont les plus durables et les moins discutés : dans les révolutions et dans les périodes troublées de l'histoire des peuples, on a de nombreux et de terribles exemples des revirements d'opinion qui se sont produits dans la faveur populaire ; tel glorifié aujourd'hui est traîné demain aux gémonies. Comment sur cette terre de Corse où les chefs de clan trouvaient toujours autour d'eux tant de clients dévoués, même jusqu'à la mort, où toute discorde intime était certaine d'avoir auprès de Gênes un encouragement et un soutien, où, enfin, la valeur personnelle, le noble mépris de la lutte et même un certain besoin de périls et de combats formaient le fond de tant de caractères, comment ne se serait-il pas élevé une ardente compétition prête à se défendre les armes à la main ? Ce fut Emmanuel
(1) Voyez p. 22.
Matra qui, le premier, organisa une insurrection nationale contre le nouveau gouvernement et surtout contre Paoli dont il enviait la haute influence ; il demande des secours au Sénat de Gênes, débarque à Aleria et marche sur les troupes de Paoli. Celui-ci est surpris avec une poignée d'hommes au couvent de Bozio, attaqué impétueusement par le chef des rebelles et est à point délivré par une troupe de patriotes qui mettent en déroute les soldats de Matra et tuent leur chef. D'autres membres de sa famille tentèrent plus tard, à deux reprises, de renverser le gouvernement national, mais ce fut sans succès : les appels constants de Paoli au patriotisme de ses concitoyens réalisèrent l'union pour la plus grande gloire de la Nation.
Cas de vacance du généralat. — Telles furent la manière dont se fit l'élection de Paoli et les compétitions qu'elle provoqua. Il n'y en eut pas d'autre jusqu'à la conquête française. Mais la Consulte avait décidé qu'en cas de vacance du généralat (mort, démission ou destitution), ces fonctions seraient remplies parle président du Conseil d'Etat désigné par ses collègues, jusqu'à ce que la Consulte ait nommé un nouveau général : sa convocation devait avoir lieu dans le délai d'un mois après la vacance du généralat.
b) Ses attributions comme Président du Conseil.
Le général avait la Présidence du Conseil d'Etat ;
à ce titre, il recevait les communications adressées au gouvernement et les renvoyait à l'étude et au rapport des membres du Conseil d'Etat (1). Il avait le droit de vote au sein du conseil et son suffrage comptait double. Mais lorsqu'il ne se trouvait pas au siège du gouvernement, ses pouvoirs en tant que membre du conseil étaient suspendus. Il écrit, entre autres lettres du même genre, le 19 octobre 1762, de Rogliano : « Votre demande doit être adressée au Suprême « Conseil parce que, comme je ne me trouve pas au « siège du gouvernement, toutes les affaires intérieu« res du Royaume doivent être traitées par lui (2). »
Son influence légitime au sein du Conseil. — En tous temps d'ailleurs, il avait assurément une grande influence sur ses collègues ; ses hautes conceptions, son patriotisme éclairé, la réputation toujours croissanté dont il jouissait en Europe ne pouvaient qu'en imposer à ceux qui participaient avec lui à la marche des affaires du Royaume. D'ailleurs même dans les pays dont les constitutions sont le plus libérales, peuton empêcher que le chef de l'Etat n'ait auprès de ses ministres une autorité morale, régulatrice de l'action gouvernementale. Sans parler du Président des Etats-
(1) Voyez p. 45.
(2) La vostra supplica deve essere diretta al Supremo Consiglio perchè, non essendo io alla residenza, appartengono a quel tribunale tutti gli affari interni del Regno. Bull., t. 16, p. 417.
Unis d'Amérique qui, ayant le choix absolu de ses ministres et étant le chef du pouvoir exécutif dans la démocratie où la séparation des pouvoirs est le mieux établie, a véritablement la direction du gouvernement, est-ce que le roi d'Angleterre, est-ce que le Président de la République française n'ont pas une influence incontestable sur l'orientation générale des affaires de l'Etat ? Plus d'une fois dans ces deux derniers pays, tel projet gouvernemental n'aura-t-il pas été arrêté, telle intention d'un ministre modifiée devant les objections, les conseils même, formulés par le premier magistrat du pays en conseil des ministres. Même d'ailleurs au point de vue strictement constitutionnel, le Président de la République française, par exemple, n'a pas, quoique quelques-uns veuillent dire, un rôle de pure cérémonie et figuration, il faut sa signature dans tous les actes du gouvernement : si celui qu'on lui propose lui paraît dangereux il ne craindra pas de le dire et de montrer comment, à son avis, il pourrait être modifié ; il discutera en conseil des ministres, et son expérience pourra entraîner la majorité des ministres ; assurément il ne pourra pas aller jusqu'au bout de son opposition et essayer d'imposer sa volonté : il risquerait ainsi de provoquer une crise très grave ; mais il peut, mais il doit avoir un rôle efficace dans les délibérations de ses ministres. Et comment ce qui est naturel chez un président de la République irresponsable, ne le paraîtrait-il pas chez le président
d'un conseil de gouvernement qui, ne serait-ce qu'au titre de Conseiller d'Etat, avait une voix délibérative et même prépondérante parmi ses collègues ? En tous cas, il résulte de maints passages de sa correspondance qu'il mettait la plus grande délicatesse à laisser au Suprême Conseil la liberté, même morale, de décider des affaires intérieures du Royaume. Ainsi l'avait d'ailleurs voulu le vœu du peuple ; ainsi l'avait-il lui-même proposé et voulait-il l'appliquer. Le 29 avril 1761, par exemple, il écrit à Salvini, celui avec lequel il s'épanche le plus volontiers à cœur ouvert : « Je n'ai d'autorité distincte de celle du Conseil que sur les affaires se rapportant à la guerre » (1).
Ses lettres aux membres du Conseil sont d'ailleurs terminées par la formule suivante : Avec les plus parfaites considération et estime, je suis de Leurs Seigneuries Illustrissimes et Excel- lentissimes le Collègue affectueux (2).
c) Le commandement de l'armée et la direction des opérations militaires.
En dehors des fonctions que Paoli exerçait en colla-
i (1) 10 pèro non ho autorità separata del Consiglio che sopra gl affari appartenenti a la guerra. Bull., t. 16. p. 193.
(2) Colla maggior considerazione e stima, sono, delle S. L. IIIme ed Eccme l'affetuoso Collega.
Bull., t. 16, p. 414.
boration avec le Suprême Conseil, il en avait qui lui étaient spéciales. Il avait non-seulement le commandement de l'armée, mais même le droit d'ordonner des expéditions (marcie).
Les milices nationales. — Il disposait à cet effet de toute la force armée de l'île. Tous les Corses de 16 à 60 ans étaient à la disposition de la nation pour la défense du pays. Ils étaient dirigés dans chaque paroisse par des lieutenants ou des capitaines d'armes qui recevaient leurs instructions du chef militaire de la piève, le commissaire de la piève.
Celui-ci devait tous les mois passer une revue des hommes de sa région, et rendre compte au général.
Paoli déléguait habituellement, à Pâques et à la Noël, des inspecteurs qui venaient passer des revues dans les provinces. Les commissaires étaient nommés par le général ; les officiers étaient élus, pour un an, par leurs soldats. Quand une expédition était décidée, le général en envoyait l'avis au commissaire dont les troupes devaient marcher, avec des ordres précis sur le nombre de soldats (fucilierï) qui étaient nécessaires, le point sur lequel ils devaient être dirigés et, éventuellement, la mission à remplir. Le commissaire faisait sonner par les soins du capitaine ou du lieutenant, dans chaque paroisse « campana all'arme » (1).
(1) Cloche « Aux Armes ».
Tous les soldats se réunissaient sur la place de l'Eglise et y écoutaient la lecture des ordres. Ceux ci spécifiaient les fusiliers qui devaient faire partie de l'expédition ainsi que les provisions qu'ils devaient emporter.
Ces troupes marchaient à leurs frais dans l'intérieur de leurs pièves, et, hors de leurs pièves, jusqu'à concurrence de trois jours ; au-delà de ce délai, le gouvernement pourvoyait à leur entretien. C'est avec ces milices que Paoli lutta avec succès contre Maira ; c'est avec elles qu'il chassa les Génois de toute l'île sauf des places fortes détenues par les Français : tout le littoral était en effet commandé par un très grand nombre de tours qu servaient de points d'appui et de centres de défense aux Génois (1).
Idées de Paoli sur les milices et les armées permanentes. — Aussi Paoli déclarait-il que ces milices nationales étaient les seules dignes d'un pays libre ; il était hostile tant aux armées de mercenaires qu'aux armées permanentes. Des armées de mercenaires il disait : « L'honneur doit être le mobile du guerrier; « celui qui ne s'enrôle que pour gagner son salaire « se soucie fort peu si la nationalité corse périt ou « triomphe » (2). Contre les armées permanentes il invoquait les exemples des héros de l'antiquité et de
(1) Il en existe encore un assez grand nombre en Corse, quelquesunes très bien conservées.
(2) Arrighi, Jacobi.
ceux qui, plus près de lui, avaient illustré son pays, de Sambucuccio, de Sampiero, de Ceccaldi, de GafforiPourquoi la Corse irait-elle chercher une autre organisation militaire que celle qui lui avait donné la liberté et par laquelle tout citoyen contribue à la défense de la patrie, patrimoine commun.
Et puis, il craignait de voir le sentiment patriotique et l'ardeur belliqueuse diminuer chez ses concitoyens.
Les préoccupations que lui causaient au début les forces militaires de la République avaient maintenant à peu près disparu. Mais il y avait à craindre les entreprises qu'elle pourrait tenter avec l'appui de quelque puissance européenne. Paoli sentait que l'ère des sacrifices n'était pas close et que le courage des Corses serait encore mis à l'épreuve. Or, comment un petit peuple pourrait-il résister à une agression si tous ses enfants n'étaient pas prêts à lutter contre l'envahisseur? Ce que Paoli voulait c'était la Nation armée; il ne désirait pas que son pays imitât en cela le reste de l'Europe où, à cette époque, la guerre était faite seulement par des gens de métier; des volontaires, des soldats enrôlés par force ou des mercenaires composaient les armées, mais la Nation tout entière n'y participait pas ; le pays n'était pas mêlé aux combinaisons et aux projets des rois qui engageaient les guerres ; il ne connaissait pas leur but et se désintéressait souvent de compétitions qu'on ne lui avait pas expliquées et qu'il n'était d'ailleurs pas appelé à
défendre. Pour Paoli, au contraire, la guerre était affaire du Peuple entier, de chaque citoyen corse pris individuellement; elle était pour le paysan la lutte de l'indépendance, la suite de celles pour lesquelles ses ancêtres étaient morts et que ses descendants devront continuer jusqu'au triomphe final. Il prévoyait peuton dire ces grandes armées nationales de la Révolution et de l'Empire où c'était bien le peuple de France qui se levait pour défendre ses idées et ses réformes politiques et sociales.
Devançant les idées de son siècle, il concevait obscurément nos armées modernes où tous les citoyens viennent se préparer au rôle que le pays leur demandera un jour de remplir (1). Ce sont ces arguments qu'il fit valoir devant la Consulte de 1762 lorsqu'on proposa de créer une troupe permanente et soldée. Le besoin s'en faisait sentir ; maintenant que le calme revenait de plus en plus, que les Gênois étaient expulsés de presque toute la contrée, il paraissait préférable de constituer un petit corps de troupe permanent qui aurait dispensé de faire appel aux paysans pour toutes les « marcie » qui de temps en temps étaient nécessitées soit par des troubles partiels fomentés par des bandits, soit par des commencements d'agitation
(1) Voyez sur les idées de Paoli sur l'armée : Jacobi, p. 253 et s.
et Boswell, p. 209, t. 2. - 1:
fomentés par des émissaires de la sérénissime république.
La « troupe payée ». — Malgré l'insistance du général, la Consulte vota la création de deux régiments de trois cents hommes chacun, dont elle désigna les chefs, Baldassari et Buttafuoco. Ces corps étaient destinés à former la garde du palais du gouvernement et du général à Corte, et à tenir garnison dans les tours ou places fortes que l'on avait prises aux Génois. La levée de ces régiments devait être faite dans chaque paroisse proportionnellement au nombre de feux de chacune d'elles ; les soldats seraient enrôlés pour un an. Le général était chargé de la formation des régiments et de la nomination des officiers (1) ; Paoli, suivant en cela son système habituel de gouvernement, qui était de donner au peuple la plus grande somme possible de pouvoirs, fit choisir les officiers dans un congrès de tous les chefs de guerre, c'est à-dire des capitaines d'armes (2) et commissaires des pièves (3). Pommereul comble de louanges cet embryon d'armée : « J'ai vu la légion corse, dit-il, « qui, à peine formée, à peine complétée, était bien « autrement dégourdie, autrement manœuvrière que
(1) Extraits de la Consulte du 1er déc. 1762. Bull. t. 16, p. 425 et s.
(2) Ou lieutenants.
(3) Voy. lettre de Paoli du 6 déc. 1762. Bull., t. 16, p. 429.
« ne le sont nos recrues françaises après un an d'ins« truction, d'exercices et de fatigues (1). » Cela paraît très vraisemblable, car, outre que la discipline devait y être fort rigoureuse (2), les soldats corses avaient tous ou presque tous participé à des expéditions plus ou moins importantes contre des tours gênoises. Pommereul est bien loin d'ailleurs d'être suspect de bienveillance à l'égard des insulaires.
La levée en masse contre la France. — Cependant cette petite troupe qui suffit à peu près aux exigences de la lutte contre Gênes, de 1762 à 1768, devait être trop peu importante pour assurer la liberté au pays.
Quand les rapports avec la France se tendirent et qu'une méfiance légitime à l'égard du gouvernement de Louis XV s'empara de la plupart des corses, on dut aviser aux mesures à prendre contre l'envahisseur éventuel. La Consulte du 22 mai 1768 décidait d'augmenter le nombre des soldats autant que les finances le permettraient, et d'exercer les milices avec la même discipline que les corps permanents. Mais déjà les
(1) Pommereul, Histoire de l'Ile de Corse, p 128 et s
(2) La consulte de 1762, qui avait prescrit la formation des deux régiments, avait décrété dans son article premier : « Il faudra que ces deux régiments soient disciplinés avec la plus grande exactitude ; à cet effet on devra les instruire et les diriger d'après les ordonnances les plus rigoureuses » ; * si vuole « che questi reggimenti siano disciplinati colla maggior esatezza ; « e perciô istruiti e governati colle ordinanze più rigorose. »
Bull., t. 16, p. 426.
troupes françaises avaient débarqué dans l'île. Devant l'obstination de Paoli et du pays à ne pas se soumettre à ces nouveaux maîtres, la guerre devient inévitable : des escarmouches ont lieu entre Français et nationaux, puis une bataille sanglante où le comte de Chauvelin trouve une résistance inattendue. Il faudra remettre au printemps prochain la fin de la campagne. Une Consulte a lieu, la dernière que Paoli ouvrit comme général de la Nation. Elle décida que tous les hommes valides de seize à soixante ans seraient armés de quarante charges de fusil. Ils seraient groupés par paroisses en compagnies se composant chacune d'un capitaine, un lieutenant, deux sergents, trois caporaux et trente soldats : les hommes en surnombre, lorsque toutes les compagnies que pouvait fournir une paroisse étaient levées, formaient des fractions à la suite. Les deux tiers des hommes composant ainsi ces milices, devaient en principe rester dans leur pays pour la défense éventuelle du territoire, jusqu'au moment où le général les appellerait sur le front de bataille ; l'autre tiers devait immédiatement être groupé en une armée. Paoli en était nommé généralissime avec Gaffori et Abbatucci comme lieutenants généraux. Mais la valeur d'un petit peuple n'a jamais suffi à le faire triompher d'un puissant ennemi; dans *** cette lutte inégale, la Corse devait être vaincue. Battu à la bataille de Ponte-Novo, sentant peut-être la confiance de la nation s'ébranler, voyant les adhésions à
la France se faire chaque jour plus nombreuses, Paoli quitte la Corse et se retire en Angleterre avec une poignée de patriotes irréductibles.
Les autres objets ressortissant à la guerre. — Paoli s'occupa aussi de la marine. Il s'aperçut vite que la prise des forts qui restaient aux Génois était difficile pour les insulaires ; d'autre part, un blocus rigoureux empêchait les transactions des nationaux de se déve lopper, et le besoin de trouver des débouchés pour les bois, les châtaignes et les huiles se faisait sentir ; c'est pourquoi la Consulte de Casinca, du 20 mai 1760, décida, pour défendre les intérêts de l'île, et aussi pour gêner le commerce de son ennemie, de faire armer en course des galères qui porteraient le drapeau national : la tête de Maure avec un bandeau. Un habile corsaire, Perez, fut nommé grand amiral. Plusieurs provinces eurent à cœur de faire construire à leurs frais un ou plusieurs navires. La bannière nationale fut immédiatement reconnue par plusieurs États ; en particulier, le royaume de Naples, le grand-duché de Toscane, l'Empire, la France et l'Angleterre ; de nombreuses prises furent faites, et Paoli veillait à ce qu'elles fussent attribuées selon les règles alors admises en Italie (1).
De la guerre ressortissaient aussi la construction des canons, la fabrication de la poudre et des muni-
(1) Voy. lettres de Paoli, Bull., t. 16. p. 249, 250, 350.
tions. Les canons provenaient soit de prises faites aux Gênois, soit d'achats opérés en Italie, en particulier en Toscane. L'activité du général s'étendait à ces matières ; dans une longue lettre, du 10 mars 1761, il donne (1) de longs détails sur la construction des canons et sur la manière de réparer ceux qui ont été pris aux Génois. Dans une intéressante lettre, du 14 juillet 1762, il donne des instructions précises sur la manière de faire sauter une tour et il ne néglige aucun des détails que les officiers du génie actuels s'attachent à observer lorsqu'ils sont chargés d'opérations analogues. « Un baril de poudre est plus que suffisant « pour faire sauter la tour de Caldano. Afin qu'il « fasse tout son effet, il faut fermer portes et fenêtres.
« On le place au fond de la tour, dans un trou que « l'on a pratiqué dans le dallage ; on le recouvre de « matériaux, puis on place sur lui une ou plusieurs « grosses planches sur lesquelles on dresse quelques « poutrelles appuyées au mur et à la voûte. — Avec « ces précautions, l'effet est infailliblement sûr » (2).
(1) Bull., t. 16, p. 126.
(2) « E più che sufficiente un barile di polvere par far saltare in aria la torre del Cadano. Perchè il barile di polvere faccia il suo effetto, si chiudono bene le porte e le finestre. Il barile si pone nel fondo, sfossando il pavimento, accio venga ad essere coperto ;
indi vi si pongono sopra una O più tavole sopra delle quali si drizzano alcuni pontelli dalla parte della muraglia, e della volta.
Con queste precauzioni l'effetto e infallibilmente sicuro. » Bull., t. 16, p. 378.
d) Les Négociations et relations diplomatiques.
C'est avec raison qu'elles étaient confiées au général. — A côté de la direction de tout ce qui se rapportait à la guerre, le général avait dans ses attributions les négociations avec les puissances et ce qui avait trait à la politique extérieure. Assurément, il n'était pas maître de la diriger à sa fantaisie ; les Consultes, dans leurs réunions annuelles indiquaient le sens dans lequel il fallait l'orienter et prescrivaient au besoin la rédaction et la mise au jour de tels actes diplomatiques qu'elles jugeaient utiles, adresses aux puissances européennes, lettres au roi de France, réponses au Sénat ligurien, et que nous aurons l'occasion de citer à leur place. Mais si Paoli trouvait dans l'approbation des représentants du peuple une force nouvelle et une confiance plus grande dans l'excellence de ses vues, il est hors de doute qu'il eut le soin, l'honneur et la responsabilité des relations de la Corse et de l'Europe.
Le général était le seul élément permanent du gouvernement : il était naturel qu'à lui revînt l'action diplomatique qui exige une direction continue, une suite dans les intentions et les idées que le Conseil d'Etat, dont les membres étaient très souvent renouvelés, n'aurait pas pu apporter. Elle exige aussi la discrétion, parfois le secret et, à ce titre encore, elle
devait être confiée au général. Les monarchies absolues de l'ancien régime le pratiquaient ainsi puisque le roi et un Conseil permanent très « étroit » avaient le soin de la politique extérieure; les républiques modernes les ont imitées en cela ; partout, en fait, on peut constater que le chef de l'Etat, assisté du ministre des affaires étrangères, a la direction de la diplomatie (1).
Assurément les représentants du peuple peuvent, par leur droit d'interpellation, indiquer au gouvernement la politique à suivre et avoir une influence décisive sur ses projets de traités ou d'alliance; mais en fait, ils ne paraissent pas jaloux d'exercer leurs prérogatives en cette matière et on est à peu près d'accord pour les approuver. Là-dessus, d'ailleurs, Rousseau, aussi bien que Montesquieu, étaient du même avis.
Dans les « Lettres écrites de la Montagne » on lit
(1) Pour ce qui est du droit du chef de l'État de signer les traités sans l'approbation du pouvoir législatif, on peut distinguer trois catégories d'États : 1° Ceux où le chef de l'État a le pouvoir absolu de les signer (Portugal, Angleterre); 2° Ceux où le pouvoir législatif seul a le droit de les signer (Suisse) ; 3° Ceux où certains traités peuvent être signés par le chef de l'État seul, tandis que l'approbation du Parlement est nécessaire pour certains autres (France et la plupart des autres nations).
Notons qu'aux États-Unis est appliquée une règle spéciale : le Président peut signer les traités avec l'approbation des deux tiers du Sénat.
(partie II, lettre 7, page 413) : « Malgré l'opinion « commune, les alliances d'État à État ne sont pas « des actes de souveraineté, mais de Gouvernement.
« L'exercice extérieur de la puissance ne « convient pas au peuple ; les grandes maximes d'Etat « ne sont pas à sa portée ; il doit s'en rapporter là« dessus à ses chefs, etc. »
Montesquieu appelle le pouvoir exécutif « la puis« sance exécutrice des choses qui dépendent du droit « des gens », et chacun sait qu'il le voulait séparé des autres pouvoirs, en particulier du législatif auquel le peuple pouvait prendre part (1).
Action de la Consulte sur la politique extérieure.
— Paoli n'eut pas l'occasion de signer des traités ; on ne peut donc pas savoir d'une manière sûre s'il aurait cru pouvoir le faire sans l'assentiment de la nation.
Cependant, la Constitution et les résolutions des Consultes nous éclairent suffisamment à ce sujet. Les dé-
(1) Montesquieu écrit au début du chap. 6, liv. XI, Esprit des Lois : « Il y a dans chaque Etat trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.
Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions ; par la troisième, il punit les crimes ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l'autre simplement la puissance exécutrice de l'État. »
cisions de celle de Sant'Antonio della Casabianca (1) disaient qu'à la Diète générale devaient être réservées les décisions concernant les « matières d'Etat ». D'autre part, Paoli écrit le 30 mai 1764 à son vieil ami Casabianca : « Les affaires qui regardent la correspondance avec les puissances sont de la compétence du général ; il n'est tenu d'en parler à personne, surtout avant la conclusion des traités (2). » Mais nulle part il n'affirme son droit de signer un traité sans l'assentiment de la nation. Toutes les fois qu'il a envoyé une réponse définitive soit à Gênes, soit à la France, il a pris soin d'abord de réunir une Consulte. Il n'a pas parlé, il est vrai, aux députés, ni de ses entrevues avec Valcroissant, ni de celles avec Buttafuoco (3) ; il n'a pas demandé leur assentiment pour l'ouverture qu'il fait à Choiseul d'une trêve de 10 ans avec Gênes (4) ; mais, il n'y a ici que des négociations, il n'y a pas d'actes définitifs. En général, c'est la Consulte qui décide de la conduite à tenir toutes les fois qu'il s'agit de Gênes ; ainsi, les fières réponses qu'on lui fera
(1) Voy. p. 22.
(2) .« Gli affari che riguardano la corrisopndenza colle potenze « sono d'ispezione del generale, quali egli non è obligo a palesare « ad alcuno specialmente avanti la conclusione de trattati. »
Bull., t. 16, p. 661.
(3) Voir plus loin p. 74 et 79 et s.
(4) Voir plus loin p. 79.
seront délibérées au milieu de l'enthousiasme général ; 's ainsi, les nationaux montreront toujours à la face de l'Europe leur indéfectible attachement à la liberté !
Ainsi, Gênes se persuadera de plus en plus que sa souveraineté sur l'île n'est plus qu'un vain mot ; ainsi, chaque représentant du peuple pourra, en retournant dans sa piève, encourager ses concitoyens et les assurer que dans toute l'île c'est le même cœur qui bat dans la haine contre l'ennemi séculaire. Quand il s'agit de la France, la question est plus délicate ; il faut discuter, négocier, échanger des lettres et des propositions. Paoli en assume seul la charge et il n'y a pas trace qu'il en ait renseigné exactement même les membres du Conseil d'État ; chaque année il rendait compte à la Consulte de l'État des affaires extérieures et de ses relations avec la France, mais il n'indiquait pas toutes les démarches qui s'étaient produites.
— Cependant, en mai 1767, après une importante lettre que Choiseul lui adressa (1), alors qu'il s'agissait, d'une façon qui pouvait être définitive, du sort de la nation, il fit appel à une Assemblée, composée des membres du Conseil d'État et des principaux de la nation pour arrêter en secret la réponse à faire. Nous n'avons pu déterminer la composition exacte de cette réunion de hauts personnages. Paoli dit dans son dis-
(1) Voir plus loin p. 81.
cours à la Consulte de 1768, que c'était « une députatation spéciale unie au Grand Conseil de la nation »(1).
Les auteurs parlent d'une Assemblée où furent appelés les « chefs du peuple » (capi-popolo). Quoiqu'il en soit, il est constant : 1° que ce ne fut pas la Consulte qui arrêta la réponse à faire dans ces circonstances si graves (puisqu'elles décidèrent, en somme, du sort de la nation). — 2° Que Paoli, cependant, ne crut pas devoir la faire de sa propre autorité.
La situation internationale de la Corse. — Les publicistes et les hommes de lettres de l'Europe entière suivaient avec sympathie l'affranchissement du nouvel État. Mais sa situation internationale était des plus difficiles. Les individus jugeaient la Corse et ses efforts vers un but noble avec leur raison et surtout avec leur cœur, les cabinets avec leurs intérêts. Plus d'une fois les menées diplomatiques ont eu contre elles l'esprit public et les consciences individuelles, et .plus d'une fois aussi, malheureusement, ce ne sont pas la justice et le droit qui ont triomphé. Paoli comprit vite que la Corse avait, pour rester autonome, à se défendre, non-seulement contre la République, mais aussi contre maint gouvernement européen qui paraissait attendre que la Corse fût sortie de l'étreinte ligurienne pour lui en substituer une autre, plus
(1) « Una speciale deputazione unitamente al gran Consiglio della Nazione. » Bull., t. 68, p. 339.
douce peut-être et moins odieuse, mais qui tout de même représentait pour Paoli la domination de l'étranger. Depuis 1729, la France, l'Empire, le Piémont, l'Espagne étaient déjà intervenus dans les affaires de Corse, et l'on avait de bonnes raisons de mettre en doute la pureté de leurs intentions. Il fallait se garder contre eux, et, dans les conflits qui mettaient aux prises toute l'Europe (c'était l'époque de la guerre de Sept ans), beaucoup de prudence était nécessaire ; la plus stricte neutralité devait être observée si l'on voulait ne donner à personne une occasion de conflits et un désir de vengeance. C'est bien ce que Paoli ne cesse de répéter à ses fonctionnaires et à ses amis.
Le 24 août 1757, il écrit aux magistrats de Balagne : « Nous lancerons un manifeste pour faire connaître au monde les dispositions de notre nation, dans le but de n'irriter aucune des puissances européennes et, au contraire, de les rendre favorables à nos intérêts, lorsque dans le prochain Congrès de la Paix qui se tiendra on s'occupera aussi de nous » (1).
Puis il leur recommande beaucoup de discrétion lorsqu'ils parlent des affaires extérieures (2), et il
(1) « Si tirera fuori un manifesto per far noto al mondo le « disposizioni della nostra nazione, in vista di non irritare alcuna « delle potenze europee, ma renderle propizie ed interessate tutte « a nostro favore, quando accaderà che, nel congresso di pace, si « ahbia ancora a trattare di noi. » Bull., t. 12.
(2) En particulier avec les officiers français envoyés pour occuper certaines places fortes. (Voir plus loin p. 73),
ajoute : « En tenant toujours ce langage, vous ne « pourrez jamais tomber dans aucune embûche. Si « cependant on vous disait que l'on nous forcera à « nous déclarer contre les Anglais, répondez briève« ment que nous n'avons aucun sujet d'être leurs « ennemis, d'autant moins qu'avec nos faibles forces « nous ne pourrions pas résister à leurs entreprises (1). »
Et le 14 février 1762, il écrit à son ami Salvini : « Si la guerre touche l'Italie, je crains que nous « n'ayons des troupes en Corse Nous serons neu« très ; mais partout où nous pouvons être vus, il « faut nous montrer armés » (2).
Son action diplomatique, outre les manifestes que, de concert avec le Suprême Conseil et suivant les ordres de la Consulte, il lança en Europe pour exposer les affaires de Corse, fut surtout absorbée par ses relations avec Gênes et avec la France. Il eut aussi à régler avec des états italiens quelques incidents dont nous dirons d'abord un mot.
Les rapports avec la Toscane et le Piémont. — En
( l) Questo linguaggio tenendo senipre, loro signori non poiranno mai cadere in alcun inciampo. Se poi si diccssc voierci obbligare a dichiararci contro l'inglesi, brevemente rispondano, non aver noi alcun soggetto ne rnotivo per dichiararci ad essi nemici e molto meno essere in stato di poter resistere aile loro incursioni.
nella debolezza di forze in cui siamo. Bull., t. 12.
(2) « Se la guerra tocca l'ilalia. tenio che avrcmmo truppe in Corsica. Noi sarennno neutrali ; ma bisogna, dove possiamo esser veduii, iriostrarci armati. » Bull.. I. 16. p. MH.
1763, le gouvernement de Florence fit saisira Livourne plusieurs navires corses portant le pavillon national.
Paoli écrivit au gouvernement du grand duc « qu'au lieu d'user de représailles » il se plaisait à attendre « la prompte réparation qui lui était due » ; peu après en effet les bâtiments furent relâchés.
Peu de temps après, la cour de Turin se plaignit que du bétail provenant de pillages et de vols était transporté en grande quantité de Sardaigne dans l'île de Corse : il souhaitait que le gouvernement de Corte surveillât la provenance et la vente du bétail en Corse.
Le Suprême Conseil promulgua aussitôt un édit (juin 1763) prescrivant des peines sévères contre les contrebandiers sardes. Il eut peu d'effet, mais un autre plus sévère enjoignit aux podestats et capitaines d'armes l'arrestation des complices de ces pillards, sous peine de révocation immédiate. Ces mesures arrêtèrent ce trafic malhonnête à la plus grande satisfaction de la cour de Turin qui en témoigna dès lors une grande reconnaissance à Paoli.
e) Négociations avec Gênes et la France.
Les Français dans l'île (1756-1759). — Avec Gênes et la France, les négociations devaient durer pendant toute la période qui nous occupe. Derrière la République, pour la protéger plus ou moins directement, Paoli rencontra toujours le Cabinet de Versailles. Les
,
Français avaient quitté la Corse en 1753 ; ils avaient remis aux Génois les places fortes qu'ils occupaient et que le sénat ligurien espérait pouvoir conserver par ses propres moyens ; mais, un à un, tous ses forts étaient pris par les milices nationales, et de nouveau la République faisait appel à la France. La situation de l'Europe favorisa ses projets : la guerre de sept ans commençait, et le 14 août 1756 la France, pour devancer l'Angleterre dans l'occupation de la Corse, signait un traité avec la Sérénissime République. Les troupes de Sa Majesté Très-chrétienne occuperaient, pendant tout le temps que durerait la guerre, les forteresses de Saint-Florent. Calvi et Ajaccio que les Génois abandonneraient entièrement : de plus ceux ci recevaient pour la même durée un subside mensuel de 125.000 francs. Bien que l'article 5 du traité ait pris soin d'expliquer que « le but du présent traité était principalement de conserver l'île de Corse sous la domination de la Sérénissime République » (1), il est bien clair que le véritable motif de l'intervention française était d'empêcher l'Angleterre de se faire en Corse une base de ravitaillement et un point de départ pour les attaques de ses flottes contre nos ports de la Méditerranée, surtout depuis qu'elle avait perdu Port-
(1) « Il motivo e lo scopo del présente trattato essendo princi« palinente di conservar l'isola di Corsica sotto il dominio délia « Serenissima Repubblica ».
Mahon et Minorque. D'ailleurs un mémoire anonyme avait été publié et répandu à profusion, expliquant les avantages que l'Angleterre aurait pour son commerce avec le Levant à être maîtresse de la Corse. Et puis, cela ne favorisait-il pas l'arrière-pensée de notre gouvernement d'habituer la Corse et l'Europe à l'occupation de l'île (1)?
Le séjour des Français ne dura pas jusqu'à la fin de la guerre : les opérations maritimes contre l'Angleterre étaient en 1759 virtuellement terminées ; après une ambitieuse ébauche d'une sorte de « camp de Boulogne » que l'on tenta contre la Grande-Bretagne, nos flottes de Toulon et de Brest furent battues et les quelques vaisseaux français qui nous restaient furent vendus à l'encan par l'administration de la marine.
La flotte française n'existait plus et il fallait abandonner la Corse. D'un autre côté, Gênes voyait d'un mauvais œil les excellentes relations que Paoli et les insulaires entretenaient avec les troupes de son alliée.
Elle redoutait les ambitions que Choiseul, au pouvoir depuis 1758, paraissait avoir sur l'île ; enfin, les
(1) Le marquis de Maillebois. commandant des troupes fran- çaises en Corse en 1739, avait déjà soutenu dans de longs rapports l'urgence qu'il y avait pour la France à occuper définitivement et complètement l'île.
Voir le manuscrit de la Bibl. nat. no 12070 fonds français : Détails historiques de la Révolution de la Corse commencée en 1729.
subsides promis étaient irrégulièrement payés ; les Français quittèrent Saint-Florent, Calvi et Ajaccio en avril 1759.
Négociations entre Gênes et la Corse. — Le résultat ne se fit pas attendre : les patriotes se reprirent à espérer; l'autorité de la République était de plus en plus ébranlée ; dans le Sénat ligurien, un fort parti demandait l'abandon de cette île qui coûtait si cher et qui depuis 30 ans ne rapportait plus rien ; il décida l'envoi d'une mission qui proposa à Paoli des conditions de paix basées sur toutes sortes de douces pro- messes pour la cessation des maux dont l'île se plaignait. Une Consulte fut réunie à Vescovato, le 24 mai 1761 : elle repoussa fièrement les offres du Sénat et décida que « jamais elle n'écouterait aucune proposition de paix des Génois, tant que ceux-ci ne reconnaîtront pas dans les préliminaires de paix la liberté, l'indépendance du Gouvernement national, et tant qu'il restera encore un Génois dans l'île » (1).
Négociations entre la France et la Corse. — En décembre 1763, un lieutenant-colonel français, nommé de Valcroissant, passa en Corse sans être accrédité officiellement, et proposa à Paoli d'échanger avec lui
(1) « Mai saremo per dare orecchio a veruna proposizione « d'accordo con i genovesi se questi per preliminari non riconos« cono la nostra libertà, l'indipendenza del nostro governo, e non « cedono al medesimo le poche piazze che ancor tengono nel « Regno. » Bull., t. 68, p. 25.
des vues sur un projet de convention avec la France.
Choiseul ne vit pas de mauvais œil cette entreprise ; il la fit sienne et renvoya de Valcroissant en Corse avec mission de soumettre à Paoli quelques modifications au projet primitif de Valcroissant ; effectivement les bases d'une convention furent signées par Paoli et le plénipotentiaire français : elles portaient alliance perpétuelle entre la France et la Corse à partir du jour où les Génois seraient chassés par les insulaires ; une place forte serait cédée au roi.
Les projets de Choiseul. — Mais Choiseul jouait double jeu. Pendant les cinq ou six mois qu'avaient duré les négociations et les allées et venues de son émissaire, il avait eu l'impression qu'il n'y avait pas à espérer du général l'abandon de l'indépendance de la nation ; il avait vu combien il lui était pénible de céder la moindre portion de son territoire. D ailleurs les Génois de leur côté le pressaient de signer un nouvel accord. Aussi croyait-il que le moment n'était plus éloigné où il pourrait en arriver à un accord définitif avec la République sur son abandon de la Corse.
D'autre part il savait que, dans l'île même, un parti assez nombreux n'aurait pas été réfractaire à l'annexion à la France : de grands et sincères patriotes de l'île voyaient dans cette solution un moyen certain d'échapper définitivement à la domination abhorrée.
Et puis beaucoup d'insulaires, officiers du RoyalCorse qui tenait garnison en France, ne cachaient pas
leurs sympathies pour leur nation adoptive pendant les congés qu'ils revenaient passer dans leur village.
De plus, ainsi que Choiseul l'avait plus d'une fois représenté en Conseil du Roi, l'acquisition de la Corse dédommagerait de la perte du Canada et serait même pour.le pays d'une plus grande utilité que ces colonies éloignées, à cause de sa position importante dans la Méditerranée, de sa richesse en bois, huiles, et croyait-il aussi, en mines de plomb, de cuivre et même d'argent.
Traité entre Gênes et la France (1764). - Choiseul signa donc le traité de Compiègne du 6 août 1764 avec l'envoyé de la sérénissime République. Pendant quatre ans, les troupes françaises devaient occuper, à l'exclusion des génoises, les places de Bastia, SaintFlorent, Algajola, Calvi et Ajaccio (Bonifacio, seule de toute la Corse, continuait à être tenue par une garnison ligurienne). Dans ces villes, soldats et officiers français relèveraient d'un juge de leur nationalité envoyé par le cabinet de Versailles ; les crimes et les délits pouvant se rattacher « au militaire » ou que « l'on serait obligé de punir pour la conservation de la place », seront soumis au général français.
Ce traité était beaucoup plus favorable à la France que celui de 1756 ; elle occupait cinq forteresses au lieu de trois ; elle ne payait à Gênes aucune indemnité ; enfin on attribuait aux autorités françaises un droit de juridiction qu'elles n'avaient pas huit ans
auparavant. De plus, l'article 12 posait le roi de France en médiateur entre Gênes et la Corse, puisqu'il disait : « L'intention de Sa Majesté étant que les commandants de ses troupes en Corse contribuent, autant qu'il sera possible et de concert avec les représentants de la République, à faciliter le rétablissement de l'ordre et de la tranquillité dans cette île, les commandants seront autorisés à entretenir pour cet effet tel commerce qu'ils jugeront à propos avec tous les habitants de l'île indistinctement, et à leur faire connaître l'intérêt que Sa Majesté prend à la pacification dont dépend le bonheur réciproque du Souverain et des sujets (1). »
Les négociations de 1764 à 1768. — L'émotion fut grande dans l'île à la nouvelle de ce traité. Paoli ne cacha pas sa mauvaise humeur. Sans faire connaître à son peuple le projet de traité avec Valcroissant qui se trouvait abandonné par le fait, il fit délibérer par la Consulte de Corte, le 25 octobre 1764, que le général ferait à la cour de Versailles « une respectueuse et « efficace remontrance relativement aux dommages « que la nation corse souffrirait de l'envoi chez elle « de troupes françaises, à un moment où elle était sur (\ le point de chasser entièrement de l'île ses ennemis
(1) Bull., t. 68. p. 152, et Martens, Recueil des principaux traités, t. 1, p. 116.
« parvenus à une extrême faiblesse » (1). Elle prescrivait en même temps à Paoli d'adresser une supplique aux États de l'Europe pour solliciter leurs bons offices auprès de S. M. T. Cr. Cependant les troupes du comte de Marbœuf étaient venues occuper les villes du littoral.
Elles y furent accueillies avec plus de joie que ne l'aurait désiré Paoli ; les habitants ne considéraient que le fait de la disparition des Génois et ils mêlaient leurs cris de « Evviva la Francia » à ceux de « Evviva la nazione ». Au bout de quelques semaines une cordiale harmonie régna aussi entre Paoli et le général français qui, par son tact, son savoir-faire, sa déférence envers le gouvernement insulaire, avait gagné la confiance de tous les patriotes. Aux résolutions de la Consulte de 1764 qui, votées sous l'empire de l'émotion causée par l'annonce inattendue du traité de la France avec Gênes, défendaient tout commerce entre l'intérieur et les ports et toute excursion des officiers français hors de leurs garnisons, Paoli substitua de sa propre autorité un régime de large tolérance : des marchés se tinrent deux fois par semaine près des murailles des villes du littoral, et les paysans de l'in-
(1) «. fare a nome della nazione una rispettosa ed efficace rimostranza a S. M. Cristianissima in rapporto ai danni che viene a risentire la nazione suddetta per la missione in Corsica delle sue truppe, in tempo che, profittando i Corsi dell'estrema debolezza dei loro nemici, erano sul punto di espellerli intieramente dall' Isola. » Bull., t. 68, p. 162.
té rieur venaient vendre des denrées aux troupes de Sa Majesté ; des passeports étaient accordés avec la plus grande facilité aux officiers qui purent ainsi visiter en touristes ce pays où la nature âpre, majestueuse et sauvage, semblait si bien faite pour les hommes endurants et rudes qui l'habitaient et dont le dévouement à la patrie arrachait à tous invinciblement l'admiration et l'étonnement.
Cependant Choiseul négociait toujours avec le chef de la nation corse. Il lui faisaitproposer par M. de Buttafuoco, officier dans le Royal-Corse, de le nommer propriétaire du Royal-Corse, en lui laissant entrevoir les grands honneurs que le roi comptait lui décerner.
Ces offres étaient repoussées avec un dédain à peine dissimulé.
Le 10 mai 1766, Paoli envoyait à la Cour un Mémoire où il indiquait une fois de plus que les seules bases sur lesquelles la nation pourrait traiter avec la République étaient l'abandon préalable de toute l'île par les Génois. C'est en effet ce qu'avait décidé la Consulte. Mais dans une lettre adressée en même temps à Choiseul, il le priait d'examiner aussi s'il ne lui serait pas possible de proposer au Sénat ligurien une trêve de dix ans pendant laquelle le roi de France occuperait une place de son choix, les autres étant démantelées, désarmées et cédées à la nation.
C'était courir à un refus certain de la République.
Comment celle-ci, dont l'amour-propre au moins était
engagé, aurait-elle pu accepter une combinaison qui la chassait complètement de l'île au moment où elle avait tout lieu de se croire protégée par la France qui garantissait les ports de l'île contre toute agression des insulaires ?
Et si le Sénat se fût résolu à une telle extrémité, Choiseul eût-il consenti à perdre le bénéfice de l'influence qu'il avait acquise en Corse, des efforts heureux que lui et ses agents avaient faits pour gagner au roi de France les cœurs de tant d'insulaires, et des sacrifices en hommes et en argent qu'il s'imposait depuis longtemps pour l'île ? Paoli aurait dû tirer des conclusions lumineuses de ce que, si en 1756 la France avait, pour occuper les ports de la Corse, le prétexte de devancer l'Angleterre avec qui elle était en guerre, elle se trouvait maintenant en état de paix avec cette puissance et n'avait plus aucune raison de politique internationale pour intervenir dans les démêlés de la Corse et de la République. Mais le général ne paraissait pas deviner les projets d'annexion que nourrissait le cabinet de Versailles. Du moins, il croyait fermement que jamais on n'oserait les réaliser par la force; Il croyait aussi que si, par impossible, le roi de France se laissait aller à une telle extrémité indigne de la grande nation qu'il commandait, l'Europe, par intérêt et plus encore poussée par sa légitime indignation, ne laisserait pas s'accomplir un tel crime contre la justice et l'humanité. Admirable illusion !
Erreur toute à la louange de ce grand cœur, de cette âme droite et Loyale qui croyait que la force et la puissance sont toujours au service du droit et de la liberté !
Pourtant il aurait dû être détrompé par cette lettre que Choiseul lui envoya au commencement de l'année 1767, et qui contenait un avertissement des éventualités qui allaient se dérouler dans l'île l'année suivante. Après avoir expliqué que le droit de la République à la souveraineté de la Corse n'est pas prescrit car « les troubles, même mérités, ne prescrivent pas un droit souverain », il termine en disant «., il est « fort à craindre que la République de Gênes ne s'ac« commode avec quelques puissances de son droit de « souveraineté qui n'est contesté par aucune, et qu'a« lors la nation Corse, après bien des années de peines « ne se trouve obligée à se soumettre à une autorité « étrangère, dont elle ne secouerait pas le joug aussi « facilement qu'elle cherche à secouer celui de la « République ». (1). Cette fois Paoli comprit bien que c'était un ultimatum. C'est dans ces circonstances qu'il fit appel à une assemblée de notables (2) qui répondit en affirmant encore sa volonté de s'en tenir aux bases votées par la Consulte de 1761 (3) c'est-àdire d'exiger au préalable le départ des Génois. Cepen-
(1) Bull., t. 68, p. 285 et s.
(2) Voir plus haut p. 67.
(3) Voir plus haut p. 74.
dant elle consentait à reconnaître à la République la Souveraineté nominale sur l'île, à lui payer soit une indemnité soit un tribut annuel en dédommagement de l'abandon des ports de la Corse et à lui envoyer chaque année une ambassade d'hommages.
Gênes de son côté continuait à implorer l'appui du cabinet de Versailles; elle s'attachait à lui montrer le danger que pourrait présenter une Corse indépendante donnant dans ses ports refuge aux vaisseaux des nations ennemies de la France. A mesure qu'approchait l'échéance des 4 années fixées pour la durée de l'occupation française, elle devenait plus pressante dans ses instances et son ministre à Paris, le Patrice Sorba, disait sans ambages dans un mémoire adressé à la Cour de France que si le roi ne consentait plus à défendre contre les insulaires les places maritimes, la Sérénissime République se verrait contrainte de négocier avec quelque autre puissance ce dont, ajoutait-il, « elle serait assurément inconsolable ». Choiseul faisait maintenant la sourde oreille, il affectait de considérer la Corse comme une acquisition peu avantageuse pour son pays, en même temps qu'il insistait complaisamment dans ses conversations avec le ministre Génois sur la fragilité de la puissance en Corse de la République livrée à ses seules forces. Il l'engageait à traiter directement avec le gouvernement national, feignant de ne plus vouloir intervenir en Corse. Cette tactique du gouvernement de Versailles était fort
habile. D'une part, en effet, en paraissant attacher peu de prix à la possession de l'île, il se préparait des conditions très avantageuses dans un traité avec Gênes qui était très inquiète de l'avenir si la France ne la soutenait plus. D'autre part, il endormait la vigilance des patriotes : ceux-ci se réjouissaient déjà d'atteindre leur but suprême puisqu'ils n'auront bientôt plus devant eux que ces misérables forces de la République dont leur premier élan d'enthousiasme aura si vite raison après le départ des Français.
Traité de 1768. Annexion de la Corse à la France.
— Leurs espoirs furent bientôt détrompés. Gênes avait signé avec la France le traité de cession du 15 mai 1768 (1). La France devait occuper les places fortes et toutes les tours, forts ou postes qu'elle jugerait nécessaires à la sécurité de ses troupes. Gênes lui cédait l'exercice de tous ses droits sur l'île ; elle se réservait de les reprendre le jour où elle pourrait rem- bourser à la France les frais de son occupation. Ce traité était une grande victoire diplomatique pour Choiseul : il menait à bonne fin une acquisition qui depuis longtemps était dans les projets de la Monarchie ; de plus, contrairement à ce qu'écrivent plusieurs historiens (2), il n'achetait pas la Corse ; elle lui était cédée sous la seule condition qu'il la ren-
(4) Voir le texte de ce traité à l'appendice Il.
(2 Voir en particulier Voltaire, Siècle de Louis XV, chap. 49.
drait si l'éventualité, bien improbable, que nous avons dite, venait a se produire. La Sénérissime République étaitvaincue dans sa lutte contre l'héroïsme et la ténacité des insulaires : elle lâchait pied sans compensation sérieuse (1), affaiblie par cette guerre de quarante ans qui avait grevé lourdement ses finances et montré aux yeux de l'Europe sa faiblesse et ses tristes moyens de gouvernement. Elle cédait ses droits à la France uniquement pour ne pas s'avouer vaincue et pour avoir encore la joie haineuse d'assister à l'écrasement de cette nation qu'elle appelait toujours dans ses proclamations « nos peuples chéris » ou « nos peuples bienaimés » (2).
Maintenant, les événements allaient se précipiter. La Consulte, sur la proposition de Charles Bonaparte (3), prêtait le serment suivant : « Nous jurons et prenons Dieu à témoin que nous voulons plutôt mourir que de faire aucun traité avec la République de Gênes et nous soumettre de plein gré à sa domination. Si les puissances européennes et en particulier la France, n'ont pas pitié de nous, veulent s'armer contre nous et tenter
(1) La petite île de Capraya, au N.-E. de la Corse, qui avait été prise en 1767 par la flottille corse, était rendue à Gênes
(2) « 1 nostri diletti popoli », « i nostri amatissimi popoli ».
(3) Charles Bonaparte, père de Napoléon 1er, était alors le secrétaire et l'ami de Paoli. Il se rallia, comme la plus grande partie des patriotes au gouvernement français après la défaite des nationaux.
de nous abattre, nous repousserons la force par la force.
Nous combattrons comme des désespérés qui ont résolu de vaincre et de mourir jusqu'à ce qu'ils tombent abattuset que les armes s échappent de leurs mains» (1).
Elle chargeait Paoli de protester avec énergie auprès de Choiseul. Dans sa lettre du 30 août 1768, toute empreinte du calme et de la dignité que les dangers de la Patrie semblaient augmenter encore en lui, il affirme hautement le droit des peuples de disposer d'euxmêmes. Après avoir montré que les Corses n'ont jamais été vraiment soumis à Gênes, il ajoute que même si cela eût été, Gênes ne pourrait transférer ses droits à autrui : « Les hommes, dit-il, ne sont pas comme les choses inanimées ; on ne peut en transférer la propriété à autrui par cession ou mutation. Les obligations des hommes ont leur fondement dans leur volonté librement exprimée » (2).
(1) Noi giuriamo e prendiamo Dio per testimonio che vogliamo piuttosto morire di quello che fare alcun trattato colla Republica di Genova e di amore sottometterci al di lui dominio. Se le Potenze dell' Europa e sopratutto la Francia non hanno pietà di noi e vogliono contro di noi armarsi, e tentare di abbaterci, rispingeremo la forza colla forza. Combatteremo corne disperati che hanno risoluto di vincere o morire sino che siano affatto abbatute le nostre forze e le armi ci cadano di mano. » Biill., t. 68, p. 347.
(2) « Gli uomini corne le cose inanimate non passano al dominio di un altro colla semplice cessione o permuta. Le obbligazioni degli uomini hanno il loro fondamènto nella libéra loro volontà. »
Bull., t. 12, p. 304.
Mais les intentions de Choiseul ne faisaient plus aucun doute : il assurait Paoli que le nouvel envoi de ses troupes ne devait lui causer aucune inquiétude, mais en même temps il donnait à ses généraux mission d'occuper l'île tout entière par la violence, si besoin était. La résistance dura plus d'un an.
Le 12 juin 1769, Paoli quittait plein de tristesse cette terre de Corse à qui il avait donné toute son énergie et tout son amour, et sur laquelle il avait conquis en retour une gloire éternelle (1).
Paoli aurait-il pu sauver l' indépendance de sa nation. — Comment apprécier la manière dont Paoli crut devoir mener la politique extérieure de son pays.
Il avait espéré, comme il le dit plus d'une fois dans ses lettres, que « la Providence aurait continué à sa nation la juste protection que méritent les bonnes causes » ; il comptait sur les sentiments chevaleresques de la France et de l'Europe, et il voyait dans l'abus de la force une telle barbarie, qu'il se refusait à la croire possible au XVIII" siècle. — Et cependant ces abus n'ont-ils pas existé de tous temps ? N'avons-nous pas vu, encore tout récemment au seuil du xxe siècle, un vaillant petit peuple, guidé par le seul amour de la patrie et de l'indépendance nationale, être écrasé par un grand peuple, le plus grand et le plus libéral
(1) Voyez dans l'appendice III quelques mois sur la fin de la vie de Paoli,
peut-être du monde entier ! Ne voyons-nous pas tous les jours que c'est bien l'intérêt qui est le mobile le plus puissant des amitiés et des haines internationales?
Si Paoli n'eût pas eu ces nobles illusions, peut-être eût-il sauvé l'indépendance de sa nation. Quand Choiseul proposa de ne laisser à Gênes que trois places au lieu de six qu'elle possédait encore, n'eût-il pas été plus politique d'accepter? Est-ce que le temps qui permet souvent à une ferme volonté, pourvu qu'elle ait une certaine souplesse, d'arriver à ses fins, n'aurait pas donné à Paoli l'occasion de chasser plus tard les liguriens de cette île où ils étaient devenus insupportables? Peut-être même au bout de quelques années, quand l'amour-propre de la République ne lui eût plus commandé cet entêtement, ruineux pour ses finances, à rester quand même dans l'île, les Génois seraient-ils partis de leur propre gré. En tous cas, la France n'aurait peut-être plus été là pour les protéger.
Que serait devenue une Corse indépendante? Quand tous les insulaires n'auraient plus communié dans la haine de l'étranger, quand ils n'auraient plus eu à leur tête cet homme de génie, dont le talent et la vertu s'imposaient à tous, est-ce que la démocratie corse serait entrée dans une ère de prospérité industrielle et de paix publique? Je n'ose répondre et je livre la question aux pensées de mes compatriotes.
CHAPITRE III
Les Agents du Pouvoir exécutif. La Féodalité.
Les agents du pouvoir exécutif étaient, dans les chefslieux de provinces, les Magistrats provinciaux; dans les pièves, les commissaires des pièves ; dans les paroisses, les lieutenants et capitaines d'armes.
Les Magistrats provinciaux. — Les Magistrats provinciaux, au nombre de deux ou trois par province, étaient désignés par la Consulte et nommés pour un an (1). Ils avaient dans leurs attributions, non-seulement l'administration et la police de leur territoire, mais aussi le soin de rendre la justice dans des conditions que nous étudierons plus loin (2). C'est à eux que le Conseil d'État adressait tous les édits, tous les règlements qu'il faisait, et aussi les convocations pour les Consultes. Il les tenait au courant des affaires de la nation et exigeait en retour qu'ils le renseignassent
(1) Voy. leur mode de nomination p. 99.
(2) Voy. p. 120.
souvent sur l'état de leur province. On trouve plusieurs lettres de Paoli leur rappelant leurs obligations à ce sujet. Le général exigeait d'ailleurs de la part de tous ses fonctionnaires la plus scrupuleuse exactitude. Il écrit le 21 décembre 1758 aux Magistrats de Balagne : « Il me semble que je vous ai déjà écrit à ce sujet ; je ne voudrais pas être obligé d'écrire une troisième lettre ; j'espère que votre zèle pour l'observation des lois vous fera agir avec plus d'exactitude » (1).
Les Magistrats provinciaux étaient aussi sous les ordres du général pour les affaires militaires ; ils devaient diriger et même conduire les expéditions que le général leur prescrivait. Plus d'une fois il leur indique les mesures à prendre pour la garde de telle tour, ou pour la conquête de telle autre, Un très grand nombre de lettres de Paoli en font foi.
Il ne faut pas oublier, en effet, que dans ce pays où les préoccupations militaires absorbent presque toute la vie sociale, les Magistrats provinciaux faisaient, eux aussi, partie de l'armée au même titre que les autres citoyens.
Les Commissaires des pièves. Officiers d'armes.
Podestats. — Le rôle des Commissaires des pièves et
(1) « Sopra di questo riflesso ci pare aver scritto altra lettera e non vorressimo scrivere la terza perche ci lusinghiamo che il loro zelo per il decoro delle leggi le farà agire con tutta netteza. »
Bull., t. 12, p. 291.
des lieutenants et capitaines d'armes était surtout un rôle de police, de gendarmerie. Ils devaient prêter main-forte à l'exécution des décisions de la justice et , des ordres du général et du Suprême Conseil. — Les Podestats et pères du Commun représentaient plutôt les délégués du peuple dans la commune pour veiller à ses intérêts (1).
La Féodalité en Corse. — Toute la portion de l'île émancipée du joug des Génois n'était pas cependant soumise à l'Administration des Magistrats provinciaux.
La féodalité existait encore dans certaines régions de la Corse (2) ; il restait le seigneur d'Istria, qui avait sous sa domination une notable étendue de territoire (3), et les seigneurs de Brando, Canari et Nonza qui. dans le Cap Corse, possédaient de minuscules fiefs. Paoli ne crut pas devoir engager contre eux une lutte qui eût pu affaiblir la patrie. Il les laissa donc subsister, se contentant de surveiller leurs agissements et de limiter leurs pouvoirs ; mais il consentit à ce qu'ils ne pussent pas être personnellement cités devant les juridictions provinciales, et à ce qu'ils conser-
(1) Voir aussi page 119.
(2) Ce mélange de démocratie et de féodalité est encore un trait commun de la Constitution de Paoli et des institutions de la Suisse (voir plus loin page 151). Voir aussi Barthélémy, ouvrage déjà cité.
(3) A peu près les cantons actuels d'Olmeto et de PetretoBicchisano.
vassent la faculté de statuer dans les différends entre paysans sur toute l'étendue de leurs fiefs : dans ce cas, leur jugement ne pouvait pas être appelé devant les Magistrats provinciaux Mais ils n'en demeuraient pas moins sous l'empire de la législation commune, et en particulier tous leurs actes, même leurs jugements pouvaient être revisés par la Rote et par le Sindicat.
Ainsi, les abus étaient impossibles, quoique les seigneurs fussent ménagés, et on ne donnait pas aux Génois la joie de voir des dissensions intestines chez leurs ennemis. — Les levées de troupes avaient lieu au nom de la nation chez eux comme ailleurs, et leurs pièves envoyaient des représentants aux Consultes. —
Paoli leur écrit avec déférence, mais énergie cepen» dant. Il envoie au seigneur d'Istria, qui s'est abstenu de prendre part à la formation du nouveau Gouververnement et dont l'attitude est équivoque, la lettre suivante, datée de Corte, le 24 novembre 1756 : « Vous apprendrez les déterminations prises dans le Congrès tenu hier ici des chefs principaux de votre province qut s'y sont rendus. Vous, qui faites partie des familles les plus considérables du royaume et qui devez en conséquence être parmi les plus ardents à soutenir les droits de la patrie commune, êtes tenu à coopérer avec les autres citoyens de marque à l'application dans votre province du système de gouvernement que l'on a cru le plus convenable dans les circonstances présentes et dont nous attendons la liberté
de la patrie et la mise en relief des hommes de mérite (1). »
Ces restes de féodalité étaient assurément dans l'esprit de tous appelés à disparaître dans un temps très court, car ils étaient, malgré leur peu d'importance qui ne donnait aux possesseurs de fief qu'une
autorité presque uniquement nominale, en incompatibilité absolue avec l'égalité politique qui était la base de la démocratie corse.
(1) Dalli Capi principali di codesta provincia che sono intervenuti al congresso tenutovi ieri in questo luogo, apprenderanno le determinazioni, che vi sono prese. Loro Signori, che sono delle più cospicue famiglie del Regno, e che devono in conseguenza essere li più portati a mantenere i diritti della comune patria, sono obbligati a cooperare unitamente agli altri soggetti di distinzione affinchè in codesta parte si metta ad esecuzione quel sistema chè si p divisato più confacevole aile presenti circostanze, nelle quali dobbiamo sicuramente sperare la libertà della patria e l'esaltazione delle persone di merito. à Bull., t. 60, p. 176.
TITRE III
LE POUVOIR LÉGISLATIF
CHAPITRE PREMIER
La Consulte.
La Consulte ou Diète générale était l'Assemblée des représentants du peuple. Elle avait le pouvoir législatif, le contrôle et l'approbation des actes du pouvoir exécutif, et même par ses mandataires directs, les membres du sindicat, la surveillance du pouvoir judiciaire. Elle possédait donc en principe la plénitude de la souveraineté à elle déléguée par la nation (1),
(1) Voir plus loin p. 134 et s.
M. Barthélémy montre de même comment en Suisse le pouvoir exécutif n'est que l'agent d'exécution du législatif représenté par les assemblés souveraines du peuple ou de ses délégués. Ouvrage déjà cité p. 256 et s.
a) Composition de la Consulte.
Cette Assemblée était composée presque exclusivement d'élus du peuple, les uns nommés dans le but précis et unique d'aller siéger à la Consulte, les autres membres de droit parce que le peuple les avait choisis préalablement pour remplir d'autres charges. Quelques ecclésiastiques y ont siégé aussi en vertu des fonctions sacerdotales qu'ils remplissaient; quelques hauts magistrats sortis de charges et quelques personnages parmi les plus considérables y ont aussi été appelés.
Les décrets de convocation émanés du Suprême Conseil nous renseignent d'une manière fort suffisante sur sa composition. Celui du 7 janvier 1763, par exemple, convoque i 1° Les présidents de provinces ; 2° Les procureurs, c'est-à-dire les représentants des paroisses de chaque piève ; 3° Les vicaires forains et les curés des chefs-lieux de pièves de tous les diocèses (1).
Nous devons ajouter que dans beaucoup d'autres convocations, les curés et vicaires forains ne sont pas mentionnés, que dans une autre, au contraire,
(1) « Presidenti delle rispettive provincie et giurisdizioni, i Pro« curatori rappresentanti di ciaschedune pieve, i signori vicarii « foranei e pievani d'ogni diocesi. » Bull., t. 16, p. 432.
celle de 1765, on demande des représentants des deux clergés, le séculier et le régulier et qu'enfin dans plus d'une, celles du début surtout, on invite ceux qui ont occupé la haute charge de conseiller d'Etat et les « patriotes les plus zélés et les plus éclairés » (1), A la Consulte du 23 mai 1762, le Suprême Conseil, pour maintenir toujours en grand honneur la lutte pour l'indépendance, convoque aussi les fils et les frères de ceux qui sont morts au service de la patrie et ceux qui ont été blessés à la guerre : « Nous exhortons à venir à cette Consulte ceux qui ont versé leur sang pour la patrie ou qui sont fils et frères des glorieux martyrs de notre liberté : ils ont en effet un droit bien légitime d'être consultés dans les délibérations publiques de la nation (2). »
On se figure facilement que tout ce monde devait parfois composer des assemblées un peu tumultueuses et difficiles à diriger. Aussi trouvons-nous mainte décision des consultes qui s'attache à réduire ce nombre ou à spécifier plus exactement les membres légaux de l'Assemblée. Celle de décembre 1763 signale les abus
(1) « i più illuminati e zelanti patriotti. » La plupart des circu- laires convoquant les Consultes sont publiées dans le Bull., t. 12 et 16.
(2) « Esortiamo ancora a venirvi quelli che per la Patria hanno sparso il sangue e che sono figli e fratelli de gloriosi martiri della nostra libertà, avendo essi un dritto troppo sustanziale per esser intesi belle pubbliche deliberazioni della Nazione. » Bull., t. 16, p. 364.
commis et décide que les Consultes seront strictement limitées aux membres suivants : 1° Deux ou trois membres par province élus par les juges de la province (magistrats provinciaux et peutêtre aussi podestats). C'étaient en somme des députés élus par un suffrage du second et même du troisième degré : les électeurs y étaient en effet les podestats, émanation directe du suffrage universel, et les magistrats provinciaux nommés par la Consulte.
2° Un représentant du peuple par piève : celui-ci était élu par les procureurs des villages, chacun de ceux-ci nommant au suffrage universel un délégué : ces procureurs étaient aussi des élus du second degré.
3° Le Gouvernement pouvait de sa propre autorité appeler aussi les présidents des provinces comme membres des Consultes.
Il semble que depuis 1764, cette composition ait été à peu près observée. Dans ces conditions, l'Assemblée comprenait une soixantaine de procureurs de pièves, une vingtaine de représentants provinciaux, une dizaine de personnages que le gouvernement y appelait. Cela faisait en tout une centaine de membres et c'était bien suffisant. Ce ne sont pas les Assemblées les plus nombreuses qui font la meilleure besogne. La Consulte de 1763 disait avec raison, après avoir ainsi réglé la composition des assemblées ultérieures : « Tout ceci n'est ordonné que dans le but d'éviter une trop grande affluence qui d'habitude engendre la
confusion. ainsi les déterminations qui seront prises le seront avec plus de calme et aussi de profit pour la Nation puisque ainsi n'y prendront partque les personnes les plus éclairées et les plus zélées (1). »
Les procureurs des communes étaient nommés par une assemblée dont faisaient partie tous les hommes du village depuis l'âge de 25 ans, disent qnelques auteurs, depuis l'âge où ils étaient soldats, disent les autres. Le Podestat les convoquait et présidait à l'élection. Puis un notaire rédigeait l'acte de procuration que le délégué devait présenter à l'enregistrement du grand chancelier le jour de l'ouverture de la Consulte. La même formalité fut exigée du délégué de la piève quand il remplaça les délégués des paroisses de sa piève. Ajoutons que tous ces députés n'étaient nommés que pour une Consulte déterminée et que leurs pouvoirs cessaient avec la fin de la réunion de la Consulte.
(1) Tutto ciô non si fà ad altr'oggetto e motivo che per isfuggire la moltitudine la quale generar suole confusione. acciocchè le determinazioni che si faranno, riescanno di maggior quiete e profitto, qualora alla consulta interverranno le persone più illuminate e zelanti. Cambiaggi, t. 4.
C'est dans cet ouvrage que nous avons trouvé in-extenso le texte des délibérations de la Consulte du 26 décembre 1763, par lesquelles on ordonnait pour les assemblées annuelles du Peuple la composition que nous indiquons ici.
b) Règlement intérieur de la Consulte.
L'ouverture des sessions. - L'Assemblée était ouverte par un discours du général qui rendait compte des événements écoulés depuis la dernière Assemblée du peuple, demandait l'approbation de sa conduite passée et des directions pour sa conduite future, et proposait à ses délibérations les objets qu'il avait paru au Suprême Conseil urgent de traiter. Puis les députés se réunissaient par provinces et chaque groupe ainsi formé designait deux délégués chargés de choisir successivement le président et l'orateur de l'Assemblée.
Ceux-ci étaient élus au scrutin secret et devaient réunir les deux tiers des voix. Dès que ces deux dignités étaient pourvues de leur titulaire, les fonctions du général et du Suprême Conseil étaient suspendues, les sceaux remis à un grand chancelier désigné par la Consulte (1). Le général et le Suprême Conseil n'assistaient pas à ses délibérations.
Le Président et l'Orateur de la Consulte. — Le Président avait la direction des débats : il recevait du gouvernement les projets de loi et propositions de toutes sortes à soumettre aux députés ; ceux-ci remettaient les leurs à l'orateur qui était chargé de prendre la parole au nom du peuple sur toutes les propositions
(1) Boswel, t. 1, p. 211 ; Pommereul, p. 210; Jacobi, Arrighi, etc.
soumises à l'Assemblée (venant soit du Suprême Conseil, soit des Députés). Il était, pour ainsi dire, un rapporteur général de toutes les questions traitées dans le sein de l'Assemblée. Au reste tout député avait le droit de prendre la parole et de défendre son opinion. Les décisions n'étaient censées votées que si elles obtenaient les deux-tiers des voix. Cependant celles qui en recueillaient au moins la moitié pouvaient être proposées de nouveau au cours de la même session.
L'Élection des Conseillers d'État et des Magistrats provinciaux. — Avant de se séparer les membres de la Consulte élisaient le Suprême Conseil et les Magistrats provinciaux. C'était eneore par provinces que se faisaient ces choix, et l'Assemblée tout entière nommait par acclamations ceux qui avaient été choisis par les députés des provinces.
Dates de ronvocation des Consultes. — Les sessions duraient d'habitude trois jours et on tenait deux séances par jour.
Les Consultes se réunissaient une fois par an à la date et au lieu fixés par le Suprême Conseil. Dans les premières années, il y en eut un plus grand nombre : le gouvernement qui, par l'intermédiaire du général, pouvait en réunir quand il le jugeait utile (1), en convoquait très volontiers, autant sous la pression des
(1) Voy. App. I.
évènements extérieurs que par désir de rendre manifesteaux yeux des insulaires l'union de tous les patriotes.
A partir de 1764, elles furent plus régulières et tenues en mai, à Corte, chef-lieu du gouvernement (IV
c) L'action de la Consulte.
Dans le court espace de temps que durait une session, la Consulte ne pouvait guère mener à bien des travaux de longue haleine. Aussi, dans la plupart des cas, son rôle se borne-t-il soit à prendre des mesures d'ordre
(1) Voici l'énumération des Consultes générales qui ont eu lieu sous legénéralat de Paoli, telle qu'elle résulte des auteurs Rossi, Cambiaggi, l'ommereul, etc.
15 juillet 1755, à Sant' Antonio della Casabianca.
16-18 novembre 1755, à Corte.
18 avril 1757, à Orezza.
14-16 septembre 1758, à San-Pietro di Nebbio.
10-12 mai 1760, à Corte.
Février 1761, à Isolaccio.
24 mai 1762, en Casinca.
24-26 novembre 1762, à Corte.
2 février 1763, à Corte.
26 décembre 1763, à Corte.
Mai 1764, à Corte.
22-25 octobre 1764, à Corte.
20 mai 1765, à Corte.
20 mai 1766, à Corte.
28 mai 1767, à Corte.
22 mai 1768, à Corte.
20 septembre 1768, en Casinca.
général (approbation des actes du gouvernement, directions indiquées au général pour les négociations avec Gênes et la France) soit à voter les projets qui lui sont apportés par le Suprême Conseil. Nous indiquerons ici sommairement quelle fut l'œuvre de la Consulte, en en renvoyant l'étude plus détaillée aux chapitres qui traitent des questions sur lesquelles se porta son attention.
On peut y distinguer : 1" Une œuvre réformatrice : a) Création de fonctionnaires (tribunal de la Rote, auditeurs des pièves, tribunaux de Santé, sous-intendants des finances, etc.) ; b) Création de nouvelles institutions : Timbre, Monnaies, Université, etc. ;
2° Une œuvre constitutionnelle. Modifications dans la composition des membres du Conseil d'État ou de la Consulte, précision des pouvoirs du général et du Suprême Conseil.
3° Une série de mesures énergiques commandées par le souci de la défense nationale ou de la sûreté de l'Etat. (Réformes dans la composition de l'armée.
Nominations de Juntes. Décrets et expéditions ordonnées contre les bandits ou les ennemis de la patrie); 4° Le vote de l'impôt et la création d'impôts nouveaux. La Consulte n'avait pas à voter de budget : il n'y avait pas à proprement parler de budget de la nation : le produit des impôts était presque insigni-
fiant et était tout employé à la défense du pays.
D'ailleurs fort peu de fonctions étaient rétribuées (1) ; l'Assemblée se contentait de recevoir et d'examiner les comptes des intendants des finances ; 5° La nomination du général, des membres du Conseil d'Etat et des magistrats provinciaux ; 6° Des instructions sur la ligne de conduite à observer dans les affaires de l'Etat, et la sanction des actes de l'exécutif; 7° Le contrôle suprême de tout ce qui, dans le pays, avait un pouvoir ou une autorité quelconque, depuis le général jusqu'au plus infime des fonctionnaires.
(1) On peut dénombrer les fonctions qui étaient rétribuées : 1° Le général avait en 1761, 2,000 francs par an (Bull. t. 16, p. 189); 2° Les membres du Suprême Conseil avaient. depuis la Consulte de 1758, une indemnité d'entretien ; nous n'en avons pas trouvé le chiffre, mais il est fort probable qu'il ne dépassait pas 1.000 francs par an ; 3° Les Magistrats provinciaux et autres juges avaient un lant pour cent sur les affaires qu'ils jugeaient, ainsi qu'il était d'usage sous l'ancien régime ; 4° Arrighi dit que les membres des Consultes avaient une livre par jour pendant la durée des sessions.
5° Les intendants des finances avaient le H p. o sur leurs ren- trées (Consulte de 1762, Bull., t. 68, p. 65). Il est probable que les intendants généraux avaient au moins autant ; 6° Les milices n'étaient pas payées pendant les trois premiers jours de leur convocation ; puis les fusiliers recevaient 8 sous par jour, sauf s'ils restaient dans leur pièves.
Celui du général et du Suprême Conseil était fait directement par la Consulte : elle déléguait au sindicat celui des autres agents de l'Etat. Nous étudierons maintenant le sindicat.
CHAPITRE II
Le Sindicat.
Le sindicat avait été institué par la diète de 1755. il était composé de quatre personnages nommés par la Consulte. Le texte dit (App. 1 in fine) que les fonctionnaires étaient contrôlés par un sindicat composé de quatre citoyens nommés par la diète en compagnie du général. Faut-il comprendre que ces quatre citoyens étaient élus « par la Diète en même temps que par le général » (ce qui signifierait que celui-ci devait donner son assentiment au choix de la Consulte pour le valider)? Ne faut-il pas plutôt comprendre que les fonctionnaires étaient contrôlés par le sindicat (élu par la diète) accompagné du général? Quoi qu'il en soit il résulte des lettres de Paoli que presque toujours il fit partie du sindicat qu'il présidait.
C'était une sorte de commission d'enquête permanente ayant pouvoir de réformation des actes accomplis et des jugements rendus par tous les fonctionnaires ou les juges. Elle faisait le tour de l'île, écoutait
les réclamations et les observations de tous les citoyens et rendait des sentences sans appel. Paoli écrit, le 10 décembre 1758, aux magistrats de Balagne : « Les décrets des membres du sindicat ne sont pas « susceptibles d'appel, ainsi qu'il a été décidé par le « congrès de San Pietro. Ceux qui se trouvent lésés « par leurs décisions peuvent seulement, par voie de « recours, nous présenter leurs instances (1) ».
Le recours au Conseil d'Etat était donc seul ouvert contre ses décisions, mais assurément celui-ci n'avait pas le pouvoir de les annuler; tout au plus pouvait-il, si son opinion différait de celle des membres du sindicat, en référer à la plus prochaine consulte ; il ne serait pas logique de supposer qu'il ait eu en cela un pouvoir supérieur à celui du siudicat puisque ses propres actes étaient soumis à la réformation de ces délégués du pouvoir souverain.
Ainsi donc les membres du sindicat sont investis d'un véritable pouvoir dictatorial : devant eux toute autorité légalement constituée s'incline et disparaît.
La Constitution a créé des fonctionnaires soumis à des règlements et à des chefs relevant de la nation, a établi des tribunaux qui, nous le verrons, sont l'éma
(1) « i decreti dei signori sindaci, siccome tu stabilito dal Congresso di San Pietro, loro Signori sanno che sono inappellabili, e solamente per via di ricorso potrebbero quelli che se ne tengono gravati presentarci le loro istanze. » Bull., t. 12, p. 290, -
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nation plus ou moins directe du peuple lui-même : elle a fixé des règles de compétence et d'appel. Et voilà que ce sindicat est délégué par la nation elle-même pour se transporter de village en village, écouter les mécontents impatients de supporter toute autorité même légitime, et encourager pour ainsi dire, par sa présence, la résistance à la loi et à la justice l Le sindicat eût pu être en effet une cause de troubles et d'anarchie, aussi bien qu'il eût été entre les mains d'un chef autoritaire et tyrannique une arme redoutable d'oppression et d'injustice. Mais, nous le savons, les institutions valent beaucoup par la manière dont on les applique. De plus, tel rouage incompréhensible dans tel pays sera tans tel autre, suivant son état social, une cause de calme et de prospérité. Le sindicat, inutile ou dangereux dans la plupart des pays habitués au règne de la justice et à l'obéissance à la loi, fut en Corse, à cette époque, une institution répondant à un véritable besoin public. Il importait, en effet, de persuader à ce malheureux peuple, si longtemps opprimé, que les jours des iniquités génoises étaient écoulés, et d'asseoir cette démocratie naissante sur le culte de la Justice et de la Vertu sans laquelle elle eût sombré dans les déchirements et l'anarchie : « Il faut, disait Paoli, que notre administration res« semble à une maison de cristal où chacun puisse « voir ce qui se passe. Toute obscurité mystérieuse « favorise l'arbitraire du pouvoir et entretient la
« méfiance du peuple (1). » Heureuses dispositions chez un chef de gouvernement sans lesquelles trop souvent la démocratie risque fort de n'être plus qu'une caricature de l'absolutisme !
Tous les auteurs louent la modération et l'esprit, de justice qui anima toujours ces sortes de « missi dominici ». Pommereul lui-même est obligé de reconnaître qu'il eut une influence énorme et bienfaisante sur la pacification des esprits et sur le maintien en Corse entre les patriotes d'une union qu'on n'avait peut-être jamais connue dans ce pays. Paoli gagnait la confiance et le cœur de tous ceux qui l'approchaient et sa magistrature de chef du sindicat était toute pleine d'une paternelle affection pour les plaignants. Par la douceur et la persuasion, il les amenait à reconnaître leurs torts et calmait les plus irrités. C'est ainsi qu'il emporta l'admiration de Boswell dans la tournée que le célèbre biographe fit avec lui dans l'île. Cette institution du sindicat doit être en effet approuvée sans réserves ; trop longtemps le peuple corse avait souffert des abus de la partialité d'une magistrature vénale ; depuis trop longtemps les citoyens s'étaient habitués à ne voir que dans leur propre force la sauvegarde de leurs droits. Il fallait les rassurer, ramener à la soumission aux lois civiles ces cœurs prompts à la colère pour qui la justice des hommes n'avait jamais été qu'une mons-
(1) Jacobi.
trueuse dérision ; il fallait détruire en eux cette conviction que la vengeance est un devoir et un honneur pour le fils, pour le frère, pour l'époux ; il fallait renverser toutes ces idées que leurs ancêtres leur avaient léguées avec leur sang, y substituer le respect de la loi dans l'intérêt de tous, les amener à accomplir sur l'autel de la patrie le sacrifice de leurs querelles particulières, à oublier les injures les plus cuisantes pour faire tous front, la main dans la main,contre Gênes, le tyran cruel et abhorré, la marâtre infâme souillée du sang des glorieux ancêtres et toujours maudite par les héros morts pour la patrie ! C'était une mission ardue et délicate que le grand esprit de Paoli sut concevoir et que son cœur généreux sut mener à bonne fin.
CHAPITRE III
La Junte de guerre.
Parmi les actes les plus importants des Consultes, il faut citer l'institution des Juntes de guerre. Toutes les fois que la situation devenait plus grave, soit par l'imminence d'une offensive génoise, soit par l'annonce de troubles intérieurs, pouvant mener à la décomposition du faisceau des énergies nationales, la Consulte ordonnait la formation d'une Junte dont elle désignait les membres : ce n'était plus une magistrature de paix et de concorde, c'était une sorte de cour prévôtale munie des pouvoirs les plus étendus, chargée de juger tous ceux qui avaient des intelligences avec l'ennemi et de les condamner avec la plus grande sévérité : elle faisait exécuter ses sentences immédiatement, sauf la peine de mort qui ne pouvait être définitive qu'avec l'assentiment du Suprême Conseil. La Junte se rendait dans les localités où étaient signalés les perturbateurs de la paix publique et y exerçait sa justice sommaire.
Les Consultes de 1762, de 1764 et de 1768 en établirent:
ses membres étaient nommés directement par elles lorsqu'elles n'en déléguaient pas le choix au Suprême Conseil. Voici les instructions données à la Junte par le Conseil d'Etat : « Votre but sera d'examiner la conduite et les démarches des habitants de la Province et d'avoir l'œil sur ceux qui sont suspects de tenir correspondance et d'avoir des relations avec les agents de la République dans les places fortes. Une fois le délit constaté vous ouvrirez immédiatement la procédure contre le délinquant. Si la faute commise doit être punie de mort, vous conduirez le procès et nous en enverrez la rela tion, avec votre voix consultative sur l'issue à lui donner. Si la peine n'est pas capitale, vous pourrez continuer jusqu'à la sentence finale, tout en nous envoyant la copie du procès et de votre sentence.
« Si dans l'exercice de vos fonctions vous avez besoin de la force publique, vous devrez vous adresser aux magistrats provinciaux ou aux chefs de guerre (1). »
(1) « Oggetti di questi Signori sara esaininar la condotta e li andamenti di ciascheduno nella Provincia ed aver l'occhio sopra a quelli che sono sospetti di tener carteggi ed aver maneggi con li ministri della Republica vie presidii. A misura del delitto eglino dovranno procedere contro il délinquente. Ne casi che il delitto sia di morte, arrestato il reo dovranno farne il processo e col loro voto consultivo a noi mandarlo. Né casi che la pena non sia capitale, avranno facoltà di procedere fino alla sentenza finale,
Tous les détenteurs de l'autorité publique, magistrats provinciaux, commissaires de pièves, capitaines d'armes devaient obtempérer aux réquisitions de la Junte pour l'exécution de ses sentences. Les peines auxquelles elle condamnait le plus souvent étaient la prison pour ceux sur qui elle pouvait mettre la main, la dévastation ou la confiscation des biens pour ceux qui cherchaient dans les places fortes ou auprès du gonvernement Génois un asile sûr et parfois même des récompenses (1).
La Junte opérait aussi contre les bandits et ordonnait à cet effet de véritables expéditions de 50 et même de 100 hommes. Dans ces cas elle donnait des ordres à la force armée soit directement, soit par l'intermédiaire du général (2).
Son autorité était souveraine. Paoli écrit le 7 juillet 1762, à propos d'un ordre de la Junte que lui-même n'approuvait pas : « Les paysans d'ici se plaignent de la dernière décision de la Junte ; mais je n'ai pu la révoquer n'ayant pas autorité pour cela (3). » ,<,.
4 t 1 ;..
mandando perô a noi copia tanto del processo che della sentenz\::: Avendo hisogna di foeza nell' esercizio del loro impiego, dovrann\
implorare il braccio del Magistrato della provincia e cosi di capi di guerra. i Bull., t. 13, p. 151.
(li Voy. décisions des Consultes de 1757 et de 1762, Bull., t. 60, p. 184, et t. 68, p. 43.
(2) Bull., t. 16, p. 325, 329, 335.
(3) « Codesti paesani si lamentano dell' ordine della giunta ; io non ho potuto rivocarlo non avendotale autorita.» Bull., t.16, p. 37.
On peut faire à la Junte les reproches que l'on adresse d'habitude à toutes les juridictions d'exception dont la justice est forcément sommaire et présente peu de garanties d'impartialité. On regrette de les voir investies d'une autorité extra-légale dont elles peuvent d'autant plus abuser qu'on la leur confère à un moment où les esprits sont excités, les passions surchauffées par les luttes intestines, plus cruelles peut-être parfois que les luttes contre l'étranger.
A cela on répond que tous les gouvernements, même les plus justes et les plus libéraux, peuvent avoir besoin, pour défendre la sûreté de l'Etat, d'employer, dans des moments troublés, des procédés extraordinaires de répression qui pour être efficace doit être prompte ; ainsi on tue dans l'œuf, pour ainsi dire, des causes de troubles intérieurs qui, s'ils avaient vu le jour, auraient entraîné pour leurs auteurs des calamités plus grandes et plus nombreuses que celles qui, en s'y prenant plus tôt, n'atteignent que quelques individus. On dit aussi que parfois il est nécessaire de frapper l'esprit public par des actes énergiques sans lesquels l'autorité gouvernementale serait ébranlée et affaiblie.
Il ne semble pas que les Juntes corses de 1755 à 1768 aient commis de très grands excès. Celle de 1764, qui était chargée d'arrêter Abbatucci coupable d'amitié pour les Français, fut assiégée par lui au couvent d'Istria en août 1764. Cinq de ses membres (sur six
qu'elle comprenait) furent faits prisonniers : il est assez probable qu'ils n'avaient pas semé la terreur dans la région, car ils furent relâchés avec l'assentiment des amis et des parents d'Abbatucci que celui-ci avait convoqués ; on n'exigea pas d'eux autre chose que le serment de ne plus faire partie de cette Junte.
Quoi qu'il en soit, on ne saurait approuver l'institution de pareils tribunaux d'exception. On ne peut que montrer les circonstances qui atténuent l'outrage infligé par eux à la justice et à la liberté. La Junte n'était pas un procédé normal de gouvernement : on n'en parlait pas dans la Constitution de Corte de 1755 ; mais elle était un peu dans les traditions du pays qui l'avait employée plus d'une fois avec une extrême sévérité dans des moments où la nation croyait devoir écraser ceux qui, dans son sein, se levaient contre la patrie et essayaient de l'empêcher de secouer le joug odieux de la République.
A côté des Juntes, on doit indiquer que les Consultes prirent parfois des mesures d'une extrême rigueur. Celle de Pietralba, du 5 novembre 1756, défend de correspondre avec les places fortes (occupées par les Français), même par lettre, et punit de la dévastation des biens ceux qui quitteraient la Corse sans autorisation du Suprême Conseil (1). Celle d'Orezza, du
(1) Bull., t. 60, p. 170 et s.
18 avril 1757, défend sous peine de mort de se rendre à Bastia, Padolella et San Pellegrino où ont lieu les armements des successeurs de Matra : elle ordonne la même peine contre ceux qui dans leurs paroles prendraient la défense des rebelles (1).
(1) IJull., t. 60, p. 185.
CHAPITRE IV
Les Consultes partielles.
Il n'y eut pas seulement des Consultes générales en Corse, de 1755 à 1769. La Constitution de 1755 (1) avait donné au général le droit de convoquer des Consultes provinciales ou partielles : il en usa, autant pour ménager les susceptibilités de régionalisme (2) que pour apporter aux peuples des paroles et des actes d'apaisement et de concorde. Quelques pièves n'avaient pas ou presque pas été représentées à la Consulte générale de 1775, soit à cause de leur éloignement du lieu de réunion, soit à cause de la crainte des Génois qui occupaient leurs territoires, soit par une certaine défiance à l'égard du nouveau gouvernement. Paoli les invitait alors spécialement à envoyer
(1) App. 1.
(2) Voir plus haut p. 29 et s.
des délégués dans une Assemblée qui serait composée exclusivement de membres d'une ou deux provinces déterminées : de la sorte, il obtenait plus facilement le concours des délégués. C'est ainsi que le 23 novembre 1756 il convoque à Corte ceux du delà des monts qui boudaient un peu le gouvernement de Corte.
En 1756, 1757 et 1758, il fit ainsi le tour de l'île, convoquant dans les chefs-lieux de provinces ou autres localités importantes tous ceux que le peuple avait élus ; il écoutait leurs vœux, les invitait à les mûrir et à les discuter entre eux et habituait ainsi le peuple à savoir rechercher lui-même son intérêt et celui de sa patrie et à se gouverner sainement.
Il disait à Boswell : Quand parfois des paysans viennent, dans mes tournées, me demander de leur désigner celui qui est le plus apte à remplir telle ou telle charge et qu'il faut y élire, je leur réponds : « Mes amis, voyez vous-mêmes ; vous connaissez les candidats puisqu'ils vivent au milieu de vous ; demandez-vous quel est celui qui a le plus l'amour de la justice et de la patrie, et élisez celui-là. »
Quoique ces Consultes n'eussent aucun pouvoir législatif ou constituant, plus d'une fois elles décidèrent certaines mesures qui furent appliquées dans leur province. En tout cas, toujours ou presque toujours on y faisait le choix des magistrats provinciaux.
Ces Consultes, très fréquentes au début, devinrent
beaucoup plus rares et même exceptionnelles à partir de 1764 (1).
(1) Voici l'énumération des Consultes partielles dont nous avons trouvé trace dans Rossi, Cambiaggi, Pommereul, etc.
25 novembre 1755, à Oletta.
2 décembre 1755. à San-Pietro.
5 novembre 1756, à Pietralba.
23 novembre (756, à Corte (pour les provinces de l'au-delà).
21 juin 1757, en Casinca.
20 décembre 1757, à Sari.
24 décembre 1757, à Olmeto.
12 mars 1758, à la Porta di Ampugnani.
19 août 1759, à Corte (pour les provinces de l'au-delà).
TITRE IV
LE POUVOIR JUDICIAIRE
Le soin de rendre la justice était confié à trois degrés de juridictions, dont chacune jugeait sans appel dans certains procès.
Les Podestats et Pères du Commun. — Au bas de l'échelle se trouvaient les Podestats et Pères du Commun. Chaque paroisse élisait pour un an, à la pluralité des suffrages (1) un Podestat et deux Pères du Commun. Ils étaient véritablement, à eux trois, les vrais pères de la communauté, chargés de veiller à ses intérêts et de maintenir parmi ses membres l'union et la bonne harmonie. En tant que magistrats, ils jugeaient
(1) Quelques auteurs disent que les chefs de famille seuls étaient électeurs, d'autres que tous ceux qui étaient soldats (faisant partie des milices) l'étaient aussi : c'est cette dernière opinion qui paraît la plus rationnelle.
en dernier ressort les causes ne dépassant pas trente francs ; le podestat siégeait seul dans celles qui étaient inférieures à dix francs.
Magistrats provinciaux. — Le second degré de juridiction était constitué par les Magistrats provinciaux. Ceux-ci étaient en principe désignés par la Consulte dans la forme que nous avons déjà indiquée, c'est-a-dire par les représentants du peuple de chaque paroisse. Le tribunal était composé d'un président et d'un ou de deux juges (presque toujours deux juges) et d'un auditeur remplissant les fonctions de ministère public. Celui-ci paraît avoir été nommé directement par le Suprême Conseil. Les Magistrats provinciaux jugeaient sans appel jusqu'à concurrence de cent francs. Ils étaient élus pour un an ; au début cependant, dans les nombreuses Consultes partielles qui eurent lieu, on ne manqua jamais de nommer le tribunal provincial, dont les fonction's durèrent, bien des fois tantôt plus, tantôt moins d'un an.
La Rote civile. — Au-dessus d'eux était la Rote civile ou tribunal suprême de revision des jugements, composé de trois docteurs nommés par le Suprême Conseil. Sa création fut décidée dans la Consulte de 1755. Elle jugeait sans appel dans tous les procès civils (sauf naturellement le contrôle éventuel du sindicat). La Rote fut supprimée, semble-t-il, à deux reprises ; mais elle fut définitivement rétablie en 1763,
ainsi que le prescrivit la Consulte de cette année (1).
La justice criminelle. — Les mêmes tribunaux étaient juges au criminel. C'étaient les capitaines d'armes dans les paroisses qui, sous les ordres des commissaires des pièves et des magistrats provinciaux devaient faire arrêter les délinquants et les livrer à la justice. C'étaient eux aussi qui devaient prêter l'appui de leur bras pour l'exécution des sentences depuis celles des Podestats jusqu'à celles de la Rote.
Réformes judiciaires. — Paoli préparait une revision des statuts civils et criminels de la Corse ; ceux qui étaient en vigueur dataient de deux siècles. Mais il eût fallu pour cette œuvre de longue haleine un calme intérieur et une sereine tranquillité qui manquaient à ce jeune gouvernement en butte aux haines et aux convoitises sous lesquelles il allait succomber. Mais du moins la Consulte put-elle apporter à la procédure de grandes simplifications ; entre autres choses, elle désira hâter les solutions des procès : dès 1755 elle prescrivit aux Podestats de rendre leurs sentences dans un délai maximum de 12 jours pour des affaires déterminées dites « très sommaires » [10 francs et au dessous, ventes de denrées, paiements de travaux exécutés, salaires des ouvriers]. Les autres procès devaient être terminés en six mois. La Consulte essaya aussi de mettre de l'ordre dans la tenue des Livres des gref-
(1) Bull., t. 68, p. 109.
fiers et des notaires. Les uns et les autres étaient nommés par le gouvernement. On prescrivit aux premiers de tenir correctement leurs registres au jour le jour et les magistrats furent invités à exercer à ce sujet une active surveillance ; aux seconds, la Consulte de 1758 ordonna de présenter chaque trois mois les minutes de leurs actes. Celle de 1765 décida qu'ils ne pourraient être nommés notaires qu'après avoir subi pendant un an les cours de l'Université de Corte et avoir été examinés et agréés par les auditeurs de la Rote (1).
Notons aussi l'adoption du papier timbré dans toute l'île à la suite de la Consulte de 1762 (2).
L'indépendance du pouvoir judiciaire. - Cette magistrature jouissait ainsi d'une grande indépendance : le Suprême Conseil n'avait aucune autorité sur la magistrature moyenne et inférieure, puisqu'elle était l'émanation du peuple, directe avec les Podestats et Pères du Commun, indirecte avec les magistrats provinciaux. Les membres de la Rote, il est vrai étaient nommés par le Conseil d'Etat ; mais comme ils se trouvaient aux plus hauts échelons de la hiérarchie judiciaire, et qu'ils étaient inamovibles, ils étaient vraiment indépendants. L'inamovibilité soustrait évidemment en partie un magistrat à l'influence gouvernementale, mais lorsque leur avancement est entre les
(1) Bull., t. 68. p. -244.
(2) Bull., t. 68, p. 26.
mains de l'exécutif, plus d'un sera docile aux suggestions ou aux sollicitations des gouvernants dont la récompense viendra bientôt sous la forme d'un avancement plus ou moins brillant. Avec l'élection pareil danger n'est pas à craindre. On peut redouter d'avoir des juges moins compétents parce qu'ils ne sont pas des professionnels et parce que l'instabilité de la situation d'un juge soumis à la réélection peut éloigner les meilleurs sujets ; mais en Corse et à l'époque dont nous parlons, point n'était besoin d'une science approfondie pour rendre la justice ; du travail, du bon sens et un sincère sentiment du devoir suffisaient toujours à départager les plaideurs. D'ailleurs Montesquieu n'at-il pas écrit: « le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il confie une partie de son autorité (1). »
Ajoutons que la Consulte de 1760, à la suite de l'impulsion donnée au commerce et à la marine, créa un tribunal de santé maritime composé de un président et de quatre conseillers ; ils étaient chargés de délivrer des lettres de marque aux navires nationaux et de juger les affaires ayant trait au commerce maritime. On les chargea ensuite de la validation des prises faites sur les Génois et des contestations relatives à leur répartition.
(1) Esprit des Lois, liv. Il, chap. 2.
TITRE V
AUTRES SERVICES PUBLICS
a) Les Finances.
L'administration des finances était des plus simplifiées ; l'intérieur du pays qui échappait aux Génois était d'une extrême pauvreté et il n'y avait pas ou presque pas d'impôts. Aussi les revenus de l'Etat étaient-ils fort modiques, ils se composaient de : 1° Le revenu du sel qui était monopolisé par l'Etat ; 2° La vente du papier timbré, depuis 1762 ; 3° Les revenus de l'imprimerie qui avait été fondée à Çervione et qui publiait, en même temps que les manifestes, décisions de la Consulte, les édits du Suprême Conseil et des Juntes et une Gazette du Royaume de Corse ; 4° La pêche du corail et le revenu des étangs de la côte orientale qui étaient loués (pour la pêche) à des particuliers ; 5° Les condamnations pécuniaires ; 6° Les confiscations des biens ou des revenus des ennemis ou des gens dévoués à Gênes ; 7° Le produit des impôts ; ceux-ci comprenaient: a) Un impôt fixe de deux francs par feu ; b) Une taxe proportionnelle, une fois donnée, dont le taux varia à trois reprises, semble-t-il.
Elle fut établie par la Consulte de 1762 à raison de un franc pour 1.000 francs de fortune (1).
La Consulte de 1767 établit la même taxe, mais elle en exempta ceux qui ne possédaient que 2.000 francs de fortune et ordonna que la maison où l'on habitait ne serait pas comprise dans l'évaluation de la fortune (2).
Enfin, quand il s'agit de faire face à la guerre contre la France il faut encore plus d'argent. L'Assemblée de 1768 vote une contribution de un franc pour 1.000 francs, sur les biens frugifères seulement (3).
Ces taxes paraissent n'avoir été levées qu'exceptionnellement et il n'y a pas trace qu'elles aient été payées plus d'une fois chacune ; on les ordonnait pour faire face aux dépenses nécessitées par les événements extérieurs (prise de l'île de Capraja en 1767 et guerre contre la France en 1768). Les biens d'église n'en étaient pas exempts ; la Consulte de 1768 les taxa même à 10 pour 1000 au lieu de 4 pour 1.000 (4).
(1) Bull., t. 68, p. 25.
(2) Bull., t. 68, p. 281.
(3) Plusieurs Consultes prescrivirent des exemptions totales d'impôts pour ceux qui avaient eu un père, frèreou fils mort pour la patrie.
(4) L'église nationale était très patriote dans son ensemble. Paoli s'adressa plus d'une fois à elle pour des dons gratuits et elle ne manqua jamais d'y faire droit. Quand on décida la frappe des monnaies d'argent et de billon on se servit des cloches et des calices des églises que les curés donnaient, ne conservant qu'une cloche et qu'un calice dans chaque paroisse (Cambiaggi). Le clergé fit don aussi du tabernacle de l'église de Tomino qui était en argent ciselé (Bull., t. 68, p. 72).
La plupart de ces revenus étaient employés au payement des armées, des munitions, de la troupe soldée (à partir de 1762), à la construction et à la réparation des forteresses, enfin, à tout ce qui se rapportait à la guerre et à la marine.
Les impôts et les taxes étaient levés au début par les Podestats et envoyés aux Intendants généraux des finances (au nombre de deux) ; puis la Consulte de 1762 créa dans chaque piève un sous-intendant des finances qui devint chargé des perceptions et des payements (1). Tous ces fonctionnaires étaient nommés par le Suprême Conseil dont ils recevaient des ordres et des instructions.
On se servait en Corse de monnaies italienne, française et anglaise. La Consulte de 1761 décida de faire frapper des monnaies avec les armes nationales, la tête du Maure orné du bandeau. Elle ordonna qu'elle seule serait acceptée dans les payements et institua dans chaque province et même dans la plupart des pièves des changeurs qui draineraient la monnaie étrangère et fourniraient à sa place la nouvelle. On fabriqua ainsi des pièces de cuivre de un demi-sou, de deux sous, et de quatre sous, et des pièces d'argent de dix et de vingt sous (2). On défendit sous les peines les plus
(1) Bull., t. 68, p. 66.
(2) La Bibliothèque nationale (galerie des médailles) en possède un certain nombre.
sévères à la Consulte de 1762 de les porter hors du royaume.
b) L'Université de Corte.
« La gloire, dit Voltaire, n'était pas chez lui (Paoli) celle de combattre, il était plus législateur que guerrier; son courage était dans l'esprit. » La guerre fut, en effet, pour Paoli une nécessité, mais elle n'était pas pour lui un plaisir : ce qu'il aurait préféré c'eût été le calme de la paix dans lequel il eût pu donner libre cours à tous les projets qu'il faisait pour civiliser et policer son peuple. Il dit un jour dans sa retraite qu'à côté du Paoli législateur qu'il aurait aimé être, il aurait fallu pour la Corse un Paoli guerrier. »
Depuis longtemps, il murissait l'idée de fonder en Corse une Université afin de retenir dans leur pays tous les jeunes gens des familles aisées qui allaient sur le Continent chercher les leçons de tant de maîtres éminents qui professaient en France et en Italie. Il avait déjà répandu en Corse l'instruction qui lui paraissait indispensable à un peuple libre et jaloux de se diriger sans autres conseils que ceux de sa propre raison.
Des écoles étaient déjà ouvertes dans presque tous les villages lorsque fut fondée l'Université de Corte : elle ouvrit ses portes le 3 janvier 1765 : On y enseignait d'après les statuts votés par la Consulte de 1764 : « 1° La Théologie scolastique et dogmatique où les
principes de la religion et les doctrines de l'église catholique seront expliqués avec brièveté et exactitude. Le professeur fera aussi une leçon par semaine d'histoire ecclésiastique ; 2° La Théologie morale dans laquelle on donnera les préceptes et les règles les plus certaines de la morale chrétienne, et, un jour par semaine, on fera une conférence sur un cas pratique se rapportant aux matières enseignées ; 3° Les statuts civils et canoniques où on montrera l'origine et le véritable esprit des lois pour leur meilleur usage ; 4° L'éthique, science très utile pour apprendre les règles de bien vivre et la manière de se bien guider dans les différents emplois de la société civile ; elle comprendra aussi la connaissance du droit naturel et du droit des gens ; 5° La philosophie suivant les systèmes les plus plausibles des philosophes modernes. Le professeur donnera aussi les principes de la mathématique ; 6° La rhétorique » (1).
(1) 1° La Teologia scolastico-dommatica ove i principi della religione e la dottrina della Cattolica chiesa saranno spiegati con brevità e sodezza è il professore farà altresi una lezione per settimana di storia ecclesiastica ; 2° La Teologia morale in cui si daranno i precetti e le regole più sicure della Cristiana morale e un giorno per settimana si farà la conferenza di un caso pratico relativamente aile materie nsegnate ; '-
Peu après il y eût de nouvelles créations de chaires et, en particulier, on nomma un professeur de « fisica », c'est-à-dire de sciences de la nature. Paoli assistait lui-même chaque année aux distributions des récompenses et encourageait les élèves par de fréquentes visites à l'Université. Pommereul fait le plus grand éloge des maîtres qui y enseignaient : « J'y ai connu, dit-il, des penseurs aussi sages que profonds ; j'ai vu Voltaire, Locke, Montesquieu, Helvetius, Hume et J.-J. Rousseau orner leur bibliothèque et faire leurs délices (1). »
c) Etat intérieur de la Corse sous le généralat de Paoli.
Malgré la guerre presque continuelle qui troublait le pays, la Corse connut, avant l'annexion à la France, de belles années de paix publique et de tranquillité intérieure auxquelles elle n'avait pas été habituée.
Paoli avait réussi à faire l'union de tous sous l'égide
3° Le Istitute civile e canonica ove si mostrerà l'origine e il vero spirito delle leggi per il miglior uso delle medesime ; 4° L'Etica, scienza utilissima per apprendere le regole del buon costume e la maniera di ben guidarsi nei differenti impieghi della società civile e comprenderà altresi la cognizione del diritto della natura e delle genti ; 5° La filosofia secondo i sistemi più plausibili dei moderni filosofanti e il professore darà altresi i principi della matematica ; 6° La rettorica.
Cambiaggi, t. 4, p. 106 et s.
(1) Pominereul, p. 71.
de la patrie ; les rivalités, les luttes terribles de famille à famille qui étaient devenues en Corse un état de choses permanent, diminuèrent dans des proportions énormes. La population augmenta considérablement, d'une façon qui paraît à peine croyable : à la Consulte de 1763, les curés présentèrent les registres de la population et on constata que depuis 1753 elle s'était accrue de 30.000 habitants (1).L'agriculture recevait de' la part du général des soins de tous les instants ; on nomma dans l'île deux délégués à l'agriculture chargés de veiller à ses intérêts et de régler son impulsion. Paoli introduisit en Corse la pomme de terre dont il vulgarisa la culture ; il écrit le 18 avril 1768 à son ami, le médecin florentin Cocchi : « Hier j'ai fait planter les pommes de terre. Je les mettrai en circulation en prenant soin de m'en faire servir tous les matins à ma table (2). »
L'industrie, qui n'existait pas en Corse, fut mise en honneur par l'exploitation de plusieurs mines de plomb et de cuivre. Le commerce, à la faveur de la guerre de corsaires que menait Perez contre la République, se développa avec une grande ampleur. C'est
(1) Bull., t. 68, p. 109, Arrighi, Jacobi.
(2) « leri ho fatto piantar le patate. le metterô in credito procurando averne ogni mattina alla tavola. » Bull., t. 12, p. 87..
Ses ennemis l'appelaient par dérision « generale delle patate »
pour l'augmenter que Paoli fonda le port de l'IleRousse qui devait exporter les huiles de Balagne et remplacer, pour les nationaux, les ports de Calvi et d'Algajola occupés par les Génois ou les Français.
Et aujourd'hui la petite ville de l'Ile-Rousse, la dernière venue parmi ses sœurs de Corse, mais non la moins agréable ni la moins pittoresque, s'élève blanche et gaie en face de la mer bleue et de ses rochers de granit rouge.
TITRE VI
LA CORSE & L'EUROPE SOUS LE GÉNÉRALAT DE PAOLI
CHAPITRE PREMIER
Le fonctionnpment du gouvernement corse, de 1755 a 1769.
Qu'est-ce qui avait façonné à l'égalité l'esprit public en Corse ? — Tel fut le gouvernement sous lequel prospéra la Corse pendant quatorze ans. Il avait à sa base une véritable égalité démocratique qui faisait du peuple le seul maître de disposer de lui-même : pas de castes, pas de privilèges, comme il y en avait partout à cette époque, au XVIII0 siècle ; si les débris de la féodalité n'avaient pas été extirpés afin de ne pas troubler la paix publique devant l'ennemi, ils tombaient d'euxmêmes, étouffés par la nouvelle sève d'indépendance qui circulait parmi la nation. C'était le sentiment patriotique, la longue guerre pour la liberté qui avait
ainsi façonné l'esprit public. Les paysans corses aimaient tous également cette terre de la patrie où la présence du Génois leur était une insulte et une souillure ; ils affrontaient tous également la mort pour l'émancipation de leur pays ; égaux dans le rang sur le champ de bataille, égaux dans leur ardeur à courir sus à l'ennemi, égaux aussi dans la mort vaillante et ensuite dans la gloire qui les suivra par delà le tombeau. Ils avaient tous participé à la victoire ; ils possédaient donc tous un droit égal à disposer de leur liberté, patrimoine commun. Paoli comprit nettement tout cela et bien qu'on lui eût donné le pouvoir suprême, il ne le prit pas et le laissa à la nation. Mais auparavant, il la guida et lui prépara une Constitution à l'abri de laquelle le peuple corse, quoique nouveau venu à la vie politique et sociale, puisse conserver sa liberté.
La souveraineté du peupte déléguée tout entière à la Consulte. — Le peuple était souverain ; pas de droit divin qui annihilât son pouvoir ; pas de droit d'occupation qui sanctionnât par suite d'une longue possession l'aliénation, entre les mains des descendants d'une famille, d'une charge importante déterminée, conférant tout ou partie du pouvoir souverain. Ici, le peuple est tout ; mais comme il ne lui est pas possible d'exercer lui-même son autorité, il la délègue à ses représentants qui forment la Consulte. Celle-ci n'est pas investie seulement d'un des trois pouvoirs par
l'intermédiaire desquels, selon Montesquieu, s'exerce l'action de la collectivité. Elle les a tous à la fois, car elle est le peuple, lequel est souverain. C'est elle maintenant qui va déléguer au nom du peuple tel ou tel pouvoir à tel ou tel rouage, au Conseil d Etat et au général l'exécutif, aux magistrats provinciaux et aux podestats (élus cependant par le peuple) le pouvoir judiciaire : elle se réservera à elle-même le pouvoir législatif. Ces délégations que fait la Consulte ne sont que temporaires et valables seulement en dehors de ses sessions. Quand elle les ouvre, elle reprend tous les pouvoirs. Il faut donc se faire cette conception d'une Assemblée représentant le peuple dans toute la pléni- tude de son pouvoir, qui le conserve réellement tout entier pendant trois ou quatre jours par an et qui, pour le reste du temps, en délègue deux importantes portions à des corps déterminés et suspend l'autre qui ne se trouve ainsi effectivement exercée qu'exceptionnellement (1).
(1 ) Cette conception est en tous points analogue à celle de la constitution bernoise de 1831, que M. Barthélémy expose brièvement en ces termes : Le peuple est souverain (art. 3), mais la Constitution est basée sur l'idée de représentation ; le peuple est encore considéré comme ne pouvant exercer directement sa souveraineté, il la délègue au grand Conseil : « La souveraineté est exercée constitutionnellement par le grand Conseil comme représentant du peuple. » Mais à son tour, le grand Conseil ne peut exercer lui-même tous les attributs de la souveraineté, il doit en déléguer quelques-uns à d'autres
Il semble qu'il devait ainsi régner dans l'Etat la tyrannie d'une assemblée plus chaotique, souvent aussi cruelle et plus insupportable que celle d'un homme. Mais il n'en était rien car l'extrême brièveté des sessions et leur rareté ne permettaient pas à la Consulte l'abus du pouvoir souverain ; elles ne lui laissaient qu'un bienfaisant rôle de surveillance qui était un stimulant pour tous tandis que son droit de diriger dans les grandes lignes les affaires de la nation assurait suffisamment la liberté du Peuple.
Etudions de plus près le fonctionnement de cc gouvernement en envisageant successivement les trois pouvoirs (et leur action réciproque) qu'on a l'habitude de distinguer dans l'exercice des fonctions de l'Etat.
Le pouvoir législatif. — Le pouvoir législatif appartenait à la Consulte ; celle-ci avait seule le pouvoir de faire des lois de sorte qu'en dehors de ses sessions (3 ou 4 jours par an) le pouvoir législatif était suspendu (l). Il n'y avait pas à cela d'inconvénient : il faut en effet se souvenir que nous nous occupons ici d'un petit Etat du XVIIIe siècle dont la vie sociale et
organes : « Le grand Conseil délègue au petit Conseil le pouvoir nécessaire en vue d'assurer l'exécution des lois. »
Barthélémy, Le rôle du pouvoir exécutif dans les Républiques modernes, p. 257 Voy. aussi même ouvrage, p. 239 et 240.
(1) De même dans les cantons démocratiques de la Suisse la Landesgemeinde ne siège pas plus longtemps, un jour par an d'après la Constitution d'Appenzel.
législative était infiniment moins complexe que ne l'est celle d'un Etat du xx" siècle. La Corse il est vrai avait besoin de s'organiser, de tout refaire chez elle ; mais elle ne crut pas devoir y songer sérieusement tant que dureraient les préoccupations, que l'avenir montra bien n'avoir été que trop légitimes, de l'indépendance nationale. Il est probable que si la paix avait été assurée l'action législative aurait été réglée autrement. Remarquons aussi que, même de nos jours, une bonne partie des travaux parlementaires dans les Républiques ou les monarchies constitutionnelles est employée à la discussion des actes de l'exécutif sous forme de questions et d'interpellations.
Action de l'exécutif sur le législatif. — D'ailleurs la Consulte avait elle-même limité son droit de légiférer; elle avait donné à l'exécutif le droit de suspendre pendant un an l'application de là loi. Cette prérogative du général et du Suprême Conseil ne fut acceptée que difficilement par l'Assemblée du peuple (1) : elle était en effet en opposition formelle avec la nature même de la Consulte dont l'opinion est la volonté de la nation, quoique exprimée par la voie d'un référendum raccourci. D'ailleurs nous n'avons trouvé ni dans les lettres de Paoli ni dans les résolutions des Consultes aucune trace d'une application quelconque de ce droit de veto.
(1) Voir plus haut. p. 41 et s.
Le Conseil d'Etat avait une part au pouvoir législatif qui pratiquement fut beaucoup plus efficace que le droit de veto ; c'était celui de proposition des lois qu'il partageait avec l'Assemblée. Cela était parfaitement logique. Celui qui a la charge de l'exécution des lois est bien le mieux placé pour en connaître les points faibles et pour en proposer fermement les modifications. Dans certaines constitutions où la séparation des pouvoirs a été admise à priori comme un acte de foi, comme un dogme intangible, l'exécutif a le droit de signaler les défectuosités d'une loi, sans avoir celui d'apporter un projet destiné à la remplacer.
Mais, dans ce cas, les bienfaits de son expérience sont à peu près perdus car il ne se trouve pas toujours dans l'assemblé e quelqu'un pour confectionner et défendre devant elle le projet dont le gouvernement aura indiqué la nécessité.
Action du législatif sur l'exécutif. — Le pouvoir législatif avait de son côté une influence décisive sur l'exécutif puisqu'il avait la nomination des membres du Conseil d'Etat, souvent renouvelés, le droit de destituer à son gré le général et celui de contrôler leurs actes ou de les faire contrôler par le sindicat.
Cela eût assurément paru une hérésie à Montesquieu, pour qui la séparation complète des pouvoirs était un credo immuable au point qu'il en était arrivé à voir cette séparation même dans le gouvernement anglais où elle n'avait pas lieu. Cependant les habitudes des
gouvernements parlementaires ou démocratiques actuels contredisent cette opinion.Déjà au XVlllC siècle,au moment où l'Esprit des lois était publié, si la Couronne avait en Grande-Bretagne le choix des ministres, elle n'avait plus celui de la politique à suivre, et la responsabilité du gouvernement de cabinet était nettement observée. Actuellement, par le choix du leader des deux grands partis, c'est bien la Chambre des Communes qui, chez nos voisins d'Outre-Manche, désigne le premier ministre. Elle influe aussi sur la désignation des titulaires des autres portefeuilles à tel point que M. Bagehot a pu écrire en parlant du cabinet anglais: « Le corps législatif a plusieurs commissions, mais celle-là est la plus grande ». En France à l'heure actuelle, le Président de la République choisit à son gré le chef du cabinet parmi les membres de la majorité parlementaire, mais le plus souvent cette désignation est celle que l'opinion des Chambres indique à notre premier magistrat. En Suisse l'exécutif de la Confédération est nommé directement par le Conseil législatif (1). Aux Etats-Unis, il est vrai, et dans beaucoup de républiques américaines qui ont calqué leur constitution sur celle de leur grande sœur du Nord,
(1) Il faut ajouter cependant que l'élection plébiscitaire du conseil fédéral a été énergiquement réclamée et que depuis peu la plupart des cantons suisses ont adopté pour leur propre gouvernement l'élection directe par le peuple. Voy. Barthélémy, ouvrage déjà cité, p. 330 et 331.
le pouvoir exécutif est complètement séparé du législatif ; les ministres sont nommés par le Président seul, qui les révoque à son gré ; ils n'ont aucune responsabilité devant les Chambres. Mais cet exemple est unique dans les Etats constitutionnels modernes.
La tendance et au contraire vers l'influence croissante du Parlement dans la désignation des ministres.
Le sindicat aurait pu contrôler à chaque instant et même annuler les décisions du Suprême Conseil ; s'il avait usé de ce droit, il aurait créé une dangereuse dualité de puissance ; à côté du pouvoir régulier il aurait été une sorte de comité de salut public n'ayant pas la responsabilité du pouvoir et possédant pourtant le droit d'entraver la marche des affaires de l'Etat.
La situation aurait été pire encore que si la Consulte avait siégé en permanence, concentrant en elle tous les pouvoirs. C'eût été l'anarchie se manifestant par des coups d'état de l'exécutif sur le sindicat et réciproquement, à moins que ce n'eût été la tyrannie odieuse des délégués de l'Assemblée, car ceux-ci ayant par leur origine même la plénitude du pouvoir n'auraient rencontré devant eux aucun obstacle régulateur de leur action.
« Car, comme le dit Montesquieu, tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites., pour qu'on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des
choses le pouvoir arrête le pouvoir » (1). Ainsi, sous la Révolution, le Comité de Salut Public exerça pendant plus d'un an un pouvoir illimité annihilant autour de lui toute action qui n'émanait pas de lui. Les Ministres n'étaient plus que des secrétaires : le vrai ministère était le Comité, avec pour président du Conseil, Danton, du 6 avril au 10 juillet 1793, et Robespierre du 10juillet 1793, jusqu'au 9 thermidor 1794. Fort heureusement, il n'en fut pas ainsi en Corse ; le Sindicat ne s'occupa jamais du Pouvoir exécutif et celui-ci, tout en restant sous le contrôle des représentants du peuple avait assez de liberté pour pouvoir être utile au pays. S'il recevait du peuple des conseils et l'impulsion directrice, il avait pendant un an la possibilité de se diriger, dans une certaine mesure, suivant ses propres inspirations.
Le rôle du Général. — Et puis, si les membres du Conseil d'État restaient peu de temps en fonctions, le général était, quoique révocable, nommé à vie. Il formait ainsi dans l'édifice gouvernemental la base solide et immuable sur laquelle tout reposait. Il maintenait l'esprit de suite dans les méthodes de gouvernement du Conseil d'État ; il lui donnait de la force et de l'unité.
Et cependant, il ne pouvait acquérir une autorité tyrannique. Chaque année quand ce ne fut pas à des intervalles plus rapprochés, ses collaborateurs furent changés par la Consulte ; ils représentaient ainsi une véritable
(1) Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XI. chap. 50.
force morale, la volonté récente du peuple que Paoli ne pouvait ni négliger ni annihiler. On eut bien raison de ne pas le faire désigner autrement que ses collègues et de ne pas lui faire tenir directement du peuple son pouvoir. Il aurait été alors une force trop puissante qu'on eût pu difficilement contrebalancer. Dans un gouvernement où il y a une importante et réciproque pénétration des pouvoirs, il n'est pas possible, si on veut rester libres, de faire tenir du peuple même la délégation du Pouvoir exécutif. Un seul homme désigné par la nation tout entière est plus fort qu'un grand nombre d'autres désignés séparément par des portions du peuple, parce que sa volonté est une et résolue tandis que celle de nombreux élus est souvent imprécise, mal dirigée et inhabile à se bien dégager. Quand en France on a négligé ces vérités on est allé à la dictature (1).
(1) L'exemple des Etats-Unis, qui connaissent depuis longtemps un régime de liberté avec un pouvoir exécutif cependant très fort et élu par le peuple (quoique à un suffrage à deux degrés), paraît exceptionnel. Notons d'abord que, transporté aux autres républiques américaines, il y a produit presque continuellement l'anarchie ou la dictature. Nous dirons avec M. Barthélémy : « Si ce système n'a pas produit aux Etats-Unis tous les inconvénients qui en accompagneraient certainement le transport dans un autre milieu, c'est que les dangers en sont neutralisés, d'abord par l'absence de prétendant, mais surtout par les incomparables habitudes de liberté, par les traditions de « self government » du peuple américain, par sa soumission scrupuleuse au droit venant, dit Micey, des notions légales du « common law », c'est-à-dire du
Il est vrai de dire, d'autre part, que le pouvoir de révocation que la Consulte avait sur le général aurait pu être à chaque instant une cause de troubles et de flottements dans la marche du gouvernement. N'auraitil pas mieux valu l'élire définitivement pour un nombre d'années déterminées, quatre par exemple ? Il est assez probable que Paoli ne voulut pas faire adopter une mesure qui aurait pu paraître à quelques-uns restrictive de la souveraineté du peuple dont une parcelle aurait été aliénée irrévocablement pour quelques années.
Quoi qu'il en soit, il est à l'honneur, autant du général que de l'esprit public de la nation, que pendant quatorze ans ils aient pu rester en communion d'idées, sans heurts, sans troubles, sans méfiances réciproques : l'ardent amour de tous pour la Patrie et la Liberté pouvaient seuls atteindre ce résultat.
Le pouvoir judiciaire. — Le pouvoir judiciaire était, comme nous l'avons déjà dit, en fait indépendant de l'exécutif et du législatif; indépendant du premier par son mode de nomination ; indépendant du second puisque l'action du sindicat fut bienfaisante, juste et non tyrannique. Les juges relevaient à la vérité du pouvoir exécutif en tant qu'administrateurs de leur province ou de leur paroisse; mais on ne saurait tirer grief de cet état de choses dont les anciens juges de
système de droit le plus légal du monde ». Barthélémy, ouvrage déjà cité, p. 235.
paix anglais nous offrent un exemple. D'ailleurs la séparation de la justice et de l'administration est bien souvent pour les petits Etats, dont les rouages sont moins complexes que ceux des grands, un luxe qu'ils ne peuvent pas se payer..
Ce qu'on peut penser de cette constitution. — Il n'y avait pas dans cette constitution de séparation complète des pouvoirs. La Consulte à qui était réservé l'exercice du législatif était souveraine puisqu'elle était l'élue du peuple, et que eelui-ci ne lui avait pas donné un mandat limité comme il le donne dans certaines constitutions au Président de la République par exemple qui a l'Exécutif, ou à des Parlements qui n'auraient que le Législatif. Ici la Consulte est investie par le peuple de tous les pouvoirs ; elle a la pleine souveraineté. Il en serait résulté un pouvoir dictatorial et l'obscurcissement de la liberté si la Consulte eût été permanente. Mais l'extrême brièveté de ses sessions la rendait inoffensive, elle lui permettait toutefois d'assurer le respect des droits du peuple par la nomination de l'exécutif, la sanction de ses actes et les ordres qu'elle pouvait lui donner.
Quant au Sindicat et à la Junte dont les moyens étaient si différents, puisque le premier apportait la paix et que l'autre amenait avec lui tout l'attirail de la guerre, nous les jugerions sévèrement, si nous ne pensions qu'ils n'étaient que des institutions provisoires, nées des circonstances, destinées à disparaître avec elles.
Ils ne pouvaient pas changer le caractère libéral et démocratique de cette Constitution qui attira, sur la Corse et sur Paoli, l'attention et l'admiration de tout le monde civilisé. Il ne faut pas oublier en effet que nous n'étions encore qu'au milieu du XVIIIe siècle et que si les philosophes et les encyclopédistes avaient jeté dans la circulation des idées nouvelles , grosses de conséquences et de menaces, l'Europe n'avait guère marché dans la voie des réformes politiques et libérales, ainsi que nous allons le montrer dans le rallidQ aperçu qui suit.
CHAPITRE Il
Etat de l'Europe vers 1755.
Naples. — A Naples où l'esprit de Paoli avait été formé, les Bourbons exerçaient leur pouvoir absolu ; dans cet important royaume, le plus grand des Etats italiens, la féodalité avait conservé une puissance qui presque partout ailleurs en Europe avait été annihilée depuis longtemps : les privilèges et les immunités ecclésiastiques n'avaient rien perdu de leur nombre et de leur importance et augmentaient encore l'inégalité entre les sujets du roi Charles III. Malgré tout le zèle réformateur du célèbre Tanucci, Naples était en retard de deux ou trois siècles sur la plupart des Etats de l'Europe.
Le Saint-Siège. — Les États du pape étaient parmi les plus mal administrés de toute l'Europe ; il n'y avait ni industrie, ni commerce : la foule de prêtres qui gravitaient autour de la Curie romaine formaient tout l'État; le peuple ne comptait pas et songeait d'autant moins à se plaindre que le Saint-Père allégeait
le plus possible les impôts, trouvant de suffisants bénéfices dans la vénalité d'une grande quantité de charges dont il disposait.
Parme. — A Parme, si le ministre du Tillot faisait élever l'héritier présomptif par Condillac et par Mably, il luttait péniblement, et pas toujours avec avantages, contre une noblesse et un clergé jaloux de ne rien perdre de leurs privilèges.
Modène et Florence. — Le duché de Modène et le grand-duché de Toscane menaient une existence obscure, comme si leur merveilleux essor de la Renaissance les avait épuisés pour toujours.
Gênes et Venise. — Gênes et Venise, dont le commerce florissait, étaient à la vérité des républiques, mais les nobles et les patriciens y étaient tout ; c'est probablement en songeant à elles que l'Académie française avait défini la République « un Etat gouverné par plusieurs ». Il n'y avait, en effet, guère d'autres différences entre elles et les royaumes ou duchés qui les avoisinaient. Montesquieu en dit avec dédain : « Les républiques d'Italie ne sont que des misérables « aristocraties qui ne subsistent que par la pitié qu'on « leur accorde et où les nobles, sans aucun sentiment « de grandeur et de gloire, n'ont d'autres ambitions « que de maintenir leur oisiveté et leurs préroga« tives ».
Le Piémont. - A côté de ces républiques et du Milanais qui restait toujours sous la domination autri-
chienne, le Piémont sentait déjà ses aspirations « panitalistes » se dessiner. Charles-Emmanuel 111, qui y régnait en 1755, se souvenait du précepte de son père : « l'Italie est un artichaut qu'il faut manger « feuille à feuille ». Mais si son armée et son administration étaient fortes, bien organisées et absorbaient tous ses soins, le roi de Sardaigne ne manquait pas de traquer les philosophes et tous ceux qui propageaient les idées des encyclopédistes ; il faisait arrêter et emprisonner Giannone (1), le grand historien du royaume de Naples, qui mourait dans les cachots de la citadelle de Turin.
Péninsule ibérique. — Ce n'était pas dans la péninsule ibérique qu'il fallait chercher quelque chose qui,
même de loin, pût ressembler à une vie publique.
L'Espagne marchait toujours dans la voie de l'absolutisme, les droits des Cortès étaient restreints et l'autorité concentrée entre les mains des ministres arbitrairement choisis par le roi. En Portugal, le marquis de Pombal commençait l'exercice de sa dictature, organisant une véritable terreur, pliant tout le monde, riches ou pauvres, nobles et gens du peuple, sous sa tyrannie de fer.
Angleterre. — L'Angleterre mettait déjà en pratique, depuis de longues années, cette liberté politique inconnue dans le reste de l'Europe et que Montesquieu
(4) Voyez la note 4 p. 18.
admirait si fort. Le roi était un monarque constitutionnel que le « Bill of rights » de 1688 renfermait dans les limites d'une véritable charte. En proclamant la vacance du trône, en donnant au roi une liste civile, le parlement anglais avait anéanti pour toujours dans son pays la théorie du droit divin et de la propriété absolue de la dignité royale entre les mains du monarque ; en soumettant les dépenses du gouvernement au vote de la Chambre des Communes, il établissait pleinement le contrôle de la nation sur le pouvoir exécutif.
Les Provinces-Unies. — Les Provinces-Unies formaient une république fédérative dans chacune desquelles les Etats provinciaux étaient souverains. Les Etats généraux, où chacune des sept provinces avait une voix, le Conseil d'Etat, composé de 12 députés qui votaient par tête, formaient deux organes centraux de gouvernement ; il leur était d'ailleurs difficile d'avoir un rôle efficace, car l'assentiment de l'unanimité des provinces était nécessaire pour qu'une réforme fût faite. Aussi, depuis 150 ans, le pouvoir, ou plutôt l'influence, passait-il du Conseiller-Pensionnaire de la province de Hollande aux Stathouders de la famille d'Orange qni n'étaient, en principe, que des fonctionnaires provinciaux. Cependant, si le manque d'un organe directeur du gouvernement favorisait une sorte d'usurpation du pouvoir au profit de l'un de ces deux hauts dignitaires de l'Etat, la constitution même
et l'autonomie des Etats assuraient aux habitants des Provinces-Unies une grande indépendance, tant dans le vote des impôts, que dans l'exercice des libertés publiques.
La Suisse. — La Suisse pouvait être mise en parallèle avec les Pays-Bas. La confédération des 13 cantons dénommée aux XVIIe et XVIIIe siècles le « Louable Corps helvétique » comprenait des états dont le régime politique, les conditions même d'alliance entre eux étaient fort différents ; dans les uns,comme les vieux cantons de Schwytz et d'Unterwalden conservant la pure tradition des montagnards suisses, tous les citoyens formaient l'assemblée dirigeante ; d'autres étaient des républiques aristocratiques à la manière des villes impériales ou des républiques italiennes et étaient gouvernés soit par un patriciat noble et militaire (comme Berne et Lucerne), soit par une bourgeoisie marchande qui y formait la classe dirigeante (Zurich, Bâle). Au reste, il n'y avait entre ces cantons comme lien central qu'une diète se réunissant une ou deux fois par an pour discuter des questions d'intérêt commun, Chacun d'eux était souverain sur son territoire et pouvait même traiter directement avec les puissances étrangères sur toute question, sauf la rupture de la Confédération.
Ajoutons que si les citoyens suisses pratiquaient les libertés publiques et en avaient une conscience assez nette, ils avaient à coté d'eux de minuscules états dits « alliés de premier ordre », de « second ordre» ou « pro-
tégés» ou même « pays sujets ».Ces derniers, produits des conquêtes réalisées au cours des xv° et XVI" siècles (Argovie, Thuringe, Tessin, etc.) laissaient subsister dans ce curieux pays des vestiges très nets du régime féodal dans les rapports non pas d'homme à homme mais de pays à pays.
Autriche et Prusse. —Dans l'Europe centrale, de la grande quantité de royaumes, duchés, principautés qui composent le Saint-Empire romain germanique, émergent l'Autriche et la Prusse, gouvernées à ce moment par deux des monarques dont elles sont le plus justement fières, Marie-Thérèse et Frédéric IL. L'un et l'autre diminuent les abus des seigneurs et des fono tionnaires ; mais loin de rien céder de leur puissance personnelle, ils l'établissent au contraire plus solidement encore.
Pologne. — En Pologne, le roi il est vrai a peu de pouvoirs ; mais nous avons le triste spectacle du gouvernement le plus aristocratique et le plus absolutiste que l'on puisse imaginer ; ici la souveraineté nationale réside dans la noblesse, pas seulement dans l'ensemble de la noblesse, mais dans chacun de ses membres pris individuellement lorsqu'il lui plaisait d'exercer le liberum veto. Aussi le grand poète national polonais Mickiewiz a pu dire du membre de la diète qui le premier au XVIIe siècle introduisit le liberum veto : « Cet homme n'est pas coupable d'un seul, mais de tous les crimes à la fois, c'est par lui que la Pologne, ivre des
poisons qu'il avait préparés tomba dans le délire ; c'est par lui que les mains du roi furent liées ; c'est par lui que le pays fut inondé de calamités. »
Danemark. — Le Danemark présentait peu d'intérêt ; dans la lutte de la noblesse contre la Royauté, celle-ci avait enfin triomphé avec l'appui de la bourgeoisie et du clergé et le pouvoir absolu était établi depuis 1661 quoique le monarque eût octroyé en même temps « par grâce et faveur royale » à chaque ordre des privilèges particuliers. Au XVIIIe siècle, se tenant à l'écart des grandes luttes qui mettaient aux prises les autres nations de l'Europe, le Danemark était tout entier absorbé par les efforts que faisait son gouvernement pour résoudre la question des paysans ; le ser- rage existait encore et il était périodiquement aboli puis rétabli d'une manière plus ou moins détournée, ce qui laissait la péninsule danoise dans un état de continuelle agitation économique.
Suède. — La Suède vivait sous le régime de la Constitution de 1719. Après la mort de Charles XII, dont les aventureuses chevauchées avaient tant coûté au pays, s'ouvrait la période qu'on a appelée le « temps de la liberté ». Si l'égalité politique n'existait pas, si les classes sociales y étaient nettement tranchées, les pouvoirs politiques du roi étaient bien affaiblis. Le Sénat était souverain puisque le roi était obligé de se soumettre à ses décisions ; et les sénateurs eux-mêmes étaient nommés sur la proposition de la Diète com-
posée des élus des quatre ordres (noblesse, clergé, bourgeoisie, paysans).
Russie. — La Russie n'était pas encore entrée sérieusement dans la vie européenne : gouvernée par Elisabeth, impératrice peu digne de continuer l'œuvre de Pierre le Grandet incapable même d'en comprendre les desseins, elle était restée asiatique, avec des abus vraiment barbares dans les relations des propriétaires et des serfs, et une abondance de mauvais traitements et de supplices de la puissance terrienne vis-à-vis des paysans.
Turquie. — Quant à la Turquie, elle était le pays le plus mal administré de toute l'Europe ; alors comme aujourd'hui les classes dirigeantes le maintenaient en dehors de la civilisation européenne ; le Turc s'obstinait à rester « musulman » et « oriental ».
La France. — Le gouvernement français, sur lequel pouvait le plus naturellement se porter l'attention de Paoli, continuait à marcher dans la voie préparée par Henri IV et Richelieu et que Louis XH avait si résolument suivie.
La monarchie tempérée des XVe et XVI" siècles avait fait place au pouvoir absolu. Mais Louis XV n'avait plus comme son bisaïeul le prestige que la gloire et la majesté donnaient sans conteste au Roi-Soleil.La littérature et l'esprit public n'étaient plus tout pleins de louanges au roi et au régime ; ils lui étaient au contraire nettement hostiles ; l'influence des philosophes
et des encyclopédistes commençait. Montesquieu avait fait paraître en 1748 son Esprit des lois qui restera un monument indestructible élevé par la raison à la légitime liberté que doit donner un état aux citoyens.
Rousseau avait déjà écrit son Discours sur les lettres et les arts (1750) et les deux premiers volumes de l'En- cyclopédie avaient semblé tellement gros de menaces que la publication en était interdite (1752) un an après son apparition. Un essor merveilleux et unique de toute une philosophie, un droit social nouveau dirigeaient tous les esprits éclairés vers les préoccupations.
politiques. Quelque chose d'inconnu et d'inaccoutumé grondait, parfois même se manifestait ouvertement contre les pouvoirs établis. Cependant il ne faudrait pas croire que les écrivains du %vii il siècle fussent des républicains dans le sens que l'on donne actuellement à ce mot; ils l'étaient en ce sens qu'ils haïssaient le despotisme et tenaient pour les droits de la nation, ou d'une partie de la nation en face de la royauté.
Mais, même les plus hardis, ne songeaient pas à donner à la masse du peuple les droits politiques.
Montesquieu avait écrit : « Le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance. »
Rousseau lui-même, qui est le théoricien de la démocratie, dit aussi, comme Montesquieu, qu'elle peut n'embrasser qu'une partie du peuple. Il se méfie un peu de ceux qui sont au bas de l'échelle sociale et
admire le gouvernement de la bourgeoisie, à Genève, dont il dit : « C'est la plus saine partie de la République, la seule qu'on soit assuré ne pouvoir, dans sa conduite, se proposer d'autre objet que le bien de tous (1). »
Au XVIIIe siècle, « on ne songe pas, tout en procla« mant la souveraineté du peuple, à fonder une véri« table démocratie, à confier le gouvernement de la « nation à ce que nous appelons aujourd'hui le suf« frage universel, chose alors innomée, tant l'idée « en était étrangère aux penseurs du xvIIe siècle. Je « n'en vois pas un seul qui demande le droit poli« tique de tous, et à peu près tous se prononcent for« mellement contre (2). »
(1) Lettres de la Montagne.
(2) Aulard. Histoire de la Révolution française, p. 25.
CONCLUSION
Paoli fut donc un novateur : autour de lui, dans aucun Etat, sauf peut-être dans certains cantons suisses, ni dans aucun écrit, ne se développait paisiblement une démocratie égalitaire telle que celle qu'il institua en Corse.
Aussi ses contemporains eurent-ils pour lui une admiration exceptionnelle. Voltaire dit en parlant de l'œuvre de Paoli : « Il ne put en faire assez pour rendre la Corse libre ni pour régner pleinement ; mais il en fit assez pour acquérir de la gloire (1). »
Rousseau, plus enthousiaste encore et qui avait formé le projet de venir se fixer en Corse pour y trouver un Etat libre et égalitaire, dit en louant la « valeur et la constance qu'il avait déployées pour recouvrer la liberté de la nation » : « J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe (2). »
(1) Voltaire, Siècle de Louis XV, ch. 49.
(2) Rousseau, Contrat social, liv. II, chap. 10.
Le roi de Prusse, Frédéric IL envoya au général corse une épée d'honneur, avec cette inscription : Pugna pro patria.
L'histoire ne sera pas à l'égard de Paoli moins juste que ses contemporains. Elle dira qu'il était en avance sur son époque, qu'il était un précurseur, un homme de génie, à qui il n'a manqué que les circonstances et un champ plus vaste pour laisser le nom d'un des grands hommes d'Etat de l'humanité.
Les encyclopédistes de son époque luttaient à la vérité, pour des idées nouvelles : ils combattaient le pouvoir absolu et la plupart des conceptions sur lesquelles reposait l'ancien régime. Paoli a fait mieux : il a édifié sur des bases essentiellement démocratiques et égalitaires, les institutions qu'il donna à son pays. En France, il a fallu arriver jusqu'à la Convention pour trouver le principe de la souveraineté du peuple aussi nettement et aussi complètement appliqué que dans la Constitution de Paoli.
L'Assemblée nationale et la Législative avaient organisé simplement une monarchie constitutionnelle à formes plus ou moins républicaines ; elles n'avaient pas organisé la démocratie. Les hommes de la Convention, portés plus peut-être par les événements que par leurs conceptions propres tentèrent seuls d'instituer un vrai régime démocratique et égalitaire.
Nous croyons pourtant qu'une part des éloges que l'on doit adresser au gouvernement de la Corse de 1755 à
1769 revient au caractère du peuple et à l'esprit public de la Nation. Les Corses paraissent avoir eu à toutes les époques de leur histoire un profond sentiment de la justice et de l'égalité sociales, dont il serait peut-être curieux de rechercher les causes (1). Le génie de Paoli a été de le comprendre et de trouver la forme politique qui sauvegardait à la fois la liberté et les aspirations de ses compatriotes.
Aussi les Corses l'aimeront-ils et l'honoreront-ils éternellement: car Paoli sera devant la postérité, la personnification immortelle de l'époque la plus glorieuse de leur histoire nationale, celle où la Corse triompha définitivement de l' injustice et de l'oppression dans un élan admirable d'union et de dévouement patriotiques.
(4) Diodore de Sicile déjà écrivait : « Ils (les Corses) vivent ensemble selon les règles de la justice et de l'humanité, contrairement aux mœurs de presque tous les autres barbares. Les propriétaires ne perdent jamais leurs troupeaux marqués par des signes distinctifs, alors même que personne ne les garde. Du reste dans toutes les rencontres de la vie, ils cultivent et pratiquent la justice. » Diod. de Sicile, liv. V, 13, 14.
APPENDICE 1
Résolution votée par la Consulte de Corte des 16, 17 et 18 novembre 1755, portant organisation et fonctionnement du nouveau gouvernement de la Corse. (Oss.
Stori. Bull., t. 60, p. 136 et s.)
La Diète générale, représentant le peuple de la Corse, seul maître de lui-même, convoquée selon les formes légales par le général dans la ville de Corte, les 16,17, et 18 novembre ; voulant, après avoir reconquis sa liberté, donner une forme durable et constante à son gouvernement en le constituant de telle façon qu'il en dérive le bonheur de la nation, A décrété et decrète l'érection d'un Conseil d'État auquel elle a conféré et confère la suprême autorité autant dans le « politique » que dans le « militaire » et « l'économique ». Elle veut qu'il soit composé d'un général, chef et directeur de ce Conseil, de beaucoup de Présidents du premier et de Consulteurs du second ordre, dont deux tiers soient de la Terre du Commum, des provinces de Balagne,
Nebbio et du Cap Corse, y compris les villes de Bastia et de Calvi, et l'autre tiers soit du delà des Monts ; lesquels, répartis en trois Chambres, formeront trois Magistratures, chacune de douze Présidents et de trentesix Consulteurs ayant pour objet une des fonctions essentielles du gouvernement ; celle s'occupant du « politique » sera dite Chambre de justice, celle du « militaire » Chambre de guerre, et celle de « l'économique » Chambre des finances.
Attendu que la réunion continue de ces trois Chambres seraitaussi coûteuse qu'incommode pour la nation, et apporterait d'ailleurs quelque lenteur dans la marche des affaires, elle n'aura lieu que deux fois par an afin de constituer le Conseil d'Etat dans toute sa plénitude ; le reste du temps il sera, avec la même autorité représenté par le général, chef commun, (ou par le Prési- dent général) et par trois Présidents seulement (un par Chambre) qui se relèveront tous les mois, par trois Consulteurs (un par Chambre) qui se relèveront tous les dix jours et par le secrétaire d'État.
Les affaires qui seront soumises au Conseil seront reçues par le général, lequel, suivant les matières qu'elles concerneront, les transmettra au président de la Chambre compétente : celui-ci, après les avoir étudiées, les rapportera au sein du Conseil qui statuera a la pluralité des voix: le général aura deux suffrages, les présidents et consulteurs en auront une chacun.
Les consulteurs voteront les premiers, puis les pré-
sidents, puis le général. En cas de partage égal des voix, le secrétaire d'Etat aura aussi le droit de suffrage.
Dans les affaires relatives à la guerre, la voix du général sera décisive : il pourra aussi par lui-même, sans en référer au Conseil, convoquer des Consultes, des Congrès, ordonner des expéditions tant particulières que générales.
Tous les membres du Conseil, leur vie durant, occuperont leur emploi et seront élus par le peuple.
De la Diète générale. — La Diète générale devra être convoquée une fois par an, dans l'endroit qui paraîtra le plus opportun au général. Devant elle chaque magistrat, chaque fonctionnaire de la nation devra rendre compte de sa conduite. A cet effet, le général rendra le premier compte de sa conduite et attendra avec soumission le jugement du peuple ; les autres magistrats et fonctionnaires seront contrôlés par un sindicat de quatre citoyens élus par la Diète en compagnie du général (1).
(1) La Dieta générale rappresentante il popolo di Corsica, unico padrone di se medesimo, legittimamente e secondo le forme dal generale convocate. nella città di Corti sotto li giorni 16, 17 18 di novembre : Volendo, riacquistata la sua libertà, dar forma durevole e costante al suo governo, riducendolo a Costituzione tale che da essa derivi la felicità della Nazione, ha decretato e decreta l'erezione di un Consiglio di Stato, al quale ha conferto e conferisce la suprerna autorità, tanto nel politico che nel militare ed economico, volendo sia composto di un generale che ne sia capo e direttore, di molti Presidenti del 1° e Consultori del 2° ordine, dé quali due terzi
siano di Terra di Commune e della Provincia di Balagna, Nebbio e Capocorso, compresavi la città di Bastia e Calvi, et l'altra terza parte sia della Provincia del di là da' Monti, li quali distribuiti in tre Camere formino tre Magistrati, ognuno di 12 Presidenti e 36 Consultori, ed abbia per oggetto una delle parti essenziali del governo, cosichè quella del politico si dira Camera di Giustizia, quella del militare, Camera di guerra, e quella dell' economico, Cainera delle finanze.
Siccome l'assidua unione di queste tre Camere sarebbe di non minore dispendio che incomodo alla Nazione, ed apporterebbe qualche lentezza ancora agli affari, essa si farà solamente due vol te all' anno per fare il Consiglio di Stato nella sua pienezza, il quale nelli altri tempi sarà colla stessa autorità e vigore rappresentato dal generale, e da soli tre Presidenti, uno per Caméra, da cambiarsi a turno ogni mese, da un Consultore, da cambiarsi a turno ogni 10 giorni dalle tre rispettive Camere e dal Segretario di Stato.
Li ricorsi che si faranno saranno diretti al generale, il quale a proporzione ed in conformità delle materie passerà al Présidente di quella Camera a cui. apparterranno, il quale, compilata ogni cosa, la produrrà in Consiglio sopra dé quali sara deciso con pluralità dé voti ; un voto per uno avranno tanto il Présidente che il Consultore, e due ne avrà il generale.
Il primo a votare sara il Consultore. Dopo esso uno dopo l'altro voteranno li Presidenti, e il generale; in caso di parità dovrà votare ancora il Segretario accio il decreto o la decisione sia fatta con la pluralità.
Negli affari di guerra, il voto del generale sarà il decisivo, il qualè potra ancora. da se solo, indipendentemente dal Consiglio, intimar consulte, congressi, marcie generali e particolari. Tutti li î membri del Consiglio saranno, vita durante, nel suo impiego e saranno eletti dal popolo.
Della dieta generale. — La dieta generale una volta l'anno dovrà convocarsi nel luogo che parera più opportuno al gene raie; in essa ogni magistrato ed ufficiale della Nazione sarà tenuto dar conto della sua condotta. A tale effetto, il generale parlerà il primo per render ragione della propria, e ne attenderà con sommissionne il giudizio del popolo ; gli altri magistrati ed ufficiali passeranno sotto il sindicato di 4 soggetti eletti dalla dieta in compagnia del Generale.
APPENDICE II
Traité signé entre Gênes et la France portant annexion de l'île de Corse (1).
L'intérêt et l'amitié que le roi a constamment marqués depuis le commencement de son règne à la Sérénissime République de Gênes ont été les motifs qui ont engagé sa Majesté à conclure avec cette république différentes conventions dans les années 1737-1752- 1755-1756 et 1764 pour la maintenir dans la possession paisible de la souveraineté de l'île de Corse qu'il importait si essentiellement à la République de conserver ; mais la Sérénissime République ayant fait connaître au roi que les moyens qui avaient été employés jusqu'à présent pour parvenir à un objet si salutaire avaient été malheureusement insuffisants et que si, à l'expiration de la convention de 1764 dont le terme est fixé au mois d'août prochain, sa Majesté
(1) De Martens. Recueil des principaux traités, tome I, p. 229-233.
jugeait à propos de retirer ses troupes des places de Corse, les troubles, les discussions et leurs effets seraient encore plus sensibles dans cette île qu'ils ne l'étaient auparavant, le roi touché de la vérité des représentations du Sérénissime gouvernement de Gênes, et animé plus que jamais du désir de contribuer aux avantages et à la tranquillité de la République son ancienne alliée, a concerté avec elle un nouveau plan relatif à la Corse, par lequel les deux puissances contractantes se proposent de rétablir, avec le temps, l'ordre dans cette île, de manière que la République ne puisse souffrir aucun dommage des troubles qui y ont existé ou qui pourraient y exister dans la suite et qu'en même temps la nation Corse acquière les avantages du rétablissement de la paix dans l'intérieur de son pays.
En conséquence le roi et la Sérénissime République ont nommé et muni de leurs pleins pouvoirs savoir, sa Majesté le très illustre et très excellent seigneur Etienne-François de Choiseul, duc de Choiseul d'Amboise, pair de France, etc. etc. etc. et la Sérénissime République le patrice Augustin-Paul-Dominique Sorba, son ministre plénipotentiaire auprès du roi, lesquels après s'être duement communiqué leurs pleins pouvoirs en bonne forme et dont les copies seront transcrites à la fin de la présente convention sont convenus des articles dont la teneur s'ensuit :
Article I.
Le roi fera occuper par ses troupes les places de Bastia, Saint-Florent, l'Algaiola, Calvi, Ajaccio, Bonifacio, ainsi que les autres places, forts, tours ou ports situés dans l'île de Corse et qui sont nécessaires à la sûreté des troupes de sa Majesté et au but que se proposent le roi et la Sérénissime République de Gênes d'ôter tout moyen aux Corses de nuire aux sujets et aux possessions de la République.
Article II.
Les places et ports occupés par les troupes du roi seront posssédés par sa Majesté qui exercera tous les droits de la souveraineté et lesdites places et ports ainsi que lesdits droits lui serviront de nantissement vis-à-vis de la République de la dépense que le roi sera obligé de faire soit pour occuper soit pour conserver lesdites places et ports.
Article III.
Le roi et la Sérénissime République sont convenus que l'exercice de la souveraineté cédée au roi par l'article précédent sera entier et absolu ; mais que cependant comme il ne doit être que le gage des avances que sa Majesté fera pour l'intérêt de la Répblique ladite souveraineté dans les mains du roi n'autorisera pas sa Majesté à disposer des places et forts de la
Corse en faveur d'un tiers sans le consentement de la République.
Article IV.
En conséquence, le roi s'engage à conserver sous son autorité et administration toutes les parties de la Corse qui seront occupées par ses troupes jusqu'à ce que la République en demande à la France restitution et en la demandant soit en état de solder la dépense que l'expédition actuelle des troupes et les frais de leur entretien en Corse pourront occasionner ; bien entendu que quelles que soient les sommes employées en Corse d'après les stipulations du présent traité, il ne pourra jamais y avoir que les places de Corse qui répondront de ces sommes, et qu'au delà de l'occupation souveraine par la France desdites places et forts, la Sérénissime République dans aucun cas ne contractera et ne pourra contracter vis-à-vis du roi ni dette ni aucune obligation de dédommagement.
Article V.
Si, par la succession des temps, l'intérieur de l'île se soumettait à la domination du roi, la République consent dès à présent que ledit intérieur reste soumis à sa Majesté en totalité ou en partie, de la même ma nière et aux mêmes conditions stipulées par les articles précédents par rapport aux places et forts de la Corse.
Article VI.
Le roi s'engage à remettre entre les mains de la République le plus tôt qu'il sera possible et au plus tard en 1771, l'île de Capraja actuellement possédée par le4 Corses.
Article VII.
Le roi s'engage à faire tout ce qui sera en son pouvoir pour faire cesser, après que les places et forts de Corse seront à sa disposition, les hostilités des Corses contre la République ; mais comme il est impossible de statuer d'avance sur les effets de cet engagement, le roi promet à la République que dès que ses troupes seront établies en Corse, sa Majesté traitera suivant toute la rigueur du droit de la guerre tout Corse qui nuira aux sujets de la République, soit par terre, soit par mer ; la République de son côté s'engage à faire cesser les hostilités contre les Corses lorsqu'elle en sera requise par le roi.
Article VIII.
Il a été convenu entre les deux puissances contractantes que les navires barbaresques ne pourront être admis dans les ports, rades et plages occupés par les troupes du roi en Corse que dans le cas de détresse et de naufrage conformément aux lois de l'humanité.
Article IX.
Les nationaux Génois et les individus Corses seront rétablis et réintégrés dans la possession de leurs biens qui auraient été confisqués, occupés, ou détenus à quelque titre que ce soit, relatif aux troubles passés, autant que cela sera ou pourra être dans la disposition du roi, sa Majesté faisant en sorte que cela soit exécuté dans un temps convenable ainsi que la liberté des individus des deux partis qui l'auraient perdue à l'occasion des mêmes troubles.
Article X.
Toutes les concessions particulières, exemptions, franchises ou privilèges dont jouissent en terre ferme quelques peuples ou habitants de l'île seront abolis et sa Majesté prendra en considération les dédommagements qu'elle pourra accorder spécialement aux habitants de Bonifacio, de Calvi et de Saint-Florent.
Article XI.
Sa Majesté s'engage à établir une méthode assurée et régulière pour empêcher la fraude et la contrebande que les bâtiments corses pourraient faire sous le pavillon du roi , dans les ports, golfes, anses et plages des États de la Sérénissime République en terre ferme.
Article XII.
On fera un inventaire de l'artillerie génoise et munitions de guerre qui se trouveront appartenir à la République dans les places de Corse, et le roi paiera la somme à laquelle sera portée l'estimation de tous ceux des dits objets qu'il conservera, six mois après s'en être mis en possession ; tous les effets d'artillerie et munitions que le roi ne prendra point seront envoyés à Gênes aux dépens de Sa Majesté ; il sera fait aussi un inventaire des protocoles des actes civils et criminels, afin qu'il puisse en constater dans la vue de l'article 4.
Article XIII.
Le roi s'engage à garantir authentiquement et à perpétuité les Etats que la Sérénissime République possède en terre ferme, à quelque titre ou pour quelque cause que ce fût, qu'ils pussent être attaqués ou troublés, et Sa Majesté se charge de la même garantie pour l'île de Cap raja quand elle sera réunie à la République, conformément à l'article 6 du présent traité.
Article XIV.
La justice et police générale et particulière, ainsi que la justice de l'amirauté, seront exercées au nom du roi et par les officiers de Sa Majesté dans les places,
ports, terres et pays qui seront occupés par ses troupes en Corse, en nantissement comme il a été stipulé par l'article 2 du présent traité.
Article XV.
Sa Majesté établira en Corse, aussi longtemps que les places, forts et terres de l'île se trouveront sous sa domination, les droits de gabelles et d'aides et en général tous les droits de ses fermes générales, ainsi que les impositions qu'elle jugera convenables et le produit desdits droits et impositions dont on tiendra un état exact sera précompté sur la somme des dépenses que la République sera obligée de rembourser au roi quand elle voudra rentrer en jouissance de la souveraineté de la Corse.
Article XVI.
Les ratifications du présent traité expédiées en bonne forme seront échangées dans l'espace d'un mois, ou plus tôt, s'il est possible, à compter du jour de la signature du présent traité.
En foi de quoi nous, ministres du roi et de la Sérénissime République, avons signé en leur nom et en vertu de nos pleins pouvoirs le présent traité et y avons fait apposer le cachet de nos armes.
Fait à Versailles, le quinzième jour de mai 1768.
Signé, le duc de CHOISEUL.
Signé, A.-P .-D. SORBA.
Articles séparés et secrets.
Article I.
Outre ce qui est stipulé par l'article trois du traité signé aujourd'hui, il est entendu qu'aucune des places de Corse que les troupes de sa Majesté doivent occuper conformément à l'article premier ne pourra jamais en aucun temps ni dans aucune circonstance être remise ou abandonnée aux Corses ni à aucun tiers.
Article II.
Le roi,pour dédommager la Sérénissime République de Gênes de la perte qu'elle a faite de quelques arrérages de subsides qui lui étaient dus en vertu des conventions antérieures à celle de 1764 et pour lui donner une marque de son amitié sincère fera payer à ladite République une somme de deux mille livres tournois par an pendant le cours de dix années sauf à convenir après ce terme d'une continuation de subsides si la République se trouve dans des circonstances qui la mettent dans le cas de demander un pareil secours à sa Majesté.
Les présents articles séparés et secrets auront la même force que s'ils étaient insérés dans le traité signé aujourd'hui. En foi de quoi nous, ministres pléni-
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potentiaires, avons signé les présents articles séparés et y avons fait apposer les cachets de nos armes.
Fait à Versailles, le 15 mai 1768.
Signé, le duc de CHOISEUL.
Signé, A.-P.-D. SORBA.
APPENDICE III
La vie de Paoli après 1769.
Paoli s'embarqua à Porto-Vecchio avec plusieurs compagnons, sur deux navires anglais mis à sa disposition par l'amiral anglais Smittoy; il se retira à Londres où il vécut 20 ans entouré de la déférence des pouvoirs publics et des hommes considérables de l'Angleterre. En 1789, l'Assemblée nationale le rappela.
Paoli rentra à Paris au milieu d'acclamations enthousiastes, parut à la barre de l'Assemblée, fut présenté au roi par La Fayette dont il était l'hôte et débarqua en Corse où il reçut un chaleureux accueil. Il fut nommé président de l'administration du département, mais sous la Terreur, dont il blâmait les excès, il fut déclaré traître à la patrie et mis hors la loi. Il s'insurgea alors contre le gouvernement de Paris et fit appel aux Anglais qui furent maîtres de la Corse pendant deux ans (1794-1796). Mais ils ne purent s'y maintenir grâce surtout à la vive opposition du parti français, très fort dans l'île (avec les Saliceti, les Bonaparte, et les Arena
pour chefs). Paoli d'ailleurs n'avait pas tardé à devenir suspect aux Anglais qui redoutaient ses idées d'affranchissement de la patrie et qui le rappelèrent à Londres dès 1795. Il quitta sa patrie pour ne plus la revoir.
Sa gloire aurait été plus pure s'il eût mieux compris que les dissentiments de politique intérieure, quelque graves qu'ils soient, ne doivent jamais faire oublier l'attachement à la patrie. Il avait tort d'écrire à son ami Quenza,. le 16 février 1793, cette lettre où l'on voit bien les raisons de l'attitude qu'il eut quelques mois plus tard mais qui ne suffisent pas à l'excuser. « Nous, « mon cher et bon ami, nous sommes en bonne situa« tion ; nous pouvons prouver à la fois notre attache« ment à la liberté et à la France, à laquelle nous « serons toujours unis, tant qu'elle pourra conserver « sa liberté. » (1).
Il eut plus tort encore de renier cette patrie à laquelle, quatre ans auparavant, il s'était donné sans arrière-pensée. Car, même si elle lui paraissait commettre des fautes, il aurait dû se souvenir qu'elle était sa mère adoptive et que son amour pour elle devait,
(1) « Moi caro e buon amico, siamo in buona situazione. Pos.
siamo fare spiccare il nostro amore per la libertà e il nostro attaccamento alla Francia, alla quale saremo sempre uniti finchè potrà essa conservar la sua libertà. »
1. Bib. nat., Mari. 2135, fonds italien.
comme celui d'un tendre fils, augmentera mesure que de plus grands malheurs s'abattaient sur elle, même s'il jugeait qu'elle les avait elle-même causés.
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TABLE DES MATIÈRES
Pages.
BIBLIOGRAPHIE. IX INTRODUCTION. 1 PRÉLIMINAIRES. — Aperçu de l'histoire de la Corse 5
TITRE 1
Pascal Paoli. — Sa nomination au grade de général de la Nation. — Sa Constitution 17
TITRE II
Le Pouvoir exécutif.
CHAPITRE PREMIER. — Le suprême Conseil d'État. 25 a) La composition du Conseil d'État. 25 b) Les pouvoirs du Conseil d'État. 36 CHAPITRE IL - Le général 47 a) Mode d'élection du général. 47 b) Ses attributions comme Président du Conseil. 50 c) Le commandement de l'armée et la direction des opérations militaires. 53 d) Les négociations et relations diplomatiques. 63 e) Négociations avec Gênes et la France 75 CHAPITRE III. — Les agents du Pouvoir exécutif. La {eodalité 88
TITRE III
Le pouvoir législatif.
CHAPITRE PREMIER. — La Consulte 93 a) Composition de la Consulte 94 b) Règlement intérieur de la Consulte. 98 c) L'action de la Consulte 100 CHAPITRE II. - Le Sindicat. 104 CHAPITRE III. —La Junte de guerre. 109 CHAPITRE IV. - Les consultes partielles. 115
TITRE IV
Le Pouvoir judiciaire. , 119
TITRE V
Les autres services publics. 125 a) Les Finances. 125 b) L'Université de Corte 128 c) État intérieur de la Corse sous le généralat de Pascal Paoli 129
TITRE VI
La Corse et l'Europe sous le généralat de Pascal Paoli.
CHAPITRE PREMIER. — Le fonctionnement du gouvernement
corse de 1755-1769 133 CHAPITRE Il. — État de l'Europe vers 1755. 146
CONCLUSION. 137 ApPENDICES. , , , , , 161