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Titre : Histoire du cognac / Robert Delamain ; préface de Gaston Chérau,... ; hors-texte de Geo Maresté

Auteur : Delamain, Robert (1879-1949). Auteur du texte

Éditeur : Ed. de la Salamandre, M. Masson (Cognac)

Date d'édition : 1935

Contributeur : Chérau, Gaston (1872-1937). Préfacier

Contributeur : Maresté, Géo (1875-1940). Illustrateur

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb43659531s

Type : monographie imprimée

Langue : français

Langue : Français

Format : 1 vol. (140 p.) : ill. ; in-8

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Format : application/epub+zip

Description : Collection numérique : Fonds régional : Poitou-Charentes

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k6559828d

Source : Bibliothèque municipale d'Angoulême, 2013-317125

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 30/12/2013

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ROBERT DELAMAIN

HISTOIRE DU COGNAC

PRÉFACE DE GASTON CHÉRAU de l'Académie Goncourt

ÉDITIONS DE LA SALAMANDRE COGNAC



HISTOIRE DU COGNAC

Je dédie ce Livre au paysan charentais à qui j'ai, en l'écrivant, constamment pensé.





ROBERT DELAMAIN

HISTOIRE DU COGNAC

PRÉFACE DE GASTON CHÉRAU de l'Académie Goncourt

Hors-texte de GEO MARESTÉ

Illustrations d'après les clichés de l'auteur

LES ÉDITIONS DE LA SALAMANDRE M. MASSON, ÉDITEUR COGNAC


DE CET OUVRAGE IL A ÉTÉ TIRÉ A PART UNE ÉDITION DE LUXE LIMITÉE A 320 EXEMPLAIRES CONTENANT UNE REPRODUCTION AU POCHOIR PAR EUGÈNE CHARPENTIER, COLORISTE, D'UN TABLEAU DE GEO MARESTÉ, SAVOIR : A) SUR JAPON IMPÉRIAL, 5 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE I A V ET 3 EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE A A C; SUR HOLLANDE VAN GELDER, 5 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE VI A X ET 5 EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS DE D A H ; SUR VÉLIN PUR FIL DU MARAIS, 40 EXEM- PLAIRES NUMÉROTÉS DE XI A L ET 12 EXEMPLAIRES HORS COMMERCE MARQUÉS H.C. LI A H.C LXII; B) 250 EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX ÉDITIONS DE LA SALAMANDRE A COGNAC, DONT 25 EXEMPLAIRES SUR JAPON IMPÉRIAL NUMÉROTÉS DE 1 A 25; 75 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER NUMÉROTÉS DE 26 A 100; ET 150 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL DU MARAIS NUMÉROTÉS DE 101 A 250.

N° 129

Tous droits de reproduction, de traduction el d'adaptation réservés pour tous pays.

Copyright by Robert DELAMAIN, 1935


PRÉFACE

LES PLUS NOBLES PRÉSENTS DE LA TERRE

Le soir du gerbage, lorsque le jour tombe, que le grand champ qui a cuit sous le soleil vit encore sur sa réserve de lumière, la paille droite, dure et tassée, rasée près du sol, est un tapis d'or ; les bottes posées par trois, bien alignées, font des allées qui conduisent à l'horizon rose. Le maître qui a peiné sur son fonds, qui l'a labouré, amendé, ensemencé, soigné pendant les mois de la pousse, et qui, aux orages a tremblé pour la récolte, se retourne, ce soir-là.

D'un coup d'œil il capte le spectacle.

Son visage demeure impénétrable, mais son regard trahit un trouble inhabituel. Ce qui a été fait pendant des mois, ce que lui et ses hommes ont enduré, le gel, la pluie, le vent et la lourde canicule dans les jours de la moisson, c'était pour « ça »! Il ne s'agit pas pour l'instant du profit. Les gerbes reposent là comme les soldats d'une armée après une longue étape. La terre a livré son trésor!

Et le lendemain, l'entrée du blé à la ferme!. Il y en a trois charretées, chacune haute comme une maison, traînée par deux bœufs aussi blonds que le blé mûr — trois chars triomphaux.

Ils ont tourné lentement, en suivant la même courbe qui leur faisait quitter la route et les dirigeait droit vers le milieu du haut porche; c'est la marche pathétique de géants. Il y aura ainsi huit, dix voyages; peut-être plus. A la nuit, le champ sera nu,


magnifiquement, mais entre lui et le chaume il y aura la différence de la beauté à l'agrément.

L'entrée des dernières charrettes chargées d'épis dans la cour de la ferme, c'est un des grands spectacles de la nature alliée de l'homme. Je m'imagine qu'on le voit à peu près partout, cependant, pour qu'il soit complet dans sa hautaine et débonnaire majesté, il lui faut la longue, sobre et passionnée accoutumance des hommes au travail en famille, ainsi que le décor de la ferme au grand porche accueillant où sont passées depuis des générations les mêmes richesses dans le même moment de l'année. Il lui faut ce que nous avons — une antique contrée solide où les dynasties paysannes ont gravé leur filiation.

Il est un autre spectacle, aussi beau, aussi noble, moins recueilli, aussi harmonieux, moins grave : c'est l'entrée de la vendange dans le chai La moisson c'est un aboutissement ; il ne faudra plus que les batteries pour que la récolte se sépare du maître et coure le monde.

Pour la vendange du bon vigneron, le labeur se poursuivra longtemps encore, passant d'une année à l'autre, et la chimie naturelle s'accomplira selon les rites établis depuis que les hommes ont découvert le secret du raisin. Chez le vigneron les soins dont on entoure la récolte se poursuivront encore dans le chai lorsque la récolte suivante y entrera. Le vin est peut-être déjà vendu, mais on le prépare à se bien tenir dans le monde, on l'éduque el quand, enfin, il quitte le chai, le propriétaire, bien mieux que l'acheteur, sait les qualités qu'il possédera plus tard. Aussitôt l'argent arrive; le chai s'est vidé, mais dans l'armoire, derrière la pile de linge, il y a une petite boîte où


les écus nouveaux sont enfermés — le prix de la peine, qui apporte moins de fierté au vigneron que la récolte parce que le mal et les tourments qu'il a endurés pour elle s'y reflètent moins clairement. Tout de même c'est le prix monnayé que les hommes ont donné à celui d'entre eux qui a fait mûrir un beau fruit.

Mais il est une région unique dans le vaste monde, où le fruit du sol échappe à la règle commune qui est de quitter tôt la terre qui l'a produit.

Le blé s'en va vite et disparaît; le vin est plus lent, plus fidèle, mais il change de berceau — du chai du propriétaire, il se rend à la cave de l'amateur.

Le Cognac, c'est la fortune qui organise son sort dans le secret des longues années au lieu même du miracle qui l'a engendré. Alors, entre lui et le propriétaire qui l'a distillé, s'établit une sorte d'alliance sans signature, plus forte et plus tenace que tous les pactes.

Aussitôt que, goutte à goutte il apparaît dans le récipient de la distillation, il entre dans la famille. C'est mieux que de l'argent, c'est le patrimoine de la maison; on lui fait l'accueil qu'on réserve à un enfant. On lui a préparé une barrique qui a déjà de longs états de service; elle a contenu de vieilles eaux-devie qui sont devenues vénérables et qui ont passé leur quart de siècle dans l'atmosphère égale de la réserve. La jeune eau-de-vie, limpide comme la plus claire des eaux de source, trouvera dans ce berceau la parfum traditionnel auquel sa race la voue; fille parfaite du sol, elle adoptera les coutumes des hautes lignées et elle aura sa part dans la gloire du « maine ». Au chai, au foyer du maître, elle aura les pensées de ceux à qui elle doit son existence de « célébrité », et la sollicitude des maîtres qui veilleront


sur elle les lui attachera au point qu'ils lui conféreront une existence d'être vivant. Parmi les hommes qui viendront, c'est elle qui, à la suite de ses aînés, maintiendra les subtils devoirs de la tradition.

Lorsque le vigneron charentais réunit son monde, que ce soit pour un baptême, pour une première communion, pour des accordailles ou pour un mariage, on va toujours faire « un tour au chai ». En cet instant, ils sont recueillis comme des pèlerins. Ils goûtent à la pipette, hument, se concertent à voix basse, branlent la tête, admiratifs et respectueux, caressent de l'œil la barrique qui recèle tant de merveilles dans chacune des gouttes qu'elle contient — et ils s'éloignent en silence, conscients d'avoir rendu leur devoir à la puissance que l'un d'eux a créée.

Enfin, quand le temps est venu de vendre, l'affaire se traite sans qu'on soit bien heureux; c'est comme pour le départ de l'enfant qu'on a longtemps choyé et pour qui l'âge est venu d'aller vers son destin. Il part pour la vie! Avant, c'était l'enfance, guettée par les dangers, mais couvée passionnément.

J'ai connu un fermier de Saintonge qui avait deux fils et une fille. L'aîné ne s'était pas bien conduit. Lorsque la mort vint prendre le bon travailleur, on trouva ceci dans son testament : « J'ai fait trois parts égales de ma fortune; j'exige que l'attribution en soit faite ainsi : l'argent sera partagé par tiers entre mes trois enfants. Les vingt-deux barriques du chai iront à René et à Jeanne qui devront remettre à Fernand la somme de quarante mille francs. » Suivaient des conseils pour la bonne entente de ses héritiers et pour les soins à apporter aux eaux-devie. Fernand n'avait pas été jugé digne de recevoir une part du vrai patrimoine du vigneron.


Cela se passait entre Beauvoir et Loulay aux confins des Bois ordinaires et des Bons Bois, il y a quelque cinquante ans.

Ma famille m'a conté que ce noble et riche paysan avait un parent du côté de Segonzac, un parent éloigné pas bien argenté, qui possédait une petite terre, mais pour lequel le cousin des Bons Bois nourrissait le plus profond respect. Le petit propriétaire de Segonzac soignait ses pieds de vigne dans le pays de la Grande Champagne, quelque chose comme le plus beau morceau de la terre des dieux.

C'est de ces contrées uniques que Robert Delamain va vous entretenir ici, avec la vénération qu'on doit porter aux choses de la terre et le soin jaloux d'exactitude tout à fait digne des paysans qui font sortir de la vigne ce iqu'on appelait autrefois « l'âme ardente du vin ».

Lisez ce livre. C'est un beau et bon livre; il a été écrit en l'honneur du merveilleux produit d'un sol unique, et vous sentirez monter en vous une puissante et grave admiration pour ces paysans qui, aussi sensibles que d'autres aux tragédies de l'heure, mais affranchis de la tentation des fortunes rapides, avancent, sans jamais s'écarter de la ligne que leur ont tracée leurs devanciers afin de refaire chaque année ce que les anciens ont fait à la perfection.

GASTON CHÉRAU, de l'Académie Goncourt.



Paysage caractéristique de la Champagne Charentaise aux molles ondulations de terrains où sur un sol de craie s'étalent les vignobles de la Grande Champagne, burinant les pentes de leurs alignements réguliers.

RÉGION DE COGNAC PRISE DANS SON ENSEMBLE LES ORIGINES DU COMMERCE CHARENTAIS AVEC LES PAYS DU NORD DE L'EUROPE

La région de Cognac, telle qu'elle a été déterminée par une tradition de plus de 300 ans, et telle qu'elle a été définitivement fixée par le décret du 1er mai 1909, comprend approximativement les deux départements de la Charente et de la Charente-Inférieure; il faut en exclure une partie du pays de Marans ainsi que la région au nord de Ruffec et à l'est de La Rochefoucauld. Elle comprend par contre une petite parcelle du département de la Dordogne, qu'elle ne fait qu'effleurer au delà de la Dronne, aux environs de Saint-


Aulaye et un lambeau des Deux-Sèvres, laissant en dehors Frontenay-Rohan-Rohan.

On peut dire également qu'elle correspond à peu près, à part de petites enclaves en Périgord et en Poitou, aux trois anciennes provinces d'Angoumois, Saintonge et Aunis qu'englobaient les diocèses d'Angoulême et de Saintes, survivances des deux provinces gallo-romaines du Pagus Engolismensis et du Pagus Santonensis. Ces deux « pays » formaient euxmêmes, au temps de l'indépendance gauloise, une seule province, la « Cité » des Santons. Cité des Santons; — pays gallo-romains d'Angoumois, de Saintonge et plus tard d'Aunis — diocèses de Saintes et d'Angoulême — provinces féodales d'Angoumois, Saintonge et d'Aunis — départements révolutionnaires de Charente et Charente-Inférieure, sont agglomérés par des caractères communs et différenciés par des éléments distincts, basés les uns et les autres sur des particularités géologiques, géographiques, climatiques, géobotaniques et ethniques qui ressortiront d'elles-mêmes au cours de ce travail.

On peut dire encore que la région de Cognac correspond dans ses lignes générales, au bassin de la moyenne et de la basse Charente y compris la majeure partie de la Boutonne, la Seudre et les affluents de droite de la Dronne, de la Lisonne au Lary.

Ou bien encore qu'elle comprend tous les terrains du supra-jurassique et du crétacé qui se sont déposés à l'entrée du détroit poitevin, recouverts, surtout dans le sud, par des îlots de formations tertiaires.

L'Angoumois, la Saintonge et l'Aunis étaient réputés au temps de César pour la richesse de leur sol et pour l'aisance des communications qu'elles offraient aux échanges. Si ces trois « pays » étaient alors renommés pour l'abondance de


leurs blés, l'influence romaine semble y avoir développé deux autres sources de richesse : le vin dont les prêtres celtes avaient jusqu'alors interdit la culture, et le sel que les Romains apprirent à extraire, sur notre littoral, en quantités beaucoup plus grandes qu'antérieurement, suivant les méthodes méditerranéennes que la chaleur de notre climat avait permis d'adopter.

Le commerce du blé, du vin et du sel est la base de toute l'économie et de la prospérité de cette région.

Le sel de Saintonge et d'Aunis fut pendant tout le haut moyen âge le principal objet d'échange entre la Marche, le Limousin, l'Auvergne et le Périgord, d'une part, et le littoral saintongeais, d'autre part. Les chemins sauniers furent et restèrent longtemps les plus parcourus de la contrée. Peu à peu les bateaux à sel remontèrent le fleuve de Charente jusqu'à Saint-Savinien, d'abord, puis jusqu'à Saintes. Au XIIe siècle le port saunier de Cognac et même celui de Basseausous-Angoulême, étaient assez importants pour être mentionnés dans les chartes de donations. Et pendant de longs siècles ce sera presque exclusivement pour faciliter le transport du sel des côtes de Saintonge, que la royauté travaillera à améliorer la navigation de la Charente, jusqu'à Angoulême et plus tard à l'établir jusqu'à Civray.

Le sel de Saintonge était d'autre part considéré dans les pays du nord de l'Europe comme étant le meilleur du monde et les flottes anglaises et hollandaises venaient le charger sur les côtes ensoleillées de Saintonge et d'Aunis où les récoltes étaient plus régulières et plus abondantes que dans la région de Guérande. Il était particulièrement « conservatif », suivant l'expression de Bernard Palissy. Les Normands connaissaient, depuis les incursions du IXe siècle, les côtes de Saintonge; ils savaient l'importance du commerce dont


était l'objet le sel, une des denrées dont ils avaient le plus besoin, et aussi pour eux une des plus rares. Au XIIe siècle les bateaux norvégiens venaient chercher le sel de Saintonge pour les salaisons de morue et de harengs qui se pratiquaient dans les petits ports d'Oslo et de Tônsberg. Ce commerce est alors surtout entre les mains des Flamands et particulièrement des Frisons. Toutefois les premiers documents du XIIe siècle qui mentionnent ces chargements de sel pour la Norvège, indiquent également l'envoi de vins de Saintonge que les Flamands chargeaient tant à La Rochelle qu'à Saintes et à Saint-Jean-d'Angély. Si le sel était indispensable aux Norvégiens pour leurs salaisons, le vin était devenu pour eux un breuvage ardemment convoité qu'ils consommaient dans leurs festins, mélangé de miel ou parfumé de graines odorantes. Par contre, les Norvégiens trouvaient sur les côtes atlantiques, des débouchés pour les deux seuls produits qu'ils pouvaient échanger, les poissons salés et le bois.

Ainsi, dès le XIIe siècle, les Flamands assurent un incessant échange entre le sel et le vin de Saintonge d'une part et le bois et les salaisons de Norvège d'autre part. Ces échanges se développèrent par la suite quand le commerce avec le nord de l'Europe fut assuré par les villes hanséatiques et en particulier par Lubeck dont les flottes apportaient à La Rochelle et en Saintonge les salaisons, les bois et les fourrures et en repartaient chargées de sel et de vin pour les rives de la Baltique, le golfe de Finlande et les côtes de Norvège. Le roi Sverrin en 1186 dut chasser les Hanséates du port de Bergen en raison des désordres que l'usage exagéré du vin qu'ils apportaient y provoquait. Les Hanséates avaient eux-mêmes créé des pêcheries à Skanôr et à Falsterbo où le sel de Saintonge était employé pour les salaisons.

Lorsque le commerce maritime du nord de l'Europe fut


Alambic du manuscrit 2327 Bibl. Nat. écrit en texte grec.

Alambic de Synesius IVe siècle.

D'après Berthelot, Introduction à l'Etude de la Chimie des Anciens


entre les mains des cités wendes, ces échanges augmentèrent encore entre la Saintonge et les côtes de Suède, la Livonie, la Lithuanie, l'Allemagne du Nord et la Pologne. Le droit maritime hambourgeois mentionne en 1270 le sel et le vin de Saintonge (1).

Il en était de même avec l'Angleterre. Lorsque Aliénor d'Aquitaine devint reine d'Angleterre, La Rochelle était déjà en relations avec l'Angleterre pour l'achat des vins et du sel de Saintonge. Les Rochelais avaient obtenu de Jean sans Terre en 1205 des lettres de sauvegarde pour aller librement vendre leur vin en Flandre et ils avaient obtenu en 1204 la liberté de circuler dans tous les ports britanniques à l'exception de Londres. On l'expédiait par des flottes spéciales et on le vendait dans les tavernes de Londres. En 1214 Jean sans Terre, qui avait épousé la fille du comte d'Angoulême, chargeait les prudhommes de Cognac d'acheter, pour lui, du vin de Saintonge. La reine d'Angleterre possédait le comté d'Angoulême et la terre de Cognac par son second mariage avec Hugues de Lusignan; son fils, Henri III, roi d'Angleterre, y prenait son vin.

« Or gisoyent, écrit Froissart, les nefs anglesches a l'ancre a l'embouchure de la Tamise et attendoyent la flotte des nefs qui en cette saison étaient allé à La Rochelle. Quand les marchands des Flandres eurent fait leurs exploits en La Rochelle et au païs de Xaintonge et chargé leurs nefs de grand'foison de vin de Xaintonge, et ils virent qu'ils eurent bon vent, ils se désancrèrent du havre de La Rochelle et se mirent en chemin par mer pour retourner en Flandres. Et costoyant la Basse-Bretagne et puis le Normandie droitement

(1) L. DELAVAUD : Le Commerce du vin et du sel en Norvège au moyen dge.

Bruxelles 1929.


sur l'emboucque de la Tamise où ces nefs ansglesches etoyent.

Aux vaisseaux s'approcha la grosse navire d'Angleterre. Là eut sur mer dure bataille et des nefs effondrés de part et d'autre. Après ce que les Anglois eurent déconfit Messire Jehan Burcq, ils en eurent grand profit et par spécial ils eurent bien neuf mille tonneaux de vin dont la vinée toute l'année en fut plus chère en Flandres, en Hainaut et en Brabant et à meilleur marché en Angleterre. Et là passèrent jusqu'à Londres où ils furent receus à grand'joye, car les bons vins de Xaintonge ils avaient en leur compagnie. Et feirent ces vins-là ravaler à quatre deniers sterlings au galon ».

Surgères envoyait, en 1332, au Vergeroux par le canal du Guay-Charreau une moyenne de 3.000 tonneaux de vin par an, soit plus de 25.000 hectolitres pour l'étranger.

Innombrables sont les preuves de la réputation qu'avaient les vins de Charente à l'étranger et le vin d'Aunis pouvait se vanter « de repaître toute l'Angleterre, les Bretons, Flamands, Normands, Ecossais, Norvégiens et Danois et de tous ces pays de rapporter de beaux esterlins ».

Avec ces deux produits, le vin et le sel, que venaient chercher les étrangers dans les ports de la côte saintongeaise, s'était créé dans la masse rurale du bassin charentais une mentalité propice aux échanges commerciaux, mentalité exceptionnelle à une époque où toute l'économie était ailleurs fermée dans les limites de la seigneurie et où seigneurs et tenanciers devaient trouver dans le domaine seul de quoi se nourrir et se vêtir.

Pour les navigateurs de tout le nord de l'Europe, la côte de France au-dessous de la Loire était la région où ils avaient pour la première fois la sensation d'entrer dans la zone bénie du Midi, où la chaleur du soleil rend la vie facile, où mûrissent les fruits et où coule le vin. La baie de Bourgneuf, et la côte


de Saintonge abritée derrière ses îles, étaient pour eux les premières accessibles des terres ensoleillées.

Les paroles que le poète suédois Nicander met dans la bouche du Viking, en son invocation au soleil couchant, me reviennent à l'esprit : « Ah que ne suis-je avec toi, si près du rivage désiré, si près de la terre nouvelle et bienheureuse ».

Tous ces faits sont succintement rappelés pour montrer que, lorsqu'au début du XVIIe siècle, on commença à distiller du vin en Aunis, Saintonge et Angoumois, pour en faire de l'eau ardente, il existait déjà depuis plusieurs siècles un courant régulier d'échanges entre les côtes de Saintonge ou même les ports de la Charente, et toutes les contrées du nord de l'Europe.

Ils expliquent l'essor extraordinaire que prit en quelques années le commerce d'exportation des eaux-de-vie. Ils expliquent aussi comment, grâce à l'aménagement du fleuve en vue du transport du sel jusqu'à Angoulême, les eaux-de-vie de Cognac trouvèrent dans la Charente navigable que descendaient et montaient régulièrement les gabares à sel, des facilités particulièrement favorables pour atteindre aussi bien les havres du littoral que le centre de la France par le Poitou, le Limousin et le Périgord.

En effet, au début du XVIIe siècle était apparu en Aunis et en Saintonge un produit nouveau, l'eau-de-vie.


L'EAU-DE-VIE DE VIN

A vrai dire, la distillation du vin pour en obtenir de l'eau-de-vie, ne semble pas s'être généralisée dans la région de Cognac avant le commencement du XVIIe siècle. Mention est bien faite dans un document de 1549 de l'achat par un marchand de La Rochelle de « quatre barriques playnes d'eaude-vie bonne et marchande » et plus tard en 1571 de la vente à La Rochelle d'eau-de-vie faite par la veuve du sieur Jehan Serazin, marchand et faiseur d'eau-de-vie, ce ne sont là que des faits exceptionnels. Le P. Arcère écrit en 1742 : « La fabrication des eaux-de-vie dans le pays d'Aunis n'est pas très ancienne s'il faut s'en rapporter au témoignage de feu M. Masse. « Il n'y a pas encore 90 ans, dit-il (en 1712) à ce que m'ont assuré les anciens du pays, que l'on commença à convertir les vins en eau-de-vie ». Ceci nous reporte, pour l'Aunis, à l'année 1622.

Par ailleurs, ni dans le registre des délibérations du corps municipal de Saintes, ni dans celui de Cognac l'eau-de-vie n'est mentionnée antérieurement à 1600. Elle ne figure pas dans la nomenclature, établie au xvie siècle, des marchandises entrant 'par la Charente ou par voie de terre au port de Cognac. Elle n'est pas comprise parmi les denrées à tout


moment réquisitionnées à Saintes pour l'armée catholique qui occupait la Saintonge.

En 1576 F. de Corlieu écrit : « Il y a une contrée en Angoumois d'une terre fort fertile en blés telle que peut être la Beauce, qu'on appelle Champaigne et cette Champaigne a cela de plus que la Beauce qu'elle porte grande quantités de vins excellents qui par les rivières se transportent dans les autres parties du monde », mais il n'est pas fait mention de l'eau-devie.

Or à Colmar la distillation du vin était déjà contrôlée en 1506 (1). Un inspecteur avait, cette même année, visité les brûleurs de vin (Weinbrenner). En 1533 le vin distillé était un article courant et en 1540 deux corporations de fabricants d'eau-de-vie étaient en lutte.

En 1559 les jurats de Bordeaux, pour prévenir les incendies, défendaient à toutes sortes de gens sans exception « de faire ni faire faire aucune eau ardente dans la ville » ni d'en tenir au delà de quelques barils de deux ou trois pots; il y avait donc là, déjà, la menace d'un abus qu'il s'agissait d'arrêter avant qu'il ne devint un danger pour la ville.

A Paris, en 1514 se constitue la Corporation des saucierslimonadiers-vinaigriers-distillateurs en eaux-de-vie dont se séparent en 1537 les distillateurs, uniquement occupés de la distillation et de la vente de l'eau-de-vie et de l'esprit de vin.

Ils se constituent en corporation en 1637. Leurs statuts portent que des visites pourront être faites dans Paris et dans la banlieue « de toutes distillations d'eau-de-vie et eau forte qui se feront dans la dite ville et qui arriveront dans la dite ville tant par eau que par terre, par marchands forains ou

(1) La Distillation et le Commerce de l'eau-de-vie à Colmar au XVIe et au XVIIe siècles. E. Waldner, Mulhouse 1891.


autres, lesquels ne pourront les vendre et exposer en vente que si la visite a été faite ». Cette industrie est même réglementée puisque les distillateurs ne pourront travailler que bonne lie et baissière de vin et ne pourront employer « de bière ni de lie de cidre ». Ils ne pourront d'autre part faire entrer dans leur composition « poivre, graine de genièvre, gingembre et autres drogues non convenables au corps humain ». Car l'eau-de-vie n'était vendue que sous forme de liqueur, c'est-à-dire d'eau-de-vie parfumée avec des plantes aromatiques suivant les recettes indiquées par les chimistes et en particulier par Arnaud de Villeneuve.

L'eau-de-vie n'est donc plus dès le début du XVIe siècle exclusivement un médicament. C'est également dans certaines régions de France une boisson courante et déjà populaire.

Or ce n'est que vers 1622 en Aunis, comme nous l'avons vu et vers 1630 en Saintonge et en Angoumois, que se généralise la distillation du vin. Ce retard assez étrange vient de plusieurs causes. D'abord ces provinces avaient pour leurs vins des débouchés qui leur semblaient ne jamais devoir se fermer.

D'un côté elles avaient les provinces du centre de la France et, de l'autre, l'étranger. Depuis quatre ou cinq siècles la majeure partie de leurs vins était exportée dans tous les pays du nord de l'Europe; les bateaux étrangers venaient les chercher soit dans la baie de Bourgneuf, en partie sous le nom de vins du Poitou, soit à La Rochelle dont l'essor commercial s'était constamment accru, soit enfin à Tonnay-Charente. Aucun autre produit ne paraissait susceptible d'être l'objet d'un trafic aussi étendu et aussi avantageux.

De plus l'usage de l'eau-de-vie ne répondait à aucun besoin de la population locale et avoisinante, vivant dans un climat particulièrement doux et où la consommation du vin était depuis longtemps traditionnelle.


Enfin la misère effrayante dans laquelle cette population vécut pendant les guerres de religion où les campagnes, particulièrement en Saintonge, étaient mises à sac aussi bien par les protestants que par les troupes royales envoyées pour écraser l'hérésie, ne lui permettait pas de s'orienter vers une industrie nouvelle et coûteuse, pour obtenir un produit dont l'écoulement était incertain.

Ce qui a poussé les paysans d'Angoumois et de Saintonge à distiller leurs vins, ce fût la détresse dans laquelle les avait jetés la mévente de ces vins chargés de droits excessifs. Lors de la révolte des Croquants en 1636, les paysans d'Angoumois, comprenant, entre autres, les députés de Cognac, Merpins, Jarnac et Châteauneuf, disent avoir été entraînés dans l'émeute par désespoir, succombant sous le faix insupportable des impôts; ils demandent que soit diminué l'impôt sur le vin transporté par la rivière de Charente, attendu que les provinces voisines, d'Aunis et de la Basse-Saintonge « qui vendent à meilleur marché à cause de leur impôt plus toléralbe et qu'ils sont plus près de la mer, fournissent et chargent seuls les estrangers, et par ce moyen les vins des suppliants, où gist toute leur attente pour retirer le coût des futailles et de la culture des vignes, leur demeurent sur les bras, les contrainct de les bailler et vendre à vil prix pour les alambiquer et convertir en vinaigre et eaux-de-vie ». La distillation des vins n'est alors pour eux qu'un pis-aller; ils ne la considèrent nullement comme susceptible d'améliorer leur situation. Ils n'y voient aucun avantage pour l'avenir. Ils y voient au contraire un grave inconvénient, celui de « dégarnir tout le pays de bois de chauffage, pour les brûler ».

En somme ils trouvent privilégiés les producteurs voisins de la mer, car ceux-ci peuvent continuer à exporter leurs vins, sans avoir à les distiller.


Or en 1698, c'est-à-dire 62 ans plus tard, l'intendant Bernage écrit : « Il se vend très peu de vins aux étrangers qui ne les trouvent pas assez forts pour passer la mer; mais quand les vins blancs d'Angoumois sont convertis en eaux-de-vie, qui est leur destination ordinaire, les flottes anglaises et danoises viennent les chercher en temps de paix aux ports de Charente et il s'en fait une consommation avantageuse à la province ».

D'autre part, Masse, parlant de la distillation des vins d'Aunis, dit en 1712 « qu'elle est devenue si commune que le moindre paysan un peu aisé fait brûler son vin, dont les marchands font un grand débit; c'est ce qui a déterminé tout le monde à planter des vignes » et il ajoute : « D'ailleurs le vin que l'on recueille est plus propre pour l'eau-de-vie que pour boire ».

Ainsi en l'espace de 60 ans, la distillation des eaux-de-vie s'est, dans les provinces d'Angoumois, Saintonge et Aunis, partout généralisée. Cette généralisation si rapide fut, nous l'avons vu, en grande partie due à des débouchés nouveaux s'offrant d'eux-mêmes grâce aux relations maritimes qui, pendant plus de quatre cents ans, s'étaient constamment développés entre l'Europe du Nord et le littoral charentais pour le commerce du sel et du vin.

A partir de cette époque le commerce des vins et eauxde-vie de la région de Cognac va lier sa destinée au port maritime de La Rochelle, au port fluvial de Tonnay-Charente ainsi qu'à celui de Rochefort où Colbert venait de fonder un arsenal pour l'armement de la marine royale et qui allait devenir un des grands centres de ravitaillement des colonies nouvellement conquises.

Qui plus est, ce commerce aura bientôt pour objet principal les eaux-de-vie, au détriment du sel de Saintonge, auquel


les étrangers préféraient maintenant celui que produisaient à meilleur compte les salines du Portugal, et au détriment du vin qui, chose étrange, ne supportait plus les voyages en mer.

Ce changement qui s'est produit dans le commerce des vins entre 1630 où ils étaient expédiés par quantités considérables à l'étranger et 1698 date à laquelle, suivant Bernage, ils ne supportent plus le voyage en mer, constatation si fréquemment répétée par la suite, a intrigué plusieurs auteurs.

En général on attribue ce revirement à ce qu'il y aurait eu à cette époque une modification dans les cépages. Cette hypothèse n'est pas invraisemblable, quand on se souvient des difficultés qu'on éprouva en Bourgogne à combattre les progrès, au détriment du Pinot, du mauvais cépage qu'était le Gaumez, ainsi que des ordonnances royales prescrivant son arrachage et demeurées si longtemps lettres mortes. Nous n'observons, à vrai dire, aucune modification dans les cépages charentais avant le grand hiver de 1709 au cours duquel presque toutes les vignes furent détruites par les gelées (1).

En réalité, à l'étranger, le goût s'était affiné et le public n'acceptait plus les vins détériorés par le voyage dont il se contentait antérieurement. C'est ce qui conduisit les marchands anglais, comme nous le verrons plus loin, à distiller les

(1) L'intendant de Limoges dit en effet en 1731 : « Les grandes gelées qui survinrent successivement et particulièrement celle de 1709 ayant fait mourir les vignes qui se trouvaient sur la frontière du Limousin et du Poitou et presque toutes les vignes du dedans de l'Angoumois » des replantements furent nécessaires. « Mais, ajoute-t-il, les vins de l'Angoumois étoient de meilleure qualité autrefois qu'à présent ». « On a arraché les vieilles vignes qui le produisaient meilleur par la raison même de leur ancienneté soit parce qu'on a substitué dans ces nouveaux plantements un raisin noir appelé le Balzac auparavant inconnu dans la province, quy produit beaucoup mais quy rend le vin froid et d'un goût insipide ».


vins avariés qu'ils recevaient et, plus tard, à importer des eaux-de-vie de la région de Cognac plutôt que des vins.

Cette inaptitude du vin de la Saintonge et de l'Angoumois à supporter les voyages en mer et cette nécessité de le convertir en eau-de-vie, sont, par la suite, constamment confirmées. Le mémoire de 1731 sur l'Etat de l'Angoumois dit : « A l'égard des vins à boire, il n'en descend que très peu, et encore à fort vil prix, à Rochefort. Les cantons du vignoble de Saintonge nouvellement plantés plus près (des ports) y en fournissent du meilleur et à moindre prix de transport.

Il n'y a dans l'élection d'Angoulême que quelques petits cantons où il s'en vend à cause de leur bonté, et néanmoins à bon marché; le reste, hors la provision des propriétaires, se convertit par nécessité absolue en eau-de-vie (1) ».

En 1745 les gentilshommes bouilleurs de cru diront encore que « la plus considérable partie du revenu de ces provinces consiste dans leurs vins, dont la quantité est trop grande pour se consommer dans le pays et dont la qualité ne peut supporter le transport, surtout le passage en mer, en sorte qu'ils sont nécessités de les convertir en eaux-de-vie ».

Ce sont autant de témoignages qui montrent qu'à la fin du XVIIe siècle et postérieurement, la transformation du vin en eau-de-vie était dans ces provinces le parti le plus avantageux qu'on pouvait en tirer.

(1) Arch. Nat. K 107 N° 27, communication de M. George à la Société Archéologique de la Charente. Vol. 1934.



LA DISTILLATION DE L'EAU-DE-VIE

LES LIQUEURS

L'alcool semble avoir été connu chez la plupart des peuples de l'antiquité, mais c'est en France, au moyen âge, qu'il fut pour la première fois étudié scientifiquement, pourrait-on dire, par Arnaud de Villeneuve. Celui-ci, en 1250 lui attribue des vertus presque magiques, parmi lesquelles celle de prolonger la vie, c'est pourquoi il mérite d'être appelé « eau de vie ». « C'est, dit-il, la partie la plus subtile du vin; on l'extrait par la distillation du vin ou de sa lie ». Lulle, vers 1300 considère cette eau ardente comme un don des dieux, pour renouveler l'humanité arrivée à son déclin, à sa décrépitude; il l'appelle « liqueur divine ». Marcus Greacus, qui donne d'utiles conseils pour la distillation de l'eau ardente dit qu'elle constitue « un excellent collyre pour maladie des yeux ».

L'eau-de-vie resta ainsi longtemps dans le domaine de l'alchimie, de la médecine philosophique et de l'hermétique, en raison du mystère même de son origine. Qu'étaient donc, en effet, ces vapeurs qui se dégageaient du vin lorsque celui-ci était chauffé, et qui prenaient feu à l'approche d'une flamme !

Par quel sortilège cette eau si limpide, issue du vin, une fois répandue sur un linge, pouvait-elle se consumer sans que ce linge brulât ? « Ame ardente du vin » — « quinte essence » — « eau de feu » — « partie sublime du vin » — « eau permanente » — « eau d'or ». Elle relevait de la sorcellerie et


on tint longtemps cachés les procédés magiques qui permettaient de la capter.

Puis, après de longues études on parvint à mieux définir, sinon sa nature, du moins ses vertus médicales. Au xve siècle on trouve « qu'elle vaut a toutes manières de douleurs qui peuvent venir par froidure et par trop abondance de fluide, aux yeux qui larmoient et qui pleurent souvent, à toutes personnes qui ont haleine puante et corrompue — elle vaut contre hydropisie qui procède et vient de froide chose, contre maladies incurables, contre plaies qui sont pourries et infectes, contre apostesme qui peut survenir à la main des dames, contre morsures de bestes venimeuses ».

Ce médicament, qu'on prenait sous une forme agréable, parfumé de plantes aromatiques suivant les données des chimistes et auquel on accordait toujours de nouvelles vertus, finit par déborder la pharmacopée. L'usage en devint habituel.

« Cette eau-de vie faict bien a l'estomach », avait affirmé Liebault en 1573. « Il n'y a rien d'étonnant, dit Stoefer dans son Histoire de la Chyrnie que ce produit tant recommandé et si merveilleux soit devenu un objet de consommation après avoir été un médicament ».

Bientôt la préparation des liqueurs, des tafias, sortit à son tour du domaine de la chimie; on se reporta aux travaux d'Arnaud de Villeneuve qui avait montré la faculté qu'avait l'eau-de-vie de se charger des senteurs que lui communiquaient les plantes les plus diverses.

Au vrai cet art était bien nécessaire, car l'eau-de-vie avait fort mauvais goût. L'odeur nauséabonde des flegmes (1) avait besoin d'être dissimulée sous les parfums capiteux du

(1) Les flegmes sont les vapeurs qui s'échappent les premières de l'alambic et qu'on a toujours cherché à éliminer en raison du goût pénétrant et désagréable qu'elles communiquent à l'eau-de-vie.



girofle, de l'œillet, de l'anis et du genièvre. En effet la fabrication de l'eau-de-vie était encore à l'état rudimentaire et les matières premières employées n'étaient l'objet d'aucun choix. L'eau-de-vie était en somme obtenue en utilisant les déchets du vin. « La quinte essence, dit Evonyme Philiâtre en 1557 peut aussi être extraite de vin trouble, immunde et pourry, mais qu'il ne soit aigre, car nous voyons aussi de vin corrompu venu de bon lieu et plant, quelque trouble et de mauvais goût il soit estre extraite eau-de-vie très bonne ».

Encore en 1639 l'arrêt de la Cour des Monnaies autorise les distillateurs à acheter des « lies et baissières de vin et du vin fusté non puant et non aigre, propre à faire de l'eau-de-vie ».

Qu'importe. en y ajoutant du cédras et un peu de canelle, et en donnant au mélange une couleur purpurine, voici le « Parfait Amour ».

Les appareils employés à la distillation des eaux-de-vie furent longtemps tenus cachés. Ils n'étaient connus que des initiés qui s'adonnaient, dans le mystère, aux choses impénétrables de la chimie. Ni Arnaud de Villeneuve ni Lulle n'ont décrit leurs appareils. Mais par ce qui nous sera révélé plus tard, en particulier par Liébault en 1593, nous pourrons savoir que ces appareils étaient composés suivant les modèles antiques des Grecs et des Arabes, c'est l'alambic dans sa forme la plus simple. « Quand les choses que l'on veut distiller sont mises dans un vaisseau de voirre, de terre ou d'airin estamé par le dedans, assis sur un fourneau, le col long en forme de courge, couvert d'un autre vaisseau en forme de chapiteau à long bec et que par l'ardeur du feu allumé au


fourneau s'élève de ces matières eschauffées une vapeur, laquelle derechef resserrée et espessie par la froidure tant du vaisseau qu'avons nommé chapiteau que de l'air qui environne, est convertie en liqueur qui goutte à goutte découle en une bouteille pendue au bec du chapiteau, nous appelons cela distillation ». C'est en somme l'appareil que décrit encore Lemery en 1701 et Beaumé en 1768. On aura l'idée plus tard d'allonger le bec du chapiteau pour le faire traverser un baquet d'eau froide ou de lui donner la forme d'une spirale pour prolonger son contact avec l'eau, mais c'est bien là l'appareil élémentaire encore employé dans la région de Cognac pour obtenir le Cognac : cucurbite, chapiteau, col de cygne, serpentin.

Si Lulle n'a pas décrit son appareil, il a du moins indiqué vers 1300 comment on pouvait obtenir un produit particulièrement fin : « Pren vin très bon, de quelconque couleur, mais plus vineux que doux, lequel tu distilleras en alambic par quatre fois en la sorte qu'on prépare communément eau ardent, et encore si souvent distillé, tant meilleur en sera — l'indice d'être parfait est, si allumé en un vase d'argent ou d'estain, il se consomme tout, tellement que nulle humidité ne demeure dans le vaisseau ».

Dans ces deux formules, de l'appareil à distiller et de la méthode à suivre pour obtenir un produit de bonne qualité, sont inclus tous les problèmes qui se poseront au cours des XVIIe et XVIIIe siècles pour améliorer le goût des eaux-de-vie de vin. Ces problèmes, comme nous le verrons plus loin, ne sont du reste pas encore résolus.

Pendant tout le XVIIe siècle, où les eaux-de-vie seront surtout recherchées pour fabriquer des liqueurs, leur qualité n'a encore qu'une importance tout à fait secondaire. Ce qu'on chercha d'abord, ce fut la quantité et le bon marché. On modi-


fia constamment le fourneau et la cucurbite pour que l'ébullition puisse être obtenue le plus rapidement possible; on installa même plusieurs cucurbites sur le même fourneau pour tirer parti de toute la chaleur du foyer, on modifia cent fois le chapiteau pour que les condensations soient plus rapides; on modifia le réfrigérant pour hâter également les condensations, mais le produit n'était pas agréable.

Le plus gros effort des fabricants se porta donc surtout sur l'art de faire les liqueurs, c'est-à-dire de cacher le mauvais goût sous des parfums plaisants, et cet art nous vient d'Italie.

a Il n'est pas indifférent de traiter les racines, les tiges, les feuilles, les fruits, les végétaux par l'alcool et par l'eau car il y a des cas où l'un de ces véhicules est plus apte que l'autre à se charger des principes qui affectent le goût et l'odorat.

L'alcool se pénétre en général mieux que l'eau de principes odorants et l'eau dissout davantage les principes amers ».

On parfume les liqueurs avec les plantes les plus diverses, l'anis, l'angélique, l'orange, la rose, le lis, le jasmin, le fenouil vert. La liqueur préférée de Louis XIV, le rissoly, était composée de rose musquée, de fleur d'oranger, de lis, de jasmin, de canelle et de clou de girofle.

Cependant le goût commençait à se porter également sur l'eau-de-vie pure, ou mélangée de fruits. L'Edit de 1678 maintint « les pauvres vendeurs d'eau-de-vie en la possession et jouissance d'exposer et vendre en détail, à petites mesures, dans les rues, sur tables et escabelles, de l'eau-de-vie, noix confites et cerises confites dans l'eau-de-vie et à cet effet, de poser sur les dites tables des fontaines, tasses et flacons d'étain,


leur permet d'avoir auvents portatifs en toile cirée, pour mettre leurs étalages à l'abri des injures du temps ».

L'ordonnance de 1660 établit que ceux qui ayant acheté de l'eau-de-vie à pot et à pinte, ne doivent pas payer les droits supplémentaires s'ils la revendent « à porte-col et au coin des rues ». Les ordonnances de 1693 et 1699 défendent aux détaillants de vendre l'eau-de-vie à petite mesure « si ce n'est à porte-col au coin des rues ».

Ces vendeurs et vendeuses d'eau-de-vie sont « des espèces de regrattiers, mais sans lettres, qui chaque jour dès le matin et lorsque les boutiques commencent à s'ouvrir et que les manouvriers et artisans vont et se mettent au travail, établissent ces petites boutiques au coin des rues ou parcourent la ville en portant tout un cabaret, bouteilles, verres et mesures, dans une petite manne pendue à leur col ».

Les buveurs d'eau-de-vie étaient en général de pauvres gens qui se contentaient d'un produit bon marché, un peu rude et sans grande finesse. La fréquente réglementation de ce commerce populaire, en vue d'en protéger l'exercice, montre qu'il s'agissait là d'un usage profondément enraciné dans le peuple des rues. « On a fait, critique Audigier en 1655, une maîtrise de deux cents ignorants ramassés dans la lie du peuple à cinquante écus chacun, pour être reçu. —

aussi, chez les vendeurs d'eaux-de-vie il n'y va que de la canaille ».

Ce goût de l'eau-de-vie se développa surtout à la fin du XVIIe siècle et envahit bientôt les classes aisées. C'est une évolution très lente, mais très nette. « L'usage de l'eau-de-vie, dit Gervais en 1730, presque inconnu de nos pères, étant devenu fort commun dans la capitale aussi bien que dans les autres villes du royaume ». L'Encyclopédie méthodique


mentionne également que l'usage de l'eau-de-vie « comme boisson » date de Louis XIV. La Bruyère s'indigne des jeunes gens de cette époque qui ont tellement abusé du vin qu'ils le trouvent insipide et « cherchent à réveiller leur goût déjà éteint, par des eaux-de-vie et par toutes les liqueurs les plus violentes ».

L'eau-de-vie n'avait cependant pas cessé d'être utilisée comme médicament et au cours du XVIIe siècle ses effets sur l'organisme humain sont de mieux en mieux connus. Charras écrit en 1681 que l'esprit de vin est fort propre pour pénétrer et échauffer, inciser, subtiliser, refondre, faire transpirer les mauvaises humeurs. Non seulement il est incorruptible, « mais il est capable de conserver les corps — on s'en sert avantageusement contre la gangrène et toute la corruption qui peut arriver aux parties — il débouche puissamment les conduits et facilite la communication des esprits et il haste la circulation du sang ».

Mais pendant toute cette période, l'eau-de-vie de la région de Cognac n'est employée, en France, qu'au même titre que les eaux-de-vie des autres régions de la France. Rien ne l'en distingue jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Par contre, il est indubitable qu'elle jouit à l'étranger, déjà, d'une particulière faveur. « Elle se débite, écrit Demage en 1698, aux flottes anglaises et danoises qui viennent les charger en Charente au-dessus de Rochefort ». Evidemment la facilité des relations commerciales par mer, y est pour beaucoup, mais il semble qu'il y ait déjà chez les étrangers une préférence, une sélection.

En Angleterre, dès le XVIe siècle, on avait pris l'habitude


de distiller les vins gâtés, ceux qui n'avaient pu se conserver dans les entrepôts de Londres aussi bien que ceux qui n'avaient pu supporter le voyage par mer. Sous cette forme l'eau-de-vie, additionnée d'eau, arrivait à remplacer le vin dont elle rappelait le goût et sur lequel elle avait l'avantage de pouvoir être transportée même à l'intérieur du pays, inaltérable et sous un volume quatre fois moindre. Puis, au lieu de transporter sous un fort volume du vin qui arrivait souvent en mauvaise condition et qu'il fallait distiller, on en vint tout naturellement à transporter sous un volume moindre l'eau-de-vie faite en France avec des vins sains.

Dans le John Pletcher's Beggar's Bush de 1622 on lit : «Buy brand wine », et dans les Roxburgh Ballads de 1650, on rencontre ces vers :

« It is more fine than Brandewine »

Le brandwine ou brandy mélangé d'eau devint bientôt une boisson aussi populaire que la bière. Aussi l'Angleterre fut-elle vite un des pays où la consommation de l'eau-de-vie française, et particulièrement celle de la région de Cognac, prit le plus d'extension.

Dans les Pays Scandinaves, où les récoltes de céréales n'étaient pas toujours assez abondantes pour qu'il soit possible d'en prélever une notable partie en vue de la fabrication des boissons spiritueuses, l'eau-de-vie de vin, Brannvin, Braendvin demeura très recherchée. Une faveur particulière était accordée aux eaux-de-vie chargées à La Rochelle. Les relations commerciales établies depuis longtemps entre La Rochelle et les Pays du Nord, relations encore améliorées par la création par Colbert, de la Compagnie du Nord, rendaient du reste


L'alambic en 1701, d'après Lémery.

pour l'Europe septentrionale les eaux-devie des Charentes les plus facilement accessibles.

On peut dire qu'au XVIIe siècle, bien plus que Nantes et Bordeaux, La Rochelle est, pour toute l'Europe du Nord, le port des eaux-de-vie. Presque toute la production des Charentes est destinée à l'étranger; les trois provinces d'Aunis, Saintonge et d'Angoumois n'ont

déjà plus d'autre préoccupation que de ménager et de favoriser le commerce d'exportaion. Dès que ce commerce est entravé, par les guerres, immédiatement se fait sentir la « disette d'argent ».

A Cognac se fondent déjà des maisons de commerce pour l'exportation des eaux-de-vie.

L'orientation que nous avions vu se dessiner en France à la fin du XVIIe siècle vers la consommation de l'eau-de-vie, va s'accuser très rapidement dans le courant du XVIIIe siècle.

Certes cette époque verra la fabrication des liqueurs poussée vers la perfection, témoignant d'un affinement extraordinaire


du goût du public. L'ouvrage de Polycarpe Poncelet, « la Chymie du goût et de l'odorat », montre à quel point était parvenu l'art de fabriquer les liqueurs. La préface de l'auteur est elle-même savoureuse : il explique comment en attribuant au genre de parfum de chaque plante une note de musique, on doit arriver, en mélangeant les essences de ces plantes, à des accords parfaitement harmonieux si bien que telle

liqueur devient véritablement une mélodie. « En un mot, dit-il, je regarde une liqueur bien entendue comme une sorte d'air musical. Un compositeur de ragoûts, de confitures de ratafiats de liqueur est un symphoniste dans son genre et il doit connaître à fond la nature et les principes de l'harmonie s'il veut exceller dans son art, dont l'objet est de produire dans l'âme une sensation agréable ».

Mais laissons les « compositeurs » de ratafias chercher, sur le clavecin des saveurs, des accords parfaits.

Malgré les symphonies des liqueurs, malgré leurs noms poétiques : Eau Nuptiale, Belle de Nuit, Huile de Vénus, Eau de la Reine de Hongrie, Parfait Amour,

L'alambic actuellement en usage dans le Pays de Cognac.

C'est l'alambic élémentaire des vieux âges qui, grâce à la nature du vin des Charentes produit directement la meilleure eau-de-vie, la meilleure liqueur qui soit au monde.


le public en France tend vers l'usage de l'eau-de-vie proprement dite. Mais l'eau-de-vie non aromatisée ne doit avoir aucun goût désagréable. Aussi, pendant tout le XVIIIe siècle, assiste-t-on à un effort ininterrompu tendant à obtenir des eaux-de-vie « bon goût » et à éliminer les eaux-de-vie « mauvais goût ».

On chercha alors à améliorer le produit qu'on devait distiller; cette mesure était d'autant plus nécessaire qu'on remarquait, en médecine, que certaines eaux-de-vie infectaient les plaies au lieu de les guérir et on avait dû proscrire des hôpitaux toute eau-de-vie qui provenait d'autre substance que du vin proprement dit. « Même à l'extérieur elles creusaient et envenimaient les plaies qui en étaient lavées ».

Défense fut donc faite de fabriquer de l'eau-de-vie avec autre chose que du vin. L'arrêt du 13 mars 1699 interdit « de faire ni débiter d'autres eaux-de-vie que celles faites de vin, à peine de confiscation et de 1000 livres d'amende ». Cet arrêt dut être souvent tourné, car la déclaration du 24 janvier 1713 intervient à nouveau, défendant « à toutes personnes, à peine de 3.000 livres d'amende, de fabriquer des eaux-de-vie dans le royaume et terres de l'obéissance de Sa Majesté, de mélasses, graines, bierres, baissières, marcs de raisin, hydromel et de toute autre matière que le vin » (à l'exception du cidre et du poiré en Normandie et en Bretagne).

Mais même avec du vin, l'eau-de-vie continuait à avoir un goût désagréable de flegme et d'empyreume (1). On laissa donc aux chimistes et aux fabricants d'appareils le soin de trouver un alambic qui put produire une eau-de-vie de bon goût, sans qu'on ait besoin d'avoir recours à plusieurs distilla-

(1) L'empyreume est une odeur détestable et tenace provenant des matières organiques contenues dans le vin soumises à l'action d'un feu trop violent.


tions successives toujours très coûteuses. Ce sera pendant un siècle, l'obsession des chimistes.

On pensa tout d'abord neutraliser les flegmes en distillant l'eau-de-vie sur des sels de tartre. On modifia ailleurs le fourneau, qui était la plupart du temps mal conçu et qui provoquait, par des coups de feu violents, la formation d'empyreume dont l'odeur nauséabonde se communiquait au produit obtenu. On essaya aussi la distillation au bain-marie pour éviter cet inconvénient. Mais tous les résultats étaient décevants. Les chimistes portèrent alors leurs efforts sur la tête de maure ou chapiteau, et surtout sur le col de cygne, qu'on allongea de plus en plus, afin que les vapeurs les plus volatiles, les flegmes, soient ramenées dans la chaudière avant d'avoir pu se condenser dans le serpentin. Il eut même parfois des dimensions extravagantes : Demachy en 1773 parle d'un alambic « surmonté d'une colonne à spirale de 16 pieds de haut — le bec du chapiteau a 5 ou 6 pieds de long, il se courbe pour venir plonger dans une vaste pièce d'eau où se trouve une autre spirale de deux pieds de diamètre et qui a au moins vingt pas. C'est donc après avoir parcouru 120 pieds au moins que sort enfin l'esprit, plus usé que rectifié ».

Le même problème se posait du reste dans les autres pays d'Europe. En Angleterre, la concurrence entre les Londoniens et les Ecossais donna à la recherche de sa solution une forme assez curieuse. Les Ecossais avaient amélioré leurs appareils à distiller les grains, qui étaient les mêmes que les appareils français, en diminuant la hauteur et en augmentant la circonférence de la cucurbite. Ils cherchèrent à réduire la dépense des distillations successives en faisant le plus grand nombre de chauffes possibles dans le même temps et avec la même quantité de combustible. Ils vidèrent d'abord leur alambic 5 et 6 fois par jour. Ils arrivèrent bientôt


à obtenir 20 chauffes en 24 heures. En 1797 ils parvinrent à recharger leur appareil 72 fois en 24 heures. A chaque diminution du prix de l'eau-de-vie écossaise, le gouvernement pour protéger les distillateurs de la capitale, répondait par une augmentation de droits d'entrée, correspondant au rendement des appareils; ces droits étaient passés de 1 £ 1/2 en 1786 à £ 54 en 1796. En 1799 le distillateur écossais Millar utilisait un appareil qui se vidait et se rechargeait 480 fois en 24 heures, c'est-à-dire qui fournissait 480 chauffes d'eaude-vie par jour.

En somme après un siècle de tâtonnements pour obtenir une eau-de-vie bon goût à un prix raisonnable, on aboutissait à un échec; les transactions ne se faisaient qu'avec le concours d'un inspecteur qui seul pouvait trancher si l'eau-de-vie était de bon goût, c'est-à-dire marchande, ou de mauvais goût, c'est-à-dire susceptible d'être refusée par l'acheteur.

Enfin, en 1800, l'ingénieur Adam inventa son appareil à rectifier l'eau-de-vie, qui allait révolutionner cette branche du commerce, à tel point qu'en 1811 Lenormand parle de la distillation comme d'un « art naissant ». « Ces difficultés, dit-il, ont obligé de nouveaux artistes d'inventer un vaisseau par le moyen duquel on peut du premier coup avoir un esprit de vin aussi pur que si on l'avait distillé plusieurs fois ». Grâce à cet appareil, qui utilisait, pour les distillations successives, la chaleur même des produits successivement obtenus, on pouvait avoir, à un prix relativement bas, une eau-de-vie sans le moindre mauvais goût et à la force désirée.

Le problème semblait donc enfin résolu.

Il n'en était rien. L'eau-de-vie n'avait plus mauvais goût, mais elle n'avait plus aucun goût. Avec les odeurs nauséabondes étaient parties toutes les senteurs agréables du vin. L'eau-de-vie ainsi obtenue, fade et écœurante, était,


suivant l'expression de Demachy, plus usée que rectifiée.

Il fallut, pour la rendre agréable à boire, la parfumer de plantes aromatiques. On arriva donc à ce résultat paradoxal, qu'après avoir parfumé les eaux-de-vie pour dissimuler leur mauvais goût, il fallait maintenant les parfumer pour leur donner du goût. Ainsi réapparurent les liqueurs d'autrefois, dont quelques-unes, les boissons apéritives anisées en particulier devaient éveiller en France la passion populaire.

Mais pour le consommateur d'eau-de-vie, la solution n'était pas encore trouvée par l'appareil d'Adam et malgré les progrès de la science, les appareils de rectification actuels ne la donnent pas non plus. Le problème reste toujours le même et les lois récentes, tant françaises qu'anglaises, refusent l'appellation « eau-de-vie de vin » ou « brandy » à un alcool de vin dont les odeurs indésirables ont été éliminées par la rectification, celle-ci lui ayant fait perdre les éléments mêmes qui caractérisent l'eau-de-vie de vin.

Ainsi en 300 ans, le cercle s'est fermé. Aux XVIe et XVIIe siècles, l'eau-de-vie a mauvais goût et doit être parfumée, pour être consommée sous forme de liqueur. Au XVIIIe siècle, l'inclination vers l'eau-de-vie pure porte consommateurs et distillateurs à éloigner les eaux-de-vie de mauvais goût. Ils n'y parviennent qu'à l'aurore du XIXe siècle, grâce à la rectification, mais en neutralisant à tel point les eaux-de-vie, qu'elles doivent être aromatisées pour la consommation.

C'est là le cercle vicieux dans lequel est enfermée l'eau-de-vie de consommation courante depuis des siècles.

Or l'eau-de-vie de Cognac a toujours été et est toujours en dehors de ce cercle vicieux.


En effet, avec les vins de la région de Cognac, une seule distillation en deux temps suffit à donner, avec l'alambic élémentaire, sans rectification, une eau-de-vie d'un prix modéré, n'ayant aucun goût indésirable ou particulier et ayant par contre conservé dans leur pureté toutes les senteurs agréables, désirables et utiles du vin.

Il n'y a pas un autre point sur la terre où une eau-de-vie aussi parfaite puisse être obtenue, ni avec l'appareil élémentaire employé dans la région de Cognac ni avec aucun autre appareil; l'eau-de-vie de Cognac est un hasard de la nature, un accident heureux et une exception.


L'EAU-DE-VIE DE COGNAC DÉJA PRÉFÉRÉE A L'ÉTRANGER COMMENCE A ÊTRE CONSIDÉRÉE EN FRANCE COMME LA MEILLEURE DU MONDE

Longtemps, nous l'avons vu, l'eau-de-vie de la région de Cognac a partagé le sort des autres eaux-de-vie françaises et, comme elles, a servi à faire des médicaments et des liqueurs.

Toutefois on peut dire que dès que le goût du public, s'éloignant des liqueurs parfumées et doucereuses, s'est orienté, en France, vers la consommation de l'eau-de-vie pure, la destinée du Cognac s'est séparée de celle des autres eaux-de-vie.

Sa supériorité fut reconnue dès la fin du XVIIe siècle et l'on commença, au début du XVIIIe à mentionner de façon distincte « l'eau-de-vie de Cognac ». Gervais, lieutenant criminel au Présidial d'Angoulême, écrit en 1726, en parlant des eaux-de-vie d'Angoumois : « Celle de Cognac passait pour la meilleure du monde. On enlevait sous ce nom toutes celles qui se faisaient dans les différents cantons de la province d'Angoumois ».

Le Mémoire de 1731 sur l'Etat de l'Angoumois contient le curieux passage suivant : « D'un autre côté, les grandes guerres que le feu Roy eut à soutenir dans les derniers temps, l'engageant à entretenir de grosses garnisons en Flandres, il s'y faisait dans les hôpitaux des armées des consommations immenses d'eau-de-vie. La ville de Paris en tirait aussi beaucoup de ces basses provinces tant pour la boisson simple que


pour la conservation des fruits confits. Les eaux-de-vie de l'Orléanais et du Blaizois ne suffisant pas allors pour ces usages, les marchands descendaient les prendre en Angoumois et principalement à Coignac où elles sont renommées pour

Certains sites de vignobles par les souvenirs qu'ils évoquent semblent avoir une âme. C'est Ici que l'armée catholique commandée par le duc d'Anjou, plus tard Henri III, défit en 1569, l'arrière-garde de l'armée protestante de Coligny commandée par le prince de Condé qui y trouva la mort.

Sur ces champs de mort règne aujourd'hui la vigne qui donne le Cognac des « Grands Fins Bois ».

leur excellence. Ils enlevaient aussi les autres (de l'Angoumois) sous ce nom, qui estoient conduites par terre et par charroix jusqu'à Châtellerault où on les embarquait sur la Vienne et ensuite sur la Loire jusqu'à Orléans qui estoit l'entrepôt de ce commerce tant pour Paris que pour les Flandres par Lille (1) ».

(1) Op. cit.


Donc moins d'un siècle après la révolte des pauvres Croquants, l'eau-de-vie de Cognac avait acquis, sous ce nom, en France également, la réputation d'être la plus agréable, la plus fine et la meilleure du monde. Et c'est dorénavant sous ce nom, qui est comme le signe d'une qualité extraordinaire, que l'eau-de-vie de la région de Cognac va poursuivre son destin, indépendant de celui des eaux-de-vie des autres régions.

« Lorsqu'un distillateur, écrit Demachy en 1773, se propose de fabriquer de bon esprit de vin, non seulement il choisit l'eau-de-vie de Coignac, mais il donne la préférence à ce qu'on appelle 6/11 ». « D'autre part, écrit-il ailleurs, les vins d'une contrée donnent des eaux-de-vie agréables, telles sont celles de Coignac, d'autres, comme l'Orléanais, donnent des eauxde-vie plus sèches; enfin nos eaux-de-vie des provinces méridionales sont âcres et désagréables ».

D'après l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, de 1751, Cognac est une ville de France, dans l'Angoumois, sur la Charente, « fameuse pour ses eaux-de-vie ».

Mûnier écrit en 1779 : « Le territoire de Cognac est renommé pour ses eaux-de-vie. La qualité de l'eau-de-vie de Cognac étant supérieure à toutes les autres, elle aura toujours la préférence à prix égal ».

Elle était transportée à Paris « par charriot » par Ruffec et Châtellerault, mais on utilisa bientôt également la Charente, rendue navigable jusqu'à Montignac à la fin du XVIIIe siècle.

De là elle rejoignait Châtellerault « où on l'embarquait sur la Vienne pour la faire descendre ensuite par la Loire à Orléans qui était l'entrepôt pour la faire passer à Paris et en Flandre et principalement en temps de guerre. Les consommations qui s'en faisaient dans les armées, en produisant un grand débit, lui donnaient un grand prix ».


Les envois pour le nord de la France n'étaient réellement considérables qu'en période de guerre, pour la consommation des armées et il semble que le débit en ait été particulièrement important pendant la guerre de Hollande. Mais en période

Dans les « Bons Bois » du sud du Pays de Cognac, entre le bois de pins maritimes et la lande à genêts et à bruyères la vigne s'est également acclimatée, mais fournit un Cognac plus menu et moins fin.

de paix les eaux-de-vie de Cognac étaient surtout envoyées à l'étranger.

Le P. Arcère dit en 1742 : « Le vin d'Aunis se convertit en eau-de-vie qu'on transporte en Flandre, dans le Nord, au Canada. En temps de paix il en sort ordinairement du port de La Rochelle 18 à 20.000 pièces, c'est-à-dire de 35 à 40.000 barriques de 17 veltes pour la fabrication desquelles il a fallu distiller 220 à 240.000 barriques de vin ».


De 1718 à 1736 il était sorti par La Rochelle 490.000 barriques d'eau-de-vie de Cognac, soit en moyenne 28.000 barriques par an.

En 1728 un Mémoire sur le commerce de l'Election de Cognac estime qu'il sort en moyenne annuellement 27.000 barriques d'eau-de-vie de Cognac par le port de TonnayCharente.

En 1765 Tonnay-Charente avait exporté 50.000 muids d'eaux-de-vie de la région de Cognac.

« La pratique ordinaire du pays, lit-on dans le Mémoire de 1731 sur l'Etat de l'Angoumois, après les vendanges faites, estoit que les simples paysants les plus dans le besoin vendoient le vin de leur récolte à de petits marchands qui les convertissoient en eau-de-vie. Ceux-ci vendoient les eauxde-vie de première main à d'autres qui les revcndoient ensuite à de plus gros marchands; lesquels les faisoient passer à leur tour à ceux qui en faisoient magazin; ces derniers aux correspondants et aux commissionnaires des étrangers, ce qui dès lors donnoit d'abord cours à la denrée en augmentant successivement la valeur, procuroit le paiement des subsides, facilitoit les affaires des particuliers, enrichissait par cascade les négociants, entretenoit le commerce et faisoit circuler dans le pays de l'argent venant de l'étranger ».

Les plus gros importateurs étaient la Hollande qui, de 1718 à 1736 avait reçu 267.525 barriques de Cognac. Le Mémoire de 1731 ajoute : « Les Hollandais, habiles négociants, se sont rendus les maîtres de ce commerce en se prévalant des besoins des vendeurs et de l'impatience française, pour mettre par leurs commissionnaires le prix qu'il leur plaist à.

la denrée ».

L'exportation du Cognac vers l'Angleterre prit une importance exceptionnelle. De 1718 à 1736 elle en avait


importé 119.000 barriques. L'eau-de-vie de Cognac convenait au goût anglais en raison de sa finesse et de la façon dont elle était consommée, simplement additionnée d'eau, comme boisson familiale. On peut dire que les 50.000 muids qui sortaient par Tonnay-Charente en 1765 étaient destinés exclusivement à l'Angleterre.

On se rend compte de l'importance qu'avait pris en 1780 ce commerce avec l'Angleterre par l'émotion, le « bouleversement » que provoqua dans les trois provinces d'Angoumois, Saintonge et Aunis la décision du roi de faire payer le double droit sur l'eau-de-vie de plus de 22° Cartier, alors que les droits de douane en Angleterre ne frappaient, comme eauxde-vie doubles, que les eaux-de-vie au-dessus de 24° Cartier; ceci incitait les négociants anglais à exiger des eaux-de-vie ayant au moins cette force pour laquelle, en France, on devait payer le double droit. Les réclamations désespérées qui s'élevèrent de la région de Cognac furent appuyées auprès du roi par le comte de Rohan-Chabot, par le prince de Lambesc et par le duc de La Rochefoucauld.

Les pays scandinaves continuaient à s'approvisionner régulièrement d'une marchandise qui y était depuis des siècles appréciée et recherchée. La Norvège, dont les achats sont souvent compris dans les importations du Danemark, en tant que monarchie jumelle, paraît avoir demandé tout spécialement les eaux-de-vie de Cognac. Si, concurremment elle importe de Bordeaux des eaux-de-vie du proche Languedoc, elle semble ne pas avoir eu pour les eaux-de-vie de la région méditerranéenne une très grande estime. On observe en effet qu'en règle générale, les bateaux norvégiens qui portent à Marseille, au XVIIIe siècle, des bois et des viandes salées, reviennent de ce port sur lest.

Les expéditions pour le Canada suivent le progrès cons-


tant des échanges entre ce pays et La Rochelle qui avait monopolisé le commerce des fourrures et qui rapportait la morue des pêcheries de Terre-Neuve. Les eaux-de-vie de Cognac profitèrent au premier chef de l'essor de cette extraordinaire république marchande qui avait établi des comptoirs sur les côtes d'Afrique et d'Amérique et qui étroitement liée avec les Antilles, en rapportait le sucre et les épices. Aussi trouvons-nous les eaux-de-vie de Cognac au Canada, aux Etats-Unis, en Louisiane, à Saint-Domingue. Pendant l'année 1783 l'exportation des eaux-de-vie de Cognac « pour la Guinée et colonies françaises de l'Amérique » par le port de La Rochelle atteignait 2.679 barriques.

L'eau-de-vie de Cognac est également liée aux progrès si rapides du port de Rochefort dont l'arsenal, où sont construits des bateaux de guerre, où s'arment les vaisseaux du roi, grandit chaque jour. Rochefort n'a pas, à proprement parler de port de commerce, mais il a un formidable magasin à vivres, pour l'approvisionnement de la marine et pour le ravitaillement des postes lointains dont il assure régulièrement la relève. Les flottes royales ont en effet, en l'état d'insécurité des mers, un perpétuel service de convoiement des flottes marchandes partant de Nantes, de La Rochelle et de Bordeaux, qui les conduit régulièrement vers le Canada, les côtes de l'Amérique et les Antilles. « Le port de Rochefort, lit-on dans le Mémoire de 1731, dont les travaux et la grosse marine y en faisoient descendre une grande quantité par la rivière de Charente pendant que le port de ce nom (Tonnay-Charente) qui est à deux lieues de France au-dessus faisoit passer de plus en plus des eaux-de-vie aux étrangers, chez lesquels le commerce et les flottes grossissoient ».

On peut dire qu'à la fin du XVIIIe siècle l'eau-de-vie de Cognac est un produit sélectionné en France et qu'en dehors


de France sa renommée s'étend sur toute l'Europe et sur les côtes de l'Amérique, du Saint-Laurent à la Guyane.

C'est déjà un produit mondial.

Et pourtant, ce produit exceptionnel est toujours obtenu par le même appareil rudimentaire. Si nous consultons Munier, dans son Essai sur l'Angoumois (1779), nous voyons que cet appareil se compose simplement encore de la cucurbite dont le chapiteau, prolongé de son bec, aboutit au serpentin. C'est l'appareil actuel. Une première chauffe de vin donne un broullis qui, repassé une seconde fois, donne le Cognac. C'est encore le procédé actuel, pour obtenir le Cognac.


Dans la région de Cognac le hameau surgit presque partout du vignoble. Le clocher carré de la vieille église romane domine les maisons paysannes couvertes de tuiles rouges, donnant à l'ensemble du paysage quelque chose d'infiniment paisible.

LA RÉGION DE COGNAC ORGANISE L'ÉCONOMIE DE SON PRODUIT

Une phrase d'un mémoire adressé au Contrôleur général en 1733 permet cependant de voir l'eau-de-vie de Cognac sous un jour nouveau. Nous y lisons en effet que le grand profit des particuliers de la région de Cognac, « est celui qui se fait en gardant l'eau-de-vie lorsqu'elle est commune, abondante et à bas prix. Comme la vigne ne produit jamais également plusieurs années de suite, il arrive presque toujours que la stérilité de quelque récolte, jointe aux grands vimères donne lieu à une grosse augmentation survenante aux prix de la dernière ». L'eau-de-vie de Cognac est donc déjà en 1730 et même en 1720 un objet de spéculation. Elle prend aussi, semble-t-il le caractère d'un produit limité, qui a son offre et sa demande, presque ses cours; elle prend le caractère d'un produit géographiquement délimité.

D'autre part, en 1783, dans une requête du roi, relati-


vement à la force des eaux-de-vie de Cognac destinées à l'Angleterre, les négociants de Cognac, Jarnac et Pons, affirment que s'il faut, pour ne payer que les droits simples, mettre de l'eau commune dans les eaux-de-vie de la dernière récolte, il en faudra mettre également dans les eaux-de-vie vieilles et rassises des années précédentes, qui sont en très grandes quantités entre les mains des propriétaires, vu les récoltes assez abondantes que nous avons depuis 1775 ».

D'autres difficultés menacent encore ces négociants, qui sont tous « plus ou moins chargés d'eaux-de-vie qu'ils gardent en magasin pour le compte de l'étranger et qu'ils sont dans le cas d'expédier chaque jour ». Ainsi il semble que la destinée du Cognac, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, se transforme et se fixe. Il est bon que nous suivions ce changement afin de pouvoir mieux comprendre le caractère particulier de ce produit et de ce commerce, dont dépend la fortune de cette grande et belle région de France qui s'étend depuis les dernières pentes du Massif Central et de la Gâtine jusqu'aux rives de la Gironde et jusqu'aux côtes de l'Atlantique.

Laissons les Ecossais recharger leurs chaudières 72 fois ou même 480 fois en 24 heures. Laissons Adam et ses imitateurs (16 brevets d'inventions ont été pris de 1801 à 1807), construire des appareils, des « machines » suivant l'expression de Lenormand en 1811, qui formeront plus tard de vastes usines. Avec le vieil alambic élémentaire de tous les temps, qui tient si peu de place dans la ferme du paysan charentais, un produit est en train d'envahir le monde et de se créer une curieuse histoire.

De 1730 à 1780 l'habitude commence donc à s'implanter dans le pays de Cognac, de garder les eaux-de-vie, tantôt dans un but de spéculation, « l'envie de s'enrichir étant le mobile de tous les hommes », tantôt par suite de la mévente


due à la disette momentanée des espèces, « bien qu'on ait vu des prêteurs d'argent à Angoulême depuis la Régence ».

On avait en effet observé que l'eau-de-vie ne perdait pas de qualité à être conservée un certain temps, en attendant que des récoltes déficitaires vinssent en augmenter la valeur.

« Lorsque l'eau-de-vie est faite, dit Mûnier en 1779, les riches propriétaires la conservent souvent jusqu'à ce qu'ils en trouvent de gros prix. J'en ai vu quelques-uns qui avaient converti en eau-de-vie et entassé dans leurs chais la récolte de plusieurs années qu'ils ont vendu tout à la fois dans un moment favorable et dont ils ont tiré 12 à 15.000 livres. Ceux qui ont de l'argent comptant en achètent lorsqu'elles sont à bas prix pour les revendre lorsqu'elles sont très chères. Les propriétaires et les marchands qui se proposent de garder de l'eau-de-vie doivent se munir de futailles faites avec du bois de chêne de la meilleure qualité ».

On 'se rendit même très vite compte que pendant cette attente non seulement l'eau-de-vie ne souffrait pas, mais qu'au contraire, chaque année elle s'améliorait davantage.

Avec le temps cette eau-de-vie acquérait un goût plus moelleux, un bouquet plus affiné, plus pénétrant, pendant que s'enrichissait lentement en elle la gamme des saveurs; elle prenait aussi peu à peu une belle et chaude teinte d or qui en augmentait encore l'attrait. On commença donc, a la fin du XVIIIe siècle, à garder les eaux-de-vie pour les laisser vieillir.

Il semble bien en effet que le document de 1783 dont il a été parlé plus haut, soit le premier où il soit fait mention des eaux-de-vie vieilles. Munier, qui était parfaitement au courant de ce qui se passait en 1779 dans la région de Cognac, parle seulement du logement des eaux-de-vie en période d'attente, il ne parle pas de leur vieillissement — il


s'étonne même, comme nous venons de le voir, d'avoir rencontré de riches propriétaires assez osés pour avoir entassé les récoltes de plusieurs années. Cette façon d'agir comportait évidemment certains risques car à cette époque on recherchait les eaux-de-vie à fort degré, afin de n'avoir pas à payer le transport sur une plus grande quantité d'eau, ainsi qu'il arrivait lorsque l'eau-de-vie, après avoir été conservée un certain temps en futailles, était tombée à un degré plus faible.

L'eau-de-vie de Cognac ne se vend donc plus toujours dès qu'elle est distillée; non seulement elle peut attendre, mais cette attente développe en elle des qualités qui, à la fin du XVIIIe siècle, déterminent les étrangers à rechercher les eaux-de-vie les plus vieilles. Les paysans, quand ils le peuvent, la gardent dans leur maison; les négociants la font vieillir dans leurs chais, le plus souvent pour le compte des étrangers et surtout des marchands anglais.

Dans cette nouvelle mise en valeur des eaux-de-vie de Cognac, la qualité du chêne dont les futailles sont faites, joue un très grand rôle. Le meilleur bois qui puisse être employé pour le vieillissement des eaux-de-vie de Cognac est sans contredit le chêne du Limousin. Or, par un heureux hasard, non seulement les merrains du Massif Central sont à la portée de la région de Cognac, mais on peut dire que depuis le XIIIe siècle, ils y ont été constamment offerts; les voituriers du Limousin venant à Cognac, à Jarnac et à Angoulême pour y chercher le sel, afin de ne pas faire le voyage à vide, y apportaient les merrains du centre pour lesquels ils avaient toujours « un débit facile ». Le chêne du Limousin a toujours été consi-


déré dans le pays de Cognac comme le meilleur à la fois pour le transport et pour le logement des eaux-de-vie; on le préférait au chêne de l'Angoumois et de la Saintonge qui, par contre, était demandé à Bordeaux avec le chêne du Périgord, pour le logement des vins fins.

« Le commerce des merrains, écrit Munier en 1779 se lie aisément à celui de l'eau-de-vie. Dans toute la Saintonge, à Châteauneuf, à Jarnac, à Cognac, à Taillebourg, à SaintSavinien, à Saint-Jean-d'Angély, à Rochefort, dans les Isle de Ré et d'Oléron, on préfère le merrain du Limousin pour les barriques comme pour les tierçons. Pour garder les eaux-devie, le merrain du Limousin choisi est le meilleur de tous ».

Aucun des merrains étrangers ne convient pour le vieillissement des eaux-de-vie de Cognac. Le chêne américain passe pour donner une certaine amertume. Les chênes russes, allemands et autrichiens ne cèdent pas leur tanin, de sorte que l'eau-de-vie y est comme en un vase de verre, elle n'y vieillit pas.

Le paysan et le négociant de Saintonge, d'Aunis et d'Angoumois avaient donc touj ours à leur portée le bois de chêne qui, par sa texture et par sa nature, par la qualité mystérieuse de son tanin, pouvait seul permettre à l'eau-devie d'atteindre, à la longue, sa perfection.

Le négociant prit, à partir de ce moment, dans l'élaboration du Cognac, dans son épanouissement, une beaucoup plus grande part que dans le passé. Dès que le Cognac devint l'objet de soins particuliers en vue de son vieillissement, une fonction capitale lui était attribuée. Certaines maisons de Cognac encore actuellement existantes, remontent au


XVIIe siècle, mais jusque vers le milieu du XVIIIe siècle, les négociants de Cognac étaient plutôt les représentants des acheteurs étrangers. L'importance qu'ils prennent alors dans la région résulte des destinées nouvelles qui s'ouvrent à l'eaude-vie de Cognac dès que le goût des consommateurs se porte vers les eaux-de-vie vieilles. Comme le dit fort justement l'intendant de Limoges, pour pouvoir tirer parti de l'augmentation de la valeur des eaux-de-vie au moment des récoltes déficitaires, « il faut se trouver en état d'attendre ces changements ».

Or l'agriculteur a la plus grande partie de son actif engagé dans sa propriété .et peu nombreux sont ceux qui peuvent immobiliser leur capital d'exploitation dans la garde de plusieurs récoltes. C'est donc maintenant le rôle du négociant, dès la fin du XVIIIe siècle, de remplir cet office de banquier, d'escompter pour ainsi dire, cette traite sur l'avenir, dont l'échéance devait arriver le jour où l'eau-de-vie aurait atteint le degré de maturité désiré par l'acheteur étranger. Il fit, de ce fait, également fonction de régulateur des prix vis-à-vis de l'acheteur qui, sans lui, eut été souvent découragé par leurs fluctuations incessantes.

Chargé d'une mission de confiance par le commerce étranger, en constants rapports personnels avec lui, aussi bien qu'avec le producteur, il acquiert bientôt le sentiment de sa responsabilité vis-à-vis de ce dernier. La déclaration des négociants de 1791 en est une preuve : « Les négociants soussignés, faisant le commerce des eaux-de-vie de Cognac provenant des crus des ci-devant provinces de Saintonge et d'Angoumois, considérant que la réputation dont cette eau-devie jouit est due non seulement à sa qualité supérieure, mais à la confiance fondée sur l'opinion qu'il n'y entre point d'eau-devie étrangère — que tout ce qui peut altérer cette confiance doit diminuer la demande de nos eaux-de-vie, en faire baisser les


prix et par là nuire au seul genre de culture dont la plus grande partie de nos terres soit susceptible, etc. »

Une autre preuve de leur préoccupation de sauvegarder la réputation de l'eau-de-vie de Cognac se trouve dans leur intervention en vue d'obtenir du roi en 1784 l'abrogation de l'arrêt instituant les doubles droits sur l'eau-de-vie dont la force dépasse 22° Cartier. « Les bouilleurs et propriétaires, disent-ils, s'attacheront principalement à éviter le double droit en fabriquant leurs eaux-de-vie au-dessous de 22° Cartier, cette eau-de-vie contenant une plus grande quantité de flegme ou de seconde, perdra en grande partie, par là, le gout délicat qui fait rechercher les eaux-de-vie de Cognac par les étrangers.

L'on pourra, avec de l'esprit de vin, les hausser au degré de force nécessaire pour l'Angleterre, mais on ne pourra jamais lui rendre la netteté de goût lorsqu'on l'aura altéré par une plus grande quantité de flegme qu'on y aura mêlé au moment de la fabrication ».

Ils donnèrent, à cette époque, l'exemple d'une grande conscience et d'une haute tenue morale, aussi furent-ils pour la plupart choisis au moment de la Révolution, dans les assemblées préparatoires pour la rédaction des cahiers de doléances, et pour les élections aux Etats Généraux de 1789.

Rien ne saurait mieux montrer la confiance que le peuple mettait en eux pour la défense de ses intérêts les plus essentiels.



PROGRÈS DU COMMERCE DU COGNAC AU XIXe SIÈCLE

Le commerce de Cognac subit tout naturellement une période d'arrêt pendant la Révolution Française. Il se releva dans une certaine mesure sous l'Empire, malgré les obstacles inimaginables qu'il rencontra lors des guerres napoléoniennes et du Blocus continental, mais c'est surtout sous la Restauration, une fois la confiance revenue, qu'il prit un grand essor. « Le commerce de l'eau-de-vie à l'étranger, écrit Quenot en 1818 était très considérable avant la Révolution et l'on évaluait à 7 à 8.000 tierçons la quantité qui s'expédiait annuellement de l'Angoumois (seul). Ces expéditions avaient lieu en majeure partie pour l'étranger. Depuis deux ans, malgré les droits exorbitants que les Anglais ont mis sur notre eau-de-vie, il s'en fait des envois très considérables. On peut évaluer à 25.000 barriques la quantité d'eau-de-vie qui est expédiée chaque année du seul département de la Charente pour l'étranger et à 10.000 celle qui en sort pour l'intérieur de la France ou qui va en Allemagne par terre ».

Mais c'est particulièrement de 1840 à 1872 que le commerce du Cognac prit un développement prodigieux. Il sortait du seul arrondissement de Cognac une moyenne de 219.000 hectolitres d'eau-de-vie par an, dont 164.000 pour l'étranger.

De la région entière de Cognac, l'Angleterre seule importait en 1865 plus de 105.000 hectolitres.


Après la crise phylloxérique de 1880 à 1890, les exportations tombèrent à un niveau très inférieur. Néanmoins, depuis 1900 le commerce de Cognac a repris rapidement son activité sans qu'on puisse espérer que les chiffres antérieurs à la crise phylloxérique soient susceptibles d'être jamais atteints.

Une partie, en effet, de la région de Cognac, celle d'Aigrefeuille-Surgères-Aulnay, qui fournissait au marché français des quantités considérables d'eaux-de-vie, ne reconstitua pas complètement ses vignobles et s'adonna plutôt à la culture du blé, et des plantes fourragères, à l'élevage du bétail et à la fabrication du beurre. Quoi qu'il en soit, la région de Cognac produit aujourd'hui du vin en quantités suffisantes pour obtenir plus de deux fois plus de Cognac qu'il ne s'en fait actuellement, le vin non brûlé étant pris pour la consommation en France.

Le Cognac reprit donc peu à peu ses anciens marchés.

Grâce à l'intelligence et à l'activité de ses commerçants, ses débouchés ont été étendus au Mexique, à toute l'Amérique du Sud, à l'Afrique Méridionale; il a pénétré enfin jusqu'aux contrées les plus inaccessibles et les plus mystérieuses de l'Inde et de la Chine. Son champ s'est étendu à toute la surface de la terre.

On dit souvent qu'il n'y a pas un seul lieu au monde où ne soient au moins connus deux noms de France : Paris et Cognac, et que s'il n'y en a qu'un seul, c'est Cognac. Cette fanfaronnade contient sans doute une grande part de vérité.


LE COGNAC PRODUIT EXCEPTIONNEL SA DISTILLATION TRADITIONNELLE

Qu'est-ce donc que le Cognac, pour avoir une si prodigieuse réputation.

C'est simplement le produit de la distillation des vins de la région de Cognac, par l'antique alambic élémentaire, puis muri dans des fûts de chêne du Limousin. Hien autre.

L'alambic, en effet, est aujourd'hui le même que celui décrit par Munier en 1779, par Léméry en 1701, par Liébault en 1595, celui qui était utilisé par Lulle en 1300 et par Arnaud de Villeneuve en 1250; celui des Grecs et des Egyptiens. Il n'est même pas besoin, comme le disait Lulle en 1300 de « distiller par quatre fois en la sorte qu'on prépare communément eau ardent, et encore si souvent distillé tant meilleur il sera ». Le Cognac est parfait dès la seconde chauffe.

« C'est un des faits les plus étranges en agriculture, dit M. F. de Castella, au congrès des viticulteurs de Victoria, tenu à Melbourne en 1932, que sur toute la surface de la terre, cette région très limitée des deux départements de Charente, soit la seule capable de produire un vin qui, distillé à bas degré, puisse développer cet unique parfum, et, ce qui est encore plus remarquable, cette extraordinaire absence de toute odeur indésirable, qui est la caractéristique du véritable Cognac ».

A dire vrai, la seconde chauffe est une opération bien délicate. Elle varie suivant la force des vins, leur nature, le


combustible, la saison et nécessite une très longue expérience.

Elle consite à repasser à la chaudière le produit de la première chauffe, les brouillis, dont la force n'est que de 35° environ ou même 27° dans les grands crus. Il faut en effet éliminer

Type de grand domaine en Grande Champagne. Le portail donne seul accès à la cour intérieure qu'entourent tous les bâtiments de l'exploitation, image de la villa franque ou même gallo-romaine.

d'une part les premières vapeurs condensées (têtes) qui se sont enfuies trop rapidement et ont besoin de subir de nouveau l'épreuve du feu, avec le brouillis suivant; et, d'autre part, toute la fin de la distillation (queues) à partir du moment où le liquide ne coule plus qu'à une force inférieure à 50° ou même 60°. Ces queues ou secondes, qui renferment certaines odeurs indésirables seront reversées en partie dans les brouillis suivants, en partie dans le vin à distiller. Tout le liquide qui coule entre 80 ou 85 et 50 ou 60° constitue ce qu'on appelle « la bonne chauffe », titrant de 64 à 73° (64/65° dans la région dite des Bois, 65/73° dans les Champagnes). C'est le Cognac.

L'expérience montre que les autres modes de chauffage,


par le bain-marie ou par la vapeur, ne donnent pas des résultats aussi satisfaisants. La « cuisson » du vin est indispensable : elle provoque la formation ou la transformation de certains éléments du bouquet qui, autrement, n'apparaîtraient pas.

De même la distillation en deux temps est nécessaire : certains aldéhydes des têtes, vaporisés trop tôt, trop subtils, ont besoin d'être recuits; ils forment alors des corps nouveaux faisant partie de l'équilibre du Cognac, corps qui ne se créent pas dans la distillation au premier jet.

Le Cognac ainsi obtenu a un parfum d'une grande délicatesse, un parfum de vigne en fleur et de vin. Il doit toutefois avoir le temps de développer lui-même ses qualités propres, il faut le laisser s'épanouir. Pour atteindre ce but, il faut le placer dans des fûts de chêne du Limousin.

Le temps fait le reste.

Le séjour dans ces barriques permet à l'eau-de-vie de se charger de certains principes de tanin auxquels elle doit quelques-unes de ses plus exquises senteurs. Après 25 années, les principes issus du bois peuvent atteindre dans le Cognac jusqu'à 500 grammes par hectolitre, ce qui montre la part due au bois du Limousin dans le bouquet de très vieilles eauxde-vie.

L'eau-de-vie doit encore au bois, par une lente oxygénation à travers les pores par lesquels elle respire comme un être vivant, de lentes et incompréhensibles transformations en éthers et en aldéhydes dont les parfums inconnus se perdent dans l'indéfinissable et prodigieux arome du Cognac.

Conservée dans des récipients de verre clos, l'eau-de-vie ne vieillit plus, elle est comme arrêtée dans sa croissance.

Pour qu'elle continue à vieillir, au ralenti, il est vrai, il faudrait que les bouteilles ne soient pas hermétiquement bouchées, c'est-à-dire qu'on lui permit de respirer. Autrefois, il était


d'usage quand une eau-de-vie vieille avait tendance à se charger de goût de bois, de la mettre en bouteilles non bouchées; pour ne pas arrêter l'oxygénation et par conséquent le vieillissement, on les encapuchonnait d'un fragment de

Ferme charentaise du Pays-Bas de Cognac dont le portail traditionnel s'ouvre sous un grand pin parasol. Au loin montent les coteaux de terre de groie qui fournissent le Cognac des « Grands Fins Bois ».

parchemin simplement posé sur le goulot de la bouteille permettant à l'air de pénétrer par les plis des capuchons.

Elles étaient alors dites « coeffées ».

L'eau-de-vie logée dans des fûts de chêne, par le contact indirect avec l'air, diminue en force alcoolique et en volume.

Placée dans un local trop sec elle perd en volume d'une façon excessive et devient dure et sèche. Gardée dans un chai trop humide, elle perd en degré et devient molle.

Le temps seul permet au mystère de se réaliser, année par année, dans l'obscurité du chai.


Au bout de deux ou trois années l'eau-de-vie de Cognac peut être livrée à la consommation, ayant acquis une maturité suffisante pour que ressortent les principales qualités qui l'ont rendue célèbre entre toutes les autres.

Mais l'attente peut durer 20 ans, 50 ans.

Certaines Grandes Champagnes dépassent 100 ans et s'éveillent éblouies sur un monde nouveau. Comme des biens familiaux elles ont vu passer des générations, car ici la réserve d'eau-de-vie constitue souvent le principal bien mobilier des familles paysannes, le principal et peut-être aussi le plus sûr.

Le rôle de l'homme dans l'élaboration du Cognac est donc peu de chose, à rencontre de ce que l'on s'imagine. La distillation mise à part, et celle-ci n'est en somme qu'une simple concentration pour avoir « l'âme ardente du vin » ainsi que disaient les anciens, il lui suffit de placer le Cognac dans les conditions favorables à son développement. Mais toutes ses qualités fondamentales, qui en font, quel que soit son degré de vieillissement, un produit exceptionnel et inimitable, il les doit au sol particulier et au climat de la région de Cognac.

Au temps des vendanges.



En Charente le noyer se mêle à toutes les cultures et fait partie du paysage agricole. Sa massive silhouette, en forme de boule, brise partout la monotonie des grandes étendues de champs et de vignes

INFLUENCES DU SOL ET DU CLIMAT

Les terrains sur lesquels croissent les vignobles charentais ne sont évidemment pas spéciaux à la région de Cognac. Le jurassique supérieur se retrouve partout, depuis l'Angleterre où il est typique, jusqu'au fond de l'Asie en passant par la Crimée et la Perse. Cependant il offre en Charente un facies particulier. Sa faune se différencie, en effet, comme l'a montré Glaugeaud, de la faune méditerranéenne par l'absence de certaines formes de céphalopodes et de brachiopodes, tandis qu'elle se distingue d'autre part de la faune du Bassin de Paris par la présence de nérinées. Les circonstances dans lesquelles la sédimentation s'est faite ici n'étaient donc pas


identiquement les mêmes qu'ailleurs. L'importance prise par les argiles gypseuses dans la cuvette du Pays Bas, où croissent les vignes des premiers Fins-Bois, est un autre élément très particulier.

En ce qui concerne le supra-crétacé, il apparaît en Charente sous une forme tellement caractéristique que dans la nomenclature internationale, ces terrains sont désignés sous des noms charentais : Angoumien (d'Angoulême), Coniacien (de Cognac), Santonien (de Saintes), Campanien (de la Champagne charentaise). Ces trois dernières formations sont remarquables par leur richesse en chaux et par le fait que les eaux-de-vie qu'elles fournissent dans une aire assez étendue, sont les meilleures et les plus réputées de la région de Cognac.

Le caractère de l'humus, son épaisseur, la nature du soussol et même la texture des roches ont sur les eaux-de-vie une influence considérable et même, en certaines régions, nettement dominante. C'est ainsi que les belles eaux-de-vie de Grande et de Petite Champagne ne proviennent que des terrains du supra-crétacé, tandis que les Borderies, qui jouissent d'une grande estime, proviennent des terrains de décalcification du nord-ouest de Cognac. Dans leur ensemble les « bois » ont pour origine les terrains du jurassique, les terres de groies, où s'étendait la forêt des premiers âges. Ils proviennent également des terrains argilo-sableux du tertiaire et des terrains plus rapprochés de la mer, ne conservant ce nom de « bois » qu'en raison de la similitude des eaux de-vie qu'ils produisent avec celles de la région des bois.

Si la nature du sol agissait seule, la succession des crus, c'est-à-dire l'influence des terroirs sur la qualité des eauxde-vie, s'échelonnerait du nord-est au sud-ouest en une série


de bandes formées par les terrains d'affleurement. Il n'en est pas ainsi. La proximité de la mer, avec les vents dominants de l'ouest et surtout du nord-ouest, donnent au climat en certains endroits, une influence plus forte que celle des ter-

La vigne ne craint pas les sols brûlants et dénudés des chaumes charentaises, où le roc est à fleur de terre et où le chêne-vert enfonce avec peine ses racines noueuses.

rains. Aux environs de la mer, les terrains de la craie ne donnent plus que des produits moins estimés et les lignes de crus, au lieu de suivre la direction des terrains d'affleurement, sont au contraire parallèles aux rivages de l'Atlantique. A l'est du bassin charentais, d'autre part, l'altitude des terres détermine des condensations plus violentes dans une zone plus froide et fait dépendre la répartition des crus de la disposition des dernières pentes du Massif Central. Le Santonien et le Campanien ne donnent plus de bonnes eaux-de-vie en se prolongeant dans le Périgord.

Les lignes nord-ouest-sud-est d'influence des terrains,


coupées par les lignes nord-est-sud-ouest d'influence de la mer et des altitudes, se conj uguent en une disposition concentrique des crus, le centre commun de toute la région de Cognac étant le centre même de la Grande Champagne, Segonzac.

Le climat a donc également une grande influence sur la disposition des crus, c'est-à-dire sur l'échelle des qualités de l'eau-de-vie à l'intérieur de la région de Cognac. Il en a une plus grande encore sur la région de Cognac dans son ensemble, comparée avec les autres régions viticoles du monde.

Le climat du Bassin charentais est évidemment influencé par la latitude où il se trouve, par la proximité de la mer, par le voisinage des collines du Périgord, du Limousin et de la Gâtine, ainsi que par le couloir du détroit poitevin. Il fait partie du climat aquitanien qui est lui-même assez particulier en ce sens qu'il est soumis à deux influences contraires qui s'y combattent ou s'y unissent : le climat armoricain et le climat continental. Or le climat charentais offre cette particularité que l'influence du climat continental y est plus marquée que dans le reste du bassin d'Aquitaine. Si les hivers y sont en moyenne plus doux qu'à Limoges ou à Poitiers, ils y montrent, pendant un court laps de temps, il est vrai, des minima de température plus accentués que dans tout le reste de la plaine aquitanique. Ces différences ne sont pour nous que des nuances, mais la végétation et en particulier la vigne, ressent très profondément ces nuances.

En fait, la végétation du Bassin charentais est très spéciale. Comme à bien d'autres points de vue, le Bassin charentais est, pour la végétation, une province carrefour où se


rencontrent et s'enchevêtrent les quatre flores d'Europe, ce qui ne se produit dans aucune autre région viticole européenne. La flore ibérique y est représentée, en particulier par le chêne tauzin, qui ne se continue au nord, jusqu'à la région de Nantes, que sporadiquement — le chêne-liège est même acclimaté à Chevanceau. La flore subméditerranéenne y est très abondante puisqu'elle y atteint une proportion de 35 — certaines de ses espèces ne peuvent franchir le Détroit poitevin; la part que prend le chêne-vert dans les sites d'Angoumois et de Saintonge est saisissante. La flore atlantique l'envahit de ses pins maritimes, de ses fougèresaigle, de ses genêts à balai et de ses bruyères, dès que le sol la favorise. Enfin la flore médio-européenne forme le fond même de la végétation charentaise.

Les grands courants floraux, en se rencontrant dans le bassin de la Charente, lui donnent une physionomie propre où il est aisé de discerner, dès qu'on y prête attention, les influences réciproques du sol et du climat. Ils y font admettre l'existence d'un complexe susceptible de donner à la vigne une nature particulière et par contre-coup un produit exceptionnel.

Il est difficile de ne pas donner également à la lumière éblouissante de l'Angoumois et de la Saintonge une part d'influence sur la végétation de la vigne et surtout sur la maturation du raisin. Les frères Tharaud n'ont-ils pas dit que s'ils n'ont jamais, en Orient, reçu l'étonnement de la lumière, c'est parce qu'ils connaissaient déjà celle de l'Angoumois. Nous entrons ici plutôt dans le domaine des peintres, que cette lumière déroute si souvent par la qualité des verts qu'elle crée, par les ombres claires qu'elle projette, par l'atmosphère ouatée qui estompe les lointains et qui adoucit


les contours des choses; cette luminosité si surprenante quand on vient du Poitou, du Limousin et même de Guyenne est peut-être due aux reflets de la mer toute proche sur l'écran du ciel charentais et peut-être aussi à ceux de ces deux autres « mers » que sont les grands fleuves de la Gironde et de la Dordogne. Est-ce à cette lumière que le vin des Charentes doit son âme si ardente ?

Carrefour dans la Grande Champagne.


Type caractéristique de la moyenne propriété dans le Pays 'de Cognac. Les bâtiments d'exploitation sont bien groupés autour de la maison de maître, au milieu du vignoble.

A gauche se distingue nettement la brûlerie rurale à deux alambics; plus au centre, les chais de vieillissement.

HIÉRARCHIE DES TERROIRS CLASSEMENT DES COGNACS PAR CRUS

La recherche de la qualité dans l'eau-de-vie au cours du XVIIIe siècle a donc conduit peu à peu à une sélection dont nous avons trouvé l'explication dans les influences concomitantes du sol et du climat et peut-être même de la lumière.

Une subdivision en crus a pû être à son tour assez nette pour devenir indiscutable et assez constante pour devenir traditionnelle.

Tout d'abord les eaux-de-vie de la Grande Champagne eurent la préférence. En 1713 nous voyons se réunir contre le paiement des taxes « les curés demeurant en la Grande Champagne de Cognac ». L'existence en 1713 d'une « Grande Champagne » implique celle d'une « Petite Champagne ». Or cette distinction est bien relative à la qualité des eaux-de-vie, elle ne répond à rien d'autre, ni au point de vue administratif,


ni au point de vue géographique, ni même au point de vue des cultures autres que celle de la vigne. Par opposition il dut y avoir aussi une appellation de « Bois » s'appliquant également aux eaux-de-vie, mais nous ne l'avons trouvée appliquée aux eaux-de-vie dans aucun document antérieur au XIXe siècle.

La grande division fondamentale de la région de Cognac est en effet celle qui distingue la région des Champs ou Champagne (« Campania » dans un acte de 1259) et celle des Bois géographiquement très nette puisqu'elle suit le jurassique que couvrait la forêt primitive; de même que dans l'Angleterre du moyen âge les champaigns s'opposaient au Woodland.

Dès le début du XVIIIe siècle se dessine donc une idée de hiérarchie de terroirs. Cette division en crus se précisa peu à peu par l'effort continu des paysans et des négociants vers la sélection des eaux-de-vie par la qualité. Durant le xixe siècle l'essor impressionnant du commerce des eaux-de-vie de Cognac suscita une connaissance toujours plus approfondie du classement des terroirs et fit naître une division géographique, uniquement basée sur la qualité des eaux-de-vie, qui, acceptée par tous, servit de base fixe à l'établissement des prix. On distingua peu à peu sept crus différents : la Grande et la Petite Champagne, les Borderies, les Fins-Bois, les BonsBois, les Bois Ordinaires et les Bois Communs dits à terroir.

On put dès lors créer, d'abord en 1874, un Dictionnaire des crus et quelques années plus tard une carte des crus déjà ébauchée par de Lacroix en 1861, cristallisant définitivement deux siècles de sélection. Elle fit autorité entre négociants et producteurs pour la fixation des prix. De telle sorte que lorsque l'Etat français, dans ses efforts pour faire protéger, à l'étranger aussi bien qu'en France, les appellations d'origine, eut à déterminer en 1909, la région qui avait exclusivement


droit à l'appellation « Cognac », d'après les usages locaux loyaux et constants, il n'eut pas à se livrer à la tâche si ardue de concilier des points de vue aussi différents que ceux du viticulteur, du négociant français et de l'acheteur étranger, avec les déceptions et les amertumes que laissent touj ours, chez les uns et les autres, de tels compromis; il n'eût qu'à légaliser purement et simplement la carte des crus en usage.

Jamais une législation sélective de cultures n'avait été instituée aussi aisément.

Nous avons dit que seules sept zones avaient été classées.

Elles ne correspondaient à aucune autre division géographique que celle qui était déterminée par les goûts des eaux-de-vie, quel qu'en soit l'âge, c'est-à-dire compte tenu de leur aptitude au vieillissement, supputable grâce à une longue expérience.

C'est donc par pur empirisme que les crus avaient été fixés.

Mais certains Bons-Bois, certains Fins-Bois, certaines PetitesChampagnes eurent cependant, aux yeux de différents négociants français ou étrangers, la préférence. Les négociants anglais, qui furent touj ours les plus grands connaisseurs en eaux-de-vie de Cognac parce que le Cognac fut pendant trois siècles une de leurs boissons préférées, voyaient dans la qualité des Cognacs un bien plus grand nombre de nuances.

Certains acheteurs anglais subdivisaient en 1875 la région de Cognac en seize crus. Cette façon de voir ne prévalut pas et la région de Cognac conserva sa division en sept crus.

Toutefois, la distinction établie par M. Guillon, d'une zone de Grands Fins Bois ou Premiers Bois, est très justifiée, comme l'est également celle d'une « Petite Champagne d'Archiac ».

La Grande Champagne comprend les terrains du supra-crétacé (Coniacien, Santonien, Campanien) qui sont affranchis au plus haut degré des influences maritimes d'un côté et continentales de l'autre. C'est ce cru qui fournit les eaux-de-vie


les plus fines, les plus délicates et les plus nettes, celles qui s'améliorent le plus en vieillissant et qui donnent des produits d'une valeur inestimable.

Les Petites Champagnes ont les mêmes caractères et pro-

Domaine caractéristique en bordure d'un hameau de la Grande Champagne. L'habitude du grand portail est tellement attachée à l'architecture paysanne qu'il est souvent employé contre toute logique, par exemple lorsque son arc dépasse le niveau des murs d'enceinte.

Il prend alors le caractère architectural de la porte romaine. Par ailleurs tout le luxe est porté vers la cour intérieure. La maison d'habitation, secrète, tourne son dos à la campagne.

viennent de terrains identiques, plus rapprochés, cependant, de la mer ou de l'intérieur. L'eau-de-vie qui en provient n'a pas, poussées au même degré, les qualités qui distinguent la Grande Champagne. Mais elle est comprise avec la Grande Champagne, sous l'appellation prestigieuse de Fine Champagne.

Les Borderies comprennent une zone du crétacé (santonienconiacien) physiquement et chimiquement décalcifiée lors de la formation de la vallée de la Charente au milieu de la


période tertiaire. Les eaux-de-vie qui proviennent de cette

zone très peu étendue, sont recherchées pour leur charme particulier, leur douceur et aussi pour leur faculté de vieillir très rapidement.

Les Fins Bois comprennent les terrains du jurassique et du crétacé qui ne sont pas encore trop directement influencés par la proximité de l'océan et de la Gironde, ni par les altitudes qui encerclent le bassin charentais. Les eaux-de-vie qui en proviennent sont moins fines que les grandes et petites Champagnes, mais elles vieillissent plus vite.

Les Bons Bois comprennent tous les terrains, crétacés, jurassique ou tertiaire plus exposés aux influences de climat et d'altitudes dont nous avons parlé. Les eaux-de-vie qui en proviennent peuvent être agréables, elles sont souvent menues et ont parfois un goût prononcé de terroir (1).

Les Bois ordinaires et les Bois à Terroir comprennent les différents terrains du littoral ou des îles, où l'influence du climat maritime se fait brutalement sentir. Les eaux-de-vie qui en proviennent ont le plus souvent un fort goût de terroir et ne sont employées qu'en raison de leur bas prix.

Les crus tiennent une très grande place dans les transactions locales, non seulement parce que les appellations de Grande et de Fine Champagne jouissent d'un immense renom, mais aussi parce que la différence existant entre les eaux-de-vie des divers crus est utilisée pour obtenir des ensembles plus harmonieux où chaque type d'eau-de-vie apporte certains éléments particuliers qui manquent aux autres.

(1) Le terroir est un goût particulier, dû soit à la nature du sol soit quelquefois aux engrais employés et qui enlève à l'eau-de-vie sa finesse.



La rue du village en Grande Champagne, offre l'image frappante de l'individualisme paysan. Derrière ces murs blanchis à la chaux dorment les vieilles eaux-de-vie.

VIEILLISSEMENT DU COGNAC FORMATION D'UN TYPE SOCIAL

Il eût été bien étrange que trois siècles de spécialisation agricole et de constante adaptation aux besoins et aux tendances d'un commerce lui-même fortement spécialisé, n'eussent pas créé dans cette région un genre de vie particulier et par conséquent un type social assez nettement accusé.

Dans les parties de la région de Cognac où la culture de la vigne n'est pas la seule source de richesse, dans les « bois » éloignés par exemple où les eaux-de-vie n'atteignent jamais des prix très élevés, la spécialisation a évidemment eu des effets moins apparents. Mais dans la partie du bassin charentais où la fabrication des eaux-de-vie est la principale et


presque l'unique ressource, ces effets se trouvent au contraire exagérés et, par là, beaucoup plus sensibles. C'est ce qu'on peut observer dans la zone des premiers Fins-Bois, des Borderies et surtout de la Grande et de la Petite Champagne.

Non seulement le petit propriétaire y distille lui-même son vin, mais il en assure la conservation et le vieillissement.

Les chais de certains propriétaires aisés de la Petite et de la Grande Champagne constituent de véritables réserves d'eauxde-vie qui forment, de génération en génération, la base du capital familial et l'essentiel de l'épargne.

Le paysan charentais aime sa vigne, dont l'ordonnance fait de cette campagne un grand jardin. Il n'est pas de soin qu'il ne lui prodigue, pas de peine à laquelle il ne sache s'astreindre pour elle. Près de deux millénaires d'adaptation à cette culture, essentielle pour lui, l'y attachent. Or, il n'est pas de culture qui pousse plus fortement vers l'indépendance et vers l'individualisme que celle de la vigne.

Dans cette zone plus nettement spécialisée des premiers crus, cet individualisme saute partout aux yeux. L'habitat y est semi-dispersé. Les fermes sont disséminées dans la campagne où l'abondance des points d'eau favorise encore l'émiettement des habitations. La forme individuelle ou familiale de l'exploitation du « maine » ou du « mas » se retrouve encore lorsque les exploitations sont groupées en hameaux (« Maine Allard », « Chez Barraud ») issus semble-t-il de l'exploitation du terroir primitif par |plusieurs familles d'un même lignage.

La paroisse elle-même, village ou ville, a conservé le souvenir d'une origine individuelle identique dans le nom qu'elle porte et qui n'est bien souvent que celui d'un de ses possesseurs gaulois ou gallo-romain, associé au suffixe « acum » désignant l'appartenance (Juillac — Juliacum — Domaine de Julius).

L'exploitation rurale a du reste, ici, très souvent conservé


l'image aussi de l'exploitation individuelle de la villa galloromaine ou du domaine seigneurial du moyen âge : complètement entourée de hauts murs que perce un unique grand « portail » flanqué d'une porte plus petite, elle groupe autour d'une cour centrale où se trouvent le puits et les abreuvoirs, tous les bâtiments nécessaires à l'exploitation, depuis la maison de maître et les logements du personnel jusqu'aux écuries, hangars, greniers, four, celliers, pressoirs, distilleries, etc. La ferme isolée, ne contenant souvent qu'un seul foyer, cachée elle aussi derrière ses hauts murs, présente également ce reflet d'individualisme inquiet.

Le village, très typique ici, est tout à fait différent du village des pays à habitat aggloméré. Dans la Champagne charentaise, où les traits, du fait d'une spécialisation exagérée, sont parfois poussés jusqu'à l'uutrance, le village est plutôt un ensemble de fermes isolées qu'une agglomération proprement dite. Placées côte à côte, ces fermes sont malgré tout profondément séparées, respectueuses du chacun-chez-soi.

Les habitations n'ont souvent pas une seule fenêtre s'ouvrant sur la rue où le grand portail cintré, perçant un long mur nu, permet seul de communiquer avec le monde extérieur. Aussi la rue du village n'offre-t-elle souvent qu'une succession de grands portails fermés ou de dos d'habitations blanchies à la chaux, sans aucune fenêtre ouvrant sur elle. On y peut errer longtemps, sans rencontrer âme qui vive, sans entendre autre chose que le long aboiement d'un chien qu'alerte le moindre bruit. Il semble que partout dorment de vieilles eaux-de-vie qu'il ne faut pas réveiller de leur long sommeil.

Tout cela révèle un genre de vie très repliée sur elle-même, un manque de sociabilité qui serait presque complet si les foires fréquentes ne permettaient à chacun, loin de chez soi, de s'extérioriser, suivant le penchant inné de la nature


Le hotteur.

humaine. La vie du village n'est pas ici seulement discrète, elle y est secrète; ce qui n'exclut pas, du reste, une très accueillante bonhomie, une grande finesse et bien souvent une rare distinction d'esprit.

Le réseau routier reflète fidèlement aussi ce caractère particulariste de la population dans les grands crus de la région de Cognac. Les routes et les chemins de culture ne se rejoignent pas directement au village, pour le service de la communauté — ils errent par la campagne en d'incessantes et déconcertantes courbes. On voit qu'ils ont fait mille détours pour respecter les bornes

des propriétés individuelles, suivant les caprices d'un morcellement très ancien, très nettement issu du régime méditerranéen de la propriété. Il n'a pas été besoin ici de la Révolution de 1789 pour démembrer les grands domaines et pour partager les terroirs, ils sont depuis des siècles entre les mains des mêmes familles paysannes, se divisant ou se regroupant au hasard des successions et des mariages.


En vérité, dans la zone des grands crus spécialement, ces influences particularistes traditionnelles, issues de la culture prédominante de la vigne, se lisent dans la répartition des maisons, des fermes, des hameaux et des villages, dans la forme des champs dissociés, dans l'inextricable lacis des chemins, dans le régime des clôtures, dans l'absence presque complète de terrains communaux et de servitudes traditionnelles de vaine pâture.

A ces traits, déjà si frappants et dont la mentalité charentaise est si imprégnée, il faut ajouter, pour l'ensemble des trois provinces, un besoin d'indépendance qui s'est manifesté très brutalement lors du soulèvement des croquants et lors de la révolte de la gabelle; et aussi un besoin d'indépendance morale qui s'est montré si constant et si irréductible pendant plus de cent cinquante ans de luttes religieuses.

Deux cents ans d'occupation anglaise n'avaient pas non plus amoindri cette soif d'indépendance. Cette occupation ne fut aussi durable que parce que le peuple prêta alternativement son appui tantôt au roi de France, tantôt au roi d'Angleterre, n'abandonnant sa liberté qu'entre les mains de celui qui lui accordait de nouvelles libertés.

Comment ne pas tenir compte aussi du sentiment qui s'est implanté chez le paysan charentais, de créer un produit unique au monde qui le mettait tout à fait à part dans l'économie française, et de l'habitude prise par lui, depuis plus de six cents ans de cultiver sa vigne et de préparer son vin en vue, surtout, de l'exportation vers les pays d'outremer.

Alors qu'au moyen âge le paysan, presque partout ailleurs, cultivait sa terre pour sa propre subsistance et pour se libérer des redevances en nature dues au seigneur, sans regarder au delà des limites de sa tenure, ici s'était créée, déjà, et jusque dans la masse rurale, une véritable mentalité d'ache-


teur et de vendeur et, qui plus est, une mentalité de vendeur à l'étranger. Cette mentalité était entretenue en Aunis par la proximité du littoral et du port de La Rochelle et dans l'esprit des paysans de Saintonge et d'Angoumois par la présence de ce fleuve de Charente qui, touj ours, sous ses yeux, passait doucement à travers ses champs et « s'en allait » vers le monde extérieur.

Cet ensemble de circonstances brièvement mis en lumière fait comprendre l'aptitude du viticulteur charentais à s'intéresser aux grands problèmes internationaux, de la solution desquels il est appelé à profiter et à souffrir. Dans les moments de crise son point de vue peut parfois pêcher par manque d'information suflisante; il n'en est pas moins vrai qu'aucune masse paysanne n'est, dans son ensemble, plus compréhensive.

Cet ensemble de circonstances explique aussi le comportement du cultivateur charentais, qui s'est orienté vers une forme toute particulière d'individualisme agraire et de capitalisme paysan qui s'étend, comme rarement ailleurs, en période normale, jusqu'à la moyenne et à la petite propriété.

Dans la Charente la proportion de la moyenne propriété atteint 65 %, montrant combien l'aisance s'est généralisée, pendant que le faire-valoir direct atteint le chiffre élevé de près de 60 %, ce qui laisse un pourcentage assez faible pour l'exploitation par amodiation.

Ce capital est constitué par l'eau-de-vie de Cognac, produit non périssable, qui, au contraire, s'améliore toujours au cours des années et qu'il est facile de conserver, sans risque, jusqu'à ce que son prix soit suffisamment élevé pour payer l'évaporation, pour récupérer l'intérêt et peut-être, au surplus, pour assurer un léger bénéfice. Certes cette attente est parfois déçue, mais, pourvu qu'il ne se sente pas brimé par


des égoïsmes maladroits, le paysan charentais sait accepter ces revers avec la résignation que lui a apprise une constante soumission aux forces aveugles de la nature.

Le placement en Cognac a toujours été considéré ici comme

Voisinage dans un hameau de Grande Champagne.

un placement-or; bien plus, il est comme un titre de rente gagé sur l'or, dont les coupons demeurent attachés au titre et qui pourra être réalisé, au moment opportun, avec les intérêts accumulés. Il existait en octobre 1932, à la propriété, un stock-placement volontaire de Cognac de 71.000 hectolitres et après la campagne de 1932-1933 la réserve chez les propriétaires était, en octobre 1933, de 75.000 hectolitres, soit près du quart du stock total de la région de Cognac.

C'est là une forme bien singulière de l'épargne paysanne, constituant une précieuse masse d'appoint à la disposition du commerce en cas de nécessité. Bernage écrit déjà en 1698


« quelquefois l'abondance des vins s'est trouvée nuisible par la modicité des prix et le peu de débit, mais ceux qui ont moyen d'en faire la conversion en eau-de-vie, y ont toujours trouvé leur compte ».

L'eau-de-vie de Cognac n'est donc le monopole d'aucune maison ni d'aucun groupement. C'est un produit naturel régional provenant du sol même d'un territoire déterminé.

Il reste longtemps encore attaché à ce sol, en quelque sorte, puisqu'il fait partie intégrante des biens qui se transmettent, sur place, de père en fils, de génération en génération. L'eaude-vie de Cognac forme ainsi l'ossature de cette économie régionale que le négociant est chargé de servir et de mettre en valeur.


LE NÉGOCIANT VIS-A-VIS DE LA RÉGION SA FONCTION

Le négociant a dans la mise en valeur de cette richesse collective qu'est le Cognac, un rôle qu'on aurait tort de chercher à amoindrir. La nature exceptionnelle du produit qui est l'objet de son activité et le genre de son commerce en font, par certains côtés, un commerçant d'un type assez particulier.

Sa tâche ne se borne pas à acheter et à vendre.

Il doit tout d'abord assurer le vieillissement dans ses chais des eaux-de-vie qu'il a distillées ou qu'il a achetées.

Il a besoin, dans ce but, de capitaux considérables. Le capital est pour lui l'outil qui lui permet d'attendre que le temps ait transformé cette eau-de-vie qui sort de l'alambic, en un produit unique au monde, car ici l'attente aussi se capitalise.

Sur 353.500 hectolitres de Cognac garanti par l'Etat français et sous la constante surveillance de l'Administration, existant dans la région de Cognac en août 1933, 266.500 hectolitres en alcool pur étaient détenus par les négociants en vue du vieillissement.

Dès que les eaux-de-vie en réserve ont atteint une certaine maturité, elles peuvent être livrées à la consommation. C'est une erreur que de croire que les eaux-de-vie de Cognac pures de tout mélange entre elles soient toujours les plus recherchées.

Quand il s'agit de grandes années ou de vieilles eaux-de-vie qui, en gardant leur homogénéité, ont acquis une très grande


personnalité, la question est évidemment différente; mais pour les eaux-de-vie moins exceptionnelles, il est avéré que les ensembles de différentes années et de différents crus offrent un bouquet plus séduisant. Ces ensembles permettent en outre de constituer des types plus constants, entraînant une plus grande stabilité dans les prix de vente, conditions indispensables pour qu'un produit puisse conquérir et garder un marché. Tel cru apporte de la finesse, tel autre du corps, tel autre a vieilli plus vite, telle année donne du moelleux, telle autre de l'âge ou de la vitalité. C'est l'art du dégustateur, un art très délicat, nécessitant une très longue expérience, de trouver, comme le symphoniste de Polycarpe Poncelet, une combinaison capable de former un ensemble harmonieux où tous les parfums naturels du Cognac puissent être mis en pleine valeur et dont le bouquet incomparable soit susceptible de contribuer au renom de ce grand produit. Il n'ajoute à ce produit naturel rien d'autre et il n'a le droit d'y ajouter rien d'autre, si ce n'est une légère proportion de sucre pour répondre à la demande et au goût des contrées où le produit doit être consommé.

Ces ensembles ont pris certaines appellations conventionnelles telles que ★★★, S.O.P., V.V.O. (1) qui, devenues familières au consommateur, lui permettent de s'y reconnaître plus aisément dans la gamme des qualités et de fixer son goût.

Certaines appellations sont devenues à tel point populaires qu'elles prennent véritablement le caractère de standards, c'est-à-dire de qualités-types. On conçoit fort bien même, tellement certaines appellations se sont généralisées et corres-

(1) Abréviations des expressions anglaises « Superior Old Pale », « Very very old ».


pondent, aux yeux du public, à une classe particulière de Cognac, que quelque groupement cherche un jour à se faire le gardien de la qualité correspondant à certaines appellations particulièrement répandues.

Mais sa tâche la plus importante, aussi bien dans son intérêt personnel que dans l'intérêt de la communauté régionale à laquelle l'avenir de sa maison est attaché, est d'augmenter ses débouchés. La plupart des maisons de Cognac ont plus de cent ans d'existence. Dès le XVIIIe siècle elles ont eu à lutter pour la défense des intérêts de la région. Après les désordres de la Révolution, elles ont eu à surmonter d'inimaginables difficultés créées par la politique napoléonienne, par le Blocus Continental et par les crises de l'économie mondiale. Ce n'est que par leur travail et leur intelligence qu'elles ont pu répandre dans le monde entier la réputation du Cognac.

Leur tâche fut d'autant plus ardue que jusque vers 1860, n'expédiant qu'en barriques, elles étaient à la merci des marchands étrangers. Leur nom ne parvenait pas toujours jusqu'au consommateur et même le nom de Cognac n'était pas partout familier au public. En Angleterre et dans tous les pays de langue anglaise, par exemple, la réputation du Cognac dans le peuple s'est faite exclusivement par l'intermédiaire des marchands anglais et sous le nom de « Brandy ».

Les marchands anglais n'achetaient le cognac que parce que le cognac était le meilleur brandy qu'ils puissent livrer à leur clientèle. Le Cognac pénétra donc dans le public par sa seule qualité, par une sélection touj ours plus sévère qu'exigeaient en même temps l'importateur étranger et l'expéditeur français, mais bien souvent sous des appellations d'emprunt.

Il ne s'est complètement universalisé sous le nom de Cognac qu'accompagné du nom des maisons de Cognac, lorsque


celles-ci, à partir de 1860, prirent l'habitude de le livrer au consommateur dans des bouteilles d'origine sous leur nom et sous leur étiquette. Certes, les maisons de Cognac doivent la réputation de leur nom à la nature et à la qualité exceptionnelles du Cognac, mais il n'en est pas moins vrai que le mot Cognac a été véhiculé à travers le monde par ses marques et par la confiance qu'elles surent inspirer au public.

En somme, aider à l'élaboration de ce produit merveilleux du sol, assurer son lent vieillissement, établir des types susceptibles d'en faire valoir les parfums les plus délicats, travailler enfin, par tous les moyens dont il peut disposer, par une puissante organisation de vente à l'étranger, à en diffuser la consommation, tels sont les services qu'il doit rendre à la collectivité. C'est là sa raison d'être et son « service social ».

Dès la fin du XVIIIe siècle, au moment où Arthur Young découvrait la province française, les négociants de Cognac entretenaient déjà des relations suivies avec les acheteurs étrangers, surtout avec ceux d'Angleterre, d'Irlande et des Flandres. En particulier, le voyage à Londres, qui demeura longtemps le marché principal du Cognac, leur était familier, malgré la distance et la lenteur des communications. Ces relations personnelles devinrent de plus en plus fréquentes au cours du XIXe siècle à mesure que les moyens de transport devinrent plus rapides et plus aisés. Des amitiés précieuses se nouèrent et il n'était pas rare qu'un membre de la maison fondât un comptoir à Londres. Aux liens de l'amitié s'ajoutèrent souvent ceux de la parenté.

Ces relations personnelles constantes contribuèrent puis-


samment au développement de ce commerce. Beaucoup se souviennent encore de l'envolée des « gens de Cognac » pour Londres au mois de février, lorsque les commerçants anglais avaient terminé leur inventaire et quand les prix des eaux-devie nouvelles avaient été fixés et s'étaient consolidés; ou bien encore leurs rencontres imprévues dans les grandes villes du nord de l'Europe, où ils représentaient presque seuls, il y a quarante ans, le commerce français.

Pourtant, malgré ses liens si étroits avec le commerce international, malgré le caractère mondial de son négoce, malgré ses déplacements qui, alors, paraissaient si lointains, le négociant de Cognac est toujours resté profondément attaché à la terre et c'est là un de ses traits les plus caractéristiques.

Je n'évoque pas ici l'amusant contraste de ces négociants qui, à peine rentrés de leur tournée en Angleterre ou en Hollande, reprenaient, à la foire suivante de Rouillac, leur place traditionnelle au pied du tilleul qui leur était réservé, comme un pilier de la Bourse des Marchandises, pour y recevoir et y déguster les échantillons que leur offraient les paysans des environs; le métier a perdu beaucoup de son ancien pittoresque. Mais le négociant de Cognac est touj ours resté viticulteur, non pas par intérêt, pour devenir rentier du sol (la grande propriété n'est ici que de 10 à 15 %), mais uniquement parce que le produit qui est l'objet de toutes ses préoccupations, le rattache par toutes ses fibres à la terre et parce que cette terre exerce sur lui, par son parfum même, sa constante attirance. En sorte qu'il est souvent difficile de savoir ce qu'il est le plus, négociant ou agriculteur. Il connaît tous les besoins de la population paysanne dont il a toujours été le guide naturel. Son influence dans le développement et la rationalisation des cultures, dans le maintien des méthodes traditionnelles, l'exemple qu'il donna pour la


reconstitution du vignoble des Charentes, son intervention dans l'établissement des comices et dans la fondation de cet organisme remarquable qu'est la Station Viticole de Cognac, sont des preuves parmi tant d'autres, de ce qu'est restée pour lui « la terre ».

Ce promeneur solitaire, qui lentement passe, par cette belle après-midi de mai, dans les rangs serrés du vignoble, qui suit les progrès de la floraison ou cherche sur les pampres encore tendres les premières atteintes du mildiou, c'est un de ces chefs de maison dont le nom, au même moment, s'étale en signes étranges sur une longue banderolle dans une rue bruyante de Yokohama, ou bien sera ce soir projeté sur l'écran d'un cinéma de New-York ou de Singapour, ou étincellera un instant dans la nuit fiévreuse de San Francisco.

Un nom : une marque.

fermes agglomérées dans un village de Grande Champagne. Au centre le figuier qui si souvent se dresse près de la porte d'entrée


LES MARQUES

Le Cognac, en effet, a l'immense privilège sur bien d'autres eaux-de-vie d'être accessible au public sous de nombreuses marques universellement connues et estimées, que les consommateurs, dans le monde entier, savent exiger. On ne saurait exagérer l'avantage qu'il en retire. Dans le passé, ces marques ont puissamment contribué à la diffusion du mot Cognac et du Cognac lui-même dans le public. Qu'on le veuille ou non, la destinée du Cognac est étroitement liée à celle de ses marques, de sorte que la propagande dont profite le plus effectivement le Cognac, c'est-à-dire la communauté charentaise, est celle qui se fait autour de ses marques.

Il ne s'agit pas seulement de sauvegarder leur puissance réelle de vente; il est surtout essentiel qu'elles soient partout présentes, partout accessibles aux consommateurs dont elles ont su conserver la confiance, car elles constituent alors une sorte d'étalon auquel le public peut sans cesse se référer, un étalon de qualité et d'âge dont il serait malaisé à quiconque de s'écarter sans encourir la désaffection du consommateur.

Privé de ses marques, le Cognac s'en irait à la dérive, comme une barque désemparée sans gouvernail et sans voiles.

Nous verrons plus loin que par l'Acquit Jaune d'Or l'Etat français peut garantir la pureté du Cognac — la bonne marque en garantit la qualité.

Les lois actuelles, qui tendent à contester la légitimité


Type d'exploitation agricole Isolée dans le Pays Bas de Cognac.

de la succession en la frappant de taxes décourageantes, outre qu'elles conduisent à la dénatalité, sont une menace pour la région de Cognac tout entière. Si n'intervient pas une meilleure compréhension de l'économie de cette belle région et surtout de son grand produit dont l'élaboration s'étend presque toujours, même à la propriété, sur plusieurs générations, elle sera menacée dans son avenir et dans son existence même. Ni le vieillissement du stock-capital dans les chais du négociant, ni celui du stock-placement dans les familles aisées de la campagne, ni celui du stock-garantie ou du stock-épargne dans la petite propriété, ne seront plus possibles dans les mêmes conditions qu'autrefois — l'économie traditionnelle qui s'y est lentement établie depuis bientôt deux cents ans, en sera profondément bouleversée.

Cette dépendance qui lie si intimement le Cognac à ses marques, crée au négociant des obligations morales qu'il ne peut guère ne pas ressentir vis-à-vis de ce produit réputé dont le nom même ne lui appartient pas. Ce nom, il ne peut en mésuser sans porter préjudice à la communauté. Ceux du XVIIIe siècle l'avaient déjà bien compris et en 1782, s'adressant au roi, ils rappelaient que « les droits abusifs dont l'eaude-vie de Cognac était victime risquait de porter préjudice


au débouché de ces provinces et que seule la faculté laissée aux provinces de Saintonge et d'Angoumois, de produire des eaux-de-vie de qualité supérieure, peut engager l'étranger à s'en approvisionner ».

Les négociants d'aujourd'hui n'ont-ils pas le même sentiment de leur responsabilité. Il n'est pas conforme à la tradition qu'ils agissent dans un esprit de pur mercantilisme.

Il est aisé de dire que le négociant se borne à acheter le moins cher possible, pour vendre le plus cher possible. A la vérité le problème se présente pour lui à l'inverse : placé entre le vendeur et l'acheteur qui lui font également confiance, son intérêt et son seul souci sont d'acheter le plus cher possible à l'avantage du producteur et de vendre le moins cher possible pour garder des marchés si péniblement acquis, que la communauté a avantage à conserver et qui sont le champ d'une concurrence forcenée émanant des produits d'autres pays soutenus par leurs gouvernements.

Sur les coteaux de la Petite Champagne d'Archiac la vigne couvre de son manteau transparent de pampres verts le sol crayeux, où ne pousse autrement qu'une herbe pauvre et drue. Le soleil en été inonde de sa lumière et de sa chaleur ces champs de solitude où souffle en hiver le vent des hauts lieux.



LE PHYLLOXERA LUTTE CONTRE L'ABUS DU MOT COGNAC

Pas un produit au monde n'a autant que le cognac séduit les falsificateurs. Certes il est tentant et prodigieusement profitable de vendre sous un nom prestigieux un produit frelaté, et la fraude est encore plus facile lorsque ce nom est purement géographique et n'appartient qu'à une communauté dont les intérêts sont parfois divergents, du moins en apparence. Les lois internationales sont aisées à enfreindre quand il s'agit d'éloigner, au profit d'un produit national, un produit étranger. La crise phylloxérique favorisa un moment cette fraude. En 10 ans, de 1880 à 1890, le vignoble de la Grande Champagne avait été presque entièrement détruit. Dans les Fins-Bois et les Bois éloignés, il avait été partiellement ravagé.

Seules quelques régions, celle des Pays-Bas en particulier (zone argileuse de Châteauneuf à Matha) avaient été épargnées.

Les récoltes devenaient déficitaires, les prix montaient. Les grandes réserves accumulées antérieurement, surtout pendant les années précédentes, de 1860 à 1875, où les récoltes avaient été très abondantes, permettaient évidemment de répondre à la demande; celle de 1874 avait atteint 14 millions d'hectolitres. Les vins récoltés dans les deux Charentes atteignaient alors une moyenne annuelle de 10 millions d'hectolitres (contre 2.400.000 actuellement). En 1877 l'Administration des Contributions indirectes indiquait 282.667 hectares de vignes dans les Charentes (contre 70.000 actuellement).


Mais ces immenses réserves s'épuisaient et l'avenir était angoissant.

Lorsqu'après des efforts inouïs pour sauver cette belle

Le sol des « Borderies » est dû à la décalcification des dépôts crétacés et se couvre, en maints endroits de la lande à bruyères. Cette décalcification n'a toutefois pas été complète. Ceci explique certaines associations végétales hétérotopiques, comme celle que l'on voit ici du ehâtaignier et du noyer. Ceci explique également la qualité originale de l'eau-de-vie des Borderies de Cognac.

région en perdition, on eut adopté un plant résistant au phylloxéra, et lorsqu'en 1898 et 1900 on put enfin compter sur des récoltes susceptibles de reconstituer les stocks qui s'amenuisaient, les marchés français et étrangers étaient, pour le Cognac, en pleine anarchie. Dans tous les pays le mot de Cognac était employé avec la dernière impudence.

« C'est à nos commerçants, s'écrie Vivier en 1900, qu'incombe dès aujourd'hui le soin de défendre la réputation du nom « Cognac » contre les usurpations éhontées dont il est l'objet


en France même et surtout à l'étranger de la part d'écumeurs d'affaires sans vergogne et de voleurs de marques comme il en pullule dans certains pays ». Le mal était devenu tel que

Presque chaque exploitation rurale a sa distillerie. Celle-ci ne se révèle aux yeux du passant que par sa cheminée de brique rouge, et parfois aussi par ses bassins extérieurs où se recueille l'eau de pluie nécessaire aux réfrigérants.

lorsqu'arrivèrent les récoltes abondantes de 1904 et 1905 et surtout celle de 1906, on se demanda avec angoisse si ces récoltes pourraient être vendues. Il n'était pas facile, alors, de vendre du Cognac naturel. Les maisons les plus consciencieuses étaient les premières frappées. Il fallait agir. Près de 30 années ont été nécessaires pour remonter le courant.

La conférence générale de Madrid avait bien été forcée d'admettre en 1891 que les appellations d'origine des produits vinicoles ne pourraient pas être considérées comme ayant un sens générique et ne pouvaient pas tomber dans le domaine


public. Mais ce n'était là qu'une déclaration de principe que tout le monde acceptait comme conforme au bon sens et à l'honnêteté, pourvu que personne ne soit obligé de l'appliquer.

Aucune sanction n'était prévue parce qu'aucune sanction n'était admise. Du reste les régions d'origine avaient souvent des limites bien incertaines et flottantes. Aussi continua-t-on à boire du « kognak » allemand, du « coñac » espagnol, du cognac grec et en France du cognac de toutes provenances.

Avant d'exiger des autres le respect des appellations d'origine de ses produits, il fallait tout d'abord que la France mît de l'ordre chez elle. Elle s'y employa avec une inlassable ténacité.


Dans la Grande Champagne les coteaux que strient les rangs réguliers de la vigne sont parfois couronnés de bois maigres de chêne-rouvre qui mettent une tache imprévue d'ombre dans ce paysage calcaire.

PROTECTION ET EXIGENCES DES LOIS GARANTIE DE L'ÉTAT

En France, chaque déplacement, chaque « mouvement » de vin ou d'eau-de-vie doit être accompagné d'un document de l'Administration, de la « Régie », service relevant du Ministère des Finances. Ce « titre de mouvement » est appelé « congé » si les droits de consommation intérieure sont payés, ou « acquit » si les droits ne sont pas payés. Dans ce dernier cas le produit est suivi par la régie d'entrepôt en entrepôt.

Elle ne cesse sa surveillance et son contrôle que lorsque les droits de consommation sont payés ou lorsque le produit passe la frontière de France ou bien est chargé dans un port à destination de l'étranger.


C'est là une très vieille organisation, celle des Aydes, réglementée tout d'abord par les ordonnances de 1680 et 1716 où il est dit : « Aucun ne pourra, même ceux qui sont exempts des droits d'Aydes, Habitants privilégiés des lieux du Royaume où les aydes ont cours, faire enlever ni voiturer aucuns vins et autres boissons sans en avoir fait de déclaration au bureau du fermier des aydes et sans avoir pris des billets et congés de remuage. à peine de confiscation des dits vins et boissons, Voitures et Equipages et de 100 Livres d'amende ».

Ces documents permettent aux contrôleurs de savoir à tout moment si tel produit en circulation peut être livré à la consommation les droits étant payés, ou s'il ne peut circuler que d'entrepôt à entrepôt (1), pour chacun desquels la régie tient un compte particulier par entrées et sorties.

L'acquit seul nous occupe ici. Il suit la marchandise dans tous ses déplacements, du producteur à l'entrepôt, de l'entrepôt à un autre entrepôt ou à la sortie hors de France.

L'ancien titre de mouvement de 1872 ne mentionnait pas l'origine du produit. Au moment où la reconstitution du vignoble était assurée et où la protection des produits français était demandée dans les réunions internationales (arrangement de Madrid de 1891) il y avait intérêt à pouvoir établir l'origine de ces produits.

L'occasion parut propice lors de la réglementation des bouilleurs de crus, aussi la loi de finances du 31 mars 1903 décida-t-elle que toutes les eaux-de-vie continueraient à être accompagnées du vieil acquit de 1872 imprimé sur papier rouge, sans que l'administration pût garantir quelles avaient

(1) « L'entrepôt » est le magasin d'un commerçant où peut être conservée l'eau-de-vie sous la surveillance de la régie, sans que les droits et taxes d'Etat soient encore payés.


été les matières premières employées, mais que, pour les eaux-de-vie dont elle pourrait certifier l'origine, c'est-à-dire qui auraient été fabriquées avec du vin, sous son contrôle, elle délivrerait un acquit spécial sur papier blanc, l'acquit blanc 1903.

La loi permit cependant à chaque négociant de déclarer, dans les 15 jours de sa promulgation, les eaux-de-vie de vin qu'il détenait dans son stock, mais dont la régie ne pouvait pas garantir l'origine, n'ayant pas pu contrôler leur distillation. Pour ces eaux-de-vie elle emploierait le vieil acquit 1872, mais sur papier blanc. Elle voulait ainsi donner aux eaux-devie vieilles de vin le bénéfice de l'acquit blanc, mais elle conservait la forme ancienne de l'acquit 1872 parce qu'elle ne pouvait pas elle-même certifier l'origine de cette eau-de-vie.

L'eau-de-vie de vin était donc, dans les chais, divisée en deux catégories, celles au compte acquit blanc 1903 dont l'administration garantissait l'origine, comme provenant de la distillation exclusive du vin, les autres, au compte blanc 1872, avaient la même origine garantie par le négociant à ses risques et périls, sans que la responsabilité de la régie soit engagée.

Au reste, ce dernier compte, n'étant alimenté par rien, était appelé à disparaître peu à peu, on l'appela « compte de liquidation ». Toutefois, l'administration ne pensa pas pouvoir refuser l'entrée dans ce compte, qui offrait des garanties officielles moindres, à des eaux-de-vie de vin dont elle avait contrôlé la production. Beaucoup de négociants préféraient, en effet, l'acquit de liquidation qui donnait aux eaux-de-vie qu'il accompagnait le caractère d'eaux-de-vie plus vieilles. De sorte que l'acquit de « liquidation » devint en fait un compte permanent.

La loi de 1907 renforçait encore les garanties attachées à


l'acquit 1903 en édictant que ces eaux-de-vie ne pouvaient être additionnées d'aucune substance propre à en modifier la composition et le goût; elle acceptait toutefois que ces eaux-de-vie fussent légèrement colorées et édulcorées dans les limites consacrées par l'usage (circulaire 743 du 25 août 1908). Il demeurait interdit d'y introduire quelque matière que ce soit destinée à leur donner un bouquet et une saveur qu'elles ne possédaient pas naturellement.

La loi de 1903 complétée par celle de 1907 protégeait donc officiellement les eaux-de-vie de vin naturelles, distillées exclusivement avec du vin, sous le contrôle de la régie et ne contenant aucune matière étrangère susceptible d'en fausser l'analyse ou d'en modifier le goût. Elle les protégeait en les isolant sous sa garde.

Mais dans le même chai, sous le même acquit 1903, pouvaient cohabiter des eaux-de-vie provenant de régions différentes. En Charente il eût été possible de faire entrer dans les magasins ainsi protégés, des eaux-de-vie moins estimées provenant de vins du Bordelais, du Périgord ou de Vendée.

Il était impossible aux négociants qui n'achetaient, ni n'emmagasinaient, ni ne vendaient d'autres eaux-de-vie que celles provenant exclusivement de la région de Cognac, d'obtenir de la régie un document officiel établissant ce fait. Ces négociants ne pouvaient donc pas être garantis contre une concurrence déloyale. La régie qui était prête à certifier la nature des matières mises en œuvre, ne faisait aucune distinction quant à leur provenance.

Et pourtant la loi du 1er août 1905 sur la répression des fraudes prévoyait déjà cette distinction : « quiconque aura trompé ou tenté de tromper le contractant soit sur la nature, les qualités substantielles, la composition et la teneur en principes utiles de toute marchandise, soit sur leur espèce


ou leur origine, lorsque, d'après la convention ou les usages, la désignation de l'espèce ou de l'origine faussement attribuées aux marchandises devra être considéré comme la cause principale de la vente. etc., sera puni d'emprisonnement. ».

Le mot « nature » s'appliquait à la matière première mise en œuvre; le mot « origine » s'appliquait à la région où cette matière première avait été prise. Et même l'art. 23 de la loi du 31 mars 1903 instituant l'acquit 1903 permettait à la régie, à la demande des expéditeurs et aux conditions fixées par l'administration, de mentionner le lieu d'origine des matières premieres.

Le développement logique des lois votées amenait donc tout naturellement le législateur à déterminer la région géographique où, par exemple, l'eau-de-vie de Cognac pouvait être élaborée. La loi du 15 août 1908 conféra donc au gouvernement le soin de délimiter la région où les produits pourraient prétendre à l'appellation « Cognac ».

Un décret fut alors rendu le 1er mai 1909 pour délimiter le territoire dont les vins avaient droit, une fois distillés, à l'appellation « Cognac ». De plus, ce décret instituait l'acquit régional Cognac et définissait le produit auquel étaient exclusivement réservés les appellations de « Cognac », « eau-de-vie de Cognac » ou « eau-de-vie des Charentes ».

La régie allait donc engager de nouveau sa responsabilité en certifiant l'origine géographique du Cognac, et par conséquent son droit à cette appellation. Elle exigea alors, pour rendre le contrôle plus serré, que ces produits fussent emmagasinés dans un chai spécial, séparé de tout autre par la voie publique, et devinssent l'objet d'une comptabilité spéciale sous le nom de Compte régional Cognac.

D'autre part, comme le compte de l'acquit blanc 1872 n'était plus alimenté depuis longtemps que par des eaux-de-


vie ayant droit à l'acquit blanc 1903, il y eut fusion des deux comptes et par là extinction du compte « Liquidation ».

Une carte des crus fut dressée par les soins de M. Guillon, inspecteur de la viticulture, pour accompagner le décret du 1er mai 1909. Cette carte, dans ses grandes lignes reproduisait celle qu'avait éditée Mouchet en 1887. Elle fut officiellement approuvée par le Ministre de l'Agriculture en ce qui concernait les limites extérieures de la région délimitée.

La loi du 6 mai 1919 sur la répression des fraudes apporta une nouvelle arme pour la défense des appellations d'origine : elle permettait « à toute personne, à tout syndicat, et à toute société de faire action en justice si une appellation d'origine était appliquée à son préjudice direct ou indirect et contre son droit, à un produit naturel et contrairement à l'origine de ce produit et à des usages locaux loyaux et constants ».

Et dans son art. 7 elle souligne que lorsque les spiritueux ne proviennent pas en totalité d'une même région et d'un même cru ils ne peuvent être désignés sous l'appellation réservée aux produits de cette région et de ce cru particuliers.

L'art. 8 décidait en outre que seraient considérées comme frauduleuses les manipulations et pratiques destinées à améliorer et bouqueter les eaux-de-vie naturelles en vue de tromper l'acheteur sur leurs qualités substantielles, leur origine et leur espèce.

Dorénavant le cognac a donc son statut légal. Il est le produit provenant des vins récoltés et distillés dans la région délimitée de Cognac, sous le contrôle ininterrompu de la régie qui, par une comptabilité d'une extrême précision, en suit tous les moindres déplacements depuis sa sortie de l'alambic jusqu'au consommateur français ou jusqu'à la frontière de France, et cela sous l'acquit régional Cognac en attestant l'authenticité.


Toutefois cette garantie ne parvenait pas jusqu'à l'acheteur étranger puisque le certificat d'authenticité était arrêté à la sortie de France. Il ne pouvait obtenir qu'une pièce certifiant que l'acquit Cognac avait accompagné la marchandise jusqu'à la frontière ou jusqu'au bateau. De plus cet acquit régional était imprimé sur papier blanc et ne se différenciait pas, à première vue, de l'acquit 1903. Il fut donc institué par la loi du 4 août 1929 un nouvel acquit beaucoup plus clair dans son libellé, où l'origine du produit était indiquée plus distinctement, avec la mention que cette origine était officiellement garantie par l'Administration française.

De plus, pour éviter toute confusion il fut imprimé sur papier jaune d'or. Enfin il fut constitué en 3 parties dont l'une pouvait se détacher et être envoyée à l'acheteur étranger qui se trouvait ainsi avoir en mains une garantie émanant de l'Etat français. La loi posait de plus en règle générale qu'aucune quantité d'eau-de-vie ne pourrait être expédiée par les producteurs et les négociants installés à l'intérieur de la région délimitée par le décret de 1909, sous l'appellation « Cognac » ou sous l'appellation d'un cru particulier, sans la faire accompagner d'un titre de mouvement sur papier jaune d'or. Pour tous envois réalisés des lieux de production, une identité absolue devait toujours exister entre les énonciations des factures et celles des pièces de régie.

L'Etat français, par la loi du 27 juillet 1927, avait également manifesté sa volonté non seulement de garantir l'origine et la pureté du produit, mais aussi de conserver les éléments qui avaient contribué à rendre le produit célèbre, les cépages par exemple. Elle édictait, dans son article 3 « qu'aucun vin n'aurait droit à une appellation d'origine régionale et locale s'il ne provenait pas de cépages ou d'une aire de production consacrés par les usages locaux loyaux et constants ».


Le doleur.

Le tonnelier se sert ici d'un des plus anciens instruments humains, la doloire, pour amincir la douelle de barrique. Pas plus qu'au « fendeur » dans la forêt du Limousin, la machine n'a jamais pu se substituer au « doleur » dont l'œil et la main peuvent seuls suivre servilement les fibres du bois.

C'est ainsi que les hybrides qui prenaient une place de plus en plus grande dans certains vignobles, et tendaient à se généraliser, en raison de leur grand rendement, furent interdits par cette même loi pour la fabrication des vins destinés à produire l'eau-de-vie de Cognac : « les Vins provenant des hybrides producteurs directs n'ont en aucun cas droit à une appellation d'origine ».

Dans cette dernière mesure se manifestait pour la première fois la volonté de l'Etat d'écarter les novations, même profitables au producteur, dont pourrait souffrir le produit protégé. En écartant certains cépages malgré les profits immé-

diats et substantiels qu'ils assuraient aux producteurs, et cela en raison de ce que ces cépages pouvaient nuire au Cognac et à sa réputation, l'Etat s'engageait dans une voie


qui le mène irrésistiblement vers l'éviction d'appareils non traditionnels qui, bien que pouvant être avantageux à certains producteurs, ou à certains terroirs, ont cependant pour conséquence de modifier le goût ou la nature du Cognac et en particulier son aptitude au vieillissement, et par là, de ruiner sa réputation.

D'après la législation française le mot « Cognac » ne peut donc désigner autre chose que du cognac dont l'Etat français garantit l'authenticité par l'acquit jaune d'or. Réciproquement lei Cognac pur ne peut présenter de garantie d'authenticité sous aucune appellation autre que celle de « Cognac » si ce n'est sous la légitime désignation d'un de ses crus classés.

Le mot « fine » employé seul ne signifie pas « Cognac »; il faut dire « Fine Cognac » ou « Fine Champagne ».

ferme dans les Borderies de Cognac. A l'extrémité gauche on aperçoit la distillerie.


Ainsi se discerne depuis de longues années, dans les efforts continus de l'Etat français, soutenu par les Syndicats de la Viticulture et du Commerce de la Région de Cognac, sa volonté déterminée de conserver à ce produit les caractères propres qui ont fait sa renommée. Chacune de ces nouvelles garanties fut une victoire chèrement acquise; chacune exigeait de sacrifier des intérêts privés, de restreindre des libertés, tout en ménageant les droits d'autres régions productrices.

Il faillit incorporer une législation à tendance particulariste dans une législation surtout soucieuse de l'intérêt général.

Mais en le faisant, la France se donnait à elle-même des armes puissantes pour défendre dans les conférences internationales et dans ses traités économiques, les droits acquis par plusieurs siècles de travail, d'efforts, de sacrifices et d'intelligente économie, qui ont valu aux noms mêmes de ses produits agricoles, dont on cherche toujours à la dépouiller, leur immense prestige.

Aussi pouvait-elle obtenir dans le traité de Versailles que soit reconnu le respect dû aux appellations d'origine des régions délimitées.

La conférence de Madrid du 14 avril 1891 avait déjà, dans son article 4 admis le principe que « les appellations des produits vinicoles ne pourront être considérées dans les pays contractants comme ayant un sens générique ». Mais les dispositions de cette convention ne furent que mollement appliquées dans les pays signataires où on ne comprenait pas encore tout l'avantage que chacun pouvait tirer de ce principe de loyauté qui s'attachait pourtant si étroitement à celui unanimement accepté de la protection des marques de fabrique et de commerce. Mais l'évolution des esprits s'est opérée lentement et actuellement adhèrent à la convention de Madrid la Grande-Bretagne, l'Allemagne, le Portugal,


la Suisse, la Tchéco-Slovaquie, l'Espagne, la Finlande, l'Esthonie, la Lettonie, Dantzig, la Tunisie, Cuba, la NouvelleZélande et le Brésil.

La France, par ses mesures de contrôle de plus en plus sévères, par la possibilité qu'elle avait de garantir officiellement la pureté de ses produits d'origine eut assez de force vis-à-vis des autres puissances pour faire figurer dans le traité de Versailles l'article 274 qui porte que l'Allemagne s'engage à prendre toutes les mesures législatives ou administratives nécessaires pour garantir les produits naturels ou fabriqués originaires de l'une quelconque des puissances alliées ou associées contre toute forme de concurrence déloyale dans les transactions commerciales; elle s'oblige à réprimer et à prohiber l'importation et l'exportation de tous produits et marchandises portant sur eux-mêmes ou sur leur conditionnement immédiat ou sur un emballage extérieur, des marques, noms, inscriptions ou signes quelconques comportant directement ou indirectement des fausses indications sur l'origine, l'espèce, la nature ou la qualité spécifique de ces produits.

Les traités de paix avec l'Autriche, la Hongrie, la Bulgarie et la Turquie contiennent des dispositions analogues qui entraînent logiquement et honnêtement les mêmes obligations pour tous les signataires de ces traités.

Depuis cette époque, la France a conclu des arrangements commerciaux garantissant la protection des appellations d'origine avec l'Allemagne, le Luxembourg, la Belgique, la Tchécoslovaquie, l'Autriche, la Pologne, la Bulgarie, la Roumanie, la Suisse, la Norvège, le Danemark, la Suède, la Finlande, l'Esthonie, le Portugal, le Canada et le Guatemala. Dans ces différents pays le Cognac est protégé par les lois et il peut même jouir dans certains d'entre eux de tarifs préférentiels.


La politique de loyauté commerciale soutenue pendant 50 années inlassablement par la France pour le respect des appellations d'origine, n'a donc pas été vaine. Elle a réussi à faire admettre dans les échanges internationaux des principes de probité qui se développeront sûrement dans l'avenir, par leur seul dynamisme.


CONTROLE DE L'ÉTAT A LA PRODUCTION

Nous avons parlé plus haut de la garantie de pureté que constituait pour le Cognac l'attestation donnée par la régie française avec l'acquit régional jaune d'or. Nous allons voir comment elle exerce le contrôle qui lui permet de donner cette garantie.

Dès qu'aux premiers jours de l'automne la cueillette des grappes est terminée, le propriétaire doit faire à la mairie du lieu où est situé son vignoble, une déclaration de récolte indiquant la superficie exploitée de vignes en production, la quantité totale du vin qu'il a obtenu, y compris celle qui est destinée à sa consommation familiale, enfin la quantité des stocks antérieurs restant dans ses caves. Cette déclaration doit être faite à la mairie même et signée par l'intéressé sur un registre spécial. Les diverses déclarations reçues sont affichées à la mairie, permettant déjà un contrôle mutuel exercé par les déclarants.

Si le propriétaire ne fait pas sa déclaration de récolte dans les délais fixés par un arrêté du préfet du département il ne pourra plus, passé ce délai, faire aucune expédition; la régie ne lui délivrera plus aucun titre de mouvement.

Une fois la déclaration faite, comme aucun transport de vin ne peut être effectué sans un titre de mouvement délivré par la régie, indiquant à la fois l'origine et la destination, la régie sait ce qu'est devenu le vin de tous les récoltants.


Ceux-ci doivent montrer à toute réquisition la différence entre les quantités produites et celles expédiées.

Si le propriétaire possède un alambic, il est tenu de déclarer cet appareil à la régie qui le prend sous sa surveillance, l'enregistre et le poinçonne afin de pouvoir le suivre s'il change de propriétaire.

Dès qu'il désire passer son vin à la chaudière pour en obtenir du Cognac, le propriétaire en fait la demande à la régie en indiquant le numéro de son appareil, l'emplacement de sa brûlerie, la date du commencement de la distillation, la quantité d'alcool existant déjà en sa possession, la nature de la matière première à mettre en œuvre et le rendement présumé.

La régie vient alors desceller son appareil qui avait été dûment scellé à la fin de la précédente distillation.

En cours de distillation, le bouilleur inscrit sur un registre spécial à la fin de chaque journée la quantité de vin soumise à la distillation depuis la précédente inscription.

La régie ouvre pour chaque bouilleur, sur un registre spécial, un compte de « matières premières » et un compte de « produits fabriqués ». Le compte de « matières premières » est chargé des vins déclarés par le bouilleur et déchargé des vins qui ont été mis en œuvre. Le compte « produits fabriqués » est chargé de l'alcool pur obtenu sur la base du rendement minimum assigné au vin suivant son degré, avec une tolérance de 5 C'est cette quantité d'alcool pur qui est finalement prise en charge par le bouilleur au compte de l'acquit régional jaune d'or, pourvu que tous les vins ;mis en œuvre, dont la régie connaît l'origine véritable, proviennent bien de la région délimitée.

Les employés de la régie sont autorisés à pénétrer à toute heure dans les distilleries, et à y exercer une surveillance permanente.


La régie sait donc ce que chaque propriétaire a produit de vin dans la région délimitée, les quantités qu'il a livrées et les quantités qu'il a distillées. Ce dernier devient responsable des eaux-de-vie qu'il a prises en charge au compte Jaune d'Or. Tout manquant constaté, défalcation faite de ses livraisons, des pertes normales d'évaporation et de 10 litres d'alcool pur auxquels il a droit pour sa consommation personnelle ou familiale, est considéré comme ayant été consommé et donne lieu au paiement des droits, fort élevés en France.

Le distillateur est traité d'une façon identique. Il est tenu aux mêmes obligations et astreint au même contrôle, prenant en charge la totalité de l'alcool pur qu'il retire des vins reçus avec l'acquit jaune d'or. Il est obligé de présenter à toute réquisition les quantités d'eaux-de-vie qu'il a obtenues, diminuées de ses livraisons et des pertes normales d'évaporation.

Le négociant qui distille ou qui alimente son stock par des achats, est assujetti aux mêmes règles. Il n'est déchargé que des quantités qu'il a expédiées sous acquit jaune d'or. La différence, après défalcation de l'évaporation normale, évaluée à 7 %, constitue son stock.

Les écritures que tient minutieusement la régie sont rapprochées, à intervalles réguliers ou inopinément, des écritures tenues par le négociant, le distillateur ou le producteur.

Si le recensement du stock fait ressortir un excédent cet excédent est saisissable — s'il en ressort un manquant, ce manquant est passible des droits.

En somme, la régie connaît l'origine véritable de tous les vins mis en œuvre et ne prend au compte jaune d'or Cognac que les eaux-de-vie qui proviennent de la région délimitée


Plainte des gentilshommes bouilleurs de crus (1744).


CONTROLE DE L'ÉTAT

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de Cognac. Elle connaît à tout moment, par ses écritures

et par sa surveillance effective, toutes les quantités d'eaux-devie ayant droit à l'appellation cognac qui ont été distillées, reçues, emmagasinées ou expédiées par chaque producteur, par chaque distillateur ou par chaque négociant.

Peu de produits sont aussi surveillés que le Cognac et il en est peu dont la pureté et l'authenticité puissent être aussi sûrement établies. Les propriétaires aussi bien que les négociants se soumettent avec bonne grâce à ce contrôle de tous les instants, malgré les entraves, les contraintes, toutes les incommodités et parfois les vexations qu'entraîne une organisation aussi complexe, aussi exigeante et aussi inflexible.

Ils savent bien que cette surveillance permanente qui, en somme, a été demandée par eux, est la seule qui puisse établir leurs droits et qu'elle est la condition d'une plus grande intégrité dans les échanges et d'une protection plus efficace contre les concurrences déloyales. Il n'est pas de mesures, si draconiennes soient-elles, qu'ils n'acceptent pour que la garantie qui s'attache à l'Acquit Jaune d'Or demeure incontestée.

Si on considère aussi les incessants efforts de la France, sous la pression de la viticulture et du commerce, pour obtenir des gouvernements étrangers le respect de nos appellations d'origine et, d'autre part, les restrictions auxquelles se sont soumis ces pays par égard pour un produit dont ils reconnaissent la supériorité, on se rend compte des obligations qui s'imposent aussi bien aux producteurs qu'aux commerçants de la région de Cognac qui en sont les bénéficiaires.

Aussi ne doit-il sortir de cette région que des produits incomparables.

Après tous les sacrifices consentis pour le Cognac par l'Etat français, par la propriété, par le commerce et par


les pays étrangers, tout manquement serait intolérable.

Sous une garde de tous les instants, l'eau-de-vie de Cognac est donc tenue captive dans un local séparé, à l'abri des contacts dégradants. Elle est comme une princesse du temps jadis, enfermée dans le donjon de son château par un roi soucieux de sauvegarder la pureté du sang de son lignage.

Que de soins il a fallu pour préserver ce produit de toute souillure, lui garder sa noblesse. Aucune mésalliance n'a été tolérée. Quelle aristocratie s'est donné des lois plus strictes ?

Et tout cela pour conserver une saveur sans mélange, un parfum subtil, une odeur incomparable au fond d'un verre tiède dans la main.


Le port de Cognac, l'ancien « port saulnier » des Lusignan où les eaux-de-vie de Cognac sont chargées sur des gabares qui descendent la Charente jusqu'à Tonnay-Charente. Parfois elles atteignent par le Pertuis d'Antioche le port de La Pallice où ont lieu les chargements pour l'Angleterre, les Pays Scandinaves, l'Allemagne du Nord et l'Amérique Septentrionale

LE COGNAC PRODUIT DE LA TERRE

Les Américains ont l'habitude d'appliquer au Cognac, comme aux autres spiritueux, cette désignation avilissante d' « intoxicating liqueur ». Et c'est sous cette étiquette que le Cognac circule dans certains états américains. Il nous paraît étrange, ici, de ne voir juger ce grand produit de la nature que par les accidents qu'en peut provoquer l'abus.

Nous sommes si peu habitués à ce que le Cognac soit employé pour atteindre l'oubli ou conduire à l'abandon de sa maîtrise sur soi-même. Ce n'est pas là sa destination. Qui donc se servirait du Cognac pour faire du vernis à l'alcool. Nous


cherchons autre chose dans le Cognac. Surtout un parfum.

Un parfum précieux qui n'existe nulle part ailleurs, dans aucune fleur, dans aucun aromate. Une odeur suave qui arrive par vagues successives. Un parfum qu'on fouille et qu'on scrute pour y trouver d'autres parfums agréables, indéfinissables, des éthers qui n'ont plus de noms et qui causent cette « provocation psychique » de Pawlow, par laquelle l'estomac est préparé, par des sécrétions plus actives, à recevoir, sans dommage pour l'organisme, ce breuvage parfaitement sain, tonique, énergétique, réparateur, réconfortant, qu'est le Cognac absorbé en quantités modérées.

« Quant à moi, dit le poète François Porché, je puis dire que j'ai été élevé à la fois dans l'horreur de l'alcoolisme et dans la vénération du Cognac. En même temps que l'on me représentait tous les désordres et tous les crimes auxquels peuvent conduire l'abus de l'alcool, j'entendais célébrer le Cognac, le vrai, le pur, le cognac de Cognac enfin, comme une liqueur bénie, sacrée, quasi divine. C'est donc que pour les âmes pieuses qui cherchaient à m'inculquer leurs principes, il n'existait aucun lien, aucune espèce de rapport entre les excès de l'alcoolisme et les vertus d'ordre positivement spirituel dont le Cognac leur semblait investi. Tous les méfaits de l'alcoolisme, mes parents les imputaient, non sans raison, aux mauvais alcools, aux trois-six infâmes, aux mélanges captieux. L'idée ne leur serait pas venue d'incriminer également la quantité d'alcool que contient chimiquement le Cognac, tant il leur aurait paru d'une grossièreté invraisemblable et comme inhumaine que l'on pût s'enivrer avec du Cognac ou prendre par son usage des habitudes d'intempérance. Ce que mes éducateurs considéraient dans le Cognac c'est l'essence rare qui lui est particulière, cette huile embaumée qui lui vient des entrailles mêmes d'un certain sol,


à l'exclusion de tout autre, cet esprit qui couve dans le cep, gonfle la grappe, brille dans le vin, se retrouve après distillation à la sortie de l'alambic et développe ensuite, d'année en année tous ses sortilèges. Bref c'est la grâce d'un cru exceptionnel, d'un véritable don du terroir, que ces bonnes gens révéraient ».

Cette distinction, tous les gens des vieux pays d'Aunis, Saintonge et Angoumois l'ont toujours faite. Le Cognac est un produit exceptionnel, issu directement de la terre de Charente, et que seul peut faire le temps, qui met sa douce patine aux façades ciselées des vieilles églises romanes de cette contrée si claire et si douce. Il n'évoque pas seulement dans leur esprit l'image vieillotte du petit barillet suspendu au cou du chien de saint Bernard apportant au mourant l'eau de vie, mais le souvenir de toutes les traditions familiales.

Le cultivateur est fier de son cognac. Il éprouve un grand dédain pour le whisky, ce tard-venu, qu'il n'a jamais goûté, mais qu'il considère un peu comme un nouveau riche, sans grande tradition; pour ces philtres apéritifs aux tons glauques et à l'obsédant parfum; et aussi pour toutes ces belles dames, les liqueurs, si séduisantes dans leurs robes vertes, jaunes ou roses, mais qui sont toutes maquillées.

Lorsqu'il distille son Cognac, patiemment, nuit et jour, avec bonne humeur et avec amour, le goûtant souvent d'un geste solennel et pieux, il a le sentiment d'accomplir une tâche d'une certaine noblesse. Pour lui, c'est une belle œuvre d'art qu'il façonne, qui trouvera sa place sur des tables souveraines. Je me souviens du sourire tranquille qui se dessinait sur le visage d'un paysan apprenant que sa vieille eau-de-vie, qu'il tenait de ses pères, avait été servie pour le couronnement du roi Edouard VII et ce sourire semblait


dire : « Si le roi avait du goût, il a en effet dû la trouver bonne ».

Il est fier de penser que ce liquide limpide qui tombe goutte à goutte de son alambic pendant la bonne chauffe,

Arrivée à Tonnay-Charente, la gabare est déchargée de ses fûts et de ses caisses de Cognac qui sont embarqués sur les bateaux de Londres et de Liverpool. Ici c'est le steamer « Cognac » de la Harrison Line, qui mire dans les eaux glauques de la Charente, enflée par le flux, sa coque noire et rouge.

dans le silence et l'éloignement de la campagne, portera un jour dans quelque pays lointain, avec la lumière de son ciel et la chaleur de son soleil, « un peu de ce coteau sauvage et solitaire » au flanc duquel il a tant peiné. Aussi sent-il avec orgueil vieillir son eau-de-vie dans les futailles poussiéreuses, si solidement attachées aux murs du cellier par les arantèles.

Et c'est bien encore là un caractère très particulier du


viticulteur charentais : c'est un paysan artiste. Quand il se retire, pourrait-on dire, de la vie de tous les jours, une fois terminés ses travaux d'automne, pour se cloîtrer pendant des jours et des nuits dans sa distillerie, c'est bien souvent pour la satisfaction de créer lui-même quelque chose qui lui donne la sensation du beau, quelque chose qui, en fait, est une perfection. Ce sentiment de l'art qu'on retrouve encore fréquemment chez l'artisan urbain, nous concevons qu'il puisse également se rencontrer dans le petit artisanat rural, parce que nous savons qu'il y a très longtemps existé, mais bien rares sont les cultures qui peuvent susciter le paysan artiste, ressentant profondément la poésie du produit qu'il a obtenu.



Portrait d'Alfred de Vigny

LA DISTILLATION DU COGNAC PAR LA NOBLESSE ET LE CLERGÉ Le Cognac est un produit noble et il n'est pas surprenant de voir des personnalités si différentes s'être occupées dans le passé, sans penser déchoir, à sa distillation.

Avant la Révolution, toute la noblesse du pays distillait son vin. Nous en trouvons le témoignage dans ce curieux document de 1743 exposant les plaintes des gentilshommes


d'Angoumois, Saintonge, Aunis et enclaves, contre les droits qui leur sont réclamés par les sous-fermiers des aydes lorsqu'ils veulent convertir leurs vins en eaux-de-vie. Une autre requête des gentilshommes bouilleurs de crus, c'est-à-dire des nobles distillateurs d'eaux-de-vie, dit en 1744 : « Dans le Gouvernement de La Rochelle le principal revenu des biens consiste en vins dont la quantité est trop grande pour se consommer dans le pays et dont la qualité ne peut supporter les transports, surtout le passage de la mer. C'est donc une nécessité pour en tirer quelque profit, de les convertir en eaux-de-vie; le gentilhomme y est obligé comme les autres s'il veut faire valoir ses terres. La prétention d'exiger le paiement annuel contre le sieur de Brémont d'Orlac pour la conversion que ce gentilhomme faisoit faire de ses vins en eaux-de-vie dans son château de Dampierre, doit être rejetée. Il n'y a pas plus de raisons pour le gêner pour la conversion de ses vins en eaux-de-vie que dans celle de ses raisins en vin, de ses pommes en cidre, de ses grains et de ses houblons en bière. Le SousFermier dit-il que les eaux-de-vie ne sont pas une production immédiate de la terre, que c'est un fruit de l'art, de l'industrie dont la façon doit un droit au Roy ? Mais la terre ne produit pas plus les vins que les eaux-de-vie ». La noblesse qui veut défendre « ses prérogatives et distinctions naturelles » s'insurge contre le sans-gêne des employés des aydes; « ceux-ci viennent fondre en troupe dans tous les châteaux et sans aucune forme, sans aucuns ménagements, ils y fouillent de la cave au grenier comme ils feraient dans les plus vils cabarets ».

La requête de 1745 est encore plus pressante. « Si l'affaire intéresse toute la Noblesse en général, en ce qu'on ne pourrait lui faire subir ce joug sans la dégrader, si elle intéresse essentiellement Votre Majesté, en ce que pour se servir des termes de l'ordonnance, la principale force de la Couronne gist et


consiste dans la Noblesse en la diminution de laquelle est l'affaiblissement de l'Etat, elle est d'une toute autre conséquence encore pour la Noblesse du Poitou, de la Saintonge, de l'Aunis et de l'Angoumois parce que la plus considérable partie du revenu de ces provinces consiste dans leurs vins dont la quantité est trop grande pour se consommer dans le pays et dont la qualité ne peut supporter le transport, surtout le passage en mer, en sorte qu'ils sont nécessités de les convertir en eaux-de-vie pour en tirer quelque profit. Autrement leurs terres leur seraient à charge. Ils n'auraient qu'à les abandonner et les laisser en friche s'ils n'avaient la ressource de faire des eaux-de-vie avec les vins qui en proviennent.

« Si le gentilhomme vendant en gros ses eaux-de-vie n'est pas réputé commerçant, le gentilhomme qui les fait fabriquer dans son château avec les vins de son cru n'est pas bouilleur et par conséquent ne peut être présumé compris dans les loix faites pour les commerçants et les bouilleurs de profession. » Etc.

Suivent les signatures de 106 membres de la noblesse de Poitou, Aunis, Saintonge et Angoumois, parmi lesquels nous trouvons le marquis de Bourdeilles, le marquis de SaintGeorges, le marquis de Culan, de La Rochefoucauld marquis de Momont, de La Rochefoucauld seigneur de Magnac, le comte de Noyan, le marquis de Saint-Abre, de Saint-Georges marquis de Dirac, le marquis de Chatelaillon, le comte de Mastaing, le baron du Lindais, Philippe de Cugnac marquis de Bourdet, Pierre-Henry de Beaucorps seigneur de Cherves, François de Beaucorps seigneur de Frêne, du Laud seigneur de Soulignone, Renaud seigneur de Villognon, de Ponthieu, de Montalembert seigneur de Cerf, de Montalembert seigneur de Vaux, de Montalembert seigneur de Maumont, de Livène seigneur de Balan, la Porte seigneur de Baumont, Charles


Angevin seigneur de Lavertisson, Jean Colar Paseau baron du Poléon, de Villiers Lisle-Adam, Grain de Saint-Marceau, Jean-Samuel Jau seigneur de Montigné, de La Lorancie, Robert de Vésigny, du Vivier seigneur de Chaumont, Damville, Guérin seigneur de la Madeleine, le Chevalier de Guérin, Renaud seigneur de la Richardie, de Corlieu, du Tillet seigneur de la Grange, Tison seigneur de Langlade, Mée seigneur d'Ardenne, de Nanclas de Beaucaire, d'Argence, de Thorsac, de la Berchinie, le comte de Galar, de Galar seigneur de Blanzagues, etc.

Les grands seigneurs distillaient également leurs vins.

A la mort du comte de Jarnac, sa veuve, Catherine de La Rochebeaucourt fit faire l'inventaire des biens de son mari « et nous estant transporté dans les caves et celliers, dans lesquels endroicz s'est trouvé certain nombre de vin et eau de vye dont inventaire n'a esté fait, attendu qu'on convertit tous les jours du vin blanc en eau de vye ». En 1710 un nouvel inventaire fait après la mort du comte Ch. A. de RohanChabot porte que « dans les brûleries il y a deux chaudières avec leurs apparaux — puis 92 barriques de vin blanc et pressis propres à bruller ». Dans un cellier voisin 48 tierçons d'eaux-de-vie, ce qui représente 250 hectolitres. En 1783 le comte de Rohan-Chabot qui se charge de transmettre aux Fermiers Généraux la requête des négociants de Cognac écrit « j'ai examiné l'objet de leur demande avec beaucoup d'attention avant de m'en charger, de même que Mr le Prince de Lambesc et Mr le Duc de La Rochefoucauld à qui ces députés s'étaient pareillement adressés à cause de l'intérêt qu'ils ont aussi pour leurs propriétés dans ces provinces à appuyer leur réclamation ». La petite-fille de ce comte de Rohan-Chabot, issue d'une Lady Isabelle de Fitz Gerald épousa plus tard le marquis de La Fayette.


Les hauts fonctionnaires royaux, bien que toute opération commerciale leur fût interdite, ne dédaignaient pas de servir, sous le manteau, de courtiers en eaux-de-vie de Cognac.

Le sieur Vigier de la Pile, avocat au Présidial d'Angoulême faisait en 1732 des affaires d'eaux-de-vie avec la maison Van Dongeren, installée à Angoulême, qui expédiait à Hambourg.

Les moines et les curés des paroisses distillaient de l'eaude-vie. Ils avaient leurs alambics. « Les curés demeurant en la Grande Champagne de Cognac » se réunissent le 25 janvier 1713 à Angeac-Champagne pour la solennité de la fête de la Conversion de saint Paul, patron de l'église d'AngeacChampagne. La vision de saint Paul sur le Chemin de Damas n'occupe pas seule leur esprit. Ils y viennent le cœur outré des prétentions des employés du fisc qui veulent leur faire payer le droit annuel « pour le vin de leur dixme et de leur cru qu'ils font bruler à leurs chaudières et convertir en eaude-vie dans leurs maisons et ailleurs, pour laquelle, après, les marchands l'acheptent, paient les droits dus au Roy, pour la transporter ailleurs, en dehors du royaume ». Tous les curés affirment par serment, « la main sur la poitrine », qu'ils n'ont jamais payé ce droit. François Dezon prêtre curé de Bourg-Charente et prieur de Montours déclare que depuis 25 ans qu'il est dans le diocèse, il n'a « jamais vu ni ouï dire que l'on ait demandé aucun droit aux ecclésiastiques pour brûler leurs vins ». Roy, curé de Juillac-le-Coq, déclare avoir été vicaire à Verrières de 1688 à 1692 alors que Charles Dubois, écuyer, prêtre, curé de Verrières « faisait brûler ses vins pour les convertir en eaux-de-vie aux chaudières ».

François Pigornet, docteur en théologie, prêtre, curé de Verrières « a converti tous les ans les vins de son bénéfice en eaux-de-vie ». Le sieur Henry Gombault, prêtre, écuyer,


curé d'Angeac-Champagne affirme que depuis 1668 qu'il a l'honneur d'être curé de la paroisse d'Angeac, a il n'a jamais veu, ouï dire, ny parler qu'on prétendit payer aucune imposition sur Messieurs les ecclésiastiques pour faire brûler leurs vins ». Ces bons prêtres n'étaient point prohibitionnistes.

Il en était de même dans les monastères. A l'abbaye bénédictine de Bassac, les moines distillaient également le cognac.

Mention est faite en 1744 dans les registres de l'abbaye, de « deux domestiques pour la brûlerie ».

Ainsi, parfois, lorsqu'avant l'aube les lumières s'allumaient dans l'église et qu'un léger tintement de la cloche des vigiles, se prolongeant sur la nature encore endormie, annonçait l'heure de chanter matines et lorsque bientôt s'élevait le chœur des moines suivi du murmure de leurs prières, à la brûlerie passait « la bonne chauffe ».

N'y avait-il pas aussi un peu de piété dans cette préoccupation si souvent exprimée d'Alfred de Vigny, de tout sacrifier pour obtenir, au maine Giraud, la meilleure eau-de-vie.

« Je fais établir et perfectionner une distillerie d'eau-de-vie puisque nos raisins produisent le cognac le plus pur », écrit-il en 1848.

De Paris l'esprit du poète est sans cesse occupé de ce manoir mélancolique, blotti dans un repli de la Champagne de Blanzac où il avait écrit en 1843 « La mort du Loup » et où il achevait en août 1849 « Les Destinées ». Rentré à Paris il écrit au mois de décembre de la même année à son régisseur « Madame dit qu'elle voudrait bien être au Maine Giraud et qu'il est bien malheureux que Mr préside l'Académie Française. Vous m'enverrez les comptes des recettes et dépenses depuis mon départ quand vous aurez fini de brûler l'eau-de-vie. Ayez


bien soin de ne pas quitter la distillerie pendant qu'elle brûle et de vous tenir prêt à arrêter le feu, en y allant tour à tour avec Aidely ». « Il est probable que l'on sait dans le pays, écrit-il plus tard avec fierté, que mes eaux-de-vie sont les plus pures qui puissent se faire et que j'ai mieux aimé acheter du bois, quoique le Maine Giraud n'en manque pas, que de faire brûler avec la tourbe qui altère le goût de l'eau-de-vie ».

« Vous feriez bien de faire rebattre les barriques de 1857 qui peuvent avoir des cercles cassés ». « Je n'ai pas l'intention de vendre encore; l'eau-de-vie montera très haut, cette année, et je ne la donnerai pas au-dessous du prix auquel je l'ai vendue la dernière fois, en 1857, et ce prix fut 385 francs l'hectolitre ». Alfred de Vigny distillateur et spéculateur — non, au Maine Giraud le poète est vigneron charentais : « Vous pouvez m'écrire, comme P. L. Courrier, à Alfred de Vigny, vigneron ». Et il a l'orgueil du vigneron charentais pour son produit : « M. Boesnier m'a répondu qu'il avait reçu la petite barrique et qu'il l'avait fait goûter à beaucoup de personnes invitées à sa table et à des étrangers de distinction qui ont trouvé l'eau-de-vie au goût le plus parfait. Il est venu à Paris il y a peu de temps et m'a souvent répété le plaisir qu'il avait à recevoir et offrir ce produit du pays que le nom de Cognac a rendu célèbre ».

Il est une contrée où la France est bacchante, Où la liqueur de feu mûrit au grand soleil Où des volcans éteints frémit la cendre ardente Où l'esprit des vins purs aux laves est pareil.

15 avril 1852.

a J'apprends avec grand plaisir, écrit-il en 1858, que votre


prophétie s'est accomplie, comme vous dites, et que le vin brûlé a pu donner en tout 30 hectolitres 45 litres ». En 1857 M. de Vigny avait dans sa cave les récoltes de 1856 et de 1857, en tout près de 65 hectolitres de Cognac, de cette « liqueur des Dieux », comme l'appelle Victor Hugo.

Ferme en bordure d'un village de la Grande Champagne.


LE COGNAC AGENT THÉRAPEUTIQUE

Nous avons vu que l'eau-de-vie de Cognac, en sortant de l'alambic, avait une composition en non-alccol déjà fort complexe, malgré l'élimination des têtes et des queues de distillation et l'opération strictement sélective de la « bonne chauffe ». Ce sont des acides organiques, des aldéhydes, acétal, éther acétylacétique, éther œnantique, éther acétique, furfurol, etc., auxquels l'alcool éthylique sert de dissolvant.

Avec le temps, la proportion de chacun de ces corps varie constamment, modifiant la composition du Cognac, son bouquet et, par voie de conséquence, ses effets thérapeutiques.

Dans cette incessante transformation des composantes du Cognac, dans le sens de l'oxydation, le bois de chêne du Limousin a une influence très marquée, capitale même; ce bois agit par ses pores qui jouent un rôle catalytique grâce auquel il cède son tanin, pendant que ses résines aromatiques se dissolvent; l'acide gallique s'éthérifie ; les gallates se forment.

Au cours du vieillissement s'accomplissent donc continuellement, mais avec une extrême lenteur, des réactions éthérées, avec augmentation régulière des acides et des aldéhydes.

Le Cognac a alors une valeur thérapeutique qui est due à deux de ses éléments : son alcool et son non-alcool, ce dernier terme assez impropre, du reste, car la moitié au moins du poids de ce non-alcool est représentée par des alcools homologues supérieurs de l'alcool éthylique.


Par son alcool, le Cognac possède toutes les vertus'médicales de l'alcool pris à doses modérées, même en admettant que l'élément alcool du Cognac soit en tous points identique à l'alcool neutre. C'est donc un aliment, un aliment calorifique et énergétique. Il procure l'énergie nécessaire à un organisme qui va être astreint à un effort musculaire, sans qu'il soit besoin de faire appel à ses réserves. Il doit donc entrer par petites doses dans la ration de l'homme de sport. D'autre part, il rend l'énergie à un organisme fatigué ou abattu.

C'est un stimulant et un régulateur du cœur; il augmente le nombre de ses pulsations et les rend plus puissantes dans un organisme en état de faiblesse; par contre, dans les maladies où les pulsations sont rapides et faibles, il peut diminuer leur fréquence et augmenter leur force.

Le Cognac n'offre cependant pas tous les inconvénients de l'alcool neutre en raison de ce qu'il est en général absorbé après le repas, se mélangeant ainsi à la masse alimentaire, sans faire naître cette dangereuse irritation, cette trompeuse sensation de faim, que provoque sur l'estomac vide l'alcool des cocktails et des boissons dites apéritives. Il procure au contraire un sentiment d'aise et de bien-être, tout en activant la digestion par l'augmentation des secrétions gastriques.

Mais ce qui donne surtout au Cognac sa valeur comme médicament, ce sont ses éléments non-alcool, qui amplifient les vertus utiles de l'alcool. Son pouvoir calorifique est sensiblement plus fort que celui de l'alcool. Son action diurétique et tonique est particulièrement puissante et bien supérieure à celle de l'alcool neutre. De là son eflicacité incontestée dans les maladies fébriles, grippe, influenza, pneumonie (1),

(1) In the treatment of pneumonia the timely use of Brandy saves the lives of thousands vearly. Dr Charles Russ M. B. (London) M. R. C. S., L. R. C. P.


fièvre typhoïde. C'est aussi grâce à eux que l'élimination du Cognac est si facile et si rapide. Elle se fait à la fois par les poumons, par les voies digestives et par les reins. Il est bon d'insister sur cette élimination par les poumons qui permet d'entrevoir l'action bactéricide particulière du nonalcool dans le Cognac, qui se manifeste déjà, si nettement préventive et curative, dans les périodes d'épidémies de maladies fébriles. Les ouvriers de nos chais vivent dans cette atmosphère sursaturée des produits volatils du Cognac, or il n'y a pour ainsi dire jamais de tuberculeux parmi eux.

Mais en parlant des bienfaits des éléments non-alcool du Cognac et surtout du vieux Cognac, on a le sentiment de se trouver dans un domaine en grande partie inexploré. On n'a procédé, avec le Cognac, que par empirisme, à l'aveuglette; mais est-il impossible d'y découvrir des produits à action spécifique sur des maladies déterminées et par exemple sur ces deux terribles fléaux modernes, le cancer et la tuberculose ? Il n'est pas possible de négliger les possibilités curatives que peut présenter un produit si exceptionnel par sa nature, par son origine et par son vieillissement. Les éléments du tanin qui s'y dissolvent et s'y combinent mettent vraiment le Cognac sur un autre plan, au point de vue thérapeutique, que toutes les autres boissons spiritueuses.

Il serait donc grandement utile de procéder à des essais cliniques et à des recherches scientifiques pour le Cognac, comme on l'a fait pour l'opothérapie. Les organes animaux étaient bien employés depuis longtemps, au petit bonheur, sans directives scientifiques; or la découverte des hormones vient de mettre l'opothérapie au premier plan de la science de guérir.

C'est là une question qui est bien actuelle. J'en vois encore la preuve dans l'observation faite par M. de Castella, au


Congrès de Melbourne, auquel je me réfère si volontiers, n'ayant jamais vu cette question du Cognac traitée d'une façon aussi claire, aussi objective et aussi sérieuse : « C'est à ses éléments non-alcool, dit-il, que le vrai vieux Cognac doit la puissance de son action physiologique qui est plus forte, à égalité d'alcool, que celle de n'importe quel autre spiritueux.

De là sa valeur médicale souvent extraordinaire dans les cas critiques ».


CONCLUSION

En réalité le Cognac est le résultat d'un concours de circonstances heureuses, toutes exceptionnelles, qui en font une sorte de prodige naturel, un accident, un miracle.

Au point de vue géologique, nous avons vu que si les terrains du bassin charentais se retrouvent évidemment en maints endroits, ils ont cependant ici certains caractères particuliers qui sont assez nets pour avoir incité plusieurs géologues à leur consacrer des travaux spéciaux. Ces caractères, essentiels ici, sont soulignés et comme exagérés, comme l'indique la végétation dans son ensemble, par le climat.

Le climat est lui-même exceptionnel : il n'est ni maritime ni continental mais soumis aux influences de l'un et de l'autre en de mystérieuses alternances. Ici, ce n'est plus le Nord et pas encore le Midi. Il semble que de légères brumes du Nord adoucissent encore, parfois, la luminosité déjà intense du Midi. Ce n'est plus le bassin de Paris mais pas encore le bassin girondin. C'est essentiellement une zone de transition où tout est nuance et harmonie.

Si cette région, sous l'influence du sol, du climat et de la lumière donne un produit exceptionnel, elle est placée dans des conditions uniques pour le faire valoir.

Elle a tout d'abord près d'elle cet extraordinaire chêne du Limousin qui n'a sans doute pas son pareil au monde, pour le vieillissement des eaux-de-vie.


Enfin, son économie rurale avec son traditionnel régime de capitalisme paysan, si propice à la maturation et au lent vieillissement des eaux-de-vie, n'a sans doute son pendant nulle part ailleurs. L'investissement des immenses capitaux que ce vieillissement représente, n'est possible que dans une contrée où la fortune accumulée est largement diffusée, donnant à un très grand nombre de moyens et de petits producteurs la faculté d'attendre, de laisser faire le temps.

Si la nature du produit exceptionnel qu'est le Cognac a favorisé la création d'un type social tout à fait particulier, ou déterminé une structure sociale si spéciale et si curieuse, en retour une économie paysanne aussi exceptionnelle, également, était bien faite pour permettre l'élaboration, à la longue, par la patience, par un sursis indéterminé, de ce produit extraordinaire qu'est une vieille Grande Champagne.

Tout concourt donc à faire du Cognac un produit singulier, un thème unique de la nature.

Lorsqu'il brille de sa belle couleur dorée dans le cristal que tiédit la main, emplissant l'air ambiant de son fascinant arome, le Cognac doit donc surtout évoquer ce coin de Charente où il a pris naissance; cette campagne paisible, ordonnée, tellement humanisée, où la vigne alterne avec les blés; où les collines ont des courbes gracieuses et les bois une ombre transparente; où les rivières sont des miroirs, tant leurs eaux sont tranquilles; où les villages que domine le vieux clocher roman, sont silencieux et secrets.

Ce qu'il doit aussi évoquer, c'est la peine de l'homme, ces soins si constants que le paysan apporte à sa vigne depuis les labours de l'automne jusqu'à la maturité des grappes, ces


mille soins qu'exige chaque jour cette plante délicate, qui n'est vraiment heureuse qu'au grand soleil d'été.

Ce qu'il doit évoquer encore c'est la ferme isolée dans la campagne, les froides nuits d'hiver, où le cultivateur, auprès de sa chaudière, alors que tout repose, surveille le liquide odorant qui, goutte à goutte, s'écoule.

C'est aussi cette longue espérance, cette longue attente, qui dure parfois plus d'une vie et pendant laquelle s'élaborent les mystérieuses transformations auxquelles le Cognac est dû.

Toutes ces images doivent se présenter à l'esprit dès que s'épanouit le riche bouquet de ses parfums, si rares et si précieux. Et le Cognac apparaît ainsi avec son vrai visage.

L'eau-de-vie de Cognac a un beau passé. Mais on peut aussi dire que sa renommée dans le monde depuis bientôt deux cents ans est encore justifiée. Le paysan et le négociant charentais ont su maintenir jusqu'aux temps actuels, malgré une concurrence effrénée et si souvent déloyale, malgré beaucoup de tentations, ce qui a fait du Cognac un produit inimitable et unique au monde. Voici les paroles qu'a prononcées récemment le « Government Viticulturist » de Victoria (Australie), M. F. de Castella, au XIIe congrès de la viticulture de Melbourne, sur le cognac comparé au brandy australien, sans donc aucune idée de propagande : « Le Cognac est vraiment inimitable ». « Le petit verre de fine est la quintessence du raffinement et de la distinction, le parfum de tout ce qu'il y a de délicates senteurs dans les fleurs et dans les fruits.

Le verre vide qui l'a contenu retient son merveilleux arome pendant des heures ». « Le vrai Cognac est un produit absolument naturel qui doit ses merveilleuses qualités au climat,


à l'extraordinaire sol, à l'adresse avec laquelle il est distillé et enfin à l'influence réciproque, pendant une longue conservation en fûts, des éléments différents et entièrement désirables, qui développe des parfums et des senteurs qu'on ne peut trouver dans aucune autre eau-de-vie ».

Un auteur norvégien, M. Gottfr. H. Greve, dans son ouvrage « Le Vin, l'art de le choisir et de l'apprécier » écrit de son côté : « Le Cognac est connu dans le monde entier. Il n'y a pas un endroit sur la terre où il y ait des hommes civilisés où le mot Cognac ne soit pas connu. Le Cognac doit avoir un bouquet net, pur et agréable, qui en fait l'eau-de-vie la plus belle du monde. Le goût en est moelleux, élégant et différent de toute autre eau-de-vie ».

Voici d'autre part ce qu'écrit un auteur anglais, M. Charles Walter Berry dans son charmant ouvrage « Viniana » : « Le brandy est distillé du vin. Tout esprit non distillé du produit de la grappe n'a pas le droit de s'appeler « brandy » quelque habile que soit l'imitation. Cognac est le brandy du district de la Charente, en France, et aucun autre brandy n'a le droit de s'appeler « Cognac », aussi bon qu'il puisse être. Le district de la Charente est divisé en Grande Champagne, Petite Champagne, Fins Bois et Borderies et c'est un des dons de la nature à la Belle France que cette partie spéciale de son territoire puisse donner le meilleur d'elle-même par ses aspects, son sol et sa position générale. Il n'y a rien qui approche si près de la perfection que le plus beau spécimen de Vieille Grande Champagne. Les noms et les dates importent peu, le véritable produit parlera par lui-même et il a dans sa voix le ton le plus séduisant et le plus insinueusement doux.

Il n'y a aucune liqueur qui puisse lui être comparée. Un produit aussi superbe doit être traité avec le plus grand respect ».


La Wine Trade Review du 28 octobre 1932 pose la question suivante : « Quel est le breuvage alcoolique le plus universellement populaire ? »

Après avoir parlé des vins, l'auteur ajoute : « Pour ce qui est des liqueurs spiritueuses, la place d'honneur doit indubitablement être accordée au Brandy et particulièrement aux précieux produits des deux Charentes, car leur usage est vraiment et remarquablement universel ».

« Pratiquement, chaque pays producteur de vin fabrique des qualités plus ou moins bonnes de Brandy, toutefois, dans la plupart des cas, ces produits sont employés à des usages locaux et nationaux. Mais, ainsi qu'il a été dit, ce sont les Cognacs des Charentes qui se sont faits un nom mondial et ont atteint une renommée réellement universelle. Certaines de ses marques sont maintenant des mots faisant partie du vocabulaire domestique dans la totalité du monde civilisé et dans de nombreuses régions du monde non civilisé.

Il m'a paru intéressant de retracer avec bonne foi et en toute indépendance le passé de ce produit extraordinaire qu'est le Cognac et d'en suivre l'étonnante destinée. C'est presque un être vivant, ce qui explique cette expression si courante : « C'est une eau-de-vie que j'ai élevée moi-même ».

Produit issu de la terre, comme les fleurs des champs et les arbres de la forêt, auxquels il emprunte un peu de leur poésie, en lui, plus encore peut-être que dans les grands vins, sont enclos tous les parfums de la nature, les plus subtils,


les plus fugitifs et les plus capiteux. On y retrouve unies, enchevêtrées, toutes les senteurs grisantes du printemps, celles du champ de trèfles, de la prairie humide et de la vigne en fleur; les exhalaisons de la terre mouillée, l'âcre odeur de la forêt et des feuilles mortes de l'automne. Et il est étrange que ce produit, le plus français peut-être de tous nos produits nationaux, le plus international aussi de nos produits nationaux, qui pénètre partout dans le monde, jusque dans l'intimité du foyer familial, soit celui qui emporte avec lui tous les parfums les plus ensorcelants et les plus chaudes effluves de cette douce terre de Charente.


BIBLIOGRAPHIE

Pour tout ce qui a trait à l'histoire de la distillation, il est bon de se reporter au savant ouvrage de J. Dujardin : Recherches rétrospectives sur l'art de la distillation, où se trouve condensée la plus riche documentation qu'il soit possible de rencontrer sur ce sujet.

Indépendamment des ouvrages anciens de Lulle, Lémery, Demachy, Polycarpe Poncelet, etc., il faut lire l'excellent livre de M. Claquesin sur l' « Histoire des liqueurs » où est également traitée avec beaucoup de science l'histoire des Corporations de distillateurs.

Le Bulletin de la Société Archéologique et Historique de la Charente contient une précieuse sinon riche documentation sur l'histoire des eaux-de-vie de Cognac, due en particulier à MM. De Morel et George.

Gervais, dans son Mémoire sur l'Angoumois, Munier dans son Essai sur l'Angoumois, donnent des informations dont il est impossible de ne pas tenir le plus grand compte.

Pour tout ce qui concerne le Cognac, les auteurs modernes sont nombreux auxquels il est nécessaire de se référer. L'ouvrage de Ravaz et Vivier sur le « Pays de Cognac » est fondamental.

M. Prioton fournit de précieuses indications dans sa Culture de la vigne dans les Charentes.

Le Manuel de l'employé des Contributions indirectes de M. Hourcade, est capital pour tout ce qui concerne le service de la Régie française.


M. J.-A. Catala a publié les lettres écrites par A. de Vigny à Philippe Soulet auxquelles plusieurs emprunts ont été faits dans ces pages.

Le Sud-Ouest économique, dans sa livraison de mai 1929, a réuni une suite d'articles de premier ordre sur le Cognac. Il faut citer ceux de Me A. Simard, et de MM. François Porché, Dr G.

Cuvier, Leroy, Nayrac, R. Thomas.

M. Leroy chef de Contentieux des Appellations d'origine au Ministère de l'Agriculture a publié une remarquable brochure sur la Région de Cognac dans l'Atlas des Vins de France.

Le Vrai Cognac, organe de la Fédération des viticulteurs charentais, reflète les préoccupations de la viticulture de conserver les traditions paysannes ancestrales et de sauvegarder la pureté du produit qui a fait la richesse de la Région de Cognac.

Il n'est pas possible de ne pas puiser à ces sources si on veut avoir des renseignements dignes de foi sur l'histoire du Cognac.

Je ne l'ai esquissée qu'à grands traits, évitant le détail qu'on peut trouver ailleurs, appuyant surtout sur l'économie rurale si particulière de cette Région du bassin de la Charente qui, placée entre les grands centres économiques de Poitiers, Limoges et Bordeaux, ne relève, en fait, d'aucun d'eux.


TABLE DES MATIÈRES

PRÉFACE. — Les plus nobles présents de la terre 1 Région de Cognac prise dans son ensemble. — Les origines du commerce charentais avec les pays du nord de l'Europe. 7 L'eau-de-vie de vin 15 La distillation de l'eau-de-vie. — Les liqueurs. 23 L'eau-de-vie de Cognac déjà préférée à l'étranger commence à être considérée en France comme la meilleure du monde 39 La région de Cognac organise l'économie de son produit 47 Progrès du commerce du Cognac au xixe siècle. 55 Le Cognac produit exceptionnel. — Sa distillation traditionnelle. 57 Influences du sol et du climat 63 Hiérarchie des terroirs. — Classement des Cognacs par crus 69 Vieillissement du Cognac. — Formation d'un type social 75 Le négociant vis-à-vis de la région. — Sa fonction.. 83 Les marques 89 Le Phylloxéra — Lutte contre l'abus du mot Cognac 93 Protection et exigences des lois. — Garantie de l'Etat 97 Contrôle de l'Etat à la production. 109 Le Cognac produit de la terre 115 La distillation du Cognac par la noblesse et le clergé.. 121 Le Cognac agent thérapeutique 129 Conclusion 133 Bibliographie 139


GRAVURE ET IMPRESSION SADAG BELLEGARDE (AIN) MCMXXXV